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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 27 mars 1867

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1866-1867)

(Présidence de M. E. Vandenpeereboomµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 731) M. Thienpont, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Florisone, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Thienpontµ présente l'analyse suivante des pièces qui ont été adressées à la Chambre.

« Le sieur Henry, ancien facteur de réception des postes à Charleroi, demande une indemnité pour l'aider à couvrir les frais d'une maladie qui l'a mis dans l'impossibilité de continuer son service. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des habitants de Bruxelles demandent la révision de la Constitution pour abolir le cens électoral et le Sénat. »

- Même renvoi.


« Le sieur Dupont, greffier de la justice de paix du 1er canton de Namur, demande la suppression des mots : « au comptant », dans l'article 15 du projet de loi sur l'organisation judiciaire et prie la Chambre de rejeter l'amendement à l'article 228 de ce projet. »

« Même demande du greffier de la justice de paix de Lokeren. »

M. Lelièvreµ. - Messieurs, j'appuie la pétition et je demande qu'elle soit renvoyée à la commission chargée d'examiner le projet de loi relatif à l'organisation judiciaire, avec prière de faire un rapport sur la requête dont il s'agit.

- Cette proposition est adoptée.


« M. Boême fait hommage à la Chambre de 30 exemplaires de son travail sur l'inoculation des bêtes bovines d'après le procédé de M. Willems. »

- Dépôt à la bibliothèque et distribution aux membres de la Chambre.

Projets de loi de naturalisation

M. de Brouckereµ. dépose deux projets de lois ayant pour objet d'accorder la grande naturalisation aux sieurs Breuer et Beduwé et 23 projets de lois ayant pour objet d'accorder la naturalisation ordinaire à 23 étrangers dont les demandes ont été prises en considération.

- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ces projets et les met à la suite de l'ordre du jour.

Motion d’ordre

M. Allard, questeurµ. - Messieurs, j'ai annoncé hier à la Chambre que j'aurais demandé à M. le directeur du Moniteur des explications sur les faits signalés par les honorables MM. Le Hardy de Beaulieu et Coomans ; j'ai reçu ces explications et je demande à la Chambre la permission de les lui communiquer.

« Bruxelles, 27 mars 1867.

« Monsieur le Questeur,

« Le compte rendu de la séance du 23 mars, qui a été l'objet d'observations dans la séance d'hier, se composait de 22 colonnes, sur lesquelles 13 étaient occupées par le discours de M. le ministre des finances.

« Le manuscrit de ce discours, tel qu'il avait été remis par MM. les sténographes, a dû être révisé avant d'être mis en composition.

« La composition, en raison de cette révision préalable, n'a donc pu commencer qu'à une heure assez avancée dans la soirée.

« Lorsque la composition a été terminée et que les épreuves ont été lues par les correcteurs, ces épreuves ont été envoyées au ministère des finances, où elles ont été l'objet d'une révision nouvelle.

« La correction sur les formes n'a donc pu commencer qu'après cette révision manuscrite, et c'est une opération d'autant plus longue et d'autant plus compliquée qu'elle ne peut être faite que par le très petit nombre de compositeurs qui peuvent trouver place autour des formes. (Un compositeur par page.)

« La personne chargée d'exécuter cette dernière révision est arrivée à l'atelier à 3 heures du matin et n'a quitté qu'à 4 heures. Plusieurs des compositeurs n'ont pu se retirer qu'à 5 heures, après un travail écrasant de 19 heures sur 24.

« En même temps on travaillait aux séances du Sénat du 22 et du 23, la première ayant dû être forcément ajournée par le retard dans le renvoi de manuscrits révisés ou d'épreuves.

« En présence d'un tel travail, il était matériellement impossible que le discours de M. Le Hardy de Beaulieu, discours remis le 23 à 10 heures du soir et se composant de six colonnes, pût être composé, lu, corrigé, etc.

« En résumé, le 24 au matin, nous avons fait paraître 6 feuilles de 10 colonnes chacune ou l'équivalent de 90 colonnes, travail qu'aucun autre atelier en Belgique ne serait en état d'exécuter. C'est un volume in-8° de 200 pages !

« Telles sont les explications que je puis donner en réponse à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser. Si vous aviez été témoin de ce qui s'est passé à l'atelier dans cette circonstance, vous trouveriez qu'elles sont péremptoires. Il ne faut pas omettre le fait que depuis quelque temps les deux Chambres siégeaient simultanément et que le travail journalier était doublé, sans mentionner que, la veille, avait eu lieu une longue séance du Sénat dont on exécutait encore les révisions dans la nuit du 23.

« Veuillez agréer, monsieur le Questeur, l'assurance de ma haute considération.

« Le directeur du Moniteur, Ph. Bourson. »

Messieurs, d'après cette lettre, le directeur du Moniteur n'est pas aussi coupable qu'on a voulu le faire croire : il était réellement impossible de faire paraître en temps utile le discours de M. Le Hardy de Beaulieu. Quant aux faits avancés par l'honorable M. Coomans, je n'en ai pas entretenu le directeur du Moniteur. L'honorable M. Coomans a dit que dans son discours de vendredi il y avait 112 fautes d'impression, sans compter les petites ; je désirerais que l'honorable M. Coomans voulût bien m'indiquer, sur le compte rendu de la séance, les 112 fautes dont il s'est plaint ; quand j'aurai en mains cette pièce, je m'expliquerai carrément avec M. le directeur du Moniteur.

M. Coomansµ. - Je reconnais, quant au premier point, qu'il y a des moments où la besogne est tellement accumulée dans les ateliers du Moniteur, qu'il doit être assez difficile de faire paraître régulièrement le compte rendu des séances des deux Chambres ; mais je persiste à croire qu'il est très fâcheux que des mesures ne soient pas prises pour remédier à cet inconvénient.

Quant à la réclamation plus grave, selon moi, sur laquelle j'ai insisté hier, je la maintiens dans toute sa force.

Les Annales parlementaires sont très mal corrigées. Voilà des années qu'on l'a dit, des années qu'on l'a prouvé sur tous les bancs de cette Chambre.

Je ne prétends pas que je suis plus maltraité que d'autres, mais je le suis passablement fort et je suis prêt à vous en donner des preuves.

Je dois cependant alléguer immédiatement une excuse en faveur du personnel préposé à la correction des épreuves pour le Moniteur et les Annaies parlementaires.

J'ai appris avec surprise, ce malin, que ce personnel se composait d'un seul homme.

Eh bien, messieurs, quiconque a quelque expérience des travaux (page 732) d'imprimerie doit savoir qu'il est impossible au meilleur correcteur du monde de remplir sa tâche convenablement lorsqu'il a à corriger 20 à 30 colonnes d'impression en une nuit. Les grands journaux ont deux correcteurs.

Remarquez que, pour que la correction soit bonne, elle doit être faite deux fois, sinon trois fois. Il est matériellement impossible qu'un seul homme lise je ne dirai pas trois fois, mais même deux fois en une nuit toute la matière qu'on lui met sous les yeux.

Là est le vice. Je le signale à l'honorable M. Allard. S'il est vrai, comme la partie la plus intéressée me le dit, qu'il n'y a qu'un seul correcteur, l'honorable M. Allard me fait un signe d'assentiment, je dis que c'est un vice qu'on aurait dû faire disparaître depuis longtemps.

Du reste je ne connaissais pas même le nom de ce correcteur. Mais, quoi qu'il en soit, bon ou mauvais, grand littérateur ou simple prote d'imprimerie, il lui est impossible de corriger nos Annales comme elles devraient l'être.

J'ai dit que dans mon discours il y avait 112 fautes d'impression. C'est le chiffre qu'on m'avait signalé. J'en ai trouvé, moi, 83. Avouez que c'est beaucoup trop. Ces 83 fautes, je suis prêt à vous les montrer. Vous reculez ?

M. Allardµ. - Je ne puis changer de place.

M. Coomansµ. - Permettez-moi au moins de vous en signaler quelques-unes.

M. Allardµ. - Je vous demande seulement de m'envoyer l'épreuve.

M. Coomansµ. - Vous l'aurez ; mais le public n'en saura pas davantage quand vous aurez vérifié le travail que j'ai sous la main. Je n'abuse pas de mon droit, car j'aurais pu faire insérer une colonne d'errata au Moniteur. Je ne l'ai pas fait, pour n'avoir pas l'air d'attacher une importance exagérée à mon discours.

J'ai cru devoir réclamer dans mon intérêt, d'abord, et dans celui des membres de cette Chambre. Nous sommes unanimes à reconnaître qu'on travestit trop souvent notre pensée.

On m'a fait dire cinq ou six fois le contraire de ce que j'avais dit. Cela est-il tolérable ? (Interruption.)

Maintenant, on nous objecte que nous devrions assister à la correction. Cela est impossible.

Combien d'entre nous ne prennent pas la parole uniquement parce qu'ils sont obligés, après la séance, de consacrer une heure ou deux à la révision de leur discours ?

Si l'on nous oblige à passer encore 2 ou 3 heures au Moniteur, non seulement pour revoir les manuscrits, mais aussi pour revoir la correction des épreuves, notre travail parlementaire deviendra un travail herculéen, devant lequel je déclare, quant à moi, que je recule.

Voici donc la conclusion pratique à tirer de ces observations.

1° II faut qu'il y ait au moins 2 correcteurs dans les ateliers du Moniteur. Conservez celui qui existe, je le veux bien, je le désire, car j'avoue que la lettre qu'il m'a écrite aujourd'hui prouve qu'il est digne d'y rester, mais donnez-lui un collaborateur ; c'est notre intérêt à tous ; quand nous distribuons si libéralement que nous le faisons l'argent du trésor, nous pouvons bien dépenser 1,200 à 1,300 fr. par an pour empêcher les Annales parlementaires de nous attribuer des sottises que nous n'avons pas dites.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - Je demande la parole.

M. Coomansµ. - Alors je la demande aussi pour lire mes errata.

M. Allard, questeurµ. - Il est vrai, comme le fait remarquer M. Coomans, qu'il n'y a qu'un seul correcteur au Moniteur, mais je dois dire qu'il est excellent et connu de tous pour son habileté.

M. Coomans vient de répéter que les Annales lui attribuaient souvent des choses qu'il n'avait pas dites. Est-ce la faute de la composition du Moniteur ?

M. Coomansµ. - Ce n'est pas celle des sténographes.

M. Allard, questeurµ. - Permettez, ce n'est pas la première fois que vous protestez contre le compte rendu de vos discours ; vous vous êtes plaint un jour, le 11 mai 1866, qu'on vous avait mis dans la bouche le mot de « légèreté », que vous n'aviez pas prononcé. Voici ce que vous disiez à cette occasion :

« J'ai une rectification à faire au compte rendu officiel de la séance du 9 mai. L'annexe du Moniteur me fait dire que les concessions faites par le gouvernement au concessionnaire de chemins de fer circulaires dans le Brabant ont été rédigées avec une légèreté extraordinaire.

« Telle n'a pas été ma pensée ; telle n'est pas celle que j'ai exprimée. J'ai dit : Avec une sévérité extraordinaire et pas avec une légèreté extraordinaire,

« Messieurs, il y a mille fautes d'impression dans le Moniteur. Je trouve superflu d'ordinaire de les signaler, quoiqu'elles soient un fait très regrettable. Mais je dois déclarer qu'une accusation aussi injuste dirigée contre M. le ministre des travaux publics n'est jamais entrée dans mes intentions. »

Eh bien, je dois déclarer que la responsabilité de l'erreur ne pouvait pas retomber sur la composition du Moniteur, car le mot légèreté se trouvait dans le manuscrit du sténographe, que je possède et que voilà !....

MpVµ. - La parole est à M. Le Hardy de Beaulieu.

- Des voix. - Non ! non !

M. Coomansµ. - Cette discussion est intéressante.

MfFOµ. - Pas en ce moment ; attendez la discussion du budget de la Chambre.

M. Le Hardy de Beaulieu. - Si les explications données par le directeur du Moniteur l'exonèrent, pour cette fois, il n'en ressort pas moins qu'il est indispensable de modifier l'organisation du service des Annales parlementaires. Les séances de la chambre anglaise durent parfois jusqu'à h et 5 heures du matin, et à 8 heures, le Times, qui n'est pas payé par l'Etat pour ce service, en donne le compte rendu complet et il y a dans ces comptes rendus beaucoup moins de fautes que dans nos Annales.

Le système que l'on suit ici est tout à fait incomplet ; on ne commence guère la composition des séances que le soir, on devrait la commencer à mesure que l'on parle ; alors on ne serait jamais retardé par les longs discours ou par ceux qui sont prononcés à la fin de la séance.

- L'incident est clos.

Projet de loi modifiant quelques dispositions des lois électorales

Discussion générale

M. de Haerneµ. - Je demande la permission à la Chambre d'expliquer l'attitude que j'ai prise en section centrale et les motifs qui m'ont amené à défendre l'amendement que j'ai signé avec mon honorable ami M. Nothomb et que je crois pouvoir maintenir.

A la séance d'hier, deux honorables orateurs ont fait entendre des accents patriotiques qui ont fait sur moi, je dois le dire, une profonde impression. M. Royer de Behr a défendu avec tout le talent qui le distingue la pensée qui a présidé à la composition du cabinet dont il devait faire partie, en ce qui se rapporte à la question qui nous occupe.

L'honorable M. Kervyn de Lettenhove, dans l'exposé de ses idées sur la matière, m'a paru se rapprocher beaucoup de notre opinion ; sauf cependant qu'il voudrait une plus grande subdivision dans le cens électoral pour à la commune, plus encore, je crois, que pour la province.

Eh bien, en principe, je ne m'oppose pas à cette idée, mais comme je ne l'ai pas étudiée, j'attendrai les amendements qu'on pourrait présenter à cet égard. L'honorable membre nous a parlé aussi, avec une entière conviction, avec la connaissance et l'érudition qui le distinguent, du système que vous a présenté l'honorable M. Couvreur et qu'il voudrait élargir, si je l'ai bien compris, dans le sens indiqué par l'honorable M. Coomans.

C'est encore là une idée qui me sourit ; mais en présence des objections qu'y a opposées M. le ministre des finances, je déclare franchement que jusqu'ici je n'ai pas mes apaisements à ce sujet et qu'avant de me prononcer, je dois attendre la suite du débat.

Messieurs, le débat a été porté, pour ainsi dire, dès le début, sur le terrain de la politique générale. On vous a dit, c'est d'abord M. le rapporteur de la section centrale et ensuite M. le ministre des finances qui se sont énoncés dans ce sens, que la réforme électorale a été mise en avant par l'honorable M. Dechamps ; on a dit que c'est à cet homme d'Etat que l'on doit toute l'agitation qui se manifeste autour de nous.

Je ne partage nullement cette opinion. Je crois, moi, que la question de la réforme électorale est née en 1814, lorsqu'on a cru devoir abaisser le cens au minimum et en décréter l'uniformité ; car, remarquez-le bien, messieurs, lorsqu'on a déclaré au pays que le cens électoral pour les Chambres législatives était fixé à 42 fr. 32 c., cet énoncé en chiffres a frappé tout le monde et l'on s'est dit : Mais est-ce donc là la limite extrême, limite, il faut l'avouer, qui indique une fraction au delà de laquelle on voudrait aller pour avoir au moins un chiffre rond ?

Mais on ne pouvait pas reculer, car en ces sortes de matières on ne recule pas et l'on ne s'arrête que quand il y a de puissantes raisons de le faire. C'est alors qu'a surgi la pensée d'une réforme plus radicale. Il est vrai qu'on était devant la limite constitutionnelle, il est vrai qu'on (page 733) était devant une barrière imposée par le pacte fondamental. Mais on s'est demandé s'il n'y avait pas moyen de franchir cette barrière et on a cru trouver ce moyen dans la Constitution elle-même. On s'est dit qu'il y avait là une soupape de sûreté qu'on pourrait ouvrir lorsque la vapeur paraissait trop condensée.

Eh bien, selon moi, en abaissant le cens à la limite extrême et en le déclarant uniforme, on avait trop chauffé la machine politique, et c'est là l'origine du danger qu'on se représente aujourd'hui, mais qu'on s'exagère, selon moi.

Ainsi donc, la question de la réforme électorale n'est pas née lorsqu'on a voulu constituer le ministère Dechamps ; son origine est antérieure, elle remonte à 1848.

A cette époque, ainsi que je l'ai déclaré il y a deux ans, à l'occasion de la proposition présentée par l'honorable M. Orts, je n'étais pas d'abord partisan du cens uniforme, bien que je m'y sois rallié plus tard.

J'ai même présenté un amendement pour abaisser considérablement le cens, surtout dans les villes, à cause du progrès industriel qui s'y manifeste ; mais je voulais conserver une limite qui laissât encore quelque latitude pour l'avenir ; je voulais conserver aussi un cens différentiel.

Ainsi donc pour moi, et je puis dire pour la plupart de mes honorables amis, la question est bien antérieure même à l'époque qu'on y a assignée dans les discussions précédentes, lorsque nous examinâmes, il y a deux ans, au mois de juillet, la proposition de l'honorable M. Orts, tendante à subordonner l'exercice du droit électoral à la condition de savoir lire et écrire.

Messieurs, je me suis prononcé en faveur de cette proposition, et j'ai cru devoir en maintenir le principe. Comme je l'ai déclaré alors, je voyais, dans cette matière, un double courant d'idées. Je voyais surgir, d'un côté, l'idée d'une classe favorisée, privilégiée ; de l'autre, l'idée de l'intelligence, prise en général, de l’intelligence dont on a indispensablement besoin pour agir comme citoyen et pour se rendre compte du vote qu'on émet.

Je voyais donc là un double courant d'idées, et je déclarais que le premier de ces deux ordres d'idées remontait, selon moi, à 1830, car en France, à cette époque, et ultérieurement, on a mis souvent en avant l'idée du suffrage intellectuel ; on ne s'est pas arrêté à cette idée ; on est allé d'un système à l'autre, dans la presse et les Chambres. On a adopté les capacités privilégiées, et par réaction on a fini par avoir en 1848 le suffrage universel.

D'un autre côté, je voyais en Amérique et ailleurs l'idée de la condition d'une certaine instruction nécessaire pour que l'électeur puisse se rendre compte du droit qu'il a à exercer, de l'accomplissement du devoir que la loi lui impose.

Déjà alors, messieurs, je me suis prononcé en faveur de ce second système, que j'ai exposé dans cette enceinte en 1865 et que je crois devoir maintenir.

Je disais en 1865 : « En politique il faut savoir prévenir plutôt que se laisser prévenir. » Il s'agissait aussi alors du danger qu'on voyait dans le suffrage universel.

Je disais, à la même occasion, que, dans ma manière de voir, le suffrage universel n'était pas populaire en Belgique, et que, dans ma pensée, l'opinion de la majorité du pays repoussait ce système. Je persiste dans la conviction que j'ai exprimée alors.

Comme le suffrage universel a beaucoup occupé la Chambre dans ces derniers jours, je désire entrer à cet égard dans quelques développements. Je n'abuserai pas, messieurs, de voire indulgence.

Je ne ferai pas le tableau de la démocratie ancienne. Mais puisque, à propos de suffrage universel, on vous a parlé d'Athènes et de Rome, je crois devoir en dire aussi un mot. Je vous citerai un trait satirique d'Aristophane, un trait qu'il a lancé, dans une de ses comédies, contre le peuple athénien, qu'il évaluait à 14,000 citoyens, dominant, dit-il, 15 millions de sujets répandus autour de la cité d'Athènes. Les commentateurs, les historiens que j'ai lus sur ce chapitre, rabattent de ce dernier chiffre 3 à 4 millions ; mais je n'ai pas vu une réduction plus grande.

Mais, messieurs, je ne me bornerai pas à vous citer le grand comique de l'antiquité, quoique cependant il fût l'écho de l'opinion publique. Je vous dirai, d'après Thucydide, ce qui se passait à Athènes à l'époque antérieure à Périclès et sous ce grand homme d'Etat. On avait cru trouver mieux que le suffrage universel, d'après Thucydide ; on avait décidé que les magistratures, à l'exception des dix stratèges, seraient nommées non par voie d'élection, mais par le sort, qu'on trouvait plus démocratique.

De plus, Périclès avait constitué une solde d'une obole (16 à 17 cent.) par tête, chaque fois qu'un citoyen se rendait à l'assemblée publique. Cttle solde fut augmentée plus tard et portée à cinq oboles, sans compter les distributions gratuites de blé.

M. Bouvierµ. - Les banquets officiels.

M. de Haerneµ. - Je ferai remarquer qu'on votait à la commune ; cela faisait une différence avec notre système, qui empêche de dîner chez soi. Puis on distribuait du blé. C'était la liste civile du peuple.

M. Nothombµ. - La taxe des pauvres en nature.

M. de Haerneµ. - C'était la taxe des pauvres électeurs, c'était la liste civile du peuple, la récompense du suffrage qu'on a qualifié d'universel dans celle Chambre.

Je n'attaque pas les lois, les constitutions des anciens plus qu'il ne faut, je les admire même à certains égards, vu les circonstances, les conditions sociales qui leur étaient faites ; mais je combats les exagérations dans lesquelles on tombe souvent sous ce rapport. C'est pour cela, messieurs, que je me permets de vous signaler ces faits.

II y avait, à la vérité, d'après Thucydide, des électeurs ; il y avait, dit-il, une démocratie de nom, mais en réalité, le pouvoir était entre les mains d'un seul. Il se sert d'une expression très énergique que je me permettrai de vous énoncer : (Note du webmaster : l’expression, en caractères grecs, n’est pas reprise dans la présente version numérisée.)

Je crois pouvoir vous faire cette citation grecque, parce qu'elle est digne du grand historien, Thucydide, et point toute sa pensée en deux mots.

N'allons pas non plus chercher la véritable démocratie, le suffrage universel dans le Forum romain. Non, l'idéal de la démocratie, telle que nous nous la représentons, n'existait pas.

Il y avait aussi des électeurs, mais on les enrôlait « Panem et circenses !, du pain et des spectacles. Le sénat gardait la direction suprême au-dessus de toutes les administrations. C'est ce qu'attestent tous les historiens ; je citerai entre autres un historien français, Dumont.

Lorsque arrivèrent les hommes nouveaux, comme on les appelait, les riches plébéiens, faisant partie du sénat, ce système fut maintenu, le sénat continua à tout régler et à tout diriger.

La fierté et l'orgueil national étaient devenus la véritable vertu de Rome et la patrie était la divinité réelle.

Quelle liberté pouvait rester debout dans cette incroyable corruption qui nous est signalée par les historiens, entre autres par Tite Live ? Le lien du mariage était dissous et en une seule année, on vit 170 femmes empoisonner leurs maris, d'après cet historien.

Mais, messieurs, n'entrons pas au fond de la corruption romaine, restons sur le terrain de la politique, bien qu'elle soit inséparable de la moralité publique, et que la corruption rende tout suffrage illusoire, lorsqu'elle est poussée à cet excès, dont l'histoire nous offre le désolant tableau.

Voyons donc ce qui se passait dans la politique proprement dite.

Il y avait d'abord les sujets dans les préfectures et d'après Tite Live, un préfet mit à mort 70 sénateurs, sans compter les hommes libres. Après les sujets des préfectures, venaient les alliés (socii) dans certains municipes ; après cela vous aviez les hommes de droit italique, puis les hommes de droit latin, formant des classes spéciales, des castes réelles. On conférait, il est vrai, quelquefois le droit de cité à quelques villes, le droit de citoyen romain à quelques alliés ; mais d'après l'historien latin que je viens de citer, ces qualités-là étaient devenues purement nominales et sans valeur. Au milieu de ces catégories, de ces castes, pouvait-on songer à la liberté, au suffrage dit universel ?

Je résume mes considérations sur Rome en disant que Cicéron n'avait pas du tout l'idée de la république qu'on attribue quelquefois aux Romains ; il ne croyait pas que tout dût émaner d'une seule et même force, la démocratie. Voici comment il s'énonce dans son Traité sur la république (tome I, chapitre 45) :

« La meilleure des républiques a quelque chose d'imposant et de royal, quiddam praesans et regale ; elle a quelque chose qu'elle emprunta aux princes et aux grands, quiddam aliud auctoritatle principum partum.

Et il ajoute :

« On a réservé certaines choses au jugement et à la volonté de la multitude, quasdam res servatas judicio et voluntati multitudinis.

« En dehors de ce système d'égalité, dit l'orateur philosophe, en dehors de ce système, qu'il appelait système d'égalité à cause de la pondération des éléments sociaux, en dehors de ce système d'équilibre, la royauté devient de la tyrannie et l'aristocratie une faction ; on ne voit plus que trouble et confusion chez le peuple, ex populo turba et confusio. »

(page 734) M. Bouvierµ. - Nous voilà bien loin de la réforme électorale !

M. de Haerneµ. - Il semble que je m'avance trop loin, je tâcherai de satisfaire l'honorable membre ; je ne désire pas, messieurs, prolonger le débat.

Cependant on peut se demander, messieurs, si en tout cela il y a autre chose qu'une réponse aux idées qui ont été émises dans ce débat sur la prétendue démocratie d'Athènes et de Rome.

Il me semble que si l'on a bien voulu faire attention à la citation que je viens d'emprunter à Cicéron, on a dû y voir une image, une description anticipée du gouvernement constitutionnel.

Je trouve cela très remarquable de la part d'un ancien républicain. C'est pourquoi je prends la liberté de m'étendre un peu sur cette matière.

Voilà donc l'idée du régime constitutionnel opposée par Cicéron à la démocratie appuyée sur le prétendu suffrage universel, qu'on a cherché à Rome.

Je me demande, messieurs, si en présence de ce que je viens d'alléguer, il n'y a donc rien de nouveau sous le soleil ?

Eh bien, oui, il y a quelque chose de nouveau, c'est la lumière du soleil même dans le monde politique, depuis que la séparation du pouvoir religieux et du pouvoir politique est devenue un dogme qui a été proclamé comme tel. C'est ce dogme chrétien qui a enfanté la liberté de conscience, liberté qui est la sauvegarde des autres et qui a été placée dans un sanctuaire inaccessible au glaive royal ou populaire. C'est là la garantie du respect dû à la liberté de l'individu et à celle de la société.

. Toutefois il ne faut pas calomnier la sagesse antique ; on doit admirer les systèmes inventés par les peuples civilisés pour obtenir autant que possible l'équilibre entre les diverses forces sociales dans l'intérêt commun. Messieurs, ces forces qui représentent d'un côté la liberté, le suffrage plus ou moins universel, d'un autre côté le pouvoir absolu, ces forces doivent être tenues en équilibre. C'est l'enseignement de l'histoire et la sagesse des hommes politiques.

Il est vrai que nous touchons ici à la question du suffrage universel qui a été tant agitée dans cette discussion, à celle de la souveraineté du peuple.

Selon moi, comme je l'ai dit il y a deux ans, le grand problème à résoudre, c'est de donner au peuple toute la liberté possible, mais compatible avec l'ordre public.

L'ordre est une nécessité sociale, une condition indispensable non seulement de la société, mais de la liberté même.

Ce qui démontre la nécessité d'un certain ordre restrictif du suffrage, c'est que le peuple faisant usage de son vote en aussi grand nombre que possible, tout souverain qu'il est, devient sujet immédiatement après qu'il a voté.

Cela prouve qu'il y a des formes qu'il faut respecter par cela seul qu'elles sont établies, en remontant même à la souveraineté populaire et au suffrage universel, direct ou indirect, tacite ou exprimé, émis soit par délégation, soit d'une autre manière, mais qui au fond repose dans les entrailles de la société.

Dans ce sens, messieurs, on peut admettre un suffrage universel, qui se confond, à certains égards, avec la souveraineté du peuple, surtout là où, d'après la constitution, tous les pouvoirs émanent de la nation.

Je dis que le principe compris de cette manière a été admis par tous les grands écrivains chrétiens depuis saint Augustin jusqu'à Bossuet même, oui, Bossuet qu'on ne soupçonnera pas dans cette matière et que souvent l'on a rangé parmi les adversaires de la doctrine populaire. Bossuet va jusqu'à dire que l'hérédité du souverain n'est qu'une concession faite par le peuple, et il ajoute que la puissance temporelle vient de Dieu par le peuple.

Le grand docteur que je viens dénommer tout à l'heure, saint Augustin, parle, dans ses Confessions « d'un pacte des citoyens ou de la nation, pacte qui est fondé sur la coutume ou sur la loi et qu'il n'est permis ni aux citoyens, ni aux étrangers de violer, parce que toute partie qui n'est pas en harmonie, dit-il, avec le tout, est vicieuse et déréglée. »

Ainsi, messieurs, les sociétés qui marchent régulièrement se développent, comme l'homme lui-méme, sans violence de la part des parties qui les composent, comme le corps de l'homme par le mouvement harmonieux des parties dominantes ou des principes vitaux.

Il résulte de là que par les constitutions les peuples lient les générations futures dans les limites des droits et de la justice, aussi bien que par l'hérédité des couronnes, à moins que la constitution ne stipule les conditions d'après lesquelles elle peut se modifier, conditions qui dans les monarchies héréditaires, comme en Belgique, comprennent celle du concours de la prérogative royale, ce qui en rend la révision très délicate.

Les constitutions conçues dans ce sens sont un frein opposé à l'entraînement des passions politiques, et en stipulant pour l'avenir, elles établissent une espèce de liaison entre les divers âges de la vie nationale, qui de sa nature tend à se perpétuer.

Cette vie ne peut subir de changement fondamental que sous l'empire d'une véritable nécessité, à cause d'un vice qui la menace dans son essence même, et la réorganisation ne peut se faire que d'après les conditions établies par la constitution, si elles sont établies.

Messieurs, c'est assez vous dire que je m'oppose à toute révision de notre pacte fondamental. Non seulement la nécessité d'un pareil changement ne se révèle pas pour moi, mais je suis convaincu qu'une révision quelconque présenterait un grand danger intérieur et extérieur.

L'une modification appellerait l'autre et dans l'état actuel des esprits en Europe, nous subirions bientôt des influences antinationales, contre lesquelles nous aurions de la peine à lutter.

A l'intérieur nous serions en présence de problèmes redoutables relatifs aux idées sociales et religieuses.

D'un autre côté, nous ouvririons la porte à des tentatives de l'étranger, auprès duquel nous perdrions la réputation de sagesse que nous nous sommes acquise en 1848, en proclamant, à la face de l'Europe, que la liberté, pour faire le tour du monde, ne devait pas passer par la Belgique. C'était dire que nous n'avions rien à changer au régime fondé par le Congrès national et loyalement exécuté.

Gardons-nous donc de toucher à notre édifice constitutionnel, car il suffirait peut-être d'en détacher une pierre, pour l'ébranler jusque dans ses fondements.

Messieurs, je crois pouvoir vous dire que, dans ma conviction, telle que je viens de vous l'exprimer sur l'ensemble de nos institutions politiques, l'amendement que j'ai présenté avec mon honorable collègue, M. Nothomb, est en harmonie avec notre loi fondamentale autant que cet amendement répond aux besoins actuels du pays.

Quant à cet amendement, je dois entrer dans quelques détails, et je dois dire d'abord que je ne m'attendais pas à ce que notre proposition fût combattue comme elle l'a été, particulièrement dans le rapport de la section centrale, où elle a été présentée comme un acheminement au suffrage universel. C'est une idée qui m'a paru dominer aussi dans le discours prononcé par M. le ministre des finances. Je crois au contraire, comme j'ai eu l'honneur de le dire en commençant, et comme je l'avais déjà démontré en 1865, je crois que le système des capacités spéciales, des capacités privilégiées y conduit, sinon d'une manière directe, au moins par réaction, comme cela est arrivé en France.

Mais lorsque j'examine dans son ensemble le rapport de la section centrale, je trouve que le système qu'il préconise se rapproche beaucoup plus du suffrage universel que notre amendement ; car enfin, que dit l'honorable rapporteur ? Il fait entendre que l'instruction moyenne va se généraliser un jour en Belgique, et d'un autre côté il admet avec le gouvernement un cens plus bas que celui que nous proposons comme minimum, le cens de 7 fr. 50 c. Or, dans ce système, si l'instruction moyenne se généralise comme le pense l'honorable M. Hymans, on serait bien plus près du suffrage universel que dans notre système.

Mais, messieurs, je n'admets pas, quant à moi, que l'instruction moyenne puisse devenir générale, et la raison, c'est que, malgré tous les efforts et toutes les dépenses, malgré le concours de toutes les forces sociales dans les divers pays de l'Europe et de l'Amérique même, on n'est pas encore parvenu à généraliser l'instruction primaire. Comment voulez-vous donc dès lors généraliser l'instruction moyenne ? C'est là une utopie ; mais je constate que, dans le système de l'honorable rapporteur, il y a une tendance plus prononcée vers le suffrage universel que dans notre amendement.

Je répète que, par voie de réaction, on y arriverait, mais j'ajoute que le pays ne veut pas du suffrage universel ; il n'en veut pas pour les élections législatives, parce que l'on comprend qu'il faudrait pour cela réviser la Constitution et qu'on recule devant cet extrême, à cause des conséquences qui pourraient en résulter.

Tel est le sentiment national, au moins en ce qui concerne l'abaissement du cens en dessous du minimum fixé par la Constitution. Le pays ne veut pas même, selon moi, supprimer complètement le cens pour les élections provinciales et communales, et la raison en est simple. C'est que le peuple considère le suffrage comme un devoir, avant d'en faire un droit. Cela tient au caractère des ouvriers belges de la classe inférieure, lesquels se considèrent en général comme incapables de bien (page 735) remplir ce devoir, lorsqu'ils n'ont pas une certaine instruction, qui les mette à même de s'en acquitter avec connaissance de cause ; c'est ce qui m'a été dit souvent par des gens du peuple.

Mais alors, me direz-vous, pourquoi donc proposez-vous d'introduire des ouvriers censitaires sachant lire et écrire, seulement ? Eh ! messieurs, d'abord parce que de cette manière on atteint la limite où commence la connaissance du devoir aux yeux du peuple ; alors le droit devient corrélatif au devoir. Puis nous entrons dans cette voie, pour faire voir que l'instruction ennoblit l'homme et mène le pauvre à la fortune ; pour associer, sans danger, le plus grand nombre de citoyens possible à l'intérêt général du pays, comme on fait en Amérique, où l'on associe pour des raisons semblables, le peuple à la dette publique dans un intérêt national ; enfin pour écarter ainsi le système des capacités privilégiées, qui tend à créer des classes en opposition avec l'esprit de notre Constitution, comme je l'ai dit dans l'avant-dernière session.

A ce propos, je vous prie de remarquer, messieurs, que mes critiques, sous ce rapport, sont antérieures à la présentation du projet du gouvernement. En 1865, à l'occasion du débat qui eut lieu dans cette enceinte, sur la proposition de M. Orts, je me suis énoncé en ce sens en faisant allusion à ce qui s'était passé en France à partir de 1839. Nous voulons élargir aussi le suffrage pour mettre une plus forte barrière aux séductions de l'étranger. La plupart de ces motifs ont été invoqués en Angleterre.

Les partis représentés d'une part par lord Derby et d'autre part par M. Gladstone sont d'accord sur ce point, qu'il faut relever les classes ouvrières, les associer au mouvement national pour les opposer aux entraînements dangereux qui peuvent venir de l'intérieur ou de l'étranger. Je me place surtout au point de vue britannique. Remarquez bien que je ne sors pas de ce principe général : il faut élever les classes ouvrières à cause du progrès de l'industrie, à cause de l'immense développement du travail national, qui est dû aux ouvriers en grande partie. Mais l'ouvrier doit être éclairé à un certain degré. Voilà ce que nous demandons comme correctif et en même temps comme frein aux excès qui pourraient résulter de l'extension du suffrage, surtout pour l'avenir.

Puisque je viens de citer l'exemple de l'Angleterre, où la même question se débat en ce moment, permettez-moi, messieurs, de vous dire ce que pensait M. Gladstone, à cet égard, l'année dernière.

Il disait : « Il ne faut pas flatter la démocratie. » Nous ne voulons pas la flatter non plus.

Il disait encore qu'il voudrait aller un peu plus loin, mais pas beaucoup plus loin.

Voyez avec quelle précision il s'explique. Le grand motif qu'il indique est celui que j'avais l'honneur de signaler tout à l'heure, le progrès industriel, le grand concours des classes ouvrières au travail national.

Voici ce qu'avança encore M. Gladstone. Il évalua les revenus des classes ouvrières de l'Angleterre à 250 millions sterling contre 360 millions attribués au classes supérieures. Il ajouta que la part contributive dans les impôts est, pour les classes ouvrières, de 23 millions sterling et de 45 millions sterling pour les classes supérieures ; et cependant, dit-il, les classes ouvrières ne figurent que pour un septième dans le corps électoral. C'est là le vice qu'il signale et auquel il réclame un remède. Eh bien, toute proportion gardée, je crois que le même vice se présente chez nous, et c'est là le principal argument que j'ai à faire valoir en faveur de notre proposition.

Nous créons par la loi un droit nouveau, mais nous imposons en même temps un devoir, d'autant plus que nous combinons le cens avec une certaine instruction.

Messieurs, c'est là, aussi un point de vue qui a été parfaitement saisi en Amérique, où l'on n'est pas aussi absolu en cette matière qu'on a eu l'air de le dire ici.

Permettez-moi de vous lire un passage de la North American review, la principale publication de ce genre aux Etats-Unis, livraison d'avril 1865, paraissant sous les auspices du savant professeur, M. James Russell-Lowell.

« Nous ne voulons pas établir, dit la North American Review, un système invariable et applicable en tout. Ce que le Tennessee peut trouver excellent peut ne pas convenir à la Caroline du Sud. La science de l'homme d'Etat ne consiste pas autant à introduire des formes politiques, comme un idéal abstrait, alors même qu'elles paraîtraient parfaites, qu'à adapter ces formes aux besoins des gouvernés et conformément aux exigences du temps. Il n'en faut pas juger d'après les intentions, mais d'après les résultats, et ceux-ci doivent être en rapport avec la pratique et non avec la perfection théorique. Le bon sens anglo-saxon ne s'est nulle part révélé d'une manière plus claire que dans l'adoption d'institutions qui doivent se modifier graduellement par la coutume et les convenances, ou par la nécessité. Il a préféré l'utilité pratique d'un système qui opère réellement, à la méthode française, qui met en avant un mécanisme constitutionnel perpétuellement mobile, mais qui ne marche jamais bien. »

La légalité fait la force des Etats-Unis, comme celle de l'Angleterre. On y tient au moins autant dans le premier de ces pays que dans le, second, d'après l'Economist de Londres que fait autorité, comme l'a dit M. le ministre des finances.

Vous voyez, messieurs, par cette citation, que les idées émises par la revue américaine s'accordent avec celles que je viens d'avoir l'honneur de vous exposer. La légalité, fondée avant tout sur une diversité rationnelle, voilà ce qui fait avant tout la force des Etats-Unis comme de l'Angleterre.

En Amérique, messieurs, on n'est pas aussi engoué qu'on veut bien le dire quelquefois, de ces systèmes extrêmes, peu compatibles avec l'ordre.

En Amérique, on veut la légalité, on veut le droit, la raison avant tout. Nous ne devons donc pas craindre d'invoquer l'exemple de la grande république, quand il s'agit de notre pays. Je pense que la Belgique ne doit pas s'enticher d'un idéal abstrait en matière politique, comme dit l'auteur de l'article précité ; elle est moins préparée qu'aucune nation démocratique à l'adoption du suffrage universel.

Je demanderai encore quelques moments d'indulgence à la Chambre pour exposer cette idée.

Qu'a-t-on fait jusqu'à présent ? On a parlé du suffrage universel, soit pour le combattre, soit pour le préconiser. On a mis en avant l'exemple d'autres pays où il fonctionne ; on a cité notamment la France, la Suisse, les Etats-Unis.

Eh bien, je dis qu'aucun de ces pays ne peut servir d'exemple pour ce qu'il y a lieu de faire en Belgique. Il faut distinguer entre les divers pays, comme dit la North American Review.

En effet, messieurs, le suffrage universel, ou plutôt le suffrage aussi général que possible, ne peut pas être envisagé indépendamment des autres institutions du pays ; il entre dans le corps des institutions politiques et il peut être plus ou moins modifié, corrigé, paralysé même, par ces divers éléments politiques.

C'est ce que prouvent les pays dont on a invoqué l'exemple, mal à propos, selon moi.

Ainsi, en France, on a adopté le suffrage universel, d'abord en 1793, mais environ deux ans après, on l'a abandonné, à cause des excès qui en avaient été la suite et qu'on avait attribués en partie à ce suffrage. Il a été adopté de nouveau en 1848.

Mais la France a toujours été, comme vous le savez, un pays de centralisation, sous toutes ses formes du gouvernement. On y a le suffrage universel ou l'égalité à la base de l'édifice social, si vous voulez, mais il y a une force centralisatrice, qui agit d'en haut sur tous les points du mécanisme politique et comprime le mouvement désordonné des rouages inférieurs.

Ainsi en Suisse, où le suffrage dit universel fonctionne, on trouve également dans l'ensemble des institutions un contre-poids à l'action populaire ; il y a dans les institutions de la Suisse une pondération. Le suffrage universel a été proclamé dans les cantons helvétiques, à la suite de l'abolition des distinctions de classes. La bourgeoisie qui était privilégiée constituait autrefois une espèce de noblesse, et c'est par esprit de réaction contre l'ancien état de choses, que le suffrage est devenu universel ou du moins général, comme il existe aujourd'hui.

Mais je dis qu'il y a un véritable correctif à l'application de ce système radical dans les deux assemblées qui concourent à la confection des lois.

On y a d'abord le conseil national, qui est composé de cette manière : on élit un membre par 20,000 habitants. Vous avez ensuite la seconde assemblée qu'on appelle conseil des Etats ; elle est composée de 44 membres, à raison de 2 membres par canton. Ainsi, par exemple, le canton d'Uri qui a quelque chose comme 20,000 habitants, envoie au conseil des états deux membres, aussi bien que le canton de Berne qui a environ 500,000 habitants. Il résulte de là une pondération qui donne des garanties à la minorité ; tous les Etats particuliers, quelle que soit leur population, ont une représentation égale dans le conseil des états, qui vote les lois concurremment avec le conseil national.

Ainsi, malgré le suffrage universel, il y a une véritable pondération dans l'ensemble des institutions, en Suisse comme en France, à part les libertés qui, ainsi que l'a dit M. le ministre des finances, sont beaucoup (page 736) plus restreintes en Suisse qu'en Belgique ; C'est ce qui permet au pouvoir d'exercer une plus grande influence dans les élections.

Disons encore un mot à ce sujet des Etats-Unis, puisque c'est l'exemple de ce grand pays qu'on a surtout invoqué dans cette discussion.

Là aussi, messieurs, il y a, au haut de l'édifice politique, un correctif contre les entraînements du suffrage universel.

D'abord, il y a une cour suprême qui, dans beaucoup de cas, a une juridiction politique qui connaît des faits se rattachant à la constitution, aux lois des Etats et même aux traités. D'après certains journaux, et notamment d'après l’Economist de Londres, qui fait autorité, comme l'a très bien dit l'honorable M. Frère, c'est, à certains égards, dans cette cour suprême que se résume en dernière analyse la véritable souveraineté des Etats-Unis.

II y a ensuite, pour les élections au congrès, des différences bien remarquables, quant à la constitution des deux corps de la législature, je veux parler de la chambre des représentants et du sénat. Pour la chambre des représentants, le nombre n'est pas strictement proportionnel à la population, comme en Belgique ; le nombre des représentants y est fixe : il y a 241 représentants répartis d'après la population qui est mobile.

Il s'ensuit qu'on ne tranche quelquefois des représentants d'un Etat pour en donner à un autre Etat. Mais il y a dans la Constitution une stipulation d'après laquelle chaque Etat, quelle que soit sa population, doit avoir au moins un mandataire à la Chambre des représentants ; sans cette condition, il y aurait des Etats qui ne seraient pas représentés ; par exemple, le Delaware et le Kansas. Voilà les garanties qui sont données à la minorité contre le nombre aveugle, contre la majorité, qui n'est pas plus infaillible qu'un souverain, mais qui, par le jeu des institutions, laisse à la minorité l'espoir de devenir elle-même majorité.

Pour le Sénat, on en a déjà dit un mot. Le Sénat américain n'est pas le produit de l'élection directe ; mais les membres en sont nommés par les législatures locales. De plus, aux Etats-Unis, comme en Suisse, il y a deux sénateurs par Etat, quelle que soit la population de l'Etat. Ainsi le Delaware, que je citais tout à l'heure, avait, en 1860, 112,000 habitants ; il envoyait alors, comme il envoie encore aujourd'hui, deux membres au sénat, tout comme l'Etat de New-York qui, en 1860, avait une population de 3,800,000 habitants.

Vous voyez donc comment aux Etats-Unis l'influence du nombre aveugle est tempérée par l'ensemble des institutions ; et le concours du sénat, comme vous le savez, est nécessaire pour la confection des lois. Il y a donc là, dans la représentation nationale, des inégalités qui modèrent le suffrage universel, et pour ce qui regarde l'ensemble, que je citais tout à l'heure, c'est à peu près comme si le Delaware, par exemple, avait 33 électeurs contre un seul attribué à l'Etat de New-York, parce que cela produit à peu près le même effet pour le Sénat. Ajoutons que le président est élu par un corps qui émane de la nation tout entière, ce qui lui donne une grande force, comme on en a la preuve dans l'attitude prise aujourd'hui, par M. Johnson à l'égard du Congrès. C'est ce qu'on ne considère pas assez en parlant des pays régis par le suffrage universel. On ne peut pas isoler le jeu du suffrage universel de celui des institutions politiques prises en général ; c'est sous ce rapport qu'on devrait envisager la question, lorsqu'on veut la traiter au point de vue belge.

En Belgique, nous n'avons pas un système de contre-poids politique semblable à ceux qui existent dans les pays que je viens de nommer. On ne peut donc pas invoquer l'exemple de ces pays pour faire prévaloir le suffrage universel chez nous. Nous avons le suffrage restreint, il est vrai ; mais nous avons un système politique, dont les diverses parties sont coordonnées d'une manière conforme à notre caractère national, et qui, dans son ensemble, vaut bien ceux des pays que je viens de citer.

Messieurs, les circonstances qui ont amené le suffrage universel en Amérique sont tellement différentes de celles qui se présentent en Europe que je demanderai à la Chambre la permission de lui lire un passage d'un discours prononcé sur cette question dans le sénat américain le 8 janvier dernier. Ce discours me paraît très intéressant au point de vue de la question qui nous occupe. C'est M. Creswell qui s'adresse au sénat.

« On nous a fait entendre l'autre jour, dit-il, que nous devions revenir à la doctrine de nos pères. Je consens à retourner à cette source de vraie sagesse.... Voyons l'exemple du Maryland.

« Le Maryland était un des treize Etats primitifs ; sa première déclaration des droits et sa constitution furent faites dans l'effervescence de la révolution... Ceux qui entendirent lire ces glorieux documents dans la vieille chambre de Philadelphie (où l'on posa les bases du fédéralisme) se rendirent de là dans leurs Etats respectifs pour y organiser les gouvernements d'Etat. Animés des mêmes sentiments et guidés par les mêmes principes, ils proclamèrent unanimement les mêmes libertés. La convention du Maryland s'assembla le 14 août 1776... Que dit-elle du droit de suffrage ? Voici ce qu'elle décréta le 3 novembre 1776 :

« Le droit du peuple à prendre part à la législature est la garantie de la liberté et la base de tout gouvernement libre. A cette fin, les élections doivent être libres et fréquentes, et tout homme possédant une propriété dans un intérêt qui l'attache à la communauté (à la commune) doit être investi du droit de suffrage. »

Les noirs libres qui possédaient quelque chose étalent admis à voter, car il est dit tout homme.

Le 8 novembre 1776, on décréta ce qui suit :

« Tous les hommes libres au-dessus de 21 ans, poursuit l'orateur, et possédant une propriété de 50 acres de terrain dans le comté, où ils demandent à voter et où ils résident, ainsi que tous les hommes libres jouissant, dans l'Etat, d'une propriété estimée à plus de 30 livres de monnaie courante, et ayant résidé dans le comté une année entière avant l'élection, auront un droit de suffrage dans l'élection des délégués pour ce comté. »

« Il s'agit ici d'élections plus générales que celles pour la commune. « Les noirs libres y prenaient part lorsqu'ils possédaient la propriété désignée.

« Ce régime électoral, ajoute M. Creswell, continua dans le Maryland jusqu'à l'année 1810. Alors la Constitution fut amendée dans ce sens que le suffrage devint le privilège des blancs, à l'exclusion des noirs libres ou esclaves. Mais en même temps la législature jugea à propos d'affranchir la race blanche de la condition (qualification) de la propriété.... De là le suffrage universel pour les blancs.

« Quelle était la portée de cet acte ? se demande M. Creswell. C'était une déviation de la doctrine de nos pères dans le sens de la liberté, d'un côté, mais dans le sens de l'esclavage, de l'autre. On affranchit entièrement l'homme blanc et l'on riva les chaînes du nègre. On entra dans cette voie, parce que, dans l'intervalle, le coton, comme on disait, était devenu roi (cotton had become king)... La culture de l'Africain fut assimilée à celle du coton... Les ennemis de l'esclavage en devinrent les défenseurs les plus actifs..., au point qu'en 1836 on rendit par la loi, dans le Maryland et la Virginie, l'affranchissement du noir moralement impossible... En 1851 l'émancipation fut formellement interdite.

« Maintenant il est temps pour nous d'abandonner les prétentions exclusives de la race blanche... C'est une folie de prétendre, comme on le fait, que les noirs ne pourront jamais être instruits et admis au droit de voter... Qu'on leur permette de consacrer leurs propres ressources à la construction d'écoles et d'églises... Protégez-les dans leurs droits de servir Dieu et d'instruire leurs enfants, et je vous assure que bientôt ils feront rougir bien des gens de notre race, qui ont eu plus d'occasions qu'eux de recevoir une bonne éducation... De plus, l'urne électorale est un instrument d'éducation, le scrutin est un éducateur (the ballot itself is an educator)... La génération nouvelle s'étonnera que nous ayons pu résister si longtemps aux enseignements du patriotisme et du christianisme. ».

L'instruction des noirs pour les rendre aptes à la vie politique, est au fond de la pensée de l'orateur américain. N'oublions pas le retour à la sagesse des ancêtres, qu'il préconise, sans exclure la condition de la propriété, dont ils avaient fait la base de l'électoral.

Ainsi, le suffrage universel fut introduit au Maryland, à partir de 1810 pour les blancs ; mais le droit de voler fut enlevé en même temps aux noirs et, sous ce dernier rapport, il y avait évidemment une restriction au suffrage, qui n'était plus réellement universel. Aujourd'hui on cherche à réhabiliter les noirs, quant au vote ; mais on met en avant certaines conditions, notamment celle de l'instruction primaire, qu'on voudrait même étendre généralement aux blancs comme je le ferai voir tout à l'heure.

Encore une fois, on ne peut rien conclure des exemples de l'Amérique et des autres pays pour ce qui regarde l'admission du suffrage universel en Belgique, puisque nous sommes dans des conditions tout à fait différentes et que le suffrage universel n'y existe pas dans un sens absolu.

Est-ce à dire qu'il faille rester immobile au milieu du mouvement qui se manifeste dans presque tous les pays qui ont des institutions semblables aux nôtres ? Nous ne l'avons pas cru et à cet égard vous me (page 737) permettrez d'entrer encore dans quelques détails pour justifier la proposition que j'ai signée et défendue en section centrale.

Comme on craint l'extension du suffrage que propose la minorité, comme on y voit un acheminement au suffrage universel, d'après ce qu'on a dit à plusieurs reprises, nous avons cru devoir établir un frein, une barrière, comme l'a déclaré l'honorable M. Nothomb ; ce frein consiste dans la condition de savoir lire et écrire ou dans la fréquentation de l'école primaire pendant trois ans.

En appuyant en 1865 la proposition de l'honorable M. Orts, je me suis exprimé dans ce sens. J'ai dit que je voyais dans cette condition un frein et un correctif. J'ai cité l'exemple de plusieurs Etats de l'Amérique et j'ai invoqué des journaux américains à l'appui de cette thèse. Je pourrais en citer beaucoup d'autres qui se sont prononcés depuis lors dans le même sens. Ce système devient de plus en plus populaire en Amérique, cette condition vient d'être proposée pour le sud comme un moyen de transaction entre le Congrès et le président.

La North American Review, que je citais tout à l'heure, abonde dans ce sens. Elle demande formellement l'enseignement primaire comme correctif du suffrage universel. M. Creswell, dont j'ai cité le discours prononcé au sénat, fait entendre d'une manière, au moins indirecte, que l'enseignement élémentaire est une condition rationnelle du droit de suffrage, puisqu'il dit que les nègres se rendront plus dignes, par l'instruction, d'exercer ce droit, que certains blancs.

Messieurs, comme l'instruction primaire fait partie essentielle de notre proposition, je crois devoir vous dire encore quelques mots à cet égard. Puisqu'il s'agit surtout de l'Amérique, je vous citerai une correspondance de la Nouvelle-Orléans adressée le 16 septembre 1865 (environ deux mois après la discussion, dans cette Chambre, de la proposition de M. Orts), au Messager franco-américain. Voici ce que je lis dans cette correspondance :

« A propos de ce suffrage universel, qui est la grande question du jour, je dois vous faire part de la seule manière sage, et en même temps libérale, dont il puisse être exercé... Si le parti de l'égalité veut remporter une grande, belle et durable victoire, il ne faut pas qu'il cherche l'absolu dans les choses humaines ; car il risquerait d'être vaincu, et il retarderait, par cette défaite, l'heure du progrès. Je ne parle ici ni de la Louisiane, ni d'aucun Etat en particulier ; je pose ce qui suit en principe général..... L'action de voter étant la plus noble prérogative du citoyen libre, elle mérite qu'on la remplisse d'une façon digne et par conséquent avec connaissance de cause. Pour choisir un candidat, il faut pouvoir se faire une idée de ses mérites par la lecture des journaux qui les exposent. Il ne faut pas non plus qu'on laisse tomber dans la boîte du scrutin un nom qui n'est pas celui qu'on préfère, et souvent il faut écrire ce nom soi-même (c'est ce que nous avons dit au mois de juillet 1865). Voilà des motifs matériels ; mais il y en a d'autres d'une nature plus élevée, tels que la dignité du vote, du votant et du pays (c'est ce que j'ai dit à la même époque).... Cela ne serait-il pas, à la longue, l'instruction primaire obligatoire ? Obligation morale, obligation digne, obligation profitable. (C'est à peu près textuellement ce que j'ai dit.)

« Il est aisé d'acquérir gratuitement aux Etats-Unis les éléments premiers de l'instruction... Qu'on n'appelle pas cela une restriction ; car rien n'y ressemble moins. ... N'est-on pas tenu, chaque jour, de faire des sacrifices pour le pays, et ce sous peine de pénalités ?... Du reste, plusieurs Etats de l'Union ont déjà imposé cette condition ... et ces Etats sont seuls dans le vrai et dans le libéral. »

Le Times de New-York, qu'on peut regarder comme l'organe officieux du gouvernement de Washington, s'exprime, dans son numéro du 24 mars 1866, d'une manière plus explicite encore à ce sujet.

Il constate d'abord que les tendances actuelles de l'Angleterre sont vers l'extension du suffrage, tandis qu'un mouvement en sens contraire se manifeste, d'après ce journal, en Amérique « ... Toutes nos commissions, dit-il, dans les cités et d'autres sont en opposition directe avec l'adoption du suffrage universel dans les communautés locales (local communities). Toute l'Union est pénétrée des calamités de l'exercice du suffrage universel par les classes ignorantes et adonnées aux vices... Presque tous les hommes, qui réfléchissent, commencent à voir que toute l'affaire du suffrage est une question d'utilité ou de convenance (a question of expediency). Il peut être concédé ou supprimé selon les vrais intérêts de l'Etat.... Nous le refusons à une foule de jeunes gens de mérite au-dessous de 20 ans, et à un plus grand nombre de femmes, qui le mériteraient tout autant ; nous le refusons aux étrangers ; ces limitations nous paraissent nécessaires dans l'intérêt de la société... La voie dans laquelle nous devons entrer serait, selon nous, d'exiger partout la condition de savoir lire et écrire.....Cette mesure ne devrait s'appliquer qu'aux nouveaux électeurs.

« Une telle loi exclurait immédiatement à New-York, les 2/3 des électeurs actuels dans les quartiers qui sont des repaires d'ignorance et de crime.

« ... Elle exclurait, dans toutes nos villes, dans une grande proportion, les classes dangereuses et vicieuses... Elle aurait un effet semblable dans la population dégradée des districts montueux... Elle donnerait une nouvelle importance à nos écoles, qui sont le boulevard de nos libertés ... elle transformerait nos sociétés de démagogues en comités d'écoles.

« ... Elle exclurait, dans le Sud, les nègres, il est vrai ; mais pas pour longtemps, car ils montrent beaucoup d'aptitude pour l'instruction.

« ... Elle répandrait l'instruction parmi les petits blancs du Sud, qui ont été plongés généralement dans la plus grande ignorance, une des causes de la dernière rébellion.....Tout cela devrait se faire sans déroger aux droits acquis.... Ce système ne serait certainement pas parfait ; mais la science de l'homme d'Etat doit consister à découvrir ce qu'il y a de meilleur et en même temps de pratique.... Et comme ce système a produit, dans ce pays, de bons résultats, nous espérons que l'expérience sera généralisée. »

Au fond c'est ce que nous avons dit, mes amis et moi, en 1865, à propos de l'Amérique.

Voilà, messieurs, ce que j'avais à vous dire à l'appui de la condition que nous avons introduite dans notre amendement, l'instruction primaire.

Au parlement anglais, la même idée a été émise par le député de Hull, M. Clay, et sa proposition a été accueillie, disent les journaux, avec le plus grand respect comme offrant une véritable garantie sociale.

Dans la mesure proposée, l'instruction primaire se combine aussi avec un cens réduit comme dans notre amendement.

Selon moi, c'est là une mesure de précaution pour l'avenir, c'est, comme je l'ai dit tout à l'heure, un correctif en même temps qu'un frein. C'est aussi un encouragement au travail que nous voulons relever en faisant voir ce que peut l'instruction pour le travail.

Les adversaires de notre proposition, au point de vue de l'instruction, prétendent que nous exclurons un grand nombre de citoyens par cette condition qui exige la fréquentation de l'école primaire pendant trois ans.

Avant de terminer, je tiens à répondre à cette objection. Je dirai qu'elle ne me paraît pas fondée. Il est vrai qu'on invoque l'ignorance constatée chez les miliciens.

D'après les derniers rapports, on trouve qu'il y a 34 p. c. de miliciens illettrés. Soit, je veux bien admettre cette proportion. Mais, dans le même rapport, on trouve qu'il y a 25 p. c. d'enfants qui ne fréquentent pas l'école. Or, ce sont les pauvres. Les miliciens illettrés sont aussi des pauvres et, par conséquent, ils ne sont pas censitaires.

Je défalque donc ces 25 p. c. Il reste encore 9 p. c. miliciens ignorants.

Dans le même rapport, il y a 61 p. c. d’élèves primaires qui sont admis gratuitement. Mais la majorité de ces 61 p. c. appartient certainement à la classe pauvre, qui n'est pas censitaire et doit comprendre les 9 p. c. des miliciens restants après la défalcation des 25 p. c.

Les miliciens illettrés signalés dans les statistiques sont donc exclus, à peu d'exceptions près, comme ne payant pas le cens, avant de l'être pour cause d'ignorance.

Ainsi vous voyez, messieurs, que notre proposition est absolument exceptionnelle ; mais elle a un grand prix pour l'avenir, et, comme je l'ai démontré, c'est une réponse aux objections qu'on nous fait de vouloir entraîner les populations vers le régime du suffrage universel, puisque nous opposons d'abord un frein et en second lieu un correctif ; par ce correctif, à mesure que l'instruction et la moralité se propagent, le peuple deviendra plus digne d'exercer le droit électoral et, par conséquent, le danger qui pourrait résulter de cette extension du suffrage disparaîtra dans la même mesure.

Ce sera un encouragement donné à la classe ouvrière. Nous lui montrons ainsi la voie dans laquelle elle doit entrer pour s'éclairer, pour se rendre digne du droit électoral par l'instruction élémentaire combinée avec le cens, tel que nous l'avons fixé.

(page 738) M. E. de Kerckhoveµ. - Messieurs, la Chambre a déjà entendu plusieurs discours, d'éloquents discours dans divers sens. Elle aurait le droit de m'en vouloir si, nouveau venu dans cette enceinte, j'avais la prétention d'éclairer un débat sur lequel j'ai plutôt besoin d'être éclairé moi-même, si je voulais essayer de faire ce que tant d'autres ont si bien fait avant moi. Aussi, messieurs, n'abuserai-je pas de votre patience.

Je viens seulement vous demander la permission de justifier le plus brièvement possible mon vote en faveur de la proposition de l'honorable M. Guillery avec l'amendement de l'honorable M. Nothomb.

Cependant, messieurs, avant de parler de ce système, je ne puis m'empêcher d'exprimer un regret.

J'ai entendu faire un reproche fort immérité, selon moi, à l'opinion conservatrice. On a essayé de faire peser sur elle la responsabilité du mouvement réformiste qui se manifeste aujourd'hui dans le pays, et l'on est parti de là pour accuser cette opinion d'avoir déserté son drapeau, d'avoir renié son principe fondamental, de s'être laissé emporter par un misérable désir de popularité.

On a prétendu que tout le mal provient du programme de M. Dechamps : c'est ce programme qui a jeté au milieu des populations une idée dangereuse, qui a créé une agitation factice et sans racines dans le pays. On a ajouté que cette idée était si peu attendue, si peu sympathique à nos populations que l'auteur même du fameux programme a été la première victime de la répulsion du corps électoral.

Qu'il me soit permis de répondre, à mon tour, quelques mots à ce double reproche.

D'abord, je l'avoue, je ne comprends pas qu'on veuille condamner un parti, parce qu'il est conservateur, à demeurer dans l'immobilité, à ne jamais prendre l'initiative d'aucune réforme. Quant à moi, il me semble, en présence des nombreux enseignements de l'histoire, que les meilleures, les plus sûres réformes sont précisément celles qui ont eu la chance d'être accomplies par des pouvoirs conservateurs. Je crois aussi que l'honorable M. Dechamps a fait preuve de perspicacité en présentant son programme : il a prouvé qu'il comprenait les réelles et sérieuses conditions d'un vrai parti conservateur.

Je sais bien que, pour certains politiques, conserver veut dire fermer les yeux et se boucher les oreilles devant les événements, enrayer tout ce qui est mouvement, étouffer tout ce qui est nouveau ; mais, messieurs, c'est là de la conservation à la façon de l’ancien régime, de la Sainte-Alliance ou des ministres de Charles X.

C'est une manière de conserver qui conduit tout droit aux abîmes révolutionnaires.

Conserver, dans le sens vrai et sage du mot, c'est savoir combiner ce qu'il y a de bon et de solide dans les traditions du passé avec ce qu'il y a de réel et de légitime dans les aspirations du présent ; c'est savoir comprendre son temps, accepter les évolutions du progrès, pour les modérer, les éclairer, les diriger dans l'intérêt bien entendu de tous. C'est conserver à la façon de lord Wellington émancipant les catholiques anglais en dépit des récriminations fanatiques des vieux protestants torys ; c'est conserver à la façon de l'immortel Robert Peel rompant courageusement avec les préjugés et les intérêts de son parti pour se mettre à la tête de la plus glorieuse réforme économique de notre temps ; c'est conserver à la façon de l'empereur Napoléon III usant de son immense pouvoir pour forcer la nation française à entrer, malgré une opposition presque unanime, dans la voie du libre échange.

Ai-je besoin d'ajouter, messieurs, que ces conservateurs-là, et bien d'autres que je pourrais nommer, ont été accueillis par des critiques violentes, des accusations de trahison, des injures et des malédictions ? M. Dechamps et ses amis peuvent donc se consoler, ils sont en bonne compagnie.

Mais, dit-on, M. Dechamps a été condamné par les électeurs eux-mêmes. Messieurs, je m'étonne vraiment qu'on veuille recourir à un pareil argument. Si l'on avait pu nous montrer M. Dechamps jugé et condamné par ceux qu'il voulait élever au rang d'électeurs, je comprendrais le raisonnement ; mais prétendre conclure contre lui du verdict de ceux-là précisément qu'il voulait forcer à partager leur privilège, réellement c'est trop fort ou plutôt c'est trop faible, c'est presque une plaisanterie.

Si l'on devait juger toutes les réformes, toutes les découvertes par le sort qu'ont eu leurs auteurs, il faudrait renoncer à toute science, à tout progrès, à toute civilisation.

Je le répète, il y a dans le monde, il y a toujours eu, des hommes qui ont peur de tout ce qui n'est pas vieux comme leurs idées ou leurs souvenirs ; il en est d'autres, il est vrai, qui acclament tout ce qui est nouveau, inattendu, contraire aux traditions, à l'expérience des siècles.

Les uns sont les conservateurs classiques, les conservateurs-bornés ; les autres sont les révolutionnaires en politique ou en religion. Les uns perdent les trônes, les autres bouleversent la société.

Entre ces deux partis, également exagérés et dangereux, viennent se placer les conservateurs prévoyants, les vrais conservateurs, qui savent comprendre les évolutions des sociétés humaines, et tenir compte des événements ; les conservateurs qui veulent conserver par le progrès.

J'avoue que mes sympathies sont pour ces derniers. Ils suivent, avec prudence, sans doute, mais aussi sans jamais s'arrêter, sans jamais désespérer, la grande loi, la première que Dieu ait imposée à la nature et à l'humanité, à l'individu et aux sociétés, la loi du perfectionnement.

Voilà, messieurs, ce que la foule, égarée par des préventions, peut méconnaître, mais ce que des hommes d'Etat, dignes de ce nom, ne devraient jamais oublier.

Après tout, messieurs, il est trop tard maintenant pour récriminer contre le programme de M. Dechamps et de ses amis : qu'ils aient eu tort ou raison, nous sommes en présence non pas d'une théorie, mais d'un fait avec lequel il faut compter. Le gouvernement lui-même l'a compris : la nécessité d'une réforme électorale est aujourd'hui indiscutable.

El pourtant, si, comme on l'a dit, le mouvement créé ou développé par le programme Dechamps était purement factice, s'il ne répondait à aucun besoin réel, eh, mon Dieu ! pourquoi alors se préoccuper de ce mouvement ? Il n'y avait qu'à le laisser s'éteindre, à le laisser mourir de sa belle mort. Mais non, on fait tout le contraire, on le discute, on le critique, on s'en plaint, on s'en inquiète ; il existe donc bien réellement, et le mieux c'est d'en prendre bravement son parti, d'avoir pour lui les égards et les ménagements qu'une sage politique commande.

L'honorable ministre des finances a fait entendre de nobles, d'éloquentes paroles sur les devoirs de la résistance lorsque la cause à défendre est légitime, lorsqu'elle a pour elle un droit incontestable.

Certes, messieurs, ce n'est pas moi qui pourrais contredire une pareille thèse ; seulement je me permettrai de faire observer à l'honorable ministre que, depuis lord Strafford jusqu'au prince de Polignac, jusqu'aux ministres du roi Guillaume Ier des Pays-Bas, tous les gouvernements tombés sous le souffle de la révolution ont hautement affirmé et ont cru sincèrement qu'ils défendaient une cause juste, qu'ils avaient le droit et le devoir de résister.

N'était-ce pas là aussi la conviction profonde du roi Louis-Philippe et de son illustre conseiller M. Guizot ? Certes, on peut le dire, à aucune époque, en Europe, un grand peuple n'a été dirigé par un souverain plus éclairé, par un ministre plus honnête, plus consciencieux, plus digne de respect et d'admiration. et cependant là aussi une résistance mal entendue, obstinée, aveugle a fait crouler un gouvernement qui se croyait sûr de son droit et de sa force, et a précipité la nation dans la plus épouvantable anarchie.

Mais dira-t-on, faut-il donc ouvrir la porte à toutes les nouveautés, à tous les caprices populaires ? faut-il accepter toutes les expériences, si dangereuses qu'elles soient ? Dieu me garde d'une pareille conclusion. Je prétends seulement qu'il faut savoir discerner et prévoir, aller au-devant des difficultés pour les résoudre à temps, afin de n'être pas emporté ou renversé par elles.

Or, c'est là l'affaire des gouvernements. Je sais bien que ce n'est pas un métier commode que celui de gouvernant, mais, quand on y est, il faut bien tâcher de s'en tirer le mieux possible devant l'opinion publique et devant l'histoire.

Ici, il est vrai, vient se placer une grave objection : on reproche aux partisans de la réforme électorale de pousser le pays vers le suffrage universel, et là-dessus ou se met à nous faire des descriptions effrayantes des pays ou règne cette abominable institution.

Rien qu'à y penser, on est saisi d'une si profonde horreur, qu'on voit le suffrage universel partout, même là où il n'a jamais existé, qu'on lui attribue tous les malheurs des nations dans le passé, le présent et l'avenir. Singulières terreurs, en vérité, qui rappellent assez bien celles de l'ancien Constitutionnel à l'égard d'un ordre célèbre qu'il est inutile de nommer.

Mais, messieurs, je ne puis m'empêcher de me demander pourquoi l'on nous parle tant de ce malheureux suffrage universel. Croit-on réellement qu'il doive sortir, et comme fatalement, de l'adoption de la (page 739) proposition de l'honorable M. Guillery ? Ou bien, ne serait-ce pas plutôt une innocente tactique, un simple moyen d'intimidation destiné à faire passer le projet du gouvernement ?

Ma foi, messieurs, si ce n'est pas cela, je déclare bien franchement que je ne comprends plus rien à tous ces cris d'alarme. Ah ! sans doute, si l'on venait nous dire : « Pas de concession, il faut tenir ferme, ne rien abandonner ; sinon nous sommes perdus ! » je m'inclinerais volontiers devant ce raisonnement : ce serait dangereux peut-être, mais au moins ce serait logique. Au lieu de cela, que fait-on ? On déclare qu'il n'y a pas moyen de résister, et, en même temps, on menace de tous les maux possibles ceux qui soutiennent la nécessité d'une concession. Mais, messieurs, si les concessions doivent nous mener au suffrage universel, avec tous ses inconvénients, toutes ses horreurs, je ne vois réellement pas en quoi le projet du gouvernement nous en préserverait mieux que celui de l'honorable M. Guillery. Je me trompe peut-être, mais il me semble que si les sinistres prédictions qu'on nous fait doivent se réaliser, il n'y a plus à biaiser, il faut repousser à la fois les deux projets sans la moindre hésitation.

Du reste, messieurs, je l'avoue sans détour, j'ignore encore s'il faut aimer ou détester le suffrage universel ; je ne sais pas davantage si nous y marchons ou non ; mais ce qui me paraît positif, c'est qu'il ne faut pas s'étonner de rencontrer dans les rangs inférieurs de la société le désir du suffrage universel. En effet, ou a, dans ces derniers temps, tellement parlé (à tort ou à raison), tellement parlé aux classes inférieures de leurs droits de toute espèce, qu'elles en sont venues tout naturellement, qu'elles ont dû en venir à se demander pourquoi elles n'auraient pas aussi le droit de nommer des représentants.

Je le répète, cela est fort naturel, c'est tout à fait logique de leur part. Ceux qui regrettent aujourd'hui de trouver tant de logique dans le peuple n'ont qu'à faire leur mea culpa ; et certes ils en auront plus d'une fois l'occasion ; car messieurs, erreurs ou vérités, toutes les idées se tiennent dans l'histoire, et les faits aussi. Quand on a posé un principe ou un acte, il faut tôt ou tard en subir les conséquences. Or, précisément, messieurs, nous sommes maintenant en présence d'un fait, d'une conséquence : il ne s'agit pas de discuter des théories, mais bien d'apprécier une situation, et cette situation, il faut avoir le courage de la regarder en face.

Laissons donc là ces vaines déclamations sur le suffrage universel. S'il doit venir, il est déjà trop tard pour l'empêcher, et toutes nos doléances n'y changeront rien. D'ailleurs, pourquoi tant nous effrayer ? Est-il bien vrai que le suffrage universel ait commis tous les méfaits qu'on lui attribue ? En définitive, quoi qu'on en dise, le suffrage universel est plus moderne qu'il n'en a l'air, et c'est une véritable injustice, une erreur de le rendre responsable de tous les abus des démocraties passées ou présentes.

J'ai écouté avec beaucoup d'attention et d'intérêt les savantes critiques auxquelles l'honorable ministre des finances et d'autres orateurs se sont livrés sur le compte du suffrage universel, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, depuis Athènes et Rome jusqu'à la grande république des Etats-Unis.

Il m'a paru, qu'ils me permettent de le leur dire, que ces honorables membres ont confondu constamment deux choses très distinctes, c'est-à-dire le système qui accorde à tous les citoyens, sans exception, le droit de discuter les actes du gouvernement, de prendre part directement à la conduite des affaires publiques, et le système qui reconnaît seulement aux citoyens le droit de nommer leurs représentants à l'assemblée législative. Le premier système constitue ce qu'on peut appeler le gouvernement de la multitude ; il a fonctionné dans toutes les démocraties anciennes et s'est conservé, jusqu'à un certain point, dans les républiques du moyen âge et aujourd'hui même en Suisse et dans quelques Etats de la grande république américaine. Le second système n'est qu'une application du régime représentatif, régime relativement tout moderne.

Du reste, je m'empresse d'ajouter que cette même confusion que je viens de signaler se retrouve dans un grand nombre d'ouvrages de droit public. Ainsi, M. de Sismondi, dont l'honorable ministre des finances invoquait l'autorité, il y a quelques jours, tombe à chaque instant dans cette erreur. En voici un exemple. Le savant écrivain, voulant démontrer l'absurdité du suffrage universel, suppose un vaisseau égaré au milieu des mers du Sud. Le capitaine, ne sachant plus quelle route tenir, se voit forcé de demander conseil.

Comment s'y prendra-t-il ? demande M. de Sismondi. Va-t-il rassembler sur le pont tous les matelots et les passagers sans distinction pour leur poser la question de savoir vers quel point de l'horizon il s'agit de diriger le navire, ou bien se bornera-t il à consulter les hommes d'expérience qui peuvent se trouver à son bord ? Evidemment, répond l'auteur, il s'en tiendra à ce dernier parti, et l'auteur a raison ; seulement, il ne s'agit pas là de suffrage universel, mais bien, encore une fois, du gouvernement de la foule. Il y aurait suffrage, universel tel que nous l'entendons, si le capitaine, s'adressant à cette assemblée qu'on suppose, lui disait : « Je vous invite à désigner parmi vous les hommes qui vous paraissent les plus capables de me conseiller. »

Alors, oui, je le répète, il y aurait réellement suffrage universel ou plutôt général, selon l'observation très juste de l'honorable M. Nothomb. Il y aurait suffrage général, et, pour ma part, je n'hésite pas à croire que cette assemblée ainsi constituée répondrait très convenablement à la confiance du capitaine.

Je n'insiste pas. Je l'ai déjà dit : je ne suis ni partisan, ni adversaire du suffrage universel ; je ne le connais pas, et je crois que tous ici nous sommes dans le même cas : nous ne savons pas comment il se comporterait dans notre pays, quelle influence il pourrait exercer sur notre situation.

Qu'il ait des inconvénients, je n'en doute pas ; qu'il puisse passionner les populations, les égarer, les pousser à ces excès que l'honorable ministre des finances nous signalait avec tant d'énergie en nous parlant des Etats-Unis, tout cela je l'admets volontiers. Mais est-il bien nécessaire que le bas peuple prenne directement part aux élections pour qu'il y ait des désordres dans les rues ou ailleurs ?

L'Angleterre n'est certes pas un pays de suffrage universel et cependant tout le monde sait que les élections anglaises sont loin d'être des modèles de calme, de modération, de tempérance, ni même de sincérité.

Faut-il s'étonner après cela que, transplantés en Amérique, les Anglo-Saxons et les Irlandais y aient apporté les habitudes tumultueuses de la mère patrie ?

C'est si peu la faute du suffrage universel, que comme l'a fort justement fait remarquer l'honorable ministre des finances, cette institution n'existe que dans un petit nombre d'Etats de la république américaine. Seulement, l'honorable ministre a commis une distraction que je prendrai la liberté de lui signaler. Voulant nous faire apprécier toutes les funestes conséquences de ce système électoral, il nous a fait un tableau navrant de la situation de l'Etat de New-York ; or, précisément, messieurs, il se trouve que l'Etat de New-York est un de ceux où le suffrage universel n'existe pas.

Vous voyez, messieurs, que j'avais quelque raison de dire que nous ne savons pas bien encore ce que vaut le suffrage universel. J'avoue que c'est une raison pour nous d'être extrêmement prudents sur ce point et de ne pas presser une expérience qui pourrait nous devenir funeste. Mais en même temps, c'est aussi une raison suffisante pour ne pas trop nous effrayer. S'il devait avoir pour résultat d'altérer nos institutions, de mettre en péril nos libertés, je le déclare bien hautement, je le combattrais pour ma part jusqu'à la dernière extrémité, mais on l'a déjà dit bien des ibis et je dois le répéter, personne ici ne demande le suffrage universel.

Nous pouvons donc écarter du débat cette préoccupation importune, pour nous appliquer uniquement et avec confiance à l'examen de la véritable question qui se pose devant nous : Que convient-il de faire pour donner plus de solidité à notre système électoral, pour le rendre plus populaire, dans le bon sens du mot, pour développer et fortifier dans toutes les classes l'amour de nos libres institutions ?

Voilà la vraie, la grande question du moment, celle qui intéresse tous les patriotismes, sans acception de parti, car il s'agit de la sécurité, de la liberté, de la prospérité du pays, et sur ce terrain-là, Dieu merci, il n'y a qu'un seul parti en Belgique, un seul sentiment, un seul cœur.

Notre ligne de conduite est donc bien tracée : nous pouvons être d'accord sur le principe. Quant aux moyens d'application, j'ai dit en commençant quel est le système auquel je me rallie, parce que, selon moi, c'est celui qui répond le mieux aux exigences de la situation.

Je n'ai pas besoin d'ailleurs de déclarer que je repousse le projet du gouvernement : ce serait abuser des moments de la Chambre que de reproduire ici des arguments qui ont été si parfaitement développés par l'honorable M. Nothomb et d'autres orateurs.

Mais, messieurs, quel que soit le système qui l'emporte, et que le (page 740) pays s'en contente ou qu'il veuille aller plus loin dans l'avenir, je ne puis pas, je ne veux pas m'inquiéter.

J'estime trop mon pays pour me défier de lui, j'ai foi à la sagesse de nos populations ; j'ai foi à leurs sentiments religieux, à leur sincère patriotisme.

La Belgique a traversé d'autres difficultés que celles-là et elle les a traversées avec honneur. Elle a su conquérir le respect et l'admiration des autres peuples.

Quoi qu'il arrive, j'en suis sûr, mon cœur et ma raison m'en répondent, quoi qu'il arrive, notre noble, notre libre Belgique sera toujours digne dans l'avenir de ce qu'elle a été dans le passé.

- La séance est levée à 4 3/4 heures.