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La lutte scolaire en Belgique
VERHAEGEN Pierre - 1905

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Pierre VERHAEGEN, La lutte scolaire en Belgique

(Paru à Gand en 1905, chez A. Siffer)

Chapitre II. Les élections de 1878 et le dépôt de la loi de malheur

Les élections du 11 juin 1878 - Causes de la chute du ministère Malou : habileté des libéraux ; faiblesse et apathie des catholiques - Le ministère Frère-Orban - Agitation libérale pour la révision de la loi de 1842 - Ouverture de la session parlementaire de 1878-1879 - Première protestation de l'épiscopat : le mandement du 7 décembre 1878 - Dépôt de la loi scolaire - Ses caractères : elle est contraire à la liberté religieuse, à la liberté des communes, à la liberté d'enseignement - Le truc de l'article 4 - Aveux des radicaux sur la portée véritable de la loi

(page 41) Les libéraux avaient eu l'imprudence de faire voir trop clairement leurs projets scolaires avant les élections de 1876 ; ils furent battus, mais la leçon leur servit. Mieux avisés en 1878, ils parlèrent le moins possible de la révision de la loi de 1842 ; leur habileté fut la principale cause de leur succès. M. Frère fit à la Chambre l'éloge de la liberté d'enseignement et déclara que le libéralisme ne descendrait jamais sur le terrain religieux. Il effaçait ainsi la mauvaise impression produite dans de nombreux milieux par les (page 42) déclarations trop violentes de ses amis politiques, et il ralliait les électeurs flottants qui croyaient encore au libéralisme modéré.

Les libéraux exploitèrent, d'autre part, la tolérance extrême et le manque d'énergie dont leurs adversaires n'avaient cessé de faire preuve pendant toute la durée du ministère Malou : telle avait été, en effet, au cours de ces huit années, la modération de la politique catholique que celle-ci aurait pu passer pour de l'impuissance dans des circonstances moins difficiles. Préoccupé de ménager l'opinion libérale exacerbée, le gouvernement catholique avait ajourné, malgré les instances de ses amis, le règlement de plusieurs questions capitales, entre autres celle des cimetières ; d'autre part, il avait nommé un grand nombre de libéraux à des postes importants, dans les universités de l'Etat, dans la magistrature et dans l'administration centrale.

Les libéraux voyaient ainsi leur influence s'accroître et n'en devenaient que plus arrogants et plus audacieux. Ils accusaient les catholiques d'être les ennemis de l'instruction, et le ministère répondait à ces attaques en multipliant les subsides en faveur de l'enseignement officiel. Le nombre des écoles communales ne cessait de s'accroître, celui des écoles libres diminuait en proportion (Note de bas de page : Les dépenses pour l'enseignement primaire passèrent de 14,669,158 francs, en 1869, dernière année du ministère libéral, à 28,406,216 francs, en 1878, année de la chute du cabinet Malou. Pendant cette même période, le nombre des écoles communales passa de 3,511 4,376, celui des écoles libres non inspectées de 1,114 à 890) ; les libéraux, qui (page 43) ne demandaient pas autre chose, s'en attribuaient tout le mérite ; ils recueillaient le bénéfice de cette recrudescence de l'enseignement officiel et proclamaient qu'elle était dans les vœux du pays.

Ils tiraient un parti non moins habile de certaines divergences de vues qui s'étaient manifestées parmi les catholiques au sujet de la ligne de conduite à tenir pratiquement vis-à-vis des libertés inscrites dans la Constitution.

Les discussions que cette question avait fait naître dans la presse catholique avaient donné lieu à des exubérances de langage. Les libéraux s'emparèrent de quelques phrases isolées, écrites au courant de la plume et dans l'ardeur de la discussion, pour dénoncer les catholiques comme les pires ennemis de nos institutions. Assez adroits pour ménager les susceptibilités religieuses de la masse flottante des électeurs, ils firent de l'« ultramontanisme » le point de mire de leurs attaques. Dénaturant la pensée des publicistes catholiques, ils s'écrièrent que tout croyant devait choisir entre le Syllabus (Note de bas de page : Dans le Syllabus, publié par Pie IX en 1864, étaient réunies un certain nombre de propositions censurées précédemment par le Saint-Siège. Il ressortait de ce document, purement doctrinal et théologique, que les libertés modernes ne sont ni un idéal, ni un progrès, mais il n'y était dit nulle part qu'elles ne tolérées en fait dans notre situation actuelle.) et la Constitution, et ce fut un piquant spectacle que de voir les libéraux, habitués à appeler la Constitution belge « une grande erreur » (de Laveleye), la grande duperie de 1830 (Flandre libérale, 9 janvier 1876), » un « chaos, (page 44) une « folie, » une « alliance funeste et immorale (LAURENT, L’Eglise et l’Etat, t. II, p. 339, Revue de Belgique, t. XXVII, p. 254 et t. XXII, p. 34.) s’épendre tout à coup d’un beau zèlle pour la défense de cette même Constitution.

Le « péril clérical » était créé ; on le cultiva soigneusement et avec d'autant plus de fruit qu'il était secret, donc plus redoutable. Les élections du juin 1878 se firent sous l'influence de ce courant d'opinion : elles renversèrent les catholiques et le ministère de M. Malou, et donnèrent aux libéraux une majorité de dix voix à la Chambre et de six voix au Sénat.

Cinq jours plus tard, le nouveau ministère était constitué, sous la présidence de M. Frère-Orban ; le chef de cabinet reprenait les affaires étrangères, tandis que la justice était dévolue à M. Bara, l'intérieur à M. Rolin, les travaux publics à M. Sainctelette et les finances à M. Graux. Le général Renard devenait ministre de la guerre ; enfin un nouveau département, celui de l'instruction publique, était créé par simple arrêté royal et confié à M. Van Humbeeck.

La composition du cabinet ne laissait aucun doute sur le caractère qu'il allait imprimer à sa politique. MM. Frère et Bara, qu'on avait jadis pu considérer comme des avancés, constituaient l'élément modéré du nouveau gouvernement. Mais le second avait donné des gages suffisants de son esprit de parti et de son anticléricalisme passionné pour qu'il ne parût point suspect aux radicaux ; quant au premier, (page 45) il s'était empressé de racheter son apparente modération d'antan, en accordant d'emblée aux avancés le ministère de l'instruction publique et en confiant ce portefeuille à M. Van Humbeeck. On ne connaissait de celui-ci ni la sortie sur le « cadavre du catholicisme », ni certains autres traits, qui depuis l'ont rendu fameux, mais il appartenait notoirement à l'opinion radicale progressiste, et la création du nouveau ministère, sur les suggestions de M. Laurent, apparut à tout le monde comme le premier acte d'une politique de combat et le symptôme précurseur de la révision de la loi de 1842. « Ce sera, disait l'officieux Echo du Parlemen, « le ministère du culte libéral ».

Au lendemain des élections, la presse libérale tout entière, depuis l'Echo du Parlement et l'Etoile, organes des vieux doctrinaires, jusqu'aux journaux du radicalisme avancé, comme la Flandre libérale et la Gazette, se mit à discuter avec passion la question de l'enseignement primaire : la révision de la loi de 1842, tel devait être, d'après les organes anticléricaux, le premier objet des sollicitudes du libéralisme vainqueur. Il n'était plus nécessaire, en effet, de masquer, comme on l'avait fait avant 1878, le but avéré que l'on se proposait, et la Flandre libérale pouvait s'écrier, avec une complète franchise : « L'instituteur et l'école, voilà désormais les grands agents de la politique libérale... La première chose à faire est donc de mettre notre armée et notre matériel de guerre en état de tenir campagne ; la chose doit se, faire coûte que coûte… ; il faut se préparer à dépenser des millions et des millions. »

(page 46) Dès l'ouverture de la session parlementaire de 1878-1879, une phrase du discours du trône vint fixer la pensée fondamentale de la politique scolaire du gouvernement ; « L'enseignement public, y était-il dit, doit relever exclusivement du pouvoir civil. » Ce passage était gros de sens : il reproduisait presque textuellement un des vœux du congrès maçonnique de 1846. C'était une déclaration de guerre au catholicisme ; on pouvait, dès ce moment, considérer les hostilités comme officiellement ouvertes.

Cependant, les catholiques se sentaient menacés et commençaient à s'agiter. Leurs journaux dénonçaient au pays les visées scolaires des libéraux ; à la Chambre, les chefs de l'opposition provoquèrent sur cette question un débat très vif, lors de la discussion de l'adresse au Roi. Jusque-là, les évêques avaient gardé le silence ; après le discours du trône et l'adresse des Chambres, ils ne le pouvaient plus. Ils entrèrent dans la lutte et prirent aussitôt la tête du mouvement. La parfaite unité de vues qui régnait entre eux et leur entente avec les dirigeants du parti catholique favorisaient leur action commune et augmentaient l'autorité qui s'attachait à leur nom. Au surplus, l'accord devait être aisé sous un chef de la valeur du cardinal Dechamps : les qualités éminentes de l'illustre archevêque, son talent d'écrivain, sa connaissance approfondie de son temps et de son pays lui assuraient un grand empire sur les autres membres de l'épiscopat et sur les chefs de la droite.

Le 7 décembre, après une première assemblée tenue à Malines, l'épiscopat protesta par une lettre collective contre (page 47) les projets de sécularisation de l'instruction primaire. Il faisait justice des attaques du libéralisme contre l'Eglise catholique et montrait les services rendus par l'Eglise à l'Etat, spécialement en matière d'enseignement. Il réprouvait la suppression de l'enseignement religieux dans les écoles publiques, comme contraire au droit divin, aux nécessités morales et sociales du pays, à la lettre et à l'esprit de la Constitution, aux vœux de la majorité des Belges. Il rappelait enfin que personne ne peut, sans une délégation expresse de l'autorité ecclésiastique, donner l'instruction religieuse dans les écoles. (Note de bas de page : Cette lettre fut rendue publique dans les derniers jours de décembre 1878. Elle portait les signatures de NN. SS. Dechamps, cardinal-archevêque de Malines ; de Montpellier, de Faict, évêque de Bruges ; Bracq, évêque de Gand ; Gravez, évêque de Namur ; Dumont, évêque de Tournai.)

Le langage si ferme et si clair de cette lettre pastorale fit une vive sensation dans le pays. Les polémiques entre libéraux et catholiques devinrent plus ardentes que jamais ; le dépôt du projet de loi scolaire vint bientôt leur donner un nouvel aliment ; il eut lieu le 21 janvier 1879.

Sous le titre modeste de « révision de la loi de 1842 », le projet proposait la destruction presque complète de la législation scolaire en vigueur : les traits essentiels de cette législation, - garanties données à l’enseignement religieux, respect pour l'indépendance des communes, protection assurée aux écoles libres, - disparaissaient pour faire place à la laïcité de l'instruction, à la juridiction souveraine du pouvoir central, à l'établissement indirect du monopole de l'Etat comme éducateur de l'enfance. La plupart des dispositions (page 48) du projet étaient empruntées au programme des Loges.

La nouvelle loi était d'abord attentatoire à la liberté religieuse. Elle érigeait en principe la neutralité de l'enseignement officiel. L'Etat, disait l'exposé des motifs, étant séparé des Eglises, doit se désintéresser de tout ce qui concerne la religion. A cette condition seulement, sa neutralité constitutionnelle peut devenir une vérité pratique ; au lieu donc de continuer, comme par le passé, à favoriser également les divers cultes en présence, « l'Etat, à raison de son incompétence, doit rester étranger à l'enseignement religieux, et celui-ci ne peut figurer dans le programme des écoles publiques. » Tel était le principe consacré par l'article 4, qui laissait l'enseignement religieux aux familles et aux ministres des divers cultes, et par l'article 5, qui lui substituait l'enseignement de la morale, donné par l'instituteur sous la direction et la surveillance exclusives des fonctionnaires du gouvernement. Cette morale, disait l'exposé des motifs, sera la « morale universelle » ; le maître sera tenu d'en inculquer ses élèves les principes généraux et d'en pénétrer son enseignement tout entier ; tout élément dogmatique emprunté au catholicisme ou à un autre culte s’en trouvera rigoureusement exclu, et chaque commune contiendra au moins une école calquée sur ce modèle {article premier 1).

Le second paragraphe de l'article renfermait une réserve hypocrite, destinée à tromper les familles chrétiennes : « Un local dans l'école, disait-il, est mis à la disposition des ministres du culte pour y donner, soit avant, soit après l'heure des classes, l'enseignement religieux aux (page 49) enfants de leur communion fréquentant l'école. » Ce cours était d'ailleurs purement facultatif. et les élèves ne pourraient y être admis que sur la demande expresse de leurs familles ; l'administration seule en fixerait l'heure et la durée.

Dans le cas où le prêtre se refuserait à le donner, le maître d'école serait autorisé à enseigner la lettre seulement du catéchisme diocésain, sans explications ni commentaires ; cependant. ajoutait l'exposé des motifs, il ne pourrait y être contraint ; il faut son assentiment volontaire ; s'il refuse son aide, une personne apte sera chargée, moyennant salaire, de faire réciter les leçons aux enfants, conformément aux vœux des pères de famille. La loi ne s'expliquait pas sur les autorités qui auraient à désigner cette « personne apte » ; mais on pouvait conclure de son silence que l'administration centrale entendait se réserver ce droit, et les déclarations du gouvernement, au cours de la session, confirmèrent cette prévision.

La première conséquence de la loi était donc un empiètement caractéristique sur le domaine de l'autorité ecclésiastique. empiètement contre lequel le mandement épiscopal du 7 décembre avait protesté d'avance.

Quant aux écoles normales officielles, tout enseignement religieux en était banni. Il était seulement prévu que le règlement d'ordre intérieur de ces établissements assurerait aux élèves normalistes la liberté d'accomplir les exercices religieux de leur culte (article 42). Le caractère « neutre » était donc encore plus marqué dans les écoles normales que dans les écoles primaires, où l'on avait cru devoir concéder aux parents la clause du local réservé à (page 50) l'enseignement du catéchisme. Il fallait, en effet, combattre énergiquement chez les futurs instituteurs la foi et la pratique du culte, pour pouvoir mettre, après quelques années, à la tête de toutes les écoles primaires des maîtres élevés en dehors de l'idée religieuse. M. Jottrand déclara qu'il voterait cet article comme « une mesure de guerre nécessitée par les dangers de la situation. » Le mot resta ; il caractérise la loi tout entière.

Par une innovation non moins grave, l'agréation des écoles normales privées était aboli : seules, les écoles normales de l'Etat auraient désormais le droit de présenter des candidats au diplôme de capacité (article 43), et les conseils communaux ne pourraient choisir des maîtres que parmi ceux qu'elles auraient formés (article 7) : c'était la suppression virtuelle des écoles normales privées et la consécration directe du monopole de l'Etat.

D'autre part, les inspecteurs ecclésiastiques cessaient d'être reconnus, le rapport annuel des évêques sur l'enseignement de la morale et du dogme était supprimé, et on éliminait l'élément ecclésiastique de la commission centrale de perfectionnement et du jury d'examen pour le diplôme. Les livres scolaires, y compris les ouvrages de morale et de lecture, devaient être désignés par les délégués du ministère de l'instruction publique, sans intervention du clergé (article 6).

Etait également aboli le droit, pour le curé de la paroisse, de visiter l'école et de contrôler l'instruction qui s'y donnait. Il ne pouvait pénétrer que dans le local (page 51) destiné spécialement à l'enseignement religieux, et seulement aux heures fixées d'avance. Toute immixtion dans le régime intérieur de l'école lui était sévèrement interdite.

Les écoles privées perdaient tout droit aux subsides. et la faculté de les adopter était enlevée aux communes (article 46). Cette disposition était ruineuse pour bien des communes, outre qu'elle violait leur liberté traditionnelle.


Le projet consacrait d'ailleurs, par toute une série de mesures, la suppression de l'autonomie communale en matière d'enseignement, et lui substituait le principe de la domination exclusive de l'Etat.

On a déjà vu qu'aux termes de l'article premier, la commune ne pouvait plus désormais se dispenser d'avoir au minimum une école à elle, si inutile que pût être celle-ci : l'article 2 allait plus loin : il donnait au gouvernement la faculté de fixer arbitrairement le nombre des écoles à entretenir dans chaque commune, ainsi que le nombre des classes et des instituteurs dans chaque école, que ces écoles fussent vides ou non, que la commune demandât ou refusât ccs installations. C'était aussi le gouvernement qui dorénavant créerait des écoles gardiennes là où il le trouverait bon ; c'était lui qui établirait des écoles d'adultes partout où il le jugerait à propos.

L'article 3 du projet contraignait la commune à procurer aux enfants pauvres, dans les écoles officielles, l'instruction gratuite. D’autre part, le projet enlevait aux administrations communales la majeure partie de leur autorité sur les (page 52) maîtres et sur le régime intérieur des écoles. Leur choix, ainsi qu'on l'a vu, se trouvait limité aux candidats sortis des établissements officiels ; pour le reste, les instituteurs étaient considérés comme de véritables fonctionnaires de l'Etat. La juridiction disciplinaire des communes à leur réduite à rien : la commune perdait la liberté de suspension et de révocation ; d'après l'article 8, le ministre de l'instruction publique avait seul le droit de prononcer la révocation ou la suspension pour plus de quinze jours ; pour la suspension moindre, l'article 9 donnait au gouvernement le droit de l'annuler, en l'absence même de toute réclamation de l'instituteur : le pouvoir central pourrait ainsi protéger les instituteurs contre les communes qui se refuseraient les laisser agir en maîtres absolus.

En outre, la plupart des questions de détail que les communes réglaient souverainement sous la législation de 1842 devaient désormais être portées devant les fonctionnaires de l'autorité centrale.

Quant à l'inspection, elle n'était que l'organisation minutieuse de la surveillance exercée par le gouvernement : elle lui appartenait dorénavant tout entière, et, lorsqu'elle opérerait dans l'école, le collège des bourgmestre et échevins serait seulement « invité à se faire représente »r (article 23).


Mais peut-être des communes pourraient-elles être tentées de soutenir, à côté de l'école athée, obligatoire pour elles, quelque école libre, plus sympathique aux habitants ; la loi avait soin de les en empêcher, de même (page 53) aussi qu'elle organisait la famine autour des communes qui essaieraient de conserver dans leurs institutions scolaires une certaine indépendance ou quelques restes d'égards pour la foi des populations. L'article 36 stipulait donc : « Aucune école ne pourra obtenir une allocation quelconque de la Province ou de l'Etat, si l'autorité qui la dirige ne la soumet au régime de surveillance et d'inspection établi par la présente loi… Si l'autorité dirigeant l'école refuse de se soumettre à la loi ou de réformer les abus, les subsides communaux, provinciaux et de l'Etat seront retirés par arrêté royal. » Le gouvernement, qui prévoyait la résistance des administrations communales, cherchait ainsi d'avance leur lier les mains.

Le même sentiment de défiance à l'égard des communes avait inspiré les clauses relatives à l'organisation des « Comités scolaires ». Ce rouage nouveau, qui faisait sa première apparition en Belgique, n'était pas sans quelque analogie apparente avec les School boards anglais ; mais ces ressemblances, que les libéraux s'empressèrent de faire remarquer, s'arrêtaient aux dehors et cachaient mal un esprit tout différent. Les comités scolaires devaient être composés de notables chargés d'encourager et de développer dans chaque région l'enseignement public (article 17). Leurs circonscriptions étaient fixées par le ministre ; elles pouvaient comprendre une ou plusieurs communes (article 18) ; dans le premier cas, les membres du Comité étaient nommés par le conseil communal du lieu ; dans le second, ils étaient nommés par le ministre. Cette ingénieuse (page 54) combinaison permettait de laisser, comme il arriva en effet, les communes libérales désigner librement leurs délégués, tandis que les communes catholiques subiraient la surveillance des francs-maçons et des radicaux qu'il plairait à l'administration de leur imposer.

Les membres des comités scolaires avaient pour mandat de surveiller les écoles primaires officielles, à côté des administrations communales et concurremment avec elles. Ce devaient être en même temps de fidèles agents du pouvoir central, chargés d'espionner les administrations catholiques qui tenteraient de se montrer récalcitrantes, de surveiller les pères de famille et de dresser des listes de suspects qui n'auraient plus aucune part aux faveurs ni même à la justice du gouvernement. « Les comités, disait en effet l'article 21, emploient tous les moyens de persuasion propres à déterminer les parents à envoyer leurs enfants à l'école (officielle). Ils réclament l'assistance des patrons et des chefs d'industrie pour être aidés dans leur mission. Des moyens d'encouragement peuvent être mis par les communes à la disposition des comités scolaires pour favoriser la fréquentation des écoles. » C'était la pression scolaire sous ses formes diverses inscrite d'ores et déjà au programme dur gouvernement.

Voilà ce que devenait le rôle de la commune dans le domaine de l'enseignement primaire, resté, jusque là, la plus précieuse de nos franchises locales!

On ne laissait à la commune que la faculté de payer. « L'Etat commandera et la commune paiera », s'écriait M. Woeste (page 55) à la Chambre, condensant dans une formule heureuse le système de la loi. Sur ce point encore, l'autonomie communale était foulée aux pieds. Non seulement le projet fixait le minimum du traitement à payer l'instituteur par la commune (article 31) et rendait obligatoires les dépenses pour la construction et l'entretien des bâtiments d'école (articles 32 et 33), mais il était stipulé en outre que les allocations de la commune en faveur de l'enseignement ne pouvaient, en aucun cas, être inférieures au crédit voté pour cet objet au budget communal de 1878 (articles 33).

Attentatoire à la liberté religieuse et à la liberté des communes, le projet, on a pu s'en rendre compte, était absolument contraire à la liberté d'enseignement. En supprimant l'agréation et en réservant aux écoles normales de l'Etat le privilège exclusif de former les instituteurs de l'avenir, le projet portait un coup mortel - le ministère le croyait du moins - à l’enseignement normal privé ; il tendait, d'autre part, à écraser l'enseignement primaire libre, en réservant tous les subsides aux seules écoles officielles ; on l'a vu, enfin, il conférait à ces écoles le monopole de l'instruction gratuite obligatoire pour les communes et il chargeait les inspecteurs et les comités scolaires d'exercer une pression de tous les instants sur les communes et sur les parents dont les sympathies iraient aux écoles catholiques : c'était la condamnation au libéralisme obligatoire pour cause d'indigence, la destitution des pères de famille pauvres, qui seraient désormais moralement contraints d'envoyer leurs enfants à l'école athée.


(page 56) Arracher des âmes à l'Eglise, de préférence les âmes de ceux qui n'ont pas les moyens de se défendre, tel était, en effet, le but véritable de la loi projetée ; aussi ses dispositions essentielles étaient-elles les articles4 et 5, qui substituaient dans l'enseignement officiel la morale neutre définie par l'Etat au dogme et à la morale catholiques enseignés par l'Eglise. Toutes les autres dispositions n'étaient que le complément et la conséquence de ces articles : les unes constituaient des réserves hypocrites destinées à tromper les familles sur les tendances réelles de la nouvelle législation ; les autres mettaient entre les mains du pouvoir et du parti libéral les armes légales nécessaires pour briser les résistances qu'ils prévoyaient.

En réservant au prêtre un local et des heures particulières, le gouvernement avait manœuvré avec beaucoup d'habileté. Sans faire aucune concession sérieuse dans le fond, il s'arrangeait de manière à ne pas altérer trop visiblement la physionomie extérieure de l'école : il changeait la marchandise et gardait l’enseigne. Aux libéraux modérés et aux familles chrétiennes alarmées pour l'éducation religieuse de leurs enfants, il se réservait de montrer le local et, brandissant le texte de l'article 4, il disait . « N'écoutez pas les calomnies cléricales. Le prêtre ne domine plus, il est vrai, dans les écoles nationales, mais la religion n'a pas cessé d'y être respectée et enseignée. Les attributions du pouvoir civil et celles de l'autorité ecclésiastique sont mieux définies qu'autrefois ; toute confusion a cessé ; mais au fond rien d'essentiel n'est changé. (page 57) -La foi de vos enfants ne courra aucun danger. » Aux libres-penseurs, qui réclamaient un enseignement hostile à l'Eglise, il pouvait toujours répondre : « Ne craignez rien : le cours de religion ne sera qu'un hors-d'œuvre neutralisé par l'influence des professeurs sortis de mes écoles normales et par le caractère général de l'enseignement. »

Il y avait ainsi de quoi satisfaire tout le monde : les modérés seraient rassurés ; les avancés se rendaient compte que l'article 4 n'était, selon l'expression de M. Woeste, un trompe-l'œil ; s ils comprirent que les bases de la loi étaient telles que tôt ou tard celle-ci devait produire l'effet qu'ils en attendaient.

Il était évident que le prêtre ne se rendrait pas dans des écoles où l'on ferait tout pour lui rendre la vie impossible et où il serait traité en suspect ; son enseignement devait être surveillé par l'Etat, contrecarré par l'instituteur, arracherait sans cesse de l'âme des enfants les germes de foi que le prêtre y aurait semés ; d'autre part, tout contrôle sur l'enseignement de la morale lui étant retiré, son intervention dans l'instruction publique devenait inutile et contraire à sa dignité. Tout l'engageait à s'abstenir ; les libéraux qui avaient la franchise de penser tout haut le reconnaissaient eux-mêmes : Il est clair, écrivait la Flandre libérale, que vous n'invitez le clergé que pour qu'il refuse et en tâchant de rendre son refus inévitable, » et la Chronique, qui, à cette époque se distinguait parfois du reste de la presse libérale par des éclairs d'honnêteté politique, avait pour le ministère ce mot sanglant : « Votre (page 58) combinaison n'est qu'un truc indigne d'un gouvernement qui se respecte ! »

Un instrument de domination du libéralisme sur la liberté des consciences, des familles et des communes, voilà donc ce qu'était la loi de Les catholiques s'en rendirent compte, tout comme les radicaux. Deva le péril qui s'annonçait, ils secouèrent une passagère apathie et, ne songeant plus qu'à sauvegarder contre l'ennemi commun leurs libertés menacées, ils entrèrent en campagne, plus résolus, plus unis et plus forts qu'ils ne l'avaient jamais été. Dès la fin de 1878, ils étaient d'accord sur les principes à défendre aussi bien que sur le plan à suivre ; nous allons les voir à l'œuvre, réunissant leurs forces pour livrer sous les mêmes chefs un même combat.

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