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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 24 juin 1865

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1864-1865)

(Présidence da M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1259) M. de Moor, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.

M. Thienpont, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moorµ présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« Des étudiants de l'université de Liège prient la Chambre de ne pas renouveler la loi du 22 septembre 1835 et proposent des mesures pour donner à l'étranger des garanties de justice et de sécurité. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif aux étrangers.


« Des industriels de Tournai demandent la suppression ou du moins la réduction du droit d'entrée sur les papiers français. »

- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner le projet de loi relatif à la réforme douanière.


« Des élèves de l'école normale des sciences de Gand demandent que le gradué en qualité de professeur agrégé de l'enseignement moyen du degré supérieur pour les sciences soit admis à se présenter à l'examen de docteur en sciences physiques et mathématiques, sans avoir à subir celui de candidat. »

- Renvoi à la commission dés pétitions.


« Des habitants d'Alveringhem demandent la diminution des droits d'accise sur la bière indigène. »

« Même demande d'habitants de Gentinnes. »

- Renvoi à la commission permanente d'industrie.


« Le sieur Gochet, secrétaire communal à Bertrix, demande une loi qui fixe le minimum de traitement des secrétaires communaux. »

« Même demande des secrétaires communaux de Nederheim, Vucht, Mellier. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sar des pétitions relatives au même objet.


« La commission administrative de la caisse de prévoyance du Couchant de Mous adresse à la Chambre 4 exemplaires du compte rendu de ses opérations pendant l'exercice 1864. »

- Dépôt à la bibliothèque.


« La commission administrative de la caisse de prévoyance des ouvriers mineurs de la province de Liège adresse à la Chambre 118 exemplaires du compte rendu des opérations de cette caisse pendant l'année 1864. »

- Distribution aux membres de l'assemblée et dépôt à la bibliothèque.

Demande du procureur général près de la cour de cassation de poursuivre un membre de la chambre et un ministre

Vote sur la demande

MpVµ. - La résolution proposée par la commission spéciale à l'examen de laquelle la demande de M. le procureur général près la cour de cassation a été renvoyée, est ainsi conçue :

« La Chambre des représentants,

« Vu la lettre de M. le procureur général près la cour de cassation, en date du 21 juin 1865, par laquelle il demande l'autorisation de poursuivre MM. Delaet, membre de la Chambre, et le lieutenant général baron Chazal, ministre de la guerre, sous la prévention dé délits punis par la loi du 8 janvier 1841 ;

« Vu l'article 45 de la Constitution et l'article 2 de la loi du 19 juin 1865 ;

« Donne l'autorisation de poursuivre MM. Delaet, membre de la Chambre des représentants, et le lieutenant général baron Chazal, ministre de la guerre, sous la prévention d'infraction à la loi du 8 janvier 1841. »

La discussion est ouverte.

- Personne ne demandant la parole, il est procédé au vote par appel sur la résolution ci-dessus.

69 membres sont présents.

Tous répondent oui.

En conséquence, la Chambre adopte.

La résolution de la Chambre sera transmise à M. le procureur général près la cour de cassation.

Ont répondu oui :

MM. de Macar, de Mérode, de Moor, de Naeyer, de Rongé, de Terbecq, de Vrière, Devroede, Dumortier, Dupont, Elias, Frère-Orban, Goblet, Grosfils, Guillery, Hayez, Hymans, Jacobs, Jacquemyns, Jamar, J. Jouret, M. Jouret, Julliot, Lange, Laubry, Le Hardy de Beaulieu, Lippens, Magherman, Mascart, Moreau, Mouton, Muller, Notelteirs, Orban, Orts, Pirmez, Reynaert, Sabatier, Snoy, Tack, Tesch, Thienpont,' T'Serstevens, Valckenaere, Alp. Vandenpeereboom, Vander Donckt, Vanderstichelen, Van Hoorde, Van Humbeeck, Van Iseghem, Van Renynghe, Van Wambeke, Vermeire, Vleminckx, Allard, Bara, Bouvier, Braconier, Carlier, David, de Bast, de Baillet-Latour, de Bast, de Borchgrave, de Brouckere, de Decker, de Florisone, de Kerchove et E. Vandenpeereboom.

Projet de loi prorogeant la loi relative aux étrangers

Discussion générale

MpVµ. - La parole est à M. le ministre de la justice.

MjTµ. -Messieurs, l'honorable M. Coomans m'a adressé hier une question à laquelle il aurait pu parfaitement répondre lui-même, s'il avait voulu se donner la peine de se rappeler les faits. Il m'a demandé si la présentation du projet de loi n'était pas due à quelque pression étrangère, aux sollicitations de l'un ou de l’autre gouvernement voisin.

Comment les choses se sont-elles passées ? La force obligatoire de la loi dont nous nous occupons en ce moment a cessé le 1er mars 1864. Par suite de circonstances politiques que tout le monde sait, la Chambre s'est séparée le 20 janvier 1864 et ne s'est réunie que dans les premiers jours de mars. Dès le 5 mars, je déposais sur le bureau le projet de prorogation de la loi de 1835.

Je le déposais, messieurs, à une époque où assurément je ne comptais plus rester longtemps au pouvoir. Lé ministère était démissionnaire ; il était bien convaincu qu'il abandonnerait bientôt le maniement des affaires. Eh bien, messieurs, j'ai déposé ce projet de loi quoique j'eusse pu parfaitement laisser ce soin peu agréable à mon successeur, je l'ai déposé pour témoigner que quelle que fût l'opinion au pouvoir, cette loi était indispensable aux intérêts du pays. Aussi, messieurs, je ne m'en cachais pas à cette époque, et ce que je disais dans la séance du 5 mars 1864, fait connaître mon sentiment à cet égard. Je disais :

« La loi du 22 septembre 1835, relative aux étrangers qui résident en Belgique, a été prorogée jusqu'au 1er mars 1864. Elle a donc cessé ses effets. D'après les ordres du Roi, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau un projet de loi qui a pour objet de proroger de nouveau cette loi.

« Ce projet a, sous certains rapports, un caractère politique et, à ce point de vue, le cabinet démissionnaire eût désiré ne pas devoir en saisir la Chambre.

« Mais, d'un autre côté, il a, dans l'opinion du gouvernement, un caractère d'utilité et même de nécessité incontestable ; et malgré la position du ministère, il a cru devoir le soumettre aux délibérations de la Chambre. L'assemblée verra si elle veut s'en occuper et, en cas d'affirmative, s'il n'y a pas lieu d'en réduire la durée, de manière qu'une discussion approfondie puisse s'établir prochainement sur tous les points de la loi, en présence d'un cabinet définitif. »

Ce projet fut renvoyé en sections ; les sections s'en occupèrent ; une section centrale fut nommée ; des renseignements furent demandés au département, qui s'empressa de les fournir. D'autres événements, surgirent, la dissolution devint nécessaire, et c'est ainsi que la Chambre en fut dessaisie. Les élections eurent lieu ; la Chambre se réunit de nouveau, à l'époque déterminée par la Constitution, et immédiatement après la vérification des pouvoirs, dans la séance du 17 novembre, je déposai de nouveau le projet qui en ce moment fait l'objet de nos délibérations.

(page 1260) Cet exposé répond, je pense, complètement à l'interpellation de l’honorable M. Coomans et prouve à la dernière évidence que le ministère n'a cédé a aucune pression lorsqu'il a demandé à la Chambre de lui rendre les pouvoirs que la loi de 1835 lui conférait.

Les honorables MM. Coomans et Van Humbeeck m'ont demandé aussi quelles raisons il pouvait y avoir de représenter la loi, quels étaient les motifs impérieux qui avaient déterminé le gouvernement à la soumettre de nouveau à la Chambre.

Quant à la sécurité intérieure, voici les motifs. C'est qu'il y a, à l'heure qu'il est, et depuis une année, en Belgique, 150 à 200 étrangers condamnés pourvoi, pour faux, pour banqueroute, pour attentat aux mœurs et autres méfaits et que nous devons tolérer dans le pays, parce que nous n'avons pas les pouvoirs nécessaires pour les expulser.

Comme fait spécial et que je crois devoir signaler à la Chambre, je citerai cette chose étrange qu'il y a en ce moment dans le pays un établissement d'instruction, qui a pour chef un étranger condamné dans son pays pour excitation à la débauche, qui a pour surveillant un étranger condamné pour faux, et, comme femme de charge, une femme que la police a, à différentes reprises, signalée comme faisant de la prostitution clandestine.

Voilà un fait que je signale à la Chambre.

M. Ortsµ. - C'est un pensionnat de demoiselles.

MjTµ. - Il paraît que mon honorable collègue et ami connaît cet établissement ; il nous dit que c'est un pensionnat de demoiselles. Il me semble qu'en présence de ce fait on doit s'expliquer pourquoi le gouvernement sollicite de la Chambre les pouvoirs que la loi de 1835 lui conférait.

Dans l'ordre politique, nous voyons les rédacteurs d'un journal, qui se publiait dans un pays étranger, s'établir en Belgique par suite des condamnations qu'ils ont encourues et y continuer leur journal, qui a pour mission évidente d'insulter le gouvernement de ce pays et le chef de ce gouvernement.

Je dis que ces faits ne doivent laisser à personne le moindre doute sur la nécessité d'une loi pour garantir tout à la fois l'ordre à l'intérieur du pays et la sécurité de nos relations extérieures ; je dis qu'il est indispensable de prendre des mesures et le gouvernement devait vous en proposer.

Je vous ai fait connaître, messieurs, les raisons pour lesquelles nous avons présenté le projet de loi : Je vais maintenant démontrer en quelques mots que cette loi est parfaitement constitutionnelle et que le principe ne saurait en être contesté.

Vous connaissez l'article 128 de la Constitution. Vous savez, messieurs, qu'en accordant protection aux étrangers, il réserve à la législature le soin d'établir telles exceptions qu'elle croira convenables ; sous ce rapport la Constitution diffère de la loi fondamentale qui ne prévoyait pas d'exception.

L'honorable M. Van Humbeeck nous a dit que la loi était strictement constitutionnelle, qu'elle n'était constitutionnelle que tout juste, de la même manière que l'on peut dire d'un homme qu'il est honnête, parce qu'il n'a pas précisément mérité d'être pendu. Mais l'honorable M. Van Humbeeck ne s'est pas chargé de justifier cette assertion. La comparaison peut être pittoresque ; mais elle ne présente à l'esprit aucun sens sérieux. Je comprends, comme l'a dit le poète, que le crime et la vertu aient des degrés ; mais je ne comprends pas qu'une loi soit plus ou moins constitutionnelle. Une loi est constitutionnelle ou elle ne l'est pas ; il n'y a pas de situation intermédiaire.

Eh bien, la loi est constitutionnelle. L'article 128 de la Constitution est formel, il autorise les exceptions. Cette constitutionnalité, depuis 1835, n'a été mise en doute par aucun des membres de cette Chambre ; la loi a toujours obtenu l'adhésion de tous les membres de la Chambre et de tous les membres du Sénat, à de très rares exceptions près. Et assurément, il n'en eût pas été ainsi, si on avait pu la croire infectée du vice d'inconstitutionnalité.

Je ne puis mieux faire pour justifier la loi, sous ce rapport, que de vous rappeler à quelle majorité elle a toujours été votée.

Elle a été votée, en 1835, par 64 voix contre 10, à la Chambre, et à l'unanimité au Sénat.

La prorogation jusqu'au 1er janvier 1842 a été votée par 57 voix contre 8, et à l'unanimité par les membres du Sénat.

La prorogation jusqu'au 1er janvier 1845 a été votée par 49 voix contre 12 et à l'unanimité par les membres du Sénat.

La prorogation jusqu'au 1er avril 1845 a été votées la Chambre par 65 voix contre 3 et au Sénat à l'unanimité.

La prorogation jusqu'au 1er mars 1846 a été votée par 49 voix contre 6 à la Chambre. Elle a été votée à l'unanimité par le Sénat.

La prorogation jusqu'au 1er mars 1849 a été votée par 41 voix contre 12 à la Chambre et à l'unanimité au Sénat.

La prorogation jusqu'au 1er mars 1852 a été votée par 76 voix contre 6 à la Chambre ; elle a été votée à l'unanimité par le Sénat.

La prorogation jusqu'en 1855 a été votée par 61 voix contre 2 à la Chambre. Elle a été votée à l'unanimité par le Sénat.

La prorogation jusqu'au 1er mars 1858 a été votée par 78 voix contre 5 à la Chambre ; elle a été votée au Sénat par 39 voix contre 2 abstentions.

La prorogation jusqu'au 1er mars 1861 a été votée à la Chambre par 76 voix contre 1. Elle a été votée au Sénat à l'unanimité des 39 membres présents.

Enfla la prorogation jusqu'en 1864 a été votée à la Chambre par 62 voix contre 6 et au Sénat par 46 voix contre 1.

Cette énumération des différents votes émis sur cette loi depuis son existence ne fournit-elle pas la preuve la plus évidente qu'aucune objection sérieuse n'est possible sous le rapport de sa constitutionnalité ?

L'honorable M. Coomans, que je regrette de ne pas voir ici en ce moment, l'honorable M. Coomans qui traitait cette loi de déshonorante, de barbare, l'a votée trois fois.

M. Bouvierµ. - Il a été trois fois barbare.

MjTµ. - M. Coomans a voté trois fois la loi sans protestation ; la lumière s'est donc faite bien tard pour lui.

Le principe même de la loi est-il sérieusement contesté ? Peut-on assimiler l'étranger au régnicole ? L'honorable rapporteur vous démontrait hier avec autant de force que de vérité la grande différence qu'il y avait entre le Belge et l'étranger. Le Belge a dans le pays ses intérêts, ses affections, sa famille.

Tout cela n'existe pas pour l'étranger. Le Belge est intéressé à la prospérité du pays, au maintien de. l'ordre, au développement de nos institutions parce que cette prospérité, ces institutions sont à lui. En est-il de même de l'étranger ? Non seulement il n'a pas d'intérêt au maintien de l'ordre, mais très souvent ses intérêts y sont contraires. Combien n'avons-nous pas eu parmi nous d'étrangers qui eussent été heureux de voir surgir des difficultés, des conflagrations, ne fût-ce que pour chercher à tirer parti de ces événements, au profit de leurs haines ou de leurs espérances ! La position est donc tout à fait différente et il est radicalement impossible d'assimiler l'étranger au Belge. Aussi n'est-il pas un pays, on vous l'a dit et répété, qui n'ait une législation sur les étrangers. Pouvons-nous prétendre que tout le monde est dans l'erreur, que toutes les autres nations sont animées de mauvais sentiments vis-à-vis de l'étranger, que nous seuls pouvons tenter une épreuve qui n'a encore été faite dans aucun pays ?

On nous a dit que la loi état impopulaire, qu'elle était condamnée par les journaux et par les meetings. Je ne dirai qu'un mot de ces arguments, car je n'aime pas à les discuter dans cette enceinte. Nous savons parfaitement bien, et ceci montre comment les étrangers sont traités dans notre pays, nous savons parfaitement bien qu'un grand nombre de journaux ont des étrangers parmi leurs rédacteurs et l'on comprend dès lors que, bien que ce ne soit pas l'opinion du pays, les journaux aient cependant adopté une opinion défavorable à la loi. Quant aux meetings, je n'ai qu'une chose à dire, c'est que dans les meetings ou retrouve partout les mêmes hommes. Vous voyez pérorer, dans un meeting à Liège, des orateurs de Bruxelles qui apparaissent ensuite dans un meeting à Charleroi. Au moyen de la presse, quelques-uns font du bruit comme 100,000 et l'on dit : C’est l'opinion publique. La vérité est que c'est tout simplement l'opinion de 10 ou 15 individus qui s'agitent énormément, mais qui s'agitent dans le vide et n'entraînent personne.

On reproche à la loi d'être arbitraire. Entendons-nous, messieurs, sur ce mot. Est-ce l'arbitraire de ses dispositions que vous critiquez ? Est-ce l'arbitraire de son exécution ?

M. Guilleryµ. - L'un et l'autre.

MjTµ. - Eh bien, je vous prouverai que quant à l'un il est inévitable et que, quant à l'autre, il n'existe pas plus que pour toutes les autres attributions du pouvoir exécutif, parmi lesquelles il en est de bien plus importantes, conférées par la Constitution elle-même, que celles qui dérivent de la loi sur les étrangers.

L'arbitraire des dispositions, ai-je dit, est inévitable ; pourquoi ? Parce qu'il s'agit d'une question de sécurité publique, question variable selon (page 1261) les temps, selon les lieux, selon les individus eux-mêmes. Ce qui est dangereux à une époque ne l’est pas toujours à une autre. Croyez-vous qu'aujourd'hui, par exemple, on ne puisse pas tolérer bien des faits qu'on n'eût pas tolérés en 1848 ou nu 1852 ?

Pensez-vous qu'on ne puisse tolérer dans un endroit ce qu'on peut tolérer dans un autre, qu'on puisse tolérer à une frontière ce qu'on tolérera à l'intérieur du pays ?

Pensez-vous qu'on puisse tolérer dans de grands centres ce qu'on peut tolérer dans un simple village ? Permettra-t-on à un homme d'une grande notoriété ce qu'on pourrait supporter d'un individu obscur ?

Tout dépend des temps, des lieux, des circonstances, des individus ; et dès lors l'arbitraire de la loi est inévitable ; vous ne pouvez pas l'empêcher ; et toute loi qui n'aurait pas ce caractère, toute loi qui voudrait tout déterminer à l'avance serait une loi parfaitement inefficace.

Quant à l'arbitraire de l'exécution, est-ce que toutes les attributions du pouvoir exécutif ne sont pas exercées par lui dans sa pleine liberté, sous le contrôle du pouvoir législatif ?

Considérez, messieurs, les attributions que la Constitution donne au pouvoir exécutif : il dispose de la force armée ; il fait exécuter les lois ; il nomme, il révoque les fonctionnaires ; il a le droit de grâce ; il a le droit de déclarer la guerre et de faire la paix.

Ces droits sont bien autrement importants que ceux que la loi lui confère relativement aux étrangers. Et si je voulais, messieurs, me livrer à des déclamations analogues à celles que l'on fait entendre quand il s'agit des étrangers, je pourrais vous dire que le pays est dans un danger permanent, par suite de l'organisation des pouvoirs consacrée par la Constitution.

Quoi ! le pouvoir exécutif dispose de la force armée ! Mais n'est-ce pas le moyen de renverser tous les jours nos institutions ? Et ce moyen est tellement redoutable que, dans certains pays, on a toujours combattu les armées permanentes, précisément à raison de la force et de l'action qu'elles donnent au pouvoir exécutif.

Le pouvoir exécutif a le droit de grâce ! Mais, avec une pareille faculté, il peut demain annihiler tous les jugements des tribunaux rendus en matière criminelle ; il peut demain faire rentrer dans la société tous ceux que les tribunaux ont condamnés. Avec le droit de grâce, le gouvernement peut donc mettre la société dans le plus grand péril.

Il a le droit de déclarer la guerre et de faire la paix. N'est-ce pas encore un droit autrement redoutable que celui d'expulser un étranger ?

Il a le droit de révoquer les fonctionnaires publics. Il y a 12,000 à 15,000 fonctionnaires publics dans le pays. Voilà donc 12,000 à 15,000 citoyens à la merci du gouvernement ; voilà de nombreux pères de famille que le gouvernement peut, jusqu'à un certain point, réduire à la misère, priver du pain nécessaire à eux et à leurs familles.

Du moment que vous faites de la théorie, vous pouvez, au sujet de toutes les attributions du pouvoir exécutif, adresser à la Constitution tontes les critiques que vous adressez à la loi sur les étrangers.

Eh bien, toutes ces attributions qui s'exercent sous le contrôle des Chambres n'ont pas donné lieu jusqu'à présent à plus d'abus que les pouvoirs que la loi sur les étrangers confère au gouvernement. Cette loi existe depuis 1835. Quelles sont les réclamations qui ont surgi depuis lors ? Quel est le nombre des expulsions ?

Je sais qu'on abuse énormément de la statistique. On ne voit figurer partout que les 42 mille expulsions qui ont été ordonnées. C'est le thème sur lequel on brode. Mais en réalité il n'y a eu depuis 1835 que 75 expulsions pour motifs politiques.

On a demandé quels sont les individus qui ont été l'objet des autres expulsions. Ce sont ces vagabonds qu'on rencontre partout sur les grandes routes, et je crois que par de semblables expulsions, je rends un grand service à nos campagnes, où l'on trouve, non pas qu'on expulse trop, mais qu'on n'expulse pas assez.

Je comprends parfaitement qu'à Bruxelles on n'aperçoive pas les inconvénients ni les dangers que la présence de pareils individus fait naître, mais on s'en aperçoit dans les campagnes, où l'on n'a plus de sécurité grâce aux bohémiens de toute espèce qui les parcourent.

Voilà les individus qui forment le chiffre des 42 mille expulsions qui ont eu lieu.

Mais, je le répète, en 35 ans, il n'y a eu que 75 expulsions politiques. On prétend que la Chambre ne sait rien, que la presse ne sait rien.

Est-ce sérieusement qu'on affirme pareille chose dans un pays comme la Belgique où l'on réclame, dans la Chambre et dans la presse, à propos de tout ?

L'arrêté d'expulsion est notifié à l'individu qui en est l'objet ; et l'on dira que si une expulsion arbitraire non motivée était ordonnée, on ne viendrait pas s'adresser à la Chambre, on ne viendrait pas s'adresser à la presse ! Cela n'est pas sérieux.

Il est évident qu'une loi qui, en 35 ans, a soulevé aussi peu de réclamations, a été exécutée avec modération, et que, quand elle a été appliquée, les individus qui ont été frappés ont été frappés justement.

S'il n'en était pas ainsi, des interpellations se seraient produites dans les Chambres et la presse n'eût pas manqué de signaler les actes du gouvernement.

Depuis 1857 que nous sommes au pouvoir, c'est-à-dire depuis près de huit ans, il n'y a eu que trois expulsions. Si la Chambre le désire, je lui donnerai lecture des motifs qui ont déterminé ces expulsions. (Oui ! oui !)

« Affiliation aux sociétés ouvrières, excitation des ouvriers. Arrêté du 29 mars 1859. »

C'était une affaire de sûreté intérieure.

« 15 mars 1859. Condamné par la cour d'assises de Maine-et-Loire, par arrêt en date du 16 octobre 1855, à la peine de la déportation, du chef d'attentat ayant pour but de provoquer la dévastation, la menace et le pillage dans la ville d'Angers.

« Condamné par le tribunal correctionnel de Bruxelles, en date du 10 février 1859, à six mois de prison pour avoir pris un faux nom. »

« Quant au troisième, il avait été condamné en France, le 3 septembre 1851, à trois mois de prison pour outrage public à la pudeur, le 26 février 1853, à six mois de prison, et le 7 mars 1854 également à six mois de prison et 500 fr. d'amende pour distribution, en France, d'écrits séditieux imprimés en Belgique. »

Tels sont les trois individus qui, depuis 1858, ont été expulses par le cabinet actuel ; depuis la dernière prorogation de la loi, depuis celle de 1861, pas une seule expulsion n'a été ordonnée. Voilà l'incroyable arbitraire avec lequel la loi a été exécutée.

Il est, du reste, un autre fait qui doit frapper tous ceux qui veulent réfléchir et qui ne se laissent pas aveugler par les préventions.

Une foule d'étrangers se sont mêlés de nos affaires politiques depuis 1835 ; dans la presse, combien d'étrangers qui attaquent tous les jours le gouvernement ? y a-t-il eu jamais en Belgique une expulsion de ce chef ? Tous les cabinets ne se sont-ils pas laissé attaquer de toutes les manières, avec une longanimité exemplaire ? Je suis convaincu que l'étranger se demande souvent comment il est possible qu'en Belgique le gouvernement se laisse tous les jours bafouer, vilipender, calomnier par les étrangers.

Telle est pourtant la situation : et pourquoi ? C'est parce que le gouvernement n'use et ne doit devoir user de son droit que lorsque le véritable intérêt du pays est en jeu, lorsqu'il faut sauvegarder sa sécurité intérieure ou ses relations avec les autres pays.

Quand il ne s'agit que de nos personnes, qu'on nous attaque ou qu'on ne nous attaque pas, cela nous est indifférent ; mais nous manquerions à tous nos devoirs, si nous laissions prêcher ici des doctrines séditieuses, et compromettre nos relations avec l'étranger. Ce n'est que dans des cas semblables que le gouvernement a usé et usera de la loi.

L'honorable M. Van Humbeeck vous a dit : Il n'y a pas que la loi de 1835 que le gouvernement ait à sa disposition ; il a encore toute une série de lois les unes plus arbitraires que les autres ; il applique des lois qui sont abrogées ; et il ne se contente pas d'appliquer des lois qui sont abrogées ; il procède encore par voie de circulaire.

L'honorable M. Van Humbeeck a cité l'arrêté du 6 octobre 1830 et la loi de messidor an III ; il a prétendu que l'un et l'autre étaient abrogés.

Pour soutenir que l'administration de la sûreté publique abusait étrangement de l'arrêté de 1830, il a dû attribuer à cette administration une prétention qu'elle n'a pas ; il vous a dit : L'administration de la sûreté publique soutient qu'en vertu de l'article 2 de l'arrêté de 1830, elle a le droit de demander à chaque individu qui vient en Belgique, les motifs qui l'amènent dans notre pays. L'administration de la sûreté publique n'a pas élevé de semblables prétentions. Elle n'a jamais appliqué l'article 2 de l'arrêté de 1830 ; elle dit que, dans son opinion, l'article 3 de cet arrêté est encore applicable.

Or, cet article concerne exclusivement les indigents ; il ne concerne ni les réfugiés politiques, ni les voyageurs, ni les autres étrangers qui sont dans le pays.

Remarquez bien, messieurs, que ce que l'on dit arbitraire, a toujours été pratiqué au vu et au su des Chambres, et ensuite des déclarations les plus formelles faites par les ministres, et que jamais l’administration de la sûreté publique n'a invoqué ni inventé des dispositions pour les appliquer à l'insu du pouvoir législatif. Il suffit de relire, sous ce rapport, la discussion de la loi de 1835.

(page 1262) Voici, messieurs, ce que déclarait à cette époque le ministre de la justice, M. Ernst :

« Messieurs, les étrangers peuvent se trouver dans trois positions. Ou ce sont des étrangers qui arrivent en Belgique et nous avons le droit de les recevoir ou de ne pas les recevoir en vertu des lois sur les passeports Ces lois ont été exécutées sans interruption et sans contestation, sous l'empire français, sous le régime hollandais et depuis la révolution. Ces lois ont été appliquées au sieur Guinard, et elles eussent été appliquées aux autres évadés de Sainte-Pélagie, s'ils étaient venus en Belgique ; ou bien ce sont des étrangers qui n'ont aucun moyen d'existence, le gouvernement peut leur interdire toute résidence en Belgique en vertu de l'arrêté du 6 octobre 1830.

« Loin de moi la pensée de faire un reproche au gouvernement provisoire d'avoir pris cet arrêté. C'est une disposition sage d'ordre public et du droit des gens. Car on doit pouvoir repousser les étrangers sans ressources qui viennent dans le pays pour l'exploiter. On demande s'il faudra qu'en vertu de l'arrêté du 6 octobre, les étrangers se présentent devant le ministre de la police ou un officier de police pour justifier de ses ressources. Mais cet arrêté est exécuté depuis quatre ou cinq ans sans avoir donné lieu à aucune plainte. Il a été appliqué au sieur Dejudicibus. Des interpellations nous ont été adressées sur cette mesure ; des explications ont été données, mais personne n'a protesté contre l'application de l'arrêté du 6 octobre.

« D'ailleurs, s'il pouvait y avoir quelque doute sur le droit qu'a le gouvernement d'appliquer l'arrêté du 6 octobre, ce doute serait levé par la proposition qu'a faite l'honorable membre auquel je réponds ; car il a proposé depuis longtemps l'abrogation de cet arrêté. La Chambre est saisie de ce projet qu'elle jugera en connaissance de cause. Pour moi, je pense que vous ne pouvez pas abroger une disposition qui est nécessaire, qui existe dans tous les pays.

« Quant aux étrangers qui résident en Belgique, et qui y ont tous les moyens d'existence, peuvent-ils être expulsés ? Nous ne l'avons pas pensé, dans l'état actuel de la législation. Le précédent ministère avait cru pouvoir les expulser, en vertu de la loi de vendémiaire.

« La Chambre n'a pas désapprouvé le gouvernement. Mais nous, nous avons besoin d'une loi, à l'égard des étrangers qui, résidant en Belgique, compromettaient par leur conduite l'ordre et la tranquillité publique. »

Telles sont les déclarations qui ont été faites à la Chambre et à la suite desquelles la loi de 1835 a été adoptée.

Après la publication de cette loi, voici comment il a toujours été procédé :

Tout ce qui concerne les étrangers résidants était réglé par la loi de 1835.

Tout ce qui avait rapport à l'arrivée des étrangers en Belgique était réglé par la loi de messidor ; et quant aux indigents, auxquels on pouvait aussi appliquer la loi de messidor, on leur appliquait l'arrêté de 1830.

Voilà les règles d'exécution que le gouvernement a fait connaître aux Chambres.

Je sais qu'il y a eu des contestations sur la question de savoir si l'article 3 de l'arrêté de 1830 était encore en vigueur. Je connais parfaitement l'arrêt de la cour de cassation de 1848. D'autres jurisconsultes prétendent que l'arrêté est encore en vigueur, que l'article 3 a un caractère permanent. Mais, quoi qu'il en soit, c'est là une discussion purement théorique, car, en vertu de la loi de messidor qui est générale, le gouvernement est libre de recevoir ou de ne pas recevoir dans le pays les étrangers qui y arrivent, qu'ils soient ou ne soient pas indigents.

Mais la force, l'existence de la loi de messidor a été contestée par l'honorable M. Van Humbeeck. Il prétend que cette loi n'existe plus et qu'elle a été remplacée par une loi de germinal an IV.

M. Van Humbeeckµ. - De vendémiaire et de germinal.

MjTµ. - De vendémiaire et de germinal, soit.

Eh bien, je vais prouver à l'honorable M. Van Humbeeck que c'est une erreur, et j'espère qu'il voudra bien le reconnaître après ma démonstration.

Lorsque la loi de 1835 a été votée, on a fait le même raisonnement que vous a fait avant-hier l'honorable M. Van Humbeeck.

On a dit : La loi de messidor était une loi temporaire. Lisez les articles 1, 2, 3 et 4 ; il s'agissait de régler tout ce qui a rapport à là situation des étrangers appartenant à un pays avec lequel la France était en guerre et cette législation purement transitoire a dû disparaître avec les événements qui l'avaient produite.

Je ne puis mieux faire que de vous donner lecture de la réponse faite par l'honorable comte de Theux, alors ministre de l'intérieur, à l'honorable M. Gendebien qui soutenait, comme l'honorable M. Van Humbeeck, que la loi n'existait plus.

« Je dirai que ce n'est pas en vertu de la loi de vendémiaire an IV que le sieur Guinard a été contraint de sortir de la Belgique, mais en vertu d'une loi dont l'existence n'a jamais été contestée par personne, et conforme aux principes du droit public. En effet, la loi du 23 messidor an III contient à cet égard les dispositions les plus formelles ; elle porte : Art. 5. Les dispositions des articles précédents seront appliquées aux étrangers qui, se prétendant nés dans des pays alliés ou neutres, ne seront pas reconnus et avoués par leurs ambassadeurs et agents respectifs.

« Les dispositions des articles précédents obligent l'étranger à sortir du territoire français.

« L'article 9 est encore plus précis, il porte : « Tout étranger, à son arrivée dans un port de mer ou dans une commune frontière de la République, se présentera à la municipalité : il déposera son passeport, qui sera envoyé de suite au comité de sûreté générale, pour y être visé ; il demeurera, en attendant, sous la surveillance de la municipalité, qui lui donnera une carte de sûreté provisoire, énonciative de la surveillance. »

Voici l'arrêté du directoire exécutif qui prescrit les mesures d'exécution relatives aux passeports des étrangers ; il est du 4 nivôse an V.

« Art. 1er. Le commissaire du directoire exécutif près l'administration municipale de chaque port de mer ou commune-frontière de la république, devant laquelle se présentera tout étranger arrivant en France, ainsi qu'il y est obligé par l'article 9 de la loi du 23 messidor an III, pour y déposer son passeport à l'effet d'être envoyé au ministre de la police générale et être par lui visé, s'il y a lieu, sera tenu d'adresser sur le champ copie dûment certifiée de ce passeport à l'accusateur public et au commissaire du directoire exécutif près le tribunal criminel du département. »

Ainsi, c'est pour être visé s'il y a lieu.....

On revint à la charge, on soutint encore la non-existence de la loi de messidor, et voici comment répondait M. de Theux :

« Je me bornerai à parler sur ce qui concerne la loi du 23 messidor an III. J'ai dit que cette loi était en vigueur. Il sera facile de démontrer qu'elle était applicable aux cas auxquels nous l'avons appliquée.

« Cette loi avait deux objets. Les articles 1, 2, 3 et 4 s'appliquaient aux étrangers appartenant aux pays avec lesquels la France était en guerre. Mais l'article 5 concernait les étrangers appartenant aux pays alliés et neutres. Il suffit d'en lire le texte pour être convaincu. L'article 5 veut que l'étranger ait été reconnu et avoué par l'envoyé de sa nation. En effet, il faut que l'étranger soit avoué, et pour être avoué, il faut qu'il obtienne un passeport de cet envoyé, c'est un principe fondamental. On n'admet jamais un étranger qu'autant qu'il est pourvu d'un passeport délivré par son gouvernement ou par un agent diplomatique de son gouvernement. La demande d'aide et protection faite en faveur de l'étranger par son gouvernement prouve qu'il est digne d'être reçu. Il y a des exceptions. L'étranger peut se présenter muni d'un passeport du gouvernement ou d'un agent diplomatique du gouvernement du pays dans lequel il se rend. Si M. Guinard avait été porteur d'un passeport délivré par l'envoyé belge à Paris, il eût été muni d'un titre suffisant.

« Quant aux étrangers qui ne sont ni dans l'une ni dans l'autre de ces catégories, le gouvernement a à délibérer s'il peut accorder un passeport de son propre mouvement, il l'accorde ou le refuse suivant les circonstances.

« L'article 9 de la loi prouve à l'évidence ce que j'ai dit hier à la Chambre puisqu'il exige que tout étranger à son arrivée dans un port de mer ou dans une commune frontière de la République, présente son passeport à la municipalité, afin qu'il soit envoyé au visa de son gouvernement.

« Veut-on une nouvelle preuve que cet article n'était pas applicable seulement, comme l'a dit l'honorable préopinant, à un étranger dont le pays ne serait pas connu, qui par conséquent ne serait pas reconnu par son ambassadeur, lisez l'arrêté du directoire du 4 nivôse an V. Cet arrêté établit plusieurs catégories d'étrangers.

« Il est vrai que dans le préambule il est parlé d'émigrés qui rentrent sur le territoire sous le titre d'étrangers. Mais ce n'est là qu'une occasion de rappeler les dispositions de la loi du 23 messidor an III.

« Les dispositions de la loi de l'an v sont générales, sans exceptions, sans limites. Tous les auteurs qui se sont occupés de cette matière n'ont (page 1263) jamais mis en doute l'existence de la loi de l'an III et notamment de l’article que j'ai cité.

« ... énumère cette loi comme en pleine vigueur. L'auteur du Recueil des lois de police la cite également. L'auteur d'un Recueil publié en Belgique en 1819 rappelle cette loi comme la règle à suivre. C'est la seule règle que l'on suive à l'égard des étrangers, c'est donc cette loi que le gouvernement doit suivre à l'égard des étrangers en matière ordinaire. »

Et, en effet, messieurs, si vous n'aviez pas eu la loi de messidor, vous n'auriez pas eu une seule loi relative aux passeports des étrangers, et cette loi que l’on prétend abrogée par les lois de vendémiaire et de germinal, a été appliquée continuellement depuis son existence et sous l'empire, et sous le royaume des Pays-Bas, et sous le gouvernement belge. Or, je le demande, est-ce que la France elle-même ne sait pas si la loi était ou n'était pas applicable ?

Je ne vous ai pas lu les articles qui prouvent que cette loi s'appliquait a d'autres qu'aux étrangers appartenant aux nations avec lesquelles la république était en guerre.

Les articles 5, 6, 7, 9 le prouvent à la dernière évidence, et je ne comprends pas qu'on puisse soutenir que cette loi n'a pas un caractère permanent.

Mais, messieurs, il| y a une chose assez étonnante et que je ne m'explique pas de la part de l'honorable M. Van Humbeeck : la cour de cassation elle-même a eu à s'occuper de la question, elle a dû examiner si cette loi était encore en vigueur et dans la même affaire où elle a statué sur la force obligatoire de l'arrêté du 6 octobre 1850. Et M. Van Humbeeck ne nous en a rien dit.

Un pourvoi était formé contre l'arrêt de la cour d'appel de Bruxelles et un des moyens du pourvoi consistait dans la violation de la loi de messidor an III ; assurément si, comme le prétend l'honorable M. Van Humbeeck, la loi de messidor an III avait été abrogée, la cour de cassation aurait dit : On n'a pu violer la loi de messidor an III, attendu que cette loi n'existe plus. Est-ce là ce que la cour de cassation a déclaré ? Nullement. Elle a dit :

« Attendu que l'article 9 de la loi du 23 messidor an III et l'article premier de l'arrêté du 4 nivôse an v sont relatifs aux étrangers qui arrivent dans le pays et qui à la frontière sont obligés de déposer leur passeport pour être visé par l'administration de la sûreté publique, mais que ces dispositions ne s'occupent point des étrangers résidant en Belgique, catégorie dans laquelle se trouvait la défenderesse ainsi que l'a décidé l'arrêt attaqué. »

La cour de cassation n'a donc pas dit que la loi de messidor an III était abolie.

M. Van Humbeeckµ. - Elle a dit que ces articles-là n'étaient pas relatifs à l'affaire.

MjTµ. - Mais si la loi n'avait pas existé, elle nous aurait dit : « On n'a pas pu violer la loi de messidor, la loi de messidor n'existe plus. » Elle dit au contraire : « La loi n'est applicable qu'aux étrangers arrivant en Belgique. » La loi existe donc. La cour de cassation a donc admis que nous pouvons appliquer la loi comme nous l'appliquons, c'est-à-dire aux étrangers arrivant en Belgique.'

Je vais, du reste, rendre ma démonstration plus complète.

L'honorable M. Van Humbeeck a prétendu que cette loi avait été remplacée par la loi de vendémiaire an IV : s'est-il bien rendu compte de la loi de vendémiaire au IV ?

La loi de vendémiaire an IV ne s'occupe nullement des étrangers ; elle s'occupe exclusivement de la circulation des régnicoles. La preuve en est d'abord dans l'intitulé de la loi.

« Décret sur la police intérieure des communes.

« TITRE I.

« Tous citoyens habitant la même commune sont garants civilement des attentats commis sur le territoire de la commune, soit envers les personnes, soit contre les propriétés.

« TITRE II.

« Moyens d'assurer la police intérieure de chaque commune.

« Art. 1er. Il sera fait et dressé dans chaque commune de la république un tableau contenant les noms, âges, états ou professions de tous ses habitants au-dessus de l'âge de 12 ans, le lien de leur habitation et l'époque de leur entrée dans la commune.

« TITRE III. Des passeports.

« Art. 1er. Jusqu'à ce qu'autrement il en ait été ordonné, nul individu ne pourra quitter le territoire de son canton et voyager sans être muni et porteur d'un passeport signé par les officiers municipaux de la commune ou administration municipale du canton.

« Art. 6. Tout individu voyageant et trouvé hors de son canton sans passeport, sera mis sur-le-champ en état d'arrestation et détenu jusqu'à ce qu'il ait justifié être inscrit sur le tableau de la commune de son domicile. »

Vous le voyez, il s'agit des passeports délivrés par les municipalités.

« Art. 7. A défaut de justifier, dans deux décades, son inscription sur le tableau d'une commune, il sera réputé vagabond et sans aveu, et traduit comme tel devant les tribunaux compétents. »

Ainsi, partout et toujours, il s'agit des individus qui habitent la France. Il s'agit de passeports pour l'intérieur. (Interruption.)

Dans un instant je vous le prouverai de plus près encore. Il suffit de lire cette loi pour être convaincu qu'elle est exclusivement applicable aux individus qui habitent la France et qu'elle n'a pu remplacer la loi de messidor qui était exclusivement applicable aux individus étrangers au pays. Assurément, et ceci, je pense, ne sera pas contesté par l'honorable M. Van Humbeeck, si la loi de messidor an III a été remplacée par la loi de vendémiaire an IV, la loi de messidor n'existait plus en l'an V. J'espère que vous admettrez cela.

Eh bien, je vais vous prouver qu'elle existait en l'an V, et qu'en l'an V, le gouvernement, qui aurait dû connaître l'abrogation de la loi de l'an m et savoir qu'elle était remplacée par la loi de l'an IV, prenait des mesures d'exécution pour cette loi de messidor an III.

Que porte le décret de nivôse an V :

« Article 1er. Le commissaire du directoire exécutif près l'administration municipale de chaque port de mer ou commune frontière de la république, devant laquelle se présentera tout étranger arrivant en France, ainsi qu'il y est obligé par l'article 9 de la loi du 25 messidor an III, pour y déposer son passeport à l'effet d'être envoyé au ministre de la police générale et être par lui visé, s'il y a lieu, sera tenue d'adresser sur-le-champ copie dûment certifiée de ce passeport à l'accusateur public et au commissaire du directoire exécutif près le tribunal criminel du département. »

Voilà donc en l'an V des mesures prises pour l'exécution de la loi de messidor an III, que vous prétendez abolie en l’an IV. Expliquez cela, je vous prie. Si la loi de l'an III a été remplacée par celle de vendémiaire an IV, le gouvernement français devait le savoir, ou bien, prétendrez-vous que le gouvernement français a pris, en l'an V, des mesures d'exécution pour une loi qui avait été abrogée ? Direz-vous, c'est la seule ressource qui vous reste, qu'il ne savait pas ce qu'il faisait en renvoyant à l'article 9 de la loi de messidor an III ?

Votre système n'est donc pas admissible.

La vérité est que l'existence de la loi de messidor a été reconnue par tout le monde en Belgique, par les ministres en plein parlement et par la cour de cassation elle-même ; sous ce rapport aucune espèce de doute ne peut exister. Il serait tout aussi facile de prétendre le lendemain du jour où une loi est votée qu’elle n'a plus force obligatoire.

L'honorable M. Jacobs a produit hier, au sujet du décret du 6 octobre 1830 et de la loi de messidor, un argument qui ne me paraît pas plus fondé que ceux que je viens de rencontrer.

D'abord, comme je l'ai déjà dit, le gouvernement n'a pas soutenu que l’article 2 du décret de 1830 fût encore applicable, mais cet article 2 n'est pas le moins du monde en opposition avec la loi de messidor.

D'après la loi de messidor, qui doit décider si un individu sera ou ne sera pas reçu dans le pays ? C'est le pouvoir central, le comité de salut public, l'administrateur de la sûreté publique.

Que fait le décret de 1830 ? Par son article 2, il déléguait aux autorités locales les droits qui étaient réservés par la loi au gouvernement central.

Voilà la différence.

Quant au traité avec la Bolivie qu'on a cité, en lui donnant une interprétation qu'il ne comporte pas, en quoi ce traité, même en admettant l'interprétation que veut bien lui donner l'honorable M. Jacobs, en quoi ce traité affaiblirait-il la loi de messidor ? Tout au plus les Boliviens pourraient prétendre qu'ils sont dans une catégorie à part, mais pour toutes les autres nations la loi reste parfaitement en vigueur.

M. Jacobsµ. - Toutes les puissances ont stipulé, pour leurs (page 1264) habitants, le traitement de la nation la plus favorisée, qui est la Bolivie.

MjTµ. - Vous ne vous rendez pas compte de la disposition. Elles ne jouissent pas du traitement de la nation la plus favorisée, parce que cet avantage n'est accordé qu'à titre de réciprocité, ce que vous perdez complètement de vue ; il n'y aurait que les nations qui vous auraient assuré le même traitement qui pourraient en profiter et toutes les nations devraient commencer par abolir leurs lois sur les étrangers, pour que vous puissiez argumenter comme vous le faites, en supposant qu'on puisse donner au traité une interprétation telle que les lois de police ne seraient pas réservées.

L'honorable M. Van Humbeeck a aussi critiqué les autorisations provisoires qui ont été accordées à des étrangers. Il considère la chose comme complètement illégale.

Ces autorisations qui d'ailleurs n'ont été en général données que dans des circonstances exceptionnelles sont évidemment favorables aux étrangers.

Le gouvernement avait le droit de refuser l'entrée du pays, il a accordé une autorisation provisoire sous la condition que l'étranger ne troublerait pas la tranquillité publique.

Vous trouvez qu'on ne peut pactiser sur des choses semblables, vous estimez que cette condition est nulle.

J'ai, moi ,de très grands doutes à cet égard et je vais vous citer un cas dans lequel une condition analogue est reconnue valable.

Un individu, par exemple, est gracié sous condition de ne pas reparaître dans le pays ; il accepte cette condition et s'éloigne de la Belgique. Il rentre : la grâce est considérée comme non avenue. Ici on permet d'entrer dans le pays, mais à la condition que l'on ne trouble pas l'ordre. C'est la condition de toute autorisation : on maintient l'autorisation aussi longtemps que cette condition est respectée et on l'a toujours maintenue à toutes les époques, même alors qu'on était assiégé par les étrangers.

On a cité une circulaire, deux circulaires même ; on a trouvé que ces circulaires péchaient contre tous les principes.

L'une de ces circulaires a été faite à une époque où j'étais ministre, elle est datée du 21 janvier 1852, et quoiqu'elle ne soit pas signée de moi, elle ne contient pas un mot dont je n'accepte parfaitement la responsabilité. Je suis convaincu que quand j'en aurai donné lecture à la Chambre, elle trouvera que, bien loin d'être hostile à l'étranger, cette circulaire sauvegarde leurs droits. Je viens de démontrer à la Chambre que lorsqu'un étranger n'avait pas de papiers en règle, ou n'avait pas de papiers, le gouvernement était parfaitement libre de ne pas le recevoir, par conséquent de lui faire quitter le pays dès qu'il le voulait.

Eh bien, qu'arrivait-il ? Il arrivait que des individus qui n'avaient pas de papiers étaient fréquemment traduits devant les tribunaux, restaient en prison, étaient condamnés, puis expulsés. C'était là un abus aussi préjudiciable au trésor qu'aux étrangers eux-mêmes. Et c'est pour mettre fin à cette situation que la circulaire a été faite. Voici ce qu'elle porte :

« Il arrive fréquemment que des étrangers sont arrêtés pour défaut de papiers réguliers ou de moyens suffisants d'existence et retenus, de ce chef, à ma disposition.

« Cette marche a pour résultat de faire subir, sans nécessité, à l'étranger une détention de plusieurs jours, onéreuse pour le trésor et souvent pénible pour le détenu.

« En conséquence, les étrangers qui seront arrêtés par les autorités locales chargées de la police, pour défaut de papiers ou de moyens d'existence et dont le séjour en Belgique ne peut évidemment être autorisé, devront être remis immédiatement entre les mains de la gendarmerie, à l'effet d'être dirigés, par la correspondance ordinaire, à la frontière qu'ils désigneront pour sortir du royaume.

« Il ne sera point nécessaire de m'en référer au préalable, sauf dans les cas exceptionnels, mais les procès-verbaux d'arrestation renfermant les interrogatoires subis par les étrangers devront m'être transmis sans aucun retard.

« La disposition qui précède ne soustrait point les affaires de police à l'obligation de déférer à l'autorité judiciaire compétente les crimes ou délits dont les étrangers se seraient rendus coupables.

« Je crois cependant utile de faire remarquer ici que les délits de mendicité et de vagabondage commis par des étrangers qui peuvent être renvoyés du pays, ne me paraissent devoir être déférés aux tribunaux de simple police que lorsqu'ils sont dûment constatés et qu'ils présentent un certain caractère de gravité. Il convient, en effet, de ne point multiplier des poursuites, dont les frais doivent retomber à la charge du trésor, lorsque l'on peut, en vertu des lois sur la police des passeports, débarrasser le pays des étrangers qui en seraient l'objet.

« Je vous prie, M. le gouverneur, de vouloir bien donner connaissance de la présente circulaire aux autorités communales de votre province chargées de la police et de veiller à la stricte exécution des instructions qu'elle renferme.

« L'administrateur des prisons et de la sûreté publique,

« Nap. Vermeyen. »

Cette circulaire prescrit de ne traduire devant les tribunaux les étrangers qui seront dépourvus de papiers que lorsque la contravention est dûment constatée, afin de les soustraire à une détention et d'épargner au trésor des frais inutiles.

Telle est la disposition que l'on blâme ; eh bien, je crois que ce mode d'administration est le meilleur ,et je ne comprends pas qu'il ait pu soulever des critiques.

- M. Moreau remplace M. E. Vandenpeereboom au fauteuil de la présidence.

MjTµ. - L'honorable M. Van Humbeeck ne s'est pas borné à critiquer la loi et la marche de l'administration, il a aussi présenté des dispositions qui doivent remplacer celles que le gouvernement vous a soumises.

Je n'entrerai pas dans les détails de son système, je veux seulement en examiner les grandes lignes, et je démontrerai à la Chambre que ce système ne peut pas être admis.

Je ferai une grande division ; j'apprécierai d'abord les conditions de l'entrée des étrangers en Belgique, ensuite les conditions imposées à l'exercice du droit d'expulsion.

Quant à l'entrée des étrangers en Belgique, voici quel est le système de l'honorable M. Van Humbeeck. Tous les étrangers, sans exception, ont le droit de venir en Belgique sans que le gouvernement puisse s'y opposer à moins qu'ils n'aient été condamnés à l'étranger, soit pour les crimes et délits qui donnent lieu à l'extradition conformément à la loi du 1er octobre 1833, soit pour larcin, filouterie, mendicité, vagabondage, banqueroute simple, abus de confiance, attentat aux mœurs, ou qu'ils ne se trouvent dans les cas prévus par les dispositions des articles 272 du Code pénal, et 3 de la loi du 3 avril 1848, ou qu'ils n'aient été antérieurement expulsés pour avoir commis en Belgique des actes directement hostiles à un gouvernement étranger.

En d'autres termes, tous les individus condamnés pour délits politiques, tous les réfugiés du monde entier ont le droit de venir et de séjourner en Belgique.

Voilà le système, quant à l'entrée et il est sans exception et sans réserve. Tout étranger, à quelque catégorie qu'il appartienne, quelle que soit la condamnation qui a pu l'atteindre, quels que soient les faits qu'il a pu commettre, sauf les crimes et délits indiqués dans l'amendement, tout étranger a le droit de venir prendre possession de la Belgique.

Eh bien, messieurs, je dis que cela n'est pas possible : je ne saurais admettre que tous les anarchistes, que tous les fauteurs de révolution, que tous les professeurs de barricades, que tous les faiseurs de systèmes, aient le droit de venir en Belgique et de s'y installer ; je ne saurais admettre que le gouvernement, qui doit répondre de la tranquillité publique, laisse s'établir dans le pays les gens les plus dangereux. Il n’est pas possible de livrer la Belgique en pâture à de semblables individus. Si vous admettez dans le pays tous les étrangers, quelles que soient leurs opinions politiques, vous en aurez 10,000, 20,000, et le gouvernement devra les tolérer !

Quant à l'expulsion, elle peut être ordonnée pour deux causes : elle peut être ordonnée si l'étranger trouble la tranquillité intérieure, elle peut l'être s'il compromet les relations extérieures. Telles sont les conditions auxquelles l'amendement autorise l'expulsion.

Maintenant, et j'appelle sur ce point l'attention de la Chambre, dans quels cas l'étranger pourra-t-il être expulsé pour avoir troublé la tranquillité intérieure :

1° S'il a été condamné à l'étranger ou s'il est l'objet d'une poursuite non encore terminée, soit pour crime ou délit qui donne lieu à l'extradition conformément à la loi du 1er octobre 1833, soit pour larcins ou filouteries, mendicité ou vagabondage, banqueroute simple, abus de confiance, attentat aux mœurs.

« 2° S'il a été condamné en Belgique à raison des mêmes faits. »

Ce sont les seuls cas dans lesquels l'amendement admet qu'il y ait une atteinte à la sûreté intérieure suffisante pour autoriser l'expulsion.

Ainsi, messieurs, on commettra en Belgique tous les délits politiques qu'on voudra, et on ne pourra pas être expulsé. Si je me trompe, je prierai l'honorable M. Van Humbeeck de me rectifier.

On ne pourra, dis-je, être expulsé que pour les délits que je viens de (page 1265) signaler. Par conséquent, un étranger pourra commettre en Belgique tous les délits politiques qu'il voudra ; il conspirera contre le gouvernement, il attaquera le gouvernement, et il ne pourra être expulsé à l'expiration de sa peine, s'il en a encouru une.

Tel est, messieurs, le système que l'on vous propose et vous ne sauriez évidemment l’admettre. Un pauvre mendiant pourra être expulsé, un vagabond pourra, être expulsé ; mais qu'un étranger cherche à renverser le gouvernement, il n'encourra pas d'expulsion, nous le conserverons très soigneusement dans le pays. Est-il possible, je le demande, messieurs, d'admettre un semblable système ?

Si cet étranger avait, dans son pays, commis un fait beaucoup moins grave, il pourrait être expulsé. Mais en politique il fera ce qu'il voudra ; il sera inviolable. Il suffit, messieurs, d'exposer un pareil système pour en faire justice.

N'y a-t-il pas, d'ailleurs, d'autres faits qui ne sont pas prévus par la loi et pour lesquels le gouvernement doit pouvoir prononcer l'expulsion ?

Je suppose qu'un étranger vienne en Belgique, et que, sans exciter au renversement du gouvernement, il nous fasse tous les jours le tableau les bienfaits des annexions ; pensez-vous que cela doive être toléré ? Voilà cependant un fait qui ne serait pas prévu par la loi pénale. On ne provoquerait pas d'une manière brutale au renversement du gouvernement, mais on ferait sentir les avantages d'une annexion, on inonderait le pays d'agents qui feraient de la propagande, et nous devrions le tolérer !

La liberté des opinions est très grande en Belgique ; usant de cette liberté, des individus viendront nous présenter, comme un remède à tous les maux, le communisme et l'abolition de cet infâme tyran qu'on appelle le capital.

On pourra le faire impunément, car je vous défie de trouver dans le code pénal une seule disposition qui punisse de pareils faits. Eh bien, je vous demande si nous devrions encore le tolérer ?

On viendra enseigner à nos classes ouvrières que le meilleur moyen de mettre fin à leurs labeurs, à leurs misères, c'est de se mettre en grève, et vous devrez le tolérer !

Quant à moi, messieurs, je ne suis pas de cet avis ; je ne tolérerai jamais de semblables choses : elles ne sont pas tolérables.

Je pourrais, messieurs, multiplier ces exemples, car il est bien d'autres actions qui ne tombent pas sous l'application de la loi pénale et qui cependant seraient des plus dangereuses pour le pays.

Quant à la sécurité extérieure, il y a d'autres conditions. Il faut que l'acte ait été commis depuis l'établissement de l'étranger en Belgique, il faut qu'il s'agisse d'un acte directement hostile à un gouvernement étranger, formellement prévu et puni par les lois répressives en vigueur sur le territoire de celui-ci et de nature à troubler la sécurité des relations de la Belgique avec ce gouvernement.

L'application de la loi va dépendre du plus ou moins d'artifice qu'on saura mettre dans son langage. Les attaques indirectes et répétées tous les jours, et plus dangereuses peut-être que les autres, ne seront pas poursuivies. Il faudra une attaque directe, un acte directement hostile à un gouvernement étranger.

Qu'est-ce ensuite qu'une attaque directe et qu'entend-on par le gouvernement ? Est-ce que les chefs du gouvernement seront compris dans cette expression ? Et puis, il faut des actes formellement prévus et punis par les lois répressives étrangères qui soient de nature à troubler la sécurité des relations de la Belgique avec les gouvernements étrangers.

Voilà donc le gouvernement qui sera appelé à juger si l'attaque est directe, si elle est punie par la législation étrangère, si elle est de nature à compromettre nos relations avec l'étranger.

Mais ce n'est pas tout. L'honorable M. Van Humbeeck ne dit rien, dans ces amendements, de l'intervention dés tribunaux ; mais nous avons un commentaire dans le discours qu'il a prononcé.

Quand le gouvernement aura pris une décision, quand il aura jugé que l'attaque est suffisamment directe, que le fait tombe sous l'application des lois étrangères, quand il aura reconnu que l'acte est de nature à compromettre nos relations avec les puissances étrangères, l'ordre d'expulsion ne pourra pas encore être exécuté.

Voici venir les tribunaux qui examineront l'arrêté du gouvernement et qui pourront dire : Vous avez trouvé que l'attaque était directe ; nous ne sommes pas de cet avis, l'attaque n'est pas suffisamment directe. Vous avez jugé que les faits sont prévus et punis par la législation étrangère. Erreur ; vous avez mal interprété cette législation. Enfin, vous croyez que l'acte est de nature à compromettre nos relations extérieures ; c'est votre opinion à vous, ministre des affaires étrangère ? Nous ne partageons pas votre opinion et nous sommes mieux placés que vous pour apprécier la situation.

M. Van Humbeeckµ. - Les tribunaux n'auraient pas à juger ce point-là.

MjTµ. - C'est cependant une des conditions que vous stipulez. Mais enfin il y en a bien assez comme cela et je veux bien ne pas insister si cela peut vous faire plaisir.

M. Van Humbeeckµ. - Je ne demande pas que vous me fassiez plaisir, mais que vous ne donniez pas à ma proposition une portée qu'elle n'a pas.

MjTµ. - Vous faites juger par les tribunaux si ces diverses conditions existent ou n'existent pas.

M. Van Humbeeckµ. - Si les conditions de légalité existent.

MjTµ. - Evidemment, il s'agit ici d'une condition de ce genre, puisqu'il s'agit de faire examiner la question de savoir si le fait est de nature à troubler nos relations avec les nations étrangères.

Dans le système de l'honorable membre, le gouvernement est mis tous les jours en présence du pouvoir judiciaire qui pourra infirmer ses arrêtés. C'est l'organisation des conflits ; c'est en même temps la confusion et l'affaiblissement des pouvoirs. Voilà le résultat auquel vous aboutissez et j'ajoute que c'est une véritable abdication du pouvoir législatif.

Aujourd'hui, la politique intérieure doit être en définitive dirigée selon les vues de la majorité.

Or, la question des étrangers est, au point de vue du pays, une question des plus graves, parce que notre sécurité intérieure et nos relations extérieures y sont impliquées. Aujourd'hui, la majorité a évidemment le droit de veiller à la direction qui est donnée à cette partie de la politique ; et lorsque vous aurez introduit le pouvoir judiciaire, inamovible, irresponsable, que pourra encore la majorité ? Elle ne pourra plus rien du tout.

Aujourd'hui, si, par la direction politique, les relations du pays, la sécurité du pays se trouvaient engagées à un haut degré, la Chambre pourrait tous les jours, d'un instant à l'autre, prendre ou provoquer des mesures propres à mettre fin aux dangers de la situation. Mais, lorsque vous aurez introduit dans les tribunaux la police du pays, la sécurité du pays, la police et la sécurité du pays dépendront du pouvoir judiciaire.

Et vous prétendriez que les pouvoirs des Chambres resteraient entiers en présence d'un pareil système ! Je répète que ce serait l'abdication, complète du pouvoir législatif.

Messieurs, le système de l'honorable M. Van Humbeeck se résume en ceci : Vous laisserez entrer tout le monde, et vous n'aurez le droit de faire sortir personne. Tel est le système de l'honorable membre, et comme résultat, je vous prédis une chose : Si jamais ce système était admis, vous feriez de la Belgique le Botany-Bay politique de l'Europe.

Il ne faut pas croire, comme l'a dit l'honorable M. Van Humbeeck, que si les ministres n'acceptent pas des deux mains son système, c'est parce qu'ils ont à leur disposition une législation qui leur permet de se prêter à certaines complaisances. Je n'ai pas plus que l'honorable M. Van Humbeeck l'intention de faire des actes de complaisance ; je le prie d'en être bien convaincu, et je puis lui dire, à titre de représailles, que quand il vient nous offrir un système qu'il reconnaît lui-même ne pouvoir être accepté par un ministère quelconque, c'est qu'il a aussi des complaisances pour certaines opinions.

Mais laissons là ces récriminations. Je ne veux pas du système de l'honorable membre, parce qu'il attaque les plus grands intérêts du pays. Selon moi, la question que nous agitons doit être examinée à trois points de vue différents ; elle se rattache à trois intérêts considérables, et, dans mon opinion, l’honorable membre n'en a vu qu'un, et encore ne l'a-t-il vu que sous l'une de ses faces. Il y a d'abord l'intérêt du pays dont il ne s'est pas occupé ; viennent ensuite nos devoirs internationaux, et en troisième lieu l'intérêt des étrangers.

Je dis que le premier intérêt du pays, son intérêt suprême, c'est de n'être pas un danger pour l'Europe. Si les réfugies de toutes les parties du monde viennent en Belgique, comme vous les y conviez, vous faites, de la Belgique un foyer de conspiration, et vous devenez une menace pour l'Europe.

Si, d'un autre côté, vous proclamez à l'avance que tous les individus qui auront tenté de renverser le gouvernement et les institutions de leur pays, peuvent entrer en Belgique sans obstacle, vous donnez par là un encouragement à tous les conspirateurs.

Lorsqu'on sera sûr à l'avance qu'en cas d'échec on n'aura qu'à franchir les frontières, pour se trouver à l'abri de toute espèce de peine, on sera bien plus disposé à courir toutes les aventures et à tenter toutes les (page 1266) entreprises, et à ce point de vue encore, vous faites de la Belgique un danger permanent pour les autres Etats.

Nous avons ensuite un autre intérêt beige, un intérêt très grave, c'est de sauvegarder nos institutions. Ces institutions sont adaptées à notre caractère, à nos mœurs, à notre esprit d'ordre, à nos traditions, elles font partie de l'existence même du pays. Mais croyez-vous que ces institutions puissent être pratiquées par tout le monde ; croyez-vous que vous puissiez livrer ces deux leviers qu'on appelle la liberté de la presse et la liberté d'association à tous les conspirateurs et à tous les anarchistes du monde entier ? Pour moi, je ne le pense pas ; nous avons vu quelquefois en France ces deux libertés régner d'une manière illimitée ; une première fois en 1830 ; la seconde fois en 1848 ; jamais à aucune époque on n'a vu dans ce pays plus de journaux et plus d'associations politiques. Vous savez quel usage on y a fait de ces libertés et ce qu'elles sont devenues. La Belgique, grâce à l'esprit d'ordre qui la distingue, grâce à la modération avec laquelle elle a su toujours pratiquer ses institutions, la Belgique a su garder intactes ces deux libertés ; eh bien, livrez-les aux étrangers en Belgique, et elles seront bientôt perdues ; soyez-en bien persuadés.

Vous avez à sauvegarder l'esprit de vos populations. Eh bien, vos populations si morales, si honnêtes, si laborieuses, les populations des grands centres qui sont la cause principale du développement et de la prospérité de votre industrie, livrez-les à tous les artisans de désordres et vous me direz combien de temps elles résisteront à leur influence mauvaise.

On nous a dit : Qu'un fait soit commis par un Belge ou qu'il soit commis par un étranger, l'importance est la même. Oui, mais d'abord j'ai beaucoup plus de garanties, comme on l'a dit, dans les Belges que dans les étrangers, parce que le Belge a ici ses intérêts, ses affections, sa famille.

Ensuite, messieurs, j'appelle sur ce point l'attention sérieuse de la Chambre, chaque pays a ses éléments d'ordre et de désordre, de même qu'il y a dans le monde une quotité de mal et de bien.

Eh bien, un pays en raison des éléments d'ordre qu'il possède peut aussi supporter sa quotité d'éléments de désordre, le bien et le mal peuvent se pondérer. Mais attirez dans votre pays les éléments de désordre du monde entier et nous verrons si vos éléments d'ordre seront assez puissants pour résister aux éléments de désordre que vous aurez amenés sur un seul point.

J'ai dit, messieurs, que vous avez à remplir des devoirs internationaux. Je ne fais pas consister mon honneur et ma dignité à ne pas remplir ces devoirs. Je fais au contraire consister mon honneur et ma dignité à les remplir. Les rapports des sociétés sont régis par des lois morales de même que les relations des individus. Je sais bien que les forts, que les puissants cherchent quelquefois à s'y soustraire. Mais le droit n'en reste pas moins le droit, et le droit est surtout la sauvegarde des petits et des faibles. Eh bien, un de vos devoirs internationaux, c'est de ne pas tolérer que la sécurité de vos voisins soit compromise sur votre territoire et votre loi ne donne pas au pouvoir les moyens nécessaires pour sauvegarder la sécurité de vos voisins.

Ne vous faites pas illusion à cet égard : si vous étiez attaqués pour des actes qui se seraient accomplis sous l'empire de votre loi, vous ne trouveriez personne en Europe pour vous défendre. Vous seriez condamnés par tout le monde et avec raison.

La Suisse, à une époque donnée, a en également une législation insuffisante : l'honorable rapporteur vous l'a rappelé. Qu'en est-il avenu ? Elle a dû changer sa loi : vous devriez changer aussi la vôtre et vous auriez l'humiliation en plus.

Le dernier intérêt, celui dont on se préoccupe le plus, c'est l'intérêt des étrangers. II faut encore faire ici des catégories. L'intérêt des étrangers, l'intérêt de ceux que le malheur nous amène, est-il suffisamment sauvegardé par la loi que nous vous proposons ?

La meilleure réponse, c'est trente années d'expérience. De tous ceux que l'infortune politique a jetés sur notre territoire, qui ont accepté l'hospitalité et en remplissent les conditions, il n'en est pas un seul qui ait eu à se plaindre de la manière dont il était traité en Belgique. Votre loi n'est donc pas nécessaire pour sauvegarder leurs intérêts. Votre loi ne serait utile qu'à l'anarchie, elle ne serait utile qu'aux fauteurs de désordre, qu'à tous ceux qui, après avoir conspiré contre leur gouvernement voudraient continuer leur œuvre sur notre sol.

Eh bien, je vous dis, messieurs, que si vous voulez être forts pour défendre l'homme qui mérite votre appui, si vous voulez être forts pour protéger l'infortune, il ne faut pas vous affaiblir en favorisant l'esprit de faction.

M. Guilleryµ. - Messieurs, il ne m'en coûte pas de déclarer que j'ai rarement entendu un discours qui ait autant captivé mon attention, et dans lequel j'aie trouvé les idées de l'ordre le plus élevé développées avec autant de talent.

II ne m'en coûte pas non plus de dire que je reconnais l'entière bonne foi de M. le ministre de la justice, que je suis convaincu aussi de la loyauté de ses intentions et qu'elles sont toutes inspirées par l'intérêt du pays, par les intérêts qui sont confiés à sa haute administration.

Sans doute, messieurs, la question est assez grave, nous sommes séparés par des principes assez importants pour que nous puissions, de part et d'autre, n'y rien ajouter d'inutile et surtout rien d'injuste,

M. le ministre de la justice a une très grande responsabilité ; elle doit lui peser et le préoccuper sans cesse. Il voit le pays, qu'il me permette de le dire, un peu par son mauvais côté. Quand on est ministre de la justice et que l'on doit travailler un certain nombre d'heures par semaine, avec l'administrateur de la sûreté publique, dont l'entretien ne roule pas précisément sur la liste des candidats au prix Montyon ; quand on doit ensuite passer un certain nombre d'heures à examiner des recours en grâce (je dirai toutefois que M. le ministre de la justice les examine avec la plus grande bienveillance, et qu'il n'est pas endurci dans l'exercice de cette partie de ses fonctions) ; quand on a pour devoir de faire poursuivre les crimes et les délits, d'administrer les prisons, d'éloigner du pays les dangers qui peuvent le menacer à l'intérieur ou à l'extérieur, il est évident que cette mission, chez un homme loyal et attaché à son devoir, doit tourner son esprit dans un sens qui ne sera pas toujours celui de la liberté.

D'un autre côté, je reconnais que nous, qui n'avons pas ces préoccupations ni cette responsabilité, qui n'avons pas l'expérience que doit nécessairement donner le pouvoir, nous pouvons quelquefois nous faire illusion sur l'étendue des libertés qui peuvent être accordées aux citoyens ou aux étrangers. Mais j'ajouterai que s'il peut y avoir illusion des deux parts, et si notre cause s'affaiblit par cette considération, cependant, lorsque je regarde l'histoire de nos libertés, l'histoire de la liberté dans le monde, je vois partout des gouvernements bien convaincus qu'on ne peut en rien relâcher les liens du pouvoir, qu'on ne peut en rien diminuer les rigueurs de la loi, et que les libertés dont on propose d'étendre le cercle sont un danger permanent et menacent la société.

Ce langage, il a été tenu par les hommes les plus éminents, les plus estimés, les plus respectables, par des hommes aux convictions profondes, par des hommes dont les convictions profondes ont résisté aux plus grands cataclysmes, aux plus terribles leçons infligées par les peuples.

Ceux qui ont défendu la liberté ont toujours été accusés un peu d'être des rêveurs, et que M. le ministre des affaires étrangères me permette de le lui rappeler, il y a trente-cinq ans, lui et ses honorables collègues étaient bien un peu traités ainsi par les hommes d'Etat de l'Europe entière.

Malgré le peu de confiance qu'inspirait cette jeune assemblée, malgré le peu d'estime que les hommes les plus sages en faisaient partout, elle a fait la Constitution, et je l'en félicite.

Mais s'il s'était trouvé au sein du Congrès un gouvernement établi, au lieu de ces jeunes gens qui prenaient le pouvoir au lendemain du jour où ils avaient écrit dans les journaux de ces articles que l'on considère aujourd'hui comme compromettant la tranquillité du pays, le lendemain du jour où ils avaient été emportés par des sentiments généreux et par des illusions dangereuses, si au lieu de cela il y avait eu des hommes sages et expérimentés, croyez-vous que la Constitution eût été votée ? Croyez-vous qu'on n'aurait pas dit à ceux qui demandaient, par exemple, la liberté de l'enseignement : Que faites-vous ?

La liberté de l'enseignement !

Mais un homme condamné pour attentat à la pudeur, un homme souillé de crimes, une femme poursuivie du chef de prostitution clandestine, pourront tenir un établissement d'instruction et le gouvernement ne pourra réprimer de tels scandales et les parents aveugles enverront leurs enfants à cette école de dépravation !

Et pas une loi dans le pays qui puisse protéger les familles, qui puisse protéger la jeunesse contre des empoisonneurs publics !

Des hommes revêtus ou non de l'habit religieux, peu importe, porteront impunément le désordre dans les familles, corrompront tout autour d'eux !...

A cela, messieurs, le Congrès a répondu : Un forçat libéré tiendra un établissement d'instruction s'il le veut, mais nous aurons en Belgique la liberté d'enseignement, la liberté la plus complète, la liberté sans aucun contrôle administratif, la liberté en un mot.

La liberté de la presse ! qu'est-ce donc que la liberté de la presse ?

(page 1267) Connaissez-vous un poison plus dangereux et pouvez-vous croire qu'un gouvernement subsiste côte à côte avec elle ? Lorsque, chaque jour, les actes du pouvoir seront discutés, non seulement sans bonne foi, non seulement avec passion, mais lorsque la diffamation, la calomnie se mêleront à toutes les attaques, lorsque l'habileté des écrivains saura éluder la loi, lorsque le souverain lui-même ne sera pas respecté, lorsqu'il pourra y avoir dans le pays des journaux à la solde d'un gouvernement ennemi, a la solde d'un prétendant évincé, qui viendront déverser la calomnie et l'outrage, tous les jours, au milieu des populations émues,e t traîneront dans la boue ce qu'elles entourent de respect ; croyez-vous qu'un pays puisse vivre ainsi ? Oui, messieurs, je connais un pays qui vit parfaitement ainsi depuis 35 ans et je connais un souverain qui n'a jamais voulu de poursuites en matière de presse, quelque coupables que fussent les attaques dont lui et sa famille étaient l'objet, avec une infatigable persistance.

Les attaques ont cessé, elles sont tombées sous la plus terrible des puissances, celle de l'opinion publique.

Cependant, messieurs, je le répète, développez la chose en théorie, développez la chose dans tout autre pays qu'un pays libre, tout le monde dira : Il est impossible qu'un gouvernement marche dans ces conditions.

C'est que, messieurs, la liberté a un bien grand avantage. La liberté n'est pas seulement sacrée parce qu'elle est un droit de l'homme et de l'homme de toute nation, la liberté n'est pas seulement sacrée parce que Dieu nous l'a donnée et qu'il n'appartient à aucun homme de nous priver de ce que Dieu nous a donné, la liberté c'est encore le meilleur moyen de gouverner, c'est encore un meilleur moyen que toutes les machines de guerre inventées par le despotisme, que toutes les lois portées, que tous les moyens de répression imaginés par les hommes les plus expérimentés. C'est le meilleur moyen de gouverner, je dirai que c'est le seul. On a essayé de tous les autres et tous les autres ont fait défaut, tous les autres ont manqué leur but ; je dirai plus, c'est que tous les autres ont brisé la main qui les avait forgés, tous les autres ont renversé les gouvernements qui ont voulu s'en servir pour se défendre.

La liberté a donc par elle-même une force, une puissance, une énergie que l'on ne peut trouver dans aucune loi restrictive, dans aucune loi pénale, dans aucune loi préventive. La liberté, c'est le moyen moderne de gouverner, c'est le perfectionnement, c'est le progrès, c'est mieux que tout ce qu'on avait fait auparavant. Eh bien, messieurs, s'il en est ainsi, si véritablement la liberté doit être recherchée non pas seulement dans l'intérêt de ceux dont elle consacre les droits, mais aussi comme étant le moyen le plus habile, le plus ingénieux, le plus machiavélique, pour gouverner les peuples, pourquoi ne pas essayer un peu de ce moyen-là ?

On a pendant bien longtemps essayé de conjurer les coalitions par des lois restrictives ; on a trouvé ce moyen détestable. L'impuissance du code pénal a été constatée, l’impuissance des tribunaux a été constatée ; on n'a trouvé qu'un seul moyen de les combattre, c'est de les permettre. Il peut se former aujourd'hui des coalitions mais jamais on ne les a empêchées ; vous avez emprisonné, vous avez eu des poursuites devant les tribunaux, mais vous n'avez jamais empêché, vous n'avez jamais prévenu les coalitions.

Il y a eu des grèves sous tous les régimes, mais aujourd'hui les grèves disparaissent d'elles-mêmes ou bien les réclamations de ceux qui font la grève sont fondées parce que le salaire est au-dessous de ce qu'il doit être d'après la loi de l'offre et de la demande, et alors on fait cesser les griefs qui ont provoqué la grève ; ou bien ces réclamations ne sont pas fondées et alors on va chercher d'autres ouvriers pour faire le travail de ceux qui se coalisent.

Ayons donc confiance dans la liberté, dans les lumières, dans l'instruction, dans le bon sens public.

Nous devons tant de reconnaissance à toutes ces illusions, à tous ces rêves, à ces aspirations généreuses, à ces jeunes gens, à toutes ces têtes folles qui constituaient le Congrès de 1830.

La liberté a si bien tenu toutes ses promesses, ou, pour mieux dire, elle les a si bien dépassées.

Je ne crains pas de l'avancer : aucun de ceux qui ont contribué à la rédaction de notre immortelle Constitution n'eût osé espérer que le peuple belge s'en montrerait aussi digne, qu'il se montrerait aussi sage, qu'il serait aussi paisible, aussi heureux qu'il l'est depuis 35 ans.

Jamais on n'aurait osé croire que l'usage de la liberté donnât prise à si peu de critiques, à si peu de regrets.

Pourquoi la liberté de la presse est-elle précieuse ? Mais c'est parce que si tout le monde peut tout dire, si tout le monde peut attaquer le gouvernement, le public se fatigue d'attaques dont il ne reconnaît pas la oyauté et la justesse ; et si la loi lui permet de tout dire, quand il a tout dit on ne l'écoute plus.

Les articles effrayants pour les gouvernements qui se prétendent forts, sans doute, parce qu'ils ont peur de tout, parce qu'ils ne reposent que sur des rigueurs législatives, ces articles sont insignifiants chez les peuples libres, et n'effrayent pas les gouvernements qui émanent de la souveraineté nationale, et ne relèvent que d'elle.

Si la liberté nous a servis, soyons donc reconnaissants et voyons si nous ne pouvons pas étendre son empire.

Dans la loi qui nous est soumise, messieurs, il est question des étrangers. On a prétendu que nous ne devons rien aux étrangers ; je dirai, au contraire, que nous leur devons tout ce que nous pouvons leur donner ; nous ne pouvons leur refuser que ce que l'intérêt général exige absolument que nous leur refusions, et je crois que M. le ministre de la justice m'accordera parfaitement ce premier principe. Est-il nécessaire, pour empêcher que la Belgique ne soit troublée par les étrangers, pour empêcher qu'il ne l'exposent à des représailles de la part des gouvernements voisins, est-il nécessaire que la loi de 1835 reste telle qu'elle est, qu'on n'y apporte aucune espèce de changement ? Est-il nécessaire de ne rien définir, de ne limiter en rien les pouvoirs du gouvernement, et de ne pas faire intervenir les tribunaux dans l'appréciation des formes au moins de l'expulsion ?

Beaucoup de personnes, messieurs, penseront que non seulement cela est nécessaire, mais que même la loi est insuffisante et je vais vous en donner la preuve : c'est que dans l'application on ne s'est pas contenté de la loi actuelle ; on ne s'est pas contenté de la loi de 1835 qui s'applique à l'étranger compromettant par sa conduite la tranquillité de la Belgique ; on a été jusqu'à expulser un étranger qui compromettait prétendument par sa présence la tranquillité de la Belgique. Ainsi feu le colonel Charras, amené en Belgique en violation du droit des gens, par suite d'une violation de territoire, le colonel Charras n'a compromis en rien, par sa conduite, la tranquillité de la Belgique. Il a eu la conduite la plus honorable, la plus irréprochable. Mais des réclamations sont venues de l'étranger et pour éviter des difficultés diplomatiques, sans douté, on a invite le colonel Charras à quitter le pays ; on l'a expulsé malgré les réclamations les plus vives des hommes les plus considérables de cette Chambre et entre autres par un de ses plus illustres présidents.

Ainsi donc, pour le dire en passant, cette intervention législative n'est pas si protectrice qu'on le pense pour l'étranger et n'assure pas, autant qu'on pense, la sage exécution de la loi.

M. le colonel Charras est allé en Suisse, où il y a aussi une loi sur les étrangers. Le gouvernement suisse n'a pas trouvé que sa présence, bien qu'il fût aussi près de la frontière française qu'en Belgique, compromît la tranquillité ni la sécurité intérieure ou extérieure de la Suisse. Il y est resté paisiblement jusqu'au jour de sa mort.

Ainsi lorsqu'on effraye vos imaginations du danger de conserver dans le pays tous les proscrits de l'Europe, les professeurs de barricades, on devrait au moins distinguer entre les étrangers et tâcher, avec l’honorable M. Van Humbeeck, de trouver un moyen de formuler une loi qui donne au gouvernement le droit d'expulser les étrangers dangereux, mais qui garantisse aux étrangers honorables, qui ont une conduite irréprochable, cette hospitalité qui nous fait autant d'honneur qu'elle peut être utile pour celui qui en est l'objet.

On a parlé de professeurs de barricades. Il y a d'autres professeurs plus utiles à la science, plus utiles à l'humanité, tels que ceux que le gouvernement fait venir des pays étrangers. L'un de ces professeurs réfugié en Belgique voulut donner un cours d'histoire du droit romain.

Il paraît que ce cours, avant même que le professeur eût ouvert la bouche, constituait un danger pour le pays ; il aurait compromis la tranquillité de la Belgique, compromis les mœurs de nos populations si sages, nos institutions, nos libertés : il fallut l'interdire.

Mais la presse est là, la presse qui est peuplée d'étrangers ; les représentants sont là et Dieu merci, il en est parmi eux qui ne se font pas faute de réclamer chaque fois qu'un abus leur est signalé.

Par conséquent, si un professeur honorable, un de ces proscrits qui ne méritent que la sympathie et le respect se voyait interdire les moyens de gagner son pain par l'exercice da la profession la plus respectable qu'il existe, le professorat, s'il se voyait interdire la faculté de propager, dans le pays où il vient demander l'hospitalité, les lumières de la science, croyez-vous qu'il ne se trouverait pas de représentants pour blâmer cette conduite d'un ministre ?

(page 1268) Eh bien, messieurs, nous avons vu un étranger ainsi persécuté et il s'est trouvé, pour le défendre, des représentants que vous avez l'habitude d'écouter.

L'honorable M. Orts est venu réclamer de concert avec les honorables MM, Verhaegen et Roussel, pour cet étranger le droit d'ouvrir un cours d'histoire du droit romain. La presse a chaudement appuyé ces réclamations. Ce fut exactement comme s'ils n'avaient pas réclamé, de sorte que la protection de la presse, des représentants et de la libre tribune a été parfaitement inefficace et inopérante pour cet étranger.

N'y a-t-il donc pas, messieurs, je le demande de bonne foi à M. le ministre de la justice et à tous mes honorables collègues, lieu de rechercher les moyens d'améliorer la loi ?

Nous ne savons pas en définitive quelles personnes peuvent se trouver un jour au pouvoir. Il faut admettre qu'elles agiront parfois avec passion et il faut admettre des circonstances dans lesquelles même des questions personnelles ne seront pas étrangères à leurs actes.

Eh bien, puisque la loi est, en général, une mesure de défiance, puisqu'elle a pour but de limiter soit les attributions du pouvoir exécutif, soit les attributions des tribunaux, soit les attributions d'autres corps qui peuvent avoir un pouvoir quelconque à exercer dans le pays, ne devons-nous pas chercher à limiter un peu les attributions du gouvernement en cette matière et à empêcher que des étrangers comme ceux que nous avons signalés ne puissent être victimes d'une expulsion ?

Voilà, en définitive, à quoi tend l'amendement de l'honorable M. Van Humbeeck.

L'honorable membre peut n'avoir pas fait une rédaction parfaite, mais je suis sûr qu'il ne me démentira pas quand je dis qu'il ne poursuit qu'un but, celui de voir discuter ses principes.

Qu'on renvoie sa proposition à la section centrale ; que celle-ci l'examine, qu'elle la bouleverse de fond en comble, je suis sûr que l'honorable M. Van Humbeeck se ralliera aux modifications de la section centrale pourvu qu'elle consacre de sérieuses garanties.

Ce sont de grandes questions qui sont en jeu et je ne doute pas que l'honorable ministre de la justice ne soit désireux de rendre sa loi un peu meilleure et que s'il ne l'a pas fait, c'est qu'il n'en a pas trouvé le moyen.

L'honorable M. Van Humbeeck a fait une tentative. Associons-nous à lui. Nous désirons tous que les étrangers dignes d'estime aient le droit de rester dans le pays, nous désirons tous exercer la noble hospitalité belge, nous voulons par exemple qu'on ne puisse pas interdire à un étranger qui pendant vingt années a été à la tête d'un établissement d'instruction publique, qui a élevé une grande partie de la jeunesse de Bruxelles, et qui revient en Belgique après une courte, absence d'ériger un nouvel établissement d'instruction.

MfFOµ. - Quel est tel étranger ?

M. Guilleryµ. - Je ne nomme personne, je parle par hypothèse.

M. Gobletµ. - C'est M. Labrousse, un homme honorable que j'estime.

M. Guilleryµ. - Ne serait-il pas regrettable, dis-je, qu'une semblable hypothèse pût se réaliser sous un gouvernement éclairé, qu'un honorable étranger qui a pendant longtemps résidé parmi nous, ne pût pas revenir parce qu'il a été absent pendant quelques années, alors même que pendant ce temps il a, par reconnaissance pour l'hospitalité qu'il a reçue en Belgique, rendu autant de services que possible aux Belges qu'il a rencontrés dans son pays ? Tout ceci m'amène au contrat synallagmatique dont parlait M. le ministre de la justice. C'est dans l'intérêt de l'étranger, nous dit M. le ministre, que nous l'admettons à certaines conditions, lui que nous pourrions ne pas admettre du tout, à la condition, par exemple, de ne pas troubler l'ordre. Mais M. le ministre peut-il nous affirmer que jamais on n'a imposé d'autres conditions ? Il peut n'en avoir jamais imposé lui-même, mais est-il sûr qu'aucun de ses prédécesseurs ne l'a fait, qu'aucun de ses successeurs ne le fera ? Est-il sûr, par exempte, qu'on n'ait pas dit un jour à un réfugié qui avait été interné dans une ville, la ville d'Ostende, par exemple : si la presse dit un mot de cette affaire, vous serez expulsé ?

MjTµ. - Je ne puis pas répondre à cela, je ne suis sûr que de moi.

M. Guilleryµ. - En effet, l'honorable ministre peut répondre de lui, de son administration ; il ne peut pas répondre des autres : c'est ce que je disais. Les abus peuvent donc se rencontrer. Vous savez parfaitement ce qui s'est passé à l'égard de M. Versigny... (Interruption.) Vous savez bien que M. Versigny n'a pas pu donner un cours d histoire du droit romain !

MfFOµ. - J'en entends parler pour la première fois.

M. Van Humbeeckµ -Il y a eu une interpellation à ce sujet en 1854.

MfFOµ. - Je n'en ai pas souvenir.

M. Ortsµ. - Vous étiez en Italie.

M. Guilleryµ. - Il est d'autant plus nécessaire de rappeler ce fait qui fait ressortir les dangers de la loi de 1835, qu'un membre du cabinet ne le connaissait pas.

En 1854, M. Orts est venu dénoncer à cette tribune le fait suivant : Un honorable professeur français réfugié en Belgique n'a pas pu ouvrir un cours d'histoire du droit romain. Il y avait donc entre le gouvernement et cet étranger un contrat. Il était en Belgique, dès lors on n'avait le droit de l'expulser que s'il troublait la tranquillité.

Comment donc lui défendait-on de faire un cours, de quel droit ? Parce qu'on lui disait : Vous n'êtes pas censé être en Belgique et nous pouvons vous expulser même sans arrêté royal. Ce ne sera pas une expulsion, nous pouvons vous repousser en vertu de la loi de messidor ; nous vous empêcherons même d'acquérir la qualité de résidant.

Ainsi, il y a des étrangers qui ne sont pas de ces hommes dangereux qu'a signalés M. le ministre de la justice, il y a des étrangers aussi honorables que qui que ce soit, dont le malheur ne peut exciter que l'intérêt et la sympathie de tous les cœurs généreux. Ils arrivent en Belgique, croyant y trouver cette hospitalité qu'y ont trouvée les Merlin, les Bourbons, des membres de la famille Bonaparte, les proscrits de tous les régimes, et ils y trouvent une administration de la sûreté publique qui leur dit : Vous vous soumettrez à telle ou telle condition ou vous ne resterez pas dans le pays.

Et ces étrangers sont obligés de venir, soit hebdomadairement, soit plus souvent encore, à l'administration de la sûreté publique, rendre compte de leur conduite.

On leur dit : Vous êtes allé, tel jour, à tel endroit : Pourquoi ? Il se défend en demandant s'il est obligé de rendre compte de ses moindres actes. On lui réplique : Pas de discussion. Et si vous ne répondez pas, vous serez expulsé. Et combien d'hommes n'y a-t-il pas en Belgique, à Bruxelles, qui sont obligés de se soumettre à cette humiliation ! Si ces hommes sont dangereux.je comprends qu'on les expulse, d'après le système du gouvernement ; mais s'ils ne le sont pas, s'ils ne compromettent pas la tranquillité, vous n'avez pas le droit de les mettre en surveillance ; et on ne trouble pas l'ordre en exerçant la profession d'avocat ou en donnant des cours publics sur des matières qui ne touchent même pas à la politique.

Messieurs, la question des étrangers est-elle, oui ou non, une question grave ; ou est-elle le résultat de quelques articles de journaux, de l'agitation factice de quelques personnes qui se multiplient, comme on l'a dit, pour faire des meetings ? Je crois qu'elle est de la plus haute gravité, qu'elle touche aux intérêts les plus précieux du pays.

Il est impossible à une nation de s'isoler, il lui est impossible de se dire : Nous ne nous occupons que des droits de nos nationaux ; quant aux étrangers, nos libertés ne sont pas faites pour eux. De tout temps, messieurs, les étrangers ont joué un grand rôle dans tous les pays. Si l'Angleterre est aujourd'hui ce qu'elle est, c'est parce qu'il y a eu des proscrits qui sont allés lui enseigner les premiers éléments de l'industrie qui fait sa force et sa richesse ; c'est parce qu'il y avait, au XVIème siècle, des gouvernements qui ne voulaient pas qu'on altérât l'esprit moral des populations en leur enseignant la réforme, en attaquant la religion qui seule leur paraissait assurer le salut de l'Etat ; c'est parce qu'il y a eu des gouvernements exclusifs, que les pays hospitaliers sont arrivés à un si haut degré de prospérité, et l'on peut dire, sans crainte d'être démenti par l'histoire, que les pays qui ont accueilli le plus d'étrangers sont ceux qui ont le plus prospéré.

C'est par l'invasion des idées étrangères, par le mélange des idées que se forme un peuple, que se développent l'industrie, les arts, les lettres, les sciences.

Les peuples isolés, les races abandonnées à elles-mêmes ne progressent en rien ; tout y reste inerte et stérile ; le croisement des idées, la contact des races diverses peut seul assurer les bienfaits d'un progrès incessant. C'est parce que la Belgique a, pendant plus de deux siècles, été isolée du monde, isolée des peuples dont elle doit être le centre et le rendez-vous, qu'elle a subi, depuis l'époque de sa grandeur, une si terrible décadence.

L'étranger n'est donc pas seulement un voyageur qui vient parmi nous, nous importuner de sa personne, et des malheurs qu'il peut apporter avec lui ; l’étranger fait une partis essentielle de notre richesse, de notre (page 1269) puissance, de notre force ; l'étranger est notre frère, notre ami, notre soutien. C'est celui avec qui nous commerçons, qui vient diriger notre industrie, qui nous enseigne ce qui se fait ailleurs, qui perfectionne ce qui, chez nous, est encore imparfait ; c'est celui avec qui nous conversons tous les jours, c'est celui qui vient compléter le nombre de nos savants, de nos professeurs ; c'est celui enfin qui, un jour peut-être, deviendra un des personnages principaux de l'Etat, parce que ses services l'auront rendu digne de notre confiance et de la plus haute position. Je le dis à l'honneur de ceux qui ont conquis leur droit de nationalité, je le dis à l'honneur du peuple qui les a reçus.

Je ne veux pas entrer dans le détail de toutes les dispositions de l'amendement de M. Van Humbeeck. Elles exigeraient une longue étude. Ainsi que je l'ai dit tout à l'heure, la rédaction des articles ne vient qu'en second ordre ; je vois dans les amendements une grande idée digne de toute l'attention de la Chambre et de la section centrale, et je crois que la section centrale ferait chose utile eu nous présentant un rapport sur les trois points suivants :

- Réunion en une seule loi de toutes les dispositions qui concernent les étrangers.

- Limitation des cas dans lesquels peuvent avoir lieu les expulsions.

- Intervention du pouvoir judiciaire.

Je crois que ces points pourraient faire l'objet d'un travail et que l'honorable rapporteur de la section centrale, avec l'expérience et le talent dont il a fait preuve dans la défense de son système, pourrait faire chose utile à la solution de ces questions.

La nécessité, messieurs, de fondre en une seule loi tout ce qui concerne les étrangers, me paraît évidente. En définitive, la Chambre fera ce qu'elle voudra, ce qu'elle croira juste, mais au moins faut-il qu'elle vote en connaissance de cause.

Le gouvernement ne pourrait-il formuler en une loi toutes les dispositions qu'il croit pouvoir encore appliquer ?

M. le ministre de la justice a fait preuve d'une très grande franchise dans son discours ; il n'a rien caché, il a même dit quelles étaient les raisons principales pour lesquelles ces lois étaient nécessaires. Il a dit très nettement quelles sont les lois qui, suivant lui, doivent être appliquées. Eh bien, qu'il les réunisse en une seule loi et nous la discuterons. Si la loi de messidor est bonne, il faut en maintenir les dispositions abrogées ou non ; si elle est inutile, il faut la supprimer. Il ne faut pas que ce qui concerne les droits les plus précieux reste dans le vague.

Quant à l'intervention du pouvoir judiciaire, est-elle aussi dangereuse que le croit M. le ministre de la justice ; est-il vrai que ce soit « une abdication du pouvoir législatif, et l'abdication la plus complète qui ait jamais pu être inventée ?»

Voilà encore, messieurs, un de ces arguments qui ont été souvent produits ; voilà encore un de ces arguments qui étaient invoqués il y a 35 ans pour empêcher l'application du principe consacré depuis 34 ans par l'article 107 de la Constitution.

L'immixtion du pouvoir judiciaire dans l'appréciation d'actes du pouvoir exécutif amène-t-elle nécessairement un conflit de pouvoirs ? Parce que des tribunaux pourront dire au gouvernement : Vous pensez ainsi ; moi, je pense autrement ? En résultera-t-il un de ces conflits de nature à compromettre le jeu régulier de nos institutions ?

Messieurs, cet examen nous l'avons déjà fait et nous l'avons fait à propos de la loi de 1835 dans l'affaire qu'a citée l’honorable M. Van Humbeeck et dont M. le ministre de la justice a parlé également.

Une expulsion est faite contrairement aux dispositions de la loi de 1835 ; les tribunaux sont appelés à statuer sur la conduite de l'administrateur de la sûreté publique. Celui-ci a été condamné à des dommages-intérêts pour avoir violé la loi. Il a été condamné par arrêt de la cour d'appel de Bruxelles, et la cour de cassation ayant rejeté le pourvoi, cette condamnation est devenue définitive : l'administrateur de la sûreté publique a bel et bien dû l'exécuter.

Est-ce que cela a compromis le jeu régulier de nos institutions ? Tout au plus la bourse de M. l'administrateur de la sûreté publique ; mais, à coup sûr, la sécurité de l'Etat est restée entière.

Mais, messieurs, quelle doit être la nature de l'immixtion du pouvoir judiciaire ? Nous en trouvons un exemple dans cette affaire même. Une étrangère résidant à Anvers est expulsée sans arrêté royal ; elle dit, par l'organe de son conseil : Le gouvernement a le droit de m'expulser si je trouble la tranquillité publique ; mais il doit m'expulser par arrêté royal. L'administrateur de la sûreté publique répond : Non, je vous expulse en vertu de la loi de 1830 ; par conséquent il n'est pas besoin d'un arrêté royal...

MjTµ. - Il y a eu confit.

M. Guilleryµ. - Pas du tout : on a assigné en référé pour voir dire que la décision de M. l'administrateur de la sûreté publique ne sera pas exécutée et l'autorité judiciaire s'est déclarée incompétente, et avec raison parce que la division des pouvoirs l'exige ainsi. Mais, cette personne expulsée, le pouvoir exécutif ayant été respecté dans ses attributions, restait la question des dommages-intérêts et alors l'administrateur de la sûreté publique a pu être condamné à des dommages-intérêts pour avoir fait ce que la loi ne lui permettait pas.

Voilà, messieurs, par quels principes on concilie les garanties à donner aux personnes avec le respect dû aux attributions de chaque pouvoir.

L'article 107 de notre Constitution consacre un principe qu'on ne rencontre que dans très peu de pays et qui n'existe, à coup sûr, dans aucun des pays voisins. Il porte : « Les cours et tribunaux n'appliqueront les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux qu'autant qu'il» seront conformes aux lois. » Eh bien, sous le dernier gouvernement, on s'était écrié : C'est impossible ; si vous permettez une pareille chose, il y aura confusion entre les pouvoirs. Le pouvoir exécutif dira : Ceci est légal et le pouvoir judiciaire répondra : Non, c'est illégal. Vous aurez, d'un côté, le pouvoir exécutif qui voudra ; de l'autre, le pouvoir judiciaire qui ne voudra pas ; le jeu de nos institutions sera compromis.

Le Congrès a répondu à ces craintes, à ces prédictions, qu'il n'y aurait pas de conflits, que les deux pouvoirs fonctionneraient parfaitement l'un à côté de l'autre.

Et, en effet, messieurs, est-ce que les tribunaux empêchent jamais l'exécution d'un arrêté du pouvoir exécutif ? Pas le moins du monde ; jamais on ne peut requérir un tribunal de rendre un jugement qui empêche l'exécution d'un arrêté.

Mais lorsque l'autorité demande aux tribunaux l'application de cet arrêté, les tribunaux en examinent la légalité, et si cet arrêté est rendu en dehors des attributions du pouvoir exécutif, si un règlement provincial ou communal est rendu en dehors des attributions de la province ou de la commune, les tribunaux refusent de l'appliquer, et l'arrêté ou le règlement reste sans exécution. Oh est le conflit ?

Pénétrez dans l'enceinte de nos tribunaux et souvent vous y entendrez discuter la légalité d'un arrêté royal ou d'un règlement provincial ou communal.

Consultez la jurisprudence de notre cour de cassation, le bulletin de ses arrêts, et vous y trouverez de nombreux arrêts décidant la légalité ou l'illégalité d'arrêtés royaux ou de règlements provinciaux ou communaux.

Où est le mal qu'un arrêté soit déclaré illégal ? Je n'en vois aucun, mais j'y trouve une garantie précieuse pour les citoyens, une limite à l'arbitraire qui pourrait régner dans l'exercice du pouvoir. Le mal, ce n'est pas la décision du pouvoir judiciaire, c'est celle du pouvoir exécutif.

M. le ministre de la justice vous a fait, messieurs, un tableau bien sombre de tout ce que pourrait faire le pouvoir exécutif à l'aide des attributions qui lui sont conférées. Il dispose de l'armée, et à l'aide de l'armée il pourrait, dit le ministre, porter atteinte à la liberté l

Je le sais fort bien, messieurs ; aussi y a-t-il des pays, en Angleterre, par exemple, où jamais de la vie on n'accordera au gouvernement une armée trop considérable.

Il peut, en effet, y avoir là de grands dangers. Mais c'est la confiance que le gouvernement, et il faut bien le dire, le souverain, inspirent au pays aussi bien que la responsabilité du pouvoir exécutif, qui fait que le pays leur a conféré ce droit.

Le pouvoir exécutif a bien d'autres attributions encore, messieurs ; mais chaque fois qu'on a pu, à l'aide d'une loi précise, limiter, déterminer ces attributions ; chaque fois que l'on a pu appeler la discussion sur les actes de tous les pouvoirs, éclairer par la publicité les questions de légalité, on l'a fait.

Quant à l'exercice du droit de grâce, il pouvait être confié sans danger au pouvoir exécutif, parce qu'on savait fort bien qu'il n'irait pas accorder grâce à tort et à travers pour peupler à plaisir le pays de malfaiteurs. Si un ministre faisait une pareille chose, il ne resterait pas au pouvoir. Mais quelle que soit la confiante qu’il inspire, la loi ne lui donne pas le droit de condamner.

Chaque fois que le législateur a pu placer les droits des citoyens sous le contrôle du pouvoir judiciaire, il y a vu la plus précieuse des garanties.

Ainsi un principe fondamental, que dans d'autres pays on considérerait comme subversif de l'ordre public, c'est l’intervention des tribunaux dans les procès entre le gouvernement et les particuliers.

(page 1270) Comment ! un simple particulier assignera un ministre devant les tribunaux ; M. le ministre de la guerre est assigné en payement je ne sais de combien de millions. M. le ministre des travaux publics est assigné pour l'exécution d'une clause d'un contrat ; on plaide la question publiquement, devant un simple tribunal, et si le ministre est condamné, il devra s'incliner devant le pouvoir judiciaire !

Il y a certainement des conflits, en ce sens que les ministres qui ne croient pas devoir ou pouvoir payer sont condamnés par les tribunaux.

Mais où est le mal ? Pour moi, j'y vois, au contraire, un grand bien ; c'est que les intérêts des citoyens ont été discutés au grand jour, sous le contrôle de l'opinion publique, et nous devons admettre que les décisions des tribunaux sont justes.

En définitive, les ministres ont des attributions politiques et des attributions administratives, mais ils n'ont pas le pouvoir judiciaire. On ne peut pas confier des attributions de nature tout à fait diverse à un même pouvoir. Nous n'avons voulu, à aucun prix de la juridiction administrative.

Ainsi donc, l'intervention du pouvoir judiciaire, pour apprécier les actes du pouvoir exécutif, est consacrée par une foule de dispositions législatives. Que demande ici l'honorable M. Van Humbeeck ? Demande-t-il que le gouvernement vienne justifier devant les tribunaux que l'étranger compromet la sécurité complète ? Non.

M. le ministre de la justice n'a pas compris la pensée de l'honorable membre à cet égard. D'après l'honorable membre, la question de savoir si l'étranger compromet la sécurité publique est exclusivement dans les attributions du pouvoir exécutif qui décide sous sa responsabilité ; mais comme l'amendement détermine les cas, comme il faut une attaque directe, comme il faut que cette attaque soit punie par la législation du pays au gouvernement duquel elle s'adresse, évidemment la question de légalité pourra être soumise aux tribunaux ; et qu'en résultera-t-il ?

Je comprends jusqu'à un certain point qu'il soit difficile de soumettre cette question aux tribunaux, je comprends qu'on ne puisse pas leur soumettre les actes diplomatiques, les confidences diplomatiques dont il faut respecter le secret.

Je déclare franchement que ce système n'est pas le mien. Je voudrais, comme mon honorable ami, M. Van Humbeeck, aller plus loin ; mais je me rallie de tout cœur aux amendements présentés pour arrivera l'amélioration de la loi de 1835. Je convie la Chambre à renvoyer ces amendements à l'examen de la section centrale. Tâchons d'améliorer la loi de commun accord ; travaillons tous de bonne foi, en faisant l'abandon d'idées trop absolues, pour réaliser ensemble tout ce qu'il est possible d'obtenir dans l'état actuel de l'opinion publique.

Ainsi, pourquoi ne pas admettre l'intervention du pouvoir judiciaire ? Elle n'a ici rien d'exorbitant, « C'est un pouvoir inamovible et irresponsable, » dit M. le ministre de la justice.

Il est vrai. Mais pourquoi ce pouvoir est-il inamovible ?

C'est dans l'intérêt de la justice, mais non pas dans l'intérêt des magistrats. S'ils sont inamovibles, c'est précisément pour cela qu'ils nous inspirent confiance.

C'est une grave erreur que de croire que le pouvoir judiciaire soit irresponsable. Il a, au contraire, une très grande responsabilité qui résulte de la publicité donnée à toutes ses décisions et aux débats qui précèdent ces décisions. La plus grande de toutes les garanties, c'est la publicité.

Et quelle autre responsabilité a donc en définitive le pouvoir exécutif, si ce n'est une responsabilité morale ? Avons-nous d'autres garanties contre les abus du pouvoir ? Avons-nous une loi sur la responsabilité ministérielle ?

Je sais qu'il y a des cas où un ministre peut être traduit devant la cour de cassation ; mais je crois que nous sommes à en voir le premier exemple ; si on devait intenter une action civile à un ministre en réparation d'un dommage causé, on serait écarté par une fin de non-recevoir : les précédents sont connus.

Ainsi, la responsabilité morale du pouvoir judiciaire vaut bien celle du pouvoir exécutif. Elle est autre, mais non moindre.

La responsabilité morale du pouvoir exécutif n'a pas empêché que lorsque MM. Verhaegen et Orts sont venus réclamer en faveur de M. Versigny, on ait refusé à ce professeur l'autorisation de donner son cours, c'est-à-dire que cette responsabilité a été vaine, illusoire.

Est-ce bien en Belgique, oh l'on a réservé au pouvoir judiciaire une si haute mission, est-ce bien en Belgique où la cour de cassation est appelée à juger les ministres, même en matière politique ; est-ce bien dans un tel pays que l'on est fondé à parler de l'irresponsabilité du pouvoir judiciaire ? Ce pouvoir offre toutes les garanties possibles aux justiciables, régnicoles ou étrangers. Laissez-les choisir, ils préféreront le pouvoir judiciaire, précisément parce que le pouvoir judiciaire n'exerce aucune attribution exécutive, parce qu'il est exclusivement délibérant ; il contrôle et n'agit pas.

Messieurs, si vous voulez consacrer les droits des étrangers, si vous voulez qu'ils aient en Belgique une position digne, vous devez vouloir que cette position résulte de la loi et non pas de l'arbitraire.

Vous aurez beau me dire : « Les étrangers n'ont rien à redouter du ministre, homme impartial, éclairé. » Je répondrai d'abord que ce ministre n'y sera pas toujours et que d'ailleurs je ne fais pas une loi pour un homme ; ensuite, que quelque impartial qu'on puisse être, quelque désireux qu'on soit de bien faire, il n'est pas possible à un ministre d'examiner tous les arrêtés qu'il signe, comme un tribunal qui rend des jugements, après avoir entendu les débats, et qui subit le contrôle d'une double degré de juridiction.

En définitive, notre législation moderne veut des garanties autres que celles qui résultent de la responsabilité du pouvoir exécutif ; elle veut des garanties d'un autre ordre. Les droits ne sont des droits que quand ils peuvent être discutés devant les tribunaux, devant ce pouvoir auquel la Constitution a confié le dépôt sacré des droits civils et politiques du citoyen, devant ce pouvoir qui a pour devise la loi et pour règle la justice.

La loi qu'on nous propose peut être tout juste constitutionnelle ou même très constitutionnelle, je veux l'accorder ; mais cela ne suffit pas. Il reste à savoir si elle doit être prorogée ou plutôt renouvelée.

La Chambre l'a votée sans doute ; mais chaque fois qu'elle l'a votée, elle l'a déclarée odieuse (interruption), et la preuve, c'est qu'elle ne l'a jamais votée que pour un terme de trois ans. Si cette loi était une nécessité sociale, si un peuple ne pouvait se passer d'une semblable loi, ne la rendrait-on pas définitive ?

Et le législateur dirait-il au pouvoir exécutif : « Je vous oblige à venir justifier, au bout de trois ans, que la situation exceptionnelle qui a amené la loi n'a pas changé ? »

Si elle est temporaire, c'est qu'elle inspire peu de sympathie et de confiance.

Si nous ne sommes pas encore arrivés à ce degré de civilisation qui permet de ne pas demander à un homme oh il est né, pour respecter l’homme en lui ; s'il faut encore des dispositions exorbitantes, tâchons du moins d'en adoucir les rigueurs, et de réprimer des abus que tons sans doute nous déplorons.

Je ne viens pas vous convier, messieurs, à rejeter la loi, mais à l'examiner et à l'améliorer.

M. Van Humbeeckµ. - Je demande la parole.

- Plusieurs voix. - A mardi.

- La suite de la discussion est remise à mardi.

La séance est levée à 4 1/2 heures.