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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 28 mars 1867

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1866-1867)

(Présidence de M. E. Vandenpeereboomµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 741) M. Thienpont, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Florisone, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction du procès-verbal est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. Thienpontµ présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre :

« Le sieur Baudoux, ancien postillon, prie la Chambre de donner suite à sa pétition ayant pour objet une pension. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Favresse se plaint de l'exécution d'un jugement prononcé par le tribunal correctionnel de Charleroi le 20 septembre dernier. »

- Même renvoi.


« Le sieur Defize, greffier de la justice de paix du deuxième canton de Liège, demande la suppression des mots « au comptant » dans l'article 15 du projet de loi sur l'organisation judiciaire et prie la Chambre de rejeter l'amendement proposé à l'article 228 de ce projet. »

- Renvoi à la commission qui a examiné le projet de loi sur l'organisation judiciaire.

Projet de loi relatif à la réduction des peines subies sous le régime carcéral de la séparation

Projet amendé par le sénat

« Par message du 1er mars, le Sénat renvoie à la Chambre, tel qu'il a été amendé par lui, le projet de loi relatif à la réduction des peines subies sous le régime de la séparation. »

- Renvoi à la commission qui a été chargée de l'examen du projet de loi du code pénal.


« M. J. Jouret, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé de quelques jours. »

- Ce congé est accordé.

Projet de loi modifiant quelques dispositions des lois électorales

Discussion générale

M. de Maereµ. - Dans la séance de samedi dernier, l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu, répondant à M. le ministre des finances, a fait une réflexion fort juste, c'est, a-t-il dit, le corps électoral qui est responsable vis à-vis de la nation du gouvernement du pays, car c'est lui qui fait les Chambres, dont le gouvernement n'est que l'expression. Partant de là, et c'est ici déjà que je me sépare de lui, l'honorable membre fait un procès en règle au corps électoral, tel qu'il est constitué aujourd'hui, ayant pour base le cens. D'après lui, l'impôt, comme base du droit électoral, est une base précaire, peu solide, mauvaise. Comme toute organisation qui ne repose pas sur des principes certains, elle porte en elle-même le germe d'une destruction inévitable.

Voici comment il démontre sa thèse :

On juge, dit-il, l'arbre par les fruits. Voyons quels sont les fruits du cens.

Son produit le plus immédiat, c'est le budget. Il n'y en a pas de plus positif, il n'y en a pas qui donne plus clairement le critérium de sa valeur pratique.

Cela dit, l'honorable membre analyse les divers budgets, tant de l'Etat que des communes et de la bienfaisance publique, et il arrive à cette conclusion, qu'en 1845 ces dépenses totales s'élevaient à 166 million de fr. ; en 1855 à 193, en 1865 à 238 millions.

Il se demande alors si cela peut continuer à progresser ainsi, et de quelles sources enfin proviennent ces sommes colossales qui grandissent sans cesse.

Il passe en revue le produit du sol, celui de l'industrie et du commerce et il arrive à ce résultat que notre revenu total s'élève à 900 millions et que les charges gouvernementales et sociales dépassent de beaucoup le quart de tous nos revenus réunis.

C'est là une position très dangereuse, et qui ne peut s'aggraver, sans péril pour la société ; or, cette position, continue-t-il, je l'attribue exclusivement à la composition même de notre corps électoral, et je vais le prouver.

Il examine alors les statistiques électorales et il signale qu'en dernière analyse, 65,000 citoyens fonctionnaires ou parents de fonctionnaires disposent en maîtres du budget et de l'impôt, et cela étant, dit-il, quelles conséquences aura pour nous le projet de réforme du gouvernement si ce n'est de nous réserver de nouvelles augmentations de dépenses ?

Eh bien, messieurs, c'est contre cette argumentation de l'honorable membre, contre la théorie étrange qui consiste à faire du budget des dépenses publiques le critérium de la prospérité d'un pays et de la valeur politique de ses institutions, que je. veux, en ce qui me concerne, élever au moins une protestation.

Comme lui, je veux juger l'arbre par les fruits et rendre le corps électoral responsable de la marche générale que le pays a suivie depuis le jour de son émancipation ; et puisque en ce moment tout est remis en question, et qu'on discute jusqu'à l'essence même du système qui nous régit, je veux interroger à mon tour ce corps électoral tant accusé et lui demander ce qu'il a fait des destinées qui lui ont été confiées.

Mais, messieurs, à quels autres résultats j'arrive ; et quand je compulse ces mêmes statistiques dont l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu a tiré de sombres prédictions, comme je puis affirmer, au contraire, que le développement de la Belgique dans l'ensemble des faits intellectuels et matériels a été admirable !

Depuis 25 ans la population s'est accrue de 1 million, la densité par kilomètre carré était de 118 habitants en 1830, de 161 en 1860.

La mortalité générale a diminué, la vie moyenne se prolonge.

Le nombre des électeurs, les privilégiés dont on parle, depuis vingt ans, s'est accru de 78 à 104 mille ; plus rapidement que la population même, indice certain d'un bien-être toujours croissant.

Les produits de la contribution personnelle et des patentes, malgré des dégrèvements successifs, ont offert une progression constante ; leur recouvrement n'a jamais été plus facile.

L'augmentation des salaires est lente, mais non interrompue ; le manque de bras, tant dans les centres industriels que pour les travaux agricoles, se fait partout sentir.

Les sociétés industrielles, financières, commerciales, artistiques couvrent le pays d'un bout à l'autre. La grande criminalité diminue, et à côté d'elle l'instruction publique à tous les degrés, quoique lente encore dans sa marche, ne cesse de s'étendre, le nombre des illettrés est descendu de 40 à 30 p. c.

Notre situation financière n'est-elle pas brillante ? Et pourtant que de réformes accomplies : abolition des octrois, abaissement des péages et des tarifs de toute nature, suppression des barrières.

Faut-il parler du commerce et de l'industrie, de ce régime de liberté sous lequel ils ont atteint l'un et l'autre un si prodigieux développement ? Mais parcourez le budget des voies et moyens pour 1868 qui vous est soumis en ce moment, ne serez-vous pas frappés des progrès réalisés en ces matières ?

Les droits d'entrée qui en 1847 s'élevaient à 10,000,000 de fr. en 1865 montent à 16,000,000 de fr. La valeur des marchandises importées de 240 millions en 1847, était en 1865 de 756 millions.

La valeur des exportations, de 170 millions en 1847, est montée en 1865 à 602 millions.

Et l'industrie, voulez-vous des preuves, en quelque sorte palpables, d'une activité et d'une prospérité que rien n'arrête ? Prenez le charbon et le fer.

L'extraction du charbon en 1830 était de 2,500,000 tonnes, en 1860 de 10,000,000 ». Augmentation de 282 p. c.

Les produits des usines métallurgiques, qui en 1838 n'atteignaient (page 742) qu'une valeur de 52 millions de francs, ont atteint en 1860 celle de 120 millions.

La force totale des machines à vapeur en 1838 était de 25,000 chevaux ; en 1860 elle était de 162,000.

Vous le voyez, la circulation et le mouvement sont partout, la vie éclate de toutes parts. Routes, canaux, chemins de fer, chemins vicinaux, postes, télégraphes, tout favorise les communications intellectuelles et matérielles du pays, vous savez dans quelle mesure.

Et quand à ces traits rapides j'ajoute encore que l'armée sera bientôt solidement organisée, la défense du territoire assurée, et que je constate enfin que tous les sacrifices demandés au pays font, en somme, de la Belgique une des nations les moins imposées de l'Europe, je me demande ce qui peut nous autoriser à jeter un cri d'alarme, à affirmer que, sous le régime actuel, les populations inférieures voient plutôt augmenter que diminuer leurs souffrances, qu'il y a lieu de changer jusque dans ses premières assises les fondements de notre édifice politique. Est-il exact de dire, comme on l'a fait, que le pays se trouve dans une position très dangereuse, et qui ne saurait s'aggraver, sans péril pour la société ?

Mais où est ce danger : est-il dans le bilan que je viens de dérouler devant vous, est-il dans les agitations du peuple, dans les impatiences des masses ?

Où est cette nécessité de bouleverser ainsi de fond en comble le régime électoral auquel la Belgique doit, en somme, depuis 35 ans un si rapide développement.

Cette nécessité, je le répète, je ne la rencontre ni dans les choses, ni dans les hommes.

Est-ce à dire pour cela que rien ne doive être fait, que toute modification à nos lois électorales doive être imperturbablement rejetée ? Je suis loin de le prétendre ; je pense au contraire que le progrès en ceci, comme en toutes choses, doit être poursuivi, mais poursuivi régulièrement et sûrement. Je ne veux pas courir les aventures, ni lâcher la proie pour l'ombre.

D'accord, donc, avec la section centrale et avec le gouvernement, je crois qu'il y a lieu d'étendre le droit de suffrage pour la commune et la province.

De quelle manière, dans quelle mesure, c'est ce que je vais examiner maintenant fort brièvement.

Deux projets principaux sont en présence ; l'un, de l'honorable M. Guillery ; l'autre, du gouvernement.

Dans le premier projet le cens est abaissé uniformément au taux de 15 fr., et la condition de savoir lire et écrire est imposée aux futurs électeurs.

Ces deux termes de la proposition de l'honorable membre me paraissent insuffisants l'un comme l'autre.

Abaisser le cens au taux uniforme de 15 fr., c'est exclure de toute réforme les 4/5 des communes du pays, 2,000 environ sur 2,500 ; c'est donc faire une œuvre incomplète ; prescrire l'uniformité du cens, alors qu'évidemment ce cens doit changer avec le chiffre des impôts d'une commune à l'autre, me paraît consacrer une nouvelle injustice, au détriment encore des petites localités.

Vouloir, d'autre part, que le candidat électeur, pour toute capacité, sache lire et écrire, me semble illusoire quant au fond, et, en fait, d'une constatation fort difficile.

Il m'est impossible pour ces motifs, que je pourrais étendre davantage, de me rallier à la proposition de l'honorable M. Guillery.

Reste le projet du gouvernement, amendé par la section centrale.

C'est à ce projet que je crois pouvoir accorder un vote favorable, non pas que mon approbation ait été spontanée ; je tiens à faire connaître au contraire les hésitations par lesquelles j'ai passé avant de pouvoir me résoudre à la donner.

Je m'explique.

Je voulais, avec le gouvernement, qu'à l'abaissement du cens correspondit une garantie de capacité, mais je différais avec lui, sur la somme et la nature des capacités requises, et sur le mode de constatation.

Le critérium de la capacité électorale pour le gouvernement, est la fréquentation d'un établissement d'instruction moyenne durant trois années.

Je pensais qu'il fallait demander autre chose et qu'au lieu de cette science d'écolier, qui certes n'est pas bien lourde, il fallait rechercher, dans le futur électeur à cens réduit, une autre, une meilleure capacité, celle du citoyen, c'est-à-dire, le jugement, l'intelligence, l'honnêteté, l'amour du travail.

Je trouvais une présomption de capacité électorale plus grande dans le fait seul et actuel d'occuper une position à laquelle, pour prendre le chiffre du gouvernement, des émoluments de 1,500 francs sont attachés, que dans le certificat d'étude délivré par un chef d'institution.

Evidemment, me disais-je, l'homme sans fortune qui, par son instruction et sa conduite, sera parvenu à faire rémunérer son travail dans la proportion susdite, doit être intelligent, probe et honnête.

Dès lors il doit inspirer assez de confiance pour qu'on l'admette, sans autre certificat de capacité, à concourir aux élections provinciales et communales.

Vous le voyez, la garantie d'ordre et de sagesse que je voulais rencontrer dans le citoyen auquel, par dérogation aux lois existantes, je voulais conférer le privilège de l'électoral à cens réduit, je la mettais tout entière dans la place qu'il occupe ; son instruction et son honorabilité m'étant suffisamment démontrées par celles dont il doit journellement faire preuve dans l'exercice de ses fonctions.

En un mot, le principe que je voulais faire prévaloir récompensait non pas une science insuffisante et fausse, d'une constatation d'ailleurs douteuse, mais, ce qu'il y a de plus noble dans l'homme et de plus apparent, le travail honnête et persévérant.

J'aurais voulu introduire sur le terrain de l'élection, qui est en somme celui de l'égalité politique, le travail à côté du capital, c'est-à-dire, substituer en partie à la cote de l'impôt caractéristique du capital, la cote du salaire caractéristique du travail, partant de ce point que le salaire représente la valeur de l'homme, au double point de vue de l'intelligence et de l'activité.

Eh bien, messieurs, quand il s'est agi de traduire en une formule pratique cette théorie que je croyais juste et qui me séduisait, je me suis trouvé impuissant à le faire.

D'abord en supprimant le certificat d'étude, je supprimais, par cela seul, une catégorie nombreuse de citoyens, que le projet du gouvernement appelle à jouir du bénéfice de la loi et qui est renseignée au n°1 de l'article 3. A ce point de vue, ma proposition était donc moins libérale que celle du gouvernement.

Ensuite, quand il s'est agi de déterminer ce que j'appelais la cote du salaire, à savoir le traitement minimum qui devait assurer le droit électoral, à cens réduit, d'autres difficultés m'ont arrêté.

Ces difficultés provenaient de la loi de 1819 sur les patentes. Celle loi affranchit du droit de patente de nombreuses classes de travailleurs qui, dans mon système, auraient été évidemment appelés au droit de vote ; car, pour beaucoup d'entre eux, le salaire annuel dépasse les 1,500 fr.

A moins donc d'imposer ces travailleurs d'un droit de patente, ce qui revient à leur vendre le droit de suffrage, il ne m'a pas été possible de leur faire prendre part au scrutin.

Je me résume, messieurs. Tout abaissement de cens, sans autre condition, est un acheminement vers le suffrage universel. Je ne saurais y souscrire.

L'abaissement du cens, avec la condition de savoir lire et écrire, aurait pour effet d'augmenter d'une manière brusque, et dans une proportion trop immédiatement considérable, le nombre des électeurs. Le corps électoral ne serait pas seulement modifié, agrandi dans une limite prudente, mais changé, bouleversé de fond en comble ; or, je ne trouve point dans la situation actuelle du pays, dans les vœux de nos populations, la raison d'une si subite et profonde altération.

Le projet du gouvernement procède à une réforme plus lente et, par cela même, plus sûre et meilleure. Il introduit également le principe nouveau de la capacité, appelée à parfaire le cens ; par cela même il ouvre la voie aux améliorations futures. Seulement, et c'est chose importante dans des questions d'une nature aussi grave, la transition de l'ancien au nouveau régime se fait sans brusque changement, sans secousse violente. Je le répète, j'aurais préféré, pour ma part, que l'élément travail eût pu remplacer l'élément capacité ; je n'ai pas réussi à formuler ce principe que je crois meilleur et plus conforme aux traditions historiques de nos vieilles communes, et voilà pourquoi j'ai fini par me rallier au projet du gouvernement, me réservant toutefois d'adopter tel amendement qu'il me paraîtrait utile d'y introduire.

M. Guilleryµ. - Messieurs, une proposition très modeste, très simple, trop modeste même, si j'en crois l'honorable préopinant, proposition qui consiste uniquement à établir l'égalité dans le cens électoral pour les élections à la commune et à la province, a soulevé, dans cette enceinte, un débat qui s'est élevé à une grande hauteur, qui a mis en discussion, à travers la Constitution même, les principes fondamentaux de notre organisation politique.

(page 743) Je ne crois pas, messieurs, que le pays ait à se plaindre de voir le débat prendre ces développements. Je crois, au contraire, que, même lorsque en dehors de cette enceinte, lorsque dans la presse, lorsque dans les meetings, dans les manifestations diverses de l'opinion publique, les questions sont discutées, il importe que cette Chambre, qui doit être le foyer politique, intellectuel du pays, d'où doivent rayonner les solutions des grandes questions d'intérêt politique comme d'intérêt matériel, discute loyalement, franchement et n'ait pas l'air de craindre d'aborder ces problèmes.

C'est sans doute ce sentiment qui a inspiré la plupart des honorables préopinants, lorsqu'ils ont discuté la question du suffrage universel qui n'était soulevée ni par la proposition que j'ai eu l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre, ni par le projet du gouvernement. En effet, la Chambre s'en souvient, ma proposition se résume en trois points : le premier consiste à décider que les électeurs des grandes villes sont aussi intelligents que les électeurs des campagnes ; à faire disparaître ce que l'un de nos principaux hommes d'Etat appelait une absurdité ; à faire disparaître une disposition législative d'après laquelle un homme est électeur, non pas d'après sa fortune, non pas suivant ses capacités, mais suivant le lieu qu'il habite.

Après ce principe d'égalité, le second point consiste à n'accorder le droit électoral qu'aux censitaires qui savent lire et écrire.

Enfin le troisième consiste à compter tous les impôts directs pour l'évaluation du cens.

Vous le voyez, cette proposition, à laquelle d'ailleurs plusieurs honorables préopinants ont fait le reproche de ne pas être assez radicale, de ne rien faire pour les classes ouvrières, n'avait rien par elle-même qui fût de nature à soulever la question du suffrage universel. II est bien vrai qu'on a dit qu'elle y conduit... comme tout chemin conduit à Rome. Tout abaissement du cens conduit au suffrage universel.

Lorsqu’en 1830, en France, on a réduit le cens de 300 à 200 fr., on marchait évidemment vers le suffrage universel. Lorsqu’en Belgique on a réduit, en un jour, le cens de 80 fl. à 20 fl., on marchait vers le suffrage universel.

Mais de ce qu'on a marché dans une direction, il n'est pas nécessaire de ne jamais s'arrêter et il n'est pas prouvé qu'on ne voudra pas s'arrêter. Ainsi donc, toutes les propositions qui peuvent être déposées, tous les projets, tous les systèmes peuvent conduire au suffrage universel si ceux qui font les lois après nous veulent continuer dans la même direction sans être animés du même esprit et ne veulent pas s'arrêter là où la sagesse leur ordonnera de s'arrêtcr.

Mais, messieurs, est-il bien vrai, comme on l'a dit, qu'un abaissement du cens, allât-il même beaucoup plus loin que ma proposition (et je le confesse, je suis disposé à aller beaucoup plus loin, je suis disposé à accepter le reproche de l'honorable rapporteur de la section centrale qui déclare que je ne fais rien pour les campagnes, si j'ai pris ce chiffre de 15 francs, c'est parce que je l'ai trouvé formulé dans les débats de cette Chambre, je l’ai pris comme la réforme la plus modérée qu'on pût offrir au pays et avec le désir très sincère de trouver des collègues qui voulussent aller plus loin), est-il vrai, dis-je, qu’un abaissement du cens doive nous effrayer ? Devons-nous craindre que, parce que le cens descendrait à 15 fr., à 10 fr. dans les grandes villes ou à 7 fr. 50 c. comme d'autres l'ont demandé, devons-nous craindre que les nouveaux venus dans l'arène électorale y apportent une véritable perturbation, viennent changer ces heureuses institutions dont la Belgique est fière ?

Ou devons-nous croire que ces nouveaux venus feront ce qu'ont fait leurs devanciers, feront ce qu'ont fait les nouveaux venus de 1848, nous aideront à consolider nos institutions, à leur donner une vigueur nouvelle ? Sont-cc des frères et des appuis que nous appelons à nous, ou sont-ce des ennemis que nous allons introduire dans la place ?

La question, disons-le franchement, la question n'a pas été exagérée par les honorables préopinants. Oui, il faut que l’on sache où l’on veut aller, oui, il faut que l’on sache ce que l’on veut demander au peuple, ce que l’on doit craindre de lui, ce que l’on peut espérer de son concours.

Il ne faut pas se retrancher derrière une équivoque.

Il est vrai !

Je ne veux pas discuter la question des 15 fr., des 10 fr., des 7 fr. 50 c, je viens demander si, oui ou non, nous sommes une démocratie ou si nous sommes une oligarchie. Que le cens soit de 20 fr., de 15 fr. ou de 7 fr., je demande quelle est la doctrine qui doit nous guider aujourd'hui et demain dans la solution de la question électorale.

Depuis 1789, pardonnez-moi, messieurs, de remonter aussi haut, depuis 1789, la société est en travail ; depuis 1789, la société renversée est à reconstruire, comment faut-il la reconstruire ? Où trouverons-nous, les éléments nécessaires pour établir notre édifice politique et même notre édifice social ?

Est-ce dans les débris de l'ancienne société ou faut-il trouver des éléments nouveaux ? Faut-il diriger nos regards vers l'avenir, ou faut-il se réfugier dans le regret de ce qui n'est plus ?

Un écrivain éminent qui a gouverné les hommes pendant longtemps et qui a fait, je l'avoue, l'objet de mes études historiques les plus assidues, a souvent traité cette grande question. Dans tous ses écrits, j'ai vu le grand homme représentant un principe de la tête aux pieds, un homme vivant dans sa foi et qui mourra dans sa foi comme les anciens chevaliers mouraient dans leur armure ; j'y ai vu le principe de la résistance formulé avec une rare énergie, développé avec une conviction profonde, et je me suis dit que c'était là qu'il fallait l'étudier et que si je n'étais pas convaincu par cette éloquence, par la fascination du talent, c'est que le principe de la résistance repose sur une fausse théorie.

Eh bien, messieurs, en commençant un livre qu'il consacre à l'étude de ces hautes questions qui font l'objet de nos préoccupations quotidiennes, cet homme d'Etat s'exprime ainsi :

« Mirabeau, Barnave, Napoléon et Lafayette morts dans leur lit ou sur l'échafaud, dans la patrie ou dans l'exil, à des jours très éloignés et très divers, sont tous morts avec un même sentiment, un sentiment profondément triste. Ils ont cru leurs espérances déçues, leurs œuvres, détruites. Ils ont douté du succès de leur cause et de l'avenir.

« Le roi Louis-Philippe a régné plus de dix-sept ans. J'ai eu, l'honneur d'être plus de onze ans son ministre. Si demain Dieu nous appelait à lui, quitterions-nous cette terre bien tranquilles sur le sort et l'ordre, constitutionnel de notre patrie ?

« La révolution française est-elle donc destinée à n'enfanter que des doutes et des mécomptes, à n'entasser que des ruines sur des triomphes ? »

Voilà, messieurs, le scepticisme de l'homme d’Etat, de l'homme qui a beaucoup vécu, qui a beaucoup vu l'humanité. Voilà la question qu'il se pose et qui vous montre de quel doute son esprit était tourmenté. Et comment la résout-il ? Il la résout contre la démocratie ; il la résout par cet appel si éloquent dans cette belle langue de Bossuet et de Voltaire qu'on ne parle plus guère aujourd'hui, par cet appel au parti de la résistance. Faut-il nous enrôler dans ce parti ? Faut-il arrêter l'élan démocratique ou faut-il nous laisser entraîner par le courant de la révolution ? Tel est le problème,

Pour moi la solution n'est pas douteuse. La démocratie est l'œuvre du XIXème siècle.

On l'a dit, nous sommes dans le siècle de la justice et des révolutions ; la révolution seule peut nous sauver ; il faut l'accepter ouvertement, franchement, loyalement. Il faut accepter 1789 qui a ouvert une ère à la société ; il faut l'accepter dans toutes ses conséquences, sans arrière-pensée.

Le sombre 1793 ne serait pas arrivé si une cour folle, insouciante, étrangère à son siècle ne s'était pas opposée au mouvement qui menait à la reconstitution de la société moderne, en d'autres termes à la révolution.

Mais la révolution, la révolution du XIXème siècle est-ce la démagogie ancienne ? Est-ce le peuple se réunissant sur la place publique pour nommer les magistrats, pour décider de la paix ou de la guerre, pour décréter un code pénal ou un code civil ?

Est-ce la démagogie furieuse qu'on séduit avec des spectacles et des plaisirs, qui s'enivre à la vue du sang des gladiateurs ?

Est-ce le peuple qu'on corrompt pour le mieux gouverner ?

Est-ce la commune en insurrection permanente contre le souverain ?

Est-ce cette héroïne sauvage qui a parcouru les champs de bataille de l'Europe, foulant aux pieds les nationalités, et qui, dans les égarements de la vengeance, a déshonoré les autels de la liberté du sang d'un roi martyr ?

Non, messieurs, la démocratie du XIXème siècle se présente à nous une branche d'olivier à la main.

Elle vous dit : Les hommes sont frères ; au nom de la loi de fraternité qui a été proclamée il y a dix-huit siècles à la face du monde je viens vous demander de nous admettre au banquet de la vie au banquet de la société politique comme de la société civile. Cette démocratie vous devez l'entendre ; votre cœur et votre raison vous le disent. Vos bras lui sont ouverts ; cette démocratie, c'est l'organisation de la société moderne, cette démocratie, c'est cet enseignement primaire auquel vous (page 744) portez un si vif intérêt, ce sont ces écoles pour l'enfance, ces écoles d'adultes, ces écoles dominicales, ces conseils de prud'hommes qui se développent presque chaque jour sous vos yeux et sous votre impulsion. C'est l'organisation des sociétés, de secours mutuels, ce sont les sociétés coopératives, c'est la réglementation du travail dans lés manufactures C'est le peuple appelé à nous, c'est le peuple dont nous allons serrer la main vigoureuse et à qui nous disons : Soyons frères et travaillons ensemble.

Ainsi posée, messieurs, je crois que la question est bien plus près de nous réunir que de nous diviser.

Je crois que cette démocratie aura les sympathies de tout le monde.

Qui donc dans cette enceinte ne désire pas répandre l'instruction ?

Qui donc ne désire pas améliorer le sort de la classe souffrante ? Qui donc ne désire pas élever chaque homme du peuple plus haut qu'il ne l'est ? Qui donc ne comprend pas ce que c'est que la société moderne, la société chrétienne, cette société que n'a point connue l'antiquité ?

Ce n'est pas un despote, une oligarchie, une aristocratie, une bourgeoisie faisant appel aux passions populaires, c'est la société se faisant l'institutrice du peuple et voulant l'élever à la plus grande hauteur morale comme à la plus grande hauteur intellectuelle. C'est la société créant le citoyen avant de lui reconnaître des droits.

Pour nous la révolution n'est pas à craindre, elle est le ressort du développement social.

Permettez-moi, messieurs, car le mot révolution blessera peut-être quelques oreilles conservatrices, permettez-moi de m'appuyer de l'autorité d'un prince célèbre par sa haute intelligence et qui, s'il eût régné, eût sans doute épargné à son pays de grands malheurs et à la liberté de grandes humiliations.

C'est une grande et difficile tâche que de préparer le comte de Paris à la destinée qui l'attend ; car personne ne peut savoir dès à présent ce que sera cet enfant lorsqu'il s'agira de reconstruire sur de nouvelles bases une société qui ne repose aujourd'hui que sur des débris mutilés et mal assortis de ses organisations précédentes. Mais que le comte de Paris soit un de ces instruments brisés avant qu'ils aient servi, ou qu'il devienne l'un des ouvriers de cette régénération sociale qu'on n'entrevoit, encore qu'à travers de grands obstacles, et peut-être des flots de sang ; qu'il soit roi on qu'il demeure défenseur inconnu et obscur d'une cause à laquelle nous appartenons tous, il faut qu'il soit, avant tout, un homme de son temps et de sa nation ; qu'il soit catholique, mais serviteur passionné, exclusif, de la France et de la révolution.... »

Et plus loin :

« Qu'il apprenne qu'il n'est de la première famille du monde que pouf être fier et digne de tenir un jour dans ses mains les destinées de la cause la plus belle qui, depuis le christianisme, ait été plaidée devant le genre humain.

« Qu'il soit l'apôtre de cette cause et, au besoin, son martyr. »

C'est cette révolution que nous sommes appelés à développer successivement : c'est ce fleuve qui ne cessera de couler, mais dont il n'est pas impossible de régler le cours.

Or, messieurs, qui me contestera que le despotisme est impossible et a disparu, que l'aristocratie, le gouvernement oligarchique est également suranné ? L'aristocratie est vaincue dans le pays même où elle a eu le plus de force et de grandeur.

Il ne peut y avoir comme base de la société qu'une démocratie et, du moment que vous voulez la démocratie, il la faut franche et loyale ; il ne faut pas éliminer ceux dont le concours peut vous être utile et vous sera presque toujours nécessaire.

Nous n'avons pas le choix de résoudre ou de ne pas résoudre ces grands problèmes ; ils sont posés devant nous, menaçants, terribles, nous pressant de toute part. Les événements se succèdent rapides comme la foudre, et peuvent nous dominer instantanément. Tous les hommes de bonne volonté sont appelés autour du drapeau national ; tous sont nécessaires pour le défendre.

Profitons des courts délais qui nous sont accordés.

Profitons du calme dont jouit la Belgique ; de ce calme qu'il faut pour apprécier les questions de cette importance. Nous pouvons discuter pendant trois semaines, pendant un mois, si nous le voulons. De telles questions ne doivent point être résolues par la passion, dans un moment où ceux qui disposent du pouvoir et de la force ne disposent pas, en même temps, des lumières de l'intelligence et de l'expérience.

Il faut que la société dise quelle est la place qui appartient à chacun, quels sont ceux auxquels elle peut faire appel.

Je comprends parfaitement qu'au moyen âge, lorsque les chevaliers, impatients de voir devant eux de l'infanterie, criaient : Sus ! tuez-moi toute cette ribaudaille et massacraient leur propre infanterie pour charger plus vilt l'ennemi, je comprends, dis-je, que ces seigneurs féodaux se soient imaginé qu'il n'y avait qu'eux au monde et que cette infanterie n'était qu'une vile multitude.

Mais aujourd'hui nous sommes loin de ces idées, nous ne pensons pas que ceux qui n'ont pas de droits électoraux ne sont bons à rien.

Nous sommes tous d'accord pour dire qu'il faudrait être aveugle pour professer encore de pareilles erreurs ; car enfin, qui est-ce qui a constitué notre nationalité ? Qui est-ce qui, en 1830, a fait le coup de fusil ? Depuis le comte de Mérode jusqu'au dernier prolétaire, toutes les classes de la société ont payé de leur personne. Je me souviens même du temps où la blouse constituait l'uniforme de la garde civique. On oublie successivement ces choses ; les uniformes se modifient comme les idées ; les souvenirs ne sont pas éternels. Ceux qui ont été élevés sur les rudes épaules du peuple oublient facilement d'obscurs citoyens. Maïs enfin, je constate que l'homme du peuple a été indispensable en 1830 ; et l'on peut dire que si l'homme du peuple n'a pas seul fondé notre nationalité, il y a certainement contribué pour une noble part.

Voilà donc des hommes dont nous pouvons avoir besoin encore et dès lors, il ne nous est pas du tout indifférent qu'ils soient éclairés ou ne le soient pas, il ne nous est pas indifférent que ces hommes prennent part aux affaires publiques ou n'y prennent point part ou que, y prenant part, ils sachent ou ne sachent pas ce qu'ils font, qu'ils aient ou non conscience de leurs droits et de leurs devoirs.

Lorsque le roi Léopold Ier est arrivé à Bruxelles et à prêté serment au sein du Congrès, il a dit : « A l'aspect de ces populations ratifiant par leurs acclamations l'acte de la représentation nationale, j'ai pu me convaincre que j'étais appelé par le vœu du pays, et j'ai compris ce qu'un tel accueil m'impose de devoirs. » Evidemment si la nation n'avait point ratifié le vote du Congrès, Sa Majesté ne serait jamais arrivée jusqu'au sein de la capitale. C'est la nation entière, c'cst l'union de toutes les classes qui a consacré notre dynastie. C'est encore la nation entière qui l'a consacrée par sa douleur à la mort du vieux Roi. C'est elle qui a acclamé avec enthousiasme Léopold IL

Tous les actes les plus conservateurs émanent du peuple. Lorsque, en 1848, on voyait beaucoup de têtes folles, même des gens payant 20 florins et 80 florins et jusqu'à des citoyens éligibles au Sénat, se lancer dans des exagérations dangereuses pour le pays et pour le repos public, quel était à Bruxelles l'élément conservateur ?

C'est le peuple, messieurs, le peuple qui a compris avec un admirable instinct politique, qui n'abandonne jamais les masses, car c'est l'instinct du cœur et de la raison, que le mot république était fatal à notre nationalité ; que notre indépendance était indissolublement unie à notre dynastie, et que « Vive le roi » était synonyme de « Vive la Belgique. »

Il n'est donc pas indifférent que le peuple s'intéresse à nos débats ou ne les suive pas ; et quant à moi, bien loin de vouloir calmer les émotions populaires, je déclare que je ferai toujours ce que je pourrai pour qu'il y en ait le plus possible, non pas de ces émotions malsaines (comme j'en ai vu pourtant produire quelquefois des résultats très avantageux pour ceux qui savaient en profiter) ; non pas de ces émotions qui compromettent la tranquillité publique et les carreaux de vitres des habitants des grandes villes ; mais de ces émotions morales qui font que le citoyen s'occupe des questions politiques ; qui font qu'on les discute dans les cercles, an sein de la famille, au cabaret ; qui font qu'on parle de ce qui se passe ; que le peuple prend connaissance de nos débats ; qu'il approuve ou désapprouve ce que nous faisons.

Voilà les émotions que, quant à moi, je voudrais voir se répandre et se généraliser. Je me souviens, messieurs, que l'association libérale de Bruxelles, en 1848, lança un manifeste, qui était, si je ne me trompe, de la plume d'un de nos plus illustres hommes d'Etat, que le pays regrette encore. On disait, dans ce manifeste, que ce qu'une nation doit le plus redouter ce n'est pas l'ardeur dans la lutte, mais c'est l'indifférence, le sommeil. Une nation qui ne s'occupe pas de ses affaires est une nation perdue.

La Belgique va avoir deux grandes questions à résoudre : la question de la défense du territoire et la question électorale ; elle aura à décider presque en même temps quelle est la part que le peuple doit prendre à la défense du territoire, quelle est la part de sacrifice qu'il faut lui demander ; quel est le sacrifice personnel que devront faire les citoyens et quels sont les droits politiques qui devront leur être conférés.

N'est-il pas vrai que plus nous augmenterons le nombre des électeurs, plus nous élargirons nos rangs, et plus nous donnerons d'activité et (page 745) d'énergie à la défense nationale ? Le citoyen qui défend ses foyers, ses droits et ses institutions, ne les défend pas comme celui qui obéit seulement à un ordre.

Et puisqu'on a parlé beaucoup de la Grèce ancienne, qu'on me permette, à mon tour, de l'invoquer pour rappeler la différence qu'il y avait entre les citoyens grecs se défendant eux-mêmes et les soldais d'un despote, se battant par crainte du châtiment.

Ces exemples se sont reproduits bien des fois : l'histoire moderne nous en présente de nombreux exemples.

Plus le citoyen aura la conscience de ce qu'il fait, de sa responsabilité, plus il sera convaincu que c'est lui qui gouverne, que c'est lui qui est la nation, que c'est sur lui-même qu'il doit compter, et plus il sera dévoué à la patrie, plus il s'imposera de sacrifices, plus il payera de sa personne !

Quel spectacle ne nous ont pas présenté les Etats-Unis ! Vingt millions d'hommes ont armé 2,600,000 soldats. Quelle énergie n'a-t-il pas fallu à cette nation pour réaliser des armements dans une proportion aussi colossale, pour soutenir une guerre aussi effroyable, sans précédent dans l'histoire ?

Que de fermeté, que de spontanéité n'atl-il pas fallu à chaque individu pour soutenir pendant si longtemps cette lutte gigantesque !

Et ne croyez pas que le congrès américain fût inquiété dans le vote des impôts, dans sa mission d'ordonner des levées. C'est le peuple qui l'y poussait ; c'est l'opinion publique qui imposait au congrès et les taxes exorbitantes et les levées d'hommes extraordinaires. C'est le peuple qui donnait l'élan ; et pourquoi ? Parce que là se trouvaient des citoyens et non des sujets.

Messieurs, j'avoue que passer de ces hauteurs à ma proposition de loi, c'est faire une chute un peu forte. Mais je crois qu'au point où en est arrivée la discussion, il est temps pour nous de quitter le terrain des généralités pour discuter les propositions elles-mêmes. Je m'efforcerai de ne pas abuser de votre bienveillance et de résumer brièvement les raisons qui m'engagent à persévérer dans les principes fondamentaux de mon système, tout en désirant qu'il soit possible de trouver un terrain de conciliation et que, pour cette loi, comme pour la plupart de nos lois organiques, tous les partis s'entendent, et fassent une loi bonne et loyale qui satisfasse tout le monde, que tout le monde approuve et soit prêt à défendre.

Comme je vous l'ai dit, messieurs, ma proposition repose sur trois principes.

Le premier est l'égalité du cens. Je n'en dirai que quelques mots. Je rappellerai seulement ce que j'ai déjà eu l'honneur de dire : c'est qu'en 1848, le gouvernement, ayant proposé et fait adopter une loi qui réduisait le cens pour les Chambres de 80 fl. (chiffre des grandes villes) à 20 fl., avait compris que le cens ne pouvait pas rester, dans ces villes, à un taux plus élevé pour la province et pour la commune que pour les Chambres. Les lois du 31 mars et du 12 mai 1848, eurent pour conséquence d'abaisser le cens partout où il était au-dessus de 20 florins. Au lieu de dix catégories qu'il y avait autrefois, au lieu de dix espèces de communes, depuis 2,000 âmes jusqu'à 60,000 âmes et au-dessus, il n'y a plus eu que cinq catégories. Les communes de 10 à 15 mille âmes qui payaient 40 fr. sont restées telles qu'elles étaient, ainsi que les communes d'une population inférieure. Ainsi toutes les communes au-dessous de 15,000 âmes restaient ce qu'elles étaient. C'est à peu près, je crois, 18 à 19 cents communes.

Il restait encore, messieurs, plusieurs anomalies dans la loi. On avait fait remarquer que l'égalité introduite pour la Chambre des représentants devait être introduite aussi pour la commune. Cette anomalie ne fut pas contestée, lors de la discussion, par ceux qui prirent la parole. Généralement les orateurs entendus furent d'accord qu'à la plus prochaine session, ils devaient compléter l'œuvre qui n'était qu'ébauchée. Lors donc que j'ai eu l'honneur de demander de compléter les lois du 31 mars et du 12 mai 1848, j'ai demandé de faire, en 1866, ce qu'on projetait, en 1848, de faire dès 1849.

L'honorable M. de Brouckere s'exprimait ainsi à propos d'une proposition faite par l'honorable M. Rodenbach, et consistant à abaisser le cens dans les villes et dans les communes, mais en maintenant l'inégalité :

« Si nous voulons changer radicalement nos lois électorales, disait l'honorable rapporteur de la section centrale, il faudrait adopter, pour les communes, un système analogue à celui décrété dernièrement pour les Chambres, et prendre un cens uniforme. Je préférerais le cens de 15 francs pour tout le royaume à ceux de 20 francs pour les villes et de 10 francs pour les communes rurales. »

L’orateur ajoutait, pour justifier l'ajournement de cette question, une considération tirée de ce que le mandat de la Chambre étant près de son terme, elle ne pouvait s'occuper que des réformes les plus urgentes.

Voilà, messieurs, le principe qui m'a paru le plus net, le plus pratique, et auquel je me suis rallié. Je m'y ralliais avec d'autant plus d'empressement que l'un des membres les plus éminents de cette Chambre, qui même a eu l'honneur de siéger au fauteuil de la présidence, l'a rappelé dernièrement et l'a signalé comme étant le plus digne d'être admis.

L'égalité en fait, l'égalité parfaite est impossible. Notre système financier consacre de grandes inégalités. Mais l'égalité légale, ainsi formulée, me paraît ce qu'il y a de plus juste. En effet, est-ce parce que j'habite Bruxelles qu'on exigera de moi un cens de 40 fr., alors que si j'habite un village, on n'exigera qu'un cens de 15 fr. ? Et même dans certains villages on descend quelquefois jusqu'à 2 fr. Car vous savez, messieurs, qu'il n'y a pas de minimum lorsqu'il est nécessaire d'obtenir le nombre voulu d'électeurs ; on descend jusqu'à 2 fr. ; je crois du moins que, dans le Luxembourg, on descend à ce chiffre.

Quelles seraient les raisons de cette inégalité ? Je sais bien que nos lois financières n'imposent pas autant les communes rurales que les grandes villes. Mais pourquoi ? Mon honorable ami M. Van Humbeeck l'a déjà fait remarquer dans son discours, peut-être un peu oublié, quelque remarquable qu'il soit : mais il est de l'année dernière. Les lois financières imposent moins les communes rurales, parce que les communes rurales sont moins riches. Elles imposent moins les maisons dans les communes rurales, parce qu'une maison a moins de valeur dans une commune rurale que dans une grande ville. Vous aurez à Bruxelles une maison ayant trois fenêtres de façade, qui exigera un loyer de 4 mille fr.., et, dans une commune rurale, la même maison ne se louera que cinq cents francs. Vous voyez, dans certaines rues de Bruxelles, des terrains qui se vendent 110 fr. le pied. Vous ne voyez jamais cela dans une commune rurale. Lors donc qu'un homme habite une maison dans Bruxelles, il peut se prévaloir d'une valeur locative plus grande, son mobilier a une valeur plus considérable que s'il habite, dans les mêmes conditions, la campagne.

Voilà pourquoi la loi de 1822 n'impose pas autant les portes et fenêtres dans les communes rurales que dans les grandes villes. Cette loi consacre des inégalités sur lesquelles la Chambre est parfaitement d'accord et sur lesquelles nous reviendrons évidemment d'après les promesses du gouvernement, promesses dont l'accomplissement doit suivre la loi sur la péréquation cadastrale. Mais enfin, telle qu'elle est, elle repose sur ce principe que le même meuble, le même valeur locative, le même loyer, le même nombre de foyers, dans une commune rurale, ont moins de valeur que dans une grande ville.

Il n'y avait donc aucun motif pour accorder aux communes rurales le privilège dont elles sont l'objet.

D'un autre côté, dans les grandes villes, les lumières sont infiniment plus répandues, les moyens d'instruction sont plus faciles, les conversations, la vie intellectuelle, la vie politique y sont infiniment plus actives et l'on y acquiert beaucoup plus facilement l'intelligence, les connaissances nécessaires à l'électeur.

Il faudrait donc retourner la proposition, si l'on voulait de l'équité dans l'inégalité et ne pas exiger un cens aussi élevé dans les villes que dans les campagnes.

Mais je ne demande pas cette inégalité. Je demande l'égalité, le même cens pour tout le monde. Permettez-moi, messieurs, de recourir ici à une autorité que j'aime à citer, à l'honorable M. Lebeau. « C'est une absurdité, disait-il, de faire dériver l'inégalité du cens, non d'un titre scientifique ou d'une fonction sacerdotale, judiciaire, administrative, mais du fait seul d'une résidence, et chose, remarquable, d'une résidence là où les moyens d'instruction et d'éducation politique manquent bien autrement que dans les centres populeux.

« On a peine à comprendre (en dehors d'une période révolutionnaire) un système qui déclare que l'habitant d'un petit village du Luxembourg a quatre fois plus d'intelligence politique que l'habitant d'Anvers, de Gand ou de Bruxelles. »

L'argument ainsi présenté s'applique aussi bien aux électeurs communaux qu'à ceux qui votent pour les élections législatives.

Je soutiens donc le principe de l'égalité du cens.

Du reste, je suis prêt à descendre au-dessous de 15 fr. si la Chambre trouve qu'il est opportun de le faire (interruption) avec l'uniformité comme l'honorable M. Funck l'a proposé. Il a défendu le système de l'uniformité, mais il m'a reproché de ne pas descendre assez bas.

M, Funckµ. - Je n'ai jamais eu l'intention de vous adresser un (page 746) reproche ; j'ai déclaré, au contraire, que je suis complètement d'accord avec vous pour réduire le cens à 15 fr., dans toutes les communes du pays. J'ai ajouté seulement que si un membre de cette Chambre ou le gouvernement proposait de réduire le cens à 10 fr. ou même à 7-50, je me rallierais à cette proposition.

M. Guilleryµ. - Mais en établissant l'uniformité.

M. Funckµ. - Evidemment, avec l'uniformité.

M. Guilleryµ. - Le deuxième principe, messieurs, est l'obligation de savoir lire et écrire. Les partisans de ce système sont assez nombreux dans cette Chambre, car l'amendement de M. Orts qui le proposait en 1865, a obtenu l'appui de 27 membres. On avait reproché aux partisans de ce système de se contenter d'une faible garantie et on n'a pas remarqué que nous ne proposons pas cette preuve de capacité comme le seul titre à obtenir le droit électoral. Nous disons : Vous vous contentez de 15 fr. dans les communes rurales pour des personnes qui ne savent peut-être pas lire et écrire. Eh bien, nous vous demandons de renforcer cette garantie ; et, comme nous sommes à la veille de voir descendre le cens, nous demandons comme barrière contre les inconvénients de l'abaissement, nous demandons qu'on exige de l'électeur quelque chose de plus, quelque chose qui complète les garanties offertes par le cens.

Nous agissons ici dans un autre ordre d'idées que le gouvernement lorsqu'il exige des preuves de capacité. Le gouvernement exige ces preuves de capacité pour supprimer une certaine quotité du cens et même, dans certains cas, pour le supprimer en totalité.

Nous demandons, nous, que l'on oppose une barrière infranchissable à l'ignorance ; nous demandons qu'aucun homme qui ne présente pas cette garantie ne puisse exercer le droit électoral ; dès lors, vous ne pouvez pas montrer une grande sévérité, vous ne pouvez pas aller tellement loin que vous nous exposiez à exclure des listes électorales des personnes qui doivent y figurer.

Si, au contraire, nous admettions des électeurs ne payant aucun cens, évidemment vous pourriez soutenir que la garantie est faible. Mais nous demandons à l'électeur qu'il fasse deux preuves : la preuve qu'il possède quelque chose et la preuve de sa capacité.

En 1865, on a fait deux reproches à l'amendement de l'honorable M. Orts : d'être improvisé et de consacrer une exclusion ; d'exclure des personnes qui jusque-là auraient joui du droit électoral. Mais lorsque nous combinons l'introduction de ce principe avec l'abaissement du cens, ce reproche d'exclusion ne peut nous être adressé. Nous abaissons le cens et il est évident que. plus nous descendons l'échelle sociale, plus il faut de garanties.

Lorsque, par exemple, le cens était à 300 fr., en France, sous la restauration, il eût été ridicule d'exiger que l'électeur prouvât qu'il savait lire et écrire. Mais, si vous descendez à 10 fr., vous avez affaire à une autre classe de la société et il faut, tout au moins, exiger une preuve de capacité ; et il le faut, non seulement pour assurer la composition du corps électoral, mais il le faut encore pour forcer indirectement le peuple à rechercher l'instruction.

On m'a reproché d'être inconséquent parce que, a-t-on dit, je ne suis point partisan de l'enseignement obligatoire et que je veux, d'un autre côté, exiger de l'électeur qu'il sache lire et écrire.

Ce reproche est injuste.

J'ai demandé que, par tous les moyens possibles, on amenât le peuple a apprendre à lire et à écrire ; je me suis déclaré adversaire de la prison, adversaire des pénalités, mais j'ai demandé que, par tous les moyens indirects, par le système qui régit le droit électoral, par la manière dont on concède les congés de milice, etc., l'on amenât le peuple à rechercher l’enseignement. Voilà mon système, on pourra l'appeler obligatoire, indirect ou tout autrement, peu importe, je l'ai développé plus d'une fois.

L'honorable M. Rogier s'est abstenu sur l'amendement de M. Orts ; il a déclaré qu'il était sympathique au principe, que les moyens d'application, seulement, l'avaient empêché d'appuyer la proposition. Et, en effet, l'honorable membre, lors de la discussion de la loi sur les conseils de prud'hommes, s'exprimait ainsi :

« Cette condition de savoir lire et écrire offre, à mes yeux, une garantie d'ordre très suffisante. »

L'honorable ministre de la justice a, lui, voté cet amendement. Nous avons donc au moins deux amis au banc ministériel ; j'espère même que nous en avons davantage, et cela fortifie mon espoir de voir réussir les idées de transaction.

En effet, messieurs, cette loi des prud'hommes, l'honorable ministre des affaires étrangères peut s'en féliciter, cette loi des prud'hommes fonctionne admirablement. C'est une belle œuvre du gouvernement, et que peut revendiquer l'honorable ministre qui a, du reste, des étals de service assez brillants pour que l'on puisse lui rendre cet hommage sans flatterie.

La loi des prud'hommes, outre qu'elle a amené un grand bienfait pour les maîtres et pour les ouvriers en facilitant la solution des différends qui peuvent s'élever entre eux, cette loi a un côté politique et social, c'est qu'elle amène, l'ouvrier à s'occuper de ses affaires et à compter sur lui-même. Ce n'est que depuis peu de temps qu'elle est appréciée. Et depuis lors, nous voyons les difficultés entre patrons et ouvriers se terminer heureusement par des transactions.

De plus nous trouvons, dans l'exécution de cette loi, la solution de ce qui paraît si difficile, nous y trouvons la constatation de la capacité. Tout ouvrier qui réclame son inscription sur la liste des électeurs se présente à l'autorité. On lui dit : Savez-vous lire et écrire ? Eh bien, écrivez-moi que vous désirez être inscrit sur la liste des électeurs ; et la preuve est faite : ce n'est pas plus difficile que cela. Il n'y a donc rien de plus simple que de prouver qu'un homme sait lire et écrire. Je conviens qu'il est très difficile de constater si un homme est capable d'exercer telle ou telle profession savante, mais pour constater la connaissance de la lecture et de l'écriture, je consentirais volontiers à faire partie du jury d'examen et ma conscience ne serait nullement troublée par la mission que j'aurais à remplir.

J'ai à ajouter, messieurs, aux autorités qui sont favorables à ce principe une décision du conseil provincial du Brabant, en 1864, et surtout un remarquable rapport de l'honorable M. Watteeu, aujourd'hui notre collègue, qui a développé cette idée avec une grande lucidité, avec une grande netteté et a montré combien il était facile de l'appliquer, combien il était légitime d'exiger une semblable garantie. Il a fait remarquer notamment que le vote n'est secret que pour l'électeur qui peut écrire lui-même son bulletin.

Le conseil provincial s'est prononcé énergiquement pour que cette condition fût introduite dans la loi.

On a dit : Vous exigez qu'un homme sache lire et écrire, mais votre système rencontre deux objections capitales auxquelles il est impossible de répondre. La garantie est illusoire et elle est injuste. Elle est illusoire, attendu que savoir lire et écrire ne prouve rien ; elle est injuste, attendu qu'il y a des hommes très intelligents qui ne savent ni lire ni écrire.

Cela est vrai. Mais il y a aussi des hommes qui ne sont pas docteurs en droit et qui sont très intelligents et très instruits. Vous ne leur permettez pas cependant d'être avocats ou magistrats. Un homme sera savant, s'il ne se soumet pas à la loi, il peut faire usage de sa science pour-lui-même, mais pour le législateur c'est comme s'il ne savait rien,

Combien, messieurs, y a-t-il en Belgique d'hommes intelligents payant le cens, et ne sachant ni lire ni écrire ?

M. Bouvierµ. - Plus de 30 p. c.

M. Guilleryµ. - D'abord ces hommes intelligents qui n'ont pas l'intelligence de comprendre qu'il est de leur intérêt d'employer leur intelligence à savoir lire et écrire me paraissent être intelligents d'une singulière façon.

Est-ce pour eux qu'il faut faire une exception à la loi ? Je pourrais, messieurs, vous citer des hommes plus capables d'être avocats, bien qu’ils n'aient pas de diplôme, que tels autres qui en ont. Cela n'empêche qu'on continue d'appliquer la loi de 1836. Ce qui est incontestable, c'est qu'une nation qui sait lire et écrire est infiniment plus intelligente, qu'une nation complètement illettrée.

Quand vous aurez répandu la lumière par vos écoles pour l'enfance, par vos écoles d'adultes, par vos écoles du soir, par vos écoles dominicales, par vos sociétés coopératives, par vos sociétés de secours mutuels, par vos conseils de prud'hommes, quand vous aurez obtenu ainsi que le peuple sache lire et écrire, ce peuple sera plus intelligent, plus civilisé et plus digne d'être citoyen que lorsqu'il ne savait rien.

En examinant la question à ce point de vue, il est évident que la garantie que vous exigez est sérieuse.

D'un autre côté, cette formule a, à mes yeux, un grand mérite, c'est qu'elle se trouve déjà dans notre législation, pour les conseils de prud'hommes, dont l'introduction a été des plus heureuses et qu'elle existe dans la législation de plusieurs peuples.

En Italie, pays qui possède les hommes politiques les plus remarquables, on l'a insérée dans la législation. Aux Etats-Unis, la législation de plusieurs Etats comprend l'obligation de savoir lire et écrire. Elle existe notamment dans le Massachussetts.

Récemment, le président des Etats-Unis se trouvant en présence, d'une (page 747) opposition passionnée, il faut bien le dire, de la part du Congrès, qui dans des idées de réaction contre le Sud, veut conférer sans transition le droit électoral aux nègres, n'avait trouvé rien de mieux à y opposer que l'obligation de savoir lire et écrire. C'est ce principe qu'il demandait à inscrire dans le bill du Congrès.

Savoir lire et écrire était la barrière qui lui paraissait la plus sûre, le critérium le meilleur. En effet, on aurait retardé par là l'avènement à l'électorat d'un très grand nombre de noirs qui sont aujourd'hui incapables de remplir les fonctions d'électeur, qui voteront peut-être pour leurs anciens maîtres, c'est d'être pratique.

M. Coomansµ. - Remarquez que ce principe est très clérical. Dans les premières abbayes, on ne pouvait être admis que si l'on savait lire et écrire.

M. Guilleryµ. - Oui, mais je crois que la loi n'a pas été religieusement observée. (Interruption.)

Voilà donc, messieurs, un principe qui, au premier abord, a paru une illusion, un principe qui a paru d'une application difficile.

Il a le plus grand mérite que puisse avoir une proposition législative, c'est d'avoir existé déjà dans la législation de différents peuples, et c'est d'exister dans la nôtre, c'est d'être pratique.

Savoir lire et écrire, comme terme d'exclusion, me paraît la formule la plus claire et la plus énergique qu'il puisse y avoir.

Il est évident qu'il y aura des abus dans l'application. Mais dans l'application de quel principe n'y a-t-il pas des abus ?

Lorsque, pour exercer ses fonctions, le conseil de milice doit décider si un homme est apte au service, il y a de nombreuses qualités physiques sur lesquelles il peut y avoir discussion.

Je suis bien sûr que les médecins, qui sont généralement d'accord sur le grandes questions de médecine, se trouvent souvent en désaccord dans des cas semblables.

Il en sera de même pour savoir lire et écrire. Mais de cette loi qui ne sera pas plus imparfaite que les autres, il restera un grand principe qui exclut du corps électoral les ignorants, un grand principe qui aux yeux de la classe ouvrière rend l'instruction respectable comme élevant l'homme à la dignité de citoyen.

Enfin, messieurs, je propose de compter dans le cens électoral, tous les impôts directs.

La loi qui nous régit, je veux dire la loi qui nous régissait, la loi électorale de 1831 portait que, pour être électeur, il faut verser au trésor de l'Etat, en contributions directes, patentes comprises, la quotité déterminée par l'article 47 de la Constitution.

Dès lors on a soutenu que les centimes additionnels, ou du moins que les contributions au profit de la province et de la commune ne pouvaient pas être comprises dans le cens pour la Chambre.

L'article 47 de la Constitution ne dit pas : « verser au trésor de l'Etat ». Il dit seulement :

« La Chambre des représentants se compose des députés élus directement par les citoyens payant le cens déterminé par la loi électorale, lequel ne peut excéder 100 florins d'impôt direct, ni être au-dessous de 20 florins. »

Malgré le texte de la loi de 1831, plusieurs députations permanentes décidèrent que les centimes additionnels au profit de la commune étant versés réellement dans les mains du receveur de l'Etat, devaient être comptés. Lorsque la cour de cassation repoussa ce système, une députation permanente continua néanmoins à l'appliquer.

Il fallut la loi du 1er avril 1843 pour décider que les centimes additionnels perçus sur les contributions directes au profit des provinces et des communes, ne sont point comptés pour former le cens électoral.

Cette loi et ce principe furent combattus par des membres considérables de cette Chambre.

La loi de 1848 est venue abroger la loi de 1831 et la loi de 1843, en réduisant le cens au minimum fixé par la Constitution.

Dès lors, messieurs, la question a changé. Il ne fallait plus consulter la loi de 1831 ni la loi de 1843, il fallait consulter la Constitution.

Nous sommes en présence de deux textes : le texte de la Constitution et le texte de la loi de 1848 ; de la loi de 1848 qui dit que le cens est réduit au minimum fixé par la Constitution, et de la Constitution qui se sert tout simplement de l'expression : « impôt direct ».

la loi de 1848 dit en effet :

« Art. 1er. Le cens électoral pour la nomination des membres de la Chambre des représentants est fixé pour tout le royaume au minimum établi par la Constitution. »

La Constitution, elle, dispose dans son article 47 :

« La Chambre des représentants se compose des députés élus directement par les citoyens payant le cens déterminé par la loi électorale, lequel ne peut excéder 100 florins d'impôt direct, ni être au dessous de 20 florins. »

Puisque la loi électorale a décidé qu'il s'agit du minimum fixé par la Constitution ; puisque, dans la discussion, il a été entendu qu'on ne pouvait aller plus loin, sans changer la Constitution, il faut compter le plus possible et admettre tous les impôts directs. Eh bien, j'appelle impôts directs, et ceux qui sont versés dans le trésor de l'Etat et ceux qui sont versés dans le trésor de la province ou de la commune ; c" j'attends toujours un argument pour justifier la distinction qu'on a faite. Est-ce que l'impôt n'est pas direct parce qu'il est versé dans la caisse de la province ou de la commune ? La ville de Bruxelles perçoit un impôt foncier ; n'est-ce pas un impôt direct ?

Mais, messieurs, si, nos libertés communales venant à s'étendre, si la décentralisation faisant chez nous des progrès, le budget de l'Etat venait à descendre et ceux des villes à s'élever ; que nous en arrivassions ainsi à payer trois fois plus aux villes et presque rien à l'Etat, il n'y aurait presque plus d'électeurs !...

Ce mot « impôt direct » a d'ailleurs un sens qui a été défini par le législateur en France, à qui la Belgique l'a emprunté.

De 1817 à 1830 il y a eu de vives controverses sur le point de savoir ce qu'on devait entendre par impôt direct et si l'on devait comprendre dans cette expression tous les impôts versés au trésor, les centimes additionnels comme les autres.

La loi du 19 avril 1831 a tranché la question. Elle porte, article 4, que les suppléments d'impôts de toute nature connus sous le nom de centimes additionnels, compteront à l'électeur.

Voilà le texte de la loi de 1831 qui était proposé à la Chambre des députés et que M. Defacqz connaissait parfaitement lorsqu'il a proposé son amendement, qui est devenu l'article 47 de la Constitution. M. Defacqz et tous les membres du Congrès savaient bien qu'on entendait, en France, par impôt direct, tous les centimes additionnels. Et la cour de cassation de France appelée, en 1858, à décider ce que c'est qu'un impôt direct, disait que les prestations en nature votées par les conseils municipaux pour l'entretien des chemins vicinaux, sont des impôts directs.

En vertu de la loi française sur les chemins vicinaux, les communes ont le droit d'imposer des centimes additionnels pour l'entretien des chemins vicinaux ou d'ordonner des prestations en nature. On avait contesté que ce fût là un impôt direct, d'abord parce que c'est au profit de la commune, et ensuite parce que c'est voté par la commune.

La cour de cassation de France, par un arrêt rendu sur les conclusions conformes du savant procureur général Dupin, a décidé que c'était un impôt et M. Dupin, en traitant cette question, disait :

« D'ailleurs, l’électorat est éminemment favorable. Sans doute, il ne faut pas l'étendre démesurément par excès de radicalisme ; mais lorsque la loi, entendue sainement et de bonne foi, peut accroître le nombre des électeurs, il n'y a pas à hésiter.

« On a opposé, comme restrictif, l'article 4 de la loi de 1831. Cet article n'est pas conçu en termes d'exception.

« La discussion à laquelle il a donné lieu à la chambre des députés le prouve. La disposition finale de son premier paragraphe est surtout remarquable, puisqu'elle désigne comme formant le cens électoral les suppléments d'impôt de toute nature connus sous le nom de centimes additionnels, L'article n'exclut donc réellement que les contributions indirectes. »

Arrêt de la Cour.

« La Cour, après délibération...

« Attendu que, dans tous les cas, la prestation dont il s'agit a tous les caractères de la contribution qui confère le droit électoral, puisqu'elle a pour base les rôles sur les contributions directes, qu'elle s'adresse à la personne et qu'elle est proportionnée au nombre des membres ou des serviteurs de la famille, des charrettes ou voitures, ou des bêtes de trait, de somme ou de selle, au service de la famille...

« D'où il suit.... »

Ainsi donc, d'après M. Dupin, dont l'opinion a été admise presque textuellement dans les considérants de l'arrêt, la loi n'exclut que les impôts indirects. Tout ce qui n'est pas impôt indirect est impôt direct et doit compter à l'électeur pour la Chambre, la province et la commune.

Si je n'ai pas proposé d'article de loi pour décider que les impôts directs sont comptés pour la Chambre, c'est, je l'ai dit, parce que, pour l'électeur aux Chambres, la question est résolue, à mes yeux, par la loi de 1848, qui s'en réfère au minimum de la Constitution, Le minimum (page 748) de la Constitution, c'est le système qui fait compter le plus d'impôt à l'électeur.

Mais lorsque le principe s'applique aux communes, voyez comment son équité se révèle aux yeux !

Comment, il s'agit de savoir quels sont les citoyens qui ont le droit de participer à la nomination des magistrats communaux, quels sont les citoyens qui ont le droit de s'occuper des affaires de la commune, de dire : Je veux de tel mandataire, et pas de tel autre ; je ne veux pas de tel mandataire qui m'imposera des contributions ; ou je veux de tel autre qui fera de grands travaux. Et qu'allez vous demander à ce citoyen ? S'il participe aux dépenses communales ? Le législateur de 1830 ne s'en occupe pas. On lui demande s'il participe aux dépenses de l'Etat et on détermine sa part d'intérêt aux affaires de la commune d'après ce qu'il paye au trésor de l'Etat.

La commune peut élever les contributions foncières, personnelles ; vous pourriez payer 50 francs, 100 francs au trésor de la commune sans être électeur. C'est à n'y pas croire ! Il faut que vous payiez 20 fl. au trésor de l'Etat pour être électeur dans une commune à laquelle vous payez davantage !

Evidemment, je ne saurais trop le répéter, il résulterait de ce système que la décentralisation aurait pour conséquence de supprimer les électeurs, non seulement aux Chambres mais à la province et à la commune.

Plus la commune imposera le citoyen, plus le gouvernement renoncera à percevoir d'impôts, et moins il y aura d'électeurs communaux.

Je suppose, par exemple, que le gouvernement, en supprimant les octrois, eût suivi le système préconisé par M. de Brouckere, qu'il eût cédé aux villes l'impôt personnel en se réservant de récupérer ce qu'il perdait par des impôts indirects. Il en serait résulté que l'impôt personnel n'aurait plus compté pour l'électoral, même pour la commune, parce qu'il aurait été versé dans la caisse de la commune.

La seule objection que j'aie entendu faire à ce système, c'est que, si on l'admettait, les villes créeraient des électeurs à volonté en modifiant leur système d'impôt ou en augmentant les taxes, suivant le caprice de leurs administrateurs.

Mais, messieurs, qu'on veuille bien me dire quelles sont les villes et les communes qui se livreront à de pareilles fantaisies. Il y a, dans cette Chambre, des administrateurs communaux ; je leur demande s'ils croient, sincèrement qu'il puisse dépendre de leur bon plaisir de créer des électeurs en créant de nouvelles impositions ; je leur demande si, pour qu'ils se décident h voter de nouvelles charges, il ne faut pas que la nécessité en soit parfaitement démontrée, qu'ils puissent en justifier aux yeux de leurs mandants.

Pour moi, messieurs, je suis profondément convaincu que si des administrateurs communaux se livraient à de pareilles fantaisies, les citoyens ne les accepteraient pas sans protestation, à supposer que le gouvernement, qui doit intervenir pour approuver la création des impôts communaux, eût la faiblesse de s'en rendre complice. Il faudrait donc supposer une incapacité notoire de la part des administrateurs communaux, une bonhomie extraordinaire de la part des administrés et enfin une cécité complète de la part du gouvernement, pour maintenir encore l'objection que je viens de rencontrer.

Ce système, messieurs, a été l'objet d'une discussion approfondie au sein du conseil communal de Bruxelles ; et, à la suite de cette discussion, par 23 voix contre 1, le conseil a émis le vœu, en ce qui concerne les élections législatives, les élections provinciales et les élections communales, que, dans tous les cas, il soit tenu compte, dans l'établissement du cens électoral, du payement des centimes additionnels et de tous les autres impôts directs payés soit à la province, soit à la commune.

Dans la discussion qui a eu lieu au Congrès, je l'ai déjà dit, et je ne veux plus y revenir, rien n'a été dit sur ce point.

Lors de la discussion de la loi de 1831, un membre ayant proposé, par amendement, de tenir compte de tous les impôts directs, cet amendement a été rejeté, il est vrai, mais il importe de remarquer que ce n'est pas parce qu'on le considérait comme inconstitutionnel : il a échoué uniquement parce qu'un autre système a prévalu.

Voilà, en définitive, le point saillant du système que j'ai eu l'honneur de proposer à la Chambre ; je n'y insisterai pas davantage.

Le système du gouvernement est venu ensuite.

Devons-nous nous y rallier ou devons-nous persister dans celui que nous avons proposé et soutenu ?

Je crois que, dans les termes où il est conçu le système du gouvernement, il n'est pas admissible : il méconnaît le grand principe de l'égalité du cens ; il maintient l'inégalité si énergiquement condamnée par M. Lebeau ; il maintient cette inégalité qui est, à mes yeux, une injustice surtout pour les électeurs des grandes villes, là où le foyer de l'intelligence est le plus ardent, là où les idées sont le plus répandues. D'un autre côté, le système du gouvernement introduit des catégories ; il accorde le droit électoral à certaines catégories privilégiées.

Je serais très heureux, quant à moi, de voir accueillir toutes les capacités, de voir appeler toutes les intelligences à l'électoral, si on trouve que la Constitution le permet.

Mais je vois une difficulté pratique dans l'établissement des catégories, une difficulté dans les définitions. Je trouve qu'il est difficile de déterminer quelles sont les catégories qui doivent être admises ; de préciser où commence la capacité et où elle finit. Il est difficile, si l'on entre dans cette voie, d'être toujours juste. Les différentes opinions qui se sont produites dans l'ordre d'idées même où s'est placé le gouvernement le prouvent suffisamment ; et je crois, d'après ce qui a été dit, que des modifications seront proposées, à cet égard, par le gouvernement lui-même.

J'attendrai qu'on les ait produites avant de me prononcer. Mais jusqu'à présent, je trouve que le système du gouvernement n'est pas assez large, qu'il n'appelle pas assez de citoyens à l'urne électorale, qu'il n'élargit pas assez le cercle et qu'après trente années, il nous laisse à peu près dans l'état où nous sommes aujourd'hui. Je trouve que le progrès que consacre ce système n'est point en rapport avec les progrès faits par la société depuis trente ans, depuis vingt ans ; je trouve que l'instruction, la pratique de la vie politique, notre autonomie enfin, ont produit d'assez notables résultats pour mériter au peuple belge une plus large extension du droit de suffrage.

On a dit cependant que ce système est plus radical que celui que j'ai eu l'honneur de proposer. Je n'ai qu'une observation à faire sur ce point ; c'est que je ne demande pas mieux que mon système soit traité de peu radical, d'arriéré et qu'on l'élargisse encore. Je dois cependant dire dans l'intérêt de la vérité, de la loyauté du débat, que je n'ai point proposé, comme on l'a répété plusieurs fois ici et ailleurs, de maintenir nos 1,900 communes rurales, dans l'état où elles se trouvent aujourd'hui, et encore moins de restreindre le nombre des électeurs.

Je ne restreins pas leur nombre, puisque je propose de n'imposer l'obligation de savoir lire et écrire qu'à ceux qui seront inscrits à l'avenir ; je laisse sur les listes tous ceux qui y sont. D'un autre côté, j'étends en réalité le cercle des électeurs, puisque je propose de compter les impositions directes au profit de la commune et de la province. J'admets à l'électorat des personnes qui aujourd'hui ne versent que dix ou douze francs dans le trésor de l'Etat, mais qui payent, en réalité, quinze francs d'impôts directs en tenant compte de tout ce qu'ils payent.

Si maintenant la Chambre n'admet pas mon système, quant aux impôts directs, il est évident que la conséquence de ce vote sera pour moi de diminuer de 5 ou 4 francs le taux de 15 francs et de le réduire à 10 ou 12 francs.

Je disais, messieurs, qu'il est difficile, dans le système du gouvernement, de constater la capacité ; cela est difficile en fait et c'est encore plus difficile en droit. Ainsi, je vois, d'après ce projet de loi, que la capacité sera constatée par des certificats délivrés par des chefs d'institution et que les députations permanentes dresseront, chaque année, les listes des personnes qui auront le droit de délivrer ces certificats.

Mais, messieurs, c'est là, je le crains bien, une violation de la Constitution. Les députations permanentes n'ont pas le droit de limiter le nombre des personnes qui jouiront de la liberté d'enseignement ; la législature elle-même n'a pas ce pouvoir. Vous pouvez créer des jurys, vous pouvez établir un jury provincial ou cantonal, mais vous ne pouvez pas dire que telles ou telles personnes jouiront ou ne jouiront pas de la liberté d'enseignement, dans toute son étendue.

Et, messieurs, rappelez-vous que c'est là la grande difficulté qui s'est présentée sans cesse dans l'élaboration des lois relatives à la collation des diplômes académiques. J'en appelle à MM. les ministres de l'intérieur et des affaires étrangères ; ils pourront nous dire combien ils ont eu à souffrir de cette difficulté.

Quelle en est la source, messieurs ? C'est qu'on n'a jamais pu reconnaître les universités libres comme corps de fonctionnaires et qu'on n'a jamais pu dire que les quatre universités auraient le monopole de la collation des diplômes.

Il a toujours fallu qu'un jury central vînt compléter le système des jurys combinés. Aucun récipiendaire ne se présentât-il au jury central, encore ce jury devrait-il exister de par la Constitution ; le jury central doit exister en vertu du principe de la liberté d'enseignement. Il faut que ceux qui ne veulent pas aller à l'université, qui veulent faire (page 749) leurs études sous la direction d'un père, par exemple, d'un instituteur, d'un précepteur, puisse se présenter devant un jury.

Il en est de même des études moyennes. La Constitution ne vous permet pas de dire dans une loi que, pour constater un titre au droit électoral, c'est-à-dire le droit le plus important dans la société politique, il faudra réunir certaines conditions, quand il s'agira d'institutions privées, conditions de l'accomplissement desquelles la députation permanente sera juge.

Je suppose, ce qui n'est pas aujourd'hui, je suppose qu'il arrive un jour où une députation permanente se montre partiale, soit animée de l’esprit de parti ; eh bien, cette députation permanente pourrait décider que tous les établissements d'une certaine catégorie, qui ne lui paraissent pas dans les bons principes, que tous ces établissements privés ne remplissent pas les conditions voulues. Il faut nous mettre à l'abri d'une semblable éventualité. cette éventualité n'existât-elle pas en fait, le principe constitutionnel n'en serait pas moins vrai. Je ne cite cet exemple que pour faire saisir mon idée, pour montrer combien la disposition, telle qu'elle est proposée, est inconstitutionnelle.

Du reste, je le reconnais, l'objection n'est pas un obstacle à l'adoption du système du gouvernement ; elle ne devrait avoir pour conséquence que de modifier le système en ce sens que la loi devrait instituer un jury provincial ou cantonal, une autorité quelconque, chargée de délivrer des diplômes à ceux qui n'ont fréquenté aucune des écoles publiques.

Messieurs, je résume les objections que je fais à l'ensemble du système du gouvernement, en disant que ce système n'est pas assez large ; qu'il n'est pas de nature à favoriser l'augmentation du nombre des électeurs ; qu'il me paraît appelé à faire arriver au scrutin une seule catégorie d'électeurs à laquelle on n'a déjà donné qu'une trop grande prépondérance.

Quant à ma proposition de loi, je répète que je tiens aux principes plus qu'au chiffre. Je tiens à n'avancer qu'avec prudence, et cependant à rendre l'arène électorale accessible à la classe ouvrière.

Messieurs, je crois que nous devons initier à la vie politique l'élite de la classe ouvrière ; qu'il y a là toutes les garanties d'ordre, d'intelligence que nous pouvons exiger.

Les amendements présentés par mes honorables amis, MM. Couvreur et Van Humbeeck, me paraissent réaliser d'une manière très heureuse le vœu que j'exprime, en ce qu'ils appellent les sous-locataires à jouir du droit électoral, à raison de ce qu'ils payent.

Et en effet, messieurs, la loi de 1822 veut que celui qui loue des appartements ou des chambres paie la contribution, sauf son recours contre les locataires pour le montant de la contribution qu'il aura payée.

Du moment où celui qui paye au fisc et qui est responsable, récupère sur le locataire des appartements la portion qu'il a payée pour lui, il n'intervient donc que comme caution, et il est assez naturel de décider que celui qui paye en réalité, celui qui est considéré par la loi elle-même comme le véritable débiteur du fisc ; que celui-là jouira du droit électoral, à proportion de ce qu'il verse au trésor public par les mains du locataire principal.

Si j'ai bien compris le système proposé en ce moment au parlement anglais, M. d'Israëli propose aussi cette équitable division.

On compléterait ainsi ma proposition, en ce sens qu'on appellerait à l'électoral une notable partie de la classe ouvrière.

Devons-nous craindre, j'aborde ici la question de front, devons-nous craindre que la classe ouvrière, investie du droit de suffrage, ne manifeste des prétentions qui seraient incompatibles avec l'ordre social ? Devons-nous craindre qu'elle n'introduise des éléments funestes, dangereux, incompatibles avec les véritables intérêts de la commune ?

A ce sujet, je vous demanderai, messieurs, la permission de vous citer l'opinion d'un des plus grands hommes d'Etat de l'Angleterre, sinon le plus grand.

M. Gladstone s'est demandé si l'introduction de la classe ouvrière dans le corps électoral était un danger. Or, il ne faut pas perdre de vue, messieurs, que la loi anglaise dont on demande aujourd'hui la révision est infiniment plus large que la nôtre, car, en Angleterre, il y a environ un million d'électeurs sur 29 millions d'hommes ; ce qui fait un électeur sur 29 habitants ; la Belgique n'a pour les Chambres qu'un électeur sur 46 ou 47 habitants. Et voilà le système qu'on déclare suranné en Angleterre et dont ou demande la révision ; voilà le système contre lequel se produit aujourd'hui cette grande agitation.

Il s'agit donc bien nettement aujourd'hui d'admettre en Angleterre les classes ouvrières, à l'exercice du droit électoral ; il s'agit nettement de savoir si la société peut le faire sans danger.

« Est-il vrai, disait M. Gladstone dans la séance du 12 avril 1866, est-il vrai que les classes ouvrières ne contribuent pas équitablement, largement dans les dépenses du gouvernement ? (Bruyants applaudissements.) Il résulte des renseignements puisés aux meilleures sources que les classes ouvrières possèdent un revenu qui ne s'élève pas à moins des cinq douzièmes de tout le revenu du pays. (Bruyants applaudissements.)

« Vous mettez maintenant sur le revenu la plus grande partie de nos impôts auxquels les classes ouvrières contribuent dans une proportion plus considérable, comparativement à leurs salaires, que le noble le plus fier du pays. (Bruyants applaudissements.) »

Ainsi, d'après M. Gladstone, les classes ouvrières contribuent aux dépenses publiques dans une proportion plus considérable, comparativement à leur salaire, que le noble le plus fier du pays.

M. Gladstone continue :

« On a dit aussi que là où les classes ouvrières ont une majorité, elles votent ensemble comme classe. (Bruyants applaudissements sur les bancs de l’opposition.) Je demanderai s'il existe l'ombre d'une preuve que les choses se passent ainsi. Je soutiens que vous n'avez aucune preuve pour établir que les classes ouvrières, si elles étaient investies du droit de voter, agiraient ensemble comme classe. (Ecoutez ! écoutez !)

« Afin d'établir une comparaison entre les franchises municipales et les franchises parlementaires, nous devons choisir les villes dans lesquelles les circonscriptions municipales et les circonscriptions parlementaires sont les mêmes.

« Il y a 340 mille électeurs municipaux dans cette partie des corps électoraux et 163 mille d'entre eux figurent sur les listes des électeurs parlementaires. Je déduis de ce chiffre un quart comme représentant la fraction maxima des ouvriers, et il reste 122 mille comme chiffre des électeurs non ouvriers dans les corps électoraux municipaux. Le nombre des ouvriers est ainsi de 224 mille.

« Quelle terrible situation !

« Et cependant, il n'y a eu aucune explosion, aucune révolution ; aucune agitation n'a eu lieu sur la question de la propriété, et aucune tentative n'a été faite pour donner un caractère politique aux institutions municipales. (Oh ! oh !) Oui, mais lorsque la franchise municipale a été discutée en 1853, le parti qui occupait les sièges de l'opposition...

« ... Beaucoup d'honorables membres qui étaient alors sur les bancs de l'opposition, ont prédit que de grands dangers naîtraient de la franchise électorale, parce qu'elle donnerait un caractère politique aux institutions municipales et animerait toutes les corporations du même esprit. Cela étant ainsi, j'ai parfaitement le droit, me semble-t-il, d'insister sur le fait que vous n'êtes pas en mesure de fournir un seul exemple où la majorité ouvrière aurait imprimé un caractère démocratique, et je ne veux pas dire un caractère déloyal, un caractère démocratique aux institutions municipales, un caractère différent de celui que ces institutions avaient sous l'influence des classes moyennes. »

Ainsi, dans les collèges où la classe ouvrière s'est trouvée en majorité, jamais elle n'a formé une classe isolée. Jamais en Angleterre, on n'a vu les classes ouvrières avoir un intérêt différent de celui des autres classes de la société.

Vous voyez, messieurs, dans les pays où existe le suffrage universel, à Paris, par exemple, quoique l'action du préfet, du gouvernement ne puisse s'y faire sentir, la classe ouvrière donne ses voix aux hommes les plus éminents, aux plus grands talents du pays. On ne l'a jamais vue essayer d'envoyer à la chambre des personnes qui ne seraient pas à la hauteur de leur position.

Supprimons donc ces mots de classe ouvrière ou autre. Il n'y a dans le pays que des citoyens.

Je termine, messieurs, un discours beaucoup trop long, en faisant remarquer de nouveau que la réforme que je propose est une des plus modestes qui puissent être proposées, alors même que l'on y admettrait les modifications dont a parlé l'honorable M. Funck. Tous les pays constitutionnels l'emporteront encore, à cet égard, sur nous.

En Italie, le cens varie de 25 à 5 fr. Il descend jusqu'à 5 fr. dans les communes rurales.

En Suisse, vous savez que le suffrage est universel.

En Angleterre, il est infiniment au-dessous de ce qu'il est en Belgique. En Angleterre, si j'en crois un discours de ce même M. Gladstone, le suffrage est presque universel pour les élections à la commune :

« Les franchises municipales sont presque toutes des franchisée d'ouvriers. Ces franchises, si elles n'équivalent pas tout à fait au suffrage universel, sont bien près cependant de constituer des suffrages de pères de famille.

(page 750) Il se trouve donc qu'en réalité nous resterons encore au-dessous de ce qui se fait dans la plupart de ces pays, en admettant la réforme la plus large.

On vous a dit, messieurs, que le suffrage restreint était le seul qui pût assurer le salut d'un pays et qui pût même assurer l'expression sincère de l'opinion publique ; on vous a dit que le suffrage universel ne pouvait jamais atteindre à cette perfection. Soit, pourvu que le suffrage ne soit pas trop restreint.

Je n'ai pas, je le répète, et je l'ai démontré, je pense, à défendre le suffrage universel ; mais j'ai le droit de dire que les pays qui ont le suffrage restreint ne sont, pas plus que les pays, je ne dirai pas démocratiques, mais démagogiques, à l'abri du mouvement et à l'abri des émeutes sanglantes.

Lorsque en 1830, lord John Russell, alors simple membre de la chambre des communes, prit, sous un ministère tory, l'initiative d'une réforme parlementaire, sa motion fut rejetée par 188 voix contre 140.

Le ministère de lord Grey ayant succédé au ministère tory, appuya franchement le bill de réforme.

La chambre des lords rejeta deux fois le bill, malgré deux votes successifs de la chambre des communes.

Des émeutes sanglantes eurent lieu à Derby et à Birmingham. Les excitations les plus violentes se produisirent dans de nombreux meetings. Deux cent mille personnes se réunirent à Birmingham, et la chambre des lords y fut l'objet des attaques les plus outrageantes.

Enfin, une députation de la municipalité de Londres se présenta à la barre des communes déclarant qu'elle refuserait l'impôt si le parlement n'adoptait pas. le bill...

La chambre haute ne céda toutefois que sur la menace de voir modifier la majorité par une fournée de cinquante pairs nouveaux.

Voilà ce qui se passait, messieurs, dans le pays où florissait l'oligarchie la plus puissante, la plus intelligente que nous offre l'histoire.

Vous voyez donc que le suffrage restreint ne met pas le pays à l'abri des orages, à l'abri des abus de pouvoir, à l'abri des émeutes bruyantes et des démonstrations contraires à l'ordre public ; et vous voyez que dans ces pays comme dans les pays les plus démocratiques, il faut que les corps même privilégiés comptent avec l'opinion publique. Je vous prie de jeter les yeux sur les discours qui furent prononcés à cette époque et vous verrez que ce qu'on opposait aux partisans du bill de réforme, aujourd'hui suranné, abandonné par tous les hommes d'Etat d'Angleterre, est exactement ce qu'on oppose aujourd'hui aux partisans d'une réforme électorale sérieuse en Belgique.

On pourrait croire que les discours que nous entendons ont été puisés dans cette discussion. Vous marchez vers le suffrage, universel, disait-on ; il n'y aura plus que la multitude qui dominera et qui déterminera les choix au Parlement.

Dans la nuit du 4 août, la noblesse de France a abdiqué. La convention est résultée de la nuit du 4 août.

Voilà ce qu'on disait en 1831. C'est à cela que M. Macaulay, qui n'était pas encore lord Macaulay, répondait que lorsqu'on veut prévenir les révolutions, empêcher que les réformes ne soient arrachées, il faut les donner, et qu'il faut donner aux gens qui ont le droit de demander, afin que ceux qui n'ont pas le droit de demander ne viennent pas se joindre à eux pour les exiger. La grande cause des révolutions, disait-il, est que, tandis que les nations avancent, les institutions restent immobiles.

Je suis convaincu, messieurs, que la Chambre en examinant mûrement, sagement, consciencieusement, selon son habitude, les réformes qui lui sont proposées, verra qu'elles sont extrêmement modérées, qu'elles sont de nature à satisfaire l'opinion publique, de nature à maintenir dans le pays ce mouvement intellectuel, ce mouvement politique qui est inhérent aux nations libres et qui est la plus grande sauvegarde de la liberté, de l'indépendance nationale.

MpVµ. - Quelqu'un demande t-il encore la parole dans la discussion générale ?

MiVDPBµ. - Je voudrais prendre la parole, mais l'heure est très avancée.

M. Coomansµ. - Nous ne sommes en séance que depuis deux heures.

M. Schollaertµ. - Je désire aussi parler demain. Il me semble impossible de répondre aujourd'hui à un discours aussi long que celui de l'honorable M. Guillery.

Pour développer mon opinion sur la question importante qui agite la Chambre, j'aurai évidemment besoin d'un temps assez long.

- Des membres. - A demain !

- La séance est levée à 4 heures et demie.