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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 3 mai 1867

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1866-1867)

(Présidence de M. E. Vandenpeereboomµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 907) M. de Florisone, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 3 heures et un quart.

M. Van Humbeeck, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Florlsoneµ présente l'analyse suivante des pièces qui ont été adressées à la Chambre.

« Le sieur Wiergbitski dit Cellier, sergent au 11ème régiment de ligne, né à Robyno, Pologne, demande la naturalisation. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« M. Beeckman, obligé de s’absenter pour affaires de famille, demande un congé de trois jours. »

- Accordé.


« M. Reynaert, obligé de s'absenter pour affaires de famille, demande un congé de deux jours. »

- Accordé.

Interpellation

M. Jacobsµ. - Je viens interpeller le gouvernement au sujet des exhumations qui se pratiquent dans le cimetière de Borgerhout, le faubourg le plus populeux d'Anvers.

2,000 cadavres environ, dont les plus anciens remontent à 1856 et les plus récents à 1861, vont être exhumés à la fois.

Lorsque l'ancien cimetière de Borgerhout a été cédé par la commune au gouvernement, il a été entendu que les exhumations ne commenceraient que lorsqu'il n'y aurait plus dans le cimetière que des ossements. C'est ce qui résulte notamment d'une dépêche de M. le ministre de l'intérieur en date du 19 mars 1860.

Avant de faire pratiquer cette opération, le gouvernement a consulté le conseil supérieur d'hygiène, qui a émis un avis où il l'a dépeinte comme pouvant engendrer les plus terribles conséquences.

M. Vleminckxµ. - Je demande la parole.

M. Jacobsµ. - Le conseil supérieur d'hygiène rappelle les exhumations d'un genre analogue qui ont eu lieu à Dunkerque en 1785 et à Paris en 1840.

En 1840, on exhumait à Paris 574 cadavres provenant des victimes des journées de juillet 1830, remontant donc à 10 années. Le conseil supérieur qualifie de beaucoup plus grave l'opération qui est en voie d'exécution au cimetière de Borgerhout.

Il faut s'attendre, d'après lui, à retrouver la presque totalité des corps inhumés depuis 1856, et même des restes importants de ceux inhumés avant cette époque ; il indique les précautions à prendre par les habitants des maisons avoisinantes : ils devront boucher hermétiquement leurs portes et fenêtres, se servir de chlorure désinfectant. Le conseil détermine les moyens énergiques auxquels doivent avoir recours les ouvriers pour pouvoir supporter un pareil travail ; il leur impose des instruments qui les mettent à l'abri du contact, des crochets, des dragues et de longues pinces de fer, car il importe que les ouvriers mettent le moins possible les mains aux corps ou parties de corps en état de putréfaction.

Vous le voyez, il s'agit d'une opération excessivement grave, excessivement dangereuse, qui peut avoir les plus terribles conséquences.

Le rapport du conseil supérieur d'hygiène est, il est vrai, de 1861 ; mais une commission spéciale, instituée en 1863, a constaté, d'après le rapport des fossoyeurs employés au cimetière, que les corps remontant à 1856 étaient encore dans un état complet de putréfaction par suite du sol bas et humide de ce cimetière. En 1864, il fut question pour la première fois de procéder à l'exhumation immédiate de ces 2,000 cadavres ; le conseil provincial d'Anvers éleva une protestation énergique et le gouvernement ajourna ses projets d'autant plus aisément, qu'à cette époque, il n'était évidemment pas dans les termes de la légalité, puisque cinq années ne s'étaient pas écoulées depuis 1861, date de l'inhumation des derniers cadavres.

Plus tard, en 1865, le gouvernement revint à la charge, et c'est le 15 novembre de cette année que le conseil communal de Borgerhout prit une résolution ainsi conçue :

« Attendu que le ministère de la guerre se prépare à procéder à l’exhumation des cadavres du cimetière de Borgerhout et qu'il n'a pas le droit d'agir ainsi, nous défendons toute exhumation en vertu des articles 8, 9 et 16 du décret de prairial an XII. »

Cette délibération du conseil communal de Borgerhout ne fut l'objet d'aucune espèce de recours, une loi seule peut aujourd'hui l'invalider ; nous nous trouvons en présence d'elle d'une part, et d'autre part du décret de prairial qui défend d'une manière absolue toute exhumation pendant cinq ans et, après les cinq années, toutes fouilles jusqu'à ce qu'il n'en ait été autrement ordonné.

Cette prescription, messieurs, est des plus sages et si je voulais invoquer des autorités, j'aurais à citer notamment la thèse présentée au concours pour l'obtention de la chaire d'hygiène de Paris par M. le docteur Tardieu.

« Il est difficile, dit cet éminent praticien, de préciser à quelle époque il sera possible d'utiliser sans danger les anciens cimetières. Nous n'hésiterons pas même à renvoyer à un temps très reculé la possibilité d'y établir des habitations. Jusque-là, tout travail de nature à creuser le sol à une profondeur qui se rapprocherait de celle des anciennes sépultures, pourrait déterminer les effets les plus funestes chez les ouvriers qu'on y emploierait et avoir également des conséquences nuisibles pour les habitants du voisinage. »

Voici donc, messieurs, la situation : un cimetière ayant servi jusqu'en 1861, un sol marécageux ; le conseil supérieur d'hygiène et les autorités locales pensant que tous les cadavres ne sont pas réduits à l'état d'ossements, qu'ils sont encore à l'état de décomposition ; que, par conséquent, les exhumations offriront les plus graves dangers pour la santé publique. Voilà pour l'hygiène ; voici pour le droit : l'article 9 du décret de prairial an XII ne permet pas les fouilles sauf décision dérogatoire. Au lieu d'une dérogation, nous trouvons une confirmation dans la délibération du conseil communal de Borgerhout qui défend de pratiquer aucune exhumation.

Il y a environ un an, le gouvernement interrogé sur l'époque à laquelle les exhumations auraient lieu, a indiqué le cœur de l'hiver, et en effet c'était la saison naturellement indiquée.

Aujourd'hui, à la suite de deux années de choléra, au milieu du printemps, à l'époque où commencent les chaleurs, le gouvernement donne l'ordre d'y procéder en toute hâte.

M. le ministre de l'intérieur, qui a montré tant de sollicitude pour nous préserver de la peste bovine, me semble, en cette circonstance, s'être trop peu préoccupé du choléra.

Je conclus en lui demandant si le gouvernement est décidé à poursuivre l'exhumation des 2,000 cadavres du cimetière de Borgerhout, quel que soit l'état dans lequel on les trouve ?

Je lui demande en outre s'il peut nous dire dans quel état se trouvent les cadavres qui ont été exhumés jusqu'à présent ?

MiVDPBµ. - La question du cimetière de Borgerhout a été très souvent débattue dans la presse, elle a été agitée aussi dans cette enceinte, et l'honorable M. Jacobs vient de vous l'exposer de nouveau.

La Chambre comprendra facilement, je pense, les motifs pour lesquels, dans les circonstances actuelles, le gouvernement a cru devoir activer autant que possible la solution de cette question.

Lorsqu'on a exécuté les travaux de fortification d'Anvers, une brèche de 70 à 80 mètres a dû rester ouverte dans l'enceinte, à proximité du cimetière de Borgerhout ; et si cette brèche n'était point fermée, la place perdrait toute sa valeur défensive

En 15 jours à 20 jours, il est vrai, on peut opérer la translation des cadavres de l'ancien cimetière au nouveau, mais il faudra au moins deux mois pour fermer la brèche et pour achever aussi les travaux de (page 908° l’enceinte. Or, je le répète, la Chambre comprendra facilement les motifs pour lesquels, dans les circonstances actuelles, le gouvernement désire que ce travail soit achevé le plus tôt possible. Je n'ai pas besoin, je pense, d'insister sur ce point.

Un mot maintenant en réponse à M. Jacobs.

L'honorable membre vous a parlé d'une protestation du conseil communal de Borgerhout.

Je ferai remarquer à l'honorable député d'Anvers, qu'au début de telle affaire, le même conseil communal avait consenti, du moins implicitement, à la translation du cimetière qui s'opère aujourd'hui.

En 1860, lorsque le département de la guerre avait arrêté le tracé définitif des fortifications d'Anvers, il en donna connaissance au conseil communal de Borgerhout et le prévint que l'ancien cimetière devait être empris pour être englobé dans les fortifications nouvelles.

Le conseil de cette commune se réunit, délibéra et décida d'acheter un autre terrain pour y établir un cimetière et de céder le terrain ancien au gouvernement.

Cette assemblée agissait donc en parfaite connaissance de cause, elle n'ignorait pas que le cimetière qu'elle cédait à l'Etat devait être déblayé ; l'autorité locale consentit cependant à la vente de l'ancien cimetière destiné à cet usage.

Il est vrai que plus tard ce conseil communal protesta et présenta des observations au gouvernement. C'était en 1861. Les circonstances étaient alors un peu changées ; mais même à cette époque l'autorité communale ne posa au gouvernement que deux conditions, et encore les réserves faites n'étaient pas des conditions sine qua non, car l'autorité locale répondait le 20 septembre 1861 au gouverneur d'Anvers : « Quoiqu'il en soit, si l'autorité supérieure entend faire ce travail, nous exercerons le droit de surveillance qui nous appartient, mais nous n'interviendrons pas autrement, »

Le conseil communal posa donc deux conditions, il demanda d'abord que tous les frais fussent à la charge de l'Etat et que la commune ne dût intervenir pour rien.

Il demanda en second lieu qu'on ne fît aucune exhumation avant l'expiration du délai fixé par l'article 8 du décret de prairial, c'est-à-dire avant les cinq ans. Eh bien, ces deux conditions ont été acceptées par le gouvernement. Depuis lors, le gouvernement a mis à la disposition de la commune de Borgerhout un cimetière nouveau où l'on enterre depuis plus de six années ; il a payé tous les frais d'appropriation de ce cimetière, et le département de la guerre a décidé qu'il prendrait à sa charge toutes les dépenses de translation des restes mortels qui sont aujourd'hui déposés dans l'ancien cimetière.

La première condition a donc reçu son exécution. D'un autre côté, on avait émis le vœu que les exhumations ne se fissent pas avant les cinq années. La dernière inhumation a eu lieu dans l'ancien cimetière au commencement de janvier 1861 ; ce cimetière est fermé depuis 6 ans et aucune inhumation n'y a plus été faite depuis cette époque. Le conseil communal de Borgerhout aurait donc mauvaise grâce de protester aujourd'hui, puisqu'il a obtenu tout ce qu'il a demandé en 1860.

L'honorable préopinant a dit que le moment était inopportun pour faire un pareil travail.

Je ne conteste pas que dans les circonstances ordinaires le gouvernement eût pu attendre jusqu'à l'hiver prochain pour exécuter les travaux et je pense même qu'il eût attendu ; mais ce que je constate, c'est que s'ils n'ont pas été exécutés depuis longtemps, c'est parce que le gouvernement a voulu déférer à un vœu émis par la ville et par le conseil provincial d'Anvers ; il a ajourné autant que possible l'exécution de ce travail difficile, pour faire droit à la demande des diverses autorités dont vient de parler l'honorable M. Jacobs. Le gouvernement aurait voulu pouvoir ajourner encore ; mais cela ne lui a pas paru possible ; et la Chambre sera, je pense, de cet avis.

L'honorable député d'Anvers conteste la légalité de la décision prise par le gouvernement. Il se fonde sur les articles 8 et 9 du décret de prairial an XII. Or, la loi de 1859, qui a décrété l'exécution des fortifications d'Anvers, est postérieure en date au décret de prairial ; peut-on vouloir que cette loi ne soit pas exécutée ? De bonne foi, pouvez-vous, après avoir décrété les fortifications d'Anvers, vouloir que ces fortifications soient faites d'une manière entièrement inefficace ? Je dis inefficace, car une enceinte qui présente une brèche de 70 à 80 mètres ne présente plus aucune garantie ni aucune valeur défensive sérieuse.

D'ailleurs la prescription de l'article 8 du décret de prairial est observée. Il y a six ans et trois mois qu'on n'a plus enterré dans ce cimetière, et l'article 8 ne parle que de cinq années. Quant à l'article 9 du même décret qui interdit de faire des fouilles, de poser des fondations, de faire des constructions sur les anciens cimetières, je crois, et c'est l'avis des jurisconsultes que le département de l'intérieur a consultés, que cette disposition ne s'applique qu'aux anciens cimetières supprimés qui se trouvaient dans l'enceinte des villes Pourquoi a-t-on défendu d'y faire des fouilles, d'y pratiquer des excavations ? C'est que si l'on avait élevé des maisons, des constructions sur les anciens cimetières, il y aurait eu là des foyers de pestilence et d'infection.

Mais quand il s'agit des cimetières qui ne sont pas supprimés en vertu du décret de prairial, il en est autrement, et c'est ainsi qu'on a toujours appliqué le décret en Belgique. Plus de vingt fois on a pratiqué des fouilles en grand dans des cimetières, même avant les cinq années dont parle l'article 8 du décret.

Chaque fois qu'il s'agit, par exemple, d'agrandir une église dans une commune rurale, comme ces églises se trouvent au milieu du cimetière, on est forcé de faire des fouilles, d'établir des fondations et de transférer les ossements qui reposent à proximité de cette église. Dans une circonstance récente que je me rappelle en ce moment, dans la commune d'Ovcrmceren où l'on a agrandi l'église, on a exhumé et déplacé environ 180 cadavres dont quelques-uns ne reposaient dans le cimetière que depuis deux à trois ans.

Cela s'est fait sans réclamation, on n'a jamais prétendu que le décret fût violé en cette circonstance et il n'en est résulté aucun inconvénient pour la salubrité publique. Les objections de l'honorable membre sont donc encore sans valeur sur ce point.

Du reste, messieurs, le gouvernement a parfaitement compris l'importance de la pénible et funèbre opération qu'il serait obligé de faire un peu plus tôt, un peu plus tard, et il a pris toutes les mesures qui étaient en son pouvoir pour que ce travail se fît dans les meilleures conditions possibles.

Le département de la guerre s'est adressé au cardinal-archevêque de Malines pour le prier de donner des instructions au clergé, afin que toutes les formalités religieuses fussent remplies. Le cardinal a déféré à ce vœu, et le curé de Borgerhout a été chargé de surveiller les opérations qu'on serait obligé de faire.

D'un autre côté, comme vient de le rappeler l'honorable député d'Anvers, les mesures hygiéniques les plus sévères et les plus sages ont été prescrites. Le département de l'intérieur a consulté sur cette question le conseil supérieur d'hygiène. Ce corps savant a élaboré un programme très détaillé et qui recevra son exécution.

L'honorable M. Vleminckx qui a demandé la parole, étant membre du conseil supérieur d'hygiène, pourra vous donner des renseignements précis sur ce point.

Enfin, messieurs, une commission spéciale, composée des délégués du conseil supérieur d'hygiène, du bourgmestre et du curé de Borgerhout, d'un délégué de la commission médicale de la province d'Anvers, de tous les médecins de Borgerhout, etc., est chargée de surveiller jour par jour et constamment les opérations qui se pratiquent dans le cimetière. C'est sous la surveillance de cette commission que s'exécutent les travaux.

Messieurs, l'honorable membre m'a demandé, en terminant, ce qui avait été constaté, quant à l'état des cadavres, dans les premiers travaux exécutés. D'après une note qui m'a été remise ce matin, par M. le ministre de la guerre, il a été constaté que jusqu'ici l'on n'a rencontré que des squelettes ne dégageant aucune odeur. Les craintes que l'on avait conçues semblent donc ne pas devoir se réaliser.

Ainsi, messieurs, il est permis de croire que, moyennant les mesures qui sont prises, cette opération pourra se terminer sans inconvénient pour la salubrité publique et que si cette commune ou la ville d'Anvers venait à être visitée par des épidémies, on ne pourrait nullement en attribuer la cause au travail qui s'exécute, pas plus qu'on n'aurait pu attribuer les épidémies passées aux travaux qui ont été exécutés en vingt circonstances différentes et notamment en 1861, dans la commune d'Overmeere.

Du reste, messieurs, le travail sera poussé avec une grande activité. Nous espérons que dans 15 ou 20 jours tout pourra être terminé. Je le répète encore, pour rassurer les populations, les précautions hygiéniques les plus minutieuses sont prises, et la commission de surveillance, vu la situation constatée, n'a pas même jugé nécessaire d'appliquer toutes les mesures indiquées par le conseil supérieur d'hygiène.

Je pense, messieurs, que ces explications suffiront pour faire (page 909) comprendre a la Chambre et au pays, que le gouvernement a pris toutes les précautions qui sont en son pouvoir pour qu'il ne résulte aucun inconvénient du travail qui s'exécute, travail que les circonstances ne permettaient pas de différer plus longtemps.

M. Vleminckxµ. - A en croire les observations présentées par l’honorable M. Jacobs, il ne pourrait jamais y avoir lieu soit à des exhumations de cadavres soit à une translation de cimetières. L'honorable membre a pourtant cité lui-même deux translations de ce genre et je pourrais, de mon côté, en indiquer plusieurs autres, qui toutes ont été effectuées, sans que jamais aucun inconvénient en soit résulté.

L'honorable M. Jacobs nous a parlé d'un avis donné par le conseil supérieur d'hygiène sur la translation du cimetière de Borgerhout, et c'est à ce moment que j'ai demandé la parole. Le conseil supérieur d'hygiène a été en effet consulté sur cet objet en 1860, et c'est en 1861 qu'il a fourni au département de la guerre un rapport extrêmement circonstancié, dans lequel il indiquait les mesures à prendre.

La translation devait avoir lieu en 1865, c'est-à-dire alors que les cadavres ne pouvaient pas encore être entièrement consumés, et cependant le conseil n'a pas hésité à déclarer alors que l'opération pouvait avoir lieu, moyennant des précautions hygiéniques nombreuses dont pas une n'a été omise dans son rapport.

Messieurs, le conseil supérieur d'hygiène est composé d'hommes excessivement sérieux, excessivement soucieux des intérêts de la santé publique, j'ose le dire, et plus d'une fois il a eu à lutter contre le mécontentement de ceux dont les mesures, conseillées par lui, contrariaient les convenances.

Eh bien, messieurs, si le conseil a déclaré dès 1861 que l'exhumation pouvait avoir lieu en 1863 sans aucune espèce de danger, je prie l'honorable M. Jacobs de croire que, s'il était consulté aujourd'hui, il n'hésiterait pas à le déclarer avec beaucoup plus de force, et à prendre sur lui toute la responsabilité de la mesure. Je puis donner à la Chambre et au pays l'assurance qu'il n'en résultera aucun inconvénient ni pour les habitants ni pour les travailleurs ni pour les assistants.

M. Jacobsµ. - Messieurs, deux questions nous occupent : une question de droit, une question d'hygiène. En droit, j'invoque l'article 9 du décret de prairial, et la délibération du conseil communal de Borgerhout, qui n'est pas une protestation, mais une défense, qui interdit toute espèce d'exhumation.

Cet acte de l'autorité communale n'ayant été l'objet d'aucun recours, est en vigueur et doit être respecté.

M. le ministre de l'intérieur a présenté la loi de 1839, relative aux fortifications d'Anvers, comme une dérogation à l'article 9 du décret de prairial.

Cette loi, ne l'oubliez pas, messieurs, n'est qu'une loi de crédit, allouant un chiffre, une somme, pour l'exécution des fortifications d'Anvers.

Une pareille loi sera-t-elle considérée comme une autorisation implicite de bouleverser tous les cimetières des environs d'Anvers, selon qu'il conviendra de faire, passer le tracé par le cimetière de tel ou tel village ? Cela est inadmissible.

La loi de 1859 ne déroge donc point au décret de prairial et, à part l'article de ce décret, il y a la délibération du conseil communal de Borgerhout du 15 novembre 1865, contre laquelle on ne s'est pas pourvu devant l'autorité supérieure dans le délai voulu. Dès lors une loi seule peut rapporter cette défense de l'autorité communale.

Le conseil communal de Borgerhout aurait eu beau, dans une correspondance antérieure, avoir plus ou moins implicitement admis qu'on exhumerait les cadavres, la défense n'en est pas moins là ; et remarquez-le, quand il a vendu son cimetière, il pouvait ne pas savoir que le fossé y passerait. Le cimetière pouvait devenir rempart ; ce qui le prouve, c'est que dans un mémoire historique sur l'enceinte d'Anvers M. le capitaine Duwelz conseillait d'y conduire le rempart et non le fossé.

En ce qui touche la question d'hygiène, quelque confiance que j'aie dans les assurances de l’honorable M. Vleminckx, je ne suis pas complètement rassuré. Je suis charmé d'apprendre que jusqu'à présent on n'a découvert que des ossements et non des cadavres en putréfaction. Mais je demanderai au gouvernement si, poussant les fouilles plus loin, il rencontre des cadavres encore en putréfaction, s'il continuera l'opération ?

En réalité la crainte de la guerre m'émeut beaucoup moins que celle du choléra ; au moment où la conférence se réunit pour arranger les affaires de l'Europe, il me semble que c'est prendre un souci excessif de notre sécurité aux dépens de notre salubrité que de combler en toute hâte une brèche qui se trouve, non pas dans l'enceinte d'Anvers, mais dans le fossé.

Quant à moi, je tiens à dégager ma responsabilité de même que les conseils communaux d'Anvers et de Borgcrhout.

Je la laisse tout entière au gouvernement ; il ne faut pas qu'il puisse dire plus tard que c'est avec notre assentiment qu'il a fait courir ce péril à Anvers et au pays.

MiVDPBµ. - Messieurs, je crois ne pas devoir répondre à l'honorable M. Jacobs en ce qui concerne la question d'hygiène. Les assurances données par l'honorable M. Vleminckx doivent fournir à la Chambre toute garantie que, sous ce rapport, il ne peut y avoir de péril. Mais je ferai observer à l'honorable membre que les exhumations peu nombreuses, il est vrai, qui ont eu lieu jusqu'ici ont été faites dans la partie du cimetière, où l'on avait enterré en dernier lieu, en 1858 ou 1859, si je ne me trompe, et que l'on n'y a pas trouvé les débris de cadavres qu'on prévoyait devoir y rencontrer.

Du reste, comme l'a fait remarquer l'honorable M. Vleminckx, si l'exhumation pouvait, d'après le conseil supérieur d'hygiène, se faire sans inconvénient dès 1861, à plus forte raison peut-elle se faire six ans après.

M. Jacobs a rappelé les précautions prescrites ; mais si des précautions minutieuses et multipliées ont été recommandées, c'était surtout en vue d'une exhumation immédiate qui pouvait présenter quelques dangers, mais qui cependant, d'après M. Vleminckx et d'après le conseil supérieur d'hygiène, pouvait néanmoins être effectuée.

Au point de vue de l'hygiène, l'exhumation décrétée ne peut donc plus présenter aujourd'hui aucun danger.

Quant à la question de droit, je ne veux pas la discuter à fond avec M. Jacobs, qui plus que moi est à même d'interpréter les lois.

Mais je répète que, de l'avis de tous de tous les hommes compétents que j'ai consultés, le gouvernement est complètement dans la légalité. D'abord il faut que la loi de 1859 soit exécutée ; je n'ai pas à examiner ici si on pouvait admettre pour les fortifications un autre tracé que celui auquel on s'est arrêté. Je ferai seulement remarquer que si l'on eut pu éviter la difficulté qui se produit, on n'eût pas manqué de le faire. Il faut bien tenir compte que le tracé d'une fortification n'est pas une chose arbitraire ; il y a des points qui doivent de toute nécessité être fortifiés. Il y a certains ouvrages qui ne peuvent être placés que dans certains endroits et si l'on a empris le cimetière de Borgerhout, c'est que malheureusement c'était là une nécessité.

Quant à l'article 9 du décret, il me semble qu'il suffît de le lire attentivement pour se convaincre qu'il ne s'applique qu'aux anciens cimetières supprimés en vertu du décret lui-même.

A l'article 7 il est dit :

« Les communes qui seront obligées en vertu des articles 1 et 2 du titre premier, d'abandonner les cimetières actuels devront observer telle et telle prescription en ce qui concerne les cimetières supprimés dans les villes. »

L'intitulé du titre II confirme cette appréciation.

Si l'on a interdit de faire des fouilles sur le terrain des anciens cimetières, et surtout d'y établir des constructions, c'est parce que, dans l'enceinte des villes et bourgs, ces fouilles pouvaient présenter des dangers et que ces constructions eussent été inévitablement insalubres. Or, ici rien de pareil n'existe : le cimetière de Borgerhout sera enlevé tout entier, on peut même soutenir qu'une cause d'insalubrité disparaîtra définitivement pour celle commune.

Du reste, messieurs, en admettant même, pour le moment, comme fondée l'argumentation de M. Jacobs, il ne faut pas perdre de vue que l'on peut faire des fouilles dans un ancien cimetière quand il en sera autrement ordonné, l'article 9 du décret est formel à cet égard.

Or, qui peut en ordonner autrement ?

Le gouvernement, la commune, la loi, dans le cas qui nous occupe, la commune, comme je l'ai dit, a eu une parfaite connaissance de ce que l'on allait faire et a consenti d'abord. Si, plus tard, certain mouvement l'a déterminée de changer d'opinion, nous n'avons pas à en tenir compte.

Le gouvernement qui a acquis ce terrain pour le déblayer a ordonné de faire des travaux pour assurer l'exécution d'une loi. Ainsi la prescription prévue par l'article 9 du décret de prairial an XII reçoit son exécution. Ainsi, sous ce rapport encore, la loi n'a pas été violée et le gouvernement est dans son droit. C'est ma conviction et j'aime à croire que la Chambre partagera mon opinion à cet égard.

(page 910) M. d'Hane-Steenhuyseµ. - J'ai demandé la parole pour dire deux mois en réponse à la déclaration de M. le ministre de l'intérieur, déclaration d'après laquelle le gouvernement décline toute responsabilité quant aux conséquences qui peuvent résulter de l'exhumation des cadavres dans le cimetière de Borgerhout.

L'administration communale d'Anvers, justement émue de faits qui ont lieu dans une commune limitrophe, a adressé à l'honorable ministre de l'intérieur une lettre ainsi conçue :

« Monsieur le ministre,

« D'après nos informations, le département de la guerre vient de donner l'ordre de faire effectuer immédiatement le transfert des cadavres de l'ancien au nouveau cimetière de Borgerhout.

« Nous avions lieu de croire cependant qu'en présence de nos protestations et de celles des communes environnantes, le gouvernement avait renoncé à son projet. Il semble ne point devoir en être ainsi et ce qui plus est, au lieu de faire procéder à l'exhumation à l'époque la plus froide de l'hiver, il choisit le commencement du printemps pour mettre la main à l'œuvre, au moment où des cas de choléra se sont produits et qu'à chaque instant se montrent encore des symptômes que les premières chaleurs et des causes nouvelles pourraient faire éclater.

« En présence d'une éventualité aussi grave, nous croyons de notre devoir, monsieur le ministre, de vous adresser les protestations les plus énergiques, afin, qu'il ne soit point pour le moment donné suite à un projet dont les conséquences pourraient être des plus désastreuses pour la salubrité publique et dont nous devrions laisser toute la responsabilité à l'autorité supérieure. »

A Anvers comme partout ailleurs, nous comprenons les nécessités, les exigences de la défense nationale, mais comme l'a fait remarquer mon honorable ami M. Jacobs tout à l'heure, ce n'était pas au moment où une conférence se réunit à Londres, dans le but de maintenir la paix en Europe si c'est possible, qu'il fallait entreprendre ces exhumations au risque de faire renaître à Anvers la terrible maladie qui a décimé cette cité l'année dernière.

La ville d'Anvers se prépare en ce moment à rendre salubre tout un quartier ; elle fait dans ce but des dépenses excessives et d'immenses sacrifices, et c'est ce moment que le gouvernement choisit pour entreprendre une opération aussi dangereuse que celle de l'exhumation des cadavres du cimetière de Borgerhout.

Aussi, messieurs, malgré la déclaration de M. le ministre de l'intérieur, nous remplissons notre devoir, en protestant, et nous laissons au gouvernement la responsabilité des conséquences qui peuvent résulter de la décision prise.

- L'incident est clos.

Motion d’ordre

MfFOµ. - Dans la séance d'hier, M. Thibaut a demandé l'impression de certains documents pour la discussion du projet de loi sur la péréquation cadastrale. M. de Naeyer a signalé un tableau qui pouvait faire droit en partie à la réclamation de l'honorable membre ; quant à la subdivision qu'il a indiquée, il n'est pas possible de l'établir.

J'ai fait présenter ce document aux deux imprimeur» de la Chambre, et tous les deux ont déclaré qu'il était absolument impossible de l'imprimer pour mardi. J'ai envoyé au Moniteur pour savoir si cette impression ne pouvait pas s'y faite plus promptement ; on m'a fait la même réponse.

Je crois, au surplus, qu'il suffira que le tableau soit déposé sur le bureau pendant la discussion ; cela aura le même résultat que l'impression. Si la Chambre le désire je puis le lui communiquer dès demain.

M. Thibautµ. - Je préférerais de beaucoup que ce document fût imprimé, car je suis persuadé que chacun des membres qui prendront part à la discussion y trouvera des renseignements précieux. La discussion durera plus d'un jour. Si les imprimeurs pouvaient nous fournir ce travail pour mercredi....

MfFOµ. - Cela ne se peut pas, où s'en est assuré.

M. Thibautµ. - Je ne puis demander l'impossible. Quant à moi, si le tableau peut m'être communiqué, cela me suffit.

M. Ortsµ. - Il y aurait peut-être moyen de donner satisfaction à l'honorable M. Thibaut, en modifiant quelque peu l'ordre du jour, et si la Chambre voulait discuter, mardi prochain, au lieu du projet de loi sur les péréquation de l'impôt foncier... (interruption) un autre projet de loi qui ne peut pas donner lieu à une longue discussion, le projet de loi sur l'expropriation pour cause d'utilité publique (nouvelle interruption), on pourrait ainsi accorder à l'honorable M, Thibaut ce qu'il désire.

MpVµ. - Ces renseignements seront donc déposés sur le bureau pendant la discussion et imprimés le plus tôt possible.

- Plusieurs voix. - Non ! non !

M. de Naeyerµ. - Je crois cependant qu'il serait bon de faire imprimer ces documents. Ils ne sont pas seulement utiles pour la discussion actuelle, ils offriront toujours de l'intérêt comme donnée statistique.

MfFOµ. - Si on les livre immédiatement à l'impression, la Chambre ne les possédera pas pendant la discussion.

M. de Naeyerµ. - Dans ma pensée, on les ferait imprimer après la discussion.

MfFOµ. - Soit ; je n'ai aucune raison de m'y opposer.

MpVµ. - En attendant, ces tableaux seront déposés sur le bureau pendant la discussion.

M. Thibautµ. - Comme complément de cette décision, je demanderai également le dépôt sur le bureau des rapports des commissions provinciales.

MfFOµ. - Ils ont été communiqués à la section centrale.

MpVµ. - S'il n'y a pas d'opposition, ces rapports seront également déposés sur le bureau pendant la discussion.

Projet de loi d’organisation judiciaire

Projet de loi relatif à la mise forcée à la retraite des magistrats

Discussion des articles

Chapitre XIII (du projet de loi d’organisation judiciaire). De la mise à la retraite

Article 237

MpVµ. - Nous reprenons la discussion du chapitre XIII. - De la mise à la retraite des magistrats.

La parole est à M. Moncheur.

M. Moncheurµ. - Messieurs-, le titre que nous discutons contient deux propositions nouvelles très graves : la première, c'est la mise à la retraite forcée des magistrats parvenus à un âge déterminé ; la seconde est 1'éméritat à accorder aux magistrats arrivés à cet âge et qui auront un certain nombre d'années d'exercice de leur profession.

Dans le sein de votre commission spéciale, j'ai été du nombre de ceux qui ont repoussé la première de ces dispositions, celle de la mise à la retraite forcée, et qui ont, au contraire, proposé et soutenu la seconde, celle de l'éméritat facultatif.

La proposition de l'éméritat émane donc de l'initiative de la commission, tandis que celle de la retraite forcée se trouvait dans le projet du gouvernement. Ce dernier s'est rallié à la proposition de l'éméritat, mais il maintient la retraite forcée.

Je me propose de vous exposer le plus succinctement possible les motifs, péremptoires selon moi, pour lesquels la mise à la retraite forcée à un âge déterminé doit être rejetée par vous, et les raisons qui doivent vous faire admettre, en faveur des magistrats, le privilège de l'éméritat.

J'ose vous prier, messieurs, de m'accorder quelques moments de bienveillante attention.

Messieurs, pour celui qui ne cherche pas à se faire illusion à lui-même dans un but qu'il croit utile, il semble que rien au monde ne soit plus clair que la disposition de l'article 100 de la Constitution.

Que porte-t-il ?

« Les juges sont nommés à vie.

« Aucun juge ne peut être privé de sa place ni suspendu que par un jugement.

« Le déplacement d'un juge ne peut avoir lieu que par une nomination nouvelle et de son consentement. »

Ainsi l'inamovibilité, cette garantie suprême de la société, est clairement consacrée pour les juges ; c'est l'inamovibilité non seulement dans leurs fonctions mais encore dans le lieu où ils les exercent.

Toutefois, le pouvoir constituant a sagement prévu que des faits quelconques, des infirmités morales ou physiques, graves et permanentes, ou des causes quelconques pourraient mettre les magistrats hors d'état d'exercer leurs fonctions et de remplir la haute mission qui leur a été confiée et comme cette haute mission leur a été confiée dans un intérêt public et non dans leur intérêt propre, le pouvoir constituant a admis que les juges pourraient être privés de leur place ou suspendus de leurs fonctions, mais par un jugement seulement ; donc le pouvoir constituant n'a nullement admis que les juges pourraient être privés de leur place par le seul fait d'avoir atteint un âge quelconque, un âge dont la fixation aurait été laissée à l'arbitraire de majorités mobiles des Chambres législatives.

(page 911) N’est-il pas de la dernière évidence, messieurs, que lorsque le pouvoir constituant a dit : « Les juges sont nommés à vie », il n'a pas dit : « les juges sont nommés à terme, ou pour un terme indéfini, ou jusqu'à un âge quelconque qu'il plaira aux législatures futures de fixer ? »

Ce sont là des choses contradictoires, des propositions exclusives l'une de l'autre.

Etre nommé à vie et être nommé à terme, c'est une impossibilité ; c'est aussi impossible que d'exister et de ne pas exister tout à la fois.

Aussi voyez, messieurs, à quelle subtilité on doit avoir recours pour échapper au texte formel de l'article 100 de la Constitution : on dit que le paragraphe premier de cet article, qui porte que les juges sont nommés à vie, n'établit nullement l'inamovibilité des juges ; mais que cela signifie simplement qu'ils ne sont pas nommés pour un terme déterminé, par exemple pour 10 ou 12 ans.

C'est l'argument qu'a fait valoir hier l'honorable M. Dupont, en le renouvelant de M. de Haussy ; mais vous savez, messieurs, quel succès cette étrange subtilité a eu en 1849 ; et vous comprenez qu'il ne pouvait en être autrement. En effet, c'est le principe même de l'inamovibilité qui est déposé de la manière la plus claire, la plus énergique possible dans le premier paragraphe de l'article 100.

L'argument historique produit hier, pour la première fois, par l'honorable M. Dupont n'est pas mieux fondé. L'article 180 de la loi fondamentale des Pays-Bas établissait deux sortes d'inamovibilité ; l'une, absolue, pour la catégorie des magistrats nommés à vie ; l'autre relative, c'est-à-dire pour toute la durée des fonctions de la catégorie des magistrats qui n'étaient nommés que pour un terme déterminé.

Le premier paragraphe de l’article 186 est relatif à la première catégorie, tandis que les deuxième et troisième paragraphes concernent la seconde.

J'argumente donc, de mon côté, du texte de l'article 186 et je dis que, pour conférer l'inamovibilité absolue aux magistrats de la première catégorie, la loi fondamentale s'est servie des mêmes mots si clairs et si énergiques de l'article 100 ; elle a dit : « Les membres de la haute cour, des cours provinciales, etc., sont nommés à vie. »

C'est donc le paragraphe premier de notre article 100 de la Constitution qui établit l'inamovibilité des juges.

Quant aux deux autres paragraphes, ils forment l'un une exception au principe absolu de l'inamovibilité, l'autre une application de cette inamovibilité à la résidence du juge aussi bien qu'à son emploi.

Ainsi, l'article 100, après avoir dit au paragraphe premier que les juges sont nommés à vie, porte, au paragraphe 2, qu'ils peuvent cependant être privés de leur place ou suspendus par un jugement.

C'est là un tempérament au principe du paragraphe premier, principe qui aurait été trop absolu si l'exception n'avait pas existé.

Quant au paragraphe 3, son but est d'étendre à la résidence des juges, le principe de l'inamovibilité déposé dans le paragraphe premier. Il porte que : « le déplacement d'un juge ne peut avoir lieu que par une nomination nouvelle et de son consentement. »

Le paragraphe 2 de l'article 100 admet donc, que par exception au paragraphe premier, les juges puissent être privés de leur place ou suspendus, après jugement, c'est-à-dire après examen des faits et après que les juges ont pu se défendre ; mais le Congrès n'a nullement permis à la législature de décider à priori qu'à un âge qu'elle pourrait fixer, aujourd'hui d'une manière, demain d'une autre manière, les juges pussent être frappés d'une incapacité légale.

La présomption juris et de jure d'incapacité des juges est diamétralement opposée à la volonté du pouvoir constituant.

Celui-ci n'a admis que l'incapacité réelle, constatée judiciairement et déclarée telle par les pairs des magistrats eux-mêmes.

Messieurs, une simple réflexion vous fera du reste sentir combien l'élimination ou la destitution du magistrat à un âge déterminé est contraire à la Constitution, c'est que si la législature avait le pouvoir de prononcer cette élimination à l'âge de 70 ou 72 ans, elle l'aurait également de la prononcer à l'âge de 60 ans, de 50 ans ou moins. Son pouvoir serait absolument le même.

Or, rappelez-vous le mot de l'honorable M. Orts dans son rapport de 1849, sur cette même question : « On a vu des lois faites contre un homme. »

Messieurs, l'apparition de cette proposition n'est pas nouvelle. Elle a le malheur, pour elle, d'avoir été déjà repoussée au Congrès national d'abord, puis deux fois et sous deux ministères différents par cette Chambre, sans compter que sous un troisième ministère, sous celui de M. Van Volxem, qui avait le premier en 1842 proposé la mise à la retraite forcée des magistrats âgés de 70 ans, toutes les sections l'ont repoussée à l'unanimité et quatre expressément comme inconstitutionnelle.

Au Congrès national, voici ce qui a eu lieu : Dans le projet de constitution que M. Forgeur et quelques-uns de ses collègues avaient rédigé, l'article 78 portait ceci : « Il est loisible au chef de l'Etat de mettre à la retraite les juges et les officiers du ministère public qui ont atteint leur 70ème année. »

Or, cet article ne fut pas adopté et l'on sait que M. Forgeur n'était pas homme à abandonner facilement une idée qu'il avait cru utile de formuler.

Pour ce qui concerne le projet de M. Van Volxcm, ce fut en 1845 qu'il fut discuté. Le successeur de M. Van Volxem, M. d'Anethan déclara ne pas soutenir l'article 9 de ce projet qui était relatif à la mise à la retraite forcée.

Cependant la Chambre restait saisie du projet, puisque l'arrêté royal n'était pas retiré ; mais pas un de ses membres ne prit la défense de cet article, qui fut rejeté sans aucun doute à l'unanimité, par assis et levé, comme il le fut au Sénat.

Non seulement personne ne prit la défense de la retraite forcée, mais l'honorable M. Savart-Martel, représentant de Tournai, siégeant sur les bancs de la gauche, a voulu protester contre cette disposition.

L'honorable M. Reynaert vous a déjà cité hier quelques-unes de ses paroles, je compléterai sa citation. M. Savart-Martel disait donc :

« Si j'accorde le droit de mettre juridiquement à la retraite un magistrat qui serait devenu incapable de remplir ses fonctions, je résisterai de toutes mes forces à l'incapacité légale qu'on voudrait faire résulter uniquement de l'âge du titulaire.

« Cette présomption juris et de jure attachée à l'âge serait un non sens, une contre-vérité. »

La mise à la retraite forcée ou plutôt la destitution légale du magistrat, par le seul fait de son âge, paraissait donc bien et dûment repoussée, mais elle reparut en 1849 et elle reparut dans des conditions qui semblaient devoir lui être particulièrement favorables.

En effet, le mot d'ordre, à cette époque, était : « Economie ».

Les réformes, dans un but d'économie, étaient à l'ordre du jour.

Le gouvernement proposa notamment un projet de réduction du nombre des magistrats, et comme conséquence, disait-il, de cette réduction, il proposa la mise forcée à la retraite des juges âgés de 70 ans accomplis.

Le raisonnement de l'honorable M. de Haussy, alors ministre de fa justice, était très simple et paraissait concluant ; il disait : « Puisque je réduis le nombre des magistrats à celui qui est strictement nécessaire pour pourvoir au service de la justice, il est nécessaire aussi que tous les magistrats, qui formeront les cadres de la magistrature, soient valides, et, par conséquent qu'ils quittent forcément leur siège à l'âge de 70 ans, pour être remplacés par d'autres plus jeunes.

Mais la question de constitutionnalité fut soulevée et discutée à fond, et vous savez, messieurs, quel a été le résultat du vote.

La Chambre de 1849, où régnait la majorité libérale énorme, écrasante de la politique nouvelle, majorité née du congrès libéral, cette Chambre, malgré les efforts et l'influence du gouvernement et de quelques amis dévoués, malgré le mot, magique alors, d'économie qui, on l'affirmait du moins, rendait la mesure proposée nécessaire, il ne s'est trouvé que 27 membres pour la voter tandis que 51 membres l'ont repoussée comme inconstitutionnelle.

Or, c'est bien sur la question de constitutionnalité de la mesure que le vote a eu lieu. Toute la discussion a roulé sur cet objet.

Ainsi, l'honorable M. Lelièvre, ayant voulu offrir à la Chambre un moyen terme, une sorte de transaction, avait proposé que l'âge de la mise à la retraite forcée fût de 75 ans au lieu de 70 ans proposés par le gouvernement, mais l'honorable M. H. de Brouckere lui répondit ces propres paroles :

« La Chambre décidera entre ceux qui s'appuient sur ce qu'ils appellent l'esprit de la Constitution, et ceux qui s'appuient sur son texte formel. »

Et c'est un instant après ces paroles que le vote a eu lieu : une immense majorité est restée fidèle au texte formel.

La question d'inconstitutionnalité de la mesure est donc jugée ; la Chambre s'est formellement prononcée ; se pourrait-il qu'elle se déjugeât aujourd'hui sur un point aussi grave ? Je ne puis le croire !

(page 912) Si un an, deux ans, trois ans après le vote solennel de 1849, le gouvernement était venu représenter-de nouveau le système déjà repoussé comme inconstitutionnel à une immense majorité, qu'aurait fait la Chambre ? Mais elle aurait littéralement enterré le projet, passez-moi le mot, dans les sections. Comment donc cette même proposition ose-t-elle reparaître aujourd'hui ?

Est-ce que ce qui était parfaitement inconstitutionnel, il y a 18 ans, ne l'est pas aujourd'hui ?

Le gouvernement en proposant, une fois de plus, ce système si solennellement condamné déjà, a-t-il du moins trouvé quelques raisons nouvelles pour l'étayer ? a-t-il découvert quelque argument puissant qui aurait échappé aux partisans de ce système lors de la discussion de 1849, argument qui déciderait la grave question constitutionnelle dans un sens opposé à la première décision de la législature ?

Non, messieurs, il n'a rien trouvé du tout.

Et voulez-vous savoir par quelles raisons décisives le gouvernement cherche à porter une conviction nouvelle dans vos esprits et à vous engager à vous déjuger ? Voici ce qu'on trouve, à cet égard, dans l'exposé des motifs ; ce n'est pas long :

« Le projet nouveau, dit-il, reproduit une disposition empruntée à un projet de loi présenté à la législature le 2 décembre 1848. »

(C'est, messieurs, le projet de M. de Haussy tendant à mettre à la retraite les magistrats qui ont accompli l'âge de 70 ans.)

« Le gouvernement, continue-t il, nourrit l'espoir que cette disposition, mieux appréciée aujourd'hui qu'à cette époque, sera favorablement accueillie par les Chambres législatives, Il a jugé cette mesure indispensable dans l'intérêt d'une bonne et forte organisation judiciaire. »

Ainsi, messieurs, pour toutes raisons de droit, que vous offre-t-on ? L'expression d'un vœu !

Mais à défaut de motifs dans l'exposé, trouvez-vous du moins quelques arguments dans le rapport de votre commission ? Non, messieurs ; le rôle de l'honorable M. Orts, rapporteur du titre dans lequel se trouve cette disposition, était, je l'avoue, difficile, car M. Orts juge, lui aussi, la mesure inconstitutionnelle ; aussi ne trouvant rien dans l'exposé des motifs du gouvernement, il n'a rien mis non plus dans son rapport et il n'a pas trouve de meilleur expédient que de répéter mot pour mot le vœu exprimé par le gouvernement. « Le gouvernement, répète donc purement et simplement M. Orts, nourrit l'espoir que cette disposition, mieux appréciée, sera favorablement accueillie par les chambres législatives.»

M. Ortsµ. - Que vouliez-vous que je dise ?

M. Moncheurµ. - Je conviens que vous n'aviez rien à dire de bon. Je crois que j'aurais fait tout comme vous.

Ainsi, messieurs, aucune raison de droit ne vous est présentée pour vous faire résoudre en sens inverse de vos décisions antérieures une question de droit constitutionnel.

M. le ministre de la justice alléguera-t-il des abus ? Mais je n'admets pas que ce soit par des faits, par des abus qu'on résolve une question de droit. C'est donc en vain que M. le ministre de la justice vous dira, sans doute, que, depuis 1849, l'expérience a prouvé que la législation actuelle, celle de 1845 sur la mise à la retraite des magistrats, est insuffisante pour prévenir les abus qui proviennent de ce qu'ils n'abandonnent point leur siège, alors qu'ils sont devenus incapables de remplir leurs fonctions ; que ces abus, déjà signalés par M. de Haussy, sont devenus, depuis lors, plus nombreux et plus graves, qu'il faut employer un moyen d'y remédier. J'oppose d'abord à tout cela une réponse que vous avez déjà faite tous dans votre conscience, messieurs ; je réponds que le nombre des abus et l'insuffisance de la législation de 1845 ne changent en rien la question constitutionnelle.

Il faut, avant tout, sauvegarder la Constitution, que nous avons tous juré de maintenir intacte.

Je réponds en second lieu qu'il suffira de corriger, d'améliorer les dispositions de la loi du 20 mai 1845, ce que nous allons faire, pour atteindre le but qu'on se propose.

Mais rien ne peut légitimer une atteinte quelconque au dogme constitutionnel, comme l'appelle l'honorable M. Orts, de l'inamovibilité des juges.

Vous dites que la loi du 20 mai 1845 qui donne le droit aux cours de justice d'écarter, par jugement disciplinaire, les magistrats infirmes n'a pas bien fonctionné ; mais avez-vous pesé les causes pour lesquelles cette loi n'a pas fonctionné ?

Ces causes sont évidentes et bien faciles à faire disparaître. Nous en parlerons tout à l'heure, ainsi que des moyens de les supprimer, mais avant cela je ferai une question : Si incomplète et si défectueuse que soit la loi de 1845, est-ce que le gouvernement en a tiré tout le parti qu'il aurait pu et qu'il aurait dû en tirer, pour éviter les abus dont il se plaint ? Non, certainement, il ne l'a pas fait ; et le rapport de votre commission spéciale inflige, de ce chef, aux différents ministères qui se sont succédé, un reproche bien mérité.

M. Nothombµ. - Moi, je n'accepte pas ce reproche. J'ai appliqué la loi de 1845, entre autres à deux sommités judiciaires.

M. Moncheurµ. - Tout le monde aurait dû en faire autant.

MjBµ. - Quant à moi, j'ai cherché vainement à le faire.

M. Moncheurµ. - Désormais ce sera beaucoup plus facile.

Quoiqu'il en soit, l'honorable rapporteur, après avoir reconnu les abus auxquels ont donné lieu l'esprit de corps et même d'une camaraderie trop indulgente de la part des magistrats qui ont toujours hésité et répugné à éliminer de leur sein les collègues frappés d'incapacité par des infirmités graves et permanentes, s'exprime ainsi :

« Les gouvernements, depuis 1845, doivent porter tous une part dans le fardeau de la responsabilité. Le gouvernement tenait de la loi le pouvoir de requérir une délibération des corps complaisamment inactifs ; on regrette de constater qu'il n'a point ou qu'il a peu agi. »

Donc, tout en reconnaissant que la loi de 1845 est défectueuse et incomplète, et qu'il faut la corriger et la perfectionner, je dis que le gouvernement n'est pas recevable à venir arguer ici de sa propre faute pour exagérer les défauts de cette loi et surtout pour prétendre qu'il n'y a de remède possible aux abus actuels que, dans un système répudié par le Congrès national et trois fois jugé inconstitutionnel par la Chambre et par le Sénat.

J'ai dit tout à l'heure, messieurs, que je vous ferais toucher du doigt les causes pour lesquelles la loi de 1845 n'a pas produit les résultats qu'on s'en était promis ; elles sont bien palpables. Je ne parlerai plus de la première et de la principale qui est l'absence d'initiative ou de réquisition de la part du gouvernement, absence que nous venons de constater à regret avec la commission.

Certes il dépend du gouvernement défaire cesser cette première cause, mais il en existe deux autres qu'il est facile également de faire disparaître. L'une et l'autre ont leur origine dans un état de choses que votre commission spéciale vous propose de changer, c'est l'insuffisance de la position pécuniaire faite aux magistrats qui, devenus infirmes et incapables de remplir leurs fonctions à cause de leur âge, sont mis à la retraite : de là d'abord un sentiment d'humanité et même de bienveillance bien naturel entre collègues, sentiment qui empêche l'application de la loi de 1845 ; de là en second lieu un retour de la part des magistrats sur leur propre intérêt et la répugnance de poser envers des collègues des précédents dont ils pourraient être victimes eux mêmes plus tard.

Il faut, messieurs, faire la part de toutes choses et prendre les hommes comme ils sont. Or, lorsque les membres d'un corps judiciaire voyaient leur collègue aimé et respecté subir peu à peu les atteintes de l'âge ; lorsqu'ils le voyaient lutter contre les infirmités qui le retenaient éloigné de son siège ; lorsqu'ils savaient positivement que pour ce collègue peu favorisé des dons de la fortune, comme c'est souvent le cas dans la magistrature, la mise à la retraite aurait été le commencement d'une ère de privations bien dures pour un homme âgé et infirme, de privations d'autant plus dures que les besoins deviennent alors plus grands encore, n'était-il pas naturel que des collègues s'abstinssent d'imposer ces rudes sacrifices à un collègue, à un ami même dont les lumières et le concours bienveillant leur avaient été si précieux pendant un grand nombre d'années ?

N'était-ce pas là obéir tout simplement à un sentiment louable d'humanité, alors surtout, je le répète, qu'il leur aurait toujours fallu prendre eux-mêmes l'initiative, vu que le gouvernement s'abstenait d'user de la sienne ? Je dis que, dans cet état de choses, ce qui est arrivé devait arriver. C'est donc cet état de choses qu'il faut modifier, et il le sera par l'éméritat.

Du moment que vous accorderez cette faveur, faveur très juste d'ailleurs, aux magistrats âgés, leur mise à la retraite forcée sera complètement inutile, car les dispositions de la loi de 1845 produiront immédiatement et facilement tous leurs effets.

C'est, messieurs, ce que votre commission spéciale avait compris dès l'abord. La question de constitutionnalité ayant été soulevée dans son sein, la commission avait rejeté d'abord le projet par 7 voix contre 1. Après avoir repoussé la mise à la retraite forcée, elle avait proposé : d'offrir l’éméritat facultatif aux magistrats âgés de plus de 70 ans pour (page 913) les tribunaux de première instance, de 72 ans pour les cours d'appel et de 75 ans pour la cour de cassation.

Ce système est, j'en suis convaincu, très suffisant et même infaillible pour écarter des corps judiciaires les magistrats que l'âge et les infirmités rendent incapables de s'acquitter de leurs devoirs.

Dans cette hypothèse, il arrivera de deux choses l'une : ou les magistrats, qui auront atteint l'âge où l'éméritat leur sera offert, seront assez infirmes pour ne pas pouvoir continuer à siéger, et alors ils ne manqueront pas de prendre leur éméritat qui, du reste, leur serait imposé, dans ce cas, sans scrupule par leurs collègues, ou bien ils jouiront encore de toute la force et de la santé nécessaires pour remplir leurs fonctions et dans ce cas ils auront le choix ou de prendre leur éméritat, ou bien si l'activité et le travail leur plaisent, de rester sur leur siège. Dans ce dernier cas, les corps judiciaires auxquels ils appartiendront ne seront pas privés prématurément de leurs talents et de leur expérience.

Quant à moi, je ne crains qu'une chose, c'est que le nombre de ces derniers ne soit trop restreint.

En effet, l’odium cum dignitate a déjà beaucoup d'attrait, mais l’odium cum dignitate et pecunia en a certes davantage encore.

Dira-t-on, pour justifier la mise inflexible à la retraite à un âge déterminé qu'on ne veut pas placer ni les cours ni le gouvernement dans le cas d'agir ou de requérir à l'égard de tel ou tel magistrat plutôt qu'à l'égard de tel ou tel autre, et alléguera-t-on que l'on veut éviter, par une règle absolue et uniforme, d'être taxé de partialité ou d'esprit de parti ? Mais ce sont là, messieurs, des considérations absolument nulles en présence de la grave question constitutionnelle qui se dresse devant vous en cette matière.

Oh ! oui, sans doute il serait plus facile de faire faire la coupe réglée des magistrats aveuglément par la loi armée des extraits de naissance que d'écarter judicieusement soi-même ceux qui doivent l'être ; mais il faut que chacun sache faire son devoir et porter la responsabilité de la position qu'il occupe.

Que l'on ne produise donc pas cet argument, parce qu'il n'est pas sérieux et n'a aucune espèce de valeur.

Vous avez compris, messieurs, qu'au moyen de l'éméritat offert aux magistrats qui auront dépassé un âge déterminé, on atteindra le but qu'on se propose et qui est d'écarter de leur siège les magistrats qui sont devenus incapables de l'occuper.

Donc alors même que la mise forcée à la retraite de tous les magistrats serait une mesure permise par la Constitution, elle serait inutile.

Mais ce n'est pas tout. Pour mieux assurer l'élimination des magistrats impotents, votre commission a encore corrigé la loi de 1845 sur un autre point important et qui donnait aux juges infirmes, mais désireux, on le conçoit, de conserver leurs émoluments, la plus grande facilité d'éluder la loi et d'en empêcher l'application ; ce point, le voici :

L'article de la loi de 1845, qui va devenir l'article 238 de la loi organique, portait que les magistrats « qui un an après avoir été atteints d'une infirmité grave et permanente, n'auraient pas demandé leur retraite seraient avertis par lettre chargée, etc., etc. » Mais que faisaient les magistrats qui se trouvaient dans le cas d'être avertis ? Ils ne laissaient pas s'écouler l'année entière sans venir occuper tellement quellement au moins une fois leur siège, de sorte que la condition prescrite par la loi n'étant pas remplie, il était impossible de la leur appliquer ; or, pour couper court à cet abus et pour assurer, dans tous les cas, les effets de la loi, votre commission vous propose, messieurs, de supprimer les mots « un an après » dans l'article 238, de sorte que tout magistrat atteint d'une infirmité grave et permanente, eut-elle duré moins d'une année, pourra être écarté par décision de la cour de cassation pour les membres de cette cour ou des cours d'appel pour les conseillers de ces cours ou les juges de première instance ou les juges de paix.

Il appartiendra donc aux cours d'apprécier, dans chaque cas particulier qui se présentera, si l'infirmité est assez grave, assez permanente pour qu'il y ait lieu de rendre à la vie privée le magistrat qui en sera atteint.

Certe disposition est grave, nous l'avouons, elle enlève aux magistrats une garantie qu'ils ont aujourd'hui, car on n'exige plus que l'infirmité ait duré pendant toute une année pour qu'elle puisse donner lieu à la mise à la retraite, et on n'admet plus l'espèce d'interruption de la prescription au moyen de laquelle les magistrats infirmes prolongeaient indéfiniment le délai pendant lequel ni le gouvernement ni les cours ne pouvaient agir, mais l'expérience a prouvé que cette disposition est nécessaire, et elle a surtout pour mérite, j'insiste sur ce point, de rendre parfaitement inutile la mise à la retraite forcée que propose le gouvernement.

Ne perdons pas d'ailleurs de vue que le but essentiel de l'inamovibilité des juges est de les rendre indépendants du pouvoir ; mais que cette prérogative précieuse est conférée non dans l'intérêt individuel des magistrats, mais dans l'intérêt public.

Ce serait fausser, en l'exagérant, le principe de l'inamovibilité que de prétendre que le juge qui a cessé de pouvoir remplir ses fonctions doit indéfiniment et dans tous les cas être maintenu sur son siège.

Dans les limites de la Constitution, il ne faut donc pas subordonner l'intérêt public à l'intérêt général ; mais d'un autre côté, pour qu'on puisse faire cesser le mandat du magistrat, il faut qu'il soit bien constaté qu'il y a impossibilité matérielle pour lui de le remplir désormais, et il faut que cette question de fait soit jugée par la magistrature elle-même ; c'est elle qui est appelée à concilier ses propres droits, sa dignité et l'intérêt général avec l'intérêt de chacun de ses membres.

J'admets donc avec l'honorable M. Dupont que du moment où il est devenu certain qu'un magistrat ne peut plus remplir ses fonctions, il doive être écarté selon les formes et avec les garanties prescrites par la loi ; mais de là à le déclarer privé de sa place fatalement, dans tous les cas et par le seul fait de l'âge, il y a tout un monde.

Car s'il est vrai qu'il importe d'écarter un magistrat vieux ou jeune qui est atteint d'une infirmité assez grave et permanente pour qu'on soit certain qu'il ne pourra plus exercer ses fonctions, il y a une autre vérité corrélative à celle-là, et que l'honorable M. Dupont devra bien aussi admettre, c'est qu'aussi longtemps qu'un magistrat remplit exactement et convenablement ses fonctions, on n'a pas le droit de l'écarter de son siège et de briser sa carrière.

Le magistrat a le droit constitutionnel de rester toute sa vie dans ses fonctions, s'il s'en acquitte comme il doit le faire.

Non seulement c'est pour lui un droit, mais c'est un devoir ; et j'ajouterai que, pour la société, le maintien du magistrat dans ses fonctions est aussi un devoir, outre qu'il est un profit, un avantage, dont elle ne peut se priver.

Messieurs, l'honorable M. Reynaert vous citait hier les paroles d'un ancien membre de cette Chambre qui, s'expliquant sur une proposition identique à celle dont nous nous occupons, disait : « Mieux vaut souvent un vieux magistrat qu’un jeune » ; or, qui de vous n'est convaincu de cette vérité-là ? Est-ce donc que l'expérience n'est pas un trésor inappréciable ? N'est-ce donc pas l'expérience, le long usage et la triture des affaires qui donnent, en matière de droit surtout, la solidité et pour ainsi dire la vie aux connaissances acquises par la théorie ? Est-ce que l'homme âgé de 70, 72 ou même 75 ans, qui conserve une bonne santé ne conserve pas aussi la plénitude de ses facultés intellectuelles ?

MjBµ. - C'est une exception.

M. Moncheurµ. - C'est possible ; mais cette exception n'est certes pas rare, et dès lors nous devons en tenir compte. Ce n'est pas le cas de dire : De raris non curat praetor.

Cicéron disait dans son magnifique traité De Senectute : Manent senibus ingenia, « les vieillards conservent leur esprit, » et il en citait de nombreux et illustres exemples.

Mais sans recourir à l'antiquité, est-ce que nous n'avons pas sous les yeux, partout et tous les jours, dans tous les pays, dans le nôtre, notamment dans nos corps judiciaires, n'avons-nous pas, dis-je, partout des exemples frappants des services immenses que rendent des hommes âgés de plus de 70 ou de 75 ans ?

La bonne santé du corps laisse généralement l'esprit du vieillard parfaitement intact : mens sana in corpore sano.

Est-ce que dernièrement encore la cour de cassation n'a pas eu à déplorer la perte d'un de ses membres qui jusqu'à sa mort, arrivée presque subitement à l'âge de 82 ans, avait non seulement siégé jusqu'au bout de sa belle carrière avec une parfaite assiduité, mais rédigé des arrêts remarquables ?

Comment, messieurs ! Voilà un magistrat qui est l'honneur de son corps, un magistrat que ses collègues écoutent et interrogent avec bonheur, un magistrat que les justiciables sont très heureux de voir participer au jugement de leurs différends ! Et parce qu'il aura atteint l'âge de 70 ou 72 ans ou un âge quelconque, qu'il vous plairait de fixer arbitrairement, vous le feriez descendre de son siège, et vous déroberiez ainsi au pays les services précieux et encore longs peut-être qu'il pourrait lui rendre !

Cela n'est pas possible.

Chez certains vieillards, il est vrai, les infirmités affaiblissent l'intelligence et le rendent incapables de remplir convenablement leurs (page 914) fonctions ; mais cet affaiblissement ou ce trouble de l'intelligence peut arriver et arrive aussi chez les hommes plus jeunes.

La loi pourvoit à ces cas-là. Et quant aux magistrats ayant atteint l'âge de l'éméritat, cette grande faveur est, nous le répétons, un gage certain que si le magistrat infirme et incapable ne s'empresse pas de la demander avec sa retraite, celle-ci lui sera, sans scrupule, imposée ; elle lui sera, dis-je, imposée, mais pour lui comme pour le magistrat plus jeune, elle ne le sera que par un jugement, conformément à la Constitution.

Messieurs, si la mise à la retraite forcée est contraire aux intérêts de la justice, et partant à l'intérêt général, elle ne l'est pas moins aux intérêts du trésor de l'Etat.

Cette considération est, il est vrai, secondaire, mais elle a aussi son importance.

En proposant et défendant l'éméritat, j'ai bien prouvé, je pense, qu'à mon avis, il ne faut pas lésiner lorsqu'il s'agit de faire une bonne position à la magistrature, cette clef de voûte de nos institutions ; mais je ne pense pas non plus qu'il nous soit permis d'imposer pour elle au pays des dépenses non seulement inutiles, mais encore nuisibles.

Or, il est clair que tous les traitements pleins que vous payeriez aux magistrats devenus émérites malgré eux, formeraient double emploi avec les mêmes traitements pleins qui seraient attribués à leurs successeurs et cela pendant tout le nombre d'années que les magistrats forcément émérites, mais parfaitement valides de corps et d'esprit, auraient consenti à continuer leurs fonctions. Ce serait là, vous en conviendrez, dilapider à plaisir, et même au grand préjudice de la justice elle-même, les deniers de l'Etat.

Cela ne nous est pas permis.

Je termine, messieurs ; j'espère avoir fait passer dans vos esprits, si elle n'y était déjà, la conviction qu'alors même que la mise forcée à la retraite des magistrats à un âge déterminé n'était pas contraire à la Constitution, elle serait inutile pour le but qu'on se propose et qu'elle serait même nuisible aux intérêts de la magistrature et des justiciables.

Elle serait inutile, je l'ai démontré, parce qu'au moyen de l'éméritat, mesure juste en elle-même pour les magistrats, il n'est rien de plus certain que de voir à l'avenir les magistrats ayant droit à l'éméritat et incapables de remplir leurs fonctions être écartés disciplinairement de leur siège s'ils ne le quittaient pas volontairement. Rappelez-vous que le gouvernement a le droit de réquisition. Cette mesure serait nuisible et mauvaise parce qu'elle priverait souvent les corps judiciaires des lumières de l'expérience et des talents de magistrats parfaitement capables, moralement et physiquement, d'occuper leur siège ; elle serait nuisible et mauvaise parce qu'elle donnerait lieu, dans ce cas, à une dépense très inutile de deux traitements pleins formant double emploi. Elle serait enfin nuisible et mauvaise parce qu'elle amènerait souvent des compétitions prématurées et peu dignes de la part des candidats.

Mais, messieurs, la raison qui domine toutes les autres et qui les rend surabondantes, c'est la raison constitutionnelle.

Celle-là est patente, invincible, insurmontable.

Le texte de la loi fondamentale est clair, net et précis.

La question n'est pas de savoir s'il y aurait quelque chose de plus expédient et de meilleur à mettre à la place de l'article 100 de la Constitution, notre mission et notre devoir ne sont pas là ; mais notre mission et notre devoir sont de maintenir cette partie de la Constitution intacte comme toutes les autres ; là est notre serment.

Messieurs, pour moi et pour tous ceux d'entre vous qui sont comme moi animés d'une conviction profonde, notre position est très nette et très facile, notre vote est tout dicté par notre conscience, c'est le rejet de la mesure.

Eh bien, il en est de même pour tous ceux d'entre vous qui n'auraient même qu'un doute, et je vous avoue que je ne conçois pas comment en présence d'un texte si formel, en présence d'autorités si nombreuses et si respectables, en présence de décisions géminées de la législature après des discussions approfondies, qui que se soit, dans cette enceinte, puisse se débarrasser au moins d'un doute sur cet objet. Je m'adresse donc à eux et je leur dis : Prenez-y garde ; votre position est aussi nette que la nôtre, car dans le doute, abstenez-vous. Si vous êtes obligés de vous dire : Cette mesure qu'on me propose de voter violera peut-être la Constitution, arrêtez-vous je vous en adjure, devant ce peut-être et ne votez pas la mesure.

MpCrombezµ. - La parole est à M. Watteeu.

- Plusieurs membres. - A demain !

MjBµ. - La Chambre doit se réunir ce soir en comité secret pour s'occuper de l'éclairage de la salle, ne pourrait-on pas, cette question vidée, continuer la discussion actuelle ? (Interruption.)

Messieurs, la Chambre est saisie d'une loi importante et j'espère bien qu'elle voudra en finir. Il n'est pas possible que, quand il s'agit d'une question aussi grave, on en commence la discussion, puis qu'on la suspende pour la reprendre ensuite. Il faut qu'on épuise la discussion et qu'on aboutisse à un vote.

Si la Chambre croit qu’elle peut arriver à ce résultat sans hâter ses travaux, sans tenir de séances extraordinaires, je n'insisterai pas ; mais je prie instamment la Chambre de ne point différer la solution de la question dont elle s'occupe en ce moment.

M. de Theuxµ. - L'expérience a trop prouvé que les séances du soir ne sont nullement fructueuses. D'un autre côté, après avoir siégé pendant plusieurs heures en sections et en séance publique, il doit bien nous être permis de nous reposer pendant la soirée.

On nous parle de l'importance de la question qui nous occupe ; je le reconnais volontiers, mais je dis que plus une question est importante, plus il est nécessaire de l'examiner avec calme et avec une parfaite tranquillité d'esprit.

MjBµ. - Je n'ai fait mon observation que dans l'intérêt des travaux de la Chambre ; dans le désir d'obtenir le plus tôt possible un vote sur la partie de la loi d'organisation judiciaire dont elle s'occupe en ce moment.

L'honorable M. de Theux fait remarquer que les séances du soir sont généralement peu fructueuses. Cela est possible quand il s'agit de questions de nature à provoquer quelque irritation dans les esprits ; mais il ne s'agit pas ici d'une question de ce genre ; la discussion a jusqu'à présent été parfaitement calme et ce n'est pas sans doute l'honorable M. de Theux, dont tout le monde connaît la modération, qui l'en fera sortir.

Si la Chambre ne veut pas siéger ce soir, je n'insisterai pas, mais je la prie de poursuivre cette discussion, de manière à arriver bientôt à une solution.

- La Chambre consultée, décide qu'elle se réunira en séance publique demain à une heure.