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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 28 mars 1860

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1859-1860)

(page 1009 ) (Présidence de M. Orts.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Moor procède à l'appel nominal à 2 heures 1/4.

M. Vermeire donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moor communique l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« Des habitants de Longlier demandent qu'il soit donné cours légal en Belgique à la monnaie d'or de France. »

« Même demande d'habitants d'Ebly, Witry, Straimont, Saint-Médard, Bruxelles, Schaerbeek. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Bulteau, journalier à Cambron-Casteau, demande que les frais occasionnés par la maladie de son fils Jules-Emile, sous-lieutenant en non-activité, décédé dans un établissement sanitaire, soient supportés par l'Etat. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« MM. C. Lebeau et de Pitteurs-Hiegaerts, retenus par une indisposition, demandent un congé. »

« M. Van Renynghe, obligé de s'absenter pour des affaires urgentes, demande un congé. »

« M. David, retenu par des affaires de famille, demande un congé/ »

- Ces congés sont accordés.

Projet de loi portant le budget des non-valeurs et remboursements de l’exercice 1861

Rapport de la section centrale

M. de Renesse. - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau le rapport de la section centrale qui a été chargée d'examiner le budget des non-valeurs et des remboursements pour l'exercice 1861.

- Ce rapport sera imprimé, distribuent mis à la suite de l'ordre du jour.

Projet de loi révisant le code pénal (livre II, titre V)

Discussion des articles

Titre V. Des crimes et des délits contre l’ordre public, commis par des particuliers

Chapitre VIII. Des infractions relatives à l'industrie, au commerce et aux enchères publiques
Section II
Articles 414 à 416 (ou article 346)

M. le président. - La discussion continue sur les articles relatifs aux coalitions et les amendements proposés.

M. Jamar. - Messieurs, j'indiquais à la Chambre, dans la séance de jeudi dernier, l'obligation imposée aux maîtres et aux ouvriers de se prévenir mutuellement 15 jours à l'avance de leur intention de suspendre le travail, comme un moyen suffisant pour résister aux entraînements, dont parle l'honorable M. Pirmez, et dont, selon lui, une excitation momentanée fait toute la force.

Ce système n'a point été adopté par la commission, qui s'est ralliée aux amendements proposés par les honorables MM. Sabatier et Muller. Pour moi, les discussions qui ont eu lieu, soit dans les séances précédentes, soit au sein de la commission à propos des amendements renvoyés à son examen, n'ont fait que me confirmer dans la pensée que l’intervention de la société dans les rapports entre les maîtres et les ouvriers devait se borner à la répression des actes de violence ou de menace qui pouvaient se produire, et que dépasser ces limites, c'était troubler le jeu des lois naturelles, qui doivent présider au développement régulier de l'industrie humaine.

Je persiste à croire que le projet de la commission, en substituant l'action pénale à l'action civile pour la réparation du dommage, qui résulte de l'inexécution d'un contrat civil, introduit dans notre législation un principe contre l'application duquel je proteste d'autant plus vivement, que j'en conteste l'utilité et la nécessité.

N'est-il pas étrange, et j'appelle sur ce point l'attention de la Chambre, que le gouvernement et la commission persistent à offrir aux maîtres et aux ouvriers un patronage excessif que non seulement ceux-ci ne sollicitent point, mais qu'ils repoussent.

L'opinion des populations ouvrières s'est produite dans des pétitions nombreuses, qui ont fait l'objet de plusieurs rapports, presque tous favorables aux vœux des pétitionnaires. Quant aux sentiments des maîtres, ils sont exposés d'une manière catégorique dans les avis des chambres de commerce. A l'exception de celles de Gand, de Termonde, et d'Audenarde, toutes demandent l'abrogation d'une législation surannée et inexécutable, comme l'appelle la chambre de commerce d'Anvers.

Deux de ces rapports sont particulièrement remarquables, par la justesse des appréciations économiques qu'ils renferment et l'élévation des principes qu'ils défendent. Ce sont ceux des chambres de commerce de Mons et de Liège. Toutes deux traitent la question de la cessation de travail faite en violation de contrat. Voici l'opinion de la chambre de commerce de Liège.

« La majorité a pensé que l'action civile suffit pour forcer les ouvriers coalisés à respecter leurs engagements avec leurs maîtres ; et s'il en est ainsi il n y a pas lieu de recourir à la sanction de la loi pénale qui ne doit être édictée qu'en cas de stricte nécessité. »

La chambre de commerce de Mons dit à son tour :

« Il ne faut pas que l'ouvrier puisse impunément abandonner une entreprise commencée ou quitter brusquement l'atelier sans laisser au patron le temps nécessaire pour le remplacer. Il importe à ce point de vue que la loi sur les livrets soit étudiée avec un soin tout particulier et que l'action des conseils de prud'hommes soit parfaitement régulière. »

Je puis donc dire avec raison que vous intervenez entre les parties contractantes sans leur désir, et contre leur volonté.

Je n'insisterai pas sur les considérations que les honorables MM. De Fré et Nothomb vous ont présentées pour combattre l'introduction dans notre législation de ce principe injuste. Je me bornerai à répondre quelques mots aux orateurs qui ont défendu le projet de la commission, les honorables MM. Royer de Behr, Jacquemyns et Carlier.

Je serais heureux, je l'avoue, de rallier l'honorable M. Royer de Behr au principe que je défends, celui de la liberté absolue du travail. Il existe entre nous, sur la plupart des idées qu'il a émises, une grande communauté de sentiments.

Un point nous divise. Il croit à la nécessité d'une répression pénale pour établir l'égalité entre le maître et l'ouvrier. Il étaye son opinion sur l'examen de la situation respective du maître et des 300 ou 400 ouvriers d'un grand établissement, si ceux-ci suspendaient instantanément le travail dans l'usine ou si le maître fermait brusquement ses ateliers. Sa conclusion est que la loi civile n'est pour l'ouvrier qu'un frein inefficace et dérisoire.

Cette conclusion n'est point fondée, selon moi, et s'appuie sur des faits auxquels je vais tâcher de restituer leur véritable caractère. Si le principe de la liberté absolue du travail était proclamé, et qu'un maître n'ait point dans l'affection et l'intérêt même de ses ouvriers des garanties suffisantes contre les dommages que pourrait lui faire subir l'inexécution de leurs contrats, il peut prendre contre eux des garanties matérielles fort efficaces. Il peut stipuler dans son contrat, comme l'a dit l'honorable M. Nothomb, une retenue de 5 ou 10 p. c. par exemple, sur leur salaire jusqu'à concurrence d'une somme de 50 ou de 100 francs.

Il tiendra compte à l'ouvrier d'un intérêt de 5 p. c. et si le maître est intelligent, il s'engagera à lui payer à l'expiration de son contrat et en sus de ce capital de garantie, une prime égale, si pendant toute la durée de son engagement il n'a donné aucun sujet grave de mécontentement.

Cette proposition de M. Nothomb a soulevé des réclamations assez vives. On a dit que cette manière d'agir était illégale et qu'il était inhumain de retenir ainsi une portion du salaire de l'ouvrier, qui était peut-être nécessaire à ses besoins journaliers.

J'avoue que cette sollicitude me toucherait plus vivement, si le projet de la commission ne comminait pas contre les ouvriers, qui n'exécuteront pas leur contrats des peines dont les conséquences sont bien autrement terribles que les privations qu'une retenue minime pourrait leur occasionner momentanément.

Je trouve, au reste, dans le rapport de la chambre de commerce de Mons, une indication qui me rassure sur les criantes qu'expriment les adversaires de cette idée.

Il constate (page 9) qu'un travail assidu permet aux ouvriers sobres et rangés de réaliser assez rapidement des économies.

Il est bien entendu que le maître n'aura de droits sur ce capital de garantie, qu'en vertu d'un jugement soit du conseil des prud'hommes, soit du juge de paix.

Trouvez-vous quelques inconvénients à ce système, préventif il est vrai, mais qui met l'ouvrier à l'abri de cette terrible éventualité d'un emprisonnement de 3 mois, suivez le conseil de la chambre de commerce de Mons, modifiez notre législation sur les livrets dans le seul des résolutions prises par le conseil supérieur de l'industrie et du commerce.

J'y lis, paragraphe 7. Les dommages-intérêts, quel qu'en soit le montant, auxquels l'ouvrier aura été condamné, seront également recouvrables au moyen d'une retenue que devra faire le nouveau patron.

C'est donc à tort que l’honorable M. Royer de Behr suppose que la loi civile est un frein inefficace et dérisoire Le maître a comme gage des dommages et intérêts, qui seront prononcés à son profit, un capital sérieux : le travail de l'ouvrier, et le juge sera chargé d'indiquer dans quelle proportion la retenue pourra s'opérer, sans blesser les sentiments d'humanité.

Au reste les 8/10 des ouvriers, que le rapport présente, pour les besoins de la cause, comme d'une insolvabilité notoire, ont presque toujours un petit avoir. Si vous en voulez des preuves irrécusables, consultez les rapports annuels présentés aux conseils d'administration des grands établissements industriels. Vous y verrez l'importance des caisses d’épargnes créées par ces établissements pour recevoir l'économe de l'ouvrier.

L'honorable M. Carlier, messieurs, en commençant son discours a revendiqué avec raison pour la chambre de commerce de Mons et le comité des houillères du couchant de Mons, l'honneur de l'initiative qu'elles avaient prise dans ce débat. Mais qu'il me permette de lui dire que les défenseurs du projet de la commission sont loin de pouvoir s'appuyer, comme il l’a fait, sur l'autorité de ces deux documents importants.

Tous deux condamnent de la manière la plus expresse toute poursuite en dehors des cas d'intimidation ou de violence.

(page 1010) Voici ce que dit le comité des houillères du couchant de Mons : « Depuis plus de dix ans, les exploitants du couchant de Mons ont absolument renoncé à faire poursuivre leurs ouvriers pour fait de simple coalition. Ils n'ont porté plainte que dans quelques cas isolés où il y avait eu emploi de la violence et de l’intimidation... Ils n'ont pas eu à regretter cette façon d'agir, et depuis 1849, il n'y a plus eu, parmi leurs ouvriers, de grèves générales, de rassemblements séditieux, de désordres quelque peu graves... »

L'honorable M. Carlier défend le principe de la répression pénale de l'inexécution d'un contrat civil, que le projet de la commission introduit dans la législation. Nous voulons réprimer, dit-il, la fraude et la mauvaise foi ; mais, je le lui demande, l'inexécution d'un contrat de louage ou de tout autre contrat civil est-elle toujours un acte de mauvaise foi ou de fraude ? Ne peut-il pas se présenter des conditions, que le contrat ne pouvait prévoir, qui en rendent l'exécution impossible ?

L'honorable M. Carlier n'a-t-il jamais eu à défendre d'honorables négociants que l'impossibilité d'exécuter un contrat exposait à une action en dommages et intérêts, et eût-il permis dans ce cas à son adversaire de déclarer que ce négociant avait commis un acte de mauvaise foi et de fraude ?

Mais, dit-on, le fait isolé de la violation du contrat peut échapper aux prescriptions de la loi pénale, ce n'est là qu'un des éléments du délit que nous voulons punir ; l'élément qui le complète, qui l'aggrave, c'est le concert.

Etendez ce principe d'une manière générale au lieu de l'appliquer aux ouvriers, contrairement au principe d'égalité que proclame la Constitution, et vous arriverez à des résultats incroyables.

Un négociant possède une réunion d'habitations ouvrières louées à l'année et contenant 100 locataires. L'hiver a été rude, il y a eu du chômage, les petites économies sont épuisées et, pour payer le loyer, il faudrait peut-être vendre quelques meubles, qu'on remplacera difficilement. Une coalition se forme et une députation va trouver le propriétaire pour l'avertir qu'on ne peut plus payer le loyer, et qu'il faut attendre la bonne saison.

II y a là les deux éléments indiqués par le rapporteur, la violation d'un contrat et le concert coupable.

Il y a en outre un dommage sérieux. Le négociant a compté sur ses loyers pour faire honneur à ses engagements, son crédit peut être compromis.

Mettrez-vous les cent locataires en prison ? Evidemment non, messieurs.

Ce qui condamne en outre le système de la commission, c'est la limite qu'elle trace entre l'action civile et l'action pénale, limite vague, pleine de périls pour l'ouvrier et que celui-ci franchira sans aucune intention méchante ou coupable.

Voyons, en effet, l'article 346 dans son application. Si je me trompe, je prie l'honorable rapporteur de m'interrompre.

Une crise alimentaire se produit qui rend le salaire insuffisant et l'exécution stricte du contrat sinon impossible, au moins bien désastreuse. Le maître résiste aux prétentions justes ou exagérées de ses ouvriers, ceux-ci le quittent. Eh bien, messieurs, si chaque ouvrier a quitté isolément la fabrique sans émeute préalable, alors même que tous les ouvriers paieraient dans la même semaine, le maître n'a contre eux qu'une action civile.

Mais s'ils se sont concertés, s'ils se sont associés pour trouver en commun une solution qui concilie leurs intérêts et ceux du maître, ils sont coupables, et ce concert, que le projet de la commission qualifie de criminel, les rend passibles de la loi pénale.

Que l’honorable M. Carlier me permette d'appeler son attention sur le passage suivant de la lettre du comité des houillères du couchant de Mons.

« Or, c'est sans distinguer aucunement entre les intérêts matériels et les intérêts moraux que la Constitution reconnaît aux Belges le droit de s'associer... Le même jour les ouvriers d'un même atelier demandent une même augmentation de salaire. Qui osera affirmer que cette démarche a été inspirée par une résolution commune et préméditée, et qu'il ne faut pas l'attribuer à ce sentiment si vif et si sûr que chaque homme a de son intérêt ? Comment prouver le concert préalable, à moins d’organiser le plus odieux espionnage, et d'incriminer les actes les plus intimes et les plus fréquents de la vie privée ? »

Je n'ai rien à ajouter, je l'avoue, à des considérations aussi énergiquement exprimées par les grands industriels et les hommes intelligents qui sont à la tête des comités des houillères du Couchant de Mons.

Quant à l'honorable M. Jacquemyns, je n'espère pas le convertir. Il n'a rencontré que des ouvriers que je n'ai pas eu occasion de voir. Je n'ai pas entendu cependant sans une vive émotion les paroles suivantes que j'ai retrouvées fidèlement reproduites aux Annales parlementaires : « Ainsi, un certain nombre d'ouvriers s'adressent au patron ; ils disent : Nous demandons telle augmentation de salaire ; si vous ne l'accordez pas, nous quitterons. Le maître accorde on n'accorde pas ; s'il n'accorde pis l'augmentation, les ouvriers quittent et tout est dit ; si le maître accorde l’augmentation, on lui dit : C'est très bien, mais nous avons encore une demande à formuler ; et on formule les demandes les unes après les autres, si bien que l'on trouve toujours un prétexte pour s'en aller. Et de la fabrique où va-t-on ? On va au cabaret, on va s'amuser, on va faire du socialisme. »

Quoi ! un ouvrier discute avec son maître les conditions de son salaire, c'est-à-dire de son pain quotidien, de la vie de sa femme et de ses enfants et quand le maître souscrit à sa demande, au lieu d'exciter dans son cœur un sentiment de reconnaissance, cette concession ne fait que le rendre plus exigeant ! Il formule de nouvelles prétentions jusqu'au moment où le maître lassé le chasse de ses ateliers et alors l'ouvrier va au cabaret faire du socialisme.

Je vous le dis, avec l'honorable M. Goblet, c'est là un tableau de fantaisie, de pure imagination. Ah ! si par malheur nous nous trompons, si vous avez dépeint, dans leur triste réalité, vos populations ouvrières, cette situation déplorable est la condamnation non seulement des ouvriers, mais surtout de l'incurie coupable de leurs patrons qui n'ont rien fait pour développer en eux le sentiment du devoir et l'amour de la famille !

Cette question des rapports des maîtres et des ouvriers a, à mes yeux, une importance considérable dans le débat. Il importe d'apprécier le véritable caractère de ces rapports, que l'honorable M. Jacquemyns présente sous un jour si sinistre, pour que la Chambre juge l'utilité ou la nécessité du projet de la commission.

Je n'ai point cru devoir prendre comme exemple ce qui se passe dans l’industrie à laquelle j'appartiens, mes impressions personnelles n'auraient point l'autorité désirable.

Je prie la Chambre de me permettre de lui donner lecture de quelques passages d’un travail, qui respire à chaque page une générosité de sentiments, une élévation de vues économiques qui font de ce livre le véritable code moral du chef d'industrie.

C'est une lettre écrite par le chef d'une grande usine, et la Chambre donnera à ce document sa véritable valeur quand j'aurai ajouté que cette usine est l'usine d'Angleur et que son directeur en 1845 était l'honorable M. Charles de Brouckere, qui écrivait cette lettre à M. le comte Arrivabene.

« Vivant depuis 1841 au milieu d'ouvriers, habitant une fabrique, en dirigeant trois autres pour la société de la Vieille-Montagne, tout mon bonheur dans cette position nouvelle pour moi, s'est résumé dans celui des travailleurs qui me secondent ; tous mes efforts ont tendu à rendre leur position meilleure. Je suis parvenu à inspirer la confiance à une population de huit à neuf cents ouvriers, me suis mis en rapport avec beaucoup de familles et suis devenu leur conseil dans bien des circonstances ...

« La plus grande jouissance du travailleur consiste à devenir propriétaire d'une habitation, c'est aussi une satisfaction et une garantie précieuse pour le maître.

« Du reste, du jour où l'ouvrier devient propriétaire, il renonce à la vie nomade, il est cloué au sol, il s'établit, surtout à la campagne, un lien indissoluble entre lui et celui pour lequel il travaille.

« Avec mille francs on n'achète pas une maison et un jardin, mais on acquiert d'abord le fonds une année, on bâtit l'année suivante, on consulte le maître sur les titres de propriété, on lui conte ses petites affaires et parfois, après lui avoir confié ses épargnes, on en obtient un prêt pour profiter de l'occasion d'arrondir sa propriété. »

L'ouvrier propriétaire ! Nous voici bien loin, messieurs, de l'ouvrier socialiste de l’honorable M. Jacquemyns !

A la suite de cette lettre se trouvent trois extraits de rapports faits au conseil d'administration, aux mois de février 1843, 1844 et 1845.

Je lis dans le premier :

« Nous faisons des efforts constants pour améliorer les nombreux ouvriers de nos établissements, nous nous les attachons en les récompensant en raison du travail de chacun, nous cherchons à leur inspirer une entière confiance par de bons procédés, soit en les aidant de conseils dans leurs affaires domestiques, soit en leur témoignant de l'intérêt dans les maladies qui les affligent. Nous le cherchons surtout en nous montrant justes parce que le sentiment de l'équité est celui qui saisit le plus les hommes. »

Voici comment commence le second rapport.

« Le nombre d'ouvriers employé en 1843, est de 778 ; il a été porté à 799 en décembre. Les ouvriers ne m'ont donné aucun motif de mécontentement ; je n'ai dû recourir contre eux à aucune mesure de sévérité. Si je m'applaudis de leur travail et de l'ordre qu'ils y apportent, eux aussi ont à se féliciter de la position qui leur est faite.

« Sous le rapport du bien-être et de la moralité des ouvriers, je me borne à invoquer les progrès de la caisse d'épargnes.

« Les petites épargnes de l'été ont permis à plusieurs ouvriers l'achat de provisions pour l'hiver et leur ont procuré une économie qu’ils avaient ignorée jusqu'ici.

« Deux maisons ont été acquises avec des épargnes qui nous avaient été confiées. »

Enfin, en 1845, voici ce que le rapport constate :

« Nous avons employé, en 1844, une moyenne de 823 et un maximum de 826 ouvriers.

« Cette population se compose presque toujours des mêmes éléments. Les mutations sont rares, grâce au système de primes qui a été si heureusement imaginé et que je cherche à étendre de plus en plus.

(page 1011) « La caisse d'épargnes continue à atteindre le but que je m'étais proposé ; elle solde par 17,350 fr. 71 c, et a subi dans le courant de l'année un mouvement de plus de 12,000 fr.

« A son aide, plusieurs ouvriers sont devenus de nouveau propriétaires, notre population est heureuse tant sous le rapport de la vie animale que sous le rapport sanitaire.

« J'aime chaque année à constater de pareils résultats parce que si l'objet de l'industrie est d'obtenir des bénéfices, l'entrepreneur qui, en faisant sa propre fortune, peut contribuer au bonheur de ceux qui l'entourent, obtient un double succès. »

Le travail de M. de Brouckere se termina par le règlement pour le service de l'usine d'Angleur. Je vous en citerai seulement les articles 1 et 10 :

« Art. 1er. Tout ouvrier employé aux fours à réduction s'engage pour une année commençant du 1er novembre et finissant le 1er octobre. Le directeur ne le congédiera que faute d’emploi ou pour un des cas prévus plus loin. »

Quant à l'article 10 qui renferme la pénalité pour la violation de l'engagement, il est ainsi conçu :

« Art. 10. Indépendamment des centimes alloués à titre de salaire il est tenu compte à chaque brigadier d'un égal nombre de centimes qui lui sont distribués à titre de gratification après l'année révolue, sous la double condition qu'il aura travaillé sans interruption depuis son engagement jusqu'au 31 octobre et que pendant ce temps il n'aura donné aucun sujet de mécontentement.

« Au même titre il est accordé une gratification de 50 centimes par jour de travail aux grands et aux petits manœuvres. »

Et savez-vous, messieurs, en quatre années combien d'ouvriers encourent la pénalité de la retenue totale de la gratification ? Elle n'a été exercée qu'à l'égard de deux hommes pour extirper un abus qui résistait à toutes les punitions.

Et ne croyez pas que l'organisation de l'usine d'Angleur soit exceptionnelle. Il n’est point de centres industriels en Belgique où l'on ne rencontre plusieurs établissements, dont les chefs ont compris qu'une des premières conditions d'existence et de succès réside dans l'union étroite des maîtres et des ouvriers et dans la solidarité de ces deux intérêts. Je pourrais vous citer l’établissement de M. Godin, à Huy, de M. Pauwels, à Molenbeek-St-Jean et vingt autres, dont l’énumération serait trop longue.

Demandez aux directeurs de ces établissements s'ils désirent que l'Etat intervienne dans le règlement des différends qui peuvent survernir entre eux et leurs ouvriers, et s'il est utile d'ajouter aux ressources de l’action civile, la crainte d'une poursuite correctionnelle ?

Tous vous répondront que l'intervention de l'Etat ne peut que troubler l'harmonie naturelle qui existe entre les deux éléments de la production ; le capital et le travail. Ils vous diront qu'ils ont dans les liens d'affection qu'ils se sont appliqués à développer dans le cœur de leurs ouvriers des armes bien plus puissantes pour sauvegarder leurs intérêts, si ceux-ci étaient menacés.

Et ici encore je vous citerai l'avis du comité des houillères du couchant de Mons qui s'exprime ainsi :

« Les relations entre les patrons et les ouvriers deviennent meilleures d'année en année. L'ouvrier commence à rendre justice aux bonnes intentions, aux louables efforts de ceux qui, parmi les maîtres, montrent quelque sollicitude pour l'amélioration du sort du plus grand nombre. Ce serait un sûr moyen d'accroître cette confiance mutuelle, qui importe tant à la prospérité industrielle du pays, que de reconnaître franchement aux ouvriers un droit qu'il serait injuste de leur contester, et que de s'associer à leurs démarches pour faire prononcer l'abolition des lois sur les coalitions, »

Mais à côté des hommes qui comprennent que l'objet de la constante sollicitude du patron, dans son propre intérêt, doit être d'éloigner avec soin de ses ouvriers les causes de la misère, de chercher à les instruire, à les moraliser, il en est qui n'ont nul souci de l'avenir des ouvriers, qui ajoutent chaque jour une pierre à l'édifice de leur fortune. Ils ne soupçonnent pas que le chef d'industrie puisse avoir charge d'âmes, comme le prêtre ou le père de famille. Quelques-uns, n'écoutant qu'un égoïsme aveugle, se réjouissent quelquefois de l'imprévoyance de l'ouvrier, de ses vices même qui le maintiennent dans sa dépendance et lui assurent le travail à bon marché.

A ceux-là, messieurs, je ne veux pas, pour ma part, donner la prison pour auxiliaire on plutôt pour complice de leur coupable indifférence ou de leur sordide calcul.

Je veux au contraire que la crainte de la suspension du travail dans leurs ateliers les détermine à prendre, dans l'intérêt du bien-être de leurs ouvriers, les mesures qu'inspirent à d'autres un cœur généreux et un esprit droit.

Qu'importe le mobile auquel ils obéiront d'abord ! Ils ne tarderont pas à s'apercevoir qu'une bonne action est presque toujours une bonne affaire et ils seront amenés ainsi à persévérer dans un système de moralisation, dont la société tout entière recueillera les fruits.

(page 1017) M. Royer de Behrµ. - Messieurs, je dois quelques mots de réponse à mes honorables contradicteurs et spécialement à MM. Jamar et Nothomb.

M. Jamar comprend lui-même si bien les besoins d'une sanction, qu'il émet l'idée que l'on peut effectuer une retenue de 10 ou 15 p. c. sur le taux des salaires. Mais, messieurs, je dirai tout simplement que c'est là d'abord une atteinte portée à la dignité de l'ouvrier ; et du reste on a parlé ici beaucoup des maîtres, on a semblé leur infliger certain blâme. Mais en fait soyez persuadé que dans l'industrie les maîtres font beaucoup plus d'avances à leurs ouvriers que de retenues sur les salaires.

L'honorable préopinant exprime le désir de me rallier au principe de la liberté absolue. Je suis en communauté d'opinions économiques sur beaucoup de points avec l'honorable membre ; et je dirai que le système que je défends n'est nullement restrictif du principe de liberté. Si je me suis servi du mot absolu dans mon premier discours pour caractériser le système de mes contradicteurs et le distinguer du mien, je le regrette, car les termes dont j'ai fait usage n'ont pas, dans ma pensée, la signification que le système de la commission soit restrictif de la liberté.

Mon système est aussi libéral que celui de l'honorable préopinant, je le démontrerai dans mon discours en répondant également à l'honorable M. Nothomb...

L'honorable M. Nothomb, avec le talent qui le distingue et dans un langage dont je m'empresse de reconnaître l'extrême bienveillance, s'est écrié : « Ce qui est juste, faites-le sur l'heure, faites-le sans marchander, il n'y a de bonne justice que la prompte justice ; j'ai moi aussi confiance dans la liberté absolue, mais cette confiance, l'honorable M. Royer de Behr l'aura demain. Moi je l'ai aujourd'hui. »

Si en effet, messieurs, une simple question de date nous sépare, ce n'est pas sur l'application du système de liberté ; si une simple question de date nous sépare, c'est sur la question de savoir si la sanction pénale doit s'effacer en présence de la sanction civile.

Je veux la liberté ; mais je veux la liberté vraie. Or, à mon sens, il n'est de liberté vraie que celle qui repose sur le principe de l'égalité. Le système que je combats froisse le principe de l'égalité. Je le démontrerai en fait.

J'en demande pardon à la Chambre, je suis encore obligé de reprendre un exemple que j'ai produit dans mon premier discours ; mais c'est qu'eu vérité je n'en trouve pas de plus concluant.

Un chef d'usine a devant lui 500 ou 400 ouvriers qui violent leurs contrais en se coalisant ; l'usine va chômer.

Quelle est la sanction du chef d'usine dans le système de M. Nothomb ?

Dérisoire.

J'intervertis les positions. Le chef d'usine manque à ses engagements. Quelle est la sanction des 500 ouvriers ? Complète, réelle, efficace.

L'honorable M. Nothomb sera forcé de le reconnaître. Il est avocat.

Je suppose que le chef d'usine dont je parie aille le consulter.

M. Nothomb, avocat, sera-t-il de l'avis de M. Nothomb, législateur ?

Je ne crains pas de l'affirmer, il dira au chef d'usine : « Je vous engage à ne pas entamer 3 ou 4 cents procès qui vous feraient rendre justice, c'est vrai ; mais en vous faisant perdre votre temps et votre argent, c'est encore vrai. »

Si ce sont les ouvriers qui consultent l'honorable membre, quand le maître aura manqué aux règles de l'équité, il dira :

« Vous gagnerez votre procès, le maître est solvable, la loi vous ouvre un recours certain. »

Ainsi, dans la première hypothèse, absence de toute sanction. Dans la seconde, sanction évidente.

Voilà cependant, en fait, le système qu'on nous propose de consacrer, mais ce système est un système de privilèges.

Or, moi, je ne veux pas plus de privilèges au profit des ouvriers qu'au profit des maîtres, et c'est là ce qui me fait dire que la liberté vraie est celle qui repose sur le principe d'égalité. C'est là enfin ce qui me fait admettre le système amendé de la commission.

Si la sanction pénale est inutile, pourquoi craint-on de l'inscrire dans le Code ?

Si elle est inutile, on n'en fera pas usage.

Et si les maîtres ou les ouvriers se coalisent pour violer toutes les règles de la bonne foi, l'on admettra volontiers que je n'aurai pas eu tort de vouloir attendre demain, pour ouvrir la porte à la licence.

Je tiens maintenant, messieurs, à me justifier du reproche qui m'a été adressé de défaut de confiance en la classe ouvrière, et à répondre sur le point de liberté absolue soulevé par l'honorable M. Jamar. Le reproche n'est pas un argument, c'est un peu d'encens que l'on est venu brûler à la popularité.

Un économiste dont l'autorité est grande, définit la liberté par a la pouvoir que l'homme acquiert d'user de ses forces plus facilement à mesure qu'il s'affranchit des obstacles qui en gênaient originairement l'exercice. »

Le même auteur ajoute « que pour disposer librement de 6es forces, il faut avoir appris à en régler l'usage, les avoir développées, avoir appris à s'en servir de manière à ne pas se nuire, et à ne pas nuire aux autres. »

Eh bien, messieurs, si nos populations se trouvaient dans cet état idéal de liberté, je ne craindrais pas, allant beaucoup plus loin que mes honorables adversaires, je ne craindrais pas de supprimer tout le Code pénal.

Nous devenons d'autant plus libres, que nous sommes plus instruits, que nous sommes moins esclaves de nos passions et de nos préjugés, que nous comprenons mieux nos devoirs envers nous-mêmes et envers les autres, et je le demande maintenant : en supposant que l'on introduisît dans nos lois des dispositions sévères et pénales sur la violation des engagements contractés entre patrons et ouvriers, n'est-il pas évident que si l’état de civilisation est tel, que chacun comprenne ses devoirs, que ces lois seront comme si elles n'existaient pas ? Cela prouve encore une fois que la sanction pénale n'est pas obstative à la liberté.

Certains criminalistes, me dira-t-on, condamnent votre système. C'est un principe, qu'on ne peut pas transformer en un délit une simple contravention civile.

Eh ! messieurs, remarquez-le, les principes absolus sont rarement applicables à l'administration des peuples et leur introduction brusque et radicale dans les lois ont souvent amené de graves dangers et de sérieuses complications.

Je suis partisan de la liberté commerciale la plus large, la plus étendue. Est-ce à dire que je voudrais du jour au lendemain transformer notre politique commerciale ?

Aucun membre de cette Chambre, ni M. de Brouckere, ni M. Jamar, ni aucun des organes les plus avancés des économistes ne vont jusque-là. Pourquoi ? Parce que cela serait injuste et d'une imprudence extrême.

Pourquoi agir avec moins de prudence en matière de liberté du travail ?

Si les criminalistes, les jurisconsultes, les économistes doivent être consultés sur les moyens de résoudre la question qui nous est soumise, il ne faut pas négliger, non plus, les enseignements de l'histoire.

Ces enseignements sont précieux et fertiles en bons conseils.

Je citerai un seul fait, mais un fait saisissant :

Au début de la grande révolution de 1789, les principes les plus larges de liberté et d'égalité furent proclamés. Ils retentirent jusque dans les Antilles, dont l'émancipation immédiate fut réclamée en France. Vainement des hommes prévoyants firent-ils entendre de prudentes observations, on leur répondit par ce cri de proscription : « Périssent les colonies plutôt qu'un principe ! »

Peu de temps après, cette grande île de St-Domingue, la plus belle possession de la France, en proie à la dévastation, couverte de ruines, échappait pour toujours à la mère patrie.

Loin de moi, messieurs, la pensée sacrilège de comparer les ouvriers belges aux révoltés des Antilles. Une telle comparaison serait odieuse, et je la repousse de toutes les forces de mon âme. L'industrie belge vaut mieux pour nous que des colonies et je ne veux pas porter atteinte à sa sécurité.

Je suis de ceux qui ont les sympathies les plus vives pour les classes ouvrières, et qui les considèrent comme le nerf de la nation. J'ai voulu (page 1018) démontrer, par un exemple saisissant, le danger d'introduire dans la législation les principes radicaux, sans y avoir suffisamment préparé les populations.

Je voterai, messieurs, pour les amendements de MM. Sabatier et Muller.

(page 1011) M. de Montpellier. - J'ai demandé la parole uniquement pour indiquer à la Chambre les motifs qui m'ont engagé à signer l'amendement de l’honorable M, Nothomb.

L'honorable membre a défendu sa thèse avec tant de talent, qu'il y aurait présomption de ma part à vouloir apporter de nouveaux arguments en faveur de notre système. Dans la question qui nous occupe je suis partisan de la liberté, de la liberté la plus étendue, la plus franche. Car, cette liberté me paraît être la condition sine qua non du progrès et c'est parce que l'amendement de l'honorable M. Nothomb consacre cette liberté que je me suis fait un devoir de le signer.

Nous faisons en ce moment une loi pour régler les rapports du capital avec le travail ; la première condition d'une loi de ce genre, c'est l'égalité. Cette égalité ne se trouve pas dans le projet de la commission, pas plus dans sa nouvelle rédaction que dans sa rédaction première. En effet la commission adoptant le principe de l'amendement de l'honorable M. Muller dit :

« Il en sera de même de toute cessation du travail faite par un ou plusieurs chefs d'ateliers ou d’usine, même sans coalition, mais en dehors des cas de force majeure et en violation des mêmes contrats, » Mais en dehors des cas de force majeure ! Voilà le patron, rétabli dans la position que lui faisait la première rédaction ; rien de plus élastique que ces cas de force majeure ! Hausse et baisse des prix, force majeure ! Activité ou stagnation de l’industrie force majeure, changements dans les rapports entre l’offre et la demande, force majeure, et ainsi de suite. Encore une fois vous établissez une inégalité fâcheuse, et du moment où vous enlevez l'égalité il n’y a plus de liberté. En plaçant une classe de citoyens dans un état d'infériorité vis-à-vis des autres, vous la placez dans, un état de dépendance et vous allez à rencontre de l'esprit de la Constitution.

La commission pense que la violation des conventions doit être soumise à l'action pénale. Jusqu'à cette heure, je croyais que les conventions civiles ne pouvaient donner lieu qu'à une action civile ; mais, comme je ne suis pas avocat, je n'approfondis pas cette question. Seulement, si je comprends bien la rédaction de la commission, elle revient à dire ceci :

« Les patrons coupables payeront une amende ; les ouvriers coupables seront jetés en prison. »

Toujours l’égalité ! Mais, me direz-vous, cette inégalité résulte de la force des choses : l'ouvrier n'offre aucune espèce de garantie, de responsabilité, on ne peut lui demander des dommages-intérêts. Je répondrai à cela, messieurs, que cette responsabilité civile de l'ouvrier est beaucoup plus réelle qu'on nelte pense. Grâce aux développements de l'industrie, le travail ne manque pas aujourd'hui et, en général, il est bien rémunéré, dans certaines industries même, les ouvriers jouissent d'une certaine aisance ; ils possèdent, ils sont même parfois électeurs ; il me semble que ces ouvriers sont à même de répondre de dommages-intérêts qu'où pourrait leur demander.

Il y aurait, du reste, un autre moyen de punir l'ouvrier qui a rompu ses engagements. C'est, on l'a dit avant moi, en faisant une retenue sur ses gages. Ou pourrait aussi faire une nouvelle loi sur les livrets. Au lieu de cela, vous le jetez en prison, mais c'est une injustice. Ne savez-vous pas que l'homme qui a été en prison est déshonoré, que ce déshonneur rejaillit sur sa femme et ses enfants, que vous développez dans le cœur de toute une famille un germe de haine contre la société ? Cette sévérité a, du reste, un autre défaut, elle est imprévoyante. Soyons plus généreux envers les classes malheureuses. Cette générosité est peut-être de la prudence, j'ose le dire !

J'ai peur que l'on ne nous accuse un jour d'avoir manqué de franchise. Nous parlons au nom des grands intérêts de l'industrie, au nom des exigences sociales. Est-ce bien pourtant là l'objet de nos soucis ? Ces grands mots ne cachent-ils pas autre chose ? Notre intérêt personnel ! je le crains bien. Soyons donc, je le répète, plus généreux, s'il y a des sacrifices à faire, c'est le capitaliste qui doit le faire et non pas le prolétaire.

Comme je le disais en commençant, messieurs, je suis partisan de la liberté ; mais lorsque cette liberté dégénère en licence, je deviens son adversaire, je le prouve bien en signant l'amendement de l'honorable M. Nothomb ; car et amendement punit tous ceux qui auront porté atteinte à la liberté du travail, soit par des violences commises, des injures, des menaces, des atteintes, des défenses, des interdictions ou autres prescriptions quelconques, etc.

Qu'on ne nous adresse donc pas le reproche de vouloir favoriser le désordre : nous voulons ma liberté s'exerçant dans les limites de la sagesse et de la justice.

Une dernière observation et je termine.

Il ne suffit pas, messieurs, pour mettre fin aux coalitions de faire des lois, quelque sévères qu'elles soient : il y a un autre remède tout aussi nécessaire et selon moi beaucoup plus efficace, c'est le remède moral : moralisons les ouvriers et ils ne se coaliseront pas contre nous ! Aujourd’hui on fait de l'homme une machine dont on se sert pour résoudre ce problème : Produire le plus possible avec le moins d'argent possible. Du moment que l'ouvrier travaille bien, nous fait gagner beaucoup, nous sommes satisfaits.

L'actionnaire pour qui le vrai bonheur consiste souvent, pardonnez-moi l'expression, dans l'annexion de gros intérêts, s'occupe fort peu de la partie morale de celui qui l'enrichir. Les ouvriers travaillent sans relâche toute leur vie, sans avoir la moindre idée de principes religieux et moraux, et l'on s'étonne qu'au jour du malheur, ces hommes aient (page 1012) recours à la violence pour parvenir à une position meilleure. Cela ne s'est vu malheureusement que trop souvent.

Je dois pourtant ici rendre hommage à des industriels sages et intelligents, qui comprennent qu'ils ont un autre devoir à remplir vis-à-vis de leurs ouvriers que celui de leur donner des moyens d'existence, à ces industriels, qui sans nuire le moins du monde à leurs affaires, élèvent des églises, bâtissent des écoles, des hôpitaux. Malheureusement il n'en est pas partout ainsi : il existe des industriels qui ne s'occupent que des moyens de réaliser les bénéfices les plus considérables, sans avoir le moindre égard à la morale. C'est ainsi que dans une des provinces les plus industrielles de la Belgique on enterre pêle-mêle filles et garçons, dans les entrailles de la terre et du moment qu’ils reviennent au jour avec un ânier de houille on s’inquiète fort peu des pertes que la morale peut avoir essuyées de cette nouvelle application du système de Carrier.

Non, messieurs, si nous voulons apporter un remède efficace aux coalitions, moralisons l'ouvrier ; soyons à ses côtés, pendant sa pénible carrière pour l'encourager lorsqu'il hésite, pour le consoler dans ses peines, pour récompenser son zèle. C'est ainsi que nous prouverons aux classes pauvres, aux populations ouvrières que les riches ne sont pis des tyrans qu'ils sont au contraire leurs amis et leurs frères.

M. de Naeyer. - Messieurs, la question qui nous est soumise m'a paru excessivement délicate, et j'avoue très humblement que j'ai dû réfléchir longtemps avant de pouvoir former ma conviction. Sous ce rapport, je dois des remerciements aux honorables membres qui ont pris la parole avant moi, les observations qu'ils ont présentées avec tant de talent (erratum, page 1038) ont été très utiles pour dissiper mes doutes et assurer définitivement mon opinion.

Dans cette discussion on a parlé beaucoup de la liberté ; en effet la liberté est en cause, mais à un point de vue spécial au, point de vue de la responsabilité qu'elle a pour conséquence obligée ; je crois que nous devons nous garder de confondre la liberté et la responsabilité qu'elle engendre nécessairement.

Dieu nous a créés libres ; il n'a pu le faire qu'à une seule condition ; c'est de nous rendre responsables, car la liberté, sans responsabilité serait une monstrueuse immoralité, et serait le despotisme dans toute sa laideur. Si la liberté est la source de nos droits, la responsabilité, qui en est la conséquence nécessaire, est la source de nos devoirs.

Malheureusement l'homme est naturellement trop porté à exagérer les droits en amoindrissant les devoirs. Les pouvoirs publics ont pour mission de combattre cette déplorable tendance, source trop féconde de désordres et de perturbations.

Messieurs, je crois qu'il convient de bien constater l'état actuel de la question.

D'abord il est à remarquer que la disposition du Code pénal de 1810 qui, disons-le, a souillé trop longtemps notre législation, n'a pas trouvé ici l'ombre d'un défenseur ; personne n'a proposé et ne propose de frapper la coalition proprement dite, personne ne soutient un système qui tendait à attacher l'ouvrier à l'atelier comme une espèce de serf à la glèbe.

Nous sommes unanimes pour proclamer la liberté du travail. Nous admettons tous, je pense, que les ouvriers ont le droit de quitter librement le maître qu'ils ont choisi librement, qu'ils ont le droit de se réunir, de former des associations, de délibérer sur leurs intérêts communs, d'arrêter ensemble, de commun accord toutes les mesures les plus propres à rendre leur travail plus productif, mais tout cela à une condition, et c'est une condition de droit commun, à la condition d'agir loyalement, de ne pas recourir à des mauvais moyens, de se conduire en honnêtes hommes, de respecter la foi sacrée des contrats.

Eh bien, messieurs, je trouve que nous ne pourrions pas supprimer cette condition sans injurier la classe ouvrière, car, je vous le demande, ne serait-ce pas lui infliger un outrage sanglant que de lui dire : « Vous formez une classe tristement privilégiée ; ou vous permet à vous de rompre, de fouler aux pieds vos engagements, c'est à-dire de souiller votre dignité d’homme d'honneur. » Une concession aussi étrange, oh ! sans doute, nos classes ouvrières s'empresseraient de la repousser avec indignation.

Messieurs, on l'a déjà dit, et il est bon d'insister sur ce point, parce qu'il fait ressortir le véritable caractère de ce débat ; ce que la commission propose de punir, c'est un fait complexe, un fait composé de plusieurs éléments essentiels : il faut d'abord la violation d'un devoir et d'un devoir sacré, celui qui oblige l'honnête homme à faire honneur à ses engagements.

Cela ne suffit pas, il faut en outre que la violation du devoir ait été délibérée mûrement et délibérée en commun, qu'elle soit le résultat d'un concert, d'un concours de volontés, d'une espèce de complot organisé, cela ne suffit pas encore, il faut de plus que la violation du devoir ait produit un mal, un mal réel, un mal grave, la cessation du travail, ordinairement le chômage d'une usine, c'est-à-dire la paralysie au moins momentanée d'un de ces organes multiples de la production nationale. On a cherché à trouver une contradiction dans ce que proposait la commission ; on a dit :

Comment ! la violation du contrat par un seul, vous ne la trouvez pas punissable et quand ce seul se joint à d'autres la violation du contrat pour lui est la même, et alors cependant vous trouvez qu'il peut y avoir délit.

Je crois que cette contradiction n'existe pas en réalité.

Si vous voulez bien pisser en revue la plupart des délits inscrits dans le Code pénal, vous trouverez que presque tous se composent d'éléments multiples, dont chacun, pris isolément, n'est pas un délit.

Je citerai un seul exemple : cesser ses payements n'est pas un délit ; faire des dépenses excessives n'est pas un délit ; car s'il fallait coffrer tous les gens atteint de ce travers-là, il est évident que nos prisons devraient être considérablement agrandies.

Eh bien, quand les deux faits se réunissent dans le chef d'un commerçant, il y a délit, il y a banqueroute simple. Ceci présente une certaine analogie avec un phénomène qui se produit dans l'ordre physique, où nous voyons la réunion de plusieurs corps donner lieu à une combinaison présentant des caractères tout nouveaux.

Messieurs, jusqu'ici je suis assez d'accord avec la commission. Je le reconnais franchement, plusieurs objections qui ont été présentées contre le travail de la commission proviennent d'une appréciation inexacte de ses propositions ; mais si nous avons été d'accord jusqu'ici, le moment est cependant venu où nous devons nous séparer.

La commission ne veut punir que la violation du devoir et la violation du devoir présentant un caractère de gravité réelle ; sous ce rapport, il faut lui rendre cette justice, elle se sépare à l'école utilitaire, mais cela ne suffit pas pour établir le droit de punir.

Mais la justice absolue de la peine ne suffit pas pour la légitimer. Dieu s'est réservé la justice absolue ; il n'a donné à l'homme qu'une justice relative, une justice restreinte absolument aux nécessités sociales ; les besoins impérieux de la société peuvent seuls armer l'homme de ce pouvoir terrible qui lui permet d’infliger des pénalités à ses semblables, c'est-à-dire que la peine doit être juste avant tout, mais en outre qu'elle doit être encore absolument nécessaire.

Il est une troisième condition à ajouter, il faut que la peine soit exempte d'inconvénients graves, d'inconvénients tels qu'il y a véritablement doute sur le point de savoir si le mal qui peut en résulter n'est pas à peu près équivalent aux avantages que l'on a en vue.

Sans ces conditions impérieusement requises, votre loi cesse d'avoir son caractère moral, son caractère d'enseignement comminatoire, parce qu'elle se présente aux populations comme un grief, avec un caractère d'usurpation ; et dès lors elle sème l'irritation, elle provoque la révolte des esprits, elle allume les mauvaises passions, au lieu de fortifier les bons sentiments.

Quant à l'autre condition, je n'ai pas besoin d'insister là-dessus. Pourquoi punir, si la punition doit vous faire craindre d'amener autant de mal que de bien ? Evidemment il s'agit alors d'un luxe d'inutile sévérité, dont la jouissance vous est interdite.

Eh bien, c'est en prenant pour guide (erratum, page 1038) ces principes, que je me suis demandé s'il fallait inscrite dans notre Code pénal le délit tel qu'il est caractérisé par la commission ; et ma réponse a dû être négative.

La peine est-elle nécessaire ? Eh ! mon Dieu, transportons-nous au-delà du détroit du Pas-de-Calais et nous nous trouverons dans le premier pays du monde, sous le rapport industriel bien entendu ; l'on sait que dans ce pays une semblable disposition pénale n'existe pas. (Interruption.)

C'est une erreur, me dit-on ; je crois, au contraire, que c'est un fait positif qui a été accepté dans tout le cours de la discussion.

Est-ce qu'en Angleterre on punit correctionnellement la violation des contrats entre maître et ouvriers alors même que ce serait le résultat d'une coalition ?

- Un membre. - Si ! si !

M. de Naeyer. - Il ne suffit pas de contredire, mais il s'agira de prouver qu'une pareille législation existe en Angleterre, et c'est là ce qu'on ne fait pas.

L’Angleterre a une importance industrielle bien autre que la nôtre ; et cependant je n'admets pas que les populations ouvrières de l'Angleterre soient puis honnêtes, plus loyales, plus fidèles à leurs engagements que les nôtres. Je reconnais la supériorité (erratum, page 1038) industrielle de la nation anglaise. Mais sous le rapport de la moralité des classes ouvrières, non, messieurs, la Belgique ne le cède certes en rien à l’opulente Angleterre.

Ainsi, avec des besoins beaucoup plus grands et avec des garanties qui ne sont pas plus considérables que les nôtres, l'Angleterre se passe de la législation pénale que vous voulez nous faire accepter comme indispensable.

Cette situation de l'Angleterre a été admise, je le répète, dans tout le cours de la discussion comme un fait incontestable. Cela est tellement vrai qu'on s'est borné à répondre que cette situation donne lieu à des inconvénients.

Maintenant, quant à ces inconvénients, je demanderai aux honorables auteurs de la disposition que nous discutons, s'ils out la prétention de nous soumettre une proposition qui n'aura pas d'inconvénient.

Or, les inconvénients qui ont pu se produire en Angleterre n'ont pas été reconnus tels, qu'un seul homme sérieux soit venu demander l'intervention du procureur du roi ou du gendarme pour le faire cesser.

L'honorable M. Sabatier résumait l'autre jour la discussion, en quelque sorte, en deux points ; il disait :

Il faut nécessairement des engagements entre les patrons et les ouvriers ; il faut, ajoutait-il, que l'exécution de ces engagements soit assurée.

(page 1013) L'industrie ne peut vivre qu'à ces conditions.

L'honorable membre en concluait qu'il fallait adopter le système de la commission. Je puis admettre toutes les parties du raisonnement de l'honorable membre, à l'exception de la conclusion. Le « donc » est de trop parce qu'il exprime un rapport qui n'existe pas entre les prémisses et la conclusion.

D'abord, quant aux engagements entre les patrons et les ouvriers, ceux qui combattent le projet de la commission sont loin de vouloir les défendre ; ils laissent aux industriels la liberté la plus absolue qui est accordée à tout le monde. (erratum, page 1038) Or, suivant l'excellente doctrine de l'honorable M. Pirmez, c'est le propre de la liberté de faire assez promptement ce qui est nécessaire, et (erratum, page 1038) de le faire dans la vraie mesure des besoins.

Par conséquent, si ces engagements sont nécessaires, (erratum, page 1038) ils se feront sous l'influence bienfaisante de la liberté.

Mais, dit-on, à quoi bon un contrat, si l'exécution n'est pas assurée ? Ce sera un morceau de papier qui ne servira à rien ; sans prison et sans gendarme, l’engagement contracté par des ouvriers est une chimère. Je ne puis admettre qu'il en soit ainsi. Si c'était là la vérité, nous nous trouverions en présence d'une situation bien désolante et bien pénible. Il n'est pas vrai qu'il n'y ait pour assurer l'exécution des engagements contractés par des ouvriers que la prison et les gendarmes ; pour arriver à une pareille conclusion, il faut laisser de côté et les garanties morales et ce que j'appellerai les garanties civiles.

L'homme qui manque à ses engagements alors surtout qu'il s'agit d'engagements revêtus d'un certain caractère de publicité, ne perd-il pas la considération de ses concitoyens, n'est-il pas flétri dans l'opinion publique, ne subit-il pas une véritable dépréciation morale ? Et je dis que la dépréciation morale est plus redoutable pour l'ouvrier que pour l'homme fortuné ; la valeur morale pour l'ouvrier est tout, il n'a que cela, si elle est dépréciée, il ne lui reste plus rien ; il n'en est pas de même de l'homme fortuné, nous en voyons qui, à force de dépenses habillement combinées, imposent silence au mépris public et parviennent même à avoir une espèce de milieu artificiel où ils reçoivent du moins des signes extérieurs de respect et de considération qui leur tiennent lieu de témoignages d'estime.

Il n'en est pas de même pour l'ouvrier qui a perdu son honneur ; il est signalé comme un homme sans parole, sans respect pour ses engagements, il ne rencontre partout que mépris et que répulsion. Que voulez-vous qu'il devienne, s'il a abandonné un maître en violation de son contrat ? croyez-vous qu'il serait accepté par un autre maître ? Tout serait perdu pour lui. Il y aurait une garantie énorme dans cette responsabilité morale.

La garantie civile n'est rien, dit-on ; mais l'ouvrier qui n'exécute pas son contrat n'est-il pas justifiable des tribunaux ? Il y a d'abord des conseils de prud’hommes qui peuvent prononcer des arrêts, et (erratum, page 1038) d'autres tribunaux qui peuvent les condamner à des dommages-intérêts. Mais qu'est-ce que c'est qu'une condamnation civile contre un ouvrier qui n'a rien ?

C'est une véritable calamité qui le met dans l'impossibilité d'améliorer son sort, c'est une chaîne qu'il traîne après lui. Avant d’être condamné il n'avait rien ; mais alors qu'il est frappé d'une condamnation, il a moins que rien, il est grevé de dettes qui brisent tout son avenir.

En présence de ces considérations que je me contente d’indiquer, peut-on soutenir sérieusement que pour l'exécution des engagements des ouvriers, il n'y a d'autres garanties sérieuses que la loi pénale ?

Messieurs, je n'insisterai pas davantage pour démontrer que dans mon opinion, dans mon intime conviction, il est impossible d'admettre que la peine qu'on veut comminer soit une peine nécessaire ; même j’ajoute que cette peine entraînerait les inconvénients les plus graves.

A cet égard je me réfère d'abord aux observations qui vous ont été présentées par d'honorables collègues.

L'honorable M. Nothomb vous a dit qu'elle serait une arme redoutable entre les mains de ceux qui agitent les classes ouvrières dans l'intérêt de leur ambition, pour arriver à la réalisation de théories subversives, parce qu'elles sont en opposition manifeste avec les conditions de l'humanité.

Voici comment je résume la question à ce dernier point de vue : on vous propose de décréter une disposition pénale exorbitante et on vous propose de la décréter contre une classe de citoyens nombreuse, formant une partie considérable de la souveraineté nationale sans avoir voix au chapitre.

Il est vrai que la Constitution n'exclut pas de droit les ouvriers de l'urne électorale, mais de fait cette exclusion existe, nous devons tenir compte de cette situation ; elle nous impose une grande réserve. Si nous représentons ici les ouvriers sans eux, gardons-nous de les représenter contre eux.

J'ai dit que la disposition était exorbitante ; cela est clair comme le jour. Quelle est la règle de notre législation ?

C’est que pour l'exécution des contrats civils on n'a recours ni au procureur du roi ni aux gendarmes. On a cité des exceptions ; ces exceptions confirment ce que je disais, c'est que la disposition est exorbitante. Je n'ai pu lire dans les Annales les cas exceptionnels qui ont été signalés par l'honorable M. Carlier, parce que je crois que le discours de l’honorable membre n'a pas encore été publié. Mais si j'ai bien compris, il s'agissait là de la violation d'un contrat civil, mais en outre d'une espèce de profanation d'un caractère public ou bien il s'agissait d'engagements contractés envers le gouvernement pourvoyant aux besoins d'un service public.

Rien de pareil n'existe ici ; ainsi on a parlé de la faillite d'agent de change ; mais l'agent de change est revêtu d'un caractère public, il a reçu une nomination et un privilège du gouvernement ; cette nomination lui impose des devoirs spéciaux. Si j'ai bonne mémoire, il a encore été question des engagements pris par les fournisseurs de l'armée ; il y a là un intérêt autrement grave en jeu que celui que nous débattons en ce moment.

Il est incontestable que la disposition a un caractère exorbitant, en outre elle est dirigée contre les ouvriers seuls Mais vous n'avez donc pas lu la disposition ! va-t-on me dire. Les maîtres y figurent positivement à côté des ouvriers. C'est vrai ; mais soyons francs, ils y figurent pour la forme, par précaution oratoire. Si vous n'aviez pas craint des abus de la part des ouvriers, vous ne feriez pas la loi ; preuve que c'est contre les abus que vous craignez de leur part que vous la dirigez, qu’en réalité c’est là le seul et unique objet de la disposition que nous examinons, et sous ce rapport le dernier travail de la commission présente quelque chose d’assez curieux.

J'y ai trouvé, je dois le dire, des formes extrêmement habiles et extrêmement adroites pour exprimer une pensée qui, exposée tout nuement, aurait un certain caractère de naïveté ; c'est ainsi que la commission ne fait pas la moindre difficulté de créer un délit tout nouveau, dont on n'avait pas parlé encore, celui de la violation isolée du contrat par le maître, et elle le fait en comminant contre le maître des peines, qu'elles reconnaît ne devoir jamais, pour ainsi dire, obtenir d'application.

Et pourquoi cela ? Pour répondre aux objections qui peuvent s'élever contre les dispositions pénales frappant l'ouvrier. Mais franchement pouvons-nous en déployant contre les maîtres une sévérité apparente reconnue inutile, acquérir les droits d'user d'une rigueur très réelle contre les ouvriers ?

Je vous avoue, messieurs, que la matière pénale me paraît beaucoup trop dure, beaucoup trop résistante pour se prêter à ces combinaisons artificielles.

Ce qu'on est obligé de faire pour établir une espèce d'égalité apparente, pour justifier jusqu'à un certain point sous le rapport de la forme, le délit qu'on établit contre les ouvriers, me prouve une fois de plus que nous n'avons pas le droit de faire ce qu'on propose de faire. Telle est ma conviction intime qui me déterminera à voter contre le système de la commission.

M. Pirmez, rapporteur. - Messieurs, en entendant le commencement du discours de l'honorable M. de Naeyer, je croyais que le système de la commission avait acquis un puissant défenseur. Il me semblait que je n'avais qu'à renoncer à la parole ; l'honorable membre avait si bien exposé le principe du projet, il avait si bien démontré combien sont faibles les arguments qui jusqu'ici lui ont été opposés, que réellement j'aurais cru abuser des moments de la Chambre en insistant sur ces raisons si graves et si décisives.

Messieurs, après les prémisses de l'honorable membre, toute la Chambre a partagé ma surprise en le voyant combattre le système que lui-même venait de défendre. M. de Naeyer a voulu nous donner un grand exemple de la force de son talent en montrant comment il peut bien soutenir une cause, et comment, après l'avoir bien défendue, il peut ensuite bien la combattre.

Messieurs, la Chambre me permettra, avant d'aborder la question spéciale qui nous occupe en ce moment, de lui indiquer au milieu de quelles autres questions elle est soumise à la Chambre.

Le titre V du Code pénal, que la Chambre est occupée à réviser contient toutes les infractions qui concernent spécialement le commerce et l'industrie.

Avant que d'aborder le détail, il fallait être d'accord sur les principes à consacrer.

Devait-on maintenir une certaine réglementation du travail et du commerce, la tutelle de l'autorité sur l’activité privée, les mesures préventives du pouvoir contre les actes individuels, ou, confiant en la liberté, fallait-il laisser le champ libre à l'action des citoyens ?

Telle était la question dans ses termes généraux.

Votre commission n'a pas hésité, et à l'unanimité elle a décidé l'abolition de tout ce qui pouvait entraver la liberté en ne portant ses rigueurs que contre les actes qui attentent au droit.

Les conséquences de ce principe ont été fécondes ; elles ont été immédiatement appliquées à des cas nombreux.

Le Code actuel porte des peines contre la violation des règlements relatifs à l'exportation des marchandises. Ce délit est supprimé.

Le Code actuel porte des peines contre le délit d'embauchage d'ouvriers. Ce délit est supprimé.

Dans la matière des coalitions qui nous occupe, tout ce qui ne porte pas le caractère d'un attentat au droit, devient permis.

Le délit du monopole ou de l'accaparement des marchandises, supprimé.

Le délit consistant à parier sur le cours des fonds publics, supprimé.

(page 1014) Les délits relatifs aux enchères publiques, pour autant qu'ils ne sont pas empreints de violence, supprimés.

Enfin, le commerce d'argent a été rendu libre par la suppression du délit d'usure.

Messieurs, c'est au moment où la commission apporte ces réformes si importantes et si graves, que l'honorable M. Goblet n'a pas craint de venir accuser la commission d'un amour exagéré pour les pénalités et de créer à plaisir des infractions nouvelles. C'est au montent où nous venons les mains vides d'infractions, dans une matière qui en était hérissée, que l'honorable membre nous fait ces reproches.

Messieurs, je ne regrette pas ces critiques pour l'œuvre que je défends ; je m'en réjouis, au contraire ; je crois que l'honorable M. Goblet seul peut les regretter.

Je laisse ces critiques se briser contre l'évidence des faits, mais ces accusations, si souvent relevées, se reproduisant dans de pareilles circonstances, feront voir ce que valent les reproches qui ont été adressés au nouveau Code.

Messieurs, je viens de dire à la Chambre que la commission avait adopté comme guide, dans cette révision des délits qui concernent le commerce et l'industrie, le principe de la liberté.

Certes si jamais l’hésitation était permise dans l'application de ce principe, c'était en matière de coalition. Vous connaissez les faits déplorables auxquels les coalitions ont donné lieu en Angleterre ; vous savez tous les dommages immenses que les grèves ont causés à l'industrie, les attentats si graves contre les personnes et les propriétés, les meurtres même qui ont été commis par suite de ces coalitions.

Votre commission n'a pas hésité cependant à être conséquente avec elle-même. Mais, je dois le dire, au moment où elle vous proposait les articles qui vous sont actuellement soumis, elle croyait avoir à les défendre non pas contre ceux qui trouvaient que la liberté était encore trop limitée, mais contre ceux à qui les conseils de la prudence feraient trouver que notre réforme était exagérée. Elle s'est trompée et elle n'a qu'à s'en féliciter.

Nous n'avons pas entendu une seule voix. M. de Naeyer vient de le faire remarquer, demander le rétablissement de la législation de 1810. Mais cette unanimité d'approbation sur cette réforme nous a créé un adversaire. L'honorable M. Goblet nous l'a déclaré, à première vue de notre projet, il était tout prêt à s'y rallier, mais quand il a vu que notre système n'était pas combattu, comme trop libéral, quand surtout il a entendu M. Jacquemyns l'approuver, il s'est décidé à le combattre.

Que l'honorable membre me permette de le lui dire, si le désir d'approuver empêche quelquefois d'apprécier bien, celui de contredire conduit souvent aussi au même résultat.

Je dois, messieurs, rétablir dans son ensemble et vous exposer d'une manière complète le système de la commission dans la matière qui vous occupe.

Comme l'a très bien fait observer l'honorable M. Nothomb, le système se divise en deux parties ; une partie générale, une partie spéciale.

La partie générale se résume en deux propositions, la coalition simple est permise ; les violences qui portent atteinte à la liberté du travail sont punies.

A côté de cette partie générale, il y a une partie plus spéciale, c'est celle qui concerne la violation des engagements par suite de coalition. Telles sont les dispositions qui constituent le projet.

Messieurs, on a singulièrement méconnu la portée de la réforme que nous faisons dans la partie générale de notre projet. A entendre d’honorables membres, on croirait que nous n'avons rien fait. D'après M. Goblet, nous rétablissons d'une main ce que nous avons défait de l'autre.

M. Jamar a parlé dans le même sens. Il nous a cité certains faits, et pour nous combattre, il a opposé que ces faits demeuraient, encore punis sous le régime du nouveau Code pénal. Eh bien, l’erreur des honorables membres est si grande, que de tous les faits qu'a cités l'honorable M. Jamar dans la séance de samedi dernier et dans celle d'aujourd'hui, il n'en est pas un seul qui soit puni par le système qui vous est soumis.

Oui, constatons-le bien, tandis qu'aujourd'hui toute coalition est défendue, à l’avenir toute coalition en elle-même sera libre. Liberté pleine et entière du concert, de l'association, de la coalition sous toutes leurs formes ; la répression ne commence qu'au moment où l'attentat au droit d'un tiers vient se montrer, et c'est là un élément étranger à la coalition.

Mais, messieurs, en adoptant ainsi des principes aussi larges, en permettant tous les actes qui n'attentent pas aux droits des tiers, nous devions, pour appliquer complètement ces principes de liberté, nous montrer sévères contre les actes qui portent atteinte à ces droits.

Je sais bien que c'est une opinion ou plutôt un sentiment assez répandu de considérer les attentats à la liberté comme partant toujours d'en haut, jamais d'en bas, du pouvoir et non des citoyens. On ne se préoccupe en général que des dispositions répressives des lois et des peines quelles édictent comme seules capables d'entamer la liberté, et l'on ne voit pas les attentats que les individus peuvent commettre contre la liberté d'aunes individus.

C'est ainsi que l'on croit faire un sacrifice à la liberté dans toute suppression de délit

C'est là une fausse intelligence des besoins de la liberté, et c'est une erreur qui n'est propre qu'aux pays où elle n'a que peu ou point régné.

Voyez ce qui se passe dans un grand pays voisin, d'où nous vient l'appréciation inexacte que je signale. L'autorité n'a qu'à paraître sous une forme quelconque, par l'acte le plus légitime contre le particulier le moins digne d'égards, le sentiment des personnes présentes ne sera pas un instant incertain, toujours il se prononcera contre l'autorité. C'est que là la liberté n'a jamais existé ; le pauvre l'y a toujours entamée ; autorité et liberté ont fini par être considérées comme deux termes qui s'excluent ; et comme l'attachement à l'une est un sentiment inné chez tous, la répulsion pour l'autre y est devenue aussi commune.

Mais voyez maintenant ce qui se passe dans un autre pays où la liberté est ancienne et immense ; c'est le contraire qui se présente ; le respect de l'autorité y est aussi grand que l'amour de la liberté.

Quand l'autorité paraît, elle est entourée du respect de tous. C'est que là le temps a fait comprendre que dans les pays libres, l'autorité est la sauvegarde de la liberté.

Eh bien, cette tendance à exclure des délits me paraît prouver qu'on ne comprend pas assez bien la liberté.

Il faut donc le reconnaître, le devoir du législateur est, pour que la liberté soit pleine et entière, pour qu'elle soit aussi vraie et aussi étendue que possible, de s'attacher autant à punir les faits qui portent atteinte à la liberté qu'à faire naître les actes qui n'y portent pas atteinte.

C'est en parlant de ce principe, que la commission a dû, dans son second article, énumérer avec soin toutes les atteintes qui peuvent être portées à la disposition du travail. Son œuvre n'eût pas été complète, si elle ne l'eût pas fait, et je réponds ainsi à l'avance à un amendement qui n'a pas encore été développé dans cette enceinte, mais qui a été soumis à la commission, à l'amendement de l'honorable M. Guillery. L'honorable membre a proposé la suppression de plusieurs dispositions que comprend l'article 348.

La commission a pensé que cet article devait être maintenu dans toute sa teneur, afin de prévenir la contrainte sous toutes ses formes.

Elle admet comme principe que dès l'instant où un individu veut diminuer la liberté d'un autre individu, veut le forcer à un acte quelconque, il porte nécessairement atteinte à la liberté et le délit existe.

Mais faut-il, en cette matière, porter des peines spéciales et les peines ordinaires ne suffisent-elles pas ? Quelques mots répondront à cette question.

L'association est une grande force, elle donne un grand pouvoir à ceux qui la forment. Cette force qu'ont les coalitions, oblige la loi, pour défendre la liberté des individus qui n'y sont pas entrés, à des précautions plus grandes et plus sévères. La défense doit être proportionnée à la force de l'attaque.

La coalition attend toujours ses résultats d'une grande unanimité d'efforts : tous les maîtres ou tous les ouvriers qui ne se rangent pas dais la coalition, sont un obstacle à ses effets. Cela suffit pour que toujours ceux qui se coalisent se prononcent énergiquement contre ceux qui ne sont pas avec eux et tâchent de les contraindre à y entrer.

L'expérience confirme ce que j'avance.

Mais en Angleterre, pas une seule coalition ne s'est présentée sans que des faits de violence l'aient accompagnés ; et ici encore je dois répondre à l’honorable M. Goblet, qui nous a fait un tableau de fantaisie de ce qui se passe en Angleterre. Il nous a d'abord montré l'Angleterre comme exempte de tout communisme.

Il avait oublié sans doute l'agitation chartiste. Il nous a représenté les coalitions en Angleterre comme étant toujours paisibles, pures d'actes de violence ou d'intimidation. Or voici ce que je lis dans l’ouvrage de M. Léon Fauchier sur l'Angleterre :

« Il n'y a peut-être pas d'exemple en Angleterre d'une coalition qui ait respecté les dissidences individuelles, et qui n'ait employé que les moyens de persuasion pour en triompher. Les plus pacifiques au début finissent par des appels à la force brutale. On s'assemble par troupes, on arrête arbitrairement des prix que l'on prétend imposer ensuite ; les ouvriers qui refusent de se joindre au mouvement sont insultés, battus, et voient quelquefois leur vie menacée ; les maîtres qui résistent deviennent l'objet du ressentiment populaire, on ferme leurs ateliers, et l'on désigne souvent leurs manufactures à l'incendie. Le travail est interdit partout, des contributions sont levées sur les professions encore actives, au profit de celles qui chôment ; les classes inférieures s'isolent, et tout faubourg d'une ville industrielle devient un mont sacré d'où les ouvriers lancent des regards de colère sur les rangs supérieurs de l'ordre social. »

Voua voyez, messieurs, combien ces indications sont graves.

Je me bornerai à vous citer un fait que j'emprunte au même ouvrage, pour justifier le maintien de peines contre les interdictions, les prescriptions prévues par l'article. 546.

Voici le serment qui était prêté par l'union des fileurs de Glascow.

« Moi X..., devant Dieu tout-puissant et devant les témoins ci présents, je jure volontairement d'exécuter, avec zèle et avec promptitude, autant qu'il dépendra de moi, toute tâche ou injonction que la majorité de mes (page 1015) frères m'imposera dans notre intérêt commun, comme de punir les traîtres (knobs, ce sont les ouvriers qui travaillent malgré l'injonction de l'Union), d'assassiner les maîtres qui nous oppriment ou qui nous tyrannisent ; de démolir les ateliers qui appartiennent à des propriétaires incorrigibles, et de contribuer aussi avec joie à nourrir ceux de mes frères qui auraient perdu leur emploi par suite de leurs efforts contre la tyrannie, ou qui auraient renoncé au travail pour résister à une réduction de salaire. Je jure, de plus, de ne jamais divulguer l'engagement que je prends ici, si ce n'est dans les occasions où j'aurai été désigné pour faire prêter le même serment aux personnes qui voudront devenir membres de notre association. »

M. De Fré. - Cela ne s'applique pas à la Belgique.

M. Pirmez. - Je réponds à ce qu'on a dit quant à l'état de choses qui existe en Angleterre, et je crois que ce que je réponds est péremptoire.

Maintenant une autre observation en réponse à l'interruption.

Actuellement notre législation défend complètement les coalitions ; elle en arrête préventivement les effets. Je dois dire que j'ai l'espoir et la confiance que les coalitions, avec la législation nouvelle, ne deviendront pas plus désastreuses qu'aujourd'hui. Mais lorsque je vois dans un pays voisin les coalitions conduire à de pareils excès, je dis que l'ordre social doit être armé pour y résister et les frapper ; qu'il ne faut pas attendre que les choses aillent aussi loin ; que du moment que la coalition montre des tendances de contrainte qui s'aggraveraient si on ne les arrêtait pas dans leur germe, l'ordre social doit les réprimer.

Je continue la citation que je faisais sur les faits qui se sont passés en Angleterre.

Lorsque le comité directeur avait décrété la peine de mort contre un homme, ouvrier ou maître, il trouvait toujours, parmi les membres de l'union, comme autrefois les tribunaux Vehmiques, quelque bourreau pour l'exécuter. Si le meurtrier hésitait à tenir l'affreux serment, on lui donnait de l'argent, on payait ses dettes, ou même on se bornait à l'encourager par quelques verres de whiskey. Les seules victimes en Angleterre furent M. Thomas Ashion et un ouvrier dans les environs de Leeds. Mais à Dublin dix ouvriers furent assassinés en trois ans ; à Glascow l'on n'épargna pas les femmes, et toutes sortes d'armes furent employées, depuis le vitriol jusqu'aux armes à feu. Un procès qui frappa la Grande-Bretagne de terreur, fit découvrir, au sein des classes ouvrières, une véritable confédération de Thugs qui s'arrogeaient le droit de vie et de mort sur les individus.

La seule possibilité de pareils excès prouve qu'il ne faut rien négliger pour empêcher qu'il ne puisse se produire chez nous et que c'est dans sa source même qu'il faut tarir le mal.

Remarquez, messieurs, que des précautions et des peines nouvelles sont nécessaires chaque fois que l'on consacre des libertés nouvelles.

La position faite à la presse sous le premier empire était bien moins libérale, on en conviendra, que celle dont elle jouit aujourd'hui.

Et cependant, notre législation prononce plus de peines et prévoit plus d'infractions que la législation impériale ; la raison en est bien simple, c'est qu'on proscrivait alors les délits en empêchant d'imprimer ; aujourd'hui il faut punir les délits parce qu'ils ont la faculté de se produire. Il en est de même en matière des coalitions ; la coalition peut donner lieu à des délits très graves, c'est une force nouvelle que l'on crée, il faut que la loi soit armée d'une force correspondante pour résister aux abus qui peuvent en résulter.

Messieurs, je crois avoir justifié la partie générale du projet, j'en aborde maintenant la partie spéciale.

Vous savez, messieurs, que l'article 346 punit la cessation de travail qui a lieu en violation d'un contrat et à la suite d'une coalition entre ceux qui travaillent ou entre ceux qui font travailler.

Jusqu'au discours de l’honorable M. de Naeyer, tous les orateurs avaient critiqué cette disposition au point de vue de la liberté. Le premier discours de l’honorable M. Jamar n'avait pas d'autre base. Nous attentons à la liberté parce que nous punissons par une peine la violation d'un contrat.

Mais qu'est-ce que la liberté ?

La liberté, pour moi, n'est que la faculté d'agir conformément au droit.

Si c'était une atteinte à la liberté que de punir la violation d'un contrat, ce serait aussi une atteinte à la liberté que de donner l'action civile pour le maintien d'un contrat.

Prétendez-vous que ce serait un droit que de violer les contrats ? Si vous dites non, vous devez admettre que nous ne portons pas atteinte à la liberté.

M. Jamar. - Vous substituez l'action pénale à l'action civile.

M. Pirmez. - Nous substituons l'action pénale à l'action civile, soit ! mais qu'est-ce que cela fait à la liberté ?

M. Jamar. - Vous comminez l'emprisonnement.

M. Pirmez. - Soit, est-ce le mode de l'exécution, le mode de contrainte qui constitue la violation de la liberté ?

Voyons : l'acte est-il légitime ; pouvez-vous violer les contrats ?

Si vous admettez qu'on peut violer les contrats, alors, oui, nous portons atteinte à la liberté ; mais si vous ne l'admettez pas, si vous devez convenir que cette violation constitue un acte illégitime, alors quel que soit le moyen de contrainte employé, nous ne portons pas atteinte à la liberté. Vous pouvez dire que nous sommes trop rigoureux, que nous ne suivons pas les principes du droit, je ne réponds pas maintenant à ces reproches, mais l'atteinte à la liberté ne se comprend pas.

Soyez conséquent : si vous prétendez que la liberté est violée par le maintien des engagements, supprimez l'action civile aussi bien que l'action pénale.

Vous parlez au nom de l'économie politique, mais ignorez-vous que les économistes attachent la plus grande importance au maintien du crédit ? Or, qu'est-ce que le crédit ? Mais simplement la confiance dans l'exécution des contrats ; il a pour base fondamentale le respect des conventions. Enlevez les garanties à cette exécution des engagements, et vous arrivez à la situation de ces pays où le doute paralyse l'essor de l'industrie.

Quand donc vous nous reprochez de maintenir trop fortement le respect des contrats, vous allez directement contre les préceptes de l'économie politique.

Messieurs, je crois pouvoir dire que quand j'entends donner le nom de liberté absolue au système que soutiennent mes honorables contradicteurs, que si la liberté absolue comprend le droit de violer les contrats, je déteste autant cette liberté que j'aime l'autre liberté. (Interruption.) Avez-vous dit, oui ou nom que notre système porte atteinte à la liberté ?

M. Jamar. - Certainement.

M. Pirmez. - Ainsi l'acte que nous punissons est un acte légitime et la violation des contrats est un droit à vos yeux.

Eh, messieurs, quand on vient nous parler de réglementation et d'intervention de l'Etat on verse dans une erreur entièrement semblable. Vous ne voulez pas, dites-vous, du système de la réglementation ; j'en veux moins que vous peut-être.

Mais savez-vous en quoi consiste le système de la réglementation ? C'est à limiter le droit des citoyens défaire les contrats qu'il leur plaît, d’empêcher les contrats faits de sortir de leurs effets.

L'honorable M. De Fré nous a parlé des dispositions que nous proposons quant à l'usure.

Par ces dispositions nous permettons de faire tons les contrats relatifs à l'intérêt de l'argent et nous rejetons ainsi le système de la réglementation qui consiste précisément à proscrire une stipulation d'intérêt à un taux excédant le taux légal et à ôter force aux contrats où se trouve semblable stipulation.

Faisons-nous quelque chose de semblable ? Est-ce que nous interdisons certains contrats ?

Est-ce que nous vous imposons un certain mode d'engagement, fixons-nous le salaire ou limitons-nous les heures de travail ?

Nous faisons précisément le contraire ; nous maintenons l'activité individuelle, nous accordons à la volonté de chacun la faculté de faire toutes les conventions qu'elle juge convenable, c'est-à-dire que nous allons droit contre le système de la réglementation.

Vous êtes dans la même erreur encore lorsque vous parles de l'intervention du gouvernement.

Précisons bien le débat. Blâmez-vous l'intervention du gouvernement pour le maintien des contrats ?

Si vous dites oui, il faut aller plus loin et abolir les dispositions du droit civil qui maintiennent les contrats. Si vous dites non, les dispositions proposées ne devront pas à vos yeux être une intervention.

Il y a intervention dans les deux cas où il n'y en a dans aucun.

Mais, messieurs, on a représenté l'article 346 comme une énormité judiciaire. Nous violons tous les principes de notre législation.

Il s'agit, nous le répétons sans cesse, d'un contrat civil, donc il ne faut accorder qu'une action civile.

Depuis que j'entends affirmer ce principe, je me demande pourquoi ; et j'ai jusqu'ici vainement cherché une réponse dans les discours de mes contradicteurs.

N'auraient-ils pas dû cous exposer les raisons de ce raisonnement sans base, nous dire sur quoi ils appuient le droit de punir et comment on peut distinguer les actes punissables de ceux qui ne le sont pas ?

Ils ne l'ont pas fait ; mais apprécions les autres considérations qu'ils ont produites :

L'honorable M. Jamar s'est appuyé d'abord sur des arguments tirés de la liberté, et auxquels j'ai répondu. Il a argumenté en outre de considérations d'égalité, moins admissibles encore.

Comment ! a dit l'honorable membre, vous allez punir vis-à-vis du maître et surtout de l'ouvrier certains faits que vous ne punissez pas vis-à-vis de tous les citoyens.

Vous frappez d'une peine la violation des contrats quand il s'agit de maîtres et d'ouvriers, et vous ne la punissez pas quand il s'agit de propriétaires et de locataires ou d'autres citoyens. Voilà qui est exorbitant !

Eh bien, messieurs, c'est ce qui existe dans toutes les législations ; à chaque position des citoyens répondent des obligations particulières.

Mais je dirai à M. Jamar s'il n'admet pas que la différence de position justifie la différence des lois : Supprimez donc le Code militaire qui commine contre une classe particulière de citoyens des peines que les autres ne peuvent pas encourir ; supprimez les peines qui atteignent (page 1016) spécialement les fonctionnaires publics. Allez plus loin, supprimez d'une manière générale la contrainte par corps ou bien étendez- la à tous les contrats.

L'honorable membre ne doit-il pas voir une bien monstrueuse inégalité dans la condamnation par corps du commerçant, alors que celui qui n'est pas commerçant et qui a fait le même contrat n'est pas soumis à cette voie d'exécution ?

Voilà où conduit le système d'égalité de l'honorable membre.

L'honorable M. Goblet a-t-il présenté un système plus acceptable ? Mais il nous a reproché surtout de tomber dans le système de réglementation ; j'ai répondu à cette confusion de choses.

L'honorable M. De Fré a avancé un autre principe, et ce principe c'est celui-ci : Il ne faut punir, relativement à chacune de nos grandes libertés, que les abus commis en usant de cette liberté.

Voilà le système de l'honorable M. De Fré, et je suis heureux de cette conformité de vues, c'est le nôtre.

Voyons si nous le méconnaissons dans l'application.

La liberté d'association existe ; tant que l'association s'attache à des actes justes, légitimes, elle est inattaquable. Mais est-ce un acte légitime que d'employer la force que donne ce droit constitutionnel, à violer les contrats ? N'est-ce pas là un abus du droit d'association ? Comment ! voilà 200 ouvriers qui ont conclu des engagements pour un terme de 15 jours, je suppose ; le maître a compté sur l'exécution de ce contrat ; au lieu de rompre individuellement le contrat, ce qui serait déjà un acte injuste, ces ouvriers se concertent en se disant : « Réunissons-nous pour violer le contrat : de cette manière-là nous serons plus forts, l'inexécution plus grave et les dommages causés au maître, plus considérables, le feront plier à nos exigences. »

L'honorable M. De Fré ne trouve-t-il pas qu'il y ail là abus du droit d'association ?

Pour ma part, je ne sais où serait l'abus d’un droit, si ce n'est en dirigeant les forces qu'on tire de son droit pour attenter au droit d'autrui !

Messieurs, l'honorable M. Nothomb vous a-t-il donné un système ? Quand on enlève au discours de l'honorable membre son brillant vernis, que trouve-t-on ? Une absence complète de système.

L'honorable M. Nothomb nous a reproché de suivre le système utilitaire ? Mais qu'est-ce que le système utilitaire ? Si je comprends bien ces mots, le système utilitaire consiste à punir les actes que l'on juge utile de punir, sans s'occuper de la question de savoir si l'acte est juste ou non.

Messieurs, je sais que pour certains faits on ne peut sortir du système utilitaire, ainsi, par exemple, en matière de contravention de police et en quelques autres matières on n'est obligé de ne considérer que l'intérêt public.

Mais ces matières sont en dehors des grandes règles du droit pénal ; elles n'en sont qu'une partie accessoire où les principes ordinaires ne s'appliquent pas et que je puis appeler le billon du droit pénal.

Ainsi, ce qu'on peut appeler le système utilitaire se rencontre dans la loi que le cabinet dont faisait partie l'honorable M. Nothomb a fait voter par la Chambre sur les poids et mesures. (Interruption.)

Peu importe la modicité de la peine, mais je constate que cette loi consacre le système utilitaire, car il n'y a aucune immoralité à employer, dans un acte, le mot « aune » au lieu du mot « mètre », ni même à dire dans un journal que les eaux de la Meuse ont grossi de sept « pieds ».

Je reconnais pleinement, remarquez-le, qu'en matière de police, ce système n'a rien de mauvais, et nous sommes d'accord avec l'honorable membre qu'il faut le rejeter dans les autres matières.

Or, que nous a dit M. Nothomb pour condamner l'article en discussion ? La peine pour être morale doit être juste, le châtiment n'a de prise que sur le délit. Mais je demande à l'honorable membre en quoi consiste la justice de la peine ; en quoi doit consister le délit sur lequel le châtiment a prise.

Pour moi, la réponse est bien simple : la peine est juste, quand l'acte qu'elle frappe, est injuste. La justice de la peine consiste dans l’injustice de l'acte qui est frappé.

Voilà l'essence du délit, l'attentat au droit, et quand cet attentat existe, la peine est juste et le châtiment a prise.

L'honorable membre n'oserait pas nier que la violation d'un contrat soit un acte d'injustice ; non pas que je dise maintenant qu'il faille sévir contre certaines violations de contrats ; mais je constate comme un point certain que la peine sera juste, parce que l'acte est injuste.

Mais je demanderai à l'honorable membre de nous dire où commencera pour lui le droit de punir.

En nous disant que nous devons nous contenter de l'action civile, il avance une assertion gratuite, il nous donne comme un principe qui n’a pas besoin d'être démontré ce qui n'est pas même une conséquence.

Pour nous, le principe est celui-ci : Tout acte injuste est du ressort de la loi pénale ; mais elle ne doit sévir que s'il est nécessaire pour le maintien de 1 ordre social d'édicter une peine. Voilà notre principe.

Je l'applique à la matière qui nous occupe.

Nous sommes en présence d'un acte injuste, nous pouvons prononcer une peine. Le devons-nous ? Oui, si elle est nécessaire ou grandement utile au maintien du droit qui est lésé par l'acte.

M. de Naeyer. - Je n'admets pas l'utilité.

M. Pirmez. - La ligne de séparation entre l'utilité et la nécessité en cette matière serait difficile à établir. Au reste dans le cas actuel, ii y a nécessité de prononcer une peine.

Ainsi donc, toute la question, comme le disait l'honorable M. de Naeyer, se réduit à savoir s'il y a nécessité de prononcer une peine.

Mais remarquez-le bien, messieurs, quelle que soit la décision qu'on prenne à cet égard, on ne pourra pas nous accuser d'avoir violé un principe ; car il n'y a qu’une simple appréciation des nécessités. Voilà tout le débat. Il ne faut pas grandir la question inutilement.

Que la Chambre me permette, pour bien mettre en lumière le principe que je viens d'exposer, de citer un exemple de son application.

Dans la législation ancienne, le stellionat était puni d'une peine criminelle : aujourd'hui le stellionat ne donne plus lieu qu'a une action civile/

Le stellionat est tellement immoral qu'on n'accusera certes pas d'une grande rigueur les législatures qui le punissent.

Et pourquoi punirait-on criminellement le stellionat sous l'ancienne législation et pourquoi ne le punit-il plus aujourd'hui ?

Parce que dans le droit ancien la publicité des transmissions immobilières n'était pas organisée par les conservations des hypothèques comme elle l'est aujourd'hui ; le danger de ce genre de fraude était donc plus grand et par conséquent la répression plus nécessaire.

Ne punir que ce qu'il est juste et nécessaire de punir, voilà la règle qui a été suivie dans tout le Code pénal ; et voilà la règle qui a été suivie dans la matière spéciale qui nous occupe.

D'après ces principes que la violation d'un contrat ne doit donner lieu qu'à une action civile, je le reconnais, il est inutile d’édicter des peines contre ce fait, suffisamment garanti en général par les actions privées.

Mais il est des cas assez nombreux, cependant, où la loi pénale prête sa force à la loi civile ; ainsi dans la violation de dépôt, dans la tromperie sur la nature de la chose vendue, dans la simple inexécution d'une fourniture d'armée, dans le retrait d'une pièce produite en justice, dans la banqueroute, la loi intervient uniquement pour maintenir la fidèle exécution des obligations.

L'honorable M. de Naeyer a commis une erreur quand il a avancé que jamais la loi pénale n'intervient que quand le contrat est fait vis à-vis de l'autorité publique.

M. de Naeyer. - J'ai parlé des exemples cités par l'honorable M. Carlier.

M. Pirmez. - Le délit des fournisseurs est, il est vrai, d'un très grand intérêt public, mais cela ne suffirait pas à justifier la peine si les principes la repoussaient. Dans les autres exemples que je viens de citer ce n'est que l’intérêt particulier qui est en jeu.

Ainsi constatons-le bien, la loi a prononcé une peine quand elle a jugé utile de la prononcer pour le maintien d'un contrat civil, je pose maintenant nettement la question.

Il s'agit de savoir s'il est nécessaire de punir lâ fait dont nous nous occupons.

Quels sont les éléments à considérer pour savoir s'il faut édicter une peine ? Il y en a deux principaux.

La culpabilité morale de l'agent d'abord et ensuite le danger auquel donne lieu l’acte injuste.

Quant à l'immoralité, remarquons qu'il ne s'agit pas ici d'une simple violation de contrat (si on attaque l’amendement de M. Muller, il sera défendu, je ne m'occupe que du système primitif de la commission) ; il ne s'agit pas ici, dis-je, d'une violation de contrat isolée ; il ne s'agit même seulement pas d'une violation faite de mauvaise foi, il y a à apprécier une violation de contrats concertée de manière qu'elle produise ses effets les plus pernicieux.

En un mot au point de vue moral, le fait en question, c'est l'organisation de la mauvaise foi.

Voilà le premier côté de l'examen, mais le second côté, les dangers à prévenir et le mal produit ne sont pas moins frappants.

Remarquons que l'organisation de la fraude ne suffit pas pour que le délit existe ; il faut qu'un mal soit produit, et ce mal c'est un mal considérable, c'est la cessation du travail.

Vous punissez d'une peine sévère celui qui a pris un mouchoir dans la poche d'un autre ; c'est là un mal insignifiant, et la peine peut s'élever jusqu'à cinq ans de prison. Je demande si dans le chômage d'une usine, le dommage fait au maître seulement n'est pas plus grand que celui fait aux propriétaires dans ces vols que vous punissez si sévèrement ? Et remarquez-le, si dans nos mœurs la diversité d'appréciation est très différente, juridiquement, il y a une infraction analogue dans tes deux cas.

Le vol, c'est l'attentat frauduleux au droit réel ; le fait que nous prévoyons l'attentat frauduleux au droit personnel. Ces deux droits sont également sacrés.

Y a-t-il des avantages à édicter une peine ?

Quoi qu'en ait dit M. de Naeyer, ils sont incontestables.

M. de Behr l'a fait remarquer ; M. Goblet l'a reconnu dans la première partie de son discours ; la coalition amène quelquefois après elle, de (page 1017) grands maux ; elle amène aussi quelquefois un bien ; c'est entre autres raisons parce que nous reconnaissons qu'il peut en résulter du bien que nous l'autorisons ; mais dans les cas où elle ne produit que du mal, si on peut la proscrire sons blesser le droit, il faut sans hésiter le faire.

Or pour que la coalition ne produise pas un mal sans compensation, il faut qu'elle ait une cause. Si la coalition est un acte de caprice ou de colère momentanée, elle ne peut être que mauvaise, que pernicieuse pour ses auteurs eux-mêmes.

La disposition que nous proposons aura précisément pour résultat d'empêcher ces coalitions sans cause, fruit d'une irritation passagère et déraisonnable.

En effet, si la coalition a une cause, cette cause existera encore après que le délai fixé par le contrat sera accompli ; si elle n'en a pas, il vaut mieux qu'elle n'ait pas lieu, et elle n'aura souvent pas lieu si les contrats sont observés, parce que la réflexion fera mieux apprécier les choses.

Ceci a une très grande importance. Des ouvriers jetés dans une coalition par un entraînement irréfléchi, sont, une fois engagés, retenus par une fausse honte qui les empêche de revenir au travail. Ils auraient en effet à essuyer, si pas des faits plus graves, au moins le blâme, le mépris ou seulement les plaisanteries de leurs compagnons moins laborieux.

Nous voulons donner à l'ouvrier le temps de la réflexion, et nous le faisons en n'exigeant de lui que ce qu'on a le droit d'exiger de tout le monde. C'est là un moyen que nous croyons efficace autant que moral pour séparer les coalitions qui peuvent conduire à un bien de celles qui ne peuvent produire que le mal.

Il serait téméraire de le repousser.

- Un grand nombre de voix. - A demain, à demain, vous continuerez demain.

- La discussion est continuée à demain.

La séance est levée à 5 heures.