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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 21 janvier 1865

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1864-1865)

(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 341) M. de Moor, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.

M. de Florisone donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la Chambre

M. de Moorµ présente l'analyse des pétitions adressées à la Chambre.

« Des habitants de la Bouverie prient la Chambre d'accorder aux sieurs Hoyois et Condroz, la concession d'un chemin de fer de Frameries à Condé, par Quiévrain. »

« Même demande d'habitants d'Engies, Pâturages et des membres des conseils communaux de Quiévrain, la Bouverie, Engies. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Les sieurs Damal, Horman et autres membres de l'Association libérale constitutionnelle de l'arrondissement de Courtrai demandent que le projet de loi relatif aux fraudes électorales prescrive le vote par ordre alphabétique et par bulletins imprimés ; l'adjonction aux listes électorales des personnes réunissant les qualités requises pour remplir les fonctions de juré ; l'obligation pour l'électeur payant le cens de savoir lire et écrire. »

- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner le projet de loi relatif aux fraudes électorales.


« Des négociants et industriels à Malines demandent que le gouvernement adopte, pour la fixation du prix de transport des petites marchandises à effectuer par le chemin de fer de l'Etat, le tarif préconisé dans une brochure intitulée : « Nouveau système de tarification des marchandises transportées par chemin de fer. »

« Même demande de négociants et industriels à Tournai, Binche, Bruxelles, Mons, Grammont, Gosselies, Braine-le-Comte, Vilvorde, Charleroi, Namur, Châtelet, Ninove. »

M. Mullerµ. - Il y a une pétition ayant exactement le même but que la précédente et sur laquelle la commission de l'industrie a déjà fait rapport par l'organe de M. de Rongé. Je crois donc qu'il conviendrait d'ordonner le dépôt de ces deux pétitions sur le bureau pendant la discussion.

- Adopté.


« Des habitants de Marcq demandent une loi qui modifie le mode de perception des droits d'enregistrement et de succession. »

- Renvoi à la commission des pétitions.

Motion d’ordre

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - A la fin de la séance d'hier, M. de Brouckere a fait allusion à certaines paroles que j'ai prononcées lors de la discussion relative à l'incorporation du bois de la Cambre à la ville de Bruxelles. L'honorable membre m'a attribué comme m'étant personnelle l'opinion du maire de New-York, que j'avais rapportée à cette époque aussi, lorsque M. le ministre des finances m'interrompant, disait : Supprimons donc la police, je répondis : il faut de la police, pas trop n'en faut ; ce qui prouve que mon opinion n'était pas tout à fait celle du maire de New-York.

Je tiens à rectifier les paroles de l'honorable M. de Brouckere, parce qu'il a paru fort gai à l'assemblée de me voir exprimer l'opinion qu'il ne faudrait ni police ni armée. Cette circonstance prouve seulement une chose, c'est que les hommes les plus éminents, les plus distingués de notre pays ne comprennent pas encore bien le self-government. Dans un pays qui se gouverne par lui-même, on fait un peu soi-même la police, comme on fait aussi ses guerres soi-même.

M. Bouvierµ. - Et les pickpockets ?

M. de Brouckereµ. - J'admets bien volontiers l'explication que vient de donner M. Le Hardy de Beaulieu, mais il résulte cependant de cette explication même qu'il reconnaît que le système de New-York n'est pas mauvais ; si nous l'avons blâmé, dit-il, c'est parce que nous ne savons pas apprécier le self-government.

Eh bien, messieurs, je prie chacun de vous de consulter les journaux de la semaine dernière, vous y verrez un article dans lequel on rapporte ceci : La ville de New-York est devenue une espèce de coupe-gorge.

On assassine, on dépouille les gens en pleine rue et en plein jour et il ne se trouve jamais un seul agent de police sur les lieux pour arrêter le coupable.

Les choses en sont même arrivées à un tel point que plus personne à New-York n'ose sortir autrement qu'armé d'un revolver. Vous trouverez cela dans tous les journaux.

Maintenant, si c'est là le résultat du self-government à l'américaine, je déclare que je préfère de beaucoup notre gouvernement, fut-il un peu moins self. (Interruption.)

MpVµ. - L'incident est clos.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - M. le président, je désirerais cependant répondre un mot.

- Voix à gauche. - Oui ! oui ! parlez !

MpVµ. - La parole est à M. Le Hardy de Beaulieu.

M. le Hardy de Beaulieuµ. - Le fait rapporté par les journaux de la semaine dernière m'impressionne très peu, je dois le dire. Chaque jour, en effet, nous voyons circuler dans les journaux des histoires qui, quelques jours après, sont reconnues mal fondées.

Mais je vais, moi, vous citer un fait personnel qui vous prouvera que la police, à New-York, est parfaitement bien faite et aussi bien qu'elle puisse l'être dans n'importe quel pays où n'existe pas le self-government.

Un jour, à New-York, il y a quatorze ans de cela, je monte dans un omnibus, j'étais seul. Peu d'instants après arrive un monsieur très élégant qui entame immédiatement la conversation. C'est une coutume américaine ; je ne m'en étonnai donc pas. Mais, au bout de quelque temps, je vois mon monsieur devenir inquiet et manifester le désir de sortir ; mais comme les omnibus de New-York sont faits de telle manière qu'on ne peut en ouvrir la porte qu'avec l'intervention du cocher, celui-ci, au moment où mon compagnon voulut sortir, arrête la voiture et un agent de police lui mit les mains sur le collet : c'était un pickpocket qui était entré dans l'omnibus pour essayer de me flibuster. Le cocher l'avait reconnu, avait fait signe à un policeman et celui-ci avait son office. Vous voyez donc que la police est bien faite à New-York.

M. Bouvierµ. - Cela prouve qu'on y rencontre énormément de pickpockets.

M. Gobletµ. - Et qu'il y a des agents de police pour les arrêter ; mais, pour empoigner des voleurs il ne faut pas une armée.

- L'incident est clos.

Projet de loi portant le budget du ministère de la guerre de l’exercice 1865

Discussion générale

M. Delaetµ. - Avant de prendre la parole dans la discussion générale du budget de la guerre, je tiens, comme député d'Anvers, à vous rassurer quelque peu : je ne vous parlerai pas d'Anvers. Ce n'est pas comme député d'Anvers, c'est encore moins comme député de la droite ; c'est comme représentant de la Belgique entière que je prends la parole et que j'entends appeler l'attention de la Chambre sur les inconvénients graves, sur les dangers réels qui, pour moi, résultent, dans un pays comme le nôtre, de l'existence d'une armée hors de toute proportion avec nos besoins et surtout hors de toute harmonie avec le caractère de notre nationalité.

Les partisans d'un budget de la guerre très élevé, d'une armée très forte, d'un esprit militaire très développé, exaltent beaucoup leur patriotisme, ils out bien voulu reconnaître le nôtre, et je leur en sais gré ; je ne conteste pas le leur. Seulement, j'ai la conviction que si le leur est plus enthousiaste et plus politique, le nôtre est plus sérieux et plus éclairé.

Messieurs, quand on est législateur, quand on est le gouvernement d'un pays, on se demande, avant de procéder à l'organisation politique, militaire, économique de ce pays, quel est son caractère, quelle est son histoire, quels sont ses besoins et ses aspirations.

Une nationalité peut être ou une nécessité diplomatique ou le résultat d'un besoin réel, d'un attachement profond de tous les citoyens à l'ordre de choses établi.

Quand une nationalité n'est qu'une nécessité diplomatique, c'est-à-dire qu'elle n'existe qu'en vue des convenances du voisin et non pour satisfaire aux convenances propres de la nation même, je comprends que cette nationalité soit soumise à toutes sortes de servitudes ; mais je ne comprends pas qu'on se montre très passionné pour elle ; je comprends qu'on la subisse, je ne comprends pas qu'on en soit enthousiaste.

Pour moi, ce n'est ni le drapeau ni la cocarde qui fait la nationalité. Le drapeau et la cocarde, dans notre histoire européenne, n'ont pas été, en général, les symboles des nationalités ; ils ont été le symbole des dynasties et imposés par elles aux peuples soumis à leur sceptre.

Ce qui à mes yeux constitue la nationalité, c'est le caractère spécial des idées, des tendances, des besoins, des grandes aspirations d'un peuple ; c'est là ce qui attache le peuple a sa nationalité, c'est là ce qui lui (page 342) donne, pour la défense de cette nationalité, une ardeur qui, dans un moment donné, peut atteindre jusqu'à l'héroïsme du désespoir.

Maintenant, messieurs, quelle est chez nous l'histoire, quels sont chez nous les besoins, quelles sont les tendances ? Voilà ce qu'il nous faut rechercher.

Quand vous aurez mis nos institutions en harmonie avec notre histoire ; quand vous aurez satisfait à tous nos besoins et à toutes nos tendances, alors ne craignez pas l'étranger ; il n'est pas redoutable ; nous serions plus redoutables pour lui, annexés que séparés.

Messieurs, la Belgique, et c'est là sa gloire, a été de tout temps et sous toutes les dominations, un pays démocratique, un pays de très grande liberté, parce que c'était la liberté décentralisée. A toutes les époques de notre histoire, toutes nos luttes ont été des luttes de la liberté contre le pouvoir central, qui voulait constamment réunir dans ses mains toutes les branches de l'administration publique et qui par là avait en vue d'établir le despotisme.

Le despotisme, ne vous y trompez pas, ce n'est pas l'action d'un homme qui commande seul ; ce n'est pas l'action d'un souverain qui n'est soumis à aucun contrôle ; le despotisme, c'est la concentration, dans les mains d'un seul ou dans celles d'un très petit nombre, de tous les pouvoirs publics.

Or, vous marchez à grands pas vers ce despotisme-là... (Interruption.) je tiens à vous le dire, et quand vous y serez arrivés, j'aurai du moins cette triste consolation de n'avoir pas fermé les yeux devant le danger, alors qu'il était encore temps d'y parer, pour ne les ouvrir que plus tard et trop tard.

On vous a dit, messieurs : Sans l'armée, vous n'auriez pas d'ordre à l'intérieur ; sans l'armée, vous n'auriez pas de sécurité à l'extérieur.

A l'intérieur, vous venez encore de l'entendre affirmer tout à l'heure, le self-government ne donne que du désordre ; il faut une armée, il faut une grande force publique pour empêcher la Belgique de se transformer en une forêt de Bondy.

Messieurs, on prend souvent un fait isolé pour l'anneau d'un système. Dans l'ancienne société où le pouvoir central avait seul la force, où, dans l'Europe presque entière, les pouvoirs locaux étaient très faibles, est-ce que la sécurité était plus grande qu'aujourd'hui ? et en ce moment, en Italie, par exemple à Naples, n'en est-il pas de même qu'à New-York ?

Est-ce que l'état de révolution à Naples, de révolution royale, si vous voulez mais enfin de révolution, ne donne pas absolument les mêmes résultats que l'état de guerre à New-York ? Est-ce dans un état de guerre comme celui où se trouvent aujourd'hui les Etats-Unis, qu'il faut aller prendre des exemples contre le self-government et en faveur de la centralisation ? Je ne le crois pas.

Je ne crois pas que l'armée ait besoin de 35 millions pour maintenir l'ordre à l'intérieur. Quelques régiments de gendarmes suffiraient pour cela et au-delà, surtout si vous n'affaiblissiez pas trop ces gendarmes sans sabre que vous poursuivez un peu trop systématiquement, avouez-le : les gendarmes moraux.

Quant à l'extérieur, on vous a dit : Les traités ne servent qu'en temps de paix. En temps de guerre, ils ne signifient rien.

Messieurs, autant dire que les traités ne signifient rien. En temps de paix naturellement, tout le monde les respecte ; mais puisque en temps de guerre ils ne servent de rien, ne reculons pas devant les conséquences de cette prémisse et disons que la diplomatie n'a pas de valeur.

Je regrette que M. le ministre des affaires étrangères ne soit pas à son banc. Il y a là une menace pour son budget de l'année prochaine. Et, du reste, je ne sais pas si la diplomatie, qui a eu sa part, comme notre armée, dans la constitution de la nationalité belge, sera très flattée de l'argument invoqué en faveur du budget de celle-ci.

Pour ma part, cependant, je me sens assez disposé à m'y rallier. Je doute que la diplomatie, qui aura toujours la prétention de disposer à perpétuité pour le présent et pour le futur, pour celui qui contracte et pour ses successeurs, nous soit bien réellement indispensable ; je crois que son œuvre ne dure d'ordinaire que ce que durent les intérêts du moment.

Mais on ajoute : Si les traités ne signifient rien, vous n'avez plus que l'armée pour vous défendre. Je ne sais si ceux qui mettent en avant cet argument, y ont bien réfléchi, et s'ils en ont bien compris toute la portée ; s'ils se sont dit qu'affirmer que la Belgique n'ayant plus les traités, n'a plus que son armée. C'est nier virtuellement la nationalité même. L'argument, en effet, n'est autre chose que la négation pure et simple de la nationalité. Car il veut dire que, dans la nation, il n'y a ni assez de forces vives ni assez de caractère distinctif, ni assez d'amour de l'indépendance et de la liberté pour se défendre elle-même coutre l'annexion. Si, dans la nation, vous aviez cultivé le sentiment national, non pas en chantant la Brabançonne, en organisant des fêtes, en élevant des colonnes et en vous affirmant tous les jours hautement et comme des gens qui doutent d'eux-mêmes, mais en faisant pénétrer dans le cœur de chaque citoyen cet ardent et profond amour de la patrie qui n'a besoin ni de cortèges, ni de cantates, ni de clairons, ni de tambours, ni de canons, canons de fête ou canons de guerre ; si vous aviez fait cela, l'étranger vous respecterait parce qu'il aurait peur de vous ; car vous auriez à lui opposer quelque chose de plus grand et de plus puissant qu'une armée, les idées qu'il craint et la liberté qu'il redoute. (Interruption.)

Vous doutez de la liberté et des forces dont elle vous peut doter pour la résistance ! Soit. Mais quand vous aurez bien douté et quand l'étranger sera ici, de tous ceux qui auront demandé le salut de la nationalité à une force armée, il y en aura bien peu, je présume, qui se sentiront le courage de lutter civilement, pendant de longues années de conquête et d'oppression contre le joug de l'étranger, car la lutte civile est bien plus difficile et bien plus douloureuse que la lutte armée ; elle n'en a ni l'enthousiasme bruyant, ni l'ardente et sanglante poésie. (Interruption.)

Je ne mets en doute le courage personnel d'aucun de vous. Je fais de l'histoire avec les yeux fixés sur l'avenir.

Qu'est-ce que nous avons vu dans tous les changements de règne, dans toutes les conquêtes ? Combien un ancien ordre des choses conserve-t-il de fidèles ?

Allez le demander à la Savoie, aujourd'hui qu'elle est annexée ! (Interruption.)

Il y en a qui ont lutté, je le sais. Les orangistes l'ont fait pendant assez longtemps. Aujourd'hui, où sont les orangistes ?

M. J. Jouret. - J'ai prêché d'exemple en servant pendant deux ans au moment de la révolution.

M. Delaetµ. - J'ai servi ci 1830, moi aussi ; je suis resté sous les armes jusqu'après le 30 août 1831.

M. J. Jouret. - Et moi, où étais-je ? A Anvers et à la frontière.

M. Delaetµ. - Je ne sais pas où vous étiez ; mais j'étais à la frontière, à l'état-major du général Niellon. Qu'est-ce que cela prouve ?

M. Bouvierµ. - Vous monopolisez le patriotisme.

M. Delaetµ. - Je ne conteste le patriotisme de personne. On a assez souvent contesté le nôtre, pour que nous ayons le droit de l'affirmer à la tribune, à l'occasion et en passant. Nos actes le prouvent tous les jours ; cela nous suffit.

Je vous dis que quand l'étranger saura qu'ici une nation entière est attachée à ses institutions...

M. Hymans - Il le sait.

M. Delaetµ. - ... que tout Belge est attaché à ses institutions, parce qu'il y trouve toute garantie, que notre devise nationale n'est pas un mensonge, que nous avons la force parce que nous avons l'union, je dis qu'alors vous serez bien plus forts que vous ne le seriez avec la meilleure armée.

Mais, quand vous aurez profondément troublé le pays, quand vous l'aurez tranché nettement en deux camps, quand vous aurez semé le mécontentement partout, alors qu'aurez-vous ? Vous aurez l'armée pour vous défendre, c'est vrai ; mais aurez-vous encore ce grand élan de l'esprit public, qui est plus fort que toutes les armées, parce que, pour le conquérant, c'est là l'armée du lendemain, l'armée qu'on ne peut pas vaincre, qui est partout, la guérilla morale pour ainsi dire, qui tirera de derrière chaque haie, non pas des boulets de canon, non pas des balles de fusil, mais des idées libérales. (Interruption.)

Unis, quand nous nous trouverons parmi le peuple qui nous aura conquis, nous serons un éternel danger pour le conquérant. Divisés, sur tout s'il y a un profond dissentiment dans le pays, si tout le monde ne se sent pas chez soi en pleine liberté, alors une armée ne vous servira pas, quand bien même elle serait deux fois plus forte.

Ou vous a parlé de ce que coûte l'armée. Le danger n'existe pas seulement pour les finances ; il ne vient même qu'en seconde ligne. M. le ministre des finances a bien voulu nous dire hier qu'un gros budget de la guerre ne le gênait pas ; c'est au moins ce que rapportent les journaux, car je n'ai pas reçu les Annales, qui ne paraissent pas toujours le lendemain, et malheureusement je n'ai pu hier assister à la séance. Le danger n'existe donc pas seulement pour les finances ; il y a aussi, il y a surtout un danger pour la nationalité belge dans l'existence même de votre armée, et plus on vous dira : « Votre armée est forte, belle, dévouée, l'esprit militaire s'y développe de jour en jour davantage, » moins vous serez sûrs de votre existence politique. L'esprit militaire, il est beau de le développer pour ceux qui, à l'intérieur, rêvent le pouvoir fort, à l'extérieur, (page 343) la conquête. Mais dans un pays où la liberté doit être forte à l'intérieur et qui ne peut avoir la prétention de faire des conquêtes, cet esprit est dangereux à un double point de vue.

Il est dangereux, parce que le pouvoir - si ce n'est celui d'aujourd’hui, ce sera celui de demain ou d'après-demain, - parce qu'un pouvoir quelconque, s'il trouve par hasard, c'est une simple supposition, un parlement assez complaisant et qu'il dispose d'une armée bien disciplinée, est le maître. Et s'il vous laisse votre Constitution, ce ne sera point parce que vous l'avez faite en 1831, mais parce qu'il voudra bien vous la laisser ; votre Constitution ne sera plus alors le code libéral de la nation, le cadeau que le peuple belge s'est fait à lui-même, ce sera, en fait, une charte octroyée, pas autre chose.

Vous voulez développer l'esprit militaire, et, je le reconnais, dans les cadres de l'armée il est parfaitement développé. Mais il ne suffit pas de développer des tendances, de créer des besoins, il faut encore pouvoir y donner satisfaction.

Or, quelle satisfaction pouvez-vous donner à votre armée ? M. le ministre de la guerre nous a dit un jour qu'il y avait 16,000 déserteurs dans l'armée belge ; cela ne m'a pas étonné. Nos militaires éprouvent le besoin d'aller se battre ; ce sont les meilleurs soldats ; les officiers le reconnaissent eux-mêmes. Nos soldats se disent : « Nous ne voulons pas être des soldats de garnison seulement, mais des soldats du champ de bataille, » et ils quittent notre armée.

Quant à nos officiers, je dirai qu'il y a peu d'armées en Europe où les cadres soient aussi distingués que dans la nôtre. Mais quelle est la plus haute récompense qu'ils puissent espérer ? Mon Dieu ! si à 43 ans un officier a conquis le grade de major, c'est son bâton de maréchal, alors que dans d'autres armées, où l'on se bat, il est souvent général à cet âge.

Je suppose que le pays soit envahi, que fera l'armée ? L'armée, je l'affirme et je l'affirme pour deux motifs, défendra son territoire aussi bravement que l'armée danoise a défendu le sien. D'abord le patriotisme de l'armée est au-dessus de tout soupçon. Mais j'admets que ce patriotisme fût moins ardent, qu'il n'existât même pas ; et je dis encore que l'armée se battrait avec toute l'énergie que des bataillons peu habitués à faire la guerre peuvent déployer vis-à-vis de exhortes rompues à la lutte sur tous les champs de bataille. Car le lendemain de la défaite, viendra l'annexion, et l'armée belge sera fusionnée dans l'armée victorieuse...

M. Bouvierµ. - Jamais !

- Voix à droite. - Oh ! oh !

M. Bouvierµ. - Non, jamais !

M. Delaetµ. - ... l'armée belge sera fusionnée dans l'armée victorieuse, nos régiments seront dispersés, et qu'arrivera-t-il alors ? Nos officiers tiendront à se montrer à leurs adversaires, devenus leurs compatriotes, comme des braves qu'on peut, la veille, rencontrer avec honneur, sur le champ de bataille et avec qui on peut s'honorer de combattre côte à côte le lendemain.

Voilà pourquoi l'armée défendra le pays avec une grande bravoure et une mâle énergie. Elle le défendra par patriotisme d'abord et ensuite par le sentiment de sa dignité et de son avenir. Mais quand nos officiers auront servi l'annexion pendant trois, quatre ou cinq ans, des habitudes nouvelles auront été prises, d'anciens regrets se seront affaiblis, nos officiers, tout loyaux qu'ils sont, et par cela même qu'ils sont loyaux, auront voué un culte à leur nouveau drapeau, et si l'annexion vient à cesser un jour, grâce à une nouvelle intervention étrangère, vous n'aurez plus d'armée.

Et qu'aurez-vous fait en consacrant pendant de longues années des sommes énormes à votre armée ? Vous aurez préparé une force pour votre vainqueur ; car, je le répète, en supposant que, par suite de nécessités diplomatiques ou d'un fait de guerre, l'annexion vienne à cesser, vous ne retrouverez plus votre armée.

M. Bouvierµ. - Vous trouverez toujours des Belges.

M. Delaetµ. - On vous a dit : « Mais l'armée belge pourra suffire à déterminer un coup de main ; elle permettra d'attendre l'arrivée de secours étrangers. » Je n'en sais rien. Si, en 1815, Napoléon n'avait que 120,000 hommes, si en Italie, la France, tout récemment, n'a eu en ligne que 120,000 hommes sans compter l'armée italienne, c'est que dans les deux circonstances il s'agissait d'une guerre régulière. La guerre d’Italie même était une guerre de puissance à puissance, ce n était pas une guerre d'invasion. Ici, en supposant que ce soit la France qui nous envahisse, qu'arrivera-t-il ? Nous sommes sur la frontière, la concentration peut se faire le long de cette frontière sans même que nous nous en doutions, et si la France venait à jeter ici, je ne dis pas 200,000 hommes, mais 100,000 hommes de troupes exercées, de troupes aguerries, sachant leur métier et formées sur les champs de bataille, contre nos troupes aussi braves qu'elles, mais ayant moins d'expérience, contre nos troupes disséminées dans toutes les garnisons, croyez-vous qu'il fût bien difficile d'envahir la Belgique ?

Vous vous retirerez sur Anvers ; je suppose que vous y arriviez ; la Belgique n'en sera pas moins conquise. Bien que jusqu'en 1833 la Hollande eût conservé la citadelle d'Anvers, la Belgique n'en a pas moins été gouvernée par des Belges absolument comme si la citadelle d'Anvers avait été entre leurs mains.

Aujourd'hui même, dans un autre ordre d'idées, vous avez en quelque mesure séparé Anvers du reste de la Belgique, vous nous avez mis dars une sorte de quarantaine. Et pourtant vous gouvernez la Belgique malgré cela. Il est vrai qu'Anvers ne tire pas à boulets rouges sur le pays ; qu'Anvers est patient, qu'il est confiant dans son droit, dans la justice du pays et qu'il attend ; mais enfin vous nous avez mis en quarantaine et cependant vous gouvernez paisiblement le pays. Je vous suppose tous retirés à Anvers ; est-ce que le reste du pays en sera moins gouverné par l'ennemi, qui pourra laisser Anvers investi, mais du reste parfaitement à l'écart, sans qu'il en résulte pour lui le moindre danger ?

Maintenant, pourquoi cette retraite à Anvers ? Pour y attendre du secours de l'étranger. L'exemple du Danemark est là pour nous prouver qu'on est parfois déçu dans une pareille attente. Mais soit, une armée étrangère vient à notre secours ! A coup sûr, ce ne sera pas pour vous obéir, mais pour vous commander ; de sorte que vous aurez tout à la fois un vainqueur dans le pays, lequel sera traité en pays ennemi ; et vous en aurez un autre chez vous, à Anvers, ville qui, pour nous, sera toute la Belgique alors. Vous voilà donc sous le joug de deux vainqueurs et cela pourquoi ? Parce que vous avez eu une armée à la fois trop faible et trop forte.

Oh ! messieurs, s'il ne s'agit que de faire preuve d'attachement à la nationalité, certes nous le pouvons, nous le devons et nous y saurions sacrifier notre sang et nos biens ; mais pour cela il suffit d'une armée ordinaire qui ne soit pas, à un jour donné, un danger pour la liberté, qui n'implique pas en tout temps un danger d'annexion. (Interruption.)

Messieurs, on a parlé hier de nos plaines plantureuses comme d'un appât pour l'esprit d'invasion, mais il y a autre chose encore qui peut éveiller cet esprit de convoitise chez une nation puissante : c'est une armée forte et bien organisée de cent mille hommes ; c'est une grande forteresse, la clef de l'empire français, la clef de l'Europe centrale.

Vous vous êtes imposé d'immenses sacrifices pour organiser cette armée, pour élever cette forteresse. Eh bien, supposez qu'une nation voisine veuille s'étendre à notre détriment ; nous avons chez nous des idées qui ne conviennent pas trop à certaines dynasties, mais nous avons aussi une armée de 100,000 hommes. Voilà, d'une part, une raison pour une nation gouvernée par d'autres idées que les nôtres, de nous laisser à l'écart ; mais, d'autre part aussi, une seconde raison de chercher à nous absorber. Elle se dira : « Il y a là une armée parfaitement organisée, commandée par de très bons officiers ; il y a là des armes spéciales admirablement constituées. Je m'en emparerai et je saurai bien faire en sorte d'utiliser le tout sans qu'il en résulte pour moi le moidre inconvénient ; je m'emparerai du même coup de la forteresse d'Anvers, et me mettrai ainsi en possession de la clef de toute l'Europe centrale.

M. Bouvierµ. - C'est plus facile à dire qu'à faire.

M. de Moorµ. - Et la conscience des officiers, qu'en faites-vous ?

M. Delaetµ. - Eh ! ne nous faisons pas, comme la grenouille, aussi gros que le bœuf, M. Bouvier.

Je dis donc, messieurs, que dans une forte armée, dans l'existence d'une grande et formidable citadelle, il y a pour tout conquérant un élément permanent de convoitise.

Du reste, messieurs, en veut-on tant aux nationalités aujourd'hui ? Sont-ce bien les nationalités qui, de nos jours, sont menacées ? Ou ne serait-ce pas plutôt l'idée libérale qui est mise au ban de tous les gouvernements, comme vient de le dire si bien M. de Grabow, le président du parlement prussien ?

M. Mullerµ. - Y compris le gouvernement de Rome !

M. Delaetµ. - Partout on développe les armées, mais je ne sais pas si elles sont bien tournées autant contre l'extérieur que contre l'intérieur. Il y a en toutes choses, messieurs, un fait patent et un fait latent, et le fait latent est très souvent le fait prédominant, le fait réel. Le fait patent est celui qu'on fait voir à tout le monde pour cacher le jeu réel de la diplomatie.

Qu'a voulu faire la Prusse, en réorganisant son armée ? Elle a voulu surtout contester et elle a réellement contesté, depuis trois ans, les droits constitutionnels des chambres. La Prusse était peut-être sur le seuil d'une révolution ; qu'a-t-elle fait ? Elle a réveillé la question du (page 344) Danemark ; et les libéraux prussiens, qui sont aussi chauvins que le sont les libéraux français, que le sont peut être les nôtres, les libéraux prussiens, dis je, ont mordu à l'appât et ils ont crié : « Vive la gloire militaire ! En avant ! allons, nous petite Prusse, attaquer, terrasser, conquérir ce grand pays du Danemark ! »

La Prusse a vaincu ; oui elle a accompli ce prodige avec l'appui d'un autre petit pays qui s'appelle l'Autriche ; le géant danois a été écrasé ; et qu'en est-il résulté ? C'est que ce n'est pas seulement le Danemark qui a été vaincu chez lui, mais aussi la liberté qui a été vaincue en Prusse.

Et maintenant, la France ! Oh ! la France a fait des annexions ; elle fait la guerre pour une idée, dit-on avec quelque prétention à l'ironie, et, en passant, elle s'annexe des provinces.

Oui, messieurs, la France a fait la guerre pour une idée et si elle s'est annexé à la Savoie, c'est en faveur de l'idée pour laquelle elle avait fait la guerre.

Elle a fait la guerre, elle la fait et la fera, parce que, sans la gloire à l'extérieur, elle devrait donner la liberté à l'intérieur. La Savoie n'a donc pas été annexée à la France par pur amour des annexions ; elle a été annexée pour donner satisfaction à cet esprit de chauvinisme qui veut que la France soit grande et glorieuse, sans trop s'inquiéter après cela si elle est libre.

Mais tant que la France n'aura rien à perdre ou rien à retrancher dans le domaine de la liberté chez elle, elle ne nous menacera pas. Et si elle a de nouveau un peu de gloire à donner en retour de beaucoup de liberté enlevée, eh bien, soyez sûrs que plus nous serons militairement redoutables, plus nous serons menacés, parce que ce n'est pas sur le faible, évidemment faible, qu'on tombe ; mais le fort, le fort en apparence, qu'on écrase.

Soyons donc faibles matériellement comme nous le sommes géographiquement ; mais soyons forts moralement ; ayons la force qui réside en nous-mêmes, c'est la plus solide, la force de l'idée. Elle a déjà écrasé bien des choses depuis des siècles ; elle en écrasera bien d'autres encore. Elle écrasera, je l'espère pour les petits pays surtout, l'erreur des armées permanentes qui, dans ces pays, sont un danger pour l'existence de la nationalité môme et qui, dans tous les pays, sont un danger pour la liberté !

M. Hymans. - Le discours que vous venez d'entendre, messieurs, me met parfaitement à l'aise. L'honorable membre tire la conséquence logique, nécessaire, inévitable de la doctrine que l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu nous a exposée hier avec infiniment plus de réserve et de prudence.

L'honorable député d'Anvers arrive à la conclusion logique que l'honorable député de Nivelles n'a pas osé produire : plus on est faible plus on est fort ; moins on a de soldats plus on est redoutable. Encore un peu, suivant les déductions logiques d'un faux principe, on arriverait fatalement à cette conclusion que le système le plus efficace pour repousser l'ennemi est celui que pratiquaient autrefois les Chinois, qui peignaient des monstres sur leurs étendards pour effrayer l'ennemi.

La force morale suffit, dit-on, pour la défense d'une nation ! Eh ! messieurs, si la force morale suffisait, la Belgique n'aurait rien à craindre de ceux qui pourraient la menacer un jour, car cette force morale, nous la possédons. Quand l'étranger saura, dit M. Delaet, quand l'étranger saura que nous sommes unis, que nous attachons du prix à notre nationalité, que nous tenons à conserver des institutions qui nous sont chères et que nous avons conquises après des siècles d'épreuves et de sacrifices, l'étranger nous respectera.

Croyez vous donc que l'étranger ignore que la Belgique est heureuse et fière de ses institutions ? Cela n'est-il pas un fait acquis ? Cela n'est-il pas la conviction de tous les Belges et de l'Europe entière ? Oh ! si la force morale suffisait, nous n'aurions pas besoin de discuter ici un budget des dépenses militaires. Mais cette force morale ne nous suffit pas ; elle ne suffit à personne ; vous ne le croyez pas vous-même. Enfin, vous, M. Delaet, à qui je réponds, vous appartenez à un parti qui s'appuie sur la plus grande de toutes les forces morales, sur la foi ; vous avez un chef qui est à Rome et qui tient dans ses mains une force morale, qui aspire à triompher dans l'univers entier jusqu'à la fin des siècles, et ce chef spirituel, qui dispose des canons et des foudres de l’Eglise, l'infaillible, qui prétend tenir son pouvoir en ligne directe de Dieu lui-même, ce chef spirituel de l'Eglise catholique et romaine, qui étend son prestige sur le monde entier, que fait-il ? Malgré cette force morale invincible dont il dispose, il ne dédaigne pas de faire appel à la piété des peuples, leur demandant de l'argent pour recruter des zouaves et des gendarmes qui, mieux que la force morale, défendront son trône ébranlé. (Interruption)

- Un membre. - Les libéraux n'en ont pas besoin.

M. Hymans. - La vraie force morale, en effet, n'existe que chez les libéraux. Ceux-ci puisent leur force en eux-mêmes, dans le raisonnement, dans le libre examen ; leur foi, à eux, qui est la foi de la raison, n'a pas besoin d'armée pour se maintenir, ni pour se répandre, et ce n'est pas pour faire de la propagande, même libérale, que nous demandons des soldats, c'est pour résister aux attaques brutales de la force armée.

Nous assistons ici depuis quelques jours à une confusion d'idées vraiment déplorable ; on prétend avoir placé le débat sur un terrain nouveau, on vient invoquer les grands principes d'une science que l'on paraît avoir inventée, que personne ne connaissait avant qu'elle fût produite par quelques honorables orateurs dans cette enceinte ; on invoque les doctrines infaillibles, paraît-il, de l'économie politique ; on nous accuse, nous les partisans du budget, d'être les ennemis de la prospérité publique, on nous accuse de sacrifier au chauvinisme, on nous accuse de nous constituer en lutte avec les principes les plus élémentaires de la science économique. Messieurs, quand j'entends de pareilles monstruosités, je me demande si je rêve ou si je veille ; je me demande si je me trouve devant une assemblée d'hommes sérieux, si nous discutons une question sérieuse.

Comment ! nous sommes les adversaires de la prospérité publique ; mais c'est nous précisément qui voulons prendre des mesures efficaces pour la sauvegarder et la défendre.

Nous sommes des chauvins ! Mais c'est précisément le chauvinisme du dehors, c'est l'esprit de conquête, l'esprit d'invasion que nous voulons tenir en respect.

Nous sommes les adversaires de l'économie politique, nous sommes incapables de comprendre le premier mot de la science ! Mais en réalité c'est nous qui la défendons. Qu'est ce donc que l'économie politique ? N'est-elle pas fondée avant tout sur le libre examen ? N'y a-t-il pas des économistes de diverses nuances ? Ceux qui, en matière commerciale, défendent la protection, la prohibition même, ne sont-ils pas des économistes aussi bien que ceux qui défendent les idées libérales ? Pour moi, l'économie politique est, avant tout, la doctrine du bon sens, et dans la matière qui nous occupe, la véritable économie politique, la seule qu'il nous faille écouler, est celle qui apprend aux peuples à faire fructifier les biens qu'ils possèdent et par conséquent à les garder.

Messieurs, je m'étonne que, lancé sur cette pente rapide des paradoxes, on ne nous ait pas fait le plaisir de nous donner une description nouvelle et lamentable des fléaux de la guerre ; qu'on ne nous ait pas dit que la paix est préférable à la guerre.

Eh ! mon Dieu, qui n'est pas de cet avis-là ? Tous, nous sommes d'accord sur cette opinion banale, économistes et philosophes, adversaires et partisans de l'armée !

La Belgique est édifiée depuis longtemps sur cette incontestable vérité. Est-il besoin de maudire la guerre dans un pays qui, depuis la bataille de Presles jusqu'à la bataille de Waterloo, depuis César jusqu'à Napoléon, a vu successivement l'étranger, pendant des siècles, lui apporter à la pointe de ses lances ou de ses baïonnettes le désordre, le ravage et la ruine ?

Tous, nous regrettons que dans ces jours néfastes la Belgique n'ait pas eu des institutions assez fortes, une nationalité assez puissante pour s'entendre et repousser l'invasion du plus fort.

Et nous pousserions l'inconséquence jusqu'à proclamer aujourd'hui, aujourd'hui qu'après des siècles d'épreuves les Belges ont conquis cette indépendance et cette liberté que le monde leur envie, que nous n'avons pas le droit et le devoir de défendre nos institutions !

Oh ! oui, maudissons la guerre, la guerre d'invasion, la guerre de conquêtes ! Maudissons les armées, quand elles servent à opprimer les nations, soit au dedans, soit au-dehors. Disons même que la civilisation aidant, la paix finira par s’imposer aux sociétés modernes, comme la guerre s’imposait aux sociétés anciennes.

Mais ne disons pas qu'il est contraire au bon sens, à l'intérêt public de faire des sacrifices pour défendre son bien, son droit, sa liberté ! Cette doctrine-là, les économistes ne l'ont jamais soutenue. Si j'avais eu le temps de fouiller une bibliothèque, et si vous aviez le temps d'entendre des volumes de citations, je vous prouverais que pas un économiste digne de ce nom te s'est fait le champion d'une sembable doctrine. Je me bornerai pour aujourd'hui à deux citations. Je les emprunterai à des hommes dont évidemment l'honorable M. Le Hardy ne contestera pas l'autorité, car ce sont les créateurs mêmes de la science économique, Adam Smith et J.-B. Say.

(page 345) Ouvrez le traité de la Richesse des nations, d'Adam Smith, livre V, chapitre premier, et vous y trouverez ceci :

« lorsqu'une nation civilisée n'a pour toute défense qu'une milice nationale, elle est toujours en danger d'être conquise par le premier peuple barbare qui se trouve dans son voisinage. » -A plus forte raison par un peuple civilisé. « Une armée permanente bien disciplinée est supérieure à toutes les milices. Elle seule peut défendre contre l'invasion d'un voisin pauvre et barbare, - à plus forte raison contre un voisin riche et puissant - la nation opulente et civilisée, qui, seule, à son tour, peut l'entretenir. »

Voilà ce que nous apprend le père de la science économique.

J.-B. Say est d'avis qu'un grand état militaire compromet l'indépendance d'un pays, par suite des tendances agressives qu'il détermine chez ceux qui en disposent.

Cette opinion, je la partage ; et je crois que sur ce point tous les économistes sont d'accord.

Mais en même temps, J.-B. Say reconnaît qu'il faut entretenir à l'état permanent une force purement défensive. « En un mot, dit-il (livre III, chapitre IX), l'état militaire des nations se réduira à ce qui est nécessaire pour repousser une invasion. »

Or, messieurs, notre établissement militaire est-il autrement constitué ? Est-il établi pour autre chose que pour repousser une invasion ? Soutiendra-t-on, avec l'honorable M. Delaet, que notre armée est destinée à opprimer le peuple ?

M. Delaetµ. - J'ai la responsabilité de mes paroles, je proteste contre la manière dont vous traduisez ma pensée.

M. Hymans. - Vous avez beau protester contre la façon dont je traduis votre pensée ; je proteste d'abord contre votre interruption, et je continue à apprécier votre discours comme je l'entends.

M. Delaetµ. - Appréciez, mais n'interprétez pas.

M. Hymans. - J'apprécie et j'interprète en même temps.

Vous avez dit que l'esprit militaire était un danger, vous ne le contesterez pas. Vous avez dit qu'une armée permanente était de nature à entretenir un esprit militaire, qui, dans un pays libre, était un péril.

Je vous demande si l'armée belge, dans les conditions où elle est organisée et établie, est de nature à opprimer la nation ou à y faire prévaloir un esprit militaire contraire à nos libertés politiques et civiles ? Vous le croyez ; pour ma part, je ne le crois pas.

Vous pouvez attaquer l’organisation de l'armée belge à différents points de vue ; vous pouvez dire que cette organisation est fondée sur un mauvais système de recrutement. Soit. Sur ce point beaucoup de critiques ont été présentées dans cette Chambre, auxquelles je m'associe. Mais ce n'est pas là le point que nous avons à discuter aujourd'hui, et d'ailleurs cela ne touche en rien au principe des armées. Quelle que soit la façon dont une armée permanente est recrutée, c'est toujours une armée permanente, et l'opinion qu'on peut avoir sur le mode de recrutement ne change absolument rien à la doctrine que l'on professe sur l'utilité ou sur la nécessité de l'armée elle-même.

Je demande donc ce qu'est l'armée chez nous ? Mais l’armée, chez nous, n'est pas autre chose qu'une assurance permanente contre un péril permanent.

Messieurs, je suppose que tous, dans cette Chambre, vous êtes assez prévoyants pour faire assurer vos maisons. Vous payez tous une assurance contre l'incendie ; vos pères l'ont payée et probablement vos enfants la payeront. Vous plaindrez-vous, après cela, que vos maisons n'ont pas brûlé ? Viendrez-vous dire que le payement de l'assurance a été stérile, parce que votre maison n'a pas pris feu, parce que votre toit n'a pas été livré aux flammes, parce que vos femmes, vos enfants, vos sœurs n'auront pas été les victimes d'une catastrophe ?

M. Coomansµ. - On ne paye pas 50 p. c. de prime.

M. Hymans. - On paye en raison des risques, et lorsqu'un pays comme le nôtre risque tous les jours de perdre ce qu'il a de plus précieux, la prime qu'il doit payer doit être évidemment plus forte que celle que paye un particulier courant le risque d'un incendie. Et d'ailleurs nous verrons, tout à l'heure, que la prime que nous payons n'est pas aussi forte que vous le prétendez.

Mais, dit-on, et l'honorable M. Coomans est de cet avis, les risques n'existent pas. L'honorable M. Le Hardy de Beaulieu l'a dit hier, on s'acharne à se défendre contre des attaques qui ne se produiront pas. Le risque est nul ; par conséquent la prime devrait être nulle aussi.

Je n'ai pas l'intention de répondre à cet argument par une longue démonstration. L'histoire prouve, et l'histoire contemporaine mieux encore que l’histoire ancienne, que les risques sont permanents, et que par conséquent l'assurance doit être permanente. Mais ce n'est pas la première fois qu'on soutient cette opinion dans cette enceinte. Il n'y a pas bien longtemps qu'elle y a été soutenue, avec quelque succès. Permettez-moi de vous rappeler qu'en 1850, il n'y a pas quinze ans de cela, 31 membres de la gauche votaient en faveur du principe d'un réduction de l'armée. Ils ne réussirent pas. L'année suivante, la proposition qui avait été faite reçut l'assentiment de la Chambre. Il fut décidé que l'on ouvrirait une enquête sur les besoins de l'organisation de l'armée en vue d'arriver à un maximum de 25 millions. Et qu'arriva-t-il ? Deux ans après en 1853, malgré tous les discours prononcés dans cette enceinte à l'effet de démontrer que le danger n'existait pas, qu'une armée était inutile, qu'il fallait la réduire au cadre d'une grande gendarmerie nationale, en 1853, la Chambre, à l'unanimité, vota une loi qui portait l'effectif de l'armée de 80 à 100 mille hommes, et à l'unanimité vota un budget de la guerre, non pas de 25, mais de 32 millions. Et cela pourquoi ? Parce que, dans l'intervalle, il s'était produit quelques événements qui avaient donné lieu de supposer que le calme dans lequel nous vivions n'était pas tout à fait aussi sérieux et ne devait pas se prolonger aussi indéfiniment qu'on avait bien voulu le supposer. L'horizon s'était rembruni et les belles illusions de 1851 s'étaient dissipées en 1853.

Eh bien, messieurs, voilà ce qui arriverait encore infailliblement, car il n'est pas possible d'admettre que, par quelques mesures d'économie, par la réduction de quelques millions sur le chiffre d'un budget, on chargera la situation politique de l'Europe ou la nature humaine. J'ai, quant à moi, la conviction que, malgré tous les efforts que l'on fera pour déraciner la guerre, on n'y parviendra pas.

Longtemps encore les gouvernements, comme autrefois des despotes, trouveront qu'en certaines circonstances le droit du plus fort est le meilleur. Longtemps encore la guerre sera considérée, à certains jours, comme une nécessité funeste, je le veux bien, mais comme une nécessité, et dès lors tous ceux qui se trouveront dans une situation telle que les attaques pourront les atteindre, devront prendre des précautions pour les repousser.

L'histoire est pleine de contradictions du genre de celles que je viens de citer, et que j'appelle, eu égard aux hommes qui sont chargés de gouverner les peuples, le châtiment de l'imprévoyance.

Voyez notre honorable collègue, M. Coomans je ne veux rien lui dire de désagréable, au contraire.

M. Coomansµ. - Dites toujours.

M. Hymans. - Vous m'en donneriez la permission, que je n'en userais pas.

L'honorable M. Coomans prêche, avec un esprit digne d'une meilleure cause et une persévérance que j'admire, le système du désarmement. Il ne veut pas que l'on se mette en mesure de se défendre. « La défense appelle l'ennemi, c'est une provocation ». Car enfin nous sommes dans un ordre d'idées qui ressemble au monde renversé. La force est dans la faiblesse ; la défense est une provocation. Mais il y a quelques années, cet honorable collègue, dans un jour que je déplore, vit sa maison envahie. On jeta quelques cailloux dans ses fenêtres et l'on brisa ses carreaux. L'honorable M. Coomans se trouvait dans la position d'un peuple que l'on attaque. C'était un particulier dont on envahissait la demeure. Eh bien, l'honorable M. Coomans s'est plaint bien longtemps de ne pas avoir été défendu. L'honorable M. Coomans, pour quelques cailloux qu'on avait jetés dans ses fenêtres, aurait voulu avoir une armée, ou tout au moins un régiment pour défendre sa maison. Et l'honorable M. Coomans ne veut pas que la Belgique ait une armée pour défendre son territoire. Cela est-il logique ?

L'honorable M. Le Hardy de Beaulieu nous a raconté tout à l'heure une aventure qui lui était arrivée en omnibus à New-York, dans ce pays du self-government, et où l'on se défend soi-même, où l'on fait la guerre soi-même.

L'honorable membre, dans cet omnibus, rencontre un pickpocket qui veut le dévaliser et qui n'y parvient pas, ce dont je félicite mon honorable collègue. Est-ce lui-même qui a lutté contre le pickpocket et qui l'a arrêté ? (Interruption.)

- Une voix. - C'est le cocher.

M. Hymans. - C'est le cocher, soit ; c'était le cocher qui faisait la police de l'omnibus, mais enfin si une police quelconque n'avait pas été là, l'honorable M. Le Hardy aurait été dévalisé, à moins de se défendre lui même, à moins de se battre à coups de poings contre le pickpocket, et celui-ci, comme tous les Américains, ayant probablement un revolver dans sa poche, sans se douter qu'il avait affaire à un économiste, aurait fait du self-government jusqu'au bout, en se débarrassant de son adversaire. (Interruption.)

Maintenant, pour me placer sur un terrain plus sérieux, dans une autre sphère qu'avons-nous vu ? Il y a quelque dix ans, pendant la guerre de Crimée, un congrès de la paix s'est réuni dans une ville d'Europe. Ce (page 346) congrès trouvait, comme nous tous, que la guerre était un déplorable fléau, qu'elle coûtait beaucoup d'argent et beaucoup d'hommes ; il voulait à tout prix y mettre fin.

Le congrès résolut d'intervenir et décida qu'il enverrait des ambassadeurs à l'empereur Nicolas pour le prier, dans l'intérêt des idées économiques, de signer la paix avec les puissances occidentales. Afin que l'opinion des ambassadeurs eût plus de poids, le congrès eut soin de choisir pour envoyés des citoyens de cette grande union américaine qui a toujours maudit la guerre, les armées permanentes, les établissements militaires.

Des Américains, citoyens d'un pays dans lequel la guerre était une chimère, devaient avoir bien plus d'autorité auprès du czar, que des citoyens d'un pays dans lequel existaient des armées permanentes et à qui il aurait pu répondre : « Commencez par faire chez vous ce que vous voulez que je fasse chez moi. » Les ambassadeurs se rendirent auprès de l'empereur, qui les reçut avec beaucoup d'égards, mais la paix ne fut pas conclue.

Mais, par une sanglante ironie du sort, dix ans après presque jour pour jour, le fils de Nicolas, l'empereur Alexandre, chargeait son ministre à Washington d'intercéder auprès du président Lincoln, pour qu'il voulût bien faire la paix, au nom des idées économiques, avec ses frères du Sud.

Certes, de pareils enseignements ne sont pas faits pour nous convertir à l'espoir de la paix universelle.

Je ne veux pas me lancer ici dans le champ de la politique européenne : je n'ai pas à scruter les desseins des potentats, et je tiens à ne prononcer dans ce débat aucune parole qui puisse, même de loin, sembler compromettante pour mon pays. Je laisserai donc complètement de côté ce qu’on a dit de certains projets d’annexion ; je crois même qu’il est fâcheux que de telles paroles soient prononcées si souvent dans cette enceinte ; nous ne devons pas laisser croire un seul instant que de pareils attentats à la liberté des peuples puissent être prévus et discutés.

Mais on a parlé du Danemark, et l'on a dit que ce petit pays avait succombé dans sa lutte avec l'Allemagne, en vertu de ce principe que les petits pays succombent fatalement et toujours. Ceci n'est pas tout à fait l'avis de M. Delaet, puisque, d'après lui, la faiblesse constitue la force et que, selon cette doctrine, le Danemark aurait dû nécessairement triompher de l’Allemagne. (Interruption.) Le Danemark a fait tout au moins ce que l’honorable M. Delaet lui aurait conseillé de faire : il a fait semblant de lutter, il a lutté un peu, afin de rester tout à fait dans la thèse économique. Je trouve enfin que d’invoquer l’exemple du Danemark est une chose vraiment pénible.

En effet, que voyons-nous ? Deux grandes puissances militaires, la Prusse et l'Autriche, se ruent ensemble sur un petit pays qu'elles dépouillent. C'est un attentat que l'histoire fera peser lourdement sur leur conscience.

Or, vous croyez que nos contradicteurs vont se retourner contre l'Allemagne, contre la Prusse, contre l'Autriche pour leur dire : Vous avez commis un crime ! Pas du tout, ils se tournent vers le petit Danemark et lui dirent : Vous le voyez bien, c'est votre faute ! Si vous n'aviez pas eu d'armée, ce qui a eu lieu ne serait jamais arrivé !

Le coupable, c'est le vaincu !

M. Delaetµ. - Est ce que j'ai loué la Prusse et l'Autriche ?

M. Hymans. - Je tire la conclusion naturelle de voire raisonnement.

Vous avez parlé du discours de M. de Grabow, de la politique de la Prusse et de beaucoup d'autres faits étrangers à la question.

Mais vous avez dit formellement à propos du Danemark (et M. Coomans me fait un signe d'assentiment), que> ce petit pays a mal fait en voulant trop bien se défendre.

Or, je me demande, moi, pourquoi le Danemark a succombé ? Sa défaite se rattache à plus d'une raison politique dont je n'ai pas à m'occuper.

Le Danemark a succombé parce qu'il était faible, parce qu'il n'a pas été secouru, mais aussi et en très grande partie parce qu'il était mal organisé.

Il y avait en Danemark, comme en Belgique, des économistes, il y avait dans le Ringsraad danois des partis ns de la doctrine de l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu et de l'honorable M. Coomans.

Lorsque, en 1852, l’Europe, par le traité de Londres, eut garanti la succession de la couronne danoise dans la dynastie régnante, il se trouva au sein du parlement de Copenhague des économistes, très respectables d'ailleurs, qui s'écrièrent, eux aussi : nous n'avons plus besoin de songer à la défense nationale ; nous sommes garantis par la foi des traités ; nous sommes certains que le jour où quelque audacieux viendrait nous attaquer, aussitôt l'Europe entière accourrait à notre secours ; ne faisons donc point de dépenses militaires, nous pouvons mieux employer nos trésors, les richesses de notre sol et les produits de notre industrie.

Et cette opposition, messieurs, elle alla beaucoup plus loin qu'en Belgique, car, en 1851, le ministre de la guerre fut obligé de se retirer à la suite du rejet d'un crédit demandé pour la défense nationale et, plus tard, le ministère tout entier fut mis en accusation, le ministère danois tout entier fut traduit devant la cour suprême pour avoir fait des armements sans nécessité, pour avoir dépensé inutilement l'argent des contribuables, et un recueil important, qui jouit d'une autorité légitime dans toute l'Europe, la Revue des Deux-Mondes disait à cette époque, en faisant l'éloge des successeurs de ce ministère condamné :

« Le gouvernement est dispensé de multiplier, comme l'avaient fait ses prédécesseurs, des armements de terre et de mer coûteux et menaçants, » c'est-à-dire inutiles et dangereux.

Eh bien, l'expérience a prouvé ce qu'il faut attendre d'une politique de ce genre, ce qu'il faut attendre de cette économie politique qui dit toujours qu'il n'y a pas de danger, qu'il faut compter sur la foi des traités, que l'Europe viendra à votre secours.

En Danemark comme ici les armements ont été combattus énergiquement dans les Chambres. En Danemark comme ici le danger était permanent. En Danemark comme ici la situation politique était garante par la foi des traités. Il ne manquait au Danemark qu'un seule chose. Il avait le patriotisme, il avait un trésor très fourni ; il avait la volonté de mourir plutôt que de céder lâchement, mais il avait une mauvaise organisation militaire, et tel est le mal que nous ne voulons pas implanter chez nous en nous fiant aux doctrines trop souvent chèrement payées par les nations qui les ont écoutées. (Interruption.)

Du reste, je n'ai pas besoin d'aller en Danemark pour prouver combien cette doctrine est dangereuse.

Il y avait aussi des économistes en Belgique en 1830, des hommes qui voulaient se fier à la destinée, qui voulaient que l'ont eût confiance dans l'Europe ; aux yeux desquels il était inutile de consacrer les ressources d'un pays naissant, d'une nation mal assise encore, à une défense inutile ou impossible.

On disait aussi alors : qu'importe ; si l'Europe nous soutient, nous triompherons ; si elle nous abandonne, à quoi bon résister !

Eh bien, si à cette époque, et j'invoque sur ce point les souvenirs de tous les membres de cette Chambre qui ont eu l'honneur de siéger dans cette enceinte depuis la révolution jusqu'à la conclusion de la paix avec la Hollande, si à cette époque nous n'avions pas eu des hommes d'Etat comme notre regretté et je dirai noire illustre ancien collègue Ch. de Brouckere qui, bravant l'impopularité, s'exposant à tous les outrages et à toutes les humiliations, organisa l'armée malgré une fraction importante et bruyante de l'opinion publique ; si nous n'avions pas eu des hommes comme l'honorable M. Joseph Lebeau pour tenir tête aux orages parlementaires, des hommes tels que le général Goblet pour négocier avec l'étranger ; si nous n'avions pas eu la haute sagesse du Roi pour sauver la Belgique d'une perte certaine ; si nous n'avons pas eu deux interventions françaises, si nous n'avions pas eu l'appui complet des puissances occidentales ; s'il n'y avait eu que des économistes pour sauver la nationalité, c'en était fait, des 1832, de la Belgique et de ses institutions ! (Interruption.)

J'en ai dit assez sur ce côté de la question, j'ai d'autres raisons pour voter le budget de la guerre. Je ne veux pas désaffectionner l'armée, l'armée qui est une institution nationale, une institution constitutionnelle qui mérite autant d'estime et de respect que toutes les autres.

L'honorable M. Frère l'a dit un jour dans cette enceinte : la dotation de l'armée est aussi une dette de l'Etat. L'armée n'est pas impopulaire comme on voudrait le faire croire ; elle aime le pays et nos instituions. Le peuple vit avec elle en bonne harmonie comme des frères...

- Un membre. - C’est vrai.

M. Hymans. - ... car il sait qu'elle est la sauvegarde de nos droits. L'armée, depuis les officiers jusqu'aux plus humbles soldats, s'associe à tous nos enthousiasmes, à toutes nos aspirations, et il est dangereux de (page 347) payer d'avance par le mépris le dévouement que l'on attend au jour du péril. (Interruption.)

A ce propos je dirai deux mots du prétendu mécontentement dont on parle et dont on nous a déjà entretenus dans une précédente occasion.

On a dit qu'il y avait dans l'armée un mécontentement profond. J'avoue que je considérerais cela comme déplorable si c'était vrai ; je ne partage pas non plus sur ce point l'opinion émise hier par l'honorable M. de Brouckere, je ne crois pas que le mécontentement, même passager d'une administration, fût-ce celle des contributions, doive être considéré comme un fait insignifiant, mais j'ai la certitude que le mécontentement profond que l'on signale n'existe pas dans l'armée ou que, s'il existe, il n'est pas justifié.

Je ne puis répondre aux honorables membres qui ont pris la parole, sur tous les points qu'ils ont indiqués, mais comme eux j'ai reçu des plaintes et des confidences ; j'en ai écouté quelques-unes, mais avant d'apporter dans cette enceinte des affirmations comme celles qui y ont été portées depuis quelques jours, j'ai voulu avoir des preuves. J'ai voulu en avoir spécialement à propos du fait qui avait été signalé par l'honorable M. Hayez : cette promotion scandaleuse d'un officier appartenant à une arme spéciale et qui avait passé sur le corps, comme on dit vulgairement, de treize de ses camarades ayant autant de titres que lui. C'était là, disait-on, un fait déplorable et de nature à démoraliser, à désaffectionner l'armée.

J'ai pris des renseignements. Je suis allé m'éclairer au département de la guerre. Je ne me suis pas contenue de vaines paroles, j'ai voulu voir des pièces, et comme l'honorable M. Hayez avait dit dans cette enceinte que si l'on pouvait prouver que cet officier avait été proposé par un seul inspecteur général, il se tenait pour battu, j'ai voulu m'assurer du fait. Or j'ai constaté, messieurs, que l'officier dont il s'agit avait été proposé, non par un seul inspecteur général, mais par tous ses chefs. J'ai constaté que cet officier, qui avait rendu au pays des services que tout le monde n'est pas obligé de connaître, mais que le ministre n'a pas le droit de méconnaître, était depuis plusieurs années proposé pour un avancement hors ligne et au grand choix par ses chefs immédiats et par les inspecteurs, et que le ministre n'avait fait que signer la proposition qui lui avait été soumise par le comité spécial de l'arme.

Après avoir vu cela, je me suis dit que je serais heureux, pour ma part, qu'on appliquât un pareil système à toutes les autres administrations de l'Etat, que je serais heureux de voir appliquer un principe de ce genre à la magistrature, par exemple, aussi bien qu'à l'armée. Je serais heureux de voir que l'ancienneté fût l'exception, et le choix la règle, car je pense qu'il est plus important de rajeunir l'armée et de la composer d’officiers capables, que de s'incliner devant des mécontentements passagers et inévitables, au détriment de la chose publique.

Sous ce rapport donc, les bruits apportés dans cette enceinte sont erronés. Je crois que beaucoup d'autres peuvent être placés sur la même ligne, et je conclus que ce mécontentement sérieux dont on parle et que je considérerais comme regrettable s'il existait, n'existe pas en réalité.

Pour en revenir à la question économique et pour terminer par là, puisque c'est le point important du débat, je demande si on peut dire sérieusement que l'armée, comme le prétend M. Le Hardy, est un obstacle à la prospérité nationale ; je demanda si nous avons créé moins de chemins de fer, moins de routes, produit moins de blé, moins de pommes de terre, parce que nous avons une armée ?

Je ne suis pas aussi bon arithméticien que mon honorable collègue de Nivelles ; je ne puis constater qu'une chose, c'est que nos finances sont dans un état de prospérité inouïe, que nous n'avons pas un centime de dette flottante, nous n'avons qu'une dette constituée, que nous pourrions racheter, rembourser du jour au lendemain si nous voulions vendre les propriétés de l’Etat. Y a-t-il beaucoup de pays, je ne dirai pas en Europe, mais dans le monde entiern qui jouissent d’une pareile situation, et a-t-on, après cela, le droit de dire que l’armée nuit à la prospérité de l’Etat ?

Je ne puis faire en ce moment avec M. Le Hardy le calcul qui consisterait à rechercher de combien la production augmenterait si les 40,000 hommes qui se trouvent sous les drapeaux rentraient dans la vie ordinaire. Ce sont là des questions très obscures et qui ont plusieurs faces.

Je suis persuadé, quant à moi, que la production s'en ressentirait peu et que la consommation s'en ressentirait beaucoup et qu'en définitive l'arithmétique me conduirait à prouver que l'année, loin de coûter 35 millions et non 40 millions comme l'a dit M. Le Hardy qui comprend dans les dépenses de l'armée les pensions et l'intérêt de l'emprunt contracté pour les fortifications, que loin de coûter 35 millions, dis-je, l'armée ne constitue pas pour le pays une charge de 3 millions. (Interruption.) Je ne veux pas entrer en ce moment dans le développement de cette thèse ; si vous le voulez, nous la discuterons un jour à fond ; d'ailleurs elle a été traitée avec beaucoup de science dan une brochure publiée en 1861 (Le budget de la guerre et la question financière, par A.-L., Bruxelles, déc. 1861) par un anonyme qui a les mêmes initiales que M. Le Hardy, mais je ne suppose pas qu'elle soit de lui, car l'auteur arrive à des conclusions diamétralement opposées aux siennes.

On nous a dit : Les armées permanentes sont une cause de ruine.

Les armées permanentes sont un mal, je le reconnais, et je suis à cet égard complètement de l'avis de l'honorable membre, lorsqu'on en abuse ; elles sont un mal dans beaucoup de pays ; ainsi l'Autriche qui est obligée d'entretenir à grands frais des soldats qu'elle va cherchera une extrémité de son empire, pour leur faire faire, à une autre extrémité, la police d'un peuple conquis, l'Autriche doit nécessairement subir de graves désavantages du maintien d'armées établies sur on tel pied, il en est de même pour la Russie ; mais à coup sûr, si l'Autriche et la Russie se trouvent dans une position économique fâcheuse, ce n'est pas à leur armée seule qu'elles le doivent, mais à bien d'autres abus, à leur système politique, à la dissémination de la population sur d'immenses territoires, à la qualité de leur sol.

En ce qui regarde l'Espagne, M. Le Hardy voudra bien reconnaître qu'elle a eu des jours de splendeur, qu'elle a eu des jours où le soleil ne se couchait jamais sur ses provinces ; eh bien, à cette époque elle avait des armées permanentes comme aujourd'hui et plus considérables qu'aujourd'hui.

Les armées permanentes ne sont pas une cause de ruine. Je dis même que l'esprit militaire est en Espagne une cause de progrès ; l'armée y est considérée comme une pépinière féconde pour l'administration et même pour la politique. Cela est si vrai que l'Espagne va presque toujours chercher les chefs de son gouvernement dans les rangs de l'armée.

On ne considère donc pas dans ce pays l'armée comme un mal. Chez nous, du reste, l'abus qu'on a signalé n'existe pas. Mais les Etats-Unis ! Les Etats-Unis n'ont pas d'armée permanente, ils n'en ont jamais eu. C'est pour cela, dit M. Le Hardy, qu'ils peuvent dépenser aujourd'hui plus de deux millions de dollars par jour pour faire la guerre. C'est parce que l'Amérique n'a pas fait, en temps de paix, les dépenses de la guerre, que, lorsque la guerre a éclaté, clic n'a pas eu besoin d'emprunter de l'argent à l’Europe. M. Cobden a soutenu cette thèse avant M. Le Hardy dans un discours prononcé à Rochdale, au mois de novembre dernier.

L'Amérique n'emprunte pas d'argent à l'Europe peur faire la guerre. M. Le Hardy nous a dit aussi que des nations qui connaissent les perfections du self-government font la guerre elles-mêmes, avec leur argent et avec leurs hommes. L'exemple est tristement choisi. Si l'Amérique n'emprunte pas d'argent à l’Europe, ce qui était exact à l'époque où M. Cobden a prononcé les paroles que je viens de rappeler, mais ce qui n'est plus exact aujourd'hui ; si l'Amérique n'emprunte pas d'argent, elle achète des hommes, elle a des recruteurs dans tous les pays de l'Europe y compris la Belgique, elle y a des embaucheurs qui énivrent de malheureux ouvriers dans les cabarets, les engagent prétendument pour servir des sociétés industrielles, et quand ces infortunés arrivent dans les ports de l'Union américaine, à Boston ou ailleurs, on les saisit, on les place sous la garde d'une police parfaitement organisée en cette matière et on les envoie combattre au loin pour la sainte cause de l'abolition de l'esclavage.

Du. reste, si l'Amérique faisait de l'économie politique, elle n'agirait pas comme elle le fait aujourd'hui.

L'Amérique a la prétention de défendre un principe que je n'ai pas à discuter, mais de l'économie politique elle n'en fait pas, Car si elle faisait de l’arithmétique, elle aurait constaté depuis longtemps que le Nord seul a dépensé, pour faire la guerre, plus d'argent qu'il ne lui en aurait fallu pour racheter tous les nègres esclaves et, par conséquent, pour terminer la guerre sans tirer un coup de fusil, puisque l'abolition de l'esclavage est le but prétendu de la lutte.

Vous voyez que votre économie politique n'est pas même admise par les pays qui sont pour vous la terre classique de la science.

Du reste, je crois que l'honorable M. Jouret l'a déjà dit, mais je demande la permission de le répéter, les armées permanentes, lorsqu'elles sont bien organisées, sont la source d'une véritable économie : la guerre entre la France et l'Autriche en 1859 a été terminée en deux mois tandis qu'en Amérique la guerre dure depuis quatre ans sans avoir produit aucun résultat décisif, et sans qu'on puisse prévoir quand elle finira. La guerre (page 348) d'Amérique a déjà dévoré des centaines de mille hommes et avec l’intérêt des sommes qui ont été dépensées par le Nord seul, il est évident que l'Amérique aurait pu entretenir et pourrait entretenir encore pendant longtemps des armées permanentes.

Voyons aussi l'Angleterre. L'Angleterre fait des dépenses considérables pour son établissement militaire ; croyez-vous que ce soit de gaieté de cœur ? Evidemment non. Les hommes qui, en Angleterre, proposent et soutiennent ces dépenses au parlement, sont d'éminents économistes, et l’honorable M. Le Hardy de Beaulieu ne contestera certainement pas ce titre au chancelier de l'échiquier actuel, M. Gladstone, dont plusieurs fois il a invoqué l'autorité quand il s'agissait d'économie politique à propos d'autres questions. Eh bien, le chancelier de l'échiquier comprend à merveille que pour assurer le développement de la prospérité dont jouit son pays, depuis le commencement de ce siècle, il faut avant tout la sécurité et que cette sécurité n'est possible qu'à l'abri d'une solide défense.

Je puis même affirmer que l'Angleterre désire changer son mode de recrutement ; qu'elle est d'avis que les volontaires qu'elle recrute lui coûtent beaucoup trop cher, et que le jour n'est pas loin où la conscription militaire s'introduira en Angleterre au moment où l'on en propose la suppression en Belgique.

M. Coomansµ. - Jamais vous ne verrez cela en Angleterre.

MfFOµ. - Cela y existe pour la milice.

M. Hymans. - Cela y existe, pour la milice, et l’Angleterre a voté des crédits considérables pour l'équipement des milices qui sont l'équivalent de notre garde civique. L'Angleterre leur fourni, à grands frais, des munitions et des armes, et cette seconde armée permanente est organisée uniquement en vue de la défense éventuelle de son territoire.

L'interruption à laquelle je viens de répondre m'a fait dévier de mon raisonnement. Je n'entendais pas du tout démontrer ce que tout le monde sait, c'est-à-dire que l'Angleterre fait des dépenses considérables pour son établissement militaire. Je voulais montrer que c'est de la bonne économie politique et que l'Angleterre en a fait l'expérience. Il est évident pour tout le monde que la guerre de Crimée, qui a causé à l'Angleterre tant de désastres, qui lui a coûté tant d'hommes et tant d'argent, n'aurait pas eu pour elle ces conséquences fatales si l'armée anglaise avait été bien organisée.

La guerre de Crimée a coûté à l'Angleterre beaucoup plus cher que si elle avait possédé un établissement militaire bien organisé ; c'est-à-dire que la prévoyance eût été de la bonne économie politique.

Aussi, quand l'Angleterre a commencé à voir clair, elle n'a pas hésité à consacrer des sommes considérables à son armée, et elle l'a fait avec la conviction qu'elle réalisait ainsi une véritable économie.

Au point de vue économique même, l'armée n'est donc pas un mal : j'ajoute, messieurs, qu'elle est un élément de civilisation : dans nos campagnes l'armée est un instrument très utile pour la diffusion de l'instruction publique ; et moi, qui désire qu'on bâtisse des écoles et qu'on étende l'instruction primaire jusque dans le plus reculé de nos villages, je croirais perdre un très utile auxiliaire si je perdais le milicien qui rentre dans ses foyers après avoir reçu au régiment une instruction élémentaire, après avoir appris à obéir et en même temps à faire respecter sa dignité. L'armée est donc un instrument puissant de civilisation. (Interruption.)

Elle a été considérée comme telle à toutes les époques et elle l'est surtout en Belgique où le soldat sort du peuple et y rentre après avoir fini son temps de service. Voilà de la vraie démocratie, et je la préfère à celle des Américains.

Du reste, messieurs, je ne sais pas quel est le régime que les économistes nous proposent de mettre à la place de celui que nous avons au jourd'hui. L'honorable M. Le Hardy veut-il une armée de volontaires ? Elle coûterait beaucoup plus cher que l'armée actuelle. Veut-il le système suisse ? Je suis convaincu que le pays repousserait de toutes ses forces ce système qui consiste à faire de chaque citoyen un soldat, qui lui impose des corvées en quelque sorte quotidiennes, qui force chaque village à payer des contributions militaires sous forme d'armes, de chevaux, de canons.

Un pareil système serait, je crois, fort peu populaire en Belgique, car la Suisse, avec une population inférieure de moitié à la nôtre, a un contingent militaire de 200,000 hommes sous les armes.

L'honorable M. Le Hardy ne veut-il pas d'arme du tout ? C'est le système de l'honorable M. Coomans et la logique mène fatalement à ce résultat. Car, enfin je suppose le budget de la guerre réduit de quelques millions ; l'armée en sera-t-elle moins permanente, et échappera-t-elle moins aux critiques des orateurs qui ont toujours combattu jusqu'à présent le budget de la guerre ?

Messieurs, les idées de désarmement ne sont pas les idées du pays. Je crois, pour ma part, être en parfaite harmonie avec l'opinion de la majorité du pays en votant le budget de la guerre et en me déclarant ici partisan des dépenses militaires raisonnables et modérées. Le pays ne considère pas les charges militaires comme un impôt trop lourd pour ses forces ; et cela est tout naturel, car il est prouvé (c'est encore une simple question d'arithmétique), que la Belgique est de tous les pays de l'Europe, celui qui consacre la moindre partie de ses revenus à ses dépenses militaires.

Ainsi, d'après les statistiques, l'Angleterre consacre à ces dépenses 36 p. c. de ses revenus ; la France 26 p. c. ; l'Autriche 32 p. c ; la Russie 36 p. c ; la Prusse 27 p. c ; la Bavière 25 p. c ; la Hollande 23 p. c. et la Belgique 22 p. c.

Par tête, la Belgique paye 7 francs ; la Hollande 15 ; la France presque le double ; l'Angleterre presque le quadruple, et tous les autres Etats, à part la Bavière, dont les ressources ne sont pas comparables aux nôtres, payent beaucoup plus que nous. On a donc parfaitement raison de ne pas se croire, en Belgique, écrasé sous le fardeau des dépenses militaires. La masse du pays ne connaît pas les chiffres que je viens de citer.

M. Coomansµ. - Ils sont très inexacts.

M. Hymans. - Vous les réfuterez, M. Coomans, mais le pays, à coup sûr, sait à merveille, sans connaître ces chiffres, qu'il n'est nullement opprimé et j'ajoute que s'il le croyait, comme évidemment cette opinion ne serait pas fondée, il serait de notre devoir de le détromper, au lieu d'apporter à cette tribune des arguments et des théories qui sont de nature à créer une opposition qui n'existe pas, et qui se réduirait à zéro, en dehors de la ville d'Anvers, si elle ne trouvait quelques échos, je ne dirai pas affaiblis, mais grossis au superlatif dans cette enceinte.

Je répète, en terminant, que je voterai pour le budget de la guerre ; il est inutile d'énoncer les motifs de ce vote après le discours que je viens de prononcer. J'ai cependant une réserve à faire. Nous avons établi un système de défense coûteux et splendide. Il faut évidemment que cette défense soit efficace. Or, je tiens à ce qu'il nous soit prouvé que nous sommes en mesure de défendre d'une manière efficace ce que nous avons créé au prix de sérieux sacrifices. Je me tiens satisfait pour aujourd’hui du rapport promis par l'honorable général Chazal, et je prends acte de la promesse inscrite dans le rapport de la section centrale.

J'ajouterai que si ce rapport, qui nous est annoncé pour l'exercice prochain, ne nous donne pas une satisfaction complète, je serai le premier à demander, non pas qu'on nomme une commission, - car ce serait un bon moyen d'augmenter le budget de la guerre de quelques millions, - mais qu'on fasse sur la situation et les besoins de notre établissement militaire une enquête parlementaire, dans laquelle chacun aura sa responsabilité publique vis-à-vis du pays.

Mais en attendant que la lumière se fasse, et je désire qu'elle se fasse le plus tôt possible, je croirais commettre une faute grave en jetant le trouble dans les affaires publiques, en répandant le découragement dans l'armée, et en laissant croire à l'étranger que la Belgique, après avoir versé tant de sang pour devenir libre et indépendante, se refuse aujourd'hui à faire des sacrifices pour maintenir son indépendance et sa liberté.

A ce propos, je répéterai ici quelques paroles qui ont été prononcées dans cette enceinte en 1848, et que le pays ne saurait trop méditer ; elles sont de l'honorable ministre des finances et elles répondent, d'une façon péremptoire et complète, en quelques lignes, sans grand fracas, à toutes les objections des économistes :

« Nous croyons, disait l'honorable M. Frère, que ces provinces seraient mal conseillées par la faiblesse et par la peur, et qu'on les conduirait honteusement à leur perte, en les conviant à supputer seulement ce qu'il en coûte pour conserver l'honneur, l'indépendance, la liberté. Nous croyons qu'il faut plutôt leur apprendre ce qu'il leur en coûterait pour trois jours de conquête, trois jours de consulat, trois jours de désordre et d'anarchie. Et bientôt elles comprendront, si déjà elles ne le savent assez par les souvenirs du passé, que les sacrifices qu'elles s'imposent ne sont rien, en regard des biens précieux qu'il s'agit de conserver. »

(page 349) M. Debaetsµ. - Messieurs, je ne suivrai pas les honorables orateurs qui m'ont précédé dans les excursions qu'il ont jugé convenable de faire, soit sur le terrain du droit international, soit dans les champs de l'économie politique. Je me réduirai à un rôle beaucoup plus modeste, c'est-à-dire que je tâcherai de motiver mon vote aussi succinctement que possible.

Dans la séance d'avant-hier l'honorable M. Bouvier a classé tous ceux qui voteraient contre le budget de la guerre, en deux catégories : les Anversois incorrigibles d'un côté, et les économistes aveugles de l'autre. Comme je ne suis pas Anversois, je suis donc classé parmi les économistes aveugles.

L'honorable orateur qui vient de se rasseoir admet, lui, des nuances parmi les économistes ; pour l'honorable M. Bouvier, il n'y a ni nuance, ni distinction ; il les condamne en masse.

M. Bouvierµ. - Vous exagérez ma pensée.

M. Debaetsµ. - J'ajoute que la forme très réjouissante qu'il a donnée à son arrêt en a considérablement tempéré la rigueur.

Messieurs, mon intention n'était pas même de développer les motifs de mon vote.

Après les discours que vous avez entendus de la part tant des adversaires que des partisans du budget de la guerre, il me suffisait de dire en deux mots que je voterais contre, parce qu'à mon avis les dépenses militaires prennent tous les jours des proportions plus effrayantes, et que dans notre organisation militaire je trouve comme une lèpre, cette déplorable loi sur la milice, que depuis 30 ans on demande en vain à faire disparaître de notre législation.

Mais le ton agressif que l'honorable député de Virton a mis dans son discours nous oblige d'établir devant la Chambre qu'on peut très bien ne pas voter le budget de la guerre, et se trouver cependant en société avec des gens qui, aux yeux de l'honorable membre, ne sont ni Anversois ni économistes aveugles. C'est ce que je veux tâcher de faire le plus brièvement possible.

Et d'abord une réflexion générale : la conclusion pratique que vous devriez tirer des discours qui se prononcent en faveur du budget de la guerre, c'est que tous ceux qui votent contre le budget sont les ennemis de l'armée.

Eh bien, je proteste contré cette allégation ; et pour le faire d'une manière énergique, j'emprunterai les paroles d'un député qui représentait autrefois la ville de Gand avec un éclat qui laissera dans cette enceinte un long souvenir de son passage :

« Quand, disait l'honorable M. d'Elhoungne en 1851, nous soutenons qu'il y a lieu de réduire le budget de la guerre, nous le faisons, parce que nous sommes profondément convaincus que l'intérêt du pays exige qu'il y ait réduction. Mais s'il nous était démontré, s'il y avait doute seulement que cette réduction fût praticable, dans le doute, nous nous abstiendrions : nous ne voudrions pas prendre une mesure qui pourrait troubler en rien la sécurité du pays, qui pourrait mettre en péril sa nationalité.

« Nous avons la prétention d'aimer notre pays autant que personne. Nous avons toujours protesté contre cette calomnie, qui nous représentait comme les ennemis de l'armée, »

Messieurs, aux gestes courroucés de l'honorable M. Bouvier, à ses paroles sonores qui ont rappelé involontairement dans mon esprit les règles de l'harmonie imitative qu'on nous enseignait au collège, nous pouvons opposer des autorités péremptoires et catégoriques. Rappelons les paroles d'un autre homme éminent qui a illustré le fauteuil de la présidence. Que disait l'honorable M. Delfosse à la même époque ?

« On a beaucoup parlé dans cette discussion de nationalité et de patriotisme : chacun, messieurs, entend le patriotisme à sa manière.

« Il y a, pour moi, du patriotisme à doter le pays de bonnes voies de communication, de bonnes écoles, à créer des institutions destinées à soulager, à moraliser les classes ouvrières.

« Il y a du patriotisme à réduire les dépenses excessives, à supprimer les dépenses inutiles. »

Voilà du patriotisme, d'après M. Delfosse, et aussi d'après les économistes qu'on traite si dédaigneusement : en ce ils diffèrent de l'honorable M. Bouvier comme ils diffèrent avec lui sur l'opportunité, sur la convenance, sur le patriotisme qu'il y a à proclamer du haut de la tribune nationale que si la Belgique a échappé jusqu'ici à un partage polonais ou à une exécution danoise, ce n'est pas la faute de ses puissants voisins.

Nous estimons, nous, qu'il y a, outre le sabre et la baïonnette, autre chose qui fait que la Belgique ne s'absorbe et ne s'assimile pas. Nos traditions, notre histoire, notre liberté, nos institutions et jusqu'à notre richesse sont pour nous les bataillons les plus puissants ; et si, dans un jour néfaste, notre patrie venait à être engloutie, j'ai la certitude que le requin ne tarderait pas à échouer sur la plage et que la Belgique, comme Jonas, en sortirait vivante.

Mais quittons ce terrain que nous n'avons pas choisi et demandons-nous s'il est démontré clairement et sans réplique que les dépenses ni peuvent être réduites, si la nécessité d'avoir des charges militaires s'élevant de 35 à 45 millions est évidente.

Je ne disconviens pas que l'honorable député de Virton ne soit compétent en cette matière. S'il n'appartient pas à l'armée, il fait partie de la garde civique et en cette qualité, il a pu se livrer à une étude très approfondie sur les nécessités de la défense nationale, des secrets de la stratégie. Je puis cependant opposer à l'autorité de M. Bouvier une autre autorité.

M. Bouvierµ. - Je ne me suis pas posé en autorité. J'ai parlé d'après mon bon sens.

M. Debaetsµ. - Et moi je tâche de parler d'après le sens commun.

Mais écoutons M. Delfosse :

« A quel homme sérieux fera-t-on croire que si nous touchions le moins du monde à la loi sur l'organisation, l'armée serait perdue, que nous serions tous sur un abîme ?

« Quoi ! l'armée serait perdue parce que, au lieu d'avoir quatre régiments d'artillerie de dix à onze batteries, nous en aurions trois de quatorze ou de quinze, comme cela existait il y a quelques années, alors que nous avions cent mille hommes sous les armes, alors que notre indépendance n'était pas reconnue, alors que la guerre pouvait paraître imminente ?

« Quoi ! l'armée serait perdue parce que nous supprimerions un major par régiment, parce que nous utiliserions le lieutenant-colonel au commandement d'un bataillon ?

« Quoi ! l'armée serait perdue, parce que, d'accord avec l'honorable M. Dumortier, nous réduirions quelque peu le nombre des généraux ?

« Quoi ! l'armée serait perdue, parce que, d'accord avec M. Félix de Mérode, nous mettrions, pendant la paix, un certain nombre d’officiers en disponibilité avec un tiers de solde ?

« Non, messieurs, l'armée ne serait pas perdue, elle ne serait pas plus perdue qu'elle ne l'a été par les réductions successives de M. le général Chazal et de ses prédécesseurs. Le langage qu'on nous tient n'est pas nouveau, Chaque fois que nous avons demandé des réductions, on nous l'a tenu ; chaque fois on nous disait : Il n'y a plus de réduction possible ; réduire encore, c'est désorganiser l'armée.

« Le budget présenté pour 1848 par le général Chazal s'élevait, si je ne me trompe, à 28,600,000 fr. Le général disait, en le défendant : « Une réduction nouvelle de l'armée équivaudrait à sa destruction, une diminution dans le budget de la guerre entraînerait les plus funestes résultats, et pour ma part je n'accepterai pas la responsabilité d'une semblable mesure. »

« L'année suivante, ce même général qui nous avait assuré qu'une nouvelle réduction du budget de la guerre équivaudrait à la destruction de l'armée, nous présentait un budget reduit à 27,280,000 fr., mais cette réduction devait être la dernière. « Je pense (disait le général Chazal), qu'on ne peut pas aller plus loin ; je pense qu'exiger davantage ce serait mettre la perturbation dans l'administration, ce serait jeter la désorganisation dans l'armée, et je crois que la désorganisation de l'armée serait l'avant-coureur de la désorganisation du pays. »

« Malgré cette déclaration formelle, le budget présenté pour 1850, toujours par le même général, était réduit à 26,790,000 francs. Mais, cette fois encore, le général Chazal disait : « Je déclare à la Chambre que je ne pourrais aller plus loin, que je ne pourrais descendre au-dessous du chiffre indiqué, et que nous sommes arrivés à la limite des réductions. »

« Ce qui n'a pas empêché son successeur, le général Brialmont, de venir nous proposer des réductions s'élevant à 302,000 francs. On ne dira pas sans doute qu'il agissait dans un sens hostile à l'armée, puisqu'on proclame qu'il était venu au milieu de nous pour en être le sauveur.

« Comment veut-on après cela que nous ajoutions foi aux paroles de ceux qui viennent encore nous dire que si un seul pas de plus est fait dans la voie des réductions, l'armée serait perdue ? Arrière ces exagérations ! Arrière ces déclarations !....Quand on lui demanda de l'argent, le pays veut avoir de bonnes raisons et non de grandes phrases. »

Voilà ce que disait l'honorable député de Liège et il se trouvait en face d'un budget de 26,700,000 francs, il se trouvait en face d'un cabinet où (page 350) siégeaient les honorables MM. Tesch, Rogier et Frère. Et nous nous trouvons devant un budget de 35 millions, devant 40 à 50 millions de charges militaires et devant un cabinet où siègent MM. Tesch, Rogier et Frère. Et nous n'aurions pas le droit de protester par un vote négatif contre cette exagération toujours croissante du budget de la guerre, sans être traités, du moins par induction, de mauvais citoyens !

l'honorable M. Hymans, à la fin de son discours, a invoqué l'autorité de l’honorable M. Frère et a cité ses paroles ; je suis son exemple et je vous lirai donc l'opinion de l'honorable M. Frère en 1851. Voici ce que je trouve dans les Annales parlementaires :

« Quelque importance que puissent avoir ces considérations financières, disait l'honorable ministre, je les mets au-dessous des questions qui intéressent la dignité, l'honneur, l'indépendance du pays.

« Nous avons à examiner, messieurs, si le gouvernement serait ou non possible. Il s'agissait de savoir si l'on devait persister à accepter un appui équivoque, dangereux de la part d'une partie de cette Chambre et diviser une grande opinion.

« Une voix. - C'est une question de para.

« MfFOµ. - Ce n'est pas là, messieurs, une question du parti. C'est la question de savoir à quels hasards on allait livrer le pouvoir en Belgique. Je soutiens d'ailleurs qu'il importe à l'armée, qu'il importe au pays que l'opinion libérale ne soit as divisée. (Interruption.)

« Je dis que cela importe au plus haut point à la tranquillité du pays.

« Nous nous sommes demandé ce qu'il conviendrait de faire en pareilles circonstances. Nous avons devant nous un budget de la guerre, ramené déjà par des hommes en qui vous avez assurément confiance à 26,689,000 francs.

« Ce budget, ramené à 26,689,000 francs comprenait trois ou quatre cent mille francs de dépenses extraordinaires, de dépenses qui ne doivent pas se perpétuer.

« L'examen se réduisait donc à rechercher si, sur l'ensemble des crédits du budget de la guerre, on pouvait lentement, graduellement, prudemment, en prenant un temps assez long, trouver une économie de 13 ou 14 cent mille francs, qui pouvait être pour tout le monde, qui pouvait être pour tous nos amis une conciliation honorable, et qui ne devait, en aucun cas, compromettre la solidité de L'armée.

« Pourquoi ce chiffe de 25 millions ? nous a-t-on dit dans la discussion de ce budget. Ce chiffre de 25 millions est purement arbitraire, c'est quelque chose que le hasard vous fournit, pourquoi pas tel autre chiffre plutôt que celui-là ?

« Pourquoi ce chiffre, messieurs ? Parce qu'il a été indiqué par plusieurs ministres de la guerre qui voulaient une armée fortement constituée. (Interruption.)

« Il a été annoncé ici dans cette Chambre par plusieurs ministres de guerre.

« Plusieurs membres. - Par qui ?

« M. le ministre des finances. - Par l'honorable M. de Brouckere, par l'honorable M. Evain.

« Plusieurs membres. - Non, non.

« M. de Denterghem. - C'était dans d'autres circonstances.

« M. le ministre des finances. - Oui, vous étiez en temps de guerre.

« Il a été annoncé dans cette Chambre, il a été indiqué comme possible par un de vos honorables amis en qui vous aviez aussi, je pense, une entière confiance, et qui s'était livré de la manière la plus attentive, la plus scrupuleuse à des études approfondies que pou d'entre vous ont faites sur les questions relatives à l'année.

« L'honorable M. Brabant avait également indiqué ce chiffre. (Interruption.)

« M. Thiéfry. - Le budget est à la bibliothèque.

« M. le ministre des finances. - Voilà donc, messieurs, pourquoi le chiffre de 25 millions a été accepté. Le cabinet s'est mis d'accord sur ce point.

« Il est désirable que dans un temps donné le budget soit ramené à 25 millions ; cela est désirable parce qu'il y aura désormais sur cette question une majorité compacte, unie, sincère et durable. »

Puis après avoir reproduit la correspondance échangée à ce sujet avec le ministre de la guerre, l'honorable M. Frère poursuit :

« L'honorable général a donc déclaré qu'il était disposé à entrer dans les vues du cabinet, en présence de cette intention manifestée par nous, de ramener le chiffre du budget à 25 millions de francs. Si c'est un crime de parler d'un budget de la guerre de 25 millions, M. le ministre de la guerre est notre complice.

« M. le général Brialmont a ajouté qu'il voulait concourir à la réalisation de nos vues, pour autant qu'un examen plus complet ne vînt pas lui démontrer que leur réalisation était impossible. M. le ministre de la guerre s'est mis à l'œuvre, qu’a-t-il fait ?

« Il a réalisé la première partie de notre programme, il a proposé un budget portant le premier tiers des réductions que nous avions demandées : il a donc reconnu avec nous que le premier tiers des réductions est possible. »

Messieurs, je pourrais multiplier les citations pour vous faire voir qu'un nombre très important de membres de la Chambre, surtout à gauche, étaient de l'avis que je défends aujourd’hui.

On répondra peut-être qu'on était un peu sous l'impression des idées de 1848. On n'était plus en 1848 mais en 1851, et depuis, messieurs, des hommes très importants n'ont-ils pas conservé ces idées ?[J'aurais d'abord à répondre par les votes des trois honorables présidents de cette Chambre, MM. Vandenpeereboom, Moreau et Crombez, qui ont, chaque année, protesté contre les dépenses militaires. Ainsi, encore en 1856, un honorable député de la gauche qui alors ne siégeait pas sur ces bancs attaquait ces dépenses avec une vigueur autrement caractérisée que je ne le fais. Voici ce que l'honorable M. De Fré écrivait en 1856, c'est-à-dire bien loin déjà de 1848 :

« La question du budget de la guerre est à l'ordre du jour. Riches et pauvres, tous se préoccupent de ces fameux quarante-trois millions que le gouvernement réclame pour entretenir des milliers de soldats, payer de brillants généraux et refaire nos fortifications. Sur tout ceci, je voudrais bien dire mon avis.

« J'estime beaucoup le soldat. L'armée est une excellente chose, mais il ne faut pas en abuser, comme de toutes les bonnes choses. Des soldats il en faut, qui oserait le contester ? mais pas trop n'en faut. C'est une dépense de luxe à restreindre dans des limites étroites. Les grandes nations peuvent se donner le plaisir d'entretenir de grandes armées. C'est un devoir pour elles, étant ambitieuses, conquérantes, obligées parfois de corriger les petites nationalités qui ont de mauvais principes et qu'on extermine pour leur apprendre à vivre. Les petites nations comme la Belgique n'ont pas à intervenir d'une façon armée dans la politique des autres peuples.

« Plus modeste et plus sage, notre patrie peut se borner à rester libre et industrielle. Elle serait ridicule et la risée de l'Europe si elle voulait briller par un énorme budget de la guerre. Il y a des pères de famille, qui n'ayant pas la fortune des grands seigneurs, veulent passer pour tels, mais finissent par faire banqueroute et mourir à l'hôpital. Il en est de même des nations qui, comme la Belgique, entretiennent des armées trop considérable.

« Sur un budget de 120 millions, On nous demande 43 millions pour l'armée ! Une armée qui coûte 43 millions par an, c'est trop, trop de moitié.

« Dépenser chaque année une somme aussi forte, si peu en rapport avec nos ressources et nullement réclamée par notre situation internationale, d'après moi, c'est aller tout droit à la banqueroute. Si c'est pour nous appauvrir qu'on organise une pareille force militaire, j'avoue que le moyen est excellent, infaillible, et qu'il mérite des éloges et des encouragements de la part de ceux qui désirent que la Belgique se ruine le plus tôt possible. »

M. De Fré. - Veuillez lire jusqu’au bout. (Interruption.) Lisez la fin de la page 280.

M. Debaetsµ. - Je lirai tout l'article si vous voulez, mais il y a depuis la page 213 jusqu'à la page 221 et je crains que la Chambre ne trouve la citation un peu longue.

M. Ortsµ. - C'est dans l'Escaut d'hier.

M. Debaetsµ. - L'interruption de l'honorable M. Orts est une insinuation contre laquelle je proteste. Il veut établir entre mes observations et l'article de l'Escaut un rapprochement. Je lui réponds : J'écris dans les journaux quand il me plaît et ce qu'il me plaît, et je parle ici quand il me plaît et comme il me plaît. Mais jamais je ne songerai à écrire d'avance dans un journal ce que je me propose de dire ici.

Je ne suis pas fâché, au reste, de l'interruption, elle me permet de signaler un fait dont je laisserai à d'autres l'explication. Depuis que la discussion du budget de la guerre est ouverte, l’Escaut ne vient plus à notre cabinet de lecture.

Depuis trois jours je l'y cherche vainement ; l'absence de ce journal, en ce moment, est tout au moins étrange.

Maintenant, quant à l'opinion de l'honorable M. De Fré, je n'avais pas non plus à l'apprendre dans l’Escaut. Je m'occupe déjà depuis assez longtemps des hommes et des choses politiques pour savoir ce qui s'est dit et passé dans cette enceinte et au-dehors. En ma qualité de Gantois surtout, il ne m'était pas difficile de savoir ce que l'honorable M. De Fré (page 351) écrivait en 1856 au Messager de Gand. Tout le monde tait que la brochure dont ]e vient de lire un extrait est la reproduction des correspondances de l’honorable membre au Messager. Je pouvais prendre avec moi un gros volume, j'ai préféré prendre la petite brochure.

Ceci répond à l'insinuation de l'honorable M. Orts.

Messieurs, l'honorable M. De Fré en 1856 ne professait pas les opinions qu'il professe en 1865. Je ne lui en fais pas un crime. Je suppose et j'aime à croire que l'opinion qu'il professe actuellement est aussi raisonnée, aussi sincère que celle qu'il professait alors, mais il nous est bien permis de penser en 1865 ce que l'honorable M. De Fré pensait en 1856 et ce que notre honorable président pensait en 1856 et continue à penser jusqu'à cette heure.

Voici, en effet, ce que je trouve dans un ouvrage que vous avez tous entre les mains et dans lequel l'honorable M. Ernest Vandenpeereboom a donné le résumé des dépenses militaires depuis 1850 jusqu'en 1855 et le résumé des revenus publics de la Belgique pendant la même période. Nous avions, en 1855, un revenu total de 3 milliards 206 millions ; nous avions pour les dépenses militaires un chiffre total d'un milliard ce qui est le tiers environ de nos revenus.

Ces deux chiffres mis en regard ont frappé l'honorable président et lui ont suggéré les observations qui suivent :

« II résulte, dit-il, de ce tableau des dépenses militaires : 1° Que sur une recette moyenne d'environ 127,500,000 francs, nous avons dépensé chaque année, pour l’armée, une somme moyenne de plus de 40,000,000 fr., soit environ le tiers de notre revenu ;

« 2° Que, dans ces effrayantes dépenses, ne sont pas comprises celles pour la marine militaire, portées au budget des affaires étrangères, et qui sont à peu près de 500,000 francs par an, en moyenne ;

« 3° Que, pendant les années si menaçantes de 1849, 1850 et 1851, moins de 27 millions de francs ont suffi, que durant les années plus tranquilles de 1852 à 1855, plus de 36 millions ont paru nécessaires ;

« 4° Que, depuis 1833, les pensions militaires ont plus que doublé. »

Messieurs, depuis 1855 jusqu'en 1865, vous savez quel énorme chiffre des dépenses militaires il faut ajouter aux millions de 1855.

Eh bien, messieurs, je vous le déclare, ces chiffres m'effrayent et il ne m’est pas possible de voter celui qu'on nous propose. Ma conscience me le défend. Je veux, par mon vote négatif, protester contre la progression toujours croissante de nos dépenses militaires.

M. Allard. - Messieurs, je désire dire quelques mots relativement au journal l’Escaut, que l'honorable préopinant, comme il vient de le dire, n'a pas trouvé dans le cabinet de lecture de la Chambre.

Je dirai à l'honorable M. Debaets que la Chambre n'est abonnée à aucun journal belge, et que, lorsqu'on cesse de nous envoyer un journal, ce n'est pas un motif pour que nous nous y abonnions.

Depuis trois mois le journal l’Escaut n'est pas venu vingt-cinq fois à la Chambre. Par conséquent, il n'a pas disparu, mais il n'arrive pas. Le dernier numéro est celui du 18 janvier. Le voici.

M. Debaetsµ. - Lorsque je faisais cette observation que je n'avais pas même trouvé l'Escaut d'Anvers dans le cabinet de lecture de la Chambre, il était loin de ma pensée d'insinuer quoi que ce soit contre la questure. Je sais parfaitement les soins que l'honorable M. Allard met à faire marcher le service. J'ai constaté un fait, c'est que depuis mercredi le journal l'Escaut n'arrive plus à la Chambre.

Est-ce la faute du journal ? Je ne le pense pas, Est-ce la faute de la poste ? Je l'ignore. Mais le fait existe, et il me paraît fort étrange.

Je n'aurais pas constaté ce fait, si l'on n'avait pas fait à mon égard une insinuation dont je n'ai pas eu lieu de me réjouir.

M. Allard. - Messieurs, je ne puis aussi que constater un fait, c'est que depuis trois mois ce journal n'est pas arrivé vingt-cinq fois à la Chambre.

- Plusieurs membres. - A mardi !

- La séance est levée à 4 heures.