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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 17 avril 1863

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1862-1863)

(page 727) (Présidence de M. Vervoort.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Thienpont, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Boe, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Thienpont, secrétaireµ, présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Les membres de l'administration communale, des négociants, industriels et cultivateurs à Langemarck prient la Chambre d'autoriser la concession d'un chemin de fer d'Armentières à Ostende par Warneton, Messines, Ypres, Langemarck, Staden, Thourout et Ghistelles. »

M. de Florisone. - La pétition qui vient d'être analysée, ainsi que celles sur le même objet qui ont été présentées dans une précédente séance, demande la construction d'un chemin de fer de la plus haute importance pour une partie de la Flandre occidentale. Cette ligne, sans nuire à l'établissement d'aucune autre, a pour but de relier au railway national des localités riches et peuplées.

La requête du conseil communal de Langemarck mérite à ces différents titres la sérieuse attention de la Chambre et l'examen bienveillant du gouvernement.

Je propose le dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur les concessions de chemins de fer.

M. Van Renynghe. - J'appuie la proposition faite par l'honorable M. de Florisone et recommande en même temps l'objet important de cette pétition à l'attention et à la sollicitude du gouvernement.

- Cette proposition est adoptée.


« Le sieur Govaert, ancien employé de l'octroi municipal de Saint-Nicolas, demande qu'il soit pris des mesures pour lui procurer un emploi ou lui continuer, après le 21 juillet prochain, la jouissance de son traitement d'attente. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Charlier, secrétaire communal à Villers-la-Ville, demande que le traitement des secrétaires communaux soit réglé d'une manière uniforme suivant la population. »

« Même demande des secrétaires communaux de Genappe, Melin, Thorembais-Saint-Trond, Lasne-Chapelle-Saint-Lambert, Ohain. »

- Même renvoi.

Motion d’ordre

M. Hymans. - Messieurs, je désire demander deux mots d'explications à l'honorable M. Vandenpeereboom, au sujet d'un fait qui concerne le département de la guerre dont il gère en ce moment l'intérim.

Lors de la discussion du budget de la guerre, j'ai appelé l'attention du gouvernement sur l'augmentation du traitement des employés civils du département de la guerre. Le gouvernement ne faisait pour ces employés aucune proposition, et l'honorable ministre, en réponse à mon interpellation, déclara que, par suite de combinaisons administratives, par suite d'extinctions d'emploi, on parviendrait à accorder aux employés civils de son département une position équivalente à celle des employés des autres départements, soit en moyenne une augmentation de 10 p. c.

Or, messieurs, si mes renseignements sont exacts, au lieu de 10 p. c, l'augmentation n'est que de 3 1/2 p. c. tout au plus, sans promesse de toucher une augmentation nouvelle sur l'exercice 1864, et en effet le budget de la guerre qui vous a été distribué pour l'exercice prochain ne porte aucune augmentation de crédit pour ce chapitre.

Je crois que cela n'est pas juste.

Aux départements des finances, de la justice, des affaires étrangères et de l'intérieur, les augmentations ont été conformes aux intentions de la Chambre.

Les employés ont obtenu des augmentations de 200, de 900 et de 1,000 francs qui doivent encore s'accroître d'une somme équivalente pendant l'exercice prochain.

Au département de la guerre, au contraire, les augmentations accordées sont en moyenne de 100 francs, sans promesse pour l'avenir ; 100 fr. est la règle, 200 fr. l'exception. Les fonds de réserve n'ont pas même été distribués entre les employés ; enfin, tandis que tous les fonctionnaires de l'Etat à quelque département qu'ils appartiennent, les fonctionnaires militaires même du département de la guerre touchent leurs augmentations à partir du 1er janvier, les fonctionnaires civils de ce département ne touchent leur augmentation qu'à partir du 1er avril.

Cela me paraît extrêmement injuste, et je crois d'autant plus devoir attirer l'attention de la Chambre sur ce fait qu'il n'est pas spécial à l'administration centrale.

Ainsi, messieurs, les employés civils des établissements militaires ont été placés dans une position d'infériorité plus grande encore.

A la fonderie de canons de Liège, des employés qui gagnent de 800 fr. à 2,000 fr. ont obtenu des augmentations de 2 ou 3 p. c ; 30 à 50 francs.

Cela n'est évidemment pas juste et je crois de mon devoir de demander des explications sur ce point. Jusqu'à ce que ces explications aient été données, j'espère que j'ai été induit en erreur, car il n'y aurait pas de justification possible d'une pareille inégalité consacrée pour les employés civils du département de la guerre vis-à-vis de tous les autres fonctionnaires de l'Etat.

MVIµ. - La Chambre comprendra qu'il me serait assez difficile de donner des explications détaillées sur l'organisation de l'administration centrale du département de la guerre. J'ai en ce moment, il est vrai, la signature de ce département ; mais je n'ai pas eu à m'occuper de cette organisation et je ne suis que le lieutenant très temporaire de l’honorable général Chazal. Cependant, messieurs, je puis donner quelques explications à l’honorable député de Bruxelles, qui m’a fait l’honneur de m’interpeller.

Lorsque le gouvernement eut décidé d'augmenter les traitements des fonctionnaires de l'Etat et d'en réduire autant que possible le nombre, l'honorable général Chazal a chargé un comité de lui proposer un projet de réorganisation de l'administration centrale. Ce comité proposa de réduire le nombre des employés civils de cette administration, si je ne me trompe, de 52 à 45. Ce comité proposa, en même temps, un projet d'organisation nouvelle, et l'honorable général Chazal adopta ces propositions.

Dans la note imprimée à la suite du budget de la guerre, il était dit que l'on pourrait accorder des augmentions aux employés de ce département sans accroître les crédits et en ménageant ainsi les ressources du trésor. C'est ce qui a été fait.

Peu de jours avant son départ, l'honorable général Chazal a accordé des augmentations de traitement aux employés civils de son département, augmentations à répartir par moitié sur deux exercices, et devant s'élever au minimum à 10 p. c.

Pour l'année 1863, ces employés toucheront donc une augmentation de 5 p. c. Il est vrai, comme l'a fait observer l'honorable M. Hymans, que le premier trimestre de ces augmentations n'a pas été payé.

Il ne l'a pas été parce que certaines formalités du comptabilité n'ont pu être remplies, mais il est entendu que l'augmentation portera sur l'année entière, et, qu'à l'expiration de l'exercice, il en sera tenu compte à ces employés de ce qu'ils n'ont pas reçu aujourd'hui.

Il leur sera même, si cela est possible, et tout permet de l'espérer, accordé des indemnités à la fin de l'année. Car, comme je l'ai dit, le nombre des employés civils doit être réduit, soit par suite de démissions, soit par suite de mises à la pension, et si, dans le courant de l'année, des économies peuvent être réalisées, elles profiteront en partie aux employés civils du département de la guerre.

Du reste, je verrai s'il n'est pas possible, par mesure spéciale, de faire liquider immédiatement le quart de l'augmentation de traitement qui n'a pas été payé jusqu'ici.

Je crois que ces explications seront de nature à satisfaire notre honorable collègue.

M. Hymans. - Je suis heureux d'avoir provoqué les explications de l'honorable ministre, j'en prends acte et je l'en remercie.

M. Moutonµ. - Messieurs, la Chambre a voté, dans la session dernière, un crédit pour l'amélioration de l’armement de la garde civique. Je désirerais que M. le ministre de l'intérieur voulût bien nous dire si l'on a fait emploi de ce crédit et comment il a été employé.

MVIµ. - Comme vient de le dire l'honorable M. Mouton, un crédit a été voté par la Chambre, dans la session dernière, pour l’amélioration de l'armement de la garde civique.

La Chambre doit se rappeler qu'à l'occasion de cette discussion, j'ai déclaré que, si cela était possible, je réaliserai non seulement les améliorations primitivement proposées, mais encore celles qui m'étaient indiquées par plusieurs honorables membres de cette assemblée.

(page 728) J'ai voulu tenir parole, et c'est parce que j'ai fait un nouvel examen de la question, que les modifications n'ont pas été immédiatement entreprises.

On m'avait surtout engagé à faire rayer les fusils de la garde civique. Des expériences ont été faites, et je suis heureux de pouvoir déclarer à la Chambre que des hommes très compétents ont constaté que ce rayage était possible dans certaines conditions.

J'ai donc décidé de faire exécuter les améliorations qui étaient primitivement prévues, et en outre des améliorations nouvelles, telles que le rayage des fusils.

Tous les fusils de la garde civique seront donc rayés d'après un système que l'on a déclaré excellent ; mais je n'ai pu faire faire ces travaux par la manufacture d'armes de l'Etat, parce que le département de la guerre m'a fait connaître que cette manufacture ne pouvait se charger de ce travail.

J'ai dû, messieurs, me borner à faire faire à la manufacture d'armes des mousquetons neufs d'artillerie et des carabines pour les chasseurs éclaireurs.

Le travail d'amélioration des armes de la garde civique est commencé ; déjà un millier de fusils environ sont rayés ; mais, avant de les mettre à la disposition de la garde civique, j'ai cru qu'il était de mon devoir de faire subir à ces armes modifiées une nouvelle épreuve réglementaire, car je ne voudrais pas que les gardes civiques fussent exposés à se suicider. (Interruption.)

Les premières épreuves ont démontré qu'elles n'étaient pas inutiles ; 4 fusils sur 100 n'ont pas résisté, mais il est à observer que tous les fusils même neufs ne résistent pas à pareille épreuve ; je suis convaincu que les armes modifiées seront aussi bonnes que des fusils neufs ; l'épreuve se fait au moyen d'une charge de 27 1/2 grammes de poudre, plus une balle et deux bourres. Je pense qu'il est du devoir du gouvernement de continuer à faire subir à ces fusils les épreuves auxquelles on est en train de les soumettre.

Projet de loi relatif aux fondations en faveur de l'enseignement public ou au profit de boursiers

Discussion générale

M. Orts. - Messieurs, j'ai fait parvenir au bureau un amendement que je compte proposer à une disposition principale du projet ; je demanderai à la Chambre si elle ne croirait pas utile d'entendre la lecture de cet amendement et d'en ordonner au moins l'impression, sinon le renvoi à la section centrale.

Cet amendement a simplement pour but de consacrer la liberté complète et absolue du boursier quant au choix de l'établissement où il veut faire ses études.

Entre les établissements publics et les établissements privés du pays il n'y aura plus la différence que le projet consacre au détriment des seconds, au profit des premiers.

MpVµ. - L'amendement est ainsi conçu : « Le boursier a la faculté de fréquenter un établissement public ou privé du pays, à son choix.

« Toute clause contraire des actes de fondation est réputée non écrite.

« § 3. ( Comme au projet). »

L'amendement sera imprimé et distribué.

M. Orts a proposé de le renvoyer à la section centrale ; la Chambre statuera sur cette proposition quand l'amendement aura été développé et appuyé.

M. de Liedekerke). - Messieurs, après avoir énergiquement et persévéramment combattu le projet du gouvernement en section centrale, je crois devoir reproduire en séance publique les observations et les arguments que j'ai fait valoir contre le projet.

Messieurs, je regrette le projet de loi qui est soumis à votre délibération.

Rien n'en nécessitait la présentation, qui me paraît d'une dangereuse inutilité ; car il repose sur les passions, puise en elles seules son origine et son explication et jette gratuitement dans le pays de nouvelles semences de discorde.

C'est en vain que je cherche les abus auxquels il doit remédier, les réclamations de l'opinion publique qu'il calmera, les exigences sociales auxquelles il satisfait.

Le but qu'on lui assigne, les motifs qu'on invoque pour l'appuyer, la portée qu'on lui donne ne révèlent que de dangereuses et d'étroites préoccupations de parti.

C'est là une mauvaise origine pour une loi qui touche à d'aussi grands intérêts sociaux.

Elle l'empoisonne dans sa source, elle y met le germe d'une prompte décomposition, ou elle inocule au système politique et social, un ferment de maladie qui portera tôt ou tard des fruits amers.

Dans les sociétés vraiment libres, et où domine le sentiment de la justice, les minorités peuvent parfaitement s'arranger de lois qui émanent des majorités, pourvu que celles-ci, en appliquant le droit, n'en vicient pas l'essence.

C'est ainsi seulement que l'accord et la conciliation peuvent s'établir entre les citoyens d'un même pays, et que la paix publique peut y fleurir malgré les divergences et les dissidences d'opinions.

Tout autre système respire la ruse ou la force, qui mènent à des réactions inévitables, et donnent aux opinions le choix d'une abdication servile et honteuse, ou d'une résistance passionnée.

C'est sous l’empire de ces idées, c'est poussée par un sincère désir de conciliation que la minorité de votre section centrale a fait de grands efforts afin que le projet de loi fût discuté d'une manière approfondie et lumineuse, et avec la maturité dont il lui paraissait digne.

Elle a d'abord réclamé des documents nombreux et considérables se rattachant tous cependant strictement à la matière.

En échange de ses demandes si légitimes, elle n'a reçu que des documents morcelés et insuffisants.

Il ne lui restait dès lors qu'à demander une enquête, qui devait, selon elle, porter sur la nature des fondations, leur administration, l'application des bourses, enfin sur l'ensemble de ce vaste intérêt., Deux précédents l'autorisaient à formuler cette demande.

En 1857, M. Frère, faisant pressentir le système que la Chambre est appelée à discuter aujourd'hui, demandait une enquête, afin d'éclaircir la situation.

Quelques mois plus tard, et lors de l'avènement du ministère actuel, celui-ci institua une enquête générale sur les institutions charitables et sur la bienfaisance.

Nous ne faisions donc que suivre le chemin tracé par le ministère et par l'honorable M. Frère. Mais nous avons rencontré ici encore un refus obstiné et invincible.

Enfin, nous avons présenté loyalement, avec bonne foi, avec le sincère désir d'arriver à une entente quelconque, des amendements divers.

Les uns modifiaient et altéraient les principes absolus du projet de loi. C'était notre devoir de les présenter. Les autres en adoucissaient l'exagération et l'absolutisme et pouvaient former un trait d'union entre les deux opinions.

Nous n'avons rien obtenu, rien, absolument rien !

Battus dans nos efforts de conciliation, nous avons dit à nos contradicteurs ; Disposez pour l'avenir, faites une mauvaise loi, que nous croyons mauvaise, nous la subirons, convaincus que le sentiment de liberté qui vibre dans le cœur de nos concitoyens, que le sentiment de justice qui y palpite les éclairera tôt ou tard sur la véritable portée de cette question.

Mais n'introduisez pas, dans notre législation, le détestable principe de la rétroactivité, principe fatal et exécrable, qui rappelle les plus mauvais jours de l'histoire, qui porte l'empreinte de la tyrannie populaire et de la tyrannie des despotes ; nous avons demandé que, pour l'honneur de nos lois, de notre pays, que chez cette nation de loyauté, vivant sous un régime de liberté, on ne vînt pas inaugurer un si funeste précédent ! Nous avons été absolument repoussés.

.Messieurs, il est des lois qui sont mauvaises, dont les dispositions sont erronées et fautives, mais qui, du moins, laissent intactes les grandes questions de principes.

Mais il en est d'autres qui, faisant partie d'un vaste ensemble, d'une théorie impitoyable, d'un système obstinément suivi, s'aggravent encore par les considérations générales dont on les étaye et deviennent les signes redoutables et précurseurs d'innovations, qui jusque-là sommeillaient au fond de certaines consciences.

La loi qui est devant nous appartient à cette dernière et déplorable catégorie.

Et le rapport émané de la majorité de la section centrale, suppléant à l'exposé ministériel du projet de loi, qui n'était qu'un exposé sans motifs, le complique et l'envenime par les maximes qui y sont développées, et par des assertions qu'on y invoque à l'égal de droits incontestables ; maximes et assertions, qui dans ma conviction réfléchie, forment de dangereuses erreurs, des erreurs inadmissibles.

C'est donc ces considérations, ces maximes qu'il faut d'abord rencontrer, et si les vrais principes du droit, les saines notions politiques, les lois qui pressent à la vie des sociétés, à leur force et à leur santé, les éternelles prescriptions de la justice, les repoussent et les condamnent, (page 729) j'aurai, pour ma part du moins, à mon point de vue, singulièrement simplifié et facilité le jugement qu'il me restera à porter sur la loi elle-même.

Deux grandes écoles philosophiques et juridiques ont soutenu avec des succès et des noms divers des doctrines profondément distinctes, l'une spiritualiste, l'autre matérialiste.

L'une, messieurs, prend l'homme pour le principe et la fin de la société ; l'autre rattache l'homme, ses droits, sa fin, son origine, sa liberté à des lois éternelles placées en dehors de ses atteintes, comme de sa puissance, parce qu'elles découlent d'un pouvoir distinct de celui de la société, droit parfait et divin, comme le sien est imparfait et périssable.

Celle qui prend l'homme pour le principe et la fin de la société ne s'écarte pas beaucoup des principes que je vais exposer.

La société pour elle n'existe pas en vertu de droits primordiaux, éternels et invariables qui forment le rapport des choses et des personnes. Mais elle est une création de l'homme, et la société résultat d'un accord, d'un hasard heureux, se trouve placée sous des lois, qui dépendent de la raison, des caprices, des passions, de la mobile volonté de l'homme.

Dès lors, messieurs, un être moral résumant en lui, par une vaste et puissante synthèse toutes les forces et tous les pouvoirs de la société, les concentre entre les mains d'un pouvoir type, de celui que je nommerais : L'Etat-Providence et que l’honorable M. Royer nommait l'autre jour le Dieu-Etat.

Là réside la toute-puissance, et en face d'elle, les individus seuls, isolés, abandonnés à leurs forces individuelles, ou associés en une sorte de troupeau, tantôt gouvernés par un pouvoir unique ou multiple, mais en tout cas tyrannique.

Sous l'empire de ce système, tous les faits de la vie civile, tous ses droits, ses jouissances, ses bienfaits les prérogatives de l'homme apparaissent comme autant de concessions que la prudence autorise, que l'expérience sanctionne, mais qui n'en sont pas moins des concessions émanées d'un pouvoir supérieur et révocables à sa volonté.

Dans cette théorie, la société n'a pas de pierre angulaire immuable et inviolable ; la propriété, le pouvoir d'en disposer, le droit de succession, comme le droit testamentaire, les nombreuses et généreuses manifestations de la pensée, de la liberté humaine dans l'ordre des grands intérêts sociaux restent dans la dépendance de ce pouvoir mystérieux et suprême, qui peut les modifier, les altérer, les détruire même comme il l'entend, sans qu'il puisse jamais y avoir pour lui une loi violée, une justice méconnue, un droit blessé, un bien acquis enlevé, une spoliation commise.

Devant cette divinité matérielle, devant cette idole pétrie du limon de la force et de la cupidité, tout-puissant instrument de domination et d'oppression, tout doit fléchir.

Cette expression suprême de matérialisme social, nous la connaissons, elle ne date pas d'hier. Au siècle dernier, Rousseau l'a pressentie et étayée de ses sophismes, Mably l'a affirmée, la Convention l'a réalisée.

C'est ce système qui faisait dire à Mably examinant les meilleurs modes pour détruire la propriété héréditaire : « le législateur doit imiter le pilote que des vents contraires détournent de sa route ; il ne s'abandonne pas à leur fureur, il louvoie, et dispose les voiles de manière qu'il va au plus près. Loin de combattre à force ouverte, le législateur doit user de ruse et d'artifice. »

C'est elle qui inspirait le passage suivant adressé au roi de France qui figure dans le testament de M. de Louvois : « Tous vos sujets, quels qu'ils soient, vous doivent leur personne, leurs biens, leur sang, sans avoir droit de rien prétendre. En vous sacrifiant tout ce qu'ils ont, ils font leur devoir et ne vous donnent rien, puisque tout est à vous. »

C'est ce qui faisait dire à Robespierre, parlant de la propriété à l'occasion de la déclaration des droits de l'homme de 1792 : « La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir de la portion de bien qui lui est garantie par la loi. »

C'est, je le dis avec un profond regret, c'est sans doute malgré lui, entraîné par d'ardentes illusions, dominé par un premier amour pour un pouvoir ami, devant lequel il veut tout courber, que l'honorable rapporteur tombe dans des erreurs étranges, aboutit au culte du pouvoir fort, qui forme une affinité et une tangente malheureuse avec le système que je viens de dépeindre.

C'est M. le rapporteur qui nous dit « que les droits de l'homme sur la propriété sont exclusivement viagers et que voilà ce que proclame la nature et voilà ce qu'impose la nécessité. » (page 15.)

C'est lui qui ébranle toute espèce de droit, en disant « que le législateur a toujours le droit d'introduire dans un service public les changements dont l'utilité lui est démontrée. »

Ce qui équivaut à dire que la volonté peut se substituer au droit, et que l'utilité démontrée à une majorité suffit pour tout légitimer.

Et n'est-ce pas le rapport de la majorité qui nous affirme qu'il existe trois grands services publics au profit desquels des libéralités sont permises, les cultes, la bienfaisance publique, et l'iustruction publique, lesquels ont reçu une organisation publique et séculière. »

Ce qui équivaut à dire que dans notre libre société, sous ses lois constitutionnelles, ses trois plus grandes libertés seront régies dans leur application, dans leurs manifestations, directement ou indirectement par la main du pouvoir, que lui seul pourra recevoir les dons du budget de l'Etat, et ceux du budget de la liberté ; tandis que la liberté religieuse, la liberté d'enseignement, la liberté de la charité, réduites à des ressources précaires et viagères, seront condamnées à l'inégalité la plus inique, et fléchiront sous une redoutable concurrence et une irrésistible omnipotence !

C'est sans doute par réminiscence avec ces principes absolus que j'ai cités que l'honorable rapporteur fait l'aveu suivant à l'occasion de la rétroactivité de la loi et dont la sauvage naïveté mérite d'être rapportée :

« Les morts n'ont rien à redouter du projet de loi, leur volonté est entièrement respectée dans ce qu'elle a d'essentiel, dans ce qu'elle a de bon et d'utile à la société. La loi fait ce qu'ils ne peuvent plus faire. On rajeunit leur œuvre, on la met en harmonie avec les progrès de la civilisation, et on la garantit ainsi contre les attaques de l'avenir. » (page 23.)

Je ne sais pas au nom de quel droit on peut revendiquer ces rajeunissements de l'honorable préopinant, qui, selon le temps, la circonstance et la puissance du jour, pourraient recevoir d'étranges applications !

Enfin, messieurs, c'est toujours sous l'influence de ces idées que le rapport de la majorité, défigurant la Constitution, parle de la « nécessité » de l'instruction publique donnée par l'Etat, tandis qu'elle n'est qu'une faculté (page 3) ; qu'il nous dit que « l'instruction publique est un service national, qui ne peut avoir de représentant que la nation entière » (page 6). C'est ainsi qu'il affaiblit et réduit les droits de la commune, en disant « que la commune n'est même, pour l'enseignement primaire, personne civile que par délégation (page 7), et qu'en principe le droit de l'Etat reste entier, en principe il n'y a que le pouvoir exécutif qui soit le représentant de l'enseignement primaire » et que, quoique par une concession, qui, dans la pensée de l'honorable rapporteur, est évidemment une concession qu'il trouve fâcheuse, la commune est personne capable de recevoir des libéralités en faveur de l'enseignement primaire (page 7), cependant, « il faut bien se garder de croire que c'est là une abdication des droits de la nation au profit du pouvoir communal. »

Messieurs, les idées, les assertions de l'honorable rapporteur, le système de la section centrale, je les nie, je les conteste, je les repousse comme dangereux, comme radicalement fausses au point de vue du droit national, du droit historique, des grands faits sociaux, des droits de l'Etat comme de ceux de l'individu, et je les repousse au nom de la liberté de l'intelligence comme de celle des consciences, je le déclare en opposition avec les maximes de la Constitution, avec ses tendances, avec les droits acquis de la nation, avec les besoins et les exigences de la démocratie, hostile à son avenir, à sa grandeur, à ses nobles et utiles progrès !

Aussi ne serez-vous pas surpris, messieurs, si, placé en face des imposantes questions sociales que le rapport soulève, qu'il agite et auxquelles il donne des solutions et rattache des conséquences que je ne puis admettre, j'aborde pour un instant encore la philosophie des doctrines et que j'apporte ici l'expression la plus intime et la plus sacrée de mes convictions.

Je veux essayer de rétablir les principes que je crois fondamentaux des sociétés chrétiennes, je veux tenter de rendre au droit chrétien et à notre Constitution, qui en est une des plus admirables expressions, l'honneur et la vérité qu'on veut leur ravir.

L'homme, messieurs, n'est pas seulement un être naturel, mais avant tout un être social : sa fin est la société.

De même que l'être humain, comme individu, se trouve placé sous certaines lois d'organismes auxquelles il ne peut se soustraire, de même les sociétés, qui ne sont que des fractions concentrées de l'humanité, existent en vertu de certaines lois primordiales.

L'homme est libre sans doute, mais sous les lois de sa création, et ne saurait leur échapper.

Il est en société sous l'empire de l'impérieuse loi de la création divine.

Quand il s'y soustrait, en défigurant ses principes élémentaires, il violente et méconnaît sa destinée.

L'homme ne crée donc pas la société, il la subit.

Car rien n'existe dans le monde moral, même dans le monde matériel, en dehors de certaines lois, qui forment l'essence de chaque chose.

Ainsi toute société est rattachée par une chaîne souple à la divinité, et l'homme ne saurait être considéré au seul point de vue de sa destinée terrestre.

S'il est créé pour une vie immortelle - et qui oserait le nier ? - tout ne périt pas avec lui, la mort ne peut effacer toutes les traces de son passage, son sillon n'est pas à jamais comblé !

(page 730) Ses droits sont affaiblis, diminués, partiellement détruits par la mort, mais une partie de lui-même subsiste infailliblement.

Si la société ne meurt pas à chaque génération, si elle progresse, si les progrès s'enchaînent et se développent, si les générations qui ne sont plus restent en communauté avec celles qui sont debout, si le passé et le présent se confondent et s'unissent, ce n'est que parce que l'individualité humaine ne meurt pas tout entière en descendant dans la tombe.

La société humaine n'est pas le travail d'un jour, mais des siècles, et atteste ainsi tout à la fois la grandeur et l'infirmité de notre nature.

La patrie n'existe que parce que le berceau de nos enfants repose sur le tombeau de nos ancêtres, et toute société qui nie la chaire des traditions et qui cesse de refléter l'immortalité de l'âme, décline et périt.

S'il est des lois de la nature qui paraissent emprunter leur puissance et attacher leurs effets au monde matériel et périssable qui nous enveloppe, il est des lois sociales éternelles, immuables, sacrées, qui puisent ailleurs leur origine et leur sanction.

Nier ces lois, c'est nier la société. C'est une absurdité. Je le répète. La société ne crée pas les lois-principes en vertu desquelles elle existe, elle les subit. Ce qui est de l'essence d'une société n'est pas décrété par elle, mais dérive de la vocation même de l'homme.

Ainsi, messieurs, ne reconnaître que la personnalité physique de l'homme, et déclarer que, celle-ci éteinte, le respect pour sa volonté manifestée n'est qu'une concession de la loi civile, une générosité hardie de la loi, fruit d'un droit social, mobile et changeant dès lors comme la volonté de ceux qui en sont les dépositaires passagers, ravale, à mon sens, la grandeur de l'homme, atteint sa dignité et le dépouille de cette haute supériorité morale qui seule explique et justifie sa royauté au sein de la création.

C'est assez vous dire, messieurs, que pour moi le droit de propriété, dans ses diverses manifestations, la faculté d'en disposer, soit qu'elle se perpétue par la succession naturelle, par le droit naturel du sang reconnu par le législateur, soit par le droit testamentaire, sous certaines réserves, et à des conditions qui tiennent au bon ordre des sociétés, n'est pas une création artificielle, fruit de la volonté sociale, mais une faculté qui dérive du droit naturel.

Oui, le droit de propriété dans ses faits divers, sous ses faces essentielles, est consubstantiel à l'homme, il ne naît pas d'un intérêt social, mais d'un intérêt primordial ; il est naturel à l'homme, comme la liberté et l'activité de ses facultés.

Quant aux testaments en particulier, ils sont, pour me servir du langage de je ne sais plus quel éloquent jurisconsulte, « Le triomphe de la volonté librement émanée d'une âme immortelle, et pourvu que cette volonté ne se livre pas à des écarts contraires à l'intérêt public, elle est aussi sacrée que la liberté et la nature spirituelle de l'homme. »

C'est au dire d'un savant écrivain de droit « quelque chose de l'élément spirituel qui s'unit à la loi pour survivre à la partie organique et matérielle de l'homme. » Ce que confirme Leibnitz : testamenta vero mero jure nullius essent momenti, nisi anima esset immortalis » c'est-à-dire « les testaments, en droit pur, n'auraient aucune existence de raison, si l’âme n'était immortelle. »

Dès lors, messieurs, la société n'a pas une puissance illimitée sur la propriété, elle n'en a pas le domaine éminent, elle ne peut pas limiter à son gré le droit d'en disposer, elle n'est pas la maîtresse de méconnaître, de rompre, de renverser ce que les générations éteintes ont établi, ont fondé dans le passé sous l'égide des lois, ce qu'elles ont confié à la loyauté de leurs successeurs.

D'autres principe et une aussi funeste doctrine que celle de l'absolutisme de l'Etat, de sa toute-puissance, ferait sourire toutes les tyrannies et les excuserait toutes.

On l'accueillerait à Constantinople, au sein du fanatisme expirant d'une race dont le sol soulevé de l'Europe ne veut plus, et Tibère ne l'eût pas désavouée.

A cette théorie de l'individualisme de chaque génération, qui élèverait l'égoïsme à la hauteur d'un dogme social, qui limiterait le respect pour le droit à la vie de chaque génération, et investirait l'Etat d'un droit irrésistible, d'une liberté absolue, qui lui donnerait le pouvoir de semer la terre de ruines au gré de sa volonté, j'oppose le magnifique et fécond principe de la solidarité des générations qui se succèdent.

C'est lui, messieurs, qui fonde le patrimoine de gloire, de prospérité, de richesse, et de supériorité morale des nations, et leur assure en face des siècles et sur la scène du monde la plus noble et la plus vénérable suprématie !

Appliquons, messieurs, ces principes à la question qui nous occupe, et quittant leurs généralités, arrivons à l'intérêt spécial que nous sommes appelés à débattre.

Je ne m'occuperai pas des familles, des droits du sang, des bienfaits de l'amitié, des intérêts privés, mais des seuls intérêts généraux.

Le droit de propriété a divers modes de se manifester.

Il y a dans la société à côté des besoins particuliers et droits individuels, des besoins généraux et perpétuels.

L'inégalité des conditions et des fortunes, inégalité indestructible, engendre la misère, et provoque la charité ou la bienfaisance.

L'inégalité des intelligences fait sentir le besoin et fait naître le désir de les éclairer, de les soulever de leur abaissement, de dissiper les ténèbres de l'ignorance.

La vue de ces misères, le sentiment profondément gravé dans le cœur de l'homme de les atténuer a fait naître chez lui le goût et sa conscience lui a prescrit dans certaines circonstances comme un devoir, de distraire de sa fortune certaines parties qu'il affecte au bien, au soulagement de l'humanité pauvre, souffrante ou ignorante.

La faculté de faire des largesses de son vivant est digne de respect, car elle répond aux besoins incessants et actuels de la société, aux besoins qui s'offrent chaque jour à nos regards ; mais celle de pouvoir perpétuer nos bienfaits au-delà des limites de notre vie terrestre ne l'est pas moins, et toutes les institutions, toutes les législations l'ont reconnu.

Aussi, comme le dit le jurisconsulte anglais, a-t-on trouvé nécessaire, quand c'est pour l'avantage du public, de maintenir et de continuer certains droits particuliers et de constituer des personnes artificielles, qui peuvent maintenir une succession perpétuelle et jouissent d'une sorte d'immortalité légale..., et il y en a une variété pour le progrès de la religion, de l'enseignement et du commerce !

Ces personnes artificielles, investies de la plupart des droits des personnes naturelles, se sont appelés quelquefois des collèges, des corporations, chez nous plus spécialement des fondations.

Qu'est-ce que le droit de fonder ?

Qu'est-ce qu'une fondation ?

Quelle est la nature des droits qui s'y confondent et la rendent parfaite ?

Le droit de fonder dérive de la liberté, et de l'intérêt social.

C'est l'une des plus hautes et des plus respectables manifestations de la liberté dans le droit civil appliquée aux grands intérêts sociaux.

J'admets que toute fondation ne peut exister, et je suis en cela fidèle aux précédents de tous les âges et de toutes les nations, qu'au nom de la loi, qui en fait une institution publique, et peut dans les limites du droit et de la justice en étendre, en spécifier ou en restreindre les développements d'après les nécessités sociales, et qu'enfin l'autorisation du pouvoir public pour l'acceptation des dons et legs, et leur contrôle pour le maintien de la fondation, sont légitimes, essentielles et utiles.

Le fondement du droit de l'Etat repose donc sur l'intérêt public, et sur celui des familles, dont il est le double protecteur.

Pour autoriser ces personnes civiles, ces fondations, elles doivent évidemment présenter un caractère d'utilité publique, et n'étant formées qu'en vue d'un besoin social, elles sont placées sous le regard du gouvernement qui doit veiller non seulement à leur conservation, mais aussi à leur police.

La personne civile, la fondation unit en elle-même et confond des droits civils et des droits politiques, c'est leur mélange qui forme sa substance ; elle a des droits civils, puisqu'elle est propriétaire, qu'elle peut louer, acquérir, recevoir des dons, ester en justice.

Elle touche aux droits politiques en ce sens qu'elle n'existe qu'en vertu d'un acte émanant de l'autorité publique, qui veille à ce que les lois constitutives de cet acte ne soient ni méconnues ni défigurées.

Une fondation existe donc en vertu d'un véritable contrat qui intervient entre les pouvoirs publics et les particuliers et qui n'existe qu'en raison de certaines conditions réciproques, qui ne peuvent être méconnues sans blesser la justice et la bonne foi des conventions.

S'il y a des droits pour le pouvoir souverain, il y a aussi des droits pour le particulier, l'honneur des lois n'est pas viager, mais perpétuel, et le pouvoir souverain, qui est aujourd'hui ce qu'il était hier, sans suspension d'aucun genre, ne peut blesser les droits privés, élevés par lui à la hauteur des droits publics, sans manquer le but sacré de sa mission protectrice, sans sacrifier le droit à la force.

On a soutenu que le droit de fonder était la négation de la liberté, j'ai même quelque part recueilli que c'était une monstruosité.

Je demande à ceux qui soutiennent cette étrange doctrine, s'ils sont prêts à supprimer les hospices, les bureaux de bienfaisance, les monts-de-piété, les musées, enfin à nier franchement, nettement aux communes, aux provinces, aux villes, la personnification civile ?

Et s'ils n'osent aller jusque-là, qu'est-ce donc que leur argument, sinon une question de pouvoir et de suprématie d'influence ?

(page 731) Je sais qu'ils me répondront : Nous acceptons les fondations, mais uniquement confiées aux mains des pouvoirs publics. Nous allons voir, messieurs, quelle est la force et la valeur de ce système.

En effet, il y a deux espèces de fondations et de personnes civiles.

Il y a les personnes civiles publiques, telles que les hospices, communes, bureaux de bienfaisance, lesquels sont régis par des administrations publiques émanées de corps politiques ou de la main de l'Etat.

Il y a les personnes civiles privées, si vous me permettez cette qualification, qui sont des personnes civiles placées sous un régime particulier, exceptionnel, fruit de la volonté des particuliers, mais examiné, contrôlé et accepté par le pouvoir souverain, qui lui imprime le sceau de la personnification civile.

Et c'est ici l'une des conditions les plus élevées de la liberté des citoyens.

Car ramener tout à un type uniforme, au régime uniforme du gouvernement administratif de l'Etat, c'est méconnaître la variété de sentiments, la variété des besoins qui existent dans la société, ce n'est pas honorer la liberté, ce n'est pas la pratiquer, c'est la restreindre et presque la détruire

Montesquieu a dit quelque part :

« Le sublime de l'administration est de bien connaître quelle est la partie du pouvoir, grande ou petite, que l'on doit employer dans les diverses circonstances. »

Messieurs, il y a une tendance fatale pour la démocratie, fatale pour sa durée, funeste aussi à la vraie liberté, c'est la disposition à traiter tyranniquement, à se révolter contre les libertés qui lui déplaisent et contre les effets de ces libertés quand elles ne sont pas d'accord avec les passions dominantes du moment !

La liberté, messieurs, ce n'est pas l'unité absolue d'un principe, mais c'est l'accord et l'harmonie de principes d'origine et de nature diverses.

L'unité absolue d'un principe, sous quelque forme qu'elle se présente, n'est que le despotisme.

La société est un composé d'éléments variés, qui doivent être représentés dans son organisation, et dont le libre concours forme seul la vie, la grandeur, le progrès et la beauté d'une société.

Si la société a des droits, si le pouvoir possède des prérogatives, l'individu a aussi les siens. Les restreindre avec excès, les limiter sans nécessité, au seul profit de l'Etat, c'est frapper la liberté dans les âmes, dans les cœurs, ce qui est un immense malheur.

Ce qui constitue un vrai régime de liberté, c'est donc l'alliance des droits du citoyen et de ceux de l'Etat, c'est de leur accord que découlent des bienfaits moraux et matériels incessants, et quand par une erreur passionnée on les sacrifie les uns aux autres on ne tarde pas à aboutir à l'anarchie ou à fonder l'absolutisme.

Et qui de vous, messieurs, s'il veut la liberté, s'il la chérit, s'il entend l'asseoir solidement dans nos mœurs, pourrait vouloir du système auquel nous convie le rapport de la section centrale et que sanctionnent d'ailleurs tous les actes du ministère, et où le pouvoir, dépositaire héréditaire de la puissance sociale, et de toutes ses grandes influences, ne tolérerait plus à la base de la société et au sein d'une nation prétendument libre, que des individus investis de droits viagers précaires et morcelés !

Le projet de loi, à la vérité, messieurs, reconnaît l'utilité des fondations, mais il veut les rattacher toutes aux administrations officielles.

C'est là, messieurs, une base étroite, pour une loi, qui rend hommage à la liberté inspiratrice de ces générosités, et qui pèche au même moment par une défiance profonde à l'égard des personnes, défiance qui ne trouve sa justification, ni dans les faits, ni dans les principes.

Si les fondations suscitent tant d'ombrages, si elles offrent tant de périls, si elles sont si redoutables, alors, messieurs, mieux vaut les supprimer, les faire disparaître de la face de la société, les défendre radicalement pour l'avenir, et adopter ce conseil que donnait il y a peu de temps l'honorable M. Vandenpeereboom aux associations religieuses, « de vivre au jour le jour a de rançonner le présent, mais d'épargner l'avenir. »

En fait, messieurs, au point de vue des intérêts matériels de la société et des familles, une grave objection aux fondations, c'est qu'on soustrait les biens au commerce, et partant de là que n'a-t-on pas dit sur le patrimoine des familles amoindri, sur les héritages diminués, éveillant ainsi avec un art infini l'avidité de nos successeurs, et les tristes ardeurs de leurs convoitises !

Si ce reproche est fondé, veuillez remarquer qu'il l'est tout autant pour les legs faits aux administrations publiques, que pour les fondations particulières.

Mais ce reproche n'a aucune solidité !

Quoi, prétendra-t-on que les biens toujours insuffisants qui sont consacrés aux plaies saignantes de l'humanité, à ses éternels besoins, à sa misère, ou à son ignorance sont soustraits au commerce !

Et ne sont-ils pas jetés dans un commerce qui est destiné non à tarir, nulle société n'y parviendra, mais à diminuer les souffrances des classes déshéritées des biens de ce monde, et à aviver les lumières de l'intelligence ?

Heureux les biens, qui auront pu recevoir une si noble destination, elle est sacrée entre toutes ; plus heureux encore ceux qui peuvent donner à leurs biens un si magnifique emploi !

Nul n'oserait blâmer le duc de Luynes, qui l'an dernier dotait les musées de Paris d'une collection magnifique estimée à près de 1,100,000 de francs !

Il a soustrait ces superbes objets d'art au commerce, mais il a accru les glorieux monuments de son pays, et il a fait un noble acte de patriotisme !

Mais quoi ! il ne serait pas permis à chaque génération, qui ajoute une plus-value au sol, qui augmente la richesse de la communauté, d'en distraire quelques parties pour les consacrer aux incessants, aux inépuisables besoins de la société !

L'on prétendrait que ce serait là dépouiller les générations futures de leurs biens, et pour me servir des paroles de M. le rapporteur, permettre à « une génération de s'emparer de toutes les richesses et interdire à celles qui la suivront la faculté d'en user autrement que dans tel ou tel but, ou selon telle ou telle condition ! » (page 13.)

Danger imaginaire assurément, péril qui ne sera jamais menaçant. Mais enfin ces biens, à qui donc sont-ils consacrés, sinon aux générations qui se succèdent, et pour des besoins éternels comme elles !

N'avez-vous pas, d'ailleurs, une garantie sérieuse, suffisante, l'autorisation du pouvoir public et du gouvernement, sans laquelle on ne peut fonder, et sans laquelle aucune fondation reconnue ne peut accepter un legs ni une donation ? n'avez-vous pas l'obligation de rendre compte à l'autorité supérieure ?

Enfin, n'avez-vous pas le pouvoir de déclarer (idée qu'émettait hier aussi M. Kervyn) que les fondations ne pourront recevoir que des biens d'une nature spéciale ?

Quelqu'un d'entre vous, messieurs, a-t-il entendu dire que la fortune de l'Angleterre soit compromise, que sa prospérité ait reçu quelque échec, qu'elle ait moins de vaisseaux, moins de capitaux, que son commerce et son agriculture aient souffert dans leur essor, parce que cette île fameuse est couverte de fondations ?

Ses collèges les plus réputés, ses universités couronnées d'une gloire séculaire, ses plus beaux monuments pour la misère, sont tous des fondations, et des fondations particulières, régies par des administrations spéciales.

Près de 4 millions consacrés à des institutions primaires, 170 millions consacrés à la pauvreté, à l'indigence, sous des formes diverses, écoles, asiles, hospices, hôpitaux, que sais-je, sont le fruit de la liberté, et sont librement gouvernés.

Et en Hollande, ouvrez le journal officiel, vous y verrez à chaque page, jour pour jour, des autorisations de fonder, et dans des conditions d'une liberté presque illimitée.

La Hollande est-elle moins libre que nous ? Ou direz-vous que l'Angleterre gémit sous une oppression quelconque ?

Qu'est-ce qu'une fondation ?

C'est une personne civile qui, ayant reçu le caractère d'une institution d'utilité publique, tient à la fois du droit civil et du droit public. Ce qui constitue une fondation ce sont :

1° La dotation même de la fondation ;

2° Les institués, c'est-à-dire ceux qui seront successivement appelés à jouir de ses bienfaits ;

3° Les collateurs ;

4° Les administrateurs et proviseurs.

Il y a là un ensemble de droits réciproques et d'obligations synallagmatiques, quant aux personnes et aux choses.

C'est un texte complet, l'on ne peut modifier les uns ou les autres sans une nécessité publique, péremptoire, absolue, que la raison approuve, que la justice sanctionne. On ne peut innover, le droit du législateur, à cet égard, n'est pas absolu, il n'est que relatif.

Si la volonté du fondateur souffre dans sa manifestation légitime, les pouvoirs publics peuvent la relever, la perpétuer, l'affirmer dans le sens absolu et primitif de la fondation, et dans son sens le plus rapproché, et cela est conforme au droit, au bon sens, à la légitime et bienveillante tutelle que l'Etat exerce sur toutes les fondations dont il est non le maître, mais le protecteur et le conservateur. Voilà le droit, voilà la justice !

Tout autre système touche à la violence et devient de l'arbitraire. Ce n'est plus le droit maintenu, et la propriété conservée. C'est le droit supprimé, et la propriété confisquée !

(page 752) Voyons maintenant, messieurs, ce que fait le projet de loi pour les administrateurs, pour les institués, pour les collateurs ?

Il commet une véritable spoliation à l'égard des administrateurs et des collateurs, et ce qu'il laisse subsister du droit de collation dans le présent et dans l'avenir, le droit des institués, qu'il semble respecter, sont tous placés sous une menace incessante, ainsi que je le prouverai.

Avec le projet de loi, il n'y a plus de règle dérivée du droit, il n'y a plus de droit. Tout est livré au hasard, au hasard du bon plaisir, tout est placé sur un sol mouvant.

La loi qu'on nous demande de voter à nous, parlement d'un peuple libre, renverse et le droit et la liberté.

Vous dépouillez les administrateurs actuels sans cause légitime, sans motif plausible, pour donner à votre système invariable de centralisation une force nouvelle.

De quel droit enlevez-vous à des hommes honorables le droit d'administration, dont ils ont usé honorablement, loyalement et au profit des intérêts qui leur étaient confiés ? Quelles plaintes a-t-on élevées contre eux, quelle prévarication ont-ils commise ?

Les députations permanentes n'ont-elles pas rendu hommage à leur administration, les revenus des fondations ne se sont-ils pas, en général, améliorés, certaines fondations ne les ont-ils pas vu doubler ?

J'invoque, à cet égard, les rapports des députations permanentes depuis dix ans.

On n'en prétend pas moins que les administrateurs élus sont seuls bons, qu’eux seuls ont une véritable responsabilité. C'est une erreur profonde.

D'abord la responsabilité est la même pour tous les deux, ils doivent rendre des comptes, et sont responsables de leur bonne et mauvaise gestion à une autorité supérieure.

Quant à la valeur administrative, on la rencontre aussi bonne, aussi excellente dans des personnes dont la capacité est affirmée par les fonctions auxquelles elles sont appelées !

Mais le mal véritable de cette injuste disposition, c'est l'accroissement de centralisation qui naît de la loi.

Elle confère de nouvelles influences à des corps politiques quant à la nomination des personnes et quant à la pression administrative.

Celle-ci est grande déjà, messieurs, elle est immense. Le projet sur lequel vous délibérez, les lois nouvelles qui sont en perspective l’étendent et l'aggravent.

Ainsi les influences sociales les plus considérables, matérielles et morales seront concentrées entre des mains politiques, soutenues et garanties par des majorités politiques ; tout sera, messieurs, faveur, ou haine des partis, la liberté individuelle fléchira, parce qu'elle fléchit toujours à la longue lorsque le mobile de l'intérêt est en jeu, et il le sera infailliblement.

Ajoutez-y, messieurs, l’influence de l'Etat, dont la main puissante gouverne, régit tant d'intérêts essentiels, qui se mêle activement de tout, à tous les degrés de l'échelle sociale, dont les bienfaits et les refus se font sentir en tous lieux et en toutes choses, et vous aurez l'influence universelle de l'Etat et du parti triomphant, qui fondera insensiblement la servitude universelle ou livrera le pays à des luttes anarchiques. .

Pour tout observateur attentif, pour tout citoyen vigilant, pour tout ami dévoué de la liberté, il ne saurait passer inaperçu que nous marchons à grands pas, à pas rapides et pressés vers une situation, vers un système qu'il ne s'agit pas de discuter ici, ni aujourd'hui dans tous ses détails, mais qui le sera un jour et où la liberté, où toutes les libertés seront administrées par l'Etat.

Si c'est là une tendance fortement marquée dans la démocratie, ainsi que j'ai déjà eu l’honneur de le dire, c'est aussi une pente sur laquelle les sociétés préoccupées d'intérêts matériels glissent facilement !

Non, messieurs, dussiez-vous m’accuser de redites, la liberté ne se soutient pas par de beaux noms, par de belles espérances, par des promesses sonores ; ce sont là, permettez-moi cette expression, les parades de la liberté ; ce qui lui importe, c'est le respect pratique pour les libertés et les droits individuels, parce que c'est de ce respect, et de cette pratique, que naît un salutaire contrôle par le pouvoir, parce que chaque citoyen pénétré de sa valeur, et animé d’une juste fierté patriotique, est prêt alors à combattre les usurpations, de quelque côté de l'horizon qu'elle apparaissent.

Et les institués ! Vous les respectez, sans doute ! Et M. le ministre de la justice se montrait fort fier, dans une discussion précédente, de ce respect et de cette générosité !

Mais, messieurs, quelle garantie sérieuse ont les institués ? Aucune ! Placé sur le terrain où s'est mis le ministère, armé du nouveau droit public qu'il inaugure, rien ne m'assure qu'on ne viendra pas dans quelque temps avec un tableau qui indiquerait moyenne de ceux qui se consacrent aux diverses études en Belgique, et qu'on ne propose à la Chambre d'altérer l’affectation des bourses d'études.

Il y en aura trop pour la théologie, trop pour le droit canonique, que sais-je ? On invoquera l’intérêt public, les droits de la société, on aura alors et pour des dispositions nouvelles, pour ces fameux rajeunissements, autant de bonnes raisons qu'aujourd'hui.

On pourra dire très carrément, très absolument, que l'intérêt social prime tout, et les institués seront rangés sur la même ligne que les administrateurs et les collateurs.

Messieurs, la désignation du collateur est l'une des parties essentielles et je dirais fondamentales, vitales, de l'acte de fondation.

Qu'est-ce que le collateur ? Le continuateur de la volonté du fondateur, celui que, dans sa confiance, il a choisi, afin que sa volonté, son intention, l'esprit dans lequel il a fondé soit fidèlement suivi dans l'avenir.

Lisez, messieurs, les actes de fondation, et vous y trouvez les signes non équivoques, les irrévocables témoignages de la pensée, du sentiment qui ont dicté la fondation, vous y recueillez la voix de la conscience du fondateur !

La plupart des fondations sont le résultat d'une noble, pieuse et respectable pensée morale. Le collateur est le gardien, le conservateur de cette pensée.

II la continue, il la perpétue, il fait revivre l'esprit de celui qui a fondé, et il l'applique selon les besoins nouveaux, et sous les lois nouvelles de l'époque où il vit.

Je ne sache rien de plus sacré qui le droit de collation.

Et je ne fais aucune distinction entre le collateur appartenant à la famille et celui qui y est étranger.

La source du droit est la même. Les pouvoirs de l'un ne sont pas différents des pouvoirs de l'autre, le respect qu'ils méritent est le même.

Le lien du sang n'y fait rien. Il s'agit ici d'un droit.

Si le fondateur a désigné des personnes à titre successif, c'est qu'il a eu confiance dans la lumière présumée, dans le caractère de ces personnes, qui ont pour gage et pour garantie les qualités qui les appelleront dans la suite des temps à ces fonctions.

Si par exemple fondant des bourses pour l'étude de la jurisprudence, je désigne le ministre de la justice comme collateur, c'est que je suppose qu'un ministre de la justice saura mieux que personne faire respecter l'esprit et le but de ma fondation à mon point de vue spécial.

Si je fonde des bourses d'étude pour la théologie, et que je désigne un archevêque, un doyen, un prêtre quelconque pour collateurs c'est que je suppose que mieux que personne ces dignitaires choisiront l'établissement où peuvent se faire les études théologiques.

Le droit de collation, mais c'est la clef de voûte, je dirai volontiers que c'est l’âme de la fondation.

C'est ce droit qui a la sanction du temps, qui a été de nouveau restauré, consacré, raffermi par le roi Guillaume, dont les mémorables arrêtés de 1818, 1823 et 1829 rendent un solennel hommage aux droits des fondateurs, et à la nature des fondations.

C'est ce droit vénérable, qui a reçu deux fois la sanction de législatures divers, celle des temps anciens et modernes, que vous broyez sous vos nouvelles dispositions législatives.

Peu vous importe l'origine du droit, la sainteté des contrats, la légitimité des fondations et, pour me servir de la belle expression de M. Troplong, « le respect dû à la volonté du fondateur, idéalisée par la mort » ; tout doit céder aux impitoyables exigences de votre système. Mais, je le sais, vous croyez échapper à tout reproche, parce que vous laissez subsister le droit de collation dans les familles.

Il n'y a au fond de cette apparente modération qu'une convenance calculée, car il pouvait être dangereux, impolitique de dépouiller les familles tout à la fois du droit de collation et du droit d'administration.

La dose eût été trop forte et aurait pu révolter l'opinion.

Mais, je le répète, le droit des collateurs à titre successif et à titre de parenté repose sur le même fondement.

Dès que vous méconnaissez le droit de l'un et que vous l'ébranlez, la secousse atteint le droit de l'autre. Les membres des familles qui conservent le droit de collation le conservent par tolérance. Ils n'ont plus de droit, ils sont collateurs aujourd'hui, ils cesseront de l'être demain.

Vous allez en effet reconnaître, messieurs, que le droit de collation est virtuellement supprimé, et que les explications de M. le rapporteur confirment cette situation nouvelle.

Le droit de collation n'est plus désormais qu'une faveur aussi douteuse, aussi incertaine pour les fondations anciennes que pour celles de l'avenir.

Messieurs, le rapport reconnaît qu'un des griefs les plus vifs qu'on formule contre le projet de loi, c'est celui de la rétroactivité, et (page 733) M. le rapporteur veut bien reconnaître « que le principe de la non-rétroactivité des lois est un grand et salutaire principe. »

C'est peut-être le seul passage du rapport où je me trouve d'accord avec M. le rapporteur, aussi je tiens à le constater, car l'entente ne sera pas longue !

Mais, ajoute-t-il, « cette accusation n'est pas plus fondée que les autres, et de courtes explications suffiront pour le démontrer. » Pour arriver à cette démonstration, que fait M. le rapporteur ? Il est obligé de confondre et d'altérer la nature des fondations, d'en décomposer l'essence.

Pour lui, le droit d'administration et celui de collation sont des droits politiques. C'est là une erreur profonde.

Ainsi que j'ai eu l'honneur de le dire, toute fondation tient du droit civil et du droit politique.

Elle est, en effet, une institution publique d'un genre particulier, par son origine qui dérive du pouvoir public, par l'autorisation qui lui est toujours nécessaire pour pouvoir recevoir des dons et des legs, par le contre lequel elle est soumise, quant à sa gestion.

Mais, sous tous les autres rapports, elle est une personne civile à l'instar de toute personne naturelle soumise pour les droits des institués, pour ceux qui découlent de l'institution même, à la justice et relevant d'elle.

Les articles 26, 27 et 48 du projet de loi en sont la preuve manifeste.

Dès lors, si le droit de collation est une partie essentielle, vitale, organique de la fondation, si les conflits qui peuvent naître entre les institués et les collateurs, entre les collateurs et les administrateurs sont soumis à la justice, c'est que ce droit a le caractère et la portée d'un droit civil !

Il n'y a donc pas ici de droit politique, mais un droit civil, et ce n'est que par une déplorable confusion d'idées qu'on peut ranger le droit de collation parmi les droits politiques.

Ainsi, messieurs, dépouiller ceux qui sont investis de ce droit en vertu d'un titre d'une légitimité incontestable, c'est rétroagir, c'est la rétroactivité dans toute la crudité de la chose, dans toute l'étendue fatale du mot !

Suivrais-je M. le rapporteur dans ses ingénieuses subtilités, et dans les singulières distinctions où il se complaît.

Prétendra-t-on, dit-il, que tous les bourgmestres à venir et tous les curés futurs investis par l'acte de fondation d'un droit de collation, ont un droit acquis ?

Sans aucun doute, messieurs, le droit est acquis, mais il n'est pas réalisé, et il ressemble à tous les droits dont l'application est successive.

Evidemment tant qu'il y aura des bourgmestres d'une commune et des curés d'une paroisse, si le droit de collation leur a été reconnu, il devra leur être continué.

Cela est tellement vrai, que l'arrêté du 2 décembre 1823 prévoyant le cas (article 15), où il aura fallu destituer des administrateurs pour cause de malversation, dit dans un article subséquent (article 18) que lorsque la qualité d'administrateur et de receveur aura été attachée par le fondateur à certaine qualité, titre ou fonction, le remplacement provisoire fait dans le cas prévu par l'article 15 cessera dès qu'il y aura un nouveau titulaire.

Ainsi, dans les cas les plus graves, dans les cas de malversation, de gestion infidèle, où il faut sévir et frapper l'administrateur, il n'y a qu'une suspension accidentelle, pour des causes particulières, et dès que la cause de la suspension cesse, causa sublata, le droit reprend tout son empire.

Enfin les administrateurs et collateurs actuels, toujours d'après M. le rapporteur, « n'ont aucun droit acquis, parce qu'ils participent à l’administration d'un service public et qu'ils accomplissent un mandat politique, dans le sens juridique du mot, et, dès lors, il ne peut être question d'un droit acquis, car une nation est toujours maîtresse des formes de son administration, de l'organisation des services publics. »

Et moi, à mon tour, je dis qu'en présence d'une pareille altération de tous les principes, quand les notions les plus élémentaires du droit sont si audacieusement bouleversées, quand le sol sur lequel s'élève tout droit et toute justice est miné, le raisonnement devient inutile, la discussion impossible. Nos adversaires peuvent la résumer en ces mots : Sic volo, sic jubeo, stat pro ratione voluntas.

Le droit de collation est un droit politique !

Mais alors qu'est-il ce droit dans les mains des parents ?

Un dépôt précaire et fugitif !

Ah le droit de collation est un droit politique et il n'est que cela !

Mais que devient alors la portée des articles 15 et 36 du projet de loi ?

L'article 15 qui autorise celui qui aura donné et légué une dotation suffisante pour la création d'un établissement complet, de concourir à la direction de cet établissement,

L'article 36 qui permet aux fondateurs de réserver soit à eux, soit à un, deux ou trois de leurs plus proches parents mâles le droit de collation.

Que sera, je le demande, messieurs, cette apparente faveur que confère la loi nouvelle ? Souffrez que je le dise, un piège. Oui, c'est un piège que vous êtes appelés à voter ; car, si le droit ancien de collation est un droit politique, que le législateur peut modifier à son gré, le droit nouveau ne sera pas meilleur, le collateur n'acquiert en droit aucun titre sérieux.

Il peut disparaître aujourd'hui ou dans quelques mois, les droits, les pouvoirs du législateur sont absolus. Il peut agir sans hésiter. Le collateur ainsi dépouillé n'aura pas à se plaindre, et on pourra lui adresser ces consolantes paroles du rapport : « Le citoyen s'attend à ce sacrifice, et il le fait en définitive dans son propre intérêt. »

Messieurs, rien ne doit passer inaperçu quand il s'agit de principes ; rien n'est indifférent et le moindre précédent a sa gravité.

Eh bien, il n'est pas douteux, je le déclare hautement à la face du pays, que la rétroactivité va pénétrer dans notre législation.

Les sophismes qu'on invoque pour la déguiser, ceux qu'on invoquera encore peuvent servir d'un mirage trompeur, à ceux qui les emploient, mais ils n'obscurciront pas le bon sens public.

Ce souvenir, odieux des plus mauvais jours, cet instrument fatal de toutes les tyrannies, qui, dans sa honteuse omnipotence, peut tout ébranler, depuis la racine des familles jusqu'au faîte de l'édifice social, vous aller donc l'installer dans nos lois et cela en plein XIXème siècle, au sein d'une nation paisible, habituée au respect du droit, aux joies de la liberté ?

Oui, la rétroactivité est là, est là tout entière, avec ses dangereuses, ses hideuses conséquences !

Quelque modique que puisse vous paraître l'intérêt auquel vous l'appliquez aujourd'hui, quelle que soit la modération que vous puissiez mettre à l'étendre dans l'avenir, elle n'en est pas moins là armée de toutes ses menaces ; vous l'avez implantée sur notre sol, sur ce sol où la justice, la liberté, le droit et la religion devraient apparaître à jamais comme d'inséparables associés !

Je conjure mes amis, au nom des intérêts éminents de la société, au nom de la dignité de nos lois, je les supplie, je supplie tous les membres de cette Chambre d'empêcher ce sacrilège légal.

Mais il est une considération fameuse ! L'oppression et la violence règnent dans les collèges de collation. M. le rapporteur n'est-il pas là pour nous l'apprendre ?

« Depuis trop longtemps, dit-il, grâce à une législation vicieuse la liberté des familles et des élèves n'est pas entière, et exerce sur le pays une pression fâcheuse. » (page 10.)

Et pour appuyer cette accusation, il invoque un fait assez pâle, emprunté à la discussion de 1857 et alors même dénué de preuves.

Messieurs, de telles accusations sont indignes de documents publics, à moins qu'on n'apporte à leur appui des preuves irrécusables. Il eût fallu constater par enquête des abus, et des abus nombreux, avant de se trouver autorisé à formuler des accusations qui frappent au cœur des hommes respectables.

Je repousse donc les allégations, les imputations de M. le rapporteur.

D'ailleurs, les fondations n'existent pas en dehors de certaines règles, il y a des droits pour les institués comme pour les collateurs. Chacun d'eux peut prétendre à leur exécution et la justice est là pour en décider !

En vain direz-vous que le recours en justice est entourée de trop de difficultés, que l'institué n'a point pour cela les ressources nécessaires.

La justice sera-t-elle donc désormais suspendue pour les faibles et les pauvres ?

Est-ce là votre système, la voix des riches et des puissants pourra-t-elle seule l'invoquer ?

Mais quoi ! s'il en est ainsi, que feront les malheureux institués quand ils seront livrés aux administrations centrales, aux neuf commissions administratives, qui, elles, seront appuyées par tant d'influences diverses ! Leur sort est manifeste, il est tracé de votre main, par vos accusations irréfléchies. La liberté des institués succombera sous des prescriptions directes, ou sous des conseils qui seront irrésistibles.

Messieurs, d'autres que moi réfuteront sans doute les étranges doctrines qui se sont produites sur les droits des communes qu'on reconnaît et qu'on mutile par des assertions si extrêmes, qu'elles ont provoqué de la part d'un membre de la majorité de la section centrale, une réserve modestement blottie sous forme de note au bas d'une des pages du rapport.

Ils nous montreront sans doute la liberté d'enseignement méconnue à tous ses degrés, et dans ses plus humbles expressions. Ils établiront que la Constitution est altérée dans son sens vrai, (page 734) restreinte dans son application, détournée de ses généreux développements !

J'ai, pour moi, hâte de faire cesser la trop longue épreuve que j'ai imposée à la bienveillante patience de la Chambre. Mais qu'il me soit permis de finir en disant ceci :

La liberté n'est pas un principe vague, elle est un fait ; elle n'est pas une théorie retentissante, elle doit pénétrer dans la pratique, dans tous les actes de la vie sociale et civile.

Non, il ne suffit pas qu'elle brille dans des harangues, qu'elle soit inscrite sur le frontispice de nos monuments, qu'elle soit gravée sur les piédestaux des statues qui ornent nos péristyles, qu'elle soit élevée au sommet de vos colonnes ; il faut qu'elle reste dans nos lois, il faut qu'elle soit vivante dans la vérité de nos droits, il faut que sa puissante sève vivifie, agite et mouvementé le cœur et l'âme du citoyen ; il ne faut pas que chacune de leurs aspirations les plus nobles, les plus utiles, peut-être les plus saintes, viennent se heurter et se rompre contre une borne légale, contre un écueil administratif ou réglementaire.

Non, ce n'est pas là la liberté, c'est l'art du despotisme, peu m'importe par quelles mains il s'introduit et s'applique !

Je repousse donc votre loi, je la repousse parce qu'elle nous fait faire un pas de plus dans cette conspiration ourdie en faveur de l'influence de l'Etat, parce qu'elle en étend, en développe et en affermit, les prérogatives.

Je la repousse, parce qu'elle est un attentat inutile à la propriété, et je dirai, si ce mot est admissible, à une propriété sociale.

Je la repousse, parce qu'elle blesse profondément le grand principe de la liberté d'enseignement dans le présent et dans l'avenir.

Je la déclare inopportune et dangereuse, parce qu'elle frappe les droits de l'intelligence et appauvrira dans l'avenir la noble liste civile de la liberté pour la bienfaisance intellectuelle.

Je la condamne, parce qu'elle dépouille sans droit, sans motif des administrations honnêtes, probes, séculaires, pour conférer leurs pouvoirs à des administrations qui dépendront de corps politique !

Je la repousse parce qu'elle enfonce le pays de plus en plus dans un système de centralisation, qui, s'il est destiné à rendre le pouvoir fort, rendra la liberté faible !

Sans doute, messieurs, vous avez compté vos voix, et vous voterez la loi ; mais, croyez-moi, ce ne sera pas pour vous un sujet de triomphe, la main sur la conscience, les yeux fixés sur cette déplorable loi, vous pourrez vous dire ce que répondit M. Royer-Collard à M. Guizot, qui peu de jours après la révolution de juillet lui parlait de cette victoire, « Et moi aussi, s'écriait tristement le grand orateur, je suis des victorieux, triste parmi les victorieux. »

MpVµ. - La parole est à M. Orts pour développer son. amendement.

M. Orts. - Je pourrais développer mon amendement qui modifie l'article 38 du projet quand viendra le tour de la discussion de cet article.

MpVµ. - Il vous suffira de le développer maintenant d'une manière sommaire, pour que la Chambre puisse se prononcer sur le renvoi à la section centrale.

M. Orts. - Messieurs, l'article 38 du projet de loi établit une différence entre les fondations de bourses d'études destinées à l'enseignement public et les fondations de bourses destinées à l'enseignement privé. Aux termes de cet article le fondateur peut imposer aux boursiers l'obligation de suivre les cours d'un établissement organisé par la loi qu'il désigne : mais en vertu du système de la loi, le fondateur ne peut pas imposer cette obligation à l'égard d'établissements privés.

Je demande que cette différence cesse ; elle est, à mes yeux, contraire à la liberté d'enseignement. Je demande, en conséquence, que quelles que soient les conditions inscrites dans une fondation ancienne ou moderne, le boursier, en vertu de l'article 17 de la Constitution, ait le droit d'aller chercher l'instruction dans l'établissement national public ou privé qui lui convient. C'est donc une extension que je propose à l'article 38 en faveur de la liberté de l'enseignement, un hommage rendu au principe d'égalité entre l'enseignement libre et l'enseignement officiel.

En agissant ainsi, je suis d'accord avec une opinion que j'ai émise dans une autre circonstance et dans une autre enceinte, dès 1849.

- L'amendement est appuyé, La Chambre le renvoie à l'examen de la section centrale.

(page 735) M. Van Humbeeckµ. - Messieurs, comme vous l'avez entendu par le discours de l’honorable préopinant, autour du projet de loi que nous discutons en ce moment, se produisent et s'agitent les passions les plus ardentes.

Ces passions, j'ai pu les suivre dans les phases diverses qu'elles ont déjà parcourues. Je les ai vues naître dans les sections ; je les ai vues grandir dans la section centrale ; je les vois reparaître dans la discussion publique, mais dans ces diverses phases, elle n'ont pas réussi à me causer le moindre sentiment d'irritation.

Plus je sentais les passions grandir, plus je me sentais poussé vers le recueillement comme vers un devoir, plus je me sentais imposer l'obligation d'examiner ce projet de loi sans aucune préoccupation, pour voir si réellement il méritait les reproches presque sanglants dont il a été l'objet.

Eh bien, le résultat de cet examen a été que, loin d'être impressionné par ces passions qui s'agitaient autour de moi, je suis arrivé à ne plus les comprendre.

Le projet de loi, examiné avec calme, examiné tel qu'il est, au point de vue des principes, dégagé de toute préoccupation, le projet de loi est un projet parfaitement utile, parfaitement sage, qui certes peut, jusqu'à un certain point, mériter quelques critiques de détails, mais qui, dans son ensemble, ne mérite aucun des reproches qu'on lui a adressés.

Vous comprenez, messieurs, que, dans cette disposition d'esprit, la Chambre ne doit pas s'attendre à ce que je mette au service de la défense du projet les véhémences et les passions dont l'attaque a disposé. Je compte n'apporter dans ce débat qu'une parole très calme, très sincère, très consciencieuse.

J'espère que la Chambre voudra bien accepter les réflexions que je vais avoir l'honneur de lui soumettre sous la seule forme que cette disposition d'esprit me permette de leur donner.

Messieurs, chez tous les peuples qui ont prétendu au titre de peuples civilisés, la diffusion des lumières a toujours été considérée comme un intérêt national ; cela a toujours été ; cela devait nécessairement être : les nations ne sont, en définitive, que dès agrégations d'individus ; tout individu, tout homme qui mérite réellement ce nom, qui comprend la fonction que ce nom lui impose, et qui sait pénétrer la mission que l'humanité doit accomplir, sait aussi qu'il doit contribuer à l'accomplissement de cette mission ; il voudra donc rechercher les lumières qu'il a le devoir d'acquérir et s'appliquer à en acquérir toujours davantage ; c'est là, en définitive, s'acquitter simplement de la mission qui nous a été confiée par la Providence, mission confiée aux individus d'abord et ensuite à ces groupes d'individus, qui s'appellent les nations.

La science, messieurs, a toujours été entourée de vénération à presque toutes les époques. Cependant, il s'est mêlé d'autres préoccupations à ce sentiment. Une certaine crainte s'est longtemps confondue avec cette vénération : on a redouté longtemps la puissance de la science ; on ne voulait la laisser se produire que dans certaines de ses manifestations et ces manifestations permises on voulait chercher à les utiliser au profit des idées dominantes, officielles, des idées de résistance, des idées de conservation exagérée.

C'est sous l'empire de ces craintes que pendant longtemps on n'a laissé enseigner que par la puissance temporelle ou spirituelle, qui résumait l'idée de résistance et de conservation, par l'Eglise et par l’Etat.

Alors un phénomène singulier se produisait à la fois au haut et au bas de l'échelle sociale, dans le peuple et au pouvoir.

Pour le peuple, le savant a été longtemps un sorcier ; il se défiait de la science parce qu'il ne la comprenait pas. Pour le pouvoir, messieurs, l'idée a longtemps eu ses mystères, dont il se défiait aussi. L'idée représente le progrès, et le pouvoir pendant trop de siècles a été malheureusement appelé à personnifier la résistance aveugle.

Sous l'empire d'une telle préoccupation, le pouvoir ne consentait pas à ce que l'idée s'élaborât sans son concours. Il voulait présider à cette élaboration ; il ne voulait aucun collaborateur dans cette partie de son œuvre ; tout au plus consentait-il à avoir pour collaborateur l'Eglise qui, tour à tour, l'avait dominé et avait été dominée par lui.

Ces craintes, messieurs, dominent encore, à des degrés divers, une grande partie du monde civilisé ; mais, en 1830, un grand fait s'est accompli en Belgique.

En 1830, on a proclamé la liberté de la science, on a voulu donner une liberté entière à toutes les manifestations de la pensée et particulièrement à la science qui est la plus respectable de toutes ces manifestations. Le principe de la liberté de l'enseignement a été proclamé. Désormais on enseigne ce que l'on veut, où l'on veut ; on s'instruit comme on veut et où l’on veut. Dès ce moment, la science ne devait plus seulement être représentée par le double enseignement qui l'avait représentée si longtemps, par l'enseignement de l'Etat et par l’enseignement de l'Eglise. La Constitution reconnaissait cependant que l'Etat a le droit d'enseigner, elle ne lui ordonnait pas d'abdiquer ce droit ; elle chargeait la loi de l'organiser. La Constitution en proclamant la liberté de la science n'entendait pas non plus supprimer l'enseignement de l'Eglise ; seulement, cet enseignement devenait entièrement indépendant et n'était plus l'auxiliaire de l'enseignement organisé par l'Etat ; il devait, dans la logique des faits et des idées, être mis sur le même ligne que l'enseignement donné par des particuliers, par de simples citoyens.

Nous nous trouvons donc en présence d'une force sociale nouvelle, d'une force sociale inconnue jusqu'à notre époque et avec laquelle nous avons à compter quand il s'agit de créer une législation nouvelle. Cette force sociale, c'est la science libre se manifestant par l'enseignement libre. Lorsque la science n'avait que ses manifestations officielles et limitées, on pouvait consacrer des libéralités à l'avantage de l'enseignement.

La science affranchie, jouissant de sa liberté entière, pouvait-elle être déchue d'un droit qu'elle avait lorsqu'on ne lui permettait que des manifestations restreintes ? Evidemment non ; il est inutile de discuter cette question en principe. La solution saute aux yeux de tout le monde. Mais ces libéralités qui viendront enrichir la science affranchie, comment seront-elles constituées en un domaine spécial ?

Eu d'autres termes, comment la science libre sera-t-elle personnifiée ? C'est la question que nous avons à résoudre. Personnifiera-t-on l'enseignement libre dans sa synthèse ? Personnifiera-t-on l'enseignement libre dans sa synthèse ? Perfectionnera-t-on seulement l'enseignement public ? Ou bien adoptera-t-on un troisième système ? Personnifiera-t-on les différentes doctrines, les différents modes d'enseignement qui peuvent se produire sous l'influence de la liberté ? Ce sont ces trois formules de solution qui ont été proposées ; c'est entré ces trois formules que le projet de lui nous convié à choisir. Le projet de loi admet deux patrimoines de la science. L'un est celui de la science considérée sans acception d'aucune doctrine spéciale. C'est le patrimoine de la science libre, de la liberté d'enseignement. Un deuxième patrimoine est constitué : c'est celui de l'enseignement public.

On se demande pourquoi l'on consacre encore sous les lois actuelles un patrimoine distinct à l'instruction publique.

Le premier motif qu'on est tenté d'assigner à cette création, c'est une intention de se garantir contre les écarts dont la science affranchie pourrait se rendre coupable. On est tenté de croire que c'est là une concession faite à des esprits timorés, à de vieilles idées, à de vieilles terreurs.

Il n'en est rien. Nous aurons à attribuer à la personnification de l’enseignement son véritable caractère. La Chambre verra que ce n'est nullement pour rassurer les âmes craintives et défiantes qu'on a personnifié l'enseignement public. On n'a nullement voulu donner des garanties à ceux qui craignent l'indépendance de la science au moyen d'un privilège attribué à la science émondée et épurée par l'Etat.

Le projet de loi assigne donc un patrimoine à l'enseignement public, il assigne un autre patrimoine à la liberté d'enseignement envisagée comme synthèse.

Le projet de loi n'a pas permis d'instituer un patrimoine pour chaque enseignement particulier ; c'est ce qu'il ne pouvait pas faire et c'est ce que les adversaires du projet auraient voulu qu'il fît.

Comment organise-t-on le patrimoine de la liberté d'enseignement ? On crée en faveur de la science libre un grand fonds de ressources pécuniaires, administré par neuf commissions provinciales ; chacun de. ceux qui seront appelés par la volonté des bienfaiteurs à participer à ce fonds commun, pourra aller puiser la science où il voudra, sans condition aucune ; il pourra, en pleine liberté, choisir le mode d'enseignement qu'il croit le mieux convenir à la satisfaction de son désir de s'instruire.

C'est là, messieurs, une grande idée ; c'est pour moi la plus grande idée du projet de loi. C'est un véritable hommage rendu à la liberté de l'esprit humain ; c'est reconnaître comme force sociale personnifiée dans nos institutions, la science affranchie de tonte entrave.

Autrefois des ressources avaient été affectées à subsidier le seul enseignement existant à une époque dont nous sommes déjà séparés par un temps assez long. Que fait le projet de loi relativement à ces ressources anciennes ?

A l'époque où ces libéralités ont été faites, l'enseignement n'existait, ne pouvait exister que dans certains lieux, sous certaines formes. Il n'était pas permis de le donner dans d'autres lieux, sous d'autres formes.

Aujourd'hui que l'enseignement existe partout, qu'il est permis d'aller le chercher partout, le projet de loi veut que ces ressources consacrées autrefois à un enseignement déterminé mais qui a disparu, viennent accroître le fonds de la liberté d'enseignement. Ce qui est véritablement (page 736) étrange, c'est que, à cette partie du projet de foi qui est un véritable hommage, je le répète, rendu à la liberté de l’enseignement, s'adressent les critiques les plus acerbes ; et ces critiques sont formulées au nom de la liberté d'enseignement même.

J'aurais compris, bien que je n'eusse pu m'y associer, des critiques vives contre une autre partie du projet de loi.

J'aurais compris que l'on fût venu dire : Il faut restreindre votre projet à la formation du patrimoine de la liberté d'enseignement. J'aurais compris que l'on fût venu nous dire : « Pourquoi un patrimoine séparé pour l'enseignement de l'Etat ? Est-ce que les budgets ne permettent pas toujours d'assurer aux membres de l'enseignement de l'Etat un traitement rémunérateur ?

« Les établissements de l'Etat ne seront-ils pas assurés aussi par le budget contre toute décadence possible ? Pourquoi leur accorder plus ? Il ne faut pas donner un privilège à un pareil enseignement, qui jouit déjà de si grands avantages. »

C'eût été là une conclusion spécieuse, c'est-à-dire admissible en apparence, bien que dénuée de fondement en réalité.

J'aurais compris que la science libre, la science sans exception de doctrines particulières, fût seule favorisée, mais ce n'est pas là ce que l'on veut. On veut au contraire étendre le privilège, créé en faveur de l'enseignement public seulement, à chaque enseignement privé spécial que la liberté d'enseignement permettra de créer. En définitive on veut que le privilège réservé à l'enseignement de l'Etat et que l'on a des raisons de lui réserver, appartienne à tous les enseignements.

On semble croire que lorsque ce privilège existera pour tous les enseignements, il sera devenu le droit commun.

Messieurs, l'assimilation d'une fiction à une réalité ne sera jamais que la création d'un privilège dans la société.

Si cette assimilation est étendue à toutes les fictions d'un certain ordre, vous n'aurez réussi qu'à constituer une société reposant sur des principes entièrement opposés à ceux du droit naturel ; vous aurez introduit dans la société de l'anarchie, de la confusion ; vous aurez beau faire, donner à une fiction le privilège de la réalité, c'est créer une personne que la nature n'a pas créée elle-même. C'est charger la loi positive de la création d'un être qui n'existe pas d'après la loi naturelle. Ce seront des mesures toujours exceptionnelles de leur nature alors même que vous aurez absurdement essayé de les généraliser.

Vous remarquerez, messieurs, que cet appel à la généralisation du privilège amènerait les conséquences les plus absurdes dans l'ordre moral et dans l'ordre matériel.

Dans le monde des idées vous obligeriez la loi à considérer les idées les plus insignifiantes comme devant être élevées à la hauteur d'un intérêt public ; en effet, l'idée la plus insignifiante dans le système de la liberté des fondations pourrait donner lieu à l'érection d'une fiction en réalité juridique.

Or, je le répète encore, les fondations étant une exception au droit naturel ne peuvent se justifier que par un intérêt public, auquel vous assimilez ainsi la plus insignifiante des idées.

Mais il y a plus ; avec un pareil système, l'idée la plus éphémère, ayant passé un jour par la tête du premier venu qui a été seul à y attacher de l'importance, pourra avoir, de par la loi, une perpétuité fictive.

Il faudra continuer, dans la suite des âges, à laisser au service de cette idée, condamnée, dès le moment où elle s'est produite, par tout le monde, les ressources qu'il a plu à celui qui l'a conçue, d'y consacrer.

Qu'il se produise dans le monde n'importe quelle doctrine qui séduise un instant, mais qui aura bientôt été abandonnée, il suffira que quelqu'un ait été séduit par cette doctrine et ait voulu consacrer des biens à sa propagation pour que cette propagation doive être élevée à perpétuité à la hauteur d'un service public, alors même qu'il n'y aurait plus personne pour accepter la doctrine aussi protégée.

Allons plus loin. Le mal sous l'empire de la liberté peut se produire comme le bien. La liberté est le remède au mal qu'elle produit.

Ceci est devenu un lieu commun politique ; qu'en résulte-t-il ? C'est que la liberté portant elle-même le remède au mal, consacre tout simplement le devoir de tolérer le mal, dans certaines limites ; mais par la liberté des fondations en matière d'enseignement, vous allez encore une fois jusqu'à permettre d'ériger même le mal évident aux yeux de tous, en un objet de service public ; du moment qu'il aura pu se produire dans l'enseignement, il dépendra de la volonté d'un donateur, qu'il puisse s'y reproduire perpétuellement.

On pourra par exemple fonder à perpétuité une chaire dans laquelle il faudra à perpétuité et nécessairement enseigner, soit l'athéisme en matière philosophique, soit le communisme en matière sociale.

S} l'on ne veut pas aller jusque-là, il faudra permettre à la société de choisir les doctrines qu'elle jugera dignes d'être favorisées de pareils privilèges, et d'être enseignées à toujours.

Alors le privilège que l'on veut généraliser pour en faire le droit commun redevient nécessairement le privilège, même en apparence, comme il n'a pas cessé de l'être en réalité.

Il faut donc, si l'on ne veut pas tomber dans l'absurde, que l'on ne permette pas qu'une doctrine soit imposée à perpétuité.

Les idées seront plus ou moins durables selon qu'elles conserveront plus ou moins les sympathies des populations. C'est sur cette sympathie et non sur des privilèges artificiels qu'elles doivent pouvoir fonder leur avenir. N'invoquons donc pas le droit de fondation, la liberté d'assimiler des fictions en réalités, comme étant une conséquence de la liberté de l'enseignement.

Vous avez vu, messieurs, quelques conséquences juridiques absurdes auxquelles mènerait la liberté de fonder au profit de l'enseignement privé.

Mais il y a d'autres conséquences absurdes qui dériveraient de ce système.

Autoriser des fondations pour chaque espèce d'enseignement qui pourra se produire, c'est ériger chaque mode d'enseignement particulier en une personne civile. A chaque système, même à celui qui est destiné à ne vivre qu'un jour, des biens seront affectés.

Ces biens seront soustraits au commerce ? A qui profiteront-ils ? Mais à ceux qui seront chargés de propager les idées auxquelles ces biens ont été affectés, à des individus, à des associations ou à des corporations. Ces associations, ces corporations, dans quelle position se trouveront-elles ? Elles auront, sans en avoir aucun inconvénient, tous les avantages de la personnification civile. Or, ces inconvénients qu'elles n'auront pas, tandis qu'elles posséderont tous les avantages de la personnification civile, ces inconvénients, ce sont tout simplement les garanties stipulées au profil de la société, lorsqu'elle concède un privilège.

Veut-on que ces garanties n'existent pas ? Veut-on que le privilège, avec ses droits exorbitants, soit maintenu sans aucun contrôle ? C'est là une impossibilité qui n'a jamais été admise dans aucune législation.

Veut-on au contraire que ces inconvénients subsistent, c'est-à-dire que lorsque la personnification civile sera acquise à des associations ou à des corporations enseignantes, la société ait sur elle un droit de contrôle ? Mais alors l'enseignement privé perd cette indépendance, qui fait sa force et son efficacité ; il se soumet immédiatement dans une certaine mesure pour se soumettre bientôt de plus en plus à la direction, aux idées qui lui seront inspirées par le pouvoir social.

Au nom de la liberté, ne recherchons ni d'une manière directe ni d'une manière indirecte, la personnification civile, le droit de fonder au profit de l’enseignement privé. C'est le moyen de le détruire ; c'est marcher contre le but que doivent se proposer tous les véritables amis de la liberté d'enseignement.

La vérité donc, d'après moi, c’est le système admis par le projet de loi ; c'est-à-dire la constitution d'un double patrimoine, le patrimoine de l'enseignement libre envisagé dans sa synthèse, et le patrimoine de l'enseignement public.

Mais si l'enseignement libre peut, dans la synthèse, avoir un patrimoine, il faut s'opposer à ce qu'un patrimoine soit affecté exclusivement à chaque enseignement déterminé qui peut faire partie de cette synthèse.

Faut-il cependant faire une exception pour l'enseignement public ? Faut-il lui permettre d'avoir son patrimoine distinct ? J'ai déjà indiqué quelle était sur ce point mon opinion. Mais comme cette opinion a été vivement combattue, comme je ne l'ai pas acceptée moi-même sans hésitation, permettez-moi de la justifier.

On conclut à la nécessité d'une personnification de l'enseignement public par analogie de la personnification constituée au profit d'autres services. On vous a déjà cité le passage du rapport qui disait : Le temporel des cultes et la bienfaisance, deux grands services publics, ont leur personnification ; il faut que l'enseignement public, qui est un grand service public aussi, reçoive sa personnification à son tour.

Mais, messieurs, avant de conclure, par analogie, de l'existence de certaines personnifications à la création d'une personnification nouvelle, il est permis de se demander si les personnifications qui existent déjà ne constituent pas des inconséquences au milieu de notre société.

Le temporel des cultes personnifié au milieu d'une société qui proclame la séparation de l'Eglise et de l'Etat, n'est-il pas une inconséquence ?

La bienfaisance publique, érigée à l'état de personnification au milieu d'une société qui ne veut pas proclamer le droit à l'assistance, n'est-elle pas aussi une inconséquence sociale ? Et en créant la personnification au profit de l'enseignement publie, n'allons-nous pas créer une nouvelle inconséquence ?

Messieurs, la séparation de l'Etat et des cultes a été proclamée par notre Constitution comme un principe absolu.

(page 737) Mais à côté du principe on a proclamé l'exception, une exception que quelques-uns qualifieraient peut-être de contradiction. Si les cultes sont entièrement indépendants de l'Etat, l'Etat reste cependant chargé de pourvoir aux besoins des cultes. La logique absolue exigerait que cette contradiction fût supprimée. La logique absolue exigerait qu'en pratique les cultes fussent considérés comme ne formant, au milieu de la société, que de simples associations ; ils ne sont pas autre chose en principe.

Cette contradiction perpétue parmi nous la personnification du temporel des cuites.

Nous ne pouvons donc pas argumenter du temporel des cultes qui a la personnification, non pas en vertu d'un principe, mais en vertu d'une exception à un principe social.

Le temporel des cultes a été créé, parce que l'Etat doit suffire aux besoins des cultes. Mais cette obligation imposée à l'Etat est une exception au grand principe de la séparation de l'Eglise et de l'Etat.

N'argumentons donc pas d'un fait qui pourrait être critiqué peut-être à bon droit.

Voyons si nous pouvons arriver par analogie de la personnification de la bienfaisance publique, à proclamer la nécessité de personnifier l'enseignement public.

En principe, la société politique au milieu de laquelle nous vivons, nie et doit nier le droit à l'assistance. Mds en niant le droit, elle est obligée, en pratique de lui faire des concessions apparentes. C’est qu'en effet' messieurs, la négation du droit à l'assistance comme principe repose sur cette idée que l'homme est doté de prévoyance et que la prévoyance doit suffire pour qu'il se fasse son chemin dans le monde., Ce principe est vrai. En créant l'homme, la Providence n'a pas entendu créer un être incomplet. Mais la prévoyance, pour être entière, pour remplir son but d'une manière complète, doit être développée par l'instruction.

C'est parce que l'instruction n'est pas développée chez tous jusqu'à un certain point, c'est parce que l'instruction n'est pas vulgarisée et ne le sera jamais, au point qu’aucune exception ne puisse plus se produire, que dans toute société, il y aura toujours à faire des concessions au droit à l’assistance, quoique on doive nier le droit en principe.

Ah ! messieurs, dans une société idéale où l’enseignement sera parfaitement développé, serait mise à la portée de tous et reçu par tous on comprendrait peut-être qu'aucune concession ne fût faite à ce droit à l'assistance. Si l'instruction seule peut nous rapprocher de cet idéal, faut-il démontrer encore que l'enseignement public sera toujours un grand intérêt, méritera certains privilèges, et pourra, par conséquent, mériter celui de la personnification civile ?

L'objection que j'ai déjà rencontrée au commencement de mon discours, ne doit pas empêcher de proclamer cette vérité. On ne doit pas reculer devant la personnification à donner à l'enseignement public parce qu'il a moins besoin que toute autre de cette personnification et que le budget peut toujours suffire pour le garantir de toutes les éventualités fâcheuses.

Non ; s'attacher à ce point serait rapetisser la question, ce serait lui enlever la grandeur qu'elle doit avoir.

Pour résoudre cette difficulté il faut aborder deux questions graves.

Il faut se demander si la liberté d'enseignement pourra suffire jamais seule à ce qu'exige l'intérêt de la société. Et peut-être pourrait-on se poser encore une deuxième question empruntée à l'époque actuelle, à l'époque de transition où nous vivons et où la liberté d'enseignement et de la science n'est pas comprise encore par tout le monde. On pourrait peut-être se demander si, à une semblable époque, il ne faut pas compter avec ceux qui peuvent se défier de l'affranchissement complet de la science et de l'enseignement.

Je le déclare, cette deuxième question, selon moi, doit recevoir une solution négative.

Si donc la première question, la question de savoir si la liberté de l'enseignement pourra satisfaire seule à l'intérêt social d'une diffusion des. lumières toujours plus étendue, si, dis-je, cette première question pouvait être résolue affirmativement, je n'hésiterais pas à abandonner la thèse favorable aux privilèges de l'enseignement public.

Mais cette première question aussi doit être résolue négativement. La liberté de l'enseignement ne pourra jamais, à elle seule, répondre d'une manière complète à tout ce qu'exige l'intérêt social en matière d'enseignement.

Messieurs, pourquoi la liberté de l'enseignement ne pourra-t-elle jamais répondre d'une manière complète à tous les intérêts de la société ? Parce que la liberté de l'enseignement ne peut compter que sur l'initiative privée et que le mobile de l'initiative privée c'est l'intérêt matériel ou l'intérêt moral.

Or, l'intérêt matériel, l'intérêt pécuniaire sera toujours un mobile impuissant, lorsqu'il s'agira de la généralisation de l’enseignement parmi les masses.

L'enseignement primaire dans les petits centres de population sera toujours négligé lorsque l'instruction sera en entier dans le domaine de l'initiative privée ; même ailleurs l'espoir limité à de faibles bénéfices sera pour l'initiative privée un obstacle à une émulation puissante lorsqu'il s'agira d'enseignement tout à fait élémentaire.

Et comment un intérêt matériel pourrait-il engager l'initiative privée à consacrer ses efforts à l'instruction des pauvres, des déshérités, de ceux qui appartiennent aux classes de la société que l'ignorance a surtout abâtardies ?

C'est de ces classes cependant qu'en matière d'enseignement primaire nous devons surtout nous préoccuper. Le grand but que nous devons poursuivre à l'époque où nous vivons, c'est de travailler à les régénérer ; c'est par l'instruction seule que cette régénération peut s'accomplir.

Si un intérêt pécuniaire doit être impuissant pour rendre toujours suffisants les efforts de l'enseignement libre, un intérêt moral pourra-t-il les faire fructifier davantage ? Messieurs, cet intérêt moral sera un intérêt religieux ou un intérêt politique, un intérêt de secte ou un intérêt de parti ; que voudra-t-on s'assurer sous l'influence de cet intérêt ? On voudra s'assurer une domination ; c'est l'amour de la domination qui sera le mobile des efforts des sectes, des partis et de leur enseignement.

Cependant, si l'instruction peut, dans certaines circonstances être pour les partis et pour les sectes un moyen d'accroître leur influence et d'arriver à la domination, il peut aussi se produire des circonstances où l'intérêt d'une secte ou d'un parti soti d'asseoir, au contraire, sa domination sur l'ignorance.

Or, j'avoue que je ne considère pas l'intérêt de secte et de parti comme devant s'élever toujours assez haut pour que nous ayons la certitude, l'espoir de le voir se guider en toute circonstance par l'inspiration de sentiments nobles. Non, il se peut qu'à certains moments les sectes ou les partis ne consultent que des intérêts inavouables,

Dans ces cas les passions politiques comme les passions religieuses peuvent tout aussi bien vouloir, par un calcul ignoble, perpétuer l'ignorance que travailler à la diffusion des lumières.

Ainsi, au point de vue de l'instruction des masses, au point de vue de l'instruction populaire, l'enseignement public aura toujours sa raison d'être ; je crois même que dans le domaine de l'enseignement primaire, de l'enseignement tout à fait élémentaire, le rôle de l'Etat n'est pas encore à beaucoup près ce qu'il est appelé à devenir ; je crois qu'il doit grandir tous les jours ; mais je pense aussi que dans d'autres branches d'enseignement le rôle de l'Etat est appelé plutôt à diminuer.

Je crois que l'Etat devra de plus en plus s'occuper de l'enseignement institué au profit de tous et que de moins en moins il devra faire sentir sa présence dans l'enseignement donné aux profit de quelques-uns.

C'est qu'en effet, messieurs, lorsqu'il s'agit des sphères plus élevées de l'enseignement, on peut compter sur l'initiative privée plus qu'on ne le pouvait pour l'enseignement élémentaire ; là l'intérêt des sectes comme l'intérêt des partis ne permettra jamais d'abandonner entièrement ceux qui, ayant déja reçu une instruction élémentaire, voudront s'élever à une instruction plus haute. On peut dominer par la compression ceux qui n'ont pas d'instruction du tout.

Les sectes et les partis peuvent quelquefois préférer ce moyen à la persuasion ; mais quant à ceux qui ont quelque instruction, si on veut exercer sur eux une influence, il faut persuader et par conséquent il faut instruire.

Une fois donc que l'on pénètre dans des sphères plus élevées de l'instruction, il y a pour l'initiative privée des stimulants, des causes d'émulation, qu'on ne trouve pas quand il s'agit de l'enseignement tout à fait élémentaire.

Aujourd'hui, messieurs, nous sommes, en ce qui concerne l'enseignement public, dans un état de transition. C'est avec cet état de transition que nous devons compter. L'enseignement public a trois degrés, ils sont tous trois nécessaires et ils seront encore longtemps nécessaires ; il faut admettre dès lors les libéralités au profit des trois degrés d'enseignement.

Plus tard, à une époque que nous ne verrons probablement pas, des degrés de l'enseignement public seront maintenus, d'autres supprimés, c'est au moins ma conviction. On pourra se demander où iront alors les libéralités faites pour les branches d'enseignement non maintenues dans le domaine de l'instruction publique ?

On sera à l'égard de ces libéralités dans la position où l'on se trouve aujourd'hui vis-à-vis des établissements qui n'existent plus.

Le législateur de cette époque future aura à examiner si ces fondations devront tourner au profit des branches maintenues d'enseignement public ou si elles doivent grossir le fonds de la liberté d'enseignement, Ce (page 738) sera une question qui passionnera peut-être beaucoup nos successeurs.

Mais j'ai la conviction que nous n'aurons jamais à nous en occuper.

Du reste cette question ne doit pas être prévue en se préoccupant exclusivement des subdivisions de l'enseignement, telles qu'elles existent aujourd'hui. Les subdivisions actuelles de l'enseignement ne sont pas éternelles ; les principes démocratiques, qui dominent les sociétés modernes, exigent que des transformations se fassent tôt au tard. Par exemple des branches très importantes sont aujourd'hui réservées au domaine de l'enseignement supérieur, qui devront tomber un jour dans le domaine de l'enseignement primaire. Je veux parler des sciences sociales pour lesquelles des cours élémentaires devront être nécessairement établis.

Ainsi, les classifications actuelles perdront leur signification graduellement ; les transformations que je prévois comme devant se réaliser un jour, ne seront pas des transformations subites.

Les changements nécessités dans l'affectation des fondations ne seront pas non plus subits, mais bien graduellement opérés.

Je demande pardon à la Chambre des développements trop longs que j’ai donnés à cette partie de mon discours, mais je tenais à m'expliquer avec détail sur un point qui m'avait paru d'abord douteux.

Reconnaissons donc que la personnification de l'enseignement public est une nécessité dans l'état social au milieu duquel nous vivons, plus grande sans doute aujourd'hui qu'elle ne pourra l'être dans l'avenir, mais qui sera toujours une nécessité à un degré quelconque.

Messieurs, une fois admis que l'enseignement public peut recevoir des libéralités, il reste un point délicat à résoudre.

Je veux parler du point de savoir quelles personnes la loi chargera de recevoir les libéralités pour l'enseignement public. Il est évident que pour l’enseignement public, j'insiste sur le mot, les libéralités ne peuvent ère reçues que par les personnes que la loi charge de les recevoir.

Ainsi, pour l'enseignement primaire public, ce seront les communes qui recevront, parce que la loi qui organise l'enseignement primaire public, a chargé les communes de cet enseignement.

Les articles premier et 4 du projet de loi reconnaissent ce principe.

Le premier dispose que les libéralités en faveur de l'enseignement primaire d'une commune ou d'une section de commune sont réputées faites à la commune ou à la section de commune.

L'article 4 porte que les libéralités en faveur de l’enseignement primaire, sans autre indication ni désignation, sont réputées faites au profit de la commune, à moins qu'il ne résulte des circonstances ou de la nature de la disposition qu'elles sont faites au profit de la province ou de l'Etat.

La fin de cet article prévoit une exception au principe.

D'autres exceptions sont prévues dans les articles 2 et 3 du projet qui disposent, l'un : que les libéralités en faveur de l'enseignement primaire d'une province seront réputées faites à la province ; l'autre : que les libéralités en faveur de l’enseignement primaire du pays seront réputées faites à l'Etat.

Messieurs, on a dit dans le rapport, en commentant ces articles, que la commune ne doit être ici considérée que comme une délégation de l’Etat. C'est vrai et ce n'est pas vrai. Cela dépend des limites dans lesquelles on voudra appliquer cet aphorisme.

La commune peut être considérée comme une délégation de l'Etat, dans les limites où son intervention est commandée et organisée par la loi, où l'Etat chargé en principe, par la Constitution, de l'enseignement public, s'est emparé de la commune comme d'un auxiliaire, pour qu'elle lui facilite l'accomplissement de sa tâche. Dans les limites de cette loi seulement, l’enseignement primaire communal mérite réellement le nom d'enseignement primaire public.

Mais à côté des obligations qui lui sont imposées par les lois organiques de l'instruction, les communes ont-elles perdu toute liberté et toute initiative ?

Une fois ses obligations remplies, en matière d'enseignement primaire, une commune n'a-t-elle pas le droit d'aller au-delà de ces obligations ? Il me paraît incontestable que cette question doit être résolue d'une manière affirmative.

Pour en revenir à une idée que j'exprimais tout à l'heure, si à côté des écoles primaires que la loi lui impose, une commune voulait établir des cours qui ne font pas partie maintenant du programme légal de l'enseignement primaire, qui en feront, sans doute, partie plus tard, par exemple un cours élémentaire d'économie politique, je pense que rien ne devrait l'en empêcher.

Cé ne serait plus de l'enseignement primaire dans le sens du programme légal actuel, il est vrai ; or, c'est dans les limites de ce programme seulement que l'enseignement primaire, donné par la commune doit être considéré comme un enseignement public. Il faut admettre que les communes peuvent donner un autre enseignement que celui qui leur est imposé.

Dans un but de progrès on ne devrait pas contester cette initiative aux communes, si même elle pouvait être contestable.

On ne peut pas compter pour le perfectionnement des méthodes, en matière d'instruction élémentaire, sur l’enseignement privé ; il faut donc laisser aux communes une initiative assez étendue pour leur permettre d'être un élément de progrès. En les restreignant dans de trop étroites limites, eu ne leur permettant pas de recevoir pour un enseignement qui serait en dehors de l'enseignement imposé, on arriverait à leur défendre de servir le progrès.

Je le répète, cet enseignement qui sortira des limites tracées par la loi elle-même, ne sera pas un enseignement public ; ce sera un enseignement communal facultatif, enseignement que la commune n'a pas abdiqué le droit de donner, que par conséquent elle n'a pas non plus abdiqué le droit de favoriser.

Pour l'enseignement moyen, le projet de loi pose, comme pour l’enseignement primaire, une règle et des exceptions. D'après l'article 7, les libéralités faites en faveur de l'enseignement moyen ou de l'enseignement public, sans autre indication ni désignation, sont réputées faites au profit de l'Etat, à moins qu'il ne résulte des circonstances ou de la nature de la disposition qu'elles sont faites au profit de la commune ou de la province.

Dans les deux articles précédents, on avait admis que les libéralités en faveur de l'enseignement moyen, scientifique, artistique ou professionnel dans un établissement dépendant de la commune, ou au profit d'un pareil établissement, sont réputées faites à la commune ; et que les libéralités en faveur de l'enseignement public dans un établissement dépendant de la province ou au profit d'un pareil établissement, sont réputées faites à la province.

Messieurs, l'enseignement moyen des communes, comme l’enseignement primaire, est un enseignement public dans les limites des obligations faites aux communes par les lois organiques. Mais au-delà de ces limites ou dans d'autres conditions que celles qu'indiquent ces lois, l'enseignement moyen ne peut-il être donné par les communes ? N'est-il plus pour elles un enseignement facultatif ? Je crois encore ici que lorsque l'intérêt communal l'exige, les communes doivent avoir le droit de donner un enseignement moyen dans d'autres conditions, bien entendu si elles ont rempli les obligations que la loi leur impose. Ce ne sera pas là non plus un enseignement public ; ce sera un enseignement donné par la commune en vertu de son initiative qui lui permet de le donner ou de le subsidier.

J'arrive à une même conséquence eu ce qui concerne l’enseignement supérieur.

L'enseignement supérieur public n'a évidemment d'autre représentant que l'Etat. Mais si l'enseignement supérieur public n'a pas d'autre représentant que l'Etat, il ne s'ensuit nullement, selon moi, que la commune et la province ne puissent pas s'occuper d'enseignement supérieur. La commune n'est pas une personne morale ordinaire ; on ne peut pas dire d’une commune ce qu'on peut dire de toute autre personne fictive : que ce qui ne lui est point permis lui est défendu.

La commune doit surtout être considérée comme ayant son origine dans le droit naturel, et par conséquent ou ne peut pas lui donner les attributions restreintes d'autres personnes fictives.

Cela est tellement vrai, que lorsqu'il s'est agi de délimiter constitutionnellement les attributions de l'Etat, des provinces et des communes, on n'a pu le faire qu'en recourant à la définition du mot par le mot, en disant que tout ce qui est d'intérêt communal est du ressort des communes et que tout ce qui est d'intérêt provincial est dans les attributions des provinces.

C’est qu'en effet une définition absolue était impossible ; l'intérêt communal varie de localité à localité, il se modifie aussi dans chaque localité jour par jour. Il est donc impossible de donner à ce mot une signification précise, permanente, perpétuelle universelle.

Il est donc juste de dire que l'enseignement public supérieur, dans le système des lois existantes, est un monopole pour l'Etat ; mais ce monopole de l'Etat n'enlève pas aux communes et aux provinces le droit de consacrer des ressources à un enseignement supérieur autre que cet enseignement supérieur public organise par l'Etat.

On me dira : « L’enseignement supérieur donné ou subsidié par la commune ou par la province, sera, dans votre système, un enseignement privé, et cet enseignement ne peut pas recevoir. » C'est une objection à laquelle je m'attends ; cette objection n'en est pas une.,..

L'heure étant avancée, je demande à la Chambre la permission de lui présenter la suite de mes observations dans la séance de demain.

- Des membres. - A demain.

(page 734) - La séance est levée.