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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 2 février 1867

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1866-1867)

(Présidence de M. E. Vandenpeereboomµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 345) M. Thienpont, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.

M. de Florisone, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Thienpontµ présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« Le commissaire de police de Turnhout demande une indemnité pour les commissaires de police qui remplissent les fonctions de ministère public près les tribunaux de simple police. »

- Renvoi à la commission chargée d'examiner le projet de loi sur l'organisation judiciaire.


« Le sieur Dupont, ancien gendarme, réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir de l'administration de sa compagnie une somme de mille francs qui lui est due et une indemnité pour le préjudice qu'il éprouve du retard de ce payement. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« M. Preud'homme, ayant manque le convoi, s'excuse de ne pouvoir assister à la séance. »

- Pris pour notification.

Composition des bureaux des sections

Les bureaux des sections pour le mois de lévrier ont été constitués ainsi qu'il suit.

Première section

Président : M. Jacquemyns

Vice-président : M. Muller

Secrétaire : M. Bricoult

Rapporteur de pétitions : M. Dethuin


Deuxième section

Président : M. de Vrière

Vice-président : M. Jouret

Secrétaire : M. Carlier

Rapporteur de pétitions : M. Van Iseghem


Troisième section

Président : M. de Macar

Vice-président : M. Orban

Secrétaire : M. Liénart

Rapporteur de pétitions : M. de Rossius


Quatrième section

Président : M. Julliot

Vice-président : M. Funck

Secrétaire : M. Van Overloop

Rapporteur de pétitions : M. Elias


Cinquième section

Président : M. Magherman

Vice-président : M. Mouton

Secrétaire : M. Notelteirs

Rapporteur de pétitions : M. De Fré


Sixième section

Président : M. Lesoinne

Vice-président : M. Thonissen

Secrétaire : M. T’Serstevens

Rapporteur de pétitions : M. Vander Donckt

Projet de loi abrogeant l’article 1781 du code civil

Discussion générale

MpVµ. - M. le ministre de la justice se rallie-t-il aux amendements de la section centrale ?

MjBµ. - Je me prononcerai sur chaque article, M. le président.

- La discussion est ouverte.

M. Lelièvreµ. - Les efforts que je considère comme infructueux, à l'effet de substituer à l'article 1781 du code civil des dispositions pratiques et raisonnables, m'ont démontré qu'il est préférable de ne rien changer à une législation qui, en fait, n'a jamais donné lien à des inconvénients.

A mon avis, il importe de ne décréter que les réformes dont l'expérience a démontré la nécessité.

La loi qui dans son exécution n'a pas donné lieu à des abus est évidemment conforme aux mœurs du pays, et il y a danger à innover alors qu'on ne peut apprécier les conséquences d'un changement qui peut produire des résultats fâcheux.

Or, depuis 64 ans, nous vivons sous l'empire de l'article 1781 et tous les hommes d'expérience reconnaissent que cette disposition n'a créé aucun ordre de choses contraire à la justice.

Veut-on avoir la preuve, combien l'on doit hésiter à supprimer l'article 1781, il suffit de voir quelles difficultés fait naître dès maintenant le régime nouveau qu'on veut établir.

A peine la discussion est-elle commencée que de nombreux systèmes se produisent, et le gouvernement lui-même comprend la nécessité de modifier son œuvre et d'apporter à la disposition primitive des modifications dont une partie est même rejetée par la section centrale.

En cette occurrence, je préfère ne pas risquer une réforme qui pourrait bien créer de graves difficultés dans une matière où, jusqu'à présent, il ne s'en est présenté aucune.

Il suffit, du reste, d'examiner les articles nouveaux adoptés par la section centrale pour se convaincre qu'on va s'engager dans une voie périlleuse.

D'abord, on propose de décréter que, dans le cas même où il s'agira de sommes supérieures à cent cinquante francs, la preuve par témoins pourra être administrée.

Remarquez que les rédacteurs du code civil avaient cru que. pour prévenir des procès fréquents et fâcheux à tous égards, il fallait même, dans la matière que nous traitons, prohiber la preuve testimoniale pour chose inférieure à cent cinquante francs, et nous, messieurs, perdant de vue les leçons de l'expérience qui attestent quels dangers présente, surtout de nos jours, la preuve testimoniale, nous admettons cette mesure conjecturale même pour des valeurs dépassant la somme énoncée à l'article 1341. Ainsi, c'est à une époque où les inconvénients de la preuve par témoins se sont accrus que nous allons la rendre plus facile et abandonner les principes conservateurs admis par des législateurs remontant à plusieurs siècles.

Les articles proposés par la section centrale ont un autre inconvénient bien grave, c'est de tout livrer en cette partie à l'arbitraire, c'est de créer l'omnipotence du juge sans fournir à celui-ci un fanal pour l'éclairer.

On ne pense pas même à donner aux maîtres des moyens plus faciles, à l'effet d'établir leur libération. Les contestations entre maîtres et serviteurs seront une véritable loterie, où l'honneur du maître sera en jeu.

Ce n'est pas tout, l'on sait que la meilleure loi est, comme dit Bacon, celle qui laisse le moins possible à l'arbitrage du juge.

Eh bien, dans l'espèce, même en l'absence complète de preuve, on établit le juge maître de déférer le serment supplétoire à l'une ou l'autre des parties.

Il y a plus, on fausse le caractère et la nature du serment tel qu'il est énoncé à l'article 1367 du code civil, c'est-à-dire qu'on permet au juge de le déférer à la partie qui n'a en sa faveur aucun commencement de preuve.

Ce sera en définitive une question de personne qui tranchera le débat. On bouleverse ainsi les principes qui ont présidé aux législations de toutes les époques en matière de serment supplétoire.

Il faut convenir que cet ordre de choses contrarie plus manifestement les règles du droit que ne le fait l'article 1781, fondé sur des nécessités (page 346) sociales et sur des considérations qui ont pour elles l'appui de l'expérience.

Du reste, le projet ne fait pas disparaître les inconvénients résultant de la difficulté d'obtenir la preuve des payements faits par les maîtres à leurs domestiques.

Ces inconvénients n'auront pu être évités qu'au moyen des livrets, si sagement recommandés par M. Preud'homme et dont la section centrale a eu le tort de ne pas faire état. Quant à moi, je suis convaincu que le projet, loin de produire de bons fruits, donnera lieu à des contestations regrettables.

Le principal argument déduit contre l'article 1781, c'est la suprématie créée au profit du maître ; mais ce qu'on perd de vue, c'est que la domesticité, par elle-même, a pour conséquence une inégalité de position et qu'il n'est pas possible de faire gouverner par des règles d'égalité absolue un régime né de relations de confiance et de subordination entre le maître et le serviteur. Appliquer à cet ordre de choses le droit commun relatif aux négociations ordinaires, c'est introduire un germe de division au sein des ménages et des familles ; c'est multiplier des procès qu'il est d'une bonne législation de prévenir. L'on sait, du reste, que c'est le vague et l'incertitude des dispositions législatives qui font naître les contestations. Or, sous ce rapport, le projet de la section centrale n'est pas un modèle digne d'être imité en fait de législation.

Il y a plus, le défaut de règles précises indiquées au juge, aura pour conséquence de faire porter en appel un grand nombre d'affaires de la nature de celles dont il s'agit. Or, le recours, lorsqu'il s'agira d'une somme excédant cent francs, ruinera en frais les ouvriers et domestiques obligés de parcourir plusieurs degrés de juridiction, de sorte que la faveur qu'on semble leur accorder par le projet tournera à leur détriment.

Une observation analogue est applicable à la prescription, telle qu'elle est réglée par l'amendement de M. le ministre de la justice. Cette prescription est une profonde modification des droits des domestiques et des ouvriers, elle leur enlève le privilège tel qu'il était admis en leur faveur par l'article 19, n°4, de la loi du 16 décembre 1851, sur le régime hypothécaire. Du reste, savez-vous quelles seront les conséquences de ce nouveau régime ? C'est qu'en cas de décès du débiteur, les héritiers de celui-ci opposeront cette courte prescription aux ouvriers et aux domestiques, de sorte que la condition de ces derniers sera beaucoup plus défavorable que sous la législation actuelle.

Il en sera de même lorsqu'il s'agira de distribution par contribution. Les autres créanciers et les tiers écarteront les légitimes réclamations des ouvriers et domestiques, sans que ceux-ci puissent eu aucune manière écarter l'exception de prescription.

En résumé, les dispositions nouvelles, bien loin d'être favorables à ceux qu'on veut protéger, produiront des résultats désastreux pour eux.

Quant à moi, après avoir mûrement réfléchi, je ne crois pas même devoir insister dans mon amendement et comme, à mon avis, on n'a rien proposé de nature à prévenir les inconvénients sérieux auxquels donnerait lieu la suppression de l'article 1781, je préfère maintenir provisoirement un état de choses qui, en laissant quelque chose à désirer, n'a pas au moins produit d'abus, et j'émettrai un vote défavorable aux propositions du gouvernement et à celles de la section centrale.

M. Guilleryµ. - Je partage l'opinion de M. Lelièvre quant à la plupart des critiques qu'il a adressées au rapport de la section centrale. Mais j'arrive à une conclusion diamétralement opposée, c'est-à-dire à l'adoption du projet de loi tel qu'il a été présenté par M. le ministre de la justice.

Je crois, comme M. Lelièvre, que toutes les tentatives qu'on a faites depuis n'ont conduit qu'à des anomalies, à des contradictions qu'il serait regrettable de voir dans notre législation.

Le projet de loi que nous discutons en ce moment a une grande importance ; il soulève une question pratique qui déjà par elle-même se recommande à toute notre attention, mais il soulève aussi une question sociale qui ne peut se présenter à nous sans provoquer nos méditations les plus consciencieuses, sans être mûrement approfondie.

L'exposé des motifs qui indique plutôt qu'il ne développe les considérations qui ont engagé le gouvernement à déposer ce projet, suffit pour démontrer qu'il faut, en cette matière, à peine de manquer de justice, établir le droit commun. L'exposé des motifs dit, avec raison, qu'en accordant au témoignage du maître une préférence sur celui du domestique ou de l'ouvrier, la loi met injustement ceux-ci en état de suspicion, et est ainsi pour eux une cause permanente d'humiliation.

Eh bien, messieurs une disposition législative, qui est pour une partie notable, je dirai même la plus considérable de nos concitoyens, une cause permanente d'humiliation, ne peut pas subsister dans nos codes.

L'amendement adopté par la section centrale, à regret, comme elle le témoigne, fait-il cesser cette anomalie ? Non, messieurs. Comme l'a fort bien dit M. Lelièvre, quoique son argument fût destiné à défendre une antre cause, il crée l'omnipotence du juge. En définitive, adopter ce système ce serait dire : Nous ne voulons pas résoudre la question, nous n'avons ni la force ni le courage de la résoudre, nous prions messieurs les juges de paix de la résoudre chacun suivant leur opinion personnelle. Cela est-il digne du législateur ?

La section centrale dans le rapport qui nous été distribué, hier soir, déclare persister dans l'opinion qui a été adoptée unanimement par elle, et qui avait été également adoptée dans toutes les sections.

Lors de la discussion, à la première critique qui s'est élevée, il a semblé que le projet fût. compromis et qu'il fallût recourir à des moyens de conciliation. Des moyens de conciliation, je ne demande pas mieux, mais à condition que ce ne soit pas pour renverser le projet de loi.

Le projet présenté par la section centrale porte dans son article 3 :

« En cas d'absence complète de preuve et par dérogation au n°3 de l'article 1367 du code civil, le juge pourra, d'office, déférer le serment à l'une ou à l'autre des parties. »

Ainsi voilà le juge qui, contrairement à des principes toujours admis, à savoir que le serment ne peut être déféré d'office par le juge que lorsque la demande n'est pas complètement dénuée de preuves ou qu'elle n'est pas complètement justifiée, pourra déférer le serment, même lorsque aucun fait prouvé ne rendra vraisemblables les allégations des parties !

Aujourd'hui, le serment déféré d'office par le juge peut bien être un complément de preuve ; lorsque des présomptions graves, viennent donner au juge la conviction que le droit est d'un côté, il complète cette conviction par le serment ; mais jamais, dans notre législation, on n'a donné au juge le droit d'accorder à une partie le moyen de se créer un titre à elle-même.

Voilà déjà une disposition très dangereuse créée par cet article 3. Mais, en réalité c'est le rétablissement de l'article 1781.

M. Bouvierµ. - Sauf la franchise.

M. Guilleryµ. - Sauf la franchise, comme le dit fort bien l'honorable M. Bouvier et j'ajouterai : Sauf le courage ; car enfin si nous voulons maintenir l'article 1781, ayons le courage de le dire, mais ne nous retranchons pas derrière une équivoque.

L'article 178I donne au maître le privilège d'être cru sur son affirmation, et on propose de permettre au juge de paix de déférer le serment soit au maître soit à l'ouvrier. Or, M. le ministre de la justice avait d'avance combattu et condamné ce système en s'exprimant connue suit sur l'amendement de l'honorable M. Pirmez :

« Cet amendement ne tend à rien moins qu'au rétablissement de l'article 1781, avec l'arbitraire du juge en plus. Vous dites au juge : « Vous aurez la faculté d'admettre le système de preuves du code civil ; mais vous n'y êtes pas tenu ; vous ne le ferez pas si vous le jugez convenable, vous êtes libre de déférer le serment à l'une ou à l'autre des parties... J'ajoute que, dans ce système, l'ouvrier succomberait presque toujours, parce que le juge déférera, de préférence, le serment au patron. »

En réalité, messieurs, quelle que soit votre opinion, que vous croyiez que le juge de paix déférera le plus souvent le serment au maître ou qu'il le déférera le plus souvent à l'ouvrier ou qu'il tiendra une balance égale, ce qu'il y a de certain, c'est que nous ne pouvons pas transférer au juge de paix la mission du législateur.

Il faut que vous, législateur, vous décidiez si l'ouvrier et le domestique sont dans le droit commun, oui ou non.

Quel grand inconvénient peut-il y avoir à résoudre cette question affirmativement ? Il semble, à entendre certains orateurs, que le repos des familles soit compromis dès le jour où le maître ne sera plus cru sur son serment pour établir la quotité ou le payement des gages.

Dans la pensée du conseil d'Etat, on établissait bien la suprématie d'une classe de la société sur une autre. Treilhard disait :

« Le maître mérite le plus de confiance. »

Il en conclut que c'est au maître qu'il faut s'en rapporter.

Mais sommes-nous vraiment dans cette alternative, ou de commettre une injustice, ou de compromettre le sort des maîtres, et de tous ceux qui louent les services d'autrui ? N'avons-nous pas, tous les jours, des rapports analogues à ceux qui existent entre maître et ouvrier ? Je ne vois pas, cependant, que le droit commun produise des effets si désastreux.

L'honorable M. Dumortier disait : Allez-vous demander quittance à (page 347) votre ramoneur ? Premièrement, je ne répondrai que ce ramoneur n'est pas dans le cas prévu à l'article 1781.

Lorsque vous employez un ramoneur, un ouvrier menuisier, un serrurier, un cordonnier, vous ne jouissez pas du privilège de l'article 1781.

Ce privilège ne s'applique qu'au patron vis-à-vis de l'ouvrier ; c'est ce qui a été dit expressément au conseil d'Etat : M. Treilliard a dit, de l'assentiment des autres membres du conseil, qu'en effet l'article disposait entre l'entrepreneur et son ouvrier, entre le maître et son domestique.

Ainsi donc l'argument tourne contre la thèse que défendait l'honorable M. Dumortier. Si votre ramoneur, votre cordonnier, votre menuisier, etc., ne vous font pas payer deux fois, pourquoi voulez-vous que vous soyez exposé par vos domestiques à payer plus que vous ne devez ? Pourquoi plus de perfidie d'un côté que de l'autre ?

Je ferai remarquer, dans tous les cas, que l'exemple de l'honorable M. Dumortier n'a pas été heureusement choisi, attendu qu'à Bruxelles, par exemple, les ramoneurs donnent toujours quittance ; ils y sont obligés non seulement pour constater le payement, mais encore et surtout pour constater, en cas d'incendie, que toutes les précautions ont été prises pour le prévenir.

Vous le voyez, messieurs, l'imagination crée des dangers chimériques.

Ce moyen de preuve qui paraissait si impossible à l'honorable M. Dumortier s'emploie donc tous les jours. Il n'y a rien de plus simple. Le boucher, l'épicier, le boulanger, enfin tous les fournisseurs de ménage ont des livres sur lesquels on inscrit chaque fourniture qui est faite. C'est ainsi que se constatent les consommations d'un ménage.

Quant aux domestiques, serait-il donc si difficile d'avoir un livret dans lequel on inscrirait mois par mois les payements qu'on leur fait et le domestique signerait ? Combien y a-t-il en Belgique de domestiques qui ne sachent pas, je ne dirai pas lire et écrire, mais au moins signer leur nom ? (Interruption.)

M. le ministre de l'intérieur nous a appris que les miliciens ignorants n'étaient que de 30 p. c. ; j'ajouterai qu'en fait il est très rare aujourd'hui de trouver, à Bruxelles, des domestiques qui ne sachent ni lire ni écrire ; et s'il en est qui ne sachent pas au moins signer leur nom, il ne faudra pas, je le répète, ni beaucoup de temps, ni beaucoup de peine pour le leur apprendre. Il n'y aurait pas grand mal à engager les maîtres à s'en occuper.

La règle consacrée par l'article 1781 n'est qu'un très petit côté de la responsabilité que de mauvais choix entraînent pour le maître. Si un maître prend un domestique fripon, capable de nier un payement, non seulement il court le risque de payer deux fois, mais il s'expose à d'autres dangers bien plus graves ; et, pour le dire en passant, en présence de la prescription de six mois consacrée aujourd'hui pour les gages des domestiques payés au mois, le maître ne pourra jamais avoir une somme bien considérable à payer deux fois.

Messieurs, le maître qui a un domestique fripon est coupable à mes yeux ; il est coupable de négligence, et cette négligence, cette insouciance de ses devoirs de père de famille compromet non seulement sa fortune, mais souvent son honneur et les mœurs de ses enfants.

Oui, la moralité de vos enfants dépendra souvent des domestiques ; les domestiques sont dans vos affaires ; ils sont souvent au courant de vos secrets ; ils sont vos représentants légaux dans maintes circonstances ; ils ont une partie de votre fortune dans leurs mains ; vous en êtes responsables ; si votre cocher renverse un passant, s'il commet un dégât, vous en êtes responsables ; vous devez payer tous les dégâts qu'il a commis. S'il arrive par sa faute un incendie, vous devez payer les frais de cet incendie. Et vous parlez des inconvénients de la suppression de l'article 1781 du code civil ! Mais c'est là, je le répète, le plus petit côté de la responsabilité qu'entraîne le mauvais choix d'un domestique. et comme on l'a dit au conseil d'Etat, lorsqu'on a discuté l'article 1384, celui qui a un mauvais domestique est responsable de sa négligence ; responsable d'un mauvais choix, et il doit en subir les conséquences. Cela engagera les maîtres à apporter plus de soin dans les renseignements qu'ils prennent sur la moralité de ceux à qui ils accordent leur confiance.

On a dit que les maîtres auraient toujours raison et qu'ils devaient avoir raison devant la justice. (Interruption.) On a dit au moins quelque chose d'analogue, quelque chose qui y ressemble.

Eh bien, messieurs, j'avoue que lorsque je vois traiter si sévèrement une classe très intéressante de la société, classe dont le service exige de l'intelligence, beaucoup de courage, et souvent beaucoup de dévouement ; qui en a donné de si grands exemples et dans les épidémies, et dans les malheurs de famille, où l'on a eu à constater des traits de courage véritablement admirables ; je me dis que l'on est souvent bien injuste, lorsqu'on parle des malheureux et des classes déshéritées et je me rappelle involontairement ce mot d'un auteur célèbre : « On veut que le pauvre soit sans défauts... Aux vertus que l'on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être valets ? »

Les inconvénients donc résultant de l'immoralité des domestiques ne sont pas graves, parce que les domestiques fripons, et je le répète, fripons au point de nier carrément un payement, seront l'exception, et l'exception très rare ; parce que la prescription de six mois, en la laissant telle qu'elle est dans le code civil, et que je ne propose pas de modifier, est suffisante ; et parce qu'enfin la pratique est là pour démontrer que les inconvénients ne sont pas à craindre. En effet, l'article 1781 n'existe ni pour les clercs d'huissiers, ni pour les clercs d'avoués, ni pour les commis des marchands. Ceci est de jurisprudence incontestable. Voilà une classe qui se rapproche certainement beaucoup de la classe des domestiques, qui est prise parmi les mêmes personnes, des personnes aussi dénuées de fortune et souvent privées d'une bonne éducation.

Est-ce que ceux qui les ont employées ont eu à se plaindre et à réclamer des mesures exceptionnelles pour ces personnes qui sont à leur service, qui souvent ont des gages inférieurs à ceux des domestiques et qui sont souvent dans une position plus malheureuse ? Est-ce que le droit commun a pour résultat que les huissiers, les avoués, les marchands doivent payer deux fois les gages de leurs clercs ou de leurs employés ? Pas le moins du monde. Cela se passe sans réclamation, exactement comme cela se passe entre maîtres et domestiques, sous la protection de l'article 1781.

Je terminerai, messieurs, en disant qu'en cette matière comme en toute autre, le droit commun est le seul qui réponde à toutes les exigences de la situation, à toutes les exigences des choses ; que le droit commun suffit à tout. Nous sommes entrés dans cette voie en abolissant les lois sur l'usure et sur les coalitions, et chaque fois que le gouvernement nous proposera un moyen de rentrer dans le droit commun, nous proposera surtout de relever une classe de la société d'une position humiliante qui lui est imposée, je l'appuierai, quant à moi, de mon vote et de toute mon énergie.

Un orateur qu'on a cité plusieurs fois, dans cette discussion, M. Troplong, fait remarquer que l'adoucissement des mœurs, que la moralité qui s'introduit dans la classe domestique, comme partout ailleurs, résoudra la question beaucoup mieux que l'article 1781, et après avoir défendu cet article par les arguments que vous connaissez, il se trouve en avoir préparé et justifié l'abrogation, en déclarant lui-même que la classe des domestiques n'était plus ce qu'elle était du temps des Frontins et des Scapius, que cette classe s'est améliorée, comme les autres classes, et qu'en définitive les bons maîtres font les bons domestiques, comme les bons domestiques font les bons maîtres.

J'ai parlé surtout des domestiques, parce que c'est d'eux que se sont occupés les adversaires du projet. Mais comment justifier l’état de suspicion où l'article 1781 place toute la classe ouvrière ?

Voilà, messieurs, ce que je voulais dire sur l'article 3 proposé par la section centrale.

Quant à l'article 2, il est ainsi conçu :

« Les contestations entre maîtres et domestiques ou ouvriers, relatives à la quotité des gages ou au payement du salaire, seront décidées à quelque valeur qu'elles puissent monter, sur les preuves admises, lorsque l'objet ne dépasse pas 150 francs. »

Ici encore, messieurs, je trouve que l'on a eu tort de sortir du droit commun. Comme le dit l'honorable M. Lelièvre, il y a de graves raisons qui ont engagé le législateur à ne pas admettre la preuve testimoniale au delà de 150 francs. Ces raisons ont été reconnues de tout temps dans notre droit civil. Je crois qu'on aurait tort d'y déroger et surtout lorsqu'il s'agit de contestations s'agitant dans une classe qui, sans vouloir en rien suspecter sa moralité, se trouve cependant dans une position spéciale, parce qu'une somme de 150 francs est pour elle bien plus considérable qu'elle ne l'est ordinairement dans les procès qui se déballent devant les tribunaux.

Quant à l'article 4, l'exemption du droit de timbre et d'enregistrement, je trouve que nous ne pouvons que l'approuver. Il y a différentes dispositions de nos lois qui dispensent du timbre et de l'enregistrement les pièces produites en justice, et je crois que si jamais cette disposition a été équitable, c'est bien dans la matière qui nous occupe.

En résumé, j'engage vivement M. le ministre de la justice à persévérer dans le projet de loi qu'il a présenté, qui est parfaitement justifié dans l'exposé des motifs qui a été accueilli unanimement dans les sections et (page 348) par la section centrale, qu'il a défendu avec infiniment de talent, au début de la discussion et à ne pas s'arrêter devant quelques critiques dont le résultat serait de détruire complètement d'un côté ce que l'on fait de l'autre.

Soyons justes, avant tout. La justice produit de plus heureux fruits que les exceptions et les privilèges.

MjBµ. - Messieurs, lorsque, dans une de ses dernières séances, la Chambre s'est occupée de l'article 1781, plusieurs membres ont manifesté des craintes et ont proposé des amendements pour remédier aux dangers qu'ils croyaient devoir naître de l'adoption du projet de loi.

Il y a cela de remarquable, messieurs, c'est que si le gouvernement n'a pas été heureux dans sa proposition, les honorables auteurs des amendements n'ont pas été plus heureux. En effet, l'honorable M. Pirmez ne s'était pas plutôt assis après avoir développé sa proposition, que l'honorable M. Lelièvre se levait pour en faire une à son tour ; l'honorable M. Van Overloop combattait l'amendement de M. Pirmez et celui de M. Lelièvre ; M. Liénart venait à son tour proposer un nouvel amendement ; l'honorable M. Dumortier, renchérissant sur le tout, trouvait tout mauvais et soumettait de nouvelles questions à la section centrale et enfin l'honorable M. Preud'homme proposait lui-même de nouvelles dispositions relatives aux livrets d'ouvriers !

Aujourd'hui, si j'ai bien compris, l'honorable M. Lelièvre vient de blâmer tout, y compris, je pense, son propre amendement et de demander le retour à l'article 1781 du code civil.

Dans de pareilles conditions, messieurs, il est évident qu'il importe d'examiner en détail la question qui nous occupe et de l'approfondir.

Je prie donc mes honorables collègues de vouloir bien me prêter leur bienveillante attention, car les développements dans lesquels je devrais entrer seront assez longs.

Je commence par constater que tous les amendements qui ont été produits dans cette enceinte étaient connus du gouvernement lorsque le projet a été déposé. Le gouvernement ne les a pas proposés à la législature, parce qu'il avait l'expérience de leur valeur par le peu de succès qu'ils avaient eu dans d'autres assemblées.

L'amendement de l'honorable M. Pirmez n'est autre chose que l'amendement de M. Chauffour, présenté en 1851 à l'Assemblée nationale française, à la suite du rejet de la proposition de MM, Nadaud et consorts, ayant pour but l'abolition de l'article 1781. Cet amendement était conçu de la manière suivante :

« L'article 1781 du code civil est modifié comme suit :

« A défaut de preuve écrite, toutes contestations entre les maîtres et les domestiques ou ouvriers relatives à la quotité des gages, au payement des salaires de l'année échue et aux à-compte donnés pour l'année courante, seront décidées sur l'affirmation de celle des parties à laquelle le juge croira devoir déférer le serment. »

C'est l'amendement de M. Pirmez, l'arbitraire du juge et le maintien de l'article 1781.

Quant à l'amendement de M. Lelièvrc, il ne diffère pas de celui de M. Pirmez, car il maintient, d'ans certains cas, le recours à l'article 1781.

Les idées de M. Preud'homme ont aussi été présentées à l'assemblée nationale française, par MM. Heurtier et Riche.

Voici comment elles ont été formulées en amendement ;

« Les conventions entre les maîtres et les domestiques ou gens de travail seront constatées par des livrets de compte dont la forme sera déterminée par des règlements. »

L'amendement de M. Chauffour que j'ai cité tantôt, a été rejeté non seulement par les auteurs de la proposition Nadaud, mais encore par un grand nombre d'adversaires de l'article 1781 du code civil.

Je ne m'occupe pas, pour le moment, des amendements présentés par le gouvernement, parce que ces amendements, je le reconnais moi-même, sont insignifiants, et il ne faut pas qu'on se méprenne sur leur portée.

Ces amendements sont destinés à prévoir des cas qui sont excessivement rares et qui ne se présenteront probablement plus, dès que l'abrogation de l'article 1781 du code civil sera prononcée. D'ailleurs ces amendements sont conçus dans un tout autre ordre d'idées que les principes qui ont dicté les amendements de MM. Pirmez et Lelièvre

Il est une chose dont il ne faut pas oublier de tenir compte, c'est que, sur cent contestations entre maîtres et ouvriers, 99 ont pour objet des sommes inférieures à 150 francs ; et pourquoi ? Parce que les gages des ouvriers et des domestiques ne se payent pas à l'année ; ils se payent par mois, par quinzaine ou par huitaine et très exceptionnellement par trimestre. Sur cent contestations, il y en aura donc 99 qui auront pour objet des sommes inférieures à 150 francs.

Examinons les deux systèmes en présence, celui de M. Pirmez et celui du gouvernement.

Que veut le gouvernement ? L'abolition radicale dans 99 cas sur cent de l'article 1781 du code civil et le retour au droit commun. Ce point est excessivement important et il répond aux craintes manifestées par M. Guillery. Le gouvernement, dans 99 cas sur 100, veut le retour au droit commun. Or, que veut M. Pirmez ? Il veut dans ces cas que le juge soit libre de déférer le serment ou d'admettre les preuves qui seront offertes, c'est-à-dire qu'il place le domestique, l'ouvrier et le maître devant l'arbitraire du juge ; il maintient l'article 1781 dans tous les cas ordinaires, seulement il tempère ce maintien par l'arbitraire du juge.

Vous voyez qu'il y a un abîme entre nos amendements. Qu'est-ce que le système de M. Chauffour reproduit par M. Pirmez, indépendamment même des règles spéciales de la matière ?

C'est un système dont il n'y a pas d'exemple dans les lois. Quelle est la première condition d'une bonne législation ? C'est la certitude dans le droit et la certitude dans les moyens destinés à faire triompher le droit. Or, quelle sera la position de l'ouvrier ou du maître avec le système de M. Pirmez ? Il dira : Oui, j'ai la preuve de mon droit ; oui, je puis prouver qu'on me doit quelque chose, mais réussirai-je ? Je n'en sais rien, cela dépendra du juge ; si le juge m'admet à prouver mon droit, je réussirai ; s'il ne m'admet pas à prouver mon droit, je ne réussirai pas. Voilà donc un juge qui devient un véritable cadi, un véritable magistrat turc décidant d'après le Coran ou les règles de sa conscience.

Ne nous occupons pas du peu d'importance du litige ; cela est indifférent au débat, d'ailleurs le litige n'est pas si peu important puisque toute la fortune de l'ouvrier, tout le produit de son industrie peut y être engagé.

Quoiqu'il en soit, toutes les contestations entre l'ouvrier et son patron vont être soumises à l'arbitraire du juge qui pourra dire à l'ouvrier : Je ne veux pas de vos preuves, je défère le serment à qui je veux.

L'honorable M. Pirmez répond à cette objection. Mais, dit-il, les juges ont en toute matière un pareil pouvoir discrétionnaire. C'est une erreur, te magistrat n'a pas un pouvoir discrétionnaire pour juger le fait ; il n'est pas permis à un juge de dire dans un jugement : Telle chose n'existe pas, quand cette chose existe ; il n'est pas permis à un juge de dénaturer les faits ; il doit les apprécier d'après les lois, d'après la vérité et la justice. Mais qu'importe ici l'étendue du pouvoir du juge pour apprécier les faits ? S'agit-il, dans l'espèce, de l'appréciation de faits ? En aucune manière, il s'agit de savoir si l'offre de preuve d'un fait pertinent, décisif, sera ou non rejeté par le juge suivant son caprice.

M. Pirmezµ. - Je me rallie à votre amendement, M. le ministre de la justice.

MjBµ. - Oui, mais en vous ralliant à mon amendement, vous semblez faire croire que tout le système de la loi est dans l'article 3 et vous dénaturez le sens de cet article.

L'article fondamental du projet, et ceci répond à l'honorable M. Pirmez et à l'honorable M Guillery, ainsi qu'à certains articles qui ont paru dans la presse, le seul article important du projet, c'est l'article premier, d'après lequel l'article 1781 du code civil est abrogé. Quant aux autres articles, ils n'ont qu'une portée secondaire, ils n'ont aucune influence sur la question que nous débattons.

Il faut, puisque le juge devra appliquer la loi qui va sortir de ce débat, il faut, dis-je, que le juge sache ce que nous avons voté et qu'on ne puisse soutenir devant les tribunaux que ce que j'ai proposé n'est autre chose que ce qui a été proposé, par l'honorable M. Pirmez.

Je défie l'honorable membre de me citer une seule matière où le juge soit investi d'un pouvoir discrétionnaire semblable à celui qu'il veut inaugurer. Son système est complètement nouveau, il est tout à fait inusité, et j'ajouterai qu'il est contraire à toutes les règles qui doivent présider à la rédaction des lois, parce qu'il faut avant tout de la certitude dans le droit.

Or, la garantie que la loi doit donner ne peut dépendre des caprices du juge.

Examinons le projet en lui-même. Et d'abord, qu'on veuille bien le remarquer, il n'y a pas seulement ici en discussion une question de droit civil, il y a aussi une question de droit public. La justice et la raison disent que les hommes sont égaux devant la loi, et notre Constitution le proclame. Or la première conséquence de cette égalité, c'est que la (page 349) propriété de tous les citoyens soit également garantie. Or, je le demande, est-ce que l'article 1781 respecte cette conséquence du principe d'égalité ? En aucune manière. Mais le fruit du travail, c'est la seule ressource, c'est la propriété de l'ouvrier. Comment l'article 1781 la garantit-elle ? Par la parole du maître, c'est-à-dire par l'allégation de l'intéressé, le dire du débiteur ; et c'est sur cette simple garantie que l'ouvrier doit aller produire en justice la demande qu'il peut avoir à formuler.

Est-ce que dans un siècle de démocratie et d'égalité comme celui où nous vivons, on peut oser même défendre l'article 1781 du code civil, quand bien même il résulterait du principe contraire un peu de gêne pour une classe de citoyens ? Quelle que puisse être cette gêne, quels que soient les inconvénients qui résulteraient de l'application du principe contraire à l'article 1781 du code civil, je dis que cette gêne et ces inconvénients ne sauraient prévaloir contre ce principe ; je dis que vous aurez beau m'établir que le maître éprouvera toutes les difficultés possibles pour maintenir sa position vis-à-vis de ses ouvriers, vous ne saurez pas, au XIXème siècle, sous l'empire des principes démocratiques de notre Constitution, laisser l'ouvrier hors la loi pour la garantie de ses droits civils.

Mais, messieurs, toutes ces craintes sont chimériques et l'on s'est bien à tort grandement alarmé de l'abrogation de l'article 1781.

Un coup d'œil jeté sur les législations antérieures et sur la législation moderne, nous convaincra de cette vérité.

D'où vient l'article 1781 ? Il vient de la jurisprudence des Parlements, d'où il est passé dans le code civil. Cet article était complètement inconnu dans le droit romain. (Interruption.)

L'honorable M. Pirmez me dira peut-être : Il n'y avait pas de domestiques chez les Romains ; mais c'est là une erreur.

M. Pirmezµ. - Je ne dis pas cela du tout.

MjBµ. - Non, mais vous le direz, et je crois avoir bien pénétré votre pensée.

Je réponds donc d'avance à l'objection, en disant que sous l'empire du droit romain, même alors que l'esclavage avait en partie disparu, on ne connaissait pas le principe de l'article 1781 ; et l'honorable M. Dumortier, qui invoquait récemment le gros bon sens, devrait déclarer que les Romains, les législateurs par excellence, ont manqué aux règles du gros bon sens en n'inscrivant pas dans leurs lois une disposition semblable à celle de l'article 1781 du code civil.

Mais, messieurs, n'allons pas chez les Romains, restons chez nous et demandons-nous ce qu'était le droit coutumier en Belgique ? Ou n'y trouvait absolument rien de semblable.

Les conventions entre les maîtres et les ouvriers étaient régies par le droit commun et aujourd'hui on paraît craindre que l'abrogation de l'article 1781 ne livre les maîtres à la merci des ouvriers et des patrons !

Consultez Sohet et de Ghewiet et vous verrez qu'en Belgique l'article 1781 et ses principes étaient complètement inconnus.

De Ghewiet déclare que lorsqu'il y a une contestation entre maître et ouvrier sur la quotité des gages, sur ce qui est dû, on ne doit pas du tout se référer à la parole du maître ; il y a lieu, d'après ce jurisconsulte, de rechercher ce que les autres maîtres donnent de gages à leurs domestiques ; le juge se prononce sur le résultat de l'enquête.

Ce sont, je le répète, les parlements qui nous ont légué la foi due à la parole du maître, et c'est à la jurisprudence des parlements que la législation française a emprunté l'article 1781. Et savez-vous pourquoi cet emprunt a été fait ? Ce n'est pas, comme l'a dit M. Troplong, et comme l'a répété l'honorable M. Lelièvre, ce n'est pas dans l'intérêt de l'ouvrier ; ce n'est pas pour favoriser les avances, les à-compte aux ouvriers. Car il s'agit aussi dans l'article 1781 de la quotité du gage et de la durée de l'engagement. Le véritable motif de l'article 1781 a été indiqué par un auteur très recommandable, par M. Bonnier dans son traité des preuves. Après avoir blâmé vivement cet article qu'il considère comme antidémocratique, il dit :

« C'est une réminiscence du vieil adage coutumier : En grande pauvreté il n'y a pas grande loyauté. » Autrement dit : c'est l'application du principe de la supériorité du maître sur l'ouvrier par suite de sa position de fortune et de son instruction. Je dis que c'est le résultat d'une défiance à l'égard des travailleurs ; c'est la conséquence d'un état de choses qui n'existe plus chez nous et dont l'influence sur notre législation doit disparaître définitivement.

Tout ce que je viens de dire a une grande importance, car on invoque sans cesse la pratique ; on nous dit : Votre loi est impossible ; elle a été proposée à la légère ; elle va livrer les maîtres à la merci des ouvriers et des domestiques.

Eh bien, je prouve tout d'abord que les fondateurs du droit n'ont pas admis le principe de l'article 1781 du code civil ; je prouve que dans le droit coutumier nous avions un principe contraire ; je vais vous prouver que, dans d'autres pays, on n'a pas non plus admis la disposition qui nous occupe.

En Angleterre, pays où règne encore la féodalité, il n'y a absolument rien de semblable. J'ai consulté Blackstone et Laya et je n'ai trouvé dans la législation anglaise aucune disposition qui fasse au maître une position privilégiée sur l'ouvrier. En Angleterre, on applique le droit commun.

En Russie on va beaucoup plus loin encore ; je vais vous donner textuellement les dispositions en vigueur dans ce pays qu'on représente si souvent comme très peu avancé, comme hostile aux classes inférieures. Voici les articles qui règlent les rapports entre les ouvriers et les maîtres :

« Le prix du louage des services est réglé par la convention des parties. Ce prix s'appelle gage ou salaire.

« Le contrat de louage des services et du placement d'un apprenti est rédigé sur papier timbré et enregistré par le tabellion privé.

« L'acte d'enregistrement du contrat de louage passé dans une localité où se trouve un tabellion privé, le maître ainsi que le serviteur, en cas de contestation sur la nature des services, la durée du contrat et le montant des gages, ne peuvent réclamer l'assistance de la police ni intenter aucune action par-devant le tribunal oral. »

Ainsi donc on exige un écrit, et quand l'ouvrier a un écrit, en vain le maître invoquerait-il sa libération ; la preuve testimoniale n'est pas même admise. (Interruption.) Je trouve que c'est parfaitement juste. (Interruption.) Eh bien, alors admettez le droit commun. En Russie, c'est le droit commun qui prévaut.

Si l'ouvrier n'a pas de preuve écrite, il n'a pas d'action ; mais, remarquez-le bien, l'ouvrier ne se présente pas sans preuve ; il va chez le tabellion privé qui enregistre le contrat.

Il y a plus, messieurs, nous n'aurons pas l'honneur de réformer cette législation ; nous sommes devancés ; l'Italie a révisé le code français et elle a supprimé l'article 1781. Le 25 juin 1865 a été promulgué un nouveau code civil, applicable à toute l'Italie à partir du 1er janvier 1866, et dans ce code l'article 1781 a disparu, et cela conformément aux enseignements des auteurs qui ont étudié le droit public et le droit civil, car si Troplong justifie l'article 1781, il y a Marcadé et d'autres jurisconsultes qui qualifient en termes très sévères la disposition dont l'abrogation fait l'objet du projet de loi soumis à vos délibérations.

Eh bien, l’article 1781 a disparu du code italien et il n'a été remplacé par aucune autre disposition, sauf pour les colons qui sont soumis à l'obligation du livret ; mais si le livret n'existe pas, on reste dans le droit commun.

Ainsi voilà cette législation qui effrayait tant certains membres, et qui n'existe ni en Angleterre, ni en Russie, ni eu Italie, qui n'existait pas dans le droit romain, qui n'existait pas chez nous, et à laquelle nous devrions revenir sous peine de jeter les maîtres dans les plus graves embarras.

Mais arrive un autre genre d'argumentateurs qui. disent : Soit, on pourrait modifier cet article. Mais pourquoi le modifier ?

Y a-t-il des abus ? Y a-t-il des plaintes ? Pourquoi changer une législation qui produit d'excellents effets ? Eh bien, je réponds : Il doit y avoir des abus et il y a des plaintes.

Il doit y avoir des abus. En effet, à moins de supposer que les classes supérieures sont exclusivement composées de gens d'une honnêteté, d'une loyauté à toute épreuve, il faut reconnaître que les abus sont inévitables. Parcourez les jugements des tribunaux civils et des tribunaux de commerce et vous verrez à chaque ligne les mots de dol, de fraude, de mauvaise foi ; eh bien, ces gens qui plaident devant les tribunaux civils, devant les tribunaux de commerce, ce sont des patrons, des maîtres ; ils ont des ouvriers, ils ont des domestiques.

Pour prétendre qu'il n'y a pas d'abus, il faut donc que vous admettiez en principe l'infaillibilité du maître, au point de vue de la délicatesse. Est-ce admissible ?

On ajoute : Vous ne fournissez pas la preuve de ces abus.

Mais, messieurs, comment voulez-vous avoir un jugement infirmant la déclaration du maître ? L'article 1781 ne permet pas d'entendre un témoin ; dès qu'un maître a fait entendre sa voix, tout est terminé ; le maître a toujours raison, Voilà l'article 1781.

(page 350) Il est donc impossible que les ouvriers produisent la preuve des abus dont ils peuvent être victimes.

On dit encore qu'il n'y a pas de plaintes ? C'est là une erreur. En France, les plaintes sont excessivement nombreuses ; et voici comment s'exprime un auteur, qui compare le code français avec les codes italiens dans un ouvrage publié en 1866 :

« On sait combien cet article a soulevé en France d'énergiques protestations ; tous les jours, des pétitions sont adressées au souverain et aux grands corps de l'Etat, qui réclament, au nom de l'égalité, l'abolition d'une disposition odieuse. »

L'ouvrage que je cite est de M. Hue, professeur de droit civil à la faculté de droit de Toulouse. M. Hue déclare de la manière la plus formelle que les plaintes sont nombreuses en France.

Et en Belgique, croyez-vous, qu'il n'y ait pas de plaintes ? Prenons le manifeste des ouvriers qui a paru lors du mouvement organisé en vue de la réforme électorale. Qu'y lisons-nous ?

« Une question de salaire se présente-t-elle en justice, le maître doit en être cru sur son affirmation, comme si lui seul était sincère, comme si l'ouvrier devait toujours être suspect de mensonge. A-t-on jamais proposé de. rayer de nos lois cette, règle injurieuse ? »

Ces attaques contre l'article 1781 se produisaient dans des meetings, à Bruxelles, à Liège, à Anvers, à Gand, à Verviers, à Mons ; et les meneurs de ces meetings faisaient valoir près des ouvriers tout ce qu'il y avait d'injuste dans la disposition de l'article 1781.

Et quand bien même l'abrogation de cet article ne servirait qu'à ravir une arme des mains de ceux qui la manient contre nos institutions, quand même on n'atteindrait d'autre résultat que celui de leur enlever un drapeau qu'ils agitent pour faire croire aux privilèges et exciter à la haine de la bourgeoisie, ne ferait-on pas encore quelque chose d'utile ?

Les griefs qui puisent leur raison dans l'article du code que je combats, je ne les trouve pas dénués de fondement. Moi-même, si j'étais ouvrier, si je réclamais le payement de mon salaire, et s'il m'arrivait d'être éconduit parce qu'un maître fripon affirmerait qu'il ne me doit rien, je ne sortirais pas de l'enceinte du tribunal sans dire que la société est injuste envers moi. Eh bien, quand un citoyen peut tenir un semblable langage contre une loi, cette loi est condamnée. (Interruption.)

Examinons maintenant la question au point de vue du droit civil. Qu'est-ce que le contrat qui existe entre maîtres et domestiques ou ouvriers ? C'est un contrai comme tous les autres contrats. Le maître paye une rémunération à un domestique pour son service, absolument comme dans les ventes le vendeur fournit un objet à l'acheteur qui lui paye en retour une somme convenue. C'est un contrat comme on fait mille dans la vie.

Pourquoi dans un pareil contrat faut-il des dispositions qui donnent à un seul des deux contractants le droit de prouver qu'il a satisfait au marché ?

Evidemment, non ; le louage de service n'a pas plus besoin de règles exceptionnelles que le contrat de louage de choses, le contrat de vente, tous les autres contrats.

On a dit que le gouvernement avait proposé l'abrogation de l'article 1781 et qu'il n'y avait rien substitué.

Messieurs, faut-il répondre à une pareille absurdité ? En supprimant l'article 1781, on aurait donc complètement abandonné les maîtres et les ouvriers !

Mais, messieurs, comment donc se prouvent les autres contrats ? Est-il besoin de dire qu'il y a, au titre des obligations du code civil tout un arsenal de preuves, à l'aide desquelles les parties peuvent établir leurs droits ?

Il y a la preuve authentique, la preuve testimoniale, les présomptions, le serment décisoire, le serment supplétoire...

El l'on vient dire qu'on a supprimé l'article 1781, et qu'on a laissé les maîtres et les ouvriers s'arranger entre eux comme ils le veulent ! Messieurs, je le répète, c'est absurde, c'est faire preuve d'une complète ignorance.

Ainsi, quand on supprime l'article 1781, on ne livre pas les rapports du maître et de l'ouvrier à l'arbitraire ; ces rapports sont réglés par le titre des obligations du code civil, et ils le sont d'une manière suffisante.

Le droit civil, comme le droit public, établit donc qu'il faut l'égalité.

Voyons maintenant les difficultés qui vont naître.

On demande surtout comment le maître prouvera sa libération. « Il faudra, a-t-on dit, un écrit ; il faudra que le maître se fasse remettre des quittances par son domestique ; cela n'est pas possible ; une pareille idée n'a pu germer que dans la tête d'un professeur. » C'est de l'honorable M. Dumortier que vient cette observation ; et je ferai remarquer en passant qu'il est bon que des professeurs s'occupent de ces choses-là ; car en les étudiant ils font progresser la science ; aussi, n'est-ce pas, selon moi, attaquer bien gravement le projet de loi que de dire qu'il a été dicté par les idées d'un professeur.

A ceux qui disent que la preuve de la libération est impossible, je réponds par la législation du droit romain, par la législation du droit coutumier, par la législation anglaise et par la législation italienne. Comment se fait-il que l'on ait pu se passer de l'affirmation du maître, que, nous-mêmes, nous ayons pu nous en passer ? Pour l'Italie, c'est incontestable. Vous direz ce que vous voudrez, quant à la législation des autres peuples ; mais il est constant que l'Italie a joui des prétendus bienfaits de l'article 1781, et que, depuis le 1er janvier I866, ces bienfaits ont disparu.

Cela ne me suffit pas ; je veux examiner l'objection sous toutes ses faces.

S'agit-il de l'ouvrier ? Je suppose une réclamation d'un ouvrier contre un maître. Il est important d'abord de noter que, comme l'a dit tout à l'heure l'honorable M. Guillery, l'article 1781 ne s'applique qu'aux rapports entre l'ouvrier et son patron ; ainsi, quand j'appelle un ouvrier chez moi pour faire un travail déterminé, si j'ai une contestation avec cet ouvrier, l'affirmation que je ferai en justice ne décidera point le procès.

S'agit-il d'une réclamation de l'ouvrier contre son patron, le patron est-il désarmé pour prouver sa libération ? Mais il a ses livres, il a ses états de quinzaine ; il a ses états de huitaine, s'il paye à la huitaine, et en vertu de ces états, il peut être admis à prêter le serment supplétoire. Il y a mieux que cela. Il peut avoir la preuve écrite, il peut faire faire un émargement par les ouvriers qui ont de l'instruction, ce qui est encore un encouragement pour les ouvriers, un stimulant qui les engagera à apprendre à lire et à écrire.

Mais en outre le patron fait un commencement de preuve en présentant ses livres ; et le serment supplétoire peut lui être déféré. L'article 1329 du code civil est formel à cet égard, et comme je ne m'adresse pas seulement à des personnes familiarisées toutes avec les études juridiques, je me permettrai, pour leur donner tous apaisements, de leur lire l'article que j'invoque.

Voici ce que dit l'article 1329 : « Les registres des marchands ne font pas, contre les personnes non marchandes, preuve des fournitures qui y sont portées, sauf ce qui est dit à l’égard des marchands. » Or, l’article 1367 du code autorise le juge à fédérer le serment lorsque la demande ou l’exception n’est pas pleinement justifiée et qu’elle n’est pas totalement dénuée de preuves. Le patron qui, pour établir sa libération, produit les livres sur lesquels les payements ont été inscrits ne prouve pas complètement sa libération, mais le juge peut compléter la preuve en lui déférant le serment et il recourra à ce moyen à moins que l’ouvrier ne fournisse des preuves contraires, cas dans lequel l’ouvrier doit triompher.

Donc, messieurs, pour la relation entre patrons et ouvriers il n'y a rien à redouter de la suppression de l'article 1781, et je ferai remarquer à ce sujet qu'à l'assemblée nationale législative, il n'y a pas eu une seule opposition en ce qui concerne les ouvriers. Tout le monde a admis que les ouvriers devaient jouir du droit commun. L'opposition n'a existé que pour les domestiques.

Eh bien, voyons si, pour les domestiques, des dispositions exceptionnelles sont nécessaires. Comment le maître prouvera-t-il sa libération vis-à-vis de son domestique ?

Il pourra d'abord le prouver par écrit. Si ce domestique a des gages supérieurs à cent cinquante francs, il sait lire et écrire, dès lors la preuve écrite peut très bien être exigée ; ce qui montre, par parenthèse, que l'amendement de l'article 2 n'a pas d'importance, et que quand je ne m'oppose pas à la preuve testimoniale pour des gages d'au delà de 150 fr., je propose une disposition qui n'aura pas d'application. Un gage de 150 fr. par trimestre donne 600 fr. par an. Or un gage de 600 fr. avec la nourriture ne se paye pas ordinairement à un domestique qui ne sait ni lire, ni signer.

Mais, dit-on, c'est gênant. Nous allons donc devoir retirer des quittances des domestiques qui savent lire et écrire ? Je ne veux pas de cela. C'est m'humilier !

Ainsi parce qu'il y aurait une gêne pour une certaine classe de citoyens il faudrait que les droits d'une autre classe fussent abandonnés à leur arbitraire ! Parce que certaines personnes ne voudraient pas demander une quittance à leurs domestiques lorsqu'ils les payent, il faut laisser ces domestiques soumis aux caprices des maîtres ! Cela est inadmissible ; cela n'est plus de notre temps. Les gênes ne sont rien auprès du respect des droits. On parle de gêne. Mais toutes les lois sont gênantes. Est-ce (page 351) que la loi sur la milice n'est pas gênante ? Est-ce que le service militaire imposé à tous les citoyens n'est pas gênant ? Est-ce que le payement de l'impôt n'est pas gênant ? Est-ce que le règlement de police qui m'oblige à faire nettoyer mon trottoir n'est pas gênant ? Et plutôt que de devoir exiger douze fois par an une quittance d'un domestique, mieux vaut l'injustice, mieux vaut la supériorité du maître, mieux vaut que le maître triomphe toujours. Non ! cela n'est pas possible. Ce n'est pas ainsi que nous pouvons raisonner.

Nous en avons fini avec les domestiques qui savent écrire ou qui savent signer. Prenons ceux qui ne savent ni écrire ni signer. Ici, l'on dit : Vous le voyez, il faut une disposition spéciale. Je réponds non. Vous n'avez qu'à faire votre payement en présence d'un domestique voisin et à faire. signer celui-ci, et vous aurez le commencement de preuve exigé par l'article 1367 pour qu'il y ait lieu à la délation du serment supplétoire.

M. Pirmezµ. - C'est un peu violent !

MjBµ. - Cela vous paraît un peu violent ; cela est comme cela. Quand vous aurez un pareil papier signé par des témoins, vous pourrez faire entendre ces personnes.

M. Pirmezµ. - C'est le contraire. C'est ce certificat qui les empêchera d'être entendus. Voyez le code de procédure.

MjBµ. - Cette pièce ne sera pas considérée comme un certificat, lorsque ces personnes seront citées comme témoins, et c'est moi qui vous renvoie à la lecture du code de procédure.

Les témoins, dans les actes notariés, ne sont-ils pas entendus en justice ? Les témoins, pour les actes sous seing privé, sont-ils proscrits par le code ? En aucune manière ; ces témoins sont entendus. Le code de procédure ne récuse que les témoins qui ont fourni des certificats depuis l'intentement du procès. Au surplus ne les faites point signer si vous voulez, faites les payements en leur présence.

La grande gêne sera donc de devoir demander douze fois par an à quelqu'un, de bien vouloir assister au payement d'un salaire. Je prends l'hypothèse la plus défavorable. Et parce que vous trouvez là une gêne, vous voulez que je vous donne des droits, à vous exclusivement, et que je proscrive les droits du domestique ! Evidemment ce n'est plus de la justice.

Au surplus, comment se fait-il que vous craigniez tant de pareilles contestations ? Comment se fait-il que ce soit vous que je doive protéger plutôt que le domestique ? Mais vous êtes libre de ne pas délier les cordons de votre bourse. C'est vous qui pouvez régler vos rapports avec vos domestiques, qui demandez à être protégé contre ces domestiques ; c'est vous, homme intelligent, patron ou maître, qui pouvez ne payer qu'à des conditions que vous avez imposées, que vous avez déterminées, qui venez me dire : Il m'est impossible de régler mes rapports avec les domestiques.

Mais c'est plutôt les domestiques qu'il faudrait protéger contre les maîtres, parce que les domestiques ne peuvent pas se défendre contre les maîtres, tandis que les maîtres ont toujours la faculté de dire : Je ne vous payerai que dans telles conditions et pour autant que vous me donniez la preuve complète que je vous ai payé.

Et parce que, quatre fois ou douze fois par an, vous devriez recourir à des témoins étrangers qui signeront ou qui ne signeront pas, mais qui viendront déposer en justice, vous voudriez laisser subsister dans nos codes une véritable injustice contre laquelle tous les principes d'égalité protestent avec la plus grande énergie. (Interruption.)

Il est donc certain que dans quelque hypothèse que l'on se place il n'y a aucune impossibilité absolue pour le maître d'avoir la preuve de sa libération, qu'il n'y a qu'une gêne. Eh bien, je dis que vous ne pouvez pas, pour une gène, laisser subsister une injustice.

Peu m'importe comment vous réglerez vos rapports avec vos domestiques, il y a mille moyens de vous procurer une preuve écrite ; je ne v eux pas tomber dans les détails, mais il suffit, par exemple, d'avoir un livret à souches comprenant des feuilles à coupons de 5 fr. ; on remet ce livre au domestique et chaque fois qu'on le paye on retire autant de coupons qu'on lui remet de pièces de cinq francs.

Il y a, messieurs, une foule de moyens que la pratique révélera, mais ce qui est indispensable, c'est de faire disparaître du code une disposition basée sur des règles fausses.

J'arrive à l'examen des amendements.

Je ne parle plus de l'amendement de M. Pirmez ; il a été retiré. Quant à l’amendement de M. Lelièvre, à peine était-il né que son père l'a renié. L'amendement de M. Liénart a été également «étiré. Il importait de ne pas déroger à ce grand principe qui ne permet pas au serviteur à gage de venir déposer dans une cause où son maître est engagé.

Quant aux amendements du gouvernement, la section centrale ne les a pas repoussés, elle n'y a introduit que. des changements de forme. M. Guillery les a critiqués parce qu'il a été induit en erreur sur leur portée par les discours de MM. Pirmez et Lelièvre. (Interruption.)

Messieurs, l'article remier du projet de loi du gouvernement dit que l'article 1781 du code civil est abrogé.

Voilà l'importance de la réforme. Pour les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des cas, le droit commun suffira. Pourquoi ? Parce que quand il s'agira d'une contestation dont l'objet dépassera 150 francs, il est évident que l'ouvrier saura lire et écrire. Il n'est pas possible, d'ailleurs, que les réclamations des ouvriers portent sur une somme supérieure à 150 fr., à moins que, contrairement aux usages, ces ouvriers soient payés au mois et que leur salaire s'élève à plus de cinq francs par jour.

M. Guillery dit à propos de l'article 2 : II est inutile ; pourquoi dans ce cas admettre la preuve au profit de l'ouvrier et au profil du maître ? Je fais remarquer d'abord qu'il n'y a pas d'inégalité ; le maître et le domestique sont sur la même ligne. Quand le domestique viendra dire : Mon gage est de 30 ou de 40 francs par mois, il pourra faire la preuve par témoins, s'il réclame plus de 150 francs. Donc l'article peut être utile au domestique comme au maître. Il n'y a pas d'avantage pour le maître.

Mais il y a une différence entre la proposition du gouvernement et la proposition de la section centrale ; la section centrale a supprimé les mois : « à défaut de preuve écrite ». Voilà la seule modification essentielle que la section centrale ait apportée à cet article.

Eh bien, ces mots « à défaut de preuve écrite », ont été supprimés sans intention.

M. Vander Maeesenµ. - C'est inutile.

MjBµ. - Mais en supprimant ces mots, vous dites que dans toute contestation entre le maître et l'ouvrier on pourra recourir à la preuve testimoniale. (Interruption.)

Je suppose une contestation dont l'objet est inférieur à 150 fr. ; vous avez le droit de prouver par témoins que la somme vous est due et le débiteur a le droit de prouver par témoins qu'il s'est libéré ; supposez, au contraire, que l'objet de la contestation dépasse 150 fr., ce droit n'existe plus ni pour le créancier ni pour le débiteur. Voilà le droit commun. Or, d'après la proposition du gouvernement, lorsqu'il y aura un écrit entre le maître et l'ouvrier, lorsque le maître aura, par exemple, signé une reconnaissance de 200 fr., il ne pourra pas prouver par témoins qu'il s'est libéré ; il le pourrait, au contraire, d'après la proposition de la section centrale.

On prétend qu'il y a un certain nombre d'engagements qui se feraient par année et où il n'y a pas moyen d'avoir un écrit. Eh bien, pour ce cas exceptionnel j'admets la preuve orale, mais, bien entendu, à la condition qu'il n'y ait pas preuve écrite ni d'un côté ni de l'autre.

Je ne puis donc, messieurs, me rallier à l'amendement de la section centrale, et au surplus les honorables membres reconnaissent eux-mêmes que ces mots : « à défaut de preuve écrite, » ne nuisent pas ; ils les suppriment comme inutiles. J'en ai indiqué moi, messieurs, l’effet bien certain.

Quant au changement : « relatives à la quotité des gages ou au payement des salaires,» je l'admets. J'avais pris les termes du code civil, mais j'accepte la rédaction que la section centrale considère comme plus coulante.

L'honorable M. Guillery a prétendu que l'article 3 était le rétablissement indirect de l'article 1781.

Oui, messieurs, si l'on s'en réfère à des discours qui ont été prononcés ici, mais ce n'est point là la portée de l'article 3. En cas d'absence complète de preuve, c'est-à-dire de la part du demandeur et du défendeur, non pas du demandeur ou du défendeur, quand un ouvrier viendra dire : J'ai droit à une somme déterminée, et qu'il le prouve,, si le maître dit : Je me suis libéré, et qu'il ne le prouve pas, il n'y aura pas lieu à l'application de l'article 3. Dans ce cas, il n'y aura pas d'absence de preuve, puisque la demande est complètement prouvée.

Mais cet article recevra son application lorsqu'il n'y aura de preuve ni sur la demande ni sur l'exception.

Ainsi un ouvrier se présente devant le juge et dit : J'ai servi chez monsieur un tel, le gage était de 10 francs par mois. Le maître dit : Je reconnais qu'il m'a servi, mais le gage était de 8 francs par mois.

Ni le maître, ni l'ouvrier ne produisent de preuves, ni de commencement de preuve. Que fait le juge ? Il peut déférer le serment.

M. Guilleryµ. - Il y a lieu à une expertise.

MjBµ. - Le juge peut ordonner une expertise pour apprécier le quantum des gages ; mais il n'y est pas tenu ; il peut déférer le serment à l'une ou l'autre des parties.

(page 352) Voilà un des cas très exceptionnels, cas dans lequel l'article 3 peut recevoir son application, et c'est pourquoi j'ai dit qu'il était insignifiant

L'honorable M. Pirmez s'est imaginé que j'ai entendu dire que le juge pourrait déférer le serinent lorsque l'ouvrier prouve sa demande et que le maître se prétend libéré ; il se trompe, car ce serait le rétablissement complet de l'article 1781.

Si j'avais eu une pareille pensée j'aurais proposé de rétablir l'article 1781 Aussi je n'accepte pas du tout l'amendement de la section centrale qui dit : « Par dérogation au n°2 de. l'article 1367. »

Je ne comprends pas du reste cet amendement.

L'article 1367 porte :

« Le juge ne peut déférer d'office le serment, soit sur la demande, soit sur l'exception qui y est opposée que sous deux conditions suivantes

« Il faut 1° que la demande de l'exception ne soit pas pleinement justifiée ;

« 2° Qu'elle ne soit pas totalement dénuée de preuves. »

L'article 3 du projet du gouvernement propose de laisser au juge le droit de déférer le serment en cas d'absence complète de preuve de part et d'autre.

Quelle dérogation y a-t-il là à l'article 1367 ?

C'est, au contraire, par extension du principe de cet article que le juge peut déférer le serment, dans le cas où ni le demandeur ni le défendeur n'apportent de preuves à l'appui de leurs soutènements. Je ne puis donc pas comprendre la portée de l'amendement de la section centrale, et je maintiens l'article tel qu'il est rédigé par le gouvernement

Quant à la prescription, je suis très disposé à la maintenir, et voici pourquoi.

Il existe de très mauvaises habitudes. Il ne faut pas que les ouvriers et les maîtres laissent de trop longs intervalles entre les payements.

Je veux bien l'égalité pour les ouvriers, mais ils doivent aussi faire usage de leurs droits et se faire payer à temps.

La prescription à court délai est une mesure nécessaire. Elle n'est pas contraire à l'ouvrier. C'est une invitation pour les maîtres et les ouvriers à être exacts.

J'espère que ces considérations détermineront la Chambre à se rallier aux amendements du gouvernement.

M. Gerritsµ. Messieurs, pour justifier le maintien direct ou indirect de l'article 1781, on prétend que dès que le privilège que cet article confère au maître aura cessé d'exister, un privilège de fait existera pour l'ouvrier.

A l'appui de cette assertion, on produit des hypothèses, on exprime des craintes que je considère comme mal fondées ou au moins comme très exagérées.

Comment ! les classes moyennes et les classes supérieures de la société, celles qui jouissent de la considération qu'assure presque toujours une bonne position sociale, celles qui disposent de la fortune, qui ont reçu de l'éducation, ces classes se trouveraient trop faibles pour se défendre le jour où on les mettrait devant la justice sur le pied de l'égalité avec les ouvriers et les domestiques ?

C'est donc le faible qui opprimerait le fort. Il faut avouer que ce serait très extraordinaire, très surprenant.

Voyous les principales raisons mises en avant par ceux qui défendent le privilège. En me plaçant sur le terrain de la pratique, je vais avoir l'honneur de tâcher de les réduire à leur juste valeur.

En premier lieu, on dit qu'il n'est pas d'usage de prendre quittance des payements ou des avances qu'on fait à des ouvriers ou à des domestiques.

Messieurs, si cet usage n'existe pas, à qui la faute ? Certes, elle ne peut être attribuée aux salariés, car aucun d'eux ne refusera, ne pourra refuser d'apposer sa signature sur les quittances particulières, ou états collectifs de payement, dès que le maître l'exigera.

Le maître aura donc la preuve dès qu'il le voudra et en inscrivant dans la loi des dispositions exceptionnelles, des dispositions blessantes, vous punissez l'ouvrier et le domestique de l'insouciance, pour ne pas dire de l'indifférence, de la négligence du maître.

On me répondra, il est vrai : Mais les ouvriers, les domestiques ne savent pas donner quittance. Si, en parlant ainsi, on entend généraliser, je prétends que la majorité, la très grande majorité de nos ouvriers et de nos domestiques savent parfaitement bien fournir la preuve écrite des payements ou des avances qu'on leur a faits. Et remarquez-le, par la loi exceptionnelle, par la loi injurieuse qui est en vigueur aujourd'hui, on frappe aussi bien les hommes instruit que les ignorants. Or, je le demande : Cela est-il admissible, cela est-il équitable ?

S'il y a des inconvénients au système que l'on nous propose, ils existent tout au plus dans les cas où l'on prend à son service des gens dépourvus de toute instruction.

Eh bien, je suis de l'avis de l'honorable rapporteur de la section centrale, qui disait, dans une séance précédente, qu'en reconnaissant la valeur de la preuve écrite, on fera mieux comprendre aux maîtres et aux ouvriers les nécessités de l'instruction, et que d'un mal momentané il résulterait un bienfait immense pour l'avenir. Quant à moi, je prétends que le mal momentané ne sera pas aussi important qu'on ledit parce qu'il reste toujours la preuve testimoniale. Cette preuve est de droit commun pour toutes les contestations inférieures à 150 fr., et M. le ministre de la justice propose d'étendre cette faculté pour les contestations d'une importance supérieure.

Que ceux qui veulent toutes les garanties possibles, même les garanties superflues, votent cet amendement !

Mais, dès lors, que reste-t-il des craintes exprimées ? Il n'en reste plus qu'une, et c'est un dernier argument. On a dit dans cette enceinte que les ouvriers se rendraient mutuellement le service de porter un faux témoignage contre le maître. On a supposé que les ouvriers formeraient une espèce de coalition pour commettre le vol au moyen du parjure. Permettez-moi de dire que cette accusation est outrée. J'ai été personnellement, pendant longtemps, dans l'occasion de voir un grand nombre d'ouvriers, je les ai vus de très près, de plus près probablement que la plupart des membres de cette Chambre et je puis déclarer en conscience que les sentiments de probité, d'honneur, de respect pour le serment sont beaucoup plus communs dans les classes ouvrières que se l'imaginent ceux qui ne les connaissent pas. J'ose affirmer qu'un ouvrier qui se serait rendu coupable d'un parjure, d'un faux témoignage serait honteusement chassé de toute société d'ouvriers, aussi bien qu'un banqueroutier frauduleux serait chassé du salon le plus aristocratique.

Je ne vois donc aucun motif sérieux pour maintenir dans la loi une disposition qui est non seulement préjudiciable, mais blessante, injurieuse pour la classe la plus nombreuse de nos concitoyens.

Le maintien de cette disposition serait, à mes yeux, une injustice, ce serait en même temps une faute politique grave.

Dans un parlement comme le nôtre, issu du suffrage restreint, le soupçon même d'indifférence pour les intérêts et l'honneur de ceux qui ne jouissent pas du droit électoral ne peut être permis.

Par contre, l'affirmation du principe de l'égalité produirait un résultat moral très avantageux.

Je n'attache pas trop d'importance à la mesure qui nous est proposée, mais j'ai la conviction que l'affirmation des droits de justice et d'équité pour les classes ouvrières, ne fût-ce que sur ce seul point, pourrait contribuer à développer dans nos populations les sentiments de patriotisme ; non pas de ce patriotisme aveugle et insensé qu'on provoque par le bruit de la grosse caisse et l'odeur de la poudre, mais le patriotisme raisonné et raisonnable du citoyen qui aime son pays parce que ses institutions lui garantissent ses droits et sa dignité.

Pour que le résultat moral soit obtenu il faut évidemment que satisfaction complète soit donnée à ceux qui ont le droit de se plaindre.

Proclamer des principes et les fausser dans l'application ne. serait d'aucune utilité En appelant l'attention sur la législation existante ou aurait fait plus de mal que de bien.

Je voterai l'abrogation pure et simple de l'article 1781 et je ne voterai pas les amendements présentés par l'honorable ministre de la justice, parce que lui-même a déclaré qu'il les considère comme inutiles ou au moins comme insignifiants.

M. Pirmezµ. - Beaucoup de discours commencent par la déclaration des orateurs qu'ils ne comptaient pas prendre part à la discussion.

Je serais bien fondé à faire la même déclaration aujourd'hui. J'ai présenté un amendement au commencement de la discussion et j'ai accompagné cet amendement de très courtes observations.

Cet amendement a été accueilli dans sa presque intégralité par M. le ministre de la justice, dans l'amendement que, de son côté, il a présenté.

Ces amendements ont été renvoyés à la section centrale. Appelé par cette section pour m'expliquer, j'ai déclaré que la différence qui séparait l'amendement de M. le ministre du mien était tellement insignifiante que je retirais mon amendement pour me rallier complètement au sien.

Je ne devais donc pas m'attendre à me voir le point de mire de l'éloquence de l'honorable ministre, et à servir de prétexte à la démonstration des inappréciables bienfaits du projet de loi.

Mais M. le ministre m'appelle dans la discussion ; je ne puis refuser le débat.

(page 353) M. le ministre a cru devoir commencer par se laver du reproche de légèreté dans la présentation de la loi. Je ne lui ai pas adressé le moindre mot, ni de reproche, ni de blâme et même je n'ai entendu personne lui faire le moindre reproche.

MjBµ. - M. Dumortier me l'a reprochée.

M. Pirmezµ. - L'honorable ministre a tenu à constater qu'il connaissait mon amendement et les autres amendements présentés, dès avant leur naissance ; que mon amendement n'était que la reproduction de l'amendement de M. Chauffour, et que moi-même je ne le savais pas.

Je veux bien reconnaître et que M. le ministre savait, que je ne savais pas que M. Cbauffour eût présenté un amendement se rapprochant du mien, mais je ne sais pas trop ce que prouve cet argument.

Je présente un amendement, M. le ministre le démolit ; après l'avoir démoli, il l'accepte ; il tenait à être le père, le seul père de ce que je regarde comme mon enfant, et il le présente publiquement comme sien ; je garde le plus prudent silence, ainsi que cela se fait d'ordinaire et j'assiste à la joie, non moins habituelle en pareil cas, du père putatif.

Mais voilà qu'aujourd'hui je vois mon enfant attaqué par son père adoptif ; je suis donc obligé de venir le défendre contre ses coups.

Toute la première partie de son discours n'a été que la justification de l'abrogation pure et simple de l'article 1781 du code civil et la démolition de l'amendement que j'ai présenté et que M. ministre a représenté.

Je dois donc examiner si réellement cet amendement est si insignifiant et mérite toutes les critiques que nous avons entendues.

Et d'abord, d'après M. le ministre, la disposition principale de son projet, c'est l'article premier qui, en style monumental, déclare que l'article 1781 est abrogé. Voilà l'essence de sa loi, le reste est un accessoire.

Or, moi j'ai eu le tort de dire par mon amendement : « L'article 1781 est remplacé par les dispositions suivantes. » S'il y a une différence quelconque au fond entre ces deux façons de s'exprimer, j'avoue que je ne la comprends pas. Aussi, je me rallie très volontiers au style beaucoup plus pompeux de l'amendement de M. le ministre de la justice.

MjBµ. - Nos systèmes sont complètement différents.

M. Pirmezµ. - Permettez, je commence à peine.

MjBµ. - Oui, mais vous commencez par conclure.

M. Pirmezµ. - Pas le moins du monde.

Vous proposez de dire : « L'article 1781 du code civil est abrogé » et vous ajoutez les dispositions par lesquelles il est remplacé.

MjBµ. - Pas du tout ; je m'occupe uniquement des contestations portant sur des sommes supérieures à 150 francs.

Vous ne tenez pas compte de cette distinction et c'est là qu'est votre erreur.

M. Pirmezµ. - De grâce, messieurs, je vous prie de lire mon amendement et celui de M. le ministre de la justice, et vous verrez s'il y a, entre les deux, quant au point qui nous occupe maintenant, autre chose qu'une différence de rédaction. Il est évident que dire : « L'art. 1781 est remplacé par telle disposition » ou « l'aricle. 1781 du code civil est abrogé, » et ensuite promulguer d'autres dispositions qui le remplacent, c'est identiquement la même chose.

MjBµ. - Evidemment.

M. Bouvierµ. - Vous êtes donc d'accord.

M. Pirmezµ. - Je suis réellement charmé de voir l'honorable M. Bouvier si bien comprendre ce que je voulais dire. (Interruption.)

M. Bouvierµ. - Mais si vous êtes d'accord, il me paraît assez inutile de continuer à discuter.

M. Pirmezµ. - Nous devons continuer à discuter. Je dirai tout à l'heure pourquoi.

En attendant, je constate encore un autre point sur lequel nous sommes d'accord, M. le ministre de la justice et moi : c'est que, abrogeant l'article 1781, nous devons mettre quelque chose à la place.

M. le ministre de la justice par son amendement met quelque chose en place de l'article abrogé, comme moi je mets quelque chose qui comble la lacune de l'abrogation.

Mais si nous sommes d'accord sur ce point, pourquoi M. le ministre de la justice tient-il tant à nous citer et le droit romain et le droit anglais et le droit italien, dans lesquels, d'après M. le ministre, il n'y a aucune disposition analogue à l'article 1781. Il me permettra bien de lui dire que s'il préfère ce système à tout autre, il aurait dû se borner à demander l'abrogation pure et simple de cette disposition, comme il l'avait fait d'abord, et ne pas présenter ses amendements.

Mais, messieurs, j'ai trouvé les citations de M. le ministre bien malheureuses. Il y a dans ces trois législations un point auquel je ne puis répondre et je demande pardon à la Chambre de mon ignorance ; je veux parler du droit italien, que je ne connais pas.

MjBµ. - C'était le code français.

M. Pirmezµ. - C'est possible ; mais comme le droit italien n'est pas une chose qu'on doit nécessairement connaître, la Chambre excusera mon ignorance. Je crois que si je consultais, livre en main, M. le ministre de la justice sur le droit italien, il y a bien des points sur lesquels il devrait faire le même aveu.

MjBµ. - Sur presque tous.

M. Pirmezµ. - Mais il y a le droit romain, dont j'ai conservé quelque souvenir et je dois dire tout d'abord que je trouve assez singulier qu'en matière de rapport de maître à domestique on invoque le droit romain, qui s'occupait surtout des esclaves.

Je ne pense pas que, dans cette législation de l'esclavage qui formait la base importante de la société romaine, les principes d'égalité aient joui d'une bien grande faveur.

Mais je suppose même que du temps d'Ulpien et de Papinien il y ait ou des domestiques libres.

M. Guilleryµ. - Il est inutile de le supposer ; il y en avait, et bien avant cette époque.

M. Pirmezµ. - Je l'admets donc complètement. Maintenant, vous me dites que parce qu'il n'y avait pas dans le droit romain de disposition spéciale réglant les rapports entre les maîtres et les domestiques, nous ne devons pas en introduire dans notre législation.

Mais de quoi s'agit-il ? Il s'agit d'un mode de preuve, et si j'ai présenté un amendement, c'est parce que j'ai craint des difficultés sur ce point ; c'est parce que j'ai voulu notamment que le maître qui n'avait pas d'écrit pût faire prouver, même par témoins, sa libération. Mais y avait-il à Rome une prohibition de preuve au delà d'un certain chiffre ? Nullement ; à Rome, la preuve testimoniale était admise quelle que fût la somme litigieuse.

Il y a donc entre cette législation et la nôtre une différence fondamentale.

Vous nous citez l'Angleterre ; j'avoue encore que je ne connais le droit anglais en cette matière que par la citation qu'a faite M. le ministre. Mais cette citation nous a révélé quelque chose de bien plus exceptionnel, de bien plus exorbitant que tout ce qui se trouve, je ne dirai pas dans les amendements que nous présentons, mais même dans l'article 1781 du code actuel.

M. le ministre nous a dit, si j'ai bien compris, qu'en Angleterre on ne pouvait intenter une action du chef de relation entre maître et domestique que s'il y avait un contrat écrit.

MjBµ. - C'est en Russie.

M. Guilleryµ. - En Angleterre il y a le droit commun.

M. Pirmezµ. - J'avais compris que c'était en Angleterre ; mais enfin je me permettrai de demander, puisqu'on a parlé de l'Angleterre, quels sont les modes de preuves qui y sont admis ; je ne les connais pas. Ce renseignement est important, car, messieurs, quand on veut se baser sur la législation d'autres pays, il faut se rendre compte de la position de ces pays relativement à la matière dont on s'occupe.

C'est donc en Russie qu'il faut le contrat écrit. Mon argument change de pays sans perdre de sa force. Donc, lorsqu'un domestique se prétend créancier, il ne peut pas même intenter une action à défaut d'une contrat écrit.

Mais, messieurs, c'est bien plus fort que notre article 1781, sous l'empire duquel vous avez encore l'affirmation sacramentelle du maître, tandis qu'en Russie le domestique est forclos sans même que le maître ait à prêter serment.

El on cite cette législation pour prétendre qu'on peut supprimer l'article 1781 purement et simplement sans le remplacer par rien ! En présentant mon amendement, messieurs, j'ai dit que ce qui me préoccupait par-dessus tout c'était la preuve de la libération du maître, attendu qu'il s'agit d'un fait qui se passe dans la famille, qu'il n'est pas dans nos mœurs de constater par écrit et qu'il sera presque toujours impossible de prouver.

Que nous répond-on ? « Vous avez le droit commun ! »

Messieurs on fait un grand usage, je dirai même un grand abus de ces mots « droit commun ».

(page 354) Nos lois sont pleines de dispositions spéciales à chaque situation, qui forment le droit commun de ces matières.

On pourrait biffer la plus grande partie des articles de nos lois, si tous les cas devaient être réglés par la même disposition.

La loi sage contient des dispositions différentes pour les situations différentes.

De quoi s'agit-il ici ? Il s'agit de régler précisément une position déterminée.

Quand nous disons qu'il faut permettre au maître un mode de preuve autre que la preuve écrite, même au-dessus de 150 fr., est-ce que nous demandons une position privilégiée pour le maître ?

Nullement ; nous prenons la situation telle qu'elle se présente ; nous constatons que le domestique qui a servi a sa preuve, dans le fait, même de son service ; que, dès lors, il est déchargé de toute obligation de preuve ; et nous ajoutons que si vous ne donnez pas au maître la faculté de prouver qu’il a payé son domestique, vous renversez l’inégalité que vous combattez : le domestique sera toujours cru sur parole, parce que le maître ne pourra pas constater le payement qu’il prétendra avoir fait.

Il faut donc remédier à cet état de choses, en tenant compte de toutes les circonstances ; il faut admettre le maître à prouver sa libération par d'autres moyens que la preuve écrite, c'est-à-dire par les preuves ordinaires.

Si donc nous nous écartons du droit commun en cette matière, nous ne faisons que ce qu'on fait dans toutes les matières où l'on a reconnu la nécessité de tenir compte du fait pour régler les conditions des contrats.

Est-ce une chose si exceptionnelle que de déroger aux règles de la preuve du code civil ?

Mais la dérogation est complète dans ces infinies transactions qui composent la matière commerciale.

En cette matière, toutes les preuves sont admises ; la preuve par livres, la preuve par témoins. Pourquoi ? Parce que la loi reconnaît que. dans l'usage on s'y passe souvent d'écrits.

En matière de rapports entre les maîtres et les domestiques, il n'est pas dans l'usage non plus de faire des contrats de l'espèce par écrit ; mais s'il en est ainsi, je dis qu'un législateur sage doit avoir égard à cette circonstance, et abandonner ici, comme en matière commerciale, les principes généraux du code civil.

J'admire vraiment M. le ministre de la justice qui, pour contredire un principe aussi simple, a cru devoir nous dire que tous les citoyens sont soumis à la loi sur la milice, à l'impôt. Qu'est-ce que cela prouve ? On vient nous parler de lois politiques et administratives, alors qu'il s'agit de régler des rapports purement privés. Sans doute, les citoyens sont obligés de remplir leurs devoirs envers l'Etat, mais quand il s'agit des rapports des citoyens entre eux, si vous voulez être justes, vous devez rechercher la vérité entre les allégations contradictoires des parties et si vous voulez rechercher la vérité, vous devez employer des moyens propres à la découvrir.

Mais, dit M. le ministre de la justice, les maîtres peuvent avoir la preuve de leur libération, il y a un moyen pour eux de l'établir : c'est de faire constater par deux témoins les payements effectués, et alors il y aura un commencement de preuve par écrit,

MjBµ. - Pas de preuve par écrit.

M. Pirmezµ. - Vous dites que dans ce cas on pourra déférer le serment au maître. (Interruption.)

Si ce n'est un commencement de preuve écrite, est-ce un commencement de preuve orale ? Mais comment se fait la preuve orale. ? Elle se fait nécessairement dans une enquête tenue dans les formes légales, sous prestation de serment. Et vous admettriez des témoignages recueillis par le maître seul et sans contradiction !

Cela ne peut être considéré comme un commencement de preuves ; il y a plus, les témoins qui auront signés seront reprochés dans une enquête en vertu du code de procédure, qui ne distingue pas entre les certificats donnés depuis ou avant le procès.

Messieurs, il y a plus d'accord qu'il ne paraît entre M. le ministre de la justice et moi.

Je me rallie à son amendement, tel qu'il est modifié par la section centrale. Quand j'ai rédigé ma proposition, j'ai eu en vue d'abord de faire admettre la preuve testimoniale et les présomptions ; sur ce point pas de difficulté possible. J'ai voulu ensuite faire admettre avec une facilité exceptionnelle le serment. Je suis encore d'accord avec M. le ministre de la justice : il faut admettre le serment supplétoire plus facilement qu'en d'autres matières. Qu'est-ce qui nous sépare ?

J'avais dit dans mon amendement que le juge dans tous les cas pourrait déférer le serment à l'une des parties. Cela effraye M. le ministre de la justice. Il veut que si des faits relevants sont allégués, on procède à une enquête, on examine les présomptions sans pouvoir d'abord déférer le serment.

Quelle différence cela constitue-t-il entre le système de M. le ministre de la justice et le mien ? J'ose le dire, en fait, aucune.

En effet, même d'après les principes ordinaires, le juge peut toujours écarter des faits, soit comme controuvés, soit comme invraisemblables. Souverain appréciateur de ces circonstances, le juge pourra arriver à déférer le serment en faisant une de ces déclarations. Je lui permettais d'arriver directement à ce résultat.

En pratique aucune différence donc, aussi je me rallie volontiers à celui de M. le ministre de la justice tel que l'a rédigé la section centrale.

Mais l'honorable ministre de la justice a singulièrement altéré la portée de son amendement dans la séance de ce jour.

Il paraît que j'exerce une fâcheuse influence sur les amendements, et que le fait de m'être rallié à celui de M. le ministre de la justice lui a enlevé ses sympathies.

J'avais dit que si le domestique, étant censé avoir fait la preuve de son service, vient réclamer le payement en justice et qu'aucune preuve n'est possible de la part du maître, le juge pourra déférer le serment au maître.

M. le ministre de la justice déclare aujourd'hui que cela ne serait pas possible, parce qu'il n'y aurait pas absence complète de preuve, le domestique ayant prouvé le fondement de la demande.

Ainsi aujourd'hui la théorie de M. le ministre de la justice consiste à dire que le domestique ayant prouvé, il n'y a pas absence complète de preuve, et on ne peut pas déférer le serment aux maîtres.

Eh bien, je dis que c'est le contraire de ce que qu'a dit antérieurement l'honorable ministre, il oublie l'esprit dans lequel il a rédigé son amendement.

Voici le sens de mon amendement d'après le discours qu'il a prononcé dans une séance précédente :

« Mais, dit-on (on, c'est moi), le maître ne pourra pas prouver sa libération en l'absence de toute preuve ? Je réponds tout d'abord que les maîtres doivent et peuvent se procurer des preuves, soit. par des écrits, lorsque l'ouvrier sait signer, soir en ne payant qu'en présence de témoins. Veut-on au surplus une garantie nouvelle dans la loi ? Eh bien, accordons au juge, dans cette hypothèse, le droit de déférer le serment à l'une des parties, selon les circonstances, les déclarations, les apparences. Je présenterai un amendement dans ce sens. »

L'amendement de M. le ministre de Ia justice ne peut pas avoir d'autre portée que celle que j'indique.

De deux choses l'une :

Ou par absence de preuve, il entend l'absence de preuves sur tous les faits du litige, sur le fondement de la demande, comme sur le fondement de la libération, et alors la disposition est anti-juridique et inutile ; anti-juridique parce qu'on ne comprend pas qu'on fasse dépendre le mode de preuves d'un fait, d'un fait étranger ; le mode de preuve de la libération du fait de la preuve du service ; inutile parce que toujours le fait du service sera prouvé et qu'ainsi jamais le serment ne pourra être déféré.

Ou M. le ministre a entendu par absence de preuves l'absence de preuves sur le fait du payement et alors l'article a le sens que je lui donne.

Il est une circonstance qui établit qu'il en est ainsi, c'est que M. le ministre de la justice répondait à une objection qui lui avait été faite par moi. Cette objection était celle-ci :

Le maître, disais-je, se trouve en présence d'un domestique ayant toujours preuve faite ; il est, lui, sans aucune espèce de moyen de prouver sa libération ; et par le fait le domestique est cru sur parole.

Vous avez comme moi voulu parer à cette situation, vous avez admis pour ce cas le serment supplétoire.

C'est ainsi que la section centrale a entendu l'article et il n'y a pas eu la moindre objection ; personne ne l'a entendu autrement, mais l'article ainsi interprété, je m'y rallie complètement. Je vous montre donc ce qu'était votre enfant adoptif.

M. Bouvierµ. - La recherche de la paternité est interdite.

MpVµ. - Oui, mais les interruptions sont interdites aussi.

M. Pirmezµ. Je crois que M, le ministre de la justice déclarant (page 355) qu'il voulait donner au maître une garantie en permettant de déférer le serment suivant les circonstances, les déclarations et les apparences, a parfaitement expliqué la portée de son amendement.

M. Thonissenµ. - Nous l’avons compris ainsi en section centrale.

M. Pirmezµ. - Personne ne l'a compris autrement ; seulement, je dois faire l'observation que le juge pourra déférer le serment, non pas au maître seulement, mais qu'il pourra le déférer également au domestique. C'est là la portée de mon amendement et c'est celle de l'amendement de M. le ministre de la justice

J'arrive à une dernière objection : Vous avez, dit-on, rétabli l'article 1781 ; le juge déférera le plus souvent le serment au maître.

Messieurs, je n'admets pas l'article 1781, tel qu'il est aujourd'hui, parce qu'il consacre une règle générale, que je répudie, parce qu'il donne à une classe de la société une supériorité légale sur une autre.

Mais je dis que quand le juge est chargé de déférer le serment, il a le droit de choisir, que s'il a la conviction que le maître est plus probe, plus honnête que le domestique, c'est à lui qu'il doit déférer le serment. Et si le juge défère le plus souvent le serment au maître, c'est qu'appréciant la valeur personnelle des deux parties, leurs mœurs, leur éducation, il aura choisi celle en qui il devait avoir le plus de confiance.

Est-ce de l'inégalité ? Mais c'est ce qui se fait toujours. Car, dans tout jugement supplétoire, le juge est obligé de choisir entre les parties.

C'est la sage et juste égalité que celle qui ne donne la même valeur qu'aux mêmes choses et tient compte des différences.

Voudriez-vous qu'on déférât indifféremment le serment à l'une ou l'autre des parties, sans égard à leur probité, à leur moralité ? Vous feriez du nivellement sans faire de l'égalité.

Si l'égalité doit être générale dans la loi, il ne faut, pas oublier que le magistrat a le droit et le devoir d'apprécier la moralité des parties, et l'injustice consisterait à méconnaître ce fait si important dans l'administration de la justice.

Un mot maintenant, sur les dispositions qui concernent la prescription.

Si l'amendement de la section centrale est adopté, je dois dire que, pour ma part, j'ai pleine confiance qu'il ne résultera pas la moindre difficulté de l'application de la loi.

MjBµ. - Je le crois bien ; c'est le rétablissement de l'article 1781.

M. Pirmezµ. - Mais non, ce n'est pas le rétablissement de l'article 1781.

Vous avez fait une seule objection à mon système. Vous avez dit que je livrais les parties à l'arbitraire du juge. C'est un mot à effet : l'arbitraire du juge. Cela s'appelle aussi le pouvoir discrétionnaire.

Vous ne devez pas oublier que devant la cour d'assises, la vie des citoyens est livrée à l'arbitraire du jury, et je dirai plus, qu'elle est livrée à l'arbitraire du président qui, dans l'instruction, a un pouvoir discrétionnaire, et quand vous admettez ce pouvoir discrétionnaire dans des circonstances où il s'agit de la vie des citoyens, je ne comprends pas la difficulté qu'il y a à l'admettre, lorsqu'il s'agit d'affaires de l'importance d'une centaine de francs.

Mais, calmez vos inquiétudes, cet arbitraire n'existera pas ; votre objection tombe devant la concession que je vous ai faite. Le juge devra admettre les preuves offertes dans les termes de la loi, nous n'ajoutons qu'une chose, c'est que, quand il n'y aura pas de preuve, on pourra admettre le serment supplétoire, soit du maître, soit de l'ouvrier.

S'il en est ainsi, nous aurons rétabli l'égalité entre les deux parties, puisque les deux parties pourront être appelées à faire le serment. Ne nous parlez donc plus d'inégalité ; ne nous dites pas que généralement le juge déférera le serment au maître. Vous soutenez cela, vous soutenez le supériorité morale du maître sur l'ouvrier et vous défendez l'article 1781 du code, en montrant que le législateur a pris un, mesure que les faits justifient, en disant que le serment serait déféré au maître.

Mais j'aborde la prescription qui forme le dernier article de votre projet.

Je viens de le dire, je crois que le système de la section centrale écarte les inconvénients que je craignais pour les maîtres. Mais s'il en est ainsi, je voudrais savoir pourquoi l'on abrégerait les délais de la prescription.

On nous parle beaucoup de droit commun, d'égalité. On fait, en les invoquant, des phrases retentissantes ; mais, après avoir protesté en faveur du droit commun et de l'égalité, pourquoi venez-vous présenter un article qui prononce une prescription tout à fait exceptionnelle contre les domestiques ? Est-ce là le droit commun ?

MjBµ. - Evidemment.

M. Pirmezµ. - Certainement, il n'y a rien qui me froisse dans nue différence entre les délais de prescription, parce que, comme je l'ai dit, je sais qu'il faut régler les matières de droit selon les circonstances, et je reconnais parfaitement qu'il faut des prescriptions plus courtes en certaines circonstances que dans d'autres. Mais lorsque vous reconnaissez vous-même qu'il faut, pour les réclamations des domestiques, une prescription plus courte, vous avez mauvaise grâce de nous parler de droit commun, quand il s'agit de certaine espèce de preuves.

Loin d'établir ici le droit commun pour les domestiques, je dis que vous empirez leur position.

Avant dérégler la preuve, il faut régler le droit. Que faites-vous, lorsque vous abrégez les délais de prescription ? Ce n'est pas seulement le mode d'instruction que vous atteignez, c'est le fond même du droit.

Vous craignez l'inégalité dans les preuves et vous sacrifiez le droit !

Vous avez beau dire que c'est une peine infligée à la négligence du domestique ; le coupable est le maître qui ne paye pas ; et cette faute du maître, vous la faites peser sur le domestique.

Sa position est donc empirée et la conséquence de votre réforme sera une diminution des droits des domestiques.

Je dis donc que, sous prétexte d'égalité, vous venez entamer le droit. Vous avez une inégalité dans la preuve, et vous diminuez le droit lui-même.

II y a deux cas où cette disposition aura une grande importance ; c'est le cas de décès et c'est le cas de faillite.

M. Lelièvre nous a déjà parlé du premier, le second a son importance aussi.

Lorsqu'un négociant se trouve gêné dans ses affaires, il retarde ses payements même à l'égard de ses domestiques. Par la disposition que vous proposez, vous ferez perdre, dans beaucoup de cas, aux domestiques leur salaire.

Mais, à côté des domestiques, il est une autre classe importante, celle des ouvriers. Vous abrégez la prescription vis-à-vis des ouvriers. Mais savez-vous qu'il est des industries où les salaires dus sont énormes ?

Il en est où l'on règle les comptes au bout d'une campagne, les créances des ouvriers sont souvent très considérables. Si donc un maître d'une de ces industries vient à faillir après avoir retardé ses payements, vous ferez perdre à ses ouvriers, par votre prescription, tout le produit d'une campagne.

L'honorable M. Lelièvre a fait une observation très juste encore lorsqu'il a cité la loi hypothécaire. Aujourd'hui la loi hypothécaire donne aux domestiques un privilège qui s'étend à toute l'année échue, et à l'année courante. Est-il raisonnable de déclarer qu'il y a à la fois une créance prescrite et privilégiée ? (Interruption.) Je ne dis pas que c'est impossible ; il y a tant d'absurdités possibles.

M. Guilleryµ. - Cela existe aujourd'hui. Il y a des inégalités quant à la prescription.

M. Pirmezµ - Oui, il y a des inégalités, et voici comment : les délais de privilèges sont plus courts que les délais de. prescription. L'inverse me paraît peu rationnel.

Vous voulez établir une prescription de 2 mois, parce que, d'après vous, le domestique est en faute de n'avoir pas réclamé le payement, et cette même créance vous la déclarez privilégiée.

D'une part vous le frappez de déchéance parce qu'il est en faute, et antre part vous lui donnez un rang privilégié.

N'est-ce pas une anomalie ?

Messieurs, je termine. Si M. le ministre modifie son amendement, je l'examinerai avec le vif désir de m'y rallier.

MjBµ. - Messieurs, l'honorable M. Pirmez a commencé son discours par d’agréables plaisanteries. II a discuté sur la question de savoir qui était l'auteur des amendements en discussion. L'honorable membre me permettra de lui répondre qu'il importe peu de savoir qui est l’auteur des amendements ; il s'agit de savoir ce que la Chambre entend faire. Si je n'ai pas adopté l'enfant de M. Pirmez, ce n'est pas parce qu'il se glorifie d'en être père, c'est parce que j'ai trouvé que l'enfant était vicieux. L'honorable membre s'est chargé de démontrer lui-même que ce qu'il veut diffère entièrement du but que je poursuis. Cela résulte à toute évidence de l'interprétation erronée qu'il donne à l'article 3 du projet.

Une réforme était proposée et à l'aide d'arguments très subtils et d'amendements très subtils aussi, on a voulu en paralyser les effets. Ce qui me sépare de l'honorable M. Pirmez, c'est que je supprime l'article 1781 tandis que M. Pirmez le maintient.

Je n'ai invoqué le droit anglais et le droit romain que pour montrer (page 356) que les Romains se sont fort bien passés d'une disposition pareille à celle de l'article 1781 et que, chez les Anglais, le maître ne jouit pas du privilège exorbitant que notre code lui accorde.

M. Pirmez a dit que dans le droit romain la preuve testimoniale était admise, eh bien, dans les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des cas la preuve testimoniale serait admise, rien qu'en supprimant l'article 1781.

Vous demandez quelle espèce de preuve existe en Angleterre. Je n'ai pas besoin d'examiner ce point, il suffit de dire que ce sont les preuves ordinaires, que c'est le droit commun.

Mais l'honorable membre dit : Est-ce que le droit commun ne doit pas se modifier selon les circonstances ? Oui quand ces circonstances résultent de la nature intrinsèque du contrat ; mais je demande comment le contrat de louage de domestiques peut exiger un système de preuves léonin au profit du maître ?

Arrivons, messieurs, à l'état véritable du débat, interprétons les amendements. M. Pirmez dit : Votre amendement et le mien, c'est la même chose. Non, ce n'est pas la même chose : Le juge, d'après M. Pirmez, pourra déférer le serment au maître lorsque celui-ci ne fournira pas la preuve de ses allégations et quand même l'ouvrier pourrait établir son droit. Alors quelle utilité y avait-il de supprimer l'article 1781 ? Le maître dit : J'ai payé, et d'après M. Pirmez le juge pourra déférer le serment au maître !

Maintenant l'article 3 dit-il ce que l'honorable membre lui fait dire ? Pas du tout. Il prévoit un cas tout à fait différent de celui que l'honorable membre a supposé.

J'ai cité une hypothèse. Ainsi l'ouvrier constate qu'il a servi chez son maître, le maître le reconnaît, mais on n'est pas d'accord sur le chiffre du salaire et personne n'apporte de preuve ; dans ce cas, le juge peut déférer le serment. Mais si l'ouvrier établit son droit, le juge pourra-t-il encore déférer le serment. Evidemment non ; ce serait l'article 1781 sous une forme déguisée et si l'amendement devait être entendu ainsi, je demanderais tout simplement le vote sur le projet du gouvernement tel qu'il a été présenté. (Interruption.)

Comment ! on vient faire ici des interprétations de toute espèce contre les déclarations du gouvernement sur la portée de la loi ! C'est ce que je ne puis admettre, et si l'amendement n'est pas interprété dans le sens qu'y attache le gouvernement, je préférerais le retirer de la manière la plus complète.

M. Delaetµ. - Vous feriez très bien. (Interruption.)

MjBµ. - Mais cela n'est pas nécessaire. L'amendement est clair et l'interprétation erronée. Ce que je propose c'est l'extension aux contestations dont l'objet est supérieur à 150 fr., du système qui existe aujourd'hui pour les contestations dont l'objet ne dépasse pas cette somme.

Quant à l'article 3, il s'applique aux cas où il n'y a de preuve ni d'un côté ni de l'autre, et alors le juge peut déférer le serment. Voilà dans quel sens doit être interprété l'article 3, et on n'avait pas interprété autrement, car j'aurais ainsi retiré d'une main ce que je donnais de l'autre.

J'ai dû repousser l'amendement de M. Pirmez, parce que M. Pirmez voulait dans 99 cas sur 100 donner au juge le droit de faire décider par serment les contestations qui existent entre les maîtres et les ouvriers.

Il me reste un mot à dire de la prescription.

On me dit : Vous qui êtes partisan du droit commun, comment pouvez-vous diminuer le délai de prescription pour une catégorie d'individus ?

Mais le droit commun fixe des délais différents d'après la nature des réclamations.

Je lis dans le code : Le délai de la prescription sera d'un an pour les domestiques, de cinq ans pour les avoués, de dix ans pour telle autre catégorie d'individus. N'est-ce pas toujours le droit commun ?

Du moment que je dis aux domestiques et aux ouvriers : Vous devez réclamer dans tel délai déterminé, je voudrais bien savoir en quoi j'aurais diminué les droits attribués aux ouvriers ou aux domestiques !

Cela n'est pas sérieux, car la prescription plus courte étant admise, les ouvriers ont encore le droit de déférer le serment aux maîtres et ils seront toujours dans une position beaucoup meilleure qu'auparavant, puisque l'article 1781 les met complètement à la merci du maître.

Je proteste donc contre cette allégation que la prescription plus courte est une mesure contre l'ouvrier. C'est une mesure qui a pour but de régler d'une manière plus sûre les rapports entre le maître et l'ouvrier et de les amener à vider leurs affaires d'intérêt hic et nunc.

Dans les verreries, dit l'honorable M. Pirmez, ces rapports vont être compromis à cause des longs délais en usage dans cette industrie. Je dis que les maîtres de verreries qui ne règlent pas leurs comptes avec leurs ouvriers dans un délai déterminé, agissent contrairement aux intérêts des ouvriers et je veux les forcer à prendre d'autres mesures.

Comment voulez-vous vous mettre au-dessus des faits ? m'objecte M. Pirmez. La loi doit être adaptée aux faits.

Je lui demanderai comment on a pu alors inscrire dans la législation l'obligation de fournir la preuve écrite pour toutes les sommes au-dessus de 150 fr. Voilà ce qui a dû froisser les mœurs.

Je ne sais comment on peut critiquer les amendements présentés par le gouvernement, lorsqu'on examine l'ordre d'idées dans lequel ils ont été présentés ; et je ne sais comment on a pu leur donner la portée que leur assigne l'honorable M. Pirmez.

M. Pirmezµ. - Tout le monde les a compris comme moi.

MjBµ. - Où avez-vous vu que j'ai dit que le juge aurait le droit de déférer le serment s'il y avait absence complète de preuve d'un seul côté seulement ? Vous dénaturez mon amendement. J'ai dit qu'il ne pouvait y avoir lieu à la délation du serment que dans le cas où la demande et l'exception seraient dénuées de toute preuve. En cas d'absence complète de preuve, ne peut vouloir dire en cas de preuve complète d'une partie, et d'absence de preuve de l'autre. Elle veut dire en cas d'absence de preuve de la part des deux parties tant sur la demande que sur l'exception.

Il est donc bien établi, et c'est ici le point intéressant du débat, car toute autre question ne serait qu'une question personnelle de peu d'intérêt pour la Chambre, qu'il y a deux systèmes en présence. Ou bien l'abrogation de l'article 1781, ou bien le rétablissement de l'article 1781 par la voie du juge qui aura toujours le droit de déférer le serment au maître, car ce serait une dérision que de faire croire à l'ouvrier que le juge lui déférera le serment.

L'honorable M. Pirmez dit : On doit tenir compte de la position de fortune, de l'intelligence des parties. Mais l'ouvrier ne peut être connu du juge ; comment voulez-vous que le juge connaisse les 400 ou 500 ouvriers d'une fabrique ? Il est certain que, malgré l'honorabilité de l'ouvrier, par la force des choses, ce serait toujours au maître que le juge déférerait le serment.

Donc d'une manière indirecte, en fait, vous avez rétabli l'article 1781. Eh bien, messieurs, des réformes pareilles ne méritent pas l'attention de la Chambre.

Ou bien nous devons vouloir le droit commun ou nous devons vouloir le maintien de ce qui existe. Si nous voulons le droit commun, votons le projet du gouvernement ; si nous ne le voulons pas, maintenons l'article 1781. Mais du moins ayons la franchise de dire catégoriquement ce que nous voulons.

- La séance est levée à 4 heures et un quart.