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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 24 novembre 1865

(Annales parlementaire de Belgique, chambre des représentants, session 1865-1866)

(Président de M. E. Vandenpeereboomµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 43) M. Van Humbeeck, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart et donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

Il présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Le sieur Normand demande qu'il soit pourvu à la place de notaire vacante à Frameries. »

« Même demande du sieur Foulon. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Nicolas Franckart, cultivateur à Pesqueville, né à Ell (grand-duché de Luxembourg), demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi au ministre de la justice.

Motion d’ordre

M. Dumortierµ. - Messieurs, je lis rarement les Annales parlementaires ; mais aujourd'hui je les ai lues, et il s'y trouve une phrase mise dans ma bouche, qui me paraît trop grave, pour que je ne croie pas devoir en demander la rectification. Car je ne voudrais pas paraître prendre une couleur que je n'ai pas acceptée. Je ne voudrais pas, d'autre part, qu'on me reprochât plus tard une pensée qui n'est pas la mienne. Je crois donc devoir demander la permission à la Chambre de dire quelques mots pour rectifier les faits.

Voici ce qui s'est passé. Je disais que nous étions dans une situation semblable à celle de 1828, c'était mon appréciation. Comme, deux ans après 1828 est venue la révolution, quelques membres de la gauche auront probablement dit : Ainsi, dans deux ans ! comme si je voulais faire la menace d'une révolution. Or, dans les Annales ces mots : « ainsi dans deux ans » se trouvent mis dans ma bouche, et je me suis, au contraire, levé pour protester avec énergie contre pareille imputation. Je ne veux pas que les Annales parlementaires me fassent émettre une pensée aussi hostile à notre existence nationale, je déclare donc que si les mots : ainsi dans deux ans, ont été prononcés, c'est à quelque autre membre de la Chambre qu'ils revenaient et non à moi.

MjBµ. - Messieurs, l'honorable M. d'Hane-Steenhuyse m'a donné hier un démenti au sujet des paroles que j'avais prononcées dans la séance d'avant-hier.

Il est très vrai que l'honorable M. d'Hane-Steenhuyse ne s'était pas servi de l'expression « boutique » dans l'écrit que je lui ai attribué.

Mais l'honorable M. d'Hane-Steenhuyse n'a protesté que contre un mot, parce qu'il avait dit la chose ; et comme je ne puis nullement accepter ce démenti en tant que je lui aurais prêté une opinion qu'il n'aurait pas émise, je tiens à donner lecture à la Chambre des passages de la brochure de l'honorable M. d'Hane-Steenhuyse auxquels j'ai fait allusion.

Voici, messieurs, un premier passage :

« Nous avons indiqué les causes qui font la force des religions établies : nous savons les efforts que l'on fait dans toutes pour empêcher qu'on ne les déserte ; en un mot, elles sont à la veille de leur ruine ; or, le motif en est bien simple, c'est qu'elles sont toutes, sans exception, d'origine humaine. »

Ainsi, l'honorable M. d'Hane-Steenhuyse commençait par dire que toutes les religions, sans exception, sont d'origine humaine ; il niait la divinité du Christ et il allait encore beaucoup plus loin que ce que j'avais dit dans mon premier discours, il annonçait la ruine prochaine de toutes les religions, y compris la religion catholique.

Plus loin, l'honorable M. d'Hane-Steenhuyse poursuivait ainsi :

« II ne faut pas que la charité publique soit abandonnée à des hommes qui n'ont que trop souvent l'habitude, tout le monde le sait, de ne céder les clefs du ciel qu'au prix de l'abandon qu'on leur fait de celle des biens de la terre. »

J'avais dit que l'honorable M. d'Hane-Steenhuyse avait considéré la religion comme une boutique. N'ai-je point fidèlement exprimé sa pensée ?

Je crois que c'est une sorte d'exploitation que de ne céder les clefs du ciel qu'au prix de l'abandon des biens de la terre. M. d'Hane va encore plus loin ; il dit :

« Ce que l'Etat doit empêcher par tous les moyens, c'est que, terrifiés par la crainte de châtiments dont les entretiennent à dessein leurs confesseurs, les moribonds n'abandonnent à ces mêmes associations leurs immeubles qui finissent par tomber ainsi en mainmorte. »

Voilà bien, je crois, l'exploitation des moribonds, l'exploitation des clefs du paradis et je ne crois pas avoir été trop loin lorsque j'ai dit que M. d'Hane avait considéré les religions comme des boutiques.

M. d'Hane-Steenhuyseµ. - J'avoue, messieurs, que je ne m'attendais pas à la motion d'ordre de M. le ministre de la justice.

- Voix nombreuses. - Ce n'est pas une motion d'ordre.

M. d'Hane-Steenhuyseµ. - Le démenti que je lui ai donné hier et que je maintiens aujourd'hui (interruption) ... a trait aux expressions dont il s'est servi et qu'il m'a attribuées. Je pourrais entrer dans de longs développements au sujet de cette brochure, mais je crois que ce serait abuser des moments de la Chambre... (Interruption.) D'autant plus, que, lorsque pour la première fois j'eus l'honneur de prendre la parole dans cette enceinte, j'eus l'occasion de faire une déclaration à la Chambre ; je répète ce que j'ai dit à cette époque, et je ne reconnais à personne, pas plus à M. le ministre de la justice qu'à tout autre membre, le droit de me faire un crime de mes idées.

MjBµ. - Je ne vous ai pas reproché vos idées. (Interruption.)

M. d'Hane-Steenhuyseµ. - J'entends dire que je suis un homme public. Je le reconnais, et je reconnais aussi qu'à ce titre tous mes actes publics sont du domaine de la discussion. Je les livre, du reste, au public avec confiance, certain qu'il ne verra dans ma conduite, ainsi ue dans celle de mes collègues de la députation d'Anvers, que la constatation d'un devoir consciencieusement accompli.

Puisque M. le ministre de la justice a mis la question sur un autre terrain et qu'elle se rattache ainsi au débat qui s'agite, je vais me permettre de vous soumettre quelques considérations ; je vous rappellerai d'abord que la députation anversoise est composée d'éléments divers et qu'elle est entrée dans cette enceinte pour défendre deux grandes choses : un grand principe de liberté, et une ville injustement sacrifiée. Le second de ces deux points constitue la question d'Anvers, et nous y reviendrons.

MpVµ. - Ce n'est plus la rectification.

M. Dumortierµ. - On a bien le droit de se défendre, et vous ne pouvez pas empêcher la défense.

MpVµ. - Je prie M. d'Hane de se renfermer dans la rectification.

M. Dumortierµ. - Hier encore vous avez voulu empêcher M. Coomans de prendre part au débat.

MpVµ. - Parce que M. Coomans voulait rentrer dans la question personnelle et qu'il n'y était pour rien.

M. d'Hane-Steenhuyseµ. - Je disais donc que le second des points que je citais tout à l'heure constitue la question anversoise et que cette question reviendra en temps et lieu.

Le premier point a trait à la situation que j'occupe au sein de la députation anversoise, dans cette Chambré et devant le corps électoral de l'arrondissement que j'ai l'honneur de représenter.

J'ai déjà reconnu qu'en 1857 j'écrivis cette brochure ; j'ajouterai que je n'en rejette pas toutes les idées et que je professe encore aujourd'hui quelques-unes de celles qui y sont développées. (Interruption.)

M. Delaetµ. Il y a de si bons catholiques dans vos rangs ; il peut bien y avoir des libéraux dans les nôtres.

M. d'Hane-Steenhuyseµ. - Pour expliquer le reproche que m'adresse à cette heure M. le ministre de la justice et que semblent m'adresser tous les membres qui siègent sur les bancs de la gauche, il faut remonter au delà de trois années ; il faut remonter à la naissance même du mouvement anversois ; il n'entre pas dans mes vues d'en refaire l'historique maintenant ; en quelques mots je vais tâcher d'expliquer la situation de mes adversaires et ma situation à moi.

Lorsque le mouvement d'Anvers naquit, il se forma au moyen de la coalition de toutes les opinions que renferme l'arrondissement ; tous les partis se donnaient la main : libéraux, catholiques, radicaux s'unirent pour empêcher que la ville d'Anvers ne fût sacrifiée, comme elle le serait inévitablement si les choses restaient dans leur état actuel.

(page 41) Quelle a été, messieurs, la tactique du ministère devant cette situation ? Je l'ai déjà dit souvent ; il a d'abord détaché de ce mouvement tous ceux qui, dans notre cité, consentaient à obéir aveuglément à la volonté gouvernementale, et ensuite il a coiffé d'un tricorne les cinq représentants anversois.

Il fallait évidemment que le spectre noir fût évoqué ; il fallait que nous fussions les hommes des évêques ; il fallait à toute force que les cinq députés anversois eussent fait un pacte avec le parti catholique ; il fallait enfin faire croire au pays qu'ils ne venaient ici que pour soutenir ce parti et pour le faire triompher.

Aujourd'hui, M. le ministre de la justice me prend à partie parce que j'ai émis certaines idées que je m'étonne vraiment de voir attaquer par la gauche.

MjBµ. - Du tout ; je ne les ai pas attaquées ; je vous défie de trouver une seule attaque dans mon discours.

M. d'Hane-Steenhuyseµ. - Je vous ai donné sur ce point un démenti et ce démenti, je le répète aujourd'hui. (Interruption.) Les expressions que M. le ministre m'a attribuées ne sont sorties ni de ma bouche ni de ma plume ; ce sont des expressions blâmables, des expressions de mauvaise compagnie, qui ne sont ni dans mes écrits ni dans mes discours.

Vous voulez savoir ce que je pense ; vous m'attaquez parce que j'ai émis des idées que vous semblez me reprocher aujourd'hui.

MjBµ. - Encore une fois, je ne vous ai rien reproché du tout.

M. d'Hane-Steenhuyseµ. - Eh bien, je vais vous dire pourquoi, sans accepter pour cela l'accusation qu'on me lance de faire bon marché de principes que j'aurais eus autrefois, il se fait qu'aujourd'hui je me trouve assis sur ces bancs. (Longue interruption.)

Je comprends, vous semblez trouver une certaine contradiction dans mes paroles ; mais je ne vous en fournirai pas l'occasion ; mes explications vous prouveront que je sais parfaitement ce que je veux dire.

Lorsque j'écrivis les paroles qu'on a rappelées, j'étais complètement sous l'influence des idées que la majorité sait à tout propos mettre en avant dans cette enceinte et que cependant elle pratique si peu.

Lorsque j'étais sous l'influence de ces idées, j'avais foi en vous ; je vous croyais véritablement les pionniers de la liberté, je croyais que vous la vouliez sincèrement, et je ne savais pas que vous fussiez des tyrans gouvernant au nom de cette même liberté.

J'avais appris chez vous à croire, à affirmer qu'il y a, en Belgique, deux sortes d'hommes : ceux qui se décorent du nom de libéraux, que le public appelle doctrinaires et qui ne veulent le pouvoir et la liberté qu'à leur profit ; puis des ilotes, des esclaves qui ont nom conservateurs on catholiques. J'avais appris à combattre ces frères belges que je ne connaissais pas et qui ont pourtant droit, comme les autres, à la vie et aux privilèges politiques. Je ne voyais pas que là était la justice ; mais, en Belgique la justice, sous le ministère actuel, est devenue une faveur, et ceux-là seuls y ont droit qui exécutent docilement ses volontés.

Voilà ce que j'ai vu se passer dans vos rangs. Mais lorsque le moment est arrivé où toute la population d'Anvers s'est réunie dans un sentiment commun d'opposition contre le ministère, sans distinction d'opinions, je me mis à les étudier de près.

M. Lebeauµ. - Et vous avez changé d'avis.

M. d'Hane-Steenhuyseµ. - Je me suis rendu un compte exact de la situation.

Je reconnus alors qu'il n'y avait, de votre part, qu'injustice et désir d'arriver au pouvoir pour y établir la centralisation et exercer un gouvernement tyrannique et j'ai tendu franchement la main à ces frères belges que vous voulez déshériter. Je me réunis à eux dans un même sentiment patriotique en leur disant : Vous devez pouvoir jouir de tous les droits que consacre la Constitution ; vous pouvez, comme tous les Belges, faire connaître vos sentiments et travailler au bien-être général dans cette voie large et généreuse qui permet à tous les citoyens de marcher côte à côte, la voie de la liberté.

Maintenant, je le répète, que la gauche m'attaque pour mes idées tant qu'elle le voudra ; mes idées sont à moi, et seul j'en suis le maître.

M. Lebeauµ. - Vous les modifierez.

M. d'Hane-Steenhuyseµ. - Je dis qu'il est impossible à un homme qui a le sentiment de sa dignité de demeurer sous le joug d'un parti qui veut accaparer, je dirai le mot, qui veut escamoter la liberté à son profit.

M. Hymansµ. - Vous escamotez la liberté de la tribune en ce moment-ci.

M. d Hane-Steenhuyseµ. - Je termine parce que je trouve que c'est réellement abuser des moments de la Chambre que de l'entretenir continuellement de questions personnelles. Au lieu de me jeter éternellement cet écrit à la tête, attaquez-vous à mes actes. Je les ai posés et je les poserai toujours avec une pleine et entière conscience de remplir mon devoir et avec cette indépendance que je suis heureux d'avoir retrouvée. Je veux être libre et ne relever que des électeurs ; lorsque vous aurez des actes politiques à me reprocher, je serai prêt à vous répondre.

MjBµ. - Messieurs, je n'ai à répondre qu'un mot à ce que vient de dire l'honorable M. d'Hane. Je n'ai nullement attaqué l'honorable membre à propos des opinions qu'il a émises dans sa brochure ; je n'ai à me prononcer sur les opinions religieuses de n'importe qui ; je respecte les convictions anciennes de l'honorable M. d'Hane, comme je respecte ses nouvelles convictions ; mais j'ai voulu simplement constater un fait : c'est que le clergé se préoccupe fort peu des opinions religieuses des hommes qui servent sa politique. Je n'ai dit absolument que cela ; je vous mets au défi de trouver dans mon discours autre chose que cela.

Je ne scrute la conscience de personne. Libre à l'honorable M. d'Hane de nier la divinité du Christ ; libre à chacun d'être juif, catholique ou protestant ; ce n'est pas l'affaire du gouvernement, et personne n'a à répondre de ses convictions religieuses.

Mais ce que je dois constater, c'est que lorsqu'on vient me reprocher à tort d'être antireligieux, lorsqu'on vient me dire que c'est à cause de mes opinions prétendument antireligieuses que le clergé me repousse, je constate que cela n'est pas vrai, que cela n'est pas exact, puisque je trouve sur les bancs de la droite un homme qui a nié la divinité du Christ et qui a été porté à cette Chambre par le clergé d'Anvers.

- L'incident est clos.

Projet de loi portant le budget du ministère de la justice de l’exercice 1866

Discussion générale

M. Hymansµ. - Messieurs, je me permettrai de sortir de la question des servitudes, ou plutôt de la servitude de la question d'Anvers, pour rentrer dans le débat qui vous a occupés pendant deux jours.

Dans aucun pays à régime représentatif, personne n'a jamais contesté à l'opposition le droit d'interpeller un ministre sur les motifs de son entrée au pouvoir. Ce droit, vous en avez largement usé : l'honorable M. Bara a été pris à partie d'une façon dogmatique par l'honorable M. Jacobs, et d'une façon très civile par l'honorable M. Nothomb. Ce qui fait qu'il a eu à répondre aux deux éléments d'accusation qui, d'après l'interprétation de l'honorable chanoine de Haerne, forme, au point de vue catholique et orthodoxe, un réquisitoire complet.

Cependant, messieurs, on n'a rien trouvé à reprocher à mon honorable ami, et je dois constater que depuis hier il est complètement oublié, il a passé complètement à l'arrière-plan dans la discussion qui nous occupe.

L'honorable M. Dumortier qui disait hier qu'il avait demandé la parole quand il avait entendu le discours de l'honorable M. Dolez et qui en réalité l'avait demandé la veille...

M. Dumortierµ. - Pas du tout. J'ai demandé la parole pendant le discours de l'honorable M. Rogier.

M. Hymansµ. - Les Annales parlementaires constatent que l'honorable M. Dumortier a demandé la parole pendant le discours de l'honorable ministre des affaires étrangères. (Interruption.)

- Un membre. - Qu'est-ce que cela signifie ?

M. Hymansµ. - On me demande ce que cela signifie. Si vous vouliez bien me laisser parler, je vous le prouverais.

M. Dumortierµ. - Cela prouve que vous voulez faire de l'esprit, et voilà tout.

M. Hymansµ. - Pas le moins du monde. Je répète que l'honorable M. Dumortier nous a dit hier qu'il s'était vu obligé de prendre la parole à cause de l'intervention de l'honorable M. Dolez dans le débat.

M. Dumortierµ. - Mais pas du tout.

M. Hymansµ. - Enfin soit, pas du tout !

Dans tous les cas, vous avez demandé la parole pour combattre l'avénement de l'honorable M. Bara au ministère de la justice.

M. Dumortierµ. - C'est encore une de vos inventions. J'ai dit tout le contraire.

M. Lebeauµ. - Vous l'appuyez donc ?

M. Dumortierµ. - Pas du tout ! (Interruption.)

M. Hymansµ. - Si c'est un système que ces interruptions, je n'y répondrai plus.

(page 45) M. Dumortierµ. - Ne prêtez pas à vos adversaires des intentions qu'ils n'ont pas.

M. Hymansµ. - Vous m'interrompez à chaque mot. Comment voulez-vous que je développe la moitié d'une idée ? Je répète que l'honorable M. Bara a complètement disparu de ce débat, et quoique l'honorable M. Dumortier eût demandé la parole à propos de sa nomination, il n'en a pas dit un mot.

M. Dumortierµ. - Cela est complètement inexact.

MpVµ. - N'interrompez pas.

M. Dumortierµ. - Il ne faut pas me faire dire ce que je n'ai pas dit.

MPVµ. - Faites-vous inscrire ; mais n'interrompez pas.

M. Dumortierµ. - Qu'on commence par dire la chose qui est et non la chose qui n'est pas.

MpVµ. - Les interruptions sont défendues par le règlement.

M. Hymansµ. - Il est impossible de continuer ainsi. Il ne me sera pas même permis de constater que M. Dumortier n'a pas combattu la nomination de l'honorable M. Bara !

M. Dumortierµ. - Je vous ai dit hier pourquoi.

M. Hymansµ. - La véritable raison, je vais vous la dire : c'est que l'honorable M. Bara est Tournaisien. (Interruption.) Je ne puis en trouver d'autre. Car je ne puis admettre que vous fassiez l'abandon des principes que vous avez soutenus pendant toute votre longue et respectable carrière de conservateur, que vous sacrifieriez ainsi toutes vos idées sans une raison puissante.

Vous n'avez pas dit un mot de l'avènement de l'honorable M. Bara, et pourtant c'est l'objet de ce débat. Vous avez combattu la doctrine du cabinet, de la majorité.

L'honorable M. Bara a été relégué à l'arrière-plan, et cela prouve combien l'honorable ministre des affaires étrangères, chef du cabinet, avait raison de dire avant-hier que, quel que fût le député libéral qui fût entré dans le cabinet, vous l’eussiez combattu de même ; que ce que vous combattez, ce n'est pas l'honorable M. Bara, ce sont les doctrines du gouvernement, de la majorité libérale, de la majorité du pays.

M. Dumortierµ. - C'est ce que je vous ai dit hier.

M. Hymansµ. - Eh bien, s'il en est ainsi, soyez logique ; ayez aussi le courage de combattre l'honorable M. Bara et de mettre les intérêts de l'Eglise au-dessus des intérêts de la ville de Tournai. (Interruption.)

M. Dumortierµ. - De pareils arguments sont réellement incroyables. Veut-on faire de nous des pantins politiques ?

M. Hymansµ. - Ce que je viens de dire, et ce qui offense si vivement l'honorable M. Dumortier, je ne l'aurais pas dit si vous ne m'y aviez forcé. Pourquoi m'interrompre à propos de choses qui n'en valent pas la peine ? Attendez que je parle de vos principes ; ne nous arrêtons pas à de misérables questions de personnes.

De tous les arguments que l'on a fait valoir contre l'entrée de l'honorable M. Bara au ministère, un seul a surnagé ; on accuse l'honorable député de Tournai d'avoir été radical.

D'avoir été radical quand et où ? Dans cette Chambre ? Pas du tout. Dans une thèse académique que l'on prétend en opposition avec les idées constitutionnelles. Le contraire a été prouvé. Mais enfin cela serait, qu'est-ce que cela prouve ? Est-ce que l'honorable M. d'Hane-Steenhuyse ne vient pas de dire qu'on n'a pas le droit de rechercher les opinions d'un homme politique avant son entrée dans cette enceinte ? L'honorable M. d'Hane-Steenhuyse ne vient-il de pas dire qu'il fallait attendre un homme à ses actes ? et l'honorable M. Bara est entré au pouvoir depuis huit jours, Sa signature n'a pas encore paru au Moniteur. Attendez donc aussi pour le juger ? Soyez conséquents, soyez logiques.

Du reste, ce qu'il y a d'étrange, c'est qu'au moment même où l'on vient accabler l'honorable député de Tournai sous le reproche écrasant de radicalisme, on vient vous faire, dans cette enceinte, en quelque sorte l'apologie de la révolte, et j'ai demandé la parole hier au moment où l'honorable M. Thonissen commençait le développement de cette thèse.

Non pas que je veuille le combattre. Je suis d'avis avec l'honorable député de Hasselt, qu'il y a révolte et révolte. Je reconnais avec lui qu'il y a des révoltés à qui nous devons toutes nos sympathies, toute notre admiration, comme il y a certains sujets fidèles, humbles et soumis à qui nous ne devons qu'indifférence et dédain.

Je reconnais avec l'honorable M. Thonissen que l'obéissance à la loi n'est pas toujours un devoir absolu, quels que soient les temps, les lieux et les circonstances.

Je reconnais qu'il existe un principe grand et noble, un principe permanent et inflexible que l'on peut invoquer contre les lois injustes du XIXème siècle, comme on a pu l'invoquer contre les lois injustes des siècles précédents.

Je reconnais avec l'honorable membre qu'il n'y a de légitime que le droit et la justice, et que les droits de la conscience préexistent à toutes les lois humaines.

J'admire les révoltes légitimes et je m'incline devant tous les exemples que l'honorable membre a pris à notre histoire. J'admire avec lui le comte d'Egmont qui a été un révolté légitime contre la tyrannie du duc d'Albe. J'admire les paysans flamands et brabançons révoltés légitimes contre les lois françaises, et les Belges de 1830 révoltés légitimes contre la dynastie des Nassau et le régime de 1813. Je vais plus loin et l’honorable député de Hasselt ne me suivra plus. J'admire comme révoltés légitimes d'autres hommes illustres du XVIème siècle : Marnix de Sainte-Aldegonde, l'apôtre de la tolérance, Guillaume le Taciturne, précurseur du régime constitutionnel, et dans notre temps, pour ne citer qu'un exemple, Garibaldi luttant pour la liberté de l'Italie.

Vous n'irez pas avec moi jusque-là, vous ne reconnaissez comme des révoltés légitimes que ceux qui ont combattu pour les droits de l'Eglise contre la liberté et vous ne reconnaissez pas comme des révoltés légitimes ceux qui ont combattu pour la liberté contre les droits de l'Eglise.

Voilà où nous différons, mais fussions-nous d'accord sur toutes nos admirations, n'oubliez pas que vos héros étaient des révoltés contre la domination étrangère, que d'Egmont défendait la liberté belge contre la tyrannie espagnole ; que les paysans défendaient leur liberté contre le despotisme de l'invasion française ; que les révoltés de 1830 s'insurgeaient contre des maîtres étrangers, tandis que la révolte que vous appuyez et que vous prêchez aujourd'hui, c'est la révolte contre la souveraineté nationale, contre la loi librement votée par des Chambres librement élues, et sanctionnée par le roi qui est de tous les monarques de l'Europe l'émanation la plus vraie de la souveraineté populaire. (Interruption.)

M. Delaetµ. - Vous oubliez la révolution française ; elle ne se faisait pas contre l'étranger.

M. Hymansµ. - Elle se faisait contre la féodalité, au nom des droits de l'homme, contre le droit divin, tandis que la révolution que vous prêchez aujourd'hui en Belgique se ferait contre la souveraineté nationale, contre la souveraineté populaire, contre toutes les émanations de la liberté.

M. Delaetµ. - Elle s'est faite contre l'oppression.

M. Hymansµ. - Si j'insiste sur ce point, c'est apparemment parce que j'en veux tirer une conclusion.

L'honorable M. Thonissen condamne l'obéissance passive. Je suppose que ses amis la condamnent avec lui. J'en suis fort aise, et voici pourquoi.

Je disais, en commençant, que la droite avait usé d'un droit constitutionnel en demandant des explications au ministre qui venait d'entrer au pouvoir.

Nous aussi, majorité, nous qui soutenons le gouvernement actuel, je crois que nous avons le droit de demander à l'opposition quels sont ses principes, quelles sont ses doctrines.

Si vous avez, vous, des inquiétudes au sujet des opinions anciennes, présentes et futures de l'honorable M. Bara, nous avons, nous aussi, des inquiétudes fort légitimes au sujet de vos principes.

L'honorable M. Jacobs nous a demandé sur nos opinions et nos doctrines des explications nettes et catégoriques. Eh bien, moi, membre de cette majorité, je demande aussi à l'opposition des explications nettes et Catégoriques sur ses doctrines à elle.

C'est un droit que je possède au même titre que vous et dont j'userai.

M. Dumortierµ. - Pas du tout, la droite n'est pas responsable.

M. Hymansµ. - Tout le monde ici est responsable de ses opinions et non seulement des siennes mais aussi des opinions de son parti.

Je n'admets pas que vous puissiez esquiver la responsabilité des doctrines d'un parti auquel vous vous faites gloire d'appartenir.

Nous avons tous accepté un mandat politique. Nous entrons dans cette Chambre avec la responsabilité de nos doctrines et j'ai le droit de vous interpeller sur les vôtres.

M. Dumortierµ. - Nous sommes responsables devant les électeurs et pas devant vous.

M. Hymansµ. - Les explications que je désire obtenir, je ne les demanderai pas pour moi, mais pour le pays. Le pays a le droit de savoir ce que vous voulez et où vous allez.

(page 46) II s'est passé depuis quelques mois des faits graves qui sont bien plus de nature à jeter le trouble dans les consciences que la nomination de l'honorable M. Bara n'est de nature à jeter le trouble dans l'opinion publique.

C'est sur ces faits que je vous interroge et sans aucune intention blessante. Je veux savoir à qui j'ai affaire, quels adversaires nous avons à combattre.

Vous nous appelez des doctrinaires, sans trop savoir ce que ce mot veut dire.

M. Thonissenµ. - Qu'est-ce qu'il veut dire ?

M. Hymansµ. - Apparemment, un doctrinaire est un homme qui a des doctrines, et notre doctrine à nous, c'est la liberté en toutes choses.

Si le mot « doctrinaire » devait être employé dans un sens malveillant, il devrait s'adresser à ceux qui veulent tout sacrifier à une doctrine immuable, à ceux qui s'écrient : Périssent les colonies plutôt qu'un principe ; périsse la Belgique plutôt que l'Eglise !

M. Jacobsµ. - Ni l'une ni l'autre.

M. Hymansµ. - Je vous en prie, ne nous irritons pas. Je n'ai l'intention de blesser personne. Personne n'est plus tolérant que moi et je ne dirai jamais un mot offensant pour une opinion respectable.

Je discute, je me sers peut-être quelquefois de termes un peu vifs, c'est mon tempérament, mais je n'ai pas d'intentions blessantes, soyez-en bien convaincu.

Je vous dis donc : Vous nous appelez des doctrinaires, eh bien, permettez-nous de vous appelez des catholiques, c'est un honneur que nous vous faisons. Moi qui ne suis pas catholique et qui ai le droit de ne pas l'être, je professe un profond respect pour un parti qui prend le nom du culte que professe la majorité des citoyens belges. Vous n'êtes pas seulement des catholiques, vous êtes des fils soumis de l'Eglise, des enfants dévoués du saint-père et ce n'est pas moi qui vous en ferai un reproche. Je respecte votre foi, je fais plus que la respecter, je l'admire et je ne jette pas la pierre à l'infortune.

Mais permettez-moi de vous poser une simple question.

En trois mots, catholiques, fils dévoués de l'Eglise, enfants soumis du saint-père, Belges ayant juré d'observer la Constitution, que pensez-vous de l'Encyclique ?

M. Dumortierµ. - Ce qui nous fait plaisir et cela ne vous regarde pas. (Interruption.) Nous ne sommes pas responsables devant vous. Interrogez les ministres, mais nous, vous n'en avez pas le droit, je vous le dénie. (Interruption.)

M. Hymansµ. - Si je n'ai pas le droit de vous poser cette question, je prierai d'abord notre honorable président de me rappeler à l'ordre. Je demanderai à la gauche elle-même de m'interrompre, car enfin M. d'Hane l'a dit tout à l'heure, il y a des catholiques parmi nous... comme il y a des démocrates parmi vous...

M. Dumortierµ. - Interrogez-les.

M. Hymansµ. - A quoi bon, puisque vous dites qu'il n'y a pas lieu de répondre ?

Je vous demande de nouveau : Que pensez-vous de l'Encyclique ? Vous me dites que je n'ai pas le droit de vous le demander. Si je n'avais pas ce droit, je ne siégerais pas dans ce parlement. Ma présence ici est la preuve évidente que j'ai le droit de vous adresser cette question. Il n'y a ici ni catholiques, ni hérétiques, il n'y a ici que des citoyens. Je ne vous demande pas ce que vous pensez de l'Encyclique comme catholiques, mais comme citoyens. Je ne vous demande pas non plus ce que vous pensez de l'Encyclique de 1832, de celle-là il n'en est plus question, elle a été enterrée sous cet habile distinguo de la tolérance civile et de la tolérance dogmatique ; celle-là, l'honorable chanoine de Haerne l'explique tous les ans depuis 1832 et le pays n'y comprend rien. (Interruption.)

Eh ! sans doute, les citoyens belges ne sont pas tenus d'être des théologiens. Il est des choses que l'honorable M. de Haerne comprend et que je ne suis pas tenu de comprendre et que le pays est moins tenu de comprendre que mo. Je voudrais bien qu'on les expliquât ; d'une façon vulgaire, pratique et simple. Quelle est la différence entre la tolérance dogmatique et la tolérance civile ? Qu'on nous dise comment on peut être un bon citoyen en appliquant certains principes dans la vie civile et en les reniant au point de vue dogmatique.

M. de Haerneµ. - M. Bara a dit qu'il s'agit de tolérance civile.

M. Hymansµ. - En effet, et d'après vous il ne s'agit que de tolérance dogmatique.

M. de Haerneµ. - Lorsque je me suis expliqué, c'était sur une interpellation.

M. Hymansµ. - Vous vous êtes expliqué sur l'Encyclique de 1832. Mais je vous répète que celle-là est depuis longtemps oubliée. On vous prie de vous expliquer sur celle de 1863 et sur le Syllabus qui en forme le complément.

M. de Haerneµ. - C'est la même chose.

M. Hymansµ. - Tant mieux pour ma thèse, mais tant pis pour le pays. Vous avez attaqué, l'autre jour, l'honorable M. Bara, à propos de la doctrine de la séparation de l'Eglise et de l’Etat ; sur ce point vous avez été parfaitement logique, je le reconnais, car l'Encyclique condamne de la façon la plus formelle, en propres termes, par un article spécial du Syllabus, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, qui est le principe essentiel de la Constitution belge en matière de religion.

Mais que dites-vous de cet autre passage de l'Encyclique ? Ceci est-il dogmatique ou civil ?

« Chapitre X. Du Syllabus.

« Erreurs qui se rapportent au libéralisme moderne

« Le libéralisme est une doctrine qu'on pratique, dans tous les pays libres, dans tous les pays constitutionnels. » Eh bien, que voyons-nous dans le chapitre X du Syllabus ?

M. de Smedtµ. - Il y a libéralisme et libéralisme.

M. Hymansµ. - Certainement, monsieur, comme il y a catholicisme et catholicisme, nous le démontrerons tout à l'heure.

« ... Erreurs qui se rapportent au libéralisme moderne, LXXVII. A notre époque, il n'est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l'unique religion de l'Etat, à l'exclusion de tous les autres cultes. »

C'est-à-dire qu'aux termes de l'Encyclique et du Syllabus la religion catholique doit être la religion de l'Etat à l'exclusion de tous les autres cultes.

Poursuivons :

« C'est avec raison que dans quelques pays catholiques la loi a pourvu à ce que les étrangers qui s'y rendent y jouissent de l'exercice public de leurs cultes particuliers. »

Enfin, paragraphe LXXX : « Le pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne. »

Interprétation française et claire : A notre époque, la religion catholique doit être la religion de l'Etat ; à notre époque, les dissidents ne peuvent pas jouir du libre exercice de leur culte, et enfin, le pontife romain, c'est-à-dire le chef de l’Eglise catholique ne peut et ne doit pas se réconcilier et transiger avec les progrès du libéralisme et de la civilisation moderne. Et si nous remontons à l'Encyclique, nous y voyons : « Que toutes et chacune des mauvaises opinions et doctrines signalées en détail dans la présente lettre, nous les réprouvons par notre autorité apostolique, les proscrivons, les condamnons et voulons et ordonnons que tous les enfants de l'Eglise catholique les tiennent pour entièrement réprouvées, proscrites et condamnées. »

M. le chanoine de Haerne dira : Cela est dogmatique : nous ne sommes pas obligés de condamner l'exercice de toutes les libertés en matière civile, nous ne les condamnons qu'en matière spirituelle.

Nous pourrions à la rigueur avec beaucoup de bonne volonté parvenir à saisir cette subtile, cette imperceptible distinction, mais comment voulez-vous que la masse la comprenne et l'apprécie ?

D'ailleurs, les principes de l'Eglise, et c'est un honneur pour elle, ne datent pas de l'Encyclique.

Hier, on nous rappelait dès souvenirs historiques ; permettez-moi de vous en rappeler un à mon tour, qui n'est pas bien éloigné et qui touche à un fait dont beaucoup d'entre vous ont été les contemporains.

Reniez-vous la protestation qui fut adressée en 1814 au congrès de Vienne par l'évêque de Gand, monseigneur de Broglie, contre l'introduction de la liberté des cultes en Belgique, contre la proclamation de la liberté des cultes dans la loi fondamentale ? Reniez-vous les instructions pastorales dans lesquelles les évêques disaient que les lois immuables et imprescriptibles de l'Eglise ne permettaient pas aux citoyens belges de jurer obéissance à la loi dans laquelle la liberté des cultes était inscrite ? Reniez-vous enfin le jugement doctrinal de 1815, qui n'a rien de dogmatique et dans lequel on interdisait aux fidèles d'observer la Constitution ?

Ces doctrines, les reniez-vous ou les acceptez-vous ? Vous ne me répondez pas, c'est votre droit ; mais j'ai le droit aussi d'enregistrer votre silence. Si vous reniez les doctrines que les évêques belges ont produites en 1815, vous reniez l'Encyclique ; vous protestez contre l'obéissance passive. Mais, messieurs, vous cessez d'être catholiques. Or la nomination de l'honorable M. Bara, contre laquelle vous protestez, cette nomination, comme la politique du gouvernement, n'est pas autre chose que la consécration des doctrines libérales, qui, elles, sont la négation (page 47) formelle, en matière civile et politique, de l'Encyclique et du Syllabus. Et voilà ce qui, d'après vous, met le sceau à l'abaissement de la politique nationale. Car enfin, messieurs, ce n'est pas la loi des fondations qui peut être la cause de votre grand émoi : cette loi, elle est depuis longtemps jugée ; cette loi a été votée avant les élections de 1864, avant la dissolution de la Chambre. Elle a été jugée par le pays, qui a maintenu la majorité qui l'avait votée.

Quant à la loi sur le temporel des cultes, que combattez-vous en elle ? Mais cette loi n'est pas discutée ; elle n'est encore qu'à l'état de projet ; elle n'est pas votée, et certes vous ne devez pas supposer qu'elle passera dans nos Codes sans avoir été soumise à une discussion consciencieuse, sans que vous ayez pu y introduire vos amendements, sans que vous ayez pu apporter ici vos propositions ; et même sur les bancs de la gauche, je crois pouvoir le dire, tout le monde n'est pas unanime pour voter cette mesure dans les termes précis où elle a été présentée.

Que combattez-vous donc dans cette loi ? Le principe sur lequel elle est fondée. Mais ce principe existe ; il est consacré dans la législation depuis plus d'un demi-siècle.

Pourquoi donc ne vous révoltez-vous pas contre la loi actuelle et pourquoi vous révoltez-vous contre une loi qui n'existe pas encore ? (Interruption.) Le principe est le même ; ce principe que vous trouvez injustifiable, attentatoire aux lois de l'Eglise, se trouve consigné dans le décret de 1809. Pourquoi donc ne vous révoltez-vous pas contre la loi actuelle ?

Le pays, que je sache, ne s'est jamais révolté contre elle et vous aurez beau faire, il ne se révoltera pas contre la nouvelle loi si elle est votée par la législature. Car, enfin, messieurs, avouons-le, reconnaissons-le franchement à gauche comme à droite, le pays n'est pas aussi agité que vous le prétendez ; le pays est très calme ; il se porte à merveille ; il est très rassuré, très confiant ; et si l'on avait pu croire à l'agitation du pays chaque fois qu'on est venu prétendre, dans cette enceinte, qu'il était à la veille des plus violentes secousses, eh, mon Dieu ! nous aurions vingt fois jeté le manche après la cognée. Je me rappelle qu'en 1841, M. Dechamps venait dire ici, à propos de l'entrée du premier ministère libéral aux affaires, que le pays était profondément agité, que nous étions à la veille d'une révolution ; et comme c'était l'époque où la doctrine de Btoussais était en grand honneur, l'honorable M. H. de Brouckere interrompait, disant : « Vous êtes des Brousséistes, vous voyez de l'inflammation partout ; vous voulez saigner tous nos malades, même ceux qui ne le sont pas. » Le pays a survécu à cette crise, il y survit encore et il n'est pas plus agité aujourd'hui qu'il ne l'était alors.

J'ai beau faire, j'ai beau chercher autour de moi ; l'agitation dont on parle, je ne la vois nulle part. Et pourtant il ne faut pas beaucoup d'hommes pour faire beaucoup de bruit : il suffit de 25 individus pour en faire énormément ; nous en avons eu la preuve à la veille de chaque élection. Vingt-cinq hommes qui se multiplient dans 25 endroits différents s'élèvent à une haute puissance et font du bruit pour mille.

M. Bouvierµ. - Il en est de même à la Chambre.

M. Hymansµ. - C'est évident. Nous faisons plus de bruit ici à une centaine que le pays tout entier avec ses 5 millions d'habitants. (Interruption.)

Je sais bien que vous pouvez répondre à cela en disant que l'agitation, si elle n'est pas à la surface, est dans les consciences. Vous invoquerez la loi des cimetières. Mais à ce propos dites-moi, je vous prie, ce qu'est devenu ce formidable pétitionnement organisé naguère à propos des cimetières.

M. Bouvierµ. - Il est enterré.

M. Hymansµ. - Que sont devenues les 800,000 pétitions qui devaient être apportées à la Chambre sur un char de triomphe ? Où sont-elles ?

- Voix à droite. ) Elles sont ici.

M. Hymansµ. - En effet, elles sont ici, mais elles ne sont plus dans le pays.

Vous avez réussi à réunir ces 800,000 signatures parce que vous étiez à la veille des élections, mais essayez de les recruter encore aujourd'hui ! Je vous en défie.

Il y avait aussi, disait-on, une grande agitation dans le pays avant les élections de 1864. Alors aussi la Belgique allait périr ; elle était condamnée, elle n'avait plus trois mois à vivre ! Messieurs, il n'y a que vous qui ayez péri, et la Belgique se porte à merveille. (Interruption.)

Il n'y a donc rien de vrai, rien de réel dans le sombre tableau que l'honorable de M. de Theux, d'une voix lamentable, a tracé de la situation de notre pays. D'après l'honorable chef de la droite, l'étranger se défie de nous, l'étranger n'a plus de confiance dans l'existence de la Belgique.

Quoi ! l'étranger n'a plus de confiance en nous à cause de l'ardeur que nous apportons dans nos luttes politiques ! Mais, messieurs, vous surtout qui siégez dans cette enceinte depuis 25 à 30 ans, rappelez-vous nos annales parlementaires et dites-nous si les luttes politiques n'ont pas été aussi ardentes, plus ardentes même en d'autres temps qu'elles ne le sont aujourd'hui !

Los luttes politiques, mais c'est la vie des nations libres. Je vous défie de me citer une seule nation qu'elles aient conduite au tombeau. Serait-ce l'Angleterre ? serait-ce l'Amérique ? Et si l'Espagne est déchue, si le royaume de Naples a succombé, est-ce la vie politique qui les a tués ?

Du reste, nous voulons étendre la vie politique en Belgique, vous l'appelez vous-mêmes ; en demandant l'extension du droit de suffrage, vous voulez que la vie politique se répande, qu'elle descende plus profondément dans les couches inférieures.

Mais supprimez la vie politique dans un pays libre, que reste-t-il ? De simples préoccupations d'intérêt matériel, et il n'est personne dans cette enceinte qui osât prétendre que plutôt que d'avoir une nation divisée en catholiques et en libéraux, il est bon d'avoir une nation divisée en administrateurs et en actionnaires de sociétés anonymes, en agents d'affaires et en boursicotiers.

Au surplus, si la vie politique est en péril, ce ne sont pas nos luttes qui en sont cause, c'est le régime représentatif lui-même tout entier.

C'est une théorie fort à la mode, je le sais.

On vient nous dire que la Belgique constitutionnelle est un danger en Europe, que la Belgique constitutionnelle et libre ne peut pas vivre entre la France impériale et l'Allemagne féodale.

Mais, messieurs, est-ce bien à nous, Belges, de soutenir une semblable thèse ? N'est-ce pas à nous d'avoir plus de confiance dans l'avenir de la liberté que dans l'avenir de la force ; car si de ces deux choses, le despotisme et la liberté, l'une doit périr, est-ce à nous à dire que le despotisme doit l'emporter sur la liberté ?

Si nous cessons de discuter, nous n'avons plus de raison d'être ; nous sommes mûrs pour la conquête, nous sommes mûrs pour l'annexion ; nous n'avons plus qu'à nous jeter pieds et poings liés entre les bras du despotisme.

A ce propos, permettez-moi de dire deux mois de la brochure de M. Dechamps. Cette brochure a été flétrie hier comme elle devait l'être, par l'homme le mieux posé dans cette Chambre pour remplir ce rôle.

M. Dechamps a fait appel aux hommes modérés, et c'est l'homme le plus modéré du parlement qui lui a répondu ; ce discours qui nous rappelle les plus beaux jours de l'éloquence parlementaire, ce discours d'un homme de bien, vir bonus et dicendi peritus. ce discours aura en Europe un heureux et légitime retentissement ; l'enthousiasme qui l’a salué hier, est la solennelle protestation du parlement belge contre un acte de fâcheuse défaillance dont la Belgique n'est pas responsable. Il a suffi qu'un des glorieux vétérans de cette assemblée fît un appel aux plus nobles sentiments du cœur humain, pour réduire à néant toute cette fantasmagorie de la peur, qui eût suffi pour faire mettre en accusation un ministre en exercice, et qui ne peut s'expliquer de la part d'un ancien ministre, d'un ancien représentant de la nation, que par l'amertume de l'ambition déçue.

Je ne suivrai pas l'honorable M. Dechamps dans ses appréciations, à propos de la politique étrangère ; je ne sais à quoi cela servirait, car, d'après l'auteur de la brochure, quoiqu'il avienne au dehors, la Belgique doit périr ; dès lors à quoi bon faire des spéculations sur les événements du dehors ? Nous sommes condamnés d'avance.

J'apprécie le mérite littéraire de la brochure de M. Dechamps comme j'appréciais autrefois le charme de ses discours.

Ce pamphlet pourra servir de passeport à l'auteur pour entrer dans une académie ; mais il ne justifie certes pas les éloges que lui a décernés M. Nothomb au point de vue de la perspicacité qu'il révèle. M. Dechamps a publié d'autres brochures ; il en a publié une entre autres dans laquelle il prédisait que la constitution du royaume d'Italie ne serait jamais acceptée par l'Europe ; or, l'Italie existe, et l'Europe n'a pas protesté.

M. Dechamps n'a pas été plus perspicace l'année dernière, lorsqu'il a cru mener son parti à la victoire, et qu'il l'a conduit au bord d'un gouffre dans lequel il s'est englouti avec lui.

Quels sont les grands dangers signalés par M. Dechamps ? Il nous dit que la France de Juillet a disparu, que l'empire s'est élevé à nos frontières, que la guerre d'Italie a commencé le remaniement territorial de l'Europe, que les partis de 1815 n'existent plus, que la situation de l'Allemagne peut nous faire craindre un remaniement territorial.

Mais, messieurs, ces dangers ne datent pas d'hier ; l'empire dont (page 48) M. Dechamps vous révèle l'existence, existe, si je ne me trompe, depuis 1852 ; l'empire existait en 1853, a-t-il empêché la provocation catholique de 1857 ? La guerre d'Italie date de 1859 ; les difficultés de l'Allemagne ne sont pas nées d'hier ; elles remontent à plusieurs années ; ces difficultés n’ont pas empêché l'opinion catholique, l'honorable M. Dechamps en tête, de faire de la politique à outrance, et de venir nous proposer ici l'alliance de l'Eglise et de la démocratie, dans un moment où il fallait, d'après lui, du calme, de la conciliation et de la modération.

C'est à l'époque où tous les dangers que l’ancien député de Charleroi nous signale, existaient depuis longtemps, qu'il venait ici nous proposer le bouleversement du pays par son programme ; c'est à cette époque qu'il appuyait les meetings d'Anvers ; c'est à cette époque que ses honorables amis venaient, sous son patronage, défendre le suffrage universel ; c'est à cette époque que, sous prétexte de conciliation, M. Dechamps demandait à la Couronne le droit de destituer tous les fonctionnaires politiques, après avoir protesté contre ce principe et à une époque où son application était moins dangereuse qu'elle ne l'était l'année dernière ; c'était dans ce moment que M. Dechamps venait nous proposer d'affaiblir le pouvoir en désorganisant les communes.

Enfin, messieurs, c'était à cette époque où les dangers qu'on signale étaient les mêmes qu'aujourd'hui, c'était alors que la droite désertait ses bancs ; c'était à cette époque qu'elle se menait en grève ; c'était à cette époque même que la droite compromettait par son attitude l'existence de nos institutions constitutionnelles.

Faut-il donc prendre au sérieux les dangers que l'honorable M. Dechamps signale aujourd'hui ?

Tous ces dangers n'existent, permettez-moi de le dire, que depuis que l'honorable M. Dechamps ne siège plus dans cette enceinte. L'honorable M. Dechamps a fait pendant trente ans de la politique à outrance. La politique alors était une glorieuse occupation et aujourd'hui que l'honorable M. Dechamps n'est plus ici, il ne faut plus de politique. L'honorable M. Dechamps n'est plus membre de la Chambre ; la machine politique est détraquée ; le char de l'Etat doit dérailler ; l'honorable écrivain nous dit : « La politique est un poison dont je suis mort ; et la Belgique doit en mourir ou j'y perdrai ma rhétorique. »

Mais enfin, supposons que les craintes de l'honorable ex-député de Charleroi soient fondées. A qui s'adressent ses conseils ? Ils s'adressent précisément à son parti. L'honorable auteur de la brochure dit à la Belgique qu'elle doit demeurer de plus en plus attachée à nos fortes et libres institutions. Mais qu'est-ce qui nous en sépare ? C'est l'Encyclique. Il vous dit qu'il faut apaiser les querelles religieuses. Mais qui les provoque ? L'honorable M. Dolez vous l'a dit hier ; c'est votre parti ; ce sont vos chefs. Il faut, dit l'honorable M. Dechamps, imprimer un vigoureux élan au sentiment national et dynastique profondément enraciné au cœur de nos populations. Mais encore une fois, qui provoque dans le pays des sentiments antinationaux, des sentiments antidynastiques ? Ce n'est pas vous, je le déclare, je ne voudrais pas vous adresser une accusation injuste ; mais ce sont les journaux qui vous soutiennent. Et, en définitive, si cette presse que vous reniez ne représente rien, si vous n'acceptez pas de solidarité avec ceux qui vous patronnent et qui vous nomment, dites-nous tout simplement qu'il n'y a plus de parti conservateur, qu'il n'y a plus de parti catholique en Belgique.

L'honorable M. Dechamps nous dit, en terminant, et sur ce point je crois qu'une explication serait très nécessaire, que si les partis veulent s'élever au-dessus des préoccupations étroites qui les égarent (les partis, c'est vous comme nous et c'est votre sentence comme la nôtre), « nous avons des chances de nous agrandir. »

J'ai cherché longtemps l'explication de cette promesse et s'il y a ici un avocat de l'honorable M. Dechamps, il me rendrait service en expliquant cette pensée et en nous disant avec lui par quelle apostasie la Belgique pourrait échanger son indépendance contre une province et son droit d'aînesse contre un plat de lentilles.

L'honorable M. Dechamps, dans la dernière édition de sa brochure, a quelque peu corrigé cette fin malheureuse en disant que la Belgique resterait intacte si elle était bien gouvernée.

Eh bien, messieurs, et c'est là ma conclusion, nous croyons, nous, que la Belgique est bien gouvernée par le ministère actuel.

Si vous vous affligez de la nomination de l'honorable M. Bara, au point de vue, non pas des libertés de l'Eglise, car ces libertés sont intactes et n'ont jamais été menacées, mais au point de vue des doctrines envahissantes de l'Eglise, nous nous en réjouissons, nous, au point de vue des droits de la société laïque et des idées constitutionnelles. Cette nomination, à notre avis, ne peut affliger personne ; car elle n'implique aucun changement dans la politique du cabinet, et le jour où celui-ci voudrait sortir de la voie de la modération, le corps électoral l'aurait bientôt renversé.

Si vous ne voulez pas rendre justice au gouvernement, si vous ne voulez pas rendre justice à la majorité libérale, rendez au moins justice au pays. Le pays est profondément modéré ; il l'a toujours été. Le pays a toujours accepté les gouvernements modérés quels qu'ils fussent, même à l'époque de la domination étrangère, et le jour où la violence est entrée dans les conseils de la couronne, à n'importe quelle époque, elle en a toujours été bannie. La preuve, mais nous l'avons sous les yeux ; nous l'avons eue deux fois depuis dix ans. Le ministère de 1855 était entré aux affaires avec un programme de modération et de conciliation, mais s'il était resté fidèle à son programme, on l'a répété cent fois dans cette enceinte, il serait peut-être encore au pouvoir. Mais le jour où il a déraillé, où il a voulu obéir aux évêques, où il est sorti du programme de modération qu'il s'était tracé lui-même, il a été renversé par le pays.

Et l'année dernière, quand le pays était profondément calme, la droite, dans l'espérance de s'emparer du pouvoir, a semé partout l'agitation, la violence, la droite s'est mise en grève ; la droite a sommé les ministres de dissoudre la Chambre. Le gouvernement a été interrompu pendant plusieurs semaines et la Chambre a été dissoute.

Et qu'a fait le pays ? Le pays a frappé l'opposition dans la personne de son chef.

Le pays a renversé cet homme si perspicace, d'après l'honorable M. Nothomb, qui, les yeux fermés, conduisait son parti à sa perte.

En revanche, messieurs, c'est la moralité de ce débat, dans quelques jours l'honorable M. Bara va paraître devant les électeurs, devant un corps électoral qui, à une autre époque, ne nommait que des catholiques ; devant le corps électoral d'un district qui était autrefois un des châteaux-forts de l'opinion conservatrice ; devant les électeurs d'un district dont l'honorable M. Dumortier a été le représentant.

Eh bien, je demande à cet honorable membre qu'il soit logique ; qu'il essaye de combattre à Tournai l'élection de l'honorable M. Bara. II ne l'oserait pas. M. Bara rentrerait dans cette enceinte avec une écrasante majorité. On n'osera pas le combattre, et dès lors j'ai le droit de dire que l'homme à qui vous reprochez la confiance de la Couronne, siège aujourd'hui dans ses conseils avec l'assentiment public et entier de la nation.

M. Delcourµ. - Messieurs, je ne suivrai pas l'honorable orateur qui vient de se rasseoir, dans tous les détails de son discours. Il y a là beaucoup de choses qui sont étrangères à la politique. Nous sommes ici pour faire de la politique, et nous surtout, opposition, nous sommes ici pour demander des explications au gouvernement.

Voilà, je crois, notre position naturelle, celle que j'entends maintenir.

Dans la séance d'hier, l'honorable M. Dolez a adressé des paroles bien sévères à mon honorable ami M. Dechamps. Il l'a dépeint comme un ennemi de son pays. Il lui a reproché de faire renaître une question close depuis longtemps, et d'avoir soulevé une question inopportune et dangereuse.

Je n'ai pas, messieurs, la mission de défendre ici mon honorable ami. Il y a d'autres membres de la droite, connaissant plus intimement la vie parlementaire de l'honorable M. Dechamps, qui ont bien voulu se charger de cette défense ; mais permettez à un ami de protester, au nom de l'amitié.

M. Dechamps n'est pas un homme nouveau. Il a siégé pendant 30 ans au sein de la représentation nationale. Vous l'avez entendu souvent, et toujours, il s'est fait remarquer par sa grande modération, par son esprit conciliant (interruption), par son patriotisme, par son profond dévouement aux institutions constitutionnelles.

En signalant M. Dechamps comme un homme qui aurait sacrifié les intérêts de sa patrie, je ne crains pas de dire que l'honorable M. Dolez s'est mis en contradiction avec la vie entière de mon honorable ami.

Puisque l'on a parlé de question belge, j'adresserai une interpellation à l'honorable ministre des affaires étrangères.

J'ai appris d'une source que je regarde comme des plus sûres, que M. de Cavour, lorsqu'il négociait à Paris l'intervention de la France dans les affaires intérieures de l'Italie, avait fait au gouvernement français des propositions inconciliables avec l'indépendance de la Belgique.

M. de Mérodeµ. - C'est bien digne de lui.

M. Delcourµ. - Or, à cette époque que se passait-il ? Chez nous la presse libérale n'avait que des éloges pour M. de Cavour, et au sein de la Chambre, les amis du ministère soutenaient la politique de cet homme qui aurait vendu la Belgique.

MfFOµ. - Où tout vos preuves ?

(page 49) M. Delcourµ. - J'attends de vous, M. le ministre, la preuve contraire.

MiVDPBµ. - C'est à vous de prouver.

M. Delcourµ. - Je cite un fait dont je maintiens l'exactitude.

MfFOµ. - C'est une invention.

M. Delcourµ. - En posant à l'honorable ministre des affaires étrangères une interpellation sur la politique extérieure, j'use de mon droit.

Sans doute, messieurs, je ne suis pas initié aux secrets de la politique étrangère ; mais j'affirme que mon interpellation n'est pas une invention, je tiens le fait d'une personne parfaitement renseignée, dont je ne citerai pas le nom à cette tribune. Nous sommes tous ici des hommes d'honneur, et nous devons avoir foi dans nos affirmations.

J'arrive maintenant à la dernière partie de la brochure de l'honorable M. Dechamps. Cette brochure conclut par une pensée qui devrait être celle de tous les Belges, une pensée d'union. Personne ne niera que nous sommes profondément divisés entre nous sur les résultats de notre politique intérieure ; c'est le danger que signale M. Dechamps, en présence des périls auxquels peut être exposée la patrie.

Eh bien, messieurs, la cause de nos divisions, c'est la politique du gouvernement.

M. Bouvierµ. - C'est la politique des évêques.

M. Delcourµ. - Nous verrons.

Je passe au discours de M. le ministre des affaires étrangères.

L'honorable M. Rogier s'est arrêté à trois ordres de considérations. Ila parlé, en premier lieu, de la résistance du clergé à la loi des fondations. Appréciant, en second lieu, la conduite du gouvernement à l'égard du clergé, l'honorable ministre nous a parlé de la modération du ministère ; il nous a entretenus enfin de l'esprit de conciliation qui anime le gouvernement.

En renfermant mes observations dans ces propositions générales, je ne toucherai pas aux questions de personnes, que je veux éviter.

Je m'occuperai d'abord de la résistance du clergé, de la résistance des administrateurs des fondations de bourses, quels qu'ils soient.

L'honorable M. Thonissen vous l'a dit hier, la loi civile, quelque respectable qu'elle soit, est soumise à une loi supérieure, à la loi de la justice et de la conscience.

Lorsque j'ai entendu l'honorable ministre des affaires étrangères qualifier la conduite du clergé de scandaleuse et d'anarchique, j'en ai été profondément affligé ; ces paroles sont imprudentes dans la bouche d'un ministre, adressées surtout au clergé belge, le plus dévoué peut-être de l'Europe aux institutions nationales.

Je viens de dire qu'il y a une loi qui domine la loi civile : la loi de la justice.

Or, que réclame la loi de la justice ? Elle réclame avant tout la conservation de la propriété, la protection des droits individuels.

Eh bien, la loi sur les fondations de bourses est une atteinte au droit de propriété. (Interruption.)

Ces paroles ne m'appartiennent pas ; elles ont été dites par un homme que vous respectez tous, et que vous respecterez toujours.

Eh bien, si c'est une atteinte à la propriété, je dis qu'il y a un devoir de conscience de refuser tout concours actif à son exécution.

MaeRµ. - C'est anarchique.

M. Delcourµ. - Non, messieurs, non, ce n'est pas anarchique, comme le dit l'honorable ministre. Il y a deux espèces de résistances, la résistance active et la résistance passive.

Permettez-moi de m'expliquer sur l'une et sur l'autre de ces résistances.

Qu'est-ce que la résistance active ? C'est la force opposée à la force, c'est l'émeute dans la rue, c'est le mépris de la représentation nationale. C'est le gouvernement de la force substitué au gouvernement du droit.

Nous ne voulons pas de cette résistance-là. Vous savez bien qu'elle n'est ni dans les principes du clergé ni dans les habitudes des catholiques. Mais il y a une autre résistance, la résistance passive.

En quoi consiste-t-elle ?

C'est la résistance passive qui me fait dire : La loi est injuste ; ma conscience ne me permet pas de concourir à son exécution. Voilà la résistance que le clergé a pratiquée et que nous maintiendrons.

MjBµ. - C'est à Louvain qu'on enseigne de pareilles doctrines.

M. Delcourµ. - Je suis vraiment étonné de l'opposition que soulève aujourd'hui cette résistance du clergé à des fondations. Il y a 60 ans qu'il résiste à la loi sur le divorce, et je ne pense pas que, jusqu'à présent, le repos du pays en ait été le moins du monde compromis.

Oui, messieurs, depuis 60 ans que nous régit le Code civil, le clergé se refuse à tenir compte de la loi du divorce.

MjBµ. - Il ne refuse pas son concours au mariage.

M. Delcourµ. - Comment ! je prie l'honorable ministre de me dire si le clergé consent à unir des personnes divorcées ; il refuse donc son concours à la loi du divorce, comme il le refuse à la loi des fondations.

M. Bouvierµ. - On s'en passe.

M. Delcourµ. - Voilà votre système, il n'y en a pas d'autre.

MjBµ. - Vous résistez en matière d'inhumations aussi.

M. Delcourµ. - Nous reviendrons tantôt sur la question des inhumations, bien que je n'entende pas la traiter à fond aujourd'hui. Je continue donc mes observations générales.

Il y a des résistances que j'aime à citer ici, messieurs, parce qu'elles font honneur au clergé.

Vous vous rappelez ce qui s'est passé sous Joseph II.

Lorsque l'empereur changea, au nom des lois civiles et de l'autorité souveraine, la discipline de l'Eglise dans les cérémonies religieuses, qu'il régla les empêchements et les dispenses de mariage, qu'il songea à abolir le célibat ecclésiastique, qu'il supprima les séminaires diocésains, pour soustraire le jeune clergé à la surveillance des évêques, les évoques résistèrent.

L'empereur qualifia dans son édit de 1788 cette résistance, comme on le fait aujourd'hui, d'opiniâtreté, d'entêtement, de clameurs séditieuses. Et cependant cette résistance rebelle était appuyée par la nation tout entière .Vous connaissez tous, messieurs, l'énergique remontrance adressée au souverain par le conseil de Flandre.

Voici un autre fait que je signale à votre attention.

L'assemblée constituante française avait discuté la loi sur la constitution civile du clergé. La loi du 25 octobre 1790 était une usurpation du pouvoir spirituel ; elle était remplie de dispositions schismatiques. On voulut forcer le clergé français à se soumettre à cette loi, et sur 137 évêques, 133 résistèrent.

Voilà, sans doute, un des plus beaux faits de l'histoire ecclésiastique contemporaine, car, au fond, le clergé défendait la liberté de conscience.

Nous avons vu des faits semblables se produire après la conquête de notre pays par les armées française. Un des premiers actes du gouvernement français fut de prescrire le serment de haine à la royauté, Le siège de Malines était occupé par le cardinal Frankenberg, qui s'est laissé incarcérer plutôt que de prêter un serment réprouvé par sa conscience, que de trahir ses devoirs. Dans le pays le schisme s'établit ; nous eûmes des prêtres assermentés et des prêtres non assermentés ; mais de quel côté se plaça la confiance du peuple ? Du côté des prêtres non assermentés, par conséquent du côté des prêtres qui avaient résisté à la loi.

Passons au royaume des Pays-Bas. Nous sommes en 1825, les arrêtés sur l'instruction publique venaient de paraître et le collège philosophique avait été érigé à Louvain. Nouvelle résistance du clergé, et vous savez, messieurs, quel a été le résultat de cette résistance. L'honorable comte de Theux vous l'a dit, elle a forcé le roi des Pays-Bas à conclure le concordat de 1827. J'ajouterai que cette résistance est devenue un des moyens qui ont facilité l'union entre les catholiques et les libéraux, union qui a conduit à l'indépendance de la patrie.

L'honorable M. de Theux vous a entretenu d'un autre fait sur lequel je demande la permission à la Chambre de revenir un instant.

L'affaire des mariages mixtes est sans contredit une des plus intéressantes au point de vue des faits qui nous occupent.

La loi prussienne, ancienne déjà, prescrit que l'enfant du sexe masculin soit élevé dans la religion du père, et que l'enfant du sexe féminin le serait dans la religion de la mère. La loi est si sévère qu'elle annule toute convention qui déroge à cette disposition. Celle loi n'était point obligatoire dans les provinces rhénanes, mais, en 1825, le gouvernement l'y fit publier. Les consciences s'alarmèrent ; le clergé résista ; on négocia avec la cour de Rome, et l'archevêque de Cologne, le comte de Spiegel, hésita ; il fit avec le gouvernement une convention qui méconnaissait le rescrit du saint-père. Après la mort du comte de Spiegel, son successeur se refusa à exécuter la convention, et le gouvernement le fit incarcérer dans la citadelle de Minden.

Dans l'intervalle, les états des provinces rhénanes se réunirent à Düsseldorf ; des voix courageuses se firent entendre et demandèrent hautement justice ; la noblesse de Westphalie y joignit ses réclamations. Les (page 50) défenseurs de l'archevêque furent blâmés par le gouvernement, mais le peuple les porta en triomphe. Un mouvement populaire était à craindre, et le gouvernement prussien se décida à conclure avec Clément-Auguste, archevêque de Cologne, et de concert avec le saint-siège, une convention qui mit fin à ce déplorable état de choses.

Vous voyez par ces faits, messieurs, que la résistance aux lois injustes a reçu l'assentiment général de la nation.

MfFOµ. - Mais c'est précisément ce qui vous manque ici.

M. Delcourµ. - C'est ce que nous verrons.

- Une voix. - Essayez !

M. Delcourµ. - Nous ne voulons pas la résistance active, vous le savez bien. Les conservateurs n'ont jamais été des révolutionnaires et ils ne le seront pas encore aujourd'hui.

J'arrive à la deuxième partie du discours de M. le ministre des affaires étrangères.

L'honorable ministre a parlé de la modération du gouvernement dans la direction des affaires religieuses.

MaeRµ. - Je n'ai jamais dirigé des affaires religieuses.

MfFOµ. - Nous ne nous en occupons pas.

M. Delcourµ. - Dans la direction des cultes, si vous le préférez ; lorsque l'honorable ministre a parlé des relations de l'autorité avec le clergé, il a dit que dans ces relations le gouvernement avait toujours apporté la plus grande modération. C'est bien là la pensée du ministre et je ne pense pas que l'honorable M. Rogier me contredise.

MaeRµ. - Assurément non.

M. Delcourµ. - Eh bien, je cherche en vain cette modération.

La question religieuse comprend quatre choses : la liberté de la charité, la question des cimetières, le temporel des cultes, et enfin la question de l’enseignement primaire.

Je me demande quelle a été, dans ces divers ordres de choses, la conduite du gouvernement. Mais avant je tiens à rappeler un fait peu connu de la Chambre, mais très connu de M. le ministre des finances. A peine la Constitution était-elle faite qu'un conflit s'éleva à Liège, conflit grave, car il remettait en question l'indépendance du culte, garantie par la Constitution ;-il s'agissait des appels comme d'abus.

Un prêtre avait été révoqué par son évêque, la Constitution ne permet pas au pouvoir civil d'intervenir dans ce débat. Le prêtre avait résisté. L'honorable M. Frère a pris cette cause en mains, mais heureusement il y avait des juges à Liège, qui ont rendu un arrêt, qui a condamné pour toujours le système de l'honorable M. Frère.

MfFOµ. - Comme ministre ?

M. Delcourµ. - Non, sans doute. J'arrive maintenant à la politique même du gouvernement.

La première question qui s'est présentée, c'est la question de la charité. Permettez-moi de faire en deux mots l'histoire de cette question.

La loi communale renferme, comme vous le savez, une disposition formelle qui réservé aux fondateurs le droit de nommer des administrateurs spéciaux.

En établissant cette disposition, la loi communale avait voulu rompre avec les idées révolutionnaires de la France et revenir aux anciennes traditions nationales.

Jusqu'en 1847, aucun doute ne s'était élevé sur l'interprétation de la loi communale ; les difficultés commencent avec l'avènement du ministère libéral. Le gouvernement distingua, il consentit à appliquer la loi communale aux fondations anciennes, mais il contesta que la loi fût applicable aux fondations nouvelles.

Voilà le système.

Il fallait les mettre en pratique, l'occasion se présenta bientôt. Les tribunaux furent saisis de la question ; les cours de Gand et de Liège, et la cour de cassation ensuite, condamnèrent l'interprétation du gouvernement.

Que fit alors le gouvernement ? II sacrifia le principe libéral consacré par la loi communale ; et, en 1859, il obtint une loi qui, sous le titre de loi interprétative, était le renversement du principe de la loi communale.

- Voix à droite. - C'est très vrai. (Interruption.)

M. Delcourµ. - Le deuxième point qui rentre dans la question religieuse, c'est la question des cimetières, Celle-là nous aurons l'occasion de la discuter un jour, et j'espère que le moment ne se fera plus longtemps attendre.

Nous reviendrons alors sur les pétitions oubliées. Nous les ferons sortir de leur retraite, et nous rendrons au pétitionnement général son véritable caractère.

Aujourd'hui, je me borne à dire au gouvernement qu'il oublie son devoir. Nous avons la loi du 23 prairial an XII ; je demanderai au gouvernement pourquoi il ne la fait pas exécuter. Le gouvernement applique la loi selon ses convenances. Dans certaines villes, on décide qu'on n'établira plus, dans les lieux de sépulture, de distinction entre les divers cultes et le gouvernement laisse faire. La loi existe, elle doit recevoir son exécution.

Je dirai un mot maintenant du projet de loi sur le temporel des cultes.

Messieurs, cette question-là viendra en son temps et je ne veux pas l'aborder avant. Je me bornerai à vous dire, en un mot, comment, dans ma pensée, je caractérise le projet sur le temporel des cultes ; c'est une expropriation en grand des droits de l'Eglise et des droits du clergé.

MfFOµ. - Avec vos amendements ?

M. Thonissenµ. - Vous les repousserez par vos votes.

M. Delcourµ. - Je vous dis mon opinion ; c'est mon droit.

Reste enfin, messieurs, la question de l'enseignement primaire. La loi de 1842 a été une loi transactionnelle acceptée par tous les partis ; : l'enseignement religieux fait partie de l'enseignement primaire. Qui combat aujourd'hui la principe de la loi de 1842 ? C'est de vos bancs qu'on demande la révision de cette loi. Vous n'avez pas oublié le débat qui a eu lieu, dans cette enceinte, lors de la discussion du budget de l'intérieur ; j'ai combattu ces prétentions ; j'ai défendu la loi de 1842 et appuyé, dans cette question, l'honorable ministre de l'intérieur.

M. Giroulµ. - Nous n'y faisons qu'une résistance passive.

M. Delcourµ. - Ce n'est pas nous qui agitons le pays par les questions religieuses.

Je me demande enfin,, messieurs, si réellement le ministère apporte dans la direction des affaires cet esprit de conciliation que nous devrions attendre de lui ?

M. le ministre des affaires étrangères nous a vanté la conduite du ministère. Eh bien, faisons ensemble le bilan de ces dernières années.

L'honorable M. Dolez a été malheureux hier dans l'exemple qu'il a choisi. Il vous a parlé d'une transaction qui avait été préparée par la commission chargée de l'examen du code pénal, transaction que nous aurions repoussée. Il s'agissait de la censure et la critique des actes de l'autorité publique, proférées en chaire par les ministres des cultes. Ce n'est pas nous, messieurs, qui avons repoussé la transaction ; les souvenirs de l'honorable M. Dolez l'ont trompé. Voici ce qui s'est passé.

Un système de transaction avait effectivement préparé par la commission chargée de l'examen du Code pénal. Il fut soumis à l'honorable M. Tesch, alors ministre de la justice.

Je ne sais pas quelle était au fond la pensée de l'honorable ministre, mais on m'assure qu'il a accueilli avec faveur la proposition de transaction. Plus tard, lorsque la question s'est présentée devant la Chambre, l'honorable M. Tesch a déclaré que le gouvernement maintenait sa rédaction primitive ; c'est donc le gouvernement lui-même qui a repoussé la transaction.

M. Teschµ. - Parce qu'elle avait été repoussée par la droite.

M. Delcourµ. - Ce que je dis est si vrai, que le projet du gouvernement a été adopté par la Chambre. Le système transactionnel, quoique abandonné par le gouvernement, a été reproduit dans la discussion et a encore réuni 19 voix.

Voilà, messieurs, comment la pierre qu'on a voulu nous lancer retombe de tout son poids sur le gouvernement.

M. Dolezµ. - Vos amis ont désavoué l'honorable M. Moncheur, membre de la commission du Code pénal, qui avait accepté.

M. Delcourµ. - C'est M. Moncheur lui-même qui m'a fourni ces renseignements.

M. Moncheurµ. - e demande la parole.

M. Dolezµ. - Me permettez-vous une courte explication ?

M. Delcourµ. - Volontiers.

M. Dolezµ. - L'honorable M. Moncheur figurait avec nous au sein de la commission du Code pénal et je dois rendre hommage à l'esprit de conciliation qui l'animait. Il était d'accord, complètement d'accord avec nous quand nous avons fait la proposition à laquelle je faisais allusion (page 51) hier ; et, si ma mémoire est fidèle, je crois même que l'honorable membre n'avait accepté la transaction qu'après en avoir conféré avec ses amis de la droite. Nous étions donc convaincus que notre idée transactionnelle serait accueillie par vous. Eh bien, une volonté étrangère à vos bancs intervint et l'honorable M. Moncheur se trouva abandonné par la droite.

Voilà la vérité ; j'en appelle à la loyauté de l'honorable M. Moncheur.

M. Moncheurµ. - Je demande la parole.

M. Dolezµ. - J'en appelle encore aux souvenirs de mes honorables collègues de la commission du Code pénal. Vous voyez donc que, pour me servir de l'expression de l'honorable M. Delcour, la pierre que j'avais lancée à la droite et qu'il a cru pouvoir me renvoyer, retombe sur elle de la manière la plus directe.

M. Delcourµ. - Non ! non ! Je maintiens ce que j'ai dit.

M. Moncheurµ. - IL y a dans ce que vient de dire l’honorable M. Dolez, que je remercie du reste des paroles obligeantes qu'il m'a adressées, il y a, dis-je, quelque chose de vrai ; mais il y a aussi quelque chose d’erroné et d'incomplet ; je dois rectifier l'un et compléter l'autre. Voici les faits : Ils datent déjà de plus de six ans ; les souvenirs de l’honorable membre ont donc pu le tromper, je crois les miens exacts.

Lorsque nous nous sommes occupés, en commission spéciale, du vaste travail de la révision du Code pénal, nous nous sommes partagé la besogne ; j'ai été chargé, pour ma part, du rapport sur le titre IV, relatif aux crimes et délits commis par les fonctionnaires publics et les ministres des cultes.

Après un premier examen, je vins communiquer à la commission le fruit de mes recherches et de mes réflexions ; et quand je donnai lecture à la commission de l'article 295 du projet du gouvernement, article qui maintenait purement et simplement l'article correspondant du Code pénal de 1810 et qui continuait, par conséquent, à punir d'emprisonnement les ministres des cultes qui, dans l'exercice de leur ministère, se livraient à une simple critique ou à une simple censure d'un acte du gouvernement ou d'une autorité quelconque, pas un seul membre de la commission ne voulut accepter cette disposition.

Quant à moi, je me bornai à dire que l'article dont il s'agit pouvait bien se concevoir sous le premier et le second empire ; mais qu'il était certainement inadmissible sous le régime de la Constitution belge de 1831. Je citai à cet égard l'article 14 de la Constitution qui garantit aux citoyens belges, à tous les citoyens belges, la liberté de manifester leurs opinions en toute matière.

Deux des honorables membres de la commission, MM. Joseph Lebeau et de Muelenaere, étaient même d'avis qu'il fallait supprimer complètement l'article 295 et M. J. Lebeau déclarait qu'il était en cela conséquent avec les idées qu'il avait jadis professées au Congrès national.

Les autres membres de la commission, et j'étais du nombre, pensaient qu'on pouvait, qu'on devait même, à raison de la position particulière du ministre des cultes lorsqu'il est dans l'exercice de son ministère, à raison de la facilité qu'il a d'impressionner l'opinion d'une manière toute spéciale, et d'exciter vivement les esprits, qu'on devait, dis-je, le punir d'une façon spéciale, si jamais il abusait méchamment de sa position pour troubler l'ordre public.

Je formulai donc un amendement à l'article 295 du projet. Je proposai de ne qualifier délit de la part des ministres des cultes, que le fait de l'attaque méchante, dans l'exercice de leur ministère, du gouvernement, d'une loi ou d'un arrêté royal, et voici où la mémoire de notre digne président de la commission du code pénal l'a mal servi, c'est que pour formuler d'abord cet amendement je n'avais pas même eu le temps de consulter mes honorables amis ; nous étions au début de la session et on demandait le rapport dans un bref délai.

Au reste, la commission concourut à la rédaction définitive de notre amendement transactionnel ; nous supprimâmes notamment le mot : « méchante » ajouté au mot : « attaque », mais par le seul motif qu'il avait été bien entendu, à l'occasion d'autres articles du Code déjà adoptés par la Chambre, que le mot « attaque » impliquait nécessairement l'idée d'intention coupable et de méchanceté.

Lorsque je donnai, de la part de la commission, connaissance à M. le ministre de la justice de cet amendement, il s'y montra favorable.

Tous les membres de la commission étaient convaincus que l'honorable ministre y avait complètement adhéré, ainsi que l'avait fait, je pense, un honorable professeur de l'Université de Gand, M. Haus, qui était le principal rédacteur du projet et qui avait assisté à notre conférence au ministère de la justice.

Dans l'entre-temps la presse s'échauffait sur cette question, et j'avais communiqué l'amendement transactionnel à mes honorables amis, notamment à l'honorable M. Malou et à l’honorable M. d'Anethan, qui y adhérèrent dans l'ordre d'idées où il avait été conçu.

Dans la presse, on ne s'occupait guère que du projet du gouvernement et on le blâmait vivement et à bon droit. Il était, selon la commission et selon moi, tout à fait inadmissible. Il faisait de la simple critique ou de la censure des actes du gouvernement un délit punissable d'emprisonnement : cette disposition était surannée et un véritable anachronisme, qui ne pouvait trouver place dans un Code pénal belge et révisé ; c'était donc surtout le projet du gouvernement que la presse battait incessamment en brèche. M. le ministre n'avait d'ailleurs eu aucune occasion de déclarer publiquement qu'il fût alors disposé à accueillir l'amendement de la commission. Vint le moment de la discussion à la Chambre, et alors ses idées se trouvèrent complètement changées à cet égard, et je me rappelle que c'est le jour même où la discussion allait commencer sur le titre IV du Code pénal, que M. le ministre de la justice vint dire à la commission étonnée, qu'il maintenait purement et simplement l'article 295 du projet du gouvernement.

J'ajoute que cette déclaration de M. le ministre affligea tous les membres de la commission ; que l'honorable M. Dolez, son président, en fut tout le premier très peiné ; qu'il présenta à M. le ministre plusieurs observations pour le détourner de cette résolution, et que j'y joignis les miennes ; mais il y avait eu décision prise de la part du cabinet, et la disposition transactionnelle de la commission fut rejetée net par lui.

Il est vrai, messieurs, que, si mes souvenirs me sont fidèles, M. Tesch, ministre de la justice, nous disait ceci : Puisque la droite ne veut pas de la transaction, puisque le clergé n'en veut pas, eh bien, nous n'en voulons pas non plus ; mais si la transaction était bonne au fond, selon le gouvernement, pourquoi donc ne la maintenait-il pas ?

L'honorable M. Dolez disait tout à l'heure qu'une volonté supérieure, celle du clergé, sans doute, avait interdit à la droite cette transaction ; c'est ici le point erroné que je veux rectifier ; je déclare que, ni en ma qualité de rapporteur de la commission, ni comme simple membre de la Chambre, je n'ai jamais reçu de la part du clergé aucune communication quelconque, ni directement ni indirectement, contre le système de transaction que j'avais adopté et même proposé dans la commission, et auquel un grand nombre de mes amis politiques avaient adhéré. L'honorable M. Delcour a donc eu le droit de reprocher au gouvernement de n'avoir pas continué, lui, à soutenir notre système de transaction.

MfFOµ. - Vous le repoussiez.

M. Moncheurµ. - Qu'en saviez-vous ? Aviez-vous pu compter les voix de la droite ? Et, d'ailleurs, est-ce que votre majorité, si forte et si compacte alors, vous aurait abandonné sur ce point ?

Certes, si vous aviez voulu soutenir le système transactionnel, vous l'auriez fait adopter par cette majorité, plus une partie de la droite.

- Un membre. - La gauche n'était pas d'accord.

M. Moncheurµ. - Il y avait aussi diverses opinions dans la droite, mais ce qui prouve que la proposition de la commission aurait triomphé si elle n'avait pas été repoussée par vous, et qu'elle aurait même réuni une forte majorité, c'est qu'un système transactionnel a été représenté par l'honorable M. Malou, pendant la discussion, et qu'alors même il a réuni 19 voix qui toutes appartenaient à la droite, outre deux abstention également de la droite. Donc, si vous ajoutez 19 voix de la droite à celle dont vous disposiez sur vos bancs, il est clair que vous auriez eu une imposante majorité pour la conciliation, et cependant c'est vous qui venez, aujourd'hui, nous reprocher de n'avoir pas voulu de conciliation.

MfFOµ. - Il y avait des dissidents.

M. Moncheurµ. - Vous faites, quand vous le voulez, bon marché des dissidents.

MfFOµµ. - Chez vous, c'est possible.

M. Moncheurµ. - Au reste voici, messieurs, un fait caractéristique qui prouve que c'est bien chez nous que l'on voulait la conciliation ; ce fait est le motif d'abstention qu'a donné votre honorable collègue, M. de la Coste, lors du vote sur la proposition transactionnelle de M. Malou à laquelle je me suis rallié et qui a réuni 19 voix. L'honorable M. de la Coste a dit ceci : « Je n'ai pas voulu repousser l'amendement de l'honorable M. Malou, parce que c'était une transaction offerte ; mais je n'ai pas pu l'admettre non plus, parce que j'adopte le principe que la loi générale suffit pour punir les délits commis par les ministres du culte. »

Vous voyez donc, messieurs, que si le gouvernement n'avait pas (page 52) repoussé complètement l'idée transactionnelle, cette idée aurait été accueillie par une imposante majorité. Elle aurait réuni les trois quarts des voix de la Chambre.

Mon honorable ami, M. Delcour, avait donc raison de dire tout à l'heure que ce n'est pas de la droite qu'est parti, dans ce cas, le refus de conciliation et de transaction, mais bien de la gauche et du cabinet.

M. Pirmezµ. - Je demande la parole sur l'incident.

MpVµ. - La parole doit être continuée à M. Delcour.

M. Delcourµ. - Permettez-moi de continuer. Je n'ai plus que quelques mots à dire.

MpVµ. - M. Pirmez, je vous inscris, si vous voulez.

M. Pirmezµ. - Non, c'était sur l’incident que je voulais parler.

M. Delcourµ - J'avais la parole. J'ai consenti à ce que l'honorable M. Dolez donnât quelques explications, parce que je l'avais mis personnellement en cause. Je demande qu'on nie maintienne la parole.

M. Dolezµ. - Je tiens à dire que je maintiens complètement mes explications. J'affirme que si nous n'avons pas maintenu notre tentative d'obtenir une transaction de la Chambre et à droite et à gauche, c'est parce que notre honorable collègue s'était trouvé désavoué par ses amis.

M. de Mérodeµ. - Mais non.

M. Dolezµ. - Permettez-moi. Si notre honorable collègue veut rappeler ses souvenirs, et je reconnais qu'il est difficile de les réunir tous après tant d'années, il reconnaîtra qu'il s'est retiré de cette situation avec beaucoup d'amertume au cœur du désaveu qui l'avait frappé. L'honorable M. Moncheur l'a dit alors.

M. Moncheurµ. - L'amertume que j'ai éprouvée provenait beaucoup plus encore de ce que le gouvernement avait rompu la transaction qu'il avait acceptée d'abord.

M. Delcourµ. - Permettez-moi de continuer. Si les faits sont inexacts, vous donnerez plus tard les explications que vous jugerez convenables. Je tiens le fait de l'honorable M. Moncheur qui était rapporteur et je crois que je ne pouvais le tenir d'une source plus authentique.

M. Teschµ. - Oui, mais cela est inexact.

M. Delcourµ. - Je vous ai dit que l'honorable ministre des affaires étrangères avait déclaré que toujours, dans la direction des affaires, le gouvernement avait montre un esprit de conciliation. J'ai prouvé par le seul exemple cité dans la séance d'hier, que cet esprit de conciliation faisait réellement défaut, puisque, comme vous venez de l'entendre, il est certain, et c'est le seul fait que je tenais à constater, que le gouvernement n'a pas maintenu le système transactionnel.

M. Teschµ. - La transaction n'était pas acceptée.

M. Delcourµ. - Le gouvernement a maintenu la rédaction primitive, c'est tout ce que je voulais établir.

J'arrive au deuxième point.

Je me demande en quelle circonstance le gouvernement a fait preuve d'un véritable esprit de conciliation. Les questions politiques que nous avons eu à débattre depuis 1859 sont : en premier lieu, la question des fondations de bourses ; en second lieu, la question électorale.

Dans la question des fondations de bourses d'étude, on vous a dit : Nous sommes prêts à voter la loi en tant qu'il s'agit de régler l'avenir ; renoncez à l'effet rétroactif de la loi, et nous voterons avec vous. Cette transaction, le gouvernement ne l'a pas acceptée. Cependant il avait accepté un amendement de cette nature dans la loi de la charité.

A la fin de la session dernière, la Chambre s'est occupée du projet de loi sur les fraudes électorales. Avons-nous été plus heureux ? Le projet a été voté par la Chambre, plus rigoureux encore que le gouvernement ne l'avait proposé.

La droite vous a demandé le vote à la commune, vous le lui avez refusé.

Elle a insisté sur l'indemnité à accorder aux électeurs de la campagne, vous l'avez refusé.

Elle vous a proposé, en troisième lieu, des modifications aux dispositions légales qui règlent le ballottage, vous avez encore repoussé ces modifications.

Moi-même, je suis venu vous demander la publicité dans les matières électorales, et vous en avez fait de même. (Interruption.)

M. Bouvierµ. - Pas du tout, la question a été ajournée.

M. Delcourµ. - Oui, elle a été ajournée, mais comment ?

Je ne veux pas terminer ce discours sans répondre un dernier mot à l'honorable M. Hymans.

L'honorable membre, après avoir un peu parlé de tout, a porté la question sur le terrain exclusivement religieux. Il s'est occupé de l'encyclique, il nous a demandé comment nous concilions nos devoirs de députés avec nos devoirs de catholiques.

Je dirai à l'honorable membre que nous sommes ici les représentants de la nation au même titre que lui et que nos devoirs sont tracés par la Constitution que nous avons juré d'observer.

Messieurs, en arrivant à la Chambre, je passai devant la Colonne du Congrès, je jetai les yeux sur ce monument national.

Au sommet de la colonne j'aperçus la statue du Roi. Je ne vous dirai pas, moi, quelle affection nous portons à notre Roi bien-aimé ; le Roi peut compter sur notre dévouement le plus absolu.

Au pied de la colonie, mes yeux se sont arrêtés sur les statues allégoriques qui représentent les quatre grandes libertés constitutionnelles de la Belgique, la liberté des cultes, la liberté de la presse, la liberté d'enseignement et la liberté d'association. Ces libertés politiques, nous les maintiendrons.

J'ai parcouru ensuite les noms des membres du Congrès national ; sur les deux cents noms qui décorent les tables de marbre de la colonne, 140 appartenaient à l'opinion catholique, parmi lesquels se trouvaient 13 prêtres.

Alors, messieurs, une double pensée traversa mon esprit, je me félicitai d'appartenir à cette grande opinion qui a si largement contribué a assurer l'indépendance du pays. Mais aussi, mon âme fut pénétrée d'une pensée bien amère, en pensant à l'ingratitude des hommes.

La Constitution tout entière, voilà ma réponse à l'honorable M. Hymans.

Si, un jour, la Constitution venait à être menacée, comptez sur nous : vous trouverez sur nos bancs autant de défenseurs que sur les vôtres.

- Une voix à gauche. - Malgré l'encyclique ?

M. Pirmezµ. - Je demande la parole sur l'incident.

MpVµ. - L'incident est clos. Faites-vous inscrire, et quand votre tour sera venu, vous direz ce que vous voudrez ; mais vous| ne pouvez prendre la parole maintenant.

- Plusieurs membres. - Mais il n'y a pas d'opposition.

MfFOµ. - Tout le monde consent.

MpVµ. - La parole est à M. le ministre des affaires étrangères.

MaeRµ. - Je n'ai que quelques mots à dire, mais tout à l'heure lorsque l'incident a été suspendu, j'ai compris que l'honorable M. Pirmez aurait la parole lorsque l'honorable M. Delcour aurait terminé son discours. Je pense que tout le monde l'a compris ainsi.

MpVµ. - Trois ou quatre membres ont demandé la parole à ce moment.

L'orateur ne peut être interrompu qu'avec sa permission. Voilà les termes du règlement.

MfFOµ. - Mais s'il n'y a pas d'opposition !

MpVµ - Il y a eu opposition de la part de l'orateur. L'honorable M. Delcour a réclamé le droit de continuer son discours et j'ai dû lui restituer la parole.

M. Pirmez peut, s'il le veut, prendre maintenant la parole pour une motion d'ordre.

M. Pirmezµ. - Je suis un des membres de la commission de révision du Code pénal qui ont été les témoins et les acteurs de l'incident qui a eu lieu il y a quelques années et dont on a parlé tantôt. Je crois que des observations qui ont été présentées tant par l'honorable M. Moncheur que par l'honorable M, Dolez, il résulte la conviction complète pour la Chambre qu'une transaction avait été admise dans cette commission, et que cette transaction n'a été repoussée par M. le ministre de la justice que parce qu'elle l'était déjà par l'opposition et qu'ainsi la majorité eût seule fait des concessions à l'avance répudiées.

L'honorable M. Moncheur nous a, en effet, formellement déclaré que M. le ministre de la justice avait déclaré qu'il maintenait son texte, parce que la droite ne voulait pas du texte transactionnel.

Je rappelle exactement les paroles de l'honorable M. Moncheur. Je reconnais que l'honorable membre a témoigne des sentiments les plus loyaux et les plus droits pour terminer cette affaire, qu'il a montré les dispositions les plus conciliantes ; et j'ai pu mieux que personne les apprécier lorsque nous nous sommes occupés, lui et moi, de rédiger l'article contesté d'une manière satisfaisante ; mais il n'en est pas moins vrai que, d'après l'honorable membre même dont je viens de rappeler les paroles, (page 53) la transaction admise par lui a été repoussée par la droite avant la discussion publique.

Mais, à propos des faits qui viennent d'être cités, je dois faire une remarque qui me paraît de la plus haute importance.

Aujourd'hui l'honorable M. Delcour prétend qu'il n'a pas dépendu de la droite de voir adopter par la Chambre un article dans lequel on aurait puni les attaques faites par des ministres du culte contre les actes du gouvernement. Ainsi, d'après lui, la droite était disposée à adopter un article punissant les attaques des actes des autorités civiles par les ministres des cultes ; et il fait un grief au parti libéral de n'avoir pas adopté cette rédaction.

M. Jacobsµ. - Pas la droite tout entière ; on était divisé.

M. Pirmezµ. - Je crois que l'honorable M. Jacobs n'était pas ici alors.

Il était donc question de remplacer dans l'article discuté les mots : « critique ou censure » par le mot « attaques ».

M. Thibautµ. - La droite n'avait pas eu à se prononcer.

M. Pirmezµ. - Il fallait m'interrompre tout à l'heure quand je parlais des faits. Je parle maintenant de la disposition.

On nous reproche donc de ne pas avoir accepté une transaction consistant à remplacer les mots « critique ou censure » par le mot « attaques ».

Il y a cinq ou six ans que ce fait s'est passé, chaque jour encore on le rappelle ! De quelles accusations n'a-t-il pas été la cause ?

La majorité a violé la Constitution, elle a bâillonné les ministres des cultes, elle a placé en permanence le gendarme à côté de la chaire ! On n'a pas trouvé d'expressions assez fortes pour flétrir ce vote !

M. Moncheurµ. - Pourquoi le gouvernement n'a-t-il pas accepté la transaction ? C'est une faute énorme.

M. Pirmezµ. - Voilà donc l'importance de cette fameuse question de la liberté de la chaire ! Question sur laquelle l'honorable M. Jacobs a écrit une brochure, question sur laquelle on a écrit des centaines d'articles de journaux dans lesquels on représente cette loi comme ce qu'il y a de plus monstrueux, de plus attentatoire aux droits de la religion, à toutes nos franchises constitutionnelles.

Voilà cet attentat liberticide que l'honorable M. Delcour se rappelait quand, au pied de la colonne du Congrès, il voyait crouler ces quatre statues qui y symbolisent nos quatre grandes libertés.

M. Delcourµ. - Je n'ai pas dit cela. J'ai dit que je les défendrais.

M. Pirmezµ. - Ainsi, si au lieu des mots : « censure ou critique », nous avions eu le mot « attaques », la Constitution était respectée, la chaire avait conservé toute sa liberté, le prêtre n'était plus frappé d'odieuses dispositions, la religion était sauvée et les statues pouvaient continuer en sécurité leur paisible existence aux quatre coins de la colonne du Congrès !

. Eh bien, messieurs, je le demande à tout homme sensé, raisonnable, à tout homme pour lequel le son des mots n'en est pas le sens, quelle si énorme différence y a-t-il entre ces expressions ?

M. Wasseigeµ. - Demandez-le à M. Dolez.

M. Moncheurµ. - Demandez-le à M. Tesch.

M. Pirmezµ. - On avait voulu dans le sein de la commission discuter sur le sens qu'il fallait donner à cette disposition et nous n'avions trouvé aucune difficulté à admettre le mot « attaques » au lieu des mots : « critique ou censure » !

Cette rédaction, calmant certaines susceptibilités, a, vous le savez, été repoussée par la droite. Comment l'a-t-elle été ? Si mes souvenirs sont exacts, et ici je n'ai pas été mêlé aux faits mêmes, je parle par ouï-dire, et ne puis affirmer après six ans, positivement, ce que ces souvenirs me rappellent ; si donc ma mémoire me sert bien, c'est l'honorable M. Dumortier qui, dans une réunion de la droite, a fait à la proposition transactionnelle une opposition énergique.

Quand donc, par l'influence de M. Dumortier, la transaction a été rompue, que devaient faire le gouvernement et la majorité ? Nous nous sommes dit : On ne veut pas transiger, on veut dans tous les cas faire de cette disposition un texte d'accusation, nous avons à la subir, quoi que nous fassions, conservons le bénéfice d'un texte en vigueur, accueilli et appliqué sans résistance par les tribunaux, et renonçons à des avances que nous aurons le déshonneur de voir repousser et qui ne peuvent aboutir à rien.

M. Wasseigeµ. - D'après vous, vos avances étaient une mystification.

M. Pirmezµ. - On était cependant d'accord, et M. Wasseige me paraît mal apprécier la position des deux partis qui transigeaient. J'ai toujours remarqué que dans une transaction, quand une partie avait le bon droit de son côté, elle était moins disposée à faire des concessions. Si nous ne faisions que des concessions faibles et que vous vous en contentiez, c'était une preuve de la confiance que nous avions dans notre cause.

Messieurs, je demande que cet incident serve d'enseignement. « Censure et critique » au lieu d'« attaque », voilà le grand crime !

Qu'on juge par ce qui vient d'être constaté ce qu'est en réalité ce fameux conflit de la liberté de la chaire, un des plus gros qui se soient produits depuis l'avènement du ministère actuel ; de ce que sont ces persécutions de la religion ; de ce qu'est cette tyrannie des libéraux dont on parle sans cesse et dont on nous a surtout tant parlé depuis trois jours.

M. de Theuxµ. - Vous aurez sans doute remarqué avec surprise la contradiction qui existe entre les assertions de M. Dolez et le commentaire que vient d'en donner M. Pirmez. Si le commentaire de M. Pirmez est juste, que signifiait donc la transaction dont parlait hier M. Dolez ? Ce ne pouvait être qu'un leurre. Voilà ce qui résulte du débat. Et puis, est-ce qu'on transige sur une question constitutionnelle ? La disposition. est constitutionnelle ou elle ne l'est pas. On ne transige pas là-dessus.

D'ailleurs, les législatures doivent-elles faire des lois ab irato ? Est-ce parce que les journaux ont critiqué le projet de la commission, que la commission et le gouvernement, revenant sur leurs pas, déclarent ab irato qu'ils n'accepteront plus d'amendements ?

Je dis que cela n'est pas digne d'une Chambre législative qui agit pour le bien public.

Permettez-moi de finir par une citation ; Que lit-on dans le rapport de M. Moncheur ?

« Toutefois ces dispositions répressives ne peuvent elles-mêmes être portées que dans les limites d'une sage et fidèle interprétation de nos institutions constitutionnelles et de manière à concilier le grand principe de la liberté des cultes avec les exigences de l'ordre et de la tranquillité publique.

« C'est pour ce motif que la commission n'a pu adopter, ainsi que l'indique son premier rapport, la rédaction de l'article 295 du projet du gouvernement qui punit : « les ministres des cultes qui prononceront, dans l'exercice de leur ministère et en assemblée publique, des discours contenant la critique ou la censure du gouvernement, d'une loi, d'un arrêté royal, ou de tout autre acte de l'autorité publique. »

Cela est-il clair ?

M. Moncheurµ. - Messieurs, il y a un point qui doit être dégagé comme point principal dans cette discussion. C'est que si le gouvernement avait conservé son adhésion au système de la commission, ce système aurait été adopté à une grande majorité.

M. Ortsµ. - Mais non, puisque c'est inconstitutionnel, dit M. de Theux.

M. Moncheurµ. - Ce qui était évidemment inconstitutionnel, c'était le projet du gouvernement qui infligeait l'emprisonnement pour une simple critique et qui était par conséquent directement contraire à l'article 14 de la Constitution. Quant au projet de la commission qui ne qualifiait de délit que l'attaque méchante, il y avait diversité d'opinions sur sa constitutionnalité, mais il n'avait été jugé inconstitutionnel ni par la commission, ni par le gouvernement, ni par M. le professeur Haus, ni par plusieurs membres de la droite. Ce que toute la droite, sans exception, a jugé inconstitutionnel, c'est votre prétendu délit des écrits lus en chaire, c'est-à-dire des mandements.

Au surplus, ce n'est pas parce que le gouvernement a considéré le projet de la commission comme inconstitutionnel qu'if y a refusé son adhésion, puisqu'il a maintenu ensuite son texte primitif, qui allait infiniment plus loin que l'amendement de la commission.

L'honorable M. Dolez vient de faire un appel à mes souvenirs ; j'y répondrai franchement : je déclare donc qu'il est exact, comme je viens du reste déjà de le dire, que plusieurs membres de la droite, entre autres l'honorable M. Dumortier, considéraient notre système comme inconstitutionnel.

C'était là une question fort grave, je l’avoue, et peut-être ces membres avaient-ils raison, mais il n'en n'est pas moins vrai qu'un assez grand nombre de membres de la droite aussi la jugeaient très sincèrement comme parfaitement constitutionnelle, et puisque toute la gauche, qui a voté une disposition infiniment plus restrictive de la liberté consacrée par l'article 14 de la Constitution, devait à fortiori considérer notre proposition comme conforme à la Constitution, il est évident que là n'eût pas été pour elle un obstacle pour admettre le système de transaction. En un mot, il y avait entente d'abord sur ce point entre la commission et (page 54) le ministre, et c'est le ministre qui, le premier, et au grand étonnement de la commission, a déserté cette entente.

L'honorable M. Pirmez vient de soutenir la thèse qu'entre punir d'emprisonnement la critique d'un acte du gouvernement, ou bien punir l'attaque méchante d'un semblable acte, il n'y a qu'une différence imperceptible. Je vous laisse à juger la vérité d'une pareille thèse. Quant à moi, je dis qu'ériger en délit et même en grave délit la simple critique d'un acte de l'autorité, c'est une chose parfaitement odieuse et ridicule au siècle où nous vivons et sous nos institutions politiques, et que si cet article restait dans notre code pénal, il y formerait une tache très regrettable.

M. Teschµ. - Je suis amené malgré moi dans ce débat. Il est assez singulier que M. Moncheur ait la mémoire aussi bonne en ce qui concerne le revirement du gouvernement, comme il l'appelle, et qu'il ne se souvienne de rien en ce qui concerne le revirement de la droite, qui est la cause première du revirement du gouvernement. J'ai aussi la mémoire assez bonne, et je sais parfaitement que cet article, tel qu'il était proposé, n'inspirait dans le principe aucune répugnance à la droite. Ce n'est que pendant le débat, que tout à coup M. Moncheur qui avait accepté cet article avec une modification peu importante, s'est vu désavoué par ses amis, et qu'il est venu en quelque sorte après, combattre l'amendement.

M. Moncheurµ. - Je ne l'ai pas combattu.

M. Teschµ. - Non, mais vous avez plus ou moins suivi vos collègues. Que s'est-il passé en ce qui me concerne ? J'étais disposé à accepter un nouveau texte pour autant qu'il fût une transaction acceptée par tous les partis.

À cette condition je voulais bien modifier le texte du code pénal, et la Chambre sait si cette concession était grande pour moi, car elle a vu avec quelle circonspection, et je dois le dire, avec quelle répugnance, j'ai pendant tout le temps de ma carrière ministérielle admis une modification à un texte dont l'interprétation était fixée par la jurisprudence.

Ici cependant je consentis à me départir de ce qui était en quelque sorte pour moi un système ; mais, je le répète, c'était à la condition que cette modification fût acceptée par tous les partis, que la Chambre entière adoptât la disposition nouvelle.

On dit que la Chambre n'a pas été consultée, que nous ne savons pas ce qu'elle aurait fait ; mais, messieurs, les dispositions de la droite étaient parfaitement connues ; elle ne voulait pas de cet article.

M. Dolezµ. - On l'a dit en pleine commission.

M. Teschµ. - Et c'est quand nous avons su que la droite refusait d'acquiescer à cette transaction et quand, d'un autre côté, nous avons su que plusieurs de nos amis répugnaient à modifier la disposition du code pénal, que nous avons renoncé à accepter une nouvelle rédaction. (Interruption.)

D'un côté, le gouvernement était attaqué, qu'il acceptât ou qu'il n'acceptât pas la transaction : il était attaqué par la droite qui n'en voulait à aucun prix ; d'un autre côté, il rencontrait la même résistance dans les rangs de ses propres amis ; de sorte que, sans même avoir l'espoir de voir cesser les griefs anciens, nous aurions froissé un certain nombre de nos amis et nous aurions perdu le bénéfice d'un texte existant et dont le sens était parfaitement fixé par la jurisprudence.

M. Pirmezµ. - Et par M. le baron d'Anethan.

MaeRµ. - Comme par tous les autres ministres.

M. Teschµ - Comme par tous les autres ministres qui se sont succédé au département de la justice. Et certes ce n'est pas la moindre preuve qu'il n'y avait pas là cette inconstitutionnalité que l'honorable comte de Theux reproche au texte du Code pénal ; car si ce texte avait été inconstitutionnel (permettez-moi cette simple remarque pour démontrer l'inanité d'un tel reproche) il aurait dû disparaître du Code depuis la promulgation de la Constitution et les tribunaux ne l'eussent certainement plus appliqué. Or, avez-vous tellement oublié la discussion qui a eu lieu ici que vous n'ayez plus le moindre souvenir de tous les jugements et arrêts que je vous ai cités et qui ont reconnu la parfaite constitutionnalité de ce texte ? Est-ce que je ne vous ai pas montré l'honorable baron d'Anethan lui-même laissant exécuter une peine infligée en vertu d'un article qui, selon vous, eût dû disparaître en présence de la Constitution ?

Messieurs, c'est là, si je ne me trompe, la preuve la plus manifeste du peu de fondement du grief qu'on vient encore de reproduire ici. La vérité est, que si l'on a maintenu le texte actuel, c'est parce que la droite n'a pas voulu de transaction, et que, dès lors, nous étions, nous, dans la nécessité de maintenir un texte dont la constitutionnalité était reconnue par les tribunaux et même par d'anciens ministres appartenant à la droite.

M. de Theuxµ. - L'honorable M. Tesch, ancien ministre de la justice, invoque les décisions judiciaires qui auraient proclamé la constitutionnalité de la disposition du Code pénal dont il est maintenant question.

D'abord, je dirai que ces décisions judiciaires ont, pour la plupart, été rendues, si je ne me trompe, en première instance. Or, je vous le demande de bonne foi, peut-on considérer de telles décisions comme formant jurisprudence, comme constituant une interprétation réelle de la Constitution ? Voyez la question du duel en France, combien de temps n'a-t-elle pas été agitée devant les tribunaux, jugée contradictoirement par les cours supérieures !

M. Teschµ. - Mais sur celle-ci il n'y a jamais eu contradiction, tout le monde est d'accord.

M. de Theuxµ. - La question du duel a été jugée tantôt dans un sens, tantôt dans un autre.

M. Teschµ. - Mais celle-ci pas ; encore une fois il n'y a pas contestation.

M. de Theuxµ. - Je dirai plus, messieurs, sous le gouvernement des Pays-Bas, dans les premières années de la mise en vigueur de la loi fondamentale, bien des interprétations gouvernementales ont passé sans susciter de critiques. Mais plus tard les textes de la loi fondamentale-ayant été mieux médités, les hommes compétents ayant mieux réfléchi aux conséquences du silence qu'on avait gardé, on est revenu de ces interprétations et l'on a démontré qu'elles avaient violé le sens de la loi fondamentale. Ne venez donc pas apporter comme des décisions irrévocables ce qui a pu être jugé dans tel ou tel cas particulier la plupart du temps sans importance aucune.

M. Pirmezµ. - Il me paraît qu'il y a pour la droite un moyen bien simple de montrer les intentions conciliantes dont elle fait parade en ce moment. La discussion de l'article du code pénal dont il s'agit va avoir lieu bientôt au Sénat ; si la droite est d'accord pour adopter la rédaction qui avait été adoptée d'abord par la commission, c'est-à-dire la substitution du mot « attaques » aux mots « critique et censure », qu'elle la propose donc au Sénat ; et pour ma part j'ai la certitude que le gouvernement adoptera un amendement qui serait présenté dans ce sens.

Vous vous plaignez de ce que cet amendement n'ait pas été adopté, il y a six ans ; il en est temps encore, qu'on le présente au Sénat et nous finirons ainsi par nous mettre d'accord sur une question qui nous divise depuis si longtemps.

M. Wasseigeµ. - A quoi bon ? Vous avez dit que cela ne signifiait plus rien.

M. Pirmezµ. - L'honorable M. Delcour nous reproche de n'avoir pas accepté une transaction ; nous vous l'offrons ; c'est donc bien vous qui n'en voulez pas !

Non, vous ne l'accepterez pas, parce que c'est un thème à exploiter, auquel vous ne renoncerez pas !

- Voix à droite. - Oh ! oh !

- Voix à gauche. - Oui ! oui ! C'est cela !

MpVµ. - La parole est à M. le ministre des affaires étrangères.

M. Nothombµ. - Je la demande sur l'incident.

MpVµ. - Un ministre doit toujours obtenir la parole quand il la demande.

M. Nothombµ. - Mais je la demande sur l'incident.

MpVµ. - Je ne le conteste pas, mais encore une fois, un ministre a la parole quand il la demande, conformément à la Constitution.

M. Nothombµ. - Mais l'incident n'est pas terminé.

MpVµ. - Cela ne fait rien. Vous avez été ministre et vous devez savoir que chaque fois que vous avez demandé la parole comme tel, vous l'avez obtenue.

La parole est à M. le ministre des affaires étrangères.

M. Nothombµ. - Est-ce sur l'incident ?

MpVµ. - La parole est à M. le ministre des affaires étrangères.

MaeRµ. - J'ai été interpellé par l'honorable député de Louvain sur un fait qui aurait une assez grande gravité s'il existait et je ne voudrais pas remettre à demain ma réponse.

L'honorable membre nous a affirmé, comme le tenant (page 55) d’une source respectable, qu'à l'époque de la guerre d'Italie M, le ministre Cavour, un homme d'Etat pour la mémoire duquel nous professons la plus grande sympathie, aurait, dans des entretiens avec le chef d'un gouvernement voisin, trafiqué en quelque sorte de notre pays, offert la Belgique en payement des services que le chef de ce gouvernement allait rendre à l'Italie. La Belgique aurait été le prix du concours donné au Piémont par l'armée française. C'est bien cela ?

M. Delcourµ. - Je n'ai pas affirmé ce fait ; je n'ai parlé que de négociations.

MaeRµ. - J'ai consulté mes souvenirs et ceux de mon honorable prédécesseur et je dois déclarer qu'il n'y a dans nos souvenirs, non plus que dans nos archives, la moindre trace, la moindre apparence d'une pareille conversation.

M. Delcourµ. - Ah ! dans vos archives.

MaeRµ. - Sans doute. Avant donc de pouvoir y ajouter foi, je voudrais que l'honorable M. Delcour nous apportât quelque preuve, ou tout au moins quelque indice, quelque commencement de preuve.

En attendant je dois dire que je considère ce fait comme tout à fait dénué de vérité et comme tout à fait impossible. Je me demande, comment à une époque où le gouvernement français prenait tant de précautions pour empêcher que la guerre qu'il allait porter en Italie ne devînt une guerre générale ; je me demande comment le gouvernement français aurait pu accepter une stipulation qui était de nature à provoquer immédiatement la guerre générale ?

Mais, de quel droit, à quel titre le comte Cavour serait-il venu offrir la Belgique au gouvernement français, lui qui n'était alors que le ministre du petit Piémont ? Permettez-moi, messieurs, de le dire, cette anecdote manque absolument de vraisemblance et de sens commun.

Je crains bien que l'on ne poursuive ici la mémoire du comte Cavour parce qu'il était à la tête des principes libéraux.

Messieurs, lorsque l'honorable M. Delcour nous a cité de grands révolutionnaires qu'il a portés très haut, parce qu'ils avaient résisté au despotisme, parce qu'ils avaient affranchi leur pays, il a oublié un nom, et je vais compléter sa liste : il a oublié le nom de l'illustre comte Cavour. Celui-là est digne de figurer parmi ces glorieux révolutionnaires auxquels nous accordons toutes nos sympathies. Il a affranchi l'Italie ; il a fait plus, il a créé en Italie un gouvernement libre et parlementaire ; voilà pourquoi les libéraux de tous les pays ont acclamé le comte Cavour ; voilà pourquoi sa conduite a trouvé, au sein du parlement belge, d'énergiques défenseurs.

Messieurs, j'aime à croire que les antipathies qui se sont révélées autrefois contre la grande Italie sur certains bancs de cette Chambre ont perdu aujourd'hui de leur vivacité ; je me plais aussi à constater que cet Etat, destiné à devenir de jour en jour plus fort et plus prospère, compte beaucoup d'amis en Belgique ; que la Belgique n'est pas un foyer d'hostilité contre l'Italie, malgré ce qui s'est dit dans cette enceinte, ce qui se répète encore ailleurs.

L'Italie jouit, comme la Belgique, d'institutions libres : Elle a les mêmes institutions que nous. Nous avons intérêt à soutenir partout de tous nos vœux les gouvernements libres, les gouvernements parlementaires ; voilà pourquoi le gouvernement italien doit avoir toutes nos sympathies ; et voilà aussi pourquoi le grand ministre qui a concouru à donner à l'Italie, ces institutions, a droit au respect et à l'admiration de tous les vrais amis de la liberté.

- La suite de la discussion est remise à demain.

La séance est levée à cinq heures.