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La lutte scolaire en Belgique
VERHAEGEN Pierre - 1905

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Pierre VERHAEGEN, La lutte scolaire en Belgique

(Paru à Gand en 1905, chez A. Siffer)

Les préliminaires de la loi de malheur

L'enseignement en Belgique jusqu'en 1842. - La loi de 1842 sur l'enseignement primaire. - Son application. - Le parti libéral et son évolution vers le radicalisme. - La franc-maçonnerie et la révision de la loi de 1842. - Travail persévérant des Loges : préparation de la loi de malheur et acheminements vers la lutte scolaire. - Le cadavre de M. Van Humbeeck. - Application désastreuse de la loi à partir de 1865. - En 1878, la guerre à l'Eglise et la révision de la loi de 1842 sont à l'ordre du jour du parti libéral

(page 21) Jusque vers 1860, le régime des écoles, en Belgique, bien que discuté au point de vue théorique, resta pratiquement en dehors de l'arène des partis.

Au lendemain de la proclamation de l'indépendance nationale, les catholiques qui, de concert avec les libéraux, avaient fait la Révolution de 1830, s'étaient mis à l'œuvre pour réorganiser et développer l'enseignement, ruiné ou discrédité par le gouvernement hollandais. En dix années de temps, ils obtinrent des résultats si remarquables, surtout dans le domaine de l'instruction de l'enfance, qu'on (page 22) pouvait prévoir le moment où ils seraient, en fait, les maîtres de l'enseignement primaire tout entier. Seuls, ils avaient fait usage de la liberté d'enseignement inscrite dans la Constitution ; sur 5.189 écoles primaires que comptait la Belgique à la, fin de 1840, ils en possédaient 2.284, entièrement dirigées et soutenues par eux, sans compter les écoles subsidiées par l'Etat qui étaient placées sous leur dépendance. Ce brillant résultat avait été obtenu grâce aux encouragements des évêques, au zèle des curés, à la générosité des laïques ; il trouvait, au surplus, son explication naturelle dans ce fait que la très grande majorité de la population était animée de convictions religieuses profondément enracinées.

L'enseignement s'étendait et s'améliorait d'une façon rapide, sans aucun concours appréciable de l'Etat ; les hommes politiques de l'époque avaient foi dans l'action bienfaisante de la liberté ; ils s'entendaient pour restreindre à son minimum la mission du pouvoir comme éducateur public.

Cependant, une nouvelle interprétation de la pensée de nos constituants au sujet du rôle de l'Etat en matière d'enseignement ne tarda pas à surgir. Les catholiques restaient convaincus que l'Etat n'a d'autre obligation que d'encourager l'initiative privée et de suppléer à son insuffisance, mais qu'il est tout à fait incompétent pour diriger lui-même un enseignement national. Les libéraux soutenaient que l'Etat est investi par la Constitution de la mission d’enseigner et de diriger un enseignement public ; (page 23) quelques-uns, poussant plus loin leurs prétentions, allèrent jusqu'à affirmer que la liberté d'enseignement comporte simplement le droit pour chacun d'ouvrir des écoles, avec un droit égal pour le gouvernement d'écraser ces mêmes écoles sous une concurrence qui n'a d'autres bornes que son bon plaisir.

Ennemis nés de la liberté, il leur était pénible de penser qu'avant peu, si le mouvement scolaire continuait sa marche ascendante, la Belgique serait dotée, grâce à la liberté, d'un enseignement complet à tous les degrés ; ils redoutaient de voir le clergé « accaparer l'éducation de la jeunesse. » Sous le prétexte que la liberté n'avait pas fait assez, ils conçurent un système qui devait enrayer ses progrès et commencèrent un mouvement en faveur de l'intervention directe de l'Etat dans l'enseignement primaire.

A cette époque, les catholiques ne pouvaient pas prévoir que les écoles publiques payées des deniers de tous les contribuables seraient un jour revendiquées par les libéraux comme étant « leurs » écoles. Confiants dans la sincérité de leurs adversaires, un certain nombre d'entre eux abandonnèrent la thèse primitive de l'incompétence de l'Etat et commencèrent à souhaiter que le pouvoir central intervînt avec modération pour relier par un plan d'ensemble les initiatives dispersées, pour les stimuler et, au besoin, suppléer à leur insuffisance ; ils se bornaient à demander en échange que l'éducation et l'instruction données dans les écoles publiques fussent fondées sur la religion.

(page 24) En 1840, le dépôt d'une loi était devenu inévitable ; les divergences ne portaient plus guère que sur la manière dont l'Etat interviendrait dans l’enseignement et sur le degré des garanties à accorder à l’instruction religieuse. Des concessions qu'on se fit mutuellement naquit la loi de 1842. Ce fut une transaction consentie entre les deux partis et qui se présentait sous des dehors équitables. Les catholiques accordaient une intervention assez large du pouvoir ; les libéraux se résignaient à l'intervention officielle du clergé. Les premiers acceptaient l'enseignement de l'Etat, les seconds l’enseignement religieux légal.

En vertu de la loi de 1842, l'instruction morale et religieuse figurait obligatoirement au programme des écoles primaires communales. Elle était donnée dans chaque école par l'instituteur lui-même, conformément au culte professé par la majorité des élèves, et sous la surveillance et la direction des ministres de ce culte. Les enfants n'appartenant pas à la communion religieuse dont faisaient partie la majorité des élèves étaient dispensés d'assister au cours de religion. Mais cette dispense n'avait nullement pour effet d'enlever au reste de l'enseignement l'atmosphère religieuse dont il était obligatoirement imprégné. Les ministres des cultes étaient autorisés à inspecter en tout temps les écoles publiques ; la loi leur confiait le contrôle des livres destinés à l'enseignement de la religion et de la morale, ainsi que celui des livres de lecture.

Chaque commune devait avoir sur son territoire au moins une école, mais elle pouvait se dispenser de la (page 25) construire ou de l'entretenir, en traitant de gré à gré avec une école privée, qu'elle adoptait, ou en prouvant que l'enseignement libre suffisait chez elle aux besoins de la population. Les communes conservaient des pouvoirs très étendus sur leurs écoles, notamment en ce qui concernait le régime intérieur, les rapports avec le personnel enseignant et sa nomination.

Le recrutement des instituteurs et des institutrices devait se faire à la fois par des écoles normales relevant directement de l'Etat et par des écoles normales privées, auxquelles l'Etat accorderait l'agréation. Cette clause, qui correspondait à l'adoption des écoles primaires, visait surtout les établissements normaux fondés par les évêques entre 1830 et 1840. Les écoles normales agréées, tout comme les écoles primaires adoptées, étaient placées sous le contrôle des inspecteurs de l'Etat ; elles avaient droit à des allocations du trésor public. Quant aux écoles normales de l'Etat, l'instruction religieuse y était confiée à des aumôniers. La commission chargée de délivrer des diplômes aux élèves-instituteurs sortis des écoles normales comptait obligatoirement plusieurs membres ecclésiastiques ; les matières religieuses figuraient au programme de l'examen. Le choix des communes s'exerçait librement entre tous les candidats diplômés sortis de ces diverses écoles.

Telle était, dans ses dispositions essentielles, la loi transactionnelle qui fut pendant trente-sept ans la charte fondamentale de notre enseignement public élémentaire. On a vu quelle large part d’influence elle laissait à chacune (page 29) des parties contractantes. L'autonomie locale était respectée. Les particuliers voués à l'enseignement libre étaient favorisés par la clause de l’adoption. Les pères de famille avaient droit à des écoles publiques de leur communion religieuse partout où ils étaient assez nombreux ; ailleurs ils avaient la faculté de faire dispenser leurs enfants de l'enseignement religieux, et tel était aussi le droit des libres-penseurs.

Le pouvoir central, étranger jusque là à l'enseignement primaire. devait y exercer à l’avenir une assez large influence par ses subsides, par ses inspecteurs et ses écoles normales, par le choix des programmes et le contrôle exercé sur les communes. Mais la loi ne l'autorisait pas établir partout une uniformité nuisible et vexatoire ; surtout elle ne permettait pas au gouvernement de sortir de sa sphère naturelle, pour disputer aux familles et l'Eglise la direction de l'éducation morale et religieuse donnée aux enfants.

Quant à l'Eglise catholique, elle trouvait des garanties légales tant dans le caractère religieux de l'enseignement et de l'examen imposé aux instituteurs, que dans les divers moyens de contrôle mis à sa disposition. Le clergé n'était plus seul maître dans les écoles libres qui profiteraient des avantages de l'adoption, mais en revanche il acquérait sur les écoles officielles des droits légaux et positifs.

Pendant vingt-cinq ans, la loi fut appliquée avec sincérité par tous les ministres de l'intérieur qui se succédèrent au pouvoir, tant libéraux que catholiques. L'organisation nouvelle fonctionnait avec aisance ; les conflits, les froissements même (page 27) y furent rares. C’est que la loi innovait peu et se bornait à reconnaître, à développer des institutions existantes loyalement exécutée, elle s'adaptait à la situation du pays et au vœu pour ainsi dire général des familles. Aussi les progrès de renseignement ne se firent-ils pas attendre.

En 1845, le nombre des enfants des deux sexes qui fréquentaient les écoles primaires communales, adoptées et libres, était de 426,385. En 1875, on en comptait officielle- ment 652,657, soit 226,272 de plus. En tenant compte de l’accroissement de la population générale, la fréquentation scolaire avait donc gagné environ 31 p. c. en trente ans, et cette progression ne se ralentissait pas. Aussi le niveau de l'instruction s'élevait-il rapidement dans l'ensemble du pays : en 1843, le nombre des jeunes gens sachant lire et écrire était de 49,15 p. c., soit moins de la moitié du chiffre total ; en 1875 il atteignait 76,53 p. c., c'est-à-dire qu'il dépassait les trois quarts.

Ces résultats paraîtront brillants si l'on se place au seul point de vue de la diffusion de l'instruction dans tout le pays et de l'incontestable élévation de son niveau ; en réalité ils étaient funestes et d'un présage menaçant, parce qu'ils représentaient, en regard des progrès constants de l'enseignement officiel, la décadence de l'enseignement libre.

Confiants dans une loi qui laissait à la religion une certaine place dans l'école, les catholiques avaient renoncé, dans une large mesure, à leurs initiatives scolaires d'antan et aux sacrifices personnels ; ils avaient mis à profit les facilités et les avantages que leur offrait l'enseignement (page 28) officiel ; ils laissèrent dépérir la belle organisation scolaire si péniblement élaborée avant 1842. De 2.284, qu'il atteignait en 1840, le nombre des écoles privées tomba, en 1875, à 1.430, dont 958 seulement entièrement libres, tandis que celui des écoles communales passait, pendant la même période, de 2.109 à 4.157. Non contents de laisser ainsi submerger leurs écoles par la concurrence de l'Etat, les catholiques leur faisaient eux-mêmes la guerre, en votant aux écoles officielles des dotations de plus en plus plantureuses. En 1843, les dépenses pour l'enseignement primaire atteignaient environ 2 millions et demi de francs ; en 1875, elles dépassaient 24 millions ; en 1878, dernière année du ministère conservateur, elles s'élevèrent à plus de 28 millions. C'est ainsi que s'ouvrait l'ère des dilapidations scolaires.

Les libéraux, de leur côté, ne restaient pas inactifs : la loi de 1842 leur fournissait une occasion excellente de travailler efficacement à leurs projets ; l'imprévoyante condescendance des catholiques stimula leur ardeur.

Toute l'histoire du libéralisme belge peut se résumer dans la marche progressive vers la réalisation d'un principe d'odieux despotisme : la domination de l'Etat sur l'Eglise et sur les consciences. Dans la poursuite de cet objectif, l'élément modéré du parti oppose, au début, une certaine résistance à l'élément progressiste ; mais il est incapable de lui résister longtemps, car il a, au fond, le même point de départ et il porte en germe les mêmes aspirations ; il se laisse donc guider et finalement absorber par la fraction avancée : c'est à cette influence dominante des opinions (page 29) construire ou de l'entretenir, en traitant de gré à gré avec une école pri'rée, qu'elle adojtaü, ou en preuvant que renseignement libre sumsait chez elle aux besoins de la population. Les communes conservaient des pouvoirs très étendus sur leurs écoles, notamment en ce qui concernait le régime intérieur, les rapports avec le personnel enseignant et sa nomination. Le recrutement des instituteurs et des institutrices devait se faire à la fois par des écoles normales relevant directement de l'Etat et par des écoles normales privées, auxquelles l'Etat accorderait l'agréatibn. Cette clause, qui correspondait à l'adoption des écoles primaires, visait sur- tout les établissements normaux fondés par les évêques entre et 1840. Les écoles normales agréées, tout comme les écoles primaires adoptées, étaient placées sous le contrôle des inspecteurs de l'Etat ; elles avaient droit à des allocations du trésor public. Quant aux écoles nor- males de l'Etat, l'instruction religieuse y était confiée à des aumôniers. La commission chargée de délivrer des diplômes aux éièves-instituteurs sortis des écoles normales comptait obligatairement plusieurs membres ecclésiastiques ; les matières religieuses figuraient au programme de l'exa- men. Le choix des communes s'exerçait librement entre tous les candidats diplômés sortis de ces diverses écoles. Telle était, dans ses dispositions essentielles, la loi trans- actionnelle qui fut pendant trente-sept ans la charte fonda- mentale de notre enseignement public élémentaire. On a vu quelle large part d'influence elle laissait à chacune —

radicales dans le parti libéral qu'il faut attribuer la plupart des mesures violentes qui seront édictées plus tard contre les croyances et les institutions religieuses du pays.

Ce fut après 1842 que les symptômes de réaction libérale commencèrent à se manifester ostensiblement ; leur point de départ fut le Congrès libéral de 1846.

Dès 1840, la principale loge de Bruxelles, l'Alliance, avait organisé dans la capitale les forces du libéralisme ; elle voulut. en 1846, étendre cette organisation au reste du pays : tel fut le but du congrès libéral qui se réunit dans une des salles de l'hôtel de ville de Bruxelles le 14 juin 1846.

Indépendamment d'un plan d'organisation qui investissait les Loges d'une dictature souveraine sur les électeurs libéraux et sur le parti libéral tout entier, le congrès s'occupa spécialement de la loi de 1842 ; elle fut condamnée à une grande majorité, comme inconstitutionnelle et contraire à la liberté de conscience ; on lui reprocha d'admettre en principe un partage d'autorité entre l'Etat et une association religieuse qu'il devait ignorer, et de consacrer en fait la domination de l'Eglise, essentiellement hostile aux libertés modernes, sur l'enseignement tout entier. L'assistance conclut à la nécessité de réviser la loi et inscrivit l'article suivant dans son programme du libéralisme belge :

« Art. 3. L'organisation d'un enseignement public à tous les degrés, sous la direction exclusive de l'autorité civile, en donnant à celle-ci les moyens constitutionnels de soutenir la concurrence avec l'enseignement privé, et en repoussant l'intervention des ministres des cultes, à titre d'autorité, dans l'enseignement organisé par le pouvoir civil. »

(page 30) Voilà où conduisait, quatre ans après le vote de la loi transactionnelle de 1842, le droit d'enseigner concédé à l'Etat par les catholiques ! Le manifeste progressiste restait dans les généralités, mais sous ces mots habilement- choisis on cachait à la masse des adhérents l'esprit antireligieux dont on voulait insensiblement imprégner le parti libéral.

A partir de ce moment le radicalisme vit grandir sa puissance parmi les doctrinaires. La retraite ou la mort enlevait chaque année quelques-uns des hommes qui avaient, de concert avec les catholiques, fait la Constitution. Ils étaient remplacés dans le corps électoral, dans l'administration et dans les Chambres par une génération nouvelle, élevée dans les luttes religieuses et de plus en plus hostile à la foi traditionnelle du peuple belge. La masse même du parti libéral, tout en blâmant les excès de langage de la fraction avancée, glissait insensiblement sur la pente, et le nombre des radicaux allait en augmentant sans cesse.

Le radicalisme ne se faisait pas faute de profiter de cet accroissement d'influence et il exerçait sur les doctrinaires une pression de tous les instants pour leur imposer la révision de la loi de 1842. Bientôt il en arriva à ce résultat qu'on ne choisissait plus de candidats libéraux aux élections que parmi les adversaires de cette loi.

Il est probable toutefois que les hommes d'Etat du parti libéral eussent respecté longtemps encore le régime scolaire de 1842, sans la campagne habile, vigoureuse et persévérante menée contre ce régime par la franc-maçonnerie.

(page 31) Dès 1850 les Loges avaient acquis sur l'opinion publique belge une influence considérable. Elles ne cessaient de recruter des adeptes parmi les libéraux des classes moyennes et supérieures, et, à mesure que ceux-ci se laissaient envahir par le radicalisme antireligieux, la franc-maçonnerie exerçait sur eux une action de plus en plus prépondérante. Elle avait discerné de bonne heure la haute importance de l'enseignement primaire et ne tarda point diriger vers ce domaine tout l'effort d'une propagande sans cesse en éveil. A partir de 1860, les Loges ont la haute main sur le parti libéral et sur les associations radicales et doctrinaires de tout le pays ; elles font pénétrer dans les esprits la théorie de l’enseignement officiel, gratuit, obligatoire et laïque ; elles imposent graduellement ce programme aux dirigeants du parti ; elles élaborent la loi de 1879, celle-ci, à leurs yeux, ne sera d'ailleurs qu'un premier jalon vers une législation scolaire plus radicale encore.

Les discussions parlementaires de 1879 et les journaux catholiques ont mis en lumière ce rôle de la franc-maçonnerie. en faisant connaître les principales déclarations formulées par les Loges entre 1860 et 1879. L'exactitude de ces citations n'a pas été contestée ; on me permettra d'en reproduire ici quelques-unes, pour établir la connexité étroite qui existe entre les vœux maçonniques de cette époque et les mesures gouvernementales et législatives prises pendant la lutte scolaire.

C’est en 1854 qu'on aperçoit la première trace d'une action générale et officielle de la franc-maçonnerie en matière (page 32) d'enseignement. Le 24 juin de cette année, le Grand Maître de la franc-maçonnerie belge prononça un discours pour démontrer la nécessité d'asservir l'enseignement public la domination de l'Etat et à l'influence maçonnique. A la suite de ce discours, l'article 135 du règlement du Grand- Orient de Belgique, interdisant la politique dans les Loges. fut supprimé.

En 1859, le Grand-Orient, faisant un nouveau pas en avant, mit à l'ordre du jour de toutes les loges de son obédience la question de l'enseignement obligatoire. La plupart d'entre elles, déférant à son invitation, lui envoyèrent des mémoires qui, en 1863, furent édités à Bruxelles. Ces mémoires sont plus ou moins développés, plus ou moins radicaux dans les moyens d'exécution qu'ils préconisent ; ils sont parfaitement d'accord sur le but à atteindre et sur le plan général suivre.

Le premier article de leur programme est la sécularisation de l'enseignement. « Nous excluons de l'enseignement primaire toute instruction religieuse, disait la loge de Liège, nous la considérons comme une atteinte à la liberté de conscience. » L'intervention du prêtre dans l'enseignement, à titre d'autorité, déclarait la loge d'Anvers, annihile forcément l'instituteur, le paralyse et prive les enfants de tout enseignement moral, logique et rationnel. « L'enseignement du catéchisme est le plus grand obstacle au développement des facultés dc l'enfant. L'esprit humain, s'il était dégage' de cet amas de choses qui le faussent, deviendrait plus juste, droit, plus moral. » C'est là un (page 33) premier but que doit s'imposer le législateur. Et la loge de Bruxelles ajoutait : « Le jour selon nos vœux eux n'est pas loin, où le Parlement belge retentira à son tour de la proclamation du principe de l'école laïque, de l'enseignement laïque de la morale. Ce jour-là le pays sera doté d'une des plus précieuses conquêtes de la civilisation moderne, et « la maçonnerie pourra se glorifier d'avoir fait inscrire dans la législation l'application d'une idée sur laquelle elle travaille et lutte depuis plusieurs siècles. »

Certaines loges. cependant, prévoyaient les ménagements qu'il s'agirait de garder : « Il faudra, disait la loge d'Anvers, marcher graduellement et sans secousses, en détruisant successivement les préjugés. sans les froisser ni les exciter... Les élèves, si les pères de famille le demandaient, pourraient être conduits dans les temples afin d'y recevoir l'instruction. Ce serait là une formule de transition, de afin de tenir compte des préjugés qu’il faudra forcément respecter encore. » (Note de bas de page : L'article 4 de la loi de 1879 et les circulaires trompeuses dont la loi fut accompagnée ne firent autre chose de mettre en pratique les recommandations des Loges).

Mais devra-t-on se contenter d'enseigner dans l'école laïcisée les connaissances élémentaires et purement techniques, sans souci de l'éducation morale et civique ? Non, dit encore la loge d'Anvers, « l'instruction religieuse et morale sera remplacée dans nos écoles par l'enseignement de la morale sociale et de l'esprit de notre Constitution. » (page 34) « L'instituteur devra se borner, confirmait la loge de Liège, à inculquer à ses élèves les principes universels de la morale. » N'était-ce pas là, tracé d'avance, le système adopté par la loi de 1879, et exactement définie la morale neutre ou universelle que défendrait quelques années plus tard le gouvernement libéral ?

Certaines loges, entre autres celle de Namur, s'étaient contentées de remplir à peu près leurs mémoires de diatribes sauvages contre le clergé et la religion. Pour la loge de Namur, « le propre de l'enseignement obligatoire est de ne pas s'occuper de religion, ni peut-être même de morale. »

Tous les mémoires étaient, au surplus, favorables à l'obligation légale, appuyée sur un système de pénalités. Leurs propositions ce sujet furent condensées en un projet de loi en 23 articles et ramenées au cinq vœux suivants :

« 1° Obligation pour le père ou pour la mère veuve de conduire de force ses enfants à l'école.

« 2° Suppression de toute instruction religieuse.

« 3° Inscription du nom des parents en défaut sur un tableau exposé publiquement devant la maison commune.

« 4° Condamnation des parents à une amende de 100 francs au maximum ; en cas d'insolvabilité, à des travaux forcés de un à trente jours au profit de la commune, ou à un emprisonnement de un à cinq jours.

5° Comme dernier moyen, enlèvement de l'enfant à la direction paternelle. »


Tandis que la législation nouvelle s'élaborait ainsi, article par article, dans les assemblées maçonniques et les cercles (page 35) radicaux, le personnel parlementaire qui devait la voter et l'appliquer faisait dans les mêmes milieux son éducation politique et s'y essayait aux joutes oratoires de l'avenir. C'est au cours d'une de ces réunions, fécondes en intempéries de langage, que M. Van Humbeeck, le futur ministre de l'instruction publique, donna le jour à son fameux « cadavre. En 1864, ce personnage, délégué par une loge de Bruxelles à une « tenue » solennelle de la loge d'Anvers, prononça cette allocution qui lui fut souvent rappelée dans la suite après son arrivée au ministère :

« Durant tout le cours ces travaux, je songeais, disait M. Van Humbeeck, ces mots échappés à un grand poète... : « On a reproché à la Révolution de creuser un gouffre. Ce n'est pas vrai, la Révolution n'a pas creusé dc gouffre, elle a creusé une fosse, elle l'a creusée pour y descendre le cadavre du passé »

« Ce qui est vrai de la Révolution est vrai de la maçonnerie, dont la Révolution n'a été que la formule profane.

« Oui, un cadavre est sur le monde : il barre la route du progrès. Ce cadavre du passé, pour l’appeler par son nom, carrément et sans périphrases, c'est le catholicisme.

« Oui, le catholicisme est un cadavre, non pas dans certains préceptes d'une morale sublime, dont les maximes lui sont communes avec les autres sectes chrétiennes et se confondent avec celles de la morale universelle, mais dans ses dogmes oppresseurs, qui paralysent partout le libre examen et ne veulent permettre au citoyen de penser que par l'intermédiaire du prêtre ; il est cadavre dans cette organisation astucieusement combinée par des pontifes habiles pour un but de domination universelle.

« C’est ce cadavre, mes F. F., que nous avons aujourd'hui regardé en face. Et si nous ne l’avons pas jeté dans la fosse, nous l’avons du moins soulevé de manière à l’en approcher de quelques pas ; c’est un grand résultat. »

(page 36) Etroitement discipliné par les Loges, le parti progressiste faisait une active propagande en faveur de ces idées et la presse libérale les répandait dans le public, tandis que les publicistes les plus autorisés du doctrinarisme sectaire, MM. Laurent et de Laveleye, s'en faisaient l'écho dans leurs chaires universitaires.

Cette propagande trouvait un terrain admirablement préparé dans la plupart des grands centres, à Bruxelles et dans ses faubourgs, à Gand. à Anvers, à Liège, et dans beaucoup de villes second ordre, telles que Charleroi, Mons. Verviers, Tournai, Louvain, Arlon. Les administrations communales de ces villes avaient passé des catholiques ou des libéraux modérés aux radicaux les plus exaltés ; l'influence des Loges sur la direction des écoles publiques y devint dominante, et, surtout à partir de 1865, le sens de la loi de 1842 y fut complètement faussé dans la pratique.

Le choix des professeurs se fit dans un esprit nettement hostile à l'Eglise. On tolérait à la tête des écoles des instituteurs professant à l'égard de la religion qu'ils devaient enseigner une complète indifférence ; d'autres même, divorcés et mariés civilement, étaient maintenus dans leurs fonctions, malgré le scandale de leur vie ; quant aux insti- tuteurs qui osaient se montrer catholiques, ils étaient en butte à mille tracasseries. Les garanties religieuses inscrites dans la loi devinrent illusoires. A Bruxelles, sur la réclamation d'une poignée de parents libres-penseurs, les crucifix disparurent de plusieurs écoles ; dans d'autres on supprima l'usage la prière avant et après les classes ; quelques-unes cessèrent (page 37) de donner l'enseignement religieux et le remplacèrent par des répétitions de gymnastique. Dans les écoles communales d'Anvers. les élèves ayant fait leur première communion étaient dispensés de suivre les leçons d'instruction religieuse ; d'une manière générale, l'enseignement religieux et moral y était même considéré comme facultatif ; on alla jusqu'à donner en prix aux élèves des livres excitant à la haine de la religion. A Gand, les écoles tombèrent sous la domination du professeur publiciste Laurent, qui en fit un véritable foyer de propagande antichrétienne. Un assez bon nombre d'institutrices communales étaient restées franchement catholiques ; M. Laurent exerça sur elles une pression de tous les instants, tantôt leur intimant d'abandonner leurs pratiques religieuses, tantôt s'essayant à démolir leurs convictions chrétiennes, tantôt les forçant d'agir sur leurs parents au point de vue électoral. La menace et les promesses étaient tour à tour employées.

Si l'on ajoute à ce tableau que les administrations libérales supprimaient systématiquement leurs subventions aux écoles adoptées et opposaient constamment de nouvelles écoles officielles aux écoles libres, on ne s'étonnera pas de cette appréciation du libéral Précurseur sur la situation scolaire de nos grands centres : « Dans les villes, la révision de la loi de 1842 modifiera peu l'état des choses. »

Ces transformations, introduites sans secousse et sans bruit dans la pratique de la loi, ne pouvaient suffire au parti avancé ; il aspirait un changement complet. Battus aux élections de 1870, les libéraux comprirent qu'ils ne (page 38) seraient plus désormais quelque chose que s'ils se résignaient à marcher avec les avancés dans les voies du radicalisme. C'est à ce parti qu'ils s'arrêtèrent.

La révision de la loi de 1842 fut bientôt à l'ordre du jour de tous les dirigeants du parti libéral. « Qu'on ne s'y trompe écrivait la Flandre libérale, en constatant cet accord de la gauche, c'est la lutte des partis transportée carrément sur le terrain de l'enseignement, et une fois engagés dans cette voie, ce n'est pas à l'enseignement et à l'intervention du prêtre dans l'école qu'il sera possible de s'arrêter. »

On le voit, c'était la persécution en règle contre l'Eglise catholique d'ores et déjà décrétée dans les conciliabules maçonniques et annoncée par l'organe le plus remuant et le plus écouté du parti. Que le retour du libéralisme au pouvoir dût être le signal d'une politique antireligieuse à tout les points de vue, cela ne pouvait, d'ailleurs, faire de doute pour personne.

« La guerre est entre nous, écrivait encore la Flandre libérale, et elle subsistera, jusqu'à ce que soit votre Eglise, soit l'Etat succombe. Mais nous avons foi dans notre cause, l'avenir est nous, et c'est votre Eglise qui, ne pouvant pas plier, sera brisée, puis, se demandant qui l’emportera dans ce conflit : « C'est l'Etat, répondait la Flandre ; c'est donc que l'Etat est placé au-dessus de l'Eglise et que celle-ci n'a droit qu'à la somme de liberté et de puissance qu'il veut lui reconnaître. » Et elle poussait ce cri de guerre, que l'Indépendance reproduisait en le faisant sien ; « « L'Eglise, on a le tort de l'oublier quelquefois, Voilà notre seule ennemie. »

(page 39) Mais, de tous les porte-parole du libéralisme de cette époque. le plus fanatiquement sectaire, le plus passionnément hostile à l'Eglise, à ses dogmes, à sa hiérarchie était M. Laurent.

Il repoussait la liberté des congrégations religieuses. « Les moines sont l'ennemi, écrivait-il dans la Revue de Belgique et quand on est en face de l'ennemi, on tire dessus... L'Etat peut aller jusqu'à défendre les congrégations religieuses, en ne les permettant que moyennant une autorisation préalable : c'est le système des lois révolutionnaires, et c'est le bon quand on se trouve en face de l'ennemi... La liberté, m-même restreinte, donne des armes a l'ennemi, et mon avis est qu'il ne faut lui en aucune. » Il s'attaquait à la liberté d'enseignement avec non moins de vigueur : « En Belgique, les premiers venus peuvent établir une école ; on ne leur demande ni conditions de capacité, ni garanties de moralité : voilà l'abdication complète, je ne dis pas des droits de l'Etat, mais de ses devoirs. » (Revue de Belgique, 1878, article : L’Eglise et l’Etat. La Flandre libérale appuyait ces monstrueuses revendications. « S’il nous était donné de voir disparaître un jour les Jésuites, les Capucins, les petits Frères et toute cette ignoble vermine qui pullule dans nos murs, pense-t-on qu'on trouverait un libéral gantois pour regretter leur départ ? Mais leur sortie serait le signal de fêtes et de réjouissances générales ! ».

L'Etat a donc, d'après M. Laurent, le devoir d'entraver la liberté d'enseignement ; il ne se contentera pas de décréter l'instruction obligatoire et de laïciser les écoles officielles, il imposera à tout le monde un (page 40) enseignement purement laïque : « Quand on déclarera l'enseignement obligatoire, permettra-t-on aux parents d'envoyer leurs enfants chez les Frères et les Sœurs ? Ce serait un enseignement obligatoire fictif... Il faut que l'instruction obligatoire se donne exclusivement dans des écoles laïques, et en écartant le prêtre. » Les droits du père de famille sont foulés aux pieds par ce système, mais M. Laurent en fait bon marché : « On parle du droit du père sur son enfant ; c'est le langage des sociétés barbares. »

Ces excitations violentes produisirent leur effet. Dès 1876, la masse du parti libéral, M. Frère-Orban en tête, était convertie à la révision de la loi de 1842. Ce fut dès lors un fait certain que le triomphe des libéraux équivaudrait à l'arrêt de mort de la loi. Les élections de 1878 allaient fournir au libéralisme vainqueur l'occasion de réaliser cet article essentiel de son programme, en imposant au pays la « loi de malheur » élaborée dans tous ses détails par les Loges.

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