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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 18 février 1868

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1867-1868)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 675) M. Reynaert, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Moor, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Reynaert présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

«Par dépêche en date du 17 février, M. le ministre de l'intérieur transmet des explications sur la pétition des habitants de Carnières, réclamant la construction d'une école dans la section des Trieux. »

- Dépôt au bureau des renseignements.


« Des habitants d'Anvers présentent des observations en faveur de la méthode suivie par le département de la guerre dans le choix des officiers comptables. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur l'organisation de l'armée.


« Le sieur Busschaert demande que la position d'officier payeur soit réservée aux sous-officiers qui ont subi l'examen prescrit par la circulaire ministérielle du 24 juillet 1857. »

- Même décision.


« Des habitants de Selzaete déclarent se rallier à la pétition de l'association libérale de la ville de Gand, et demandent le rejet du projet de loi militaire. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


« Des habitants de Mouscron demandent que les deux Chambres soient dissoutes avant tout vote sur la question militaire. »

- Même décision.


« Des habitants de Meerhout demandent la dissolution de la Chambre des représentants avant le vote sur la question militaire. »

- Même décision.


« Des habitants de Bomal prient la Chambre de rejeter les nouvelles charges militaires, d'abolir la conscription et d'organiser la force publique d'après des principes qui permettent une large réduction du budget de la guerre. »

« Même demande d'habitants du canton de Fléron, d'habitants d'Hargimont et, par deux pétitions, d'habitants d'On. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion des projets de lois militaires et renvoi à la section centrale du projet de loi sur la milice.


« Des habitants d'Anvers demandent le rejet de toute aggravation des charges militaires, la réduction du budget de la guerre au maximum de 25 millions et l'abolition du tirage au sort pour la milice. »

- Même décision.


« Des habitants de Ninove demandent le rejet des projets de loi qui tendent à augmenter les charges militaires et prient la Chambre de réviser les lois militaires actuelles, conformément au vœu de la nation. »

- Même décision.


« Des habitants de Belleghem demandent le rejet de toute proposition qui tendrait à maintenir ou à aggraver les charges militaires. »

- Même décision.


« Le sieur Nimry demande la suppression du tirage au sort pour la milice, le rejet du projet de loi sur l'organisation militaire et de tout projet qui tendrait à augmenter ou à aggraver les charges militaires. »

- Même décision.


« Le sieur Couvreur, ancien sergent, demande une augmentation de pension ou un subside. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Les sieurs Taut, de Brouckere et autres membres du Cercle commercial et industriel de la ville de Roulers appellent l'attention de la Chambre sur la nécessité de réviser les dispositions relatives aux attributions des députations permanentes en matière de droit électoral. »

M. Lelièvreµ. - La requête soulevant une question qu'il importe de résoudre dans un bref délai, je demande qu'elle soit renvoyée à la commission des pétitions qui sera invitée à faire un prompt rapport.

- Ces conclusions sont adoptées.


« Le conseil communal de Poncet demande la suppression des barrières sur la route de Huy à Tirlemont. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des habitants de Waterloo demandent la construction du chemin de fer direct de Bruxelles à Charleroi. »

- Même renvoi.


« Par deux pétitions, des habitants de Waterloo demandent la construction du chemin de fer direct de Bruxelles à Luttre. »

- Même renvoi.


« Des habitants de Frameries demandent le retrait de la loi de 1842 sur l'instruction primaire. »

- Même renvoi.


« Les membres de l'administration communale et des habitants de Stoumont demandent que les jeux soient maintenus à Spa aussi longtemps qu'ils existeront en Allemagne. »

« Des habitants de Lorcé demandent que ces jeux soient maintenus pendant cinq ans »

- Même renvoi.


« M. Carlier, retenu chez lui pour affaires importantes, demande un congé de deux jours. »

- Accordé.


« M. Vander Maesen, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé. »

- Accordé.

Ordre des travaux de la chambre

M. Lelièvreµ (pour une motion d’ordre). - Le Sénat a depuis longtemps transmis à la Chambre un projet de loi concernant des modifications à apporter aux lois électorales relativement au cens d'éligibilité pour le Sénat. Dès novembre 1864, la Chambre a de nouveau été saisie de cette proposition. Il importe qu'il intervienne une résolution sur cet objet important qui doit servir de règle à toutes les députations permanentes. Je demande donc que la commission spéciale veuille bien s'en occuper sans retard et dé» pose enfin le rapport attendu depuis plusieurs années.

MpDµ. - Le bureau avisera à ce qu'il soit fait droit à la demande de M. Lelièvre.

Projet de loi sur l’organisation militaire

Discussion générale

M. Nothombµ. - Messieurs, cette discussion est déjà bien longue, je le sens, et cependant je suis obligé de prier la Chambre de me permettre de l'étendre encore. Je suis, en effet, obligé de répondre à divers orateurs, et d'abord à M. le ministre des finances, dont les paroles ont eu vis-à-vis de moi un caractère en quelque sorte personnel que je ne puis pas accepter.

Je n'ai pas échappé à la critique âpre et hautaine que M. le ministre a dirigée indistinctement contre tous ceux qui se permettent de penser autrement que lui et qui ne se courbent pas sous sa loi.

Fidèle à son procédé habituel, l'honorable M, Frère s'est attaché à méconnaître, à mal interpréter les intentions de ses contradicteurs, et à chercher l'explication de leurs actes dans je ne sais quels motifs bas, mesquins et inavouables.

Si peu que je m'offense personnellement de ces incriminations, je veux cependant protester contre un pareil système de discussion.

(page 676) Quel intérêt peut-on servir par là ? Ce n'est certes pas l'intérêt général, ni même l'intérêt spécial de la question que nous discutons.

Les suppositions que l'on emploie contre les autres, on les autorisera contre soi ; et quand nous serions ainsi parvenus à nous convaincre mutuellement de ne nous laisser guider que par d'étroits calculs égoïstes ou de parti, en quoi aurions-nous relevé la dignité de ce parlement et du corps électoral qui nous a envoyés ici ? En quoi aurions-nous servi l'intérêt du pays ? en quoi aurions-nous fortifié sa position devant l'étranger ?

Je le demande à tout homme de bonne foi. Céder, céder toujours, céder quand même à cet esprit d'amoindrissement, de déconsidération, je pourrais dire de dénigrement ; n'est-ce pas un fâcheux travers, d'autant plus regrettable qu'il se produit chez un homme supérieur, qui ne grandit personne et nuit aux intérêts que nous avons mission de représenter ici ?

Dès le début de cette discussion, je l'ai placée au-dessus de l'intérêt de parti.

Comment en serait-il autrement ? Comment pourrait-il en être autrement ? La défense nationale, c'est le pays ; et sans le pays, que serions-nous ? Nous disparaîtrions tous avec nos chétives querelles dans cet immense deuil de la patrie !

Et cependant M. le ministre des finances a commencé son discours en me lançant un trait que tout le monde a compris. J'avais répudié tout esprit de parti et par une ingénieuse, une trop ingénieuse interprétation, il trouve que je cède à l'esprit de parti, parce qu'un de mes honorables amis a refusé d'accorder son concours au ministère pour défaut de confiance. Mon honorable ami M. de Smedt, en agissant ainsi, était dans son droit ; il a fait une chose droite et loyale ; il a usé d'un droit parlementaire incontestable ; mais moi, je ne resté engagé que par mes actes et par mes paroles.

Dans la séance suivante, M. de Smedt a donné les explications les plus nettes et les plus franches ; et cependant c'est dans ses paroles que M. le ministre a trouvé un grief contre moi.

C'est vraiment, il faut en convenir, par trop d'habileté. Et plus tard, à la fin de son discours, l'honorable M. Frère-Orban parlera de la question dans les mêmes termes que moi. Il emploiera les mêmes expressions ; il la placera au-dessus de l'intérêt de parti ! Et lui prétendra être cru sur parole ! Etrange prétention, et inconséquence singulière que j'ai voulu signaler.

Mais ce reproche est non seulement injuste ; il est mal fondé ; il manque par sa base ; pour le prouver, je n'ai besoin que de rappeler quelle a été constamment mon attitude dans cette Chambre devant la question militaire ; et ce que je dirai de moi s'applique à la plupart de mes amis ; c'est pour moi un droit, un devoir de rétablir notre position à cet égard.

Toutes nos paroles, tous nos actes, tous nos votes, tout notre passé protestent contre la supposition que, guidés par un calcul de parti, nous serions hostiles à l'armée et aux exigences d'une bonne défense nationale.

L'honorable ministre a beaucoup parlé dans son discours, presque toute la première partie y est consacrée, des fortifications d'Anvers : il s'est, passez-moi l'expression qui est dans la situation, retranché derrière le ministère de 1855, pour justifier la position du cabinet actuel.

C'est trop d'honneur que l'on nous fait. Nous sommes donc encore bons à quelque chose. Mais cet honneur, cet éloge, on les exagère ; je ne les accepte pas. Nous n'avons pas, dans la question d'Anvers, cette position prépondérante que l'honorable ministre, avec une complaisance rare, a cherché à nous attribuer. Nous n'en avons pas l'initiative. L'initiative vient d'autres, et la part que nous y avons, la voici. Je l'établis sur les documents qui ne sont pas écrits pour les besoins de la discussion actuelle, des documents irrécusables, et qui sont d'ailleurs confirmés par le Moniteur et nos Annales.

Voici, messieurs, ce que le ministère de 1855, dont j'ai eu l'honneur de faire partie, a fait dans l'affaire des fortifications d'Anvers.

Nous avons trouvé la question engagée. Un projet de loi décrétant des travaux nouveaux, avait été déposé par un ministère dont l'honorable M. Frère a fait, je pense, partie. (Interruption.) Je constate qu'il est incontestable qu'à notre arrivée aux affaires, nous avons trouvé la question d'Anvers engagée, et engagée, naturellement, par d'autres que par nous.

Le système qu'on avait proposé était reconnu insuffisant et défectueux ; il fallait le corriger, l'améliorer. Aussi dans la séance du 26 avril 1855, le gouvernement présenta aux Chambres un projet de loi portant allocation d'un crédit extraordinaire de 9,400,000 francs, destiné à améliorer, à compléter le système défensif d'Anvers et des rives de l'Escaut. Ce crédit se divisait comme suit :

Matériel de l'artillerie : 2,500,000 fr.

Complément du camp retranché : 5,440,000 fr.

Complément du système défensif de l'Escaut : 890,000 fr.

Bâtiments pour le service de l'artillerie : fr. 570,000.

« Les 5,440,009 fr. destinés au complément du camp retranché avaient pour objet ;

« 1° De revêtir en maçonnerie les escarpes en terre des 7 forts et de la lunette 2-3 alors existants.

« 2" De construire des batteries casematées dans les flancs des bastions des forts ;

« 3° D'établir des chemins couverts autour de ces forts et de la lunette 2-3 ;

c 4° De construire un réduit à la gorge de la lunette 2-3, et une nouvelle lunette entre les forts 5-6.

« Ces propositions ayant rencontré une assez vive opposition dans la section centrale de la Chambre, le gouvernement a consenti à l'ajournement du voie de la partie du crédit relative au camp retranché et il s'est engagé à soumettre la question à un nouvel examen.

« Dans la séance du 22 février 1856, le gouvernement présenta à la Chambre un nouveau projet pour l'achèvement du camp retranché sous Anvers :

« Ce projet conduirait à une dépense de 8,900,000 fr.

« Il comprenait :

« 1° L'établissement de quatre nouveaux forts détachés, à environ 1,200 mètres du front actuel du camp ;

« 2° La transformation de l'ouvrage n°2 en fort complètement fermé comme les précédents ;

« 3° Le maintien des forts n°1,3, 5, 6 et 7 dans leur état actuel ;

« 4° La suppression du fort n°4.

« Dans la séance du 4 avril 1856, le gouvernement a présenté à la Chambre un projet de loi pour l'allocation d'un crédit de 8,029,000 fr. destiné à l'agrandissement d'Anvers vers le Nord.

« Ce projet comprenait la construction de dix fronts en terrassements :

« 1° Depuis le bastion Schyn jusqu'à Austruweel ;

« 2° D'une batterie casematée au Kattendyk.

« 3° D'un fort en terre sur la rive gauche de l'Escaut en face d'Austruweel ;

« 4° La suppression du fort du Nord actuellement existant.

« La superficie de l'agrandissement projeté était de 187 hectares.

« La longueur des quais de l'Escaut qui est de 1,800 mètres aurait été portée de 1,125 mètres à 2,925.

« L'ensemble des crédits demandés pour la place d'Anvers s'élevait donc à 16,929,000. »

A cette époque, il y eut des entrevues, des pourparlers entre le chef du département de la guerre et la députation d'Anvers, et l'on était tombé d'accord sur les bases essentielles du projet ; la députation d'Anvers avait pris l'engagement de soutenir le projet formulé comme je viens de le dire et dont le total montait à une somme de 17 millions de francs environ.

Cette situation vint à changer parce que la composition de la section centrale s'était modifiée elle-même, et, je le dis en passant, le gouvernement n'y avait pas la majorité.

Cette section centrale ayant examiné les projets dont il s'agit, déclara dans son rapport du 17 mai 1856 que les intérêts de la défense militaire, de la population et du commerce d'Anvers réclamaient l'agrandissement général de cette ville et considérant qu'il y avait lieu de décréter l'exécution des ouvrages qui peuvent se concilier avec les différents projets ; elle proposa d'accorder : 1° un crédit de 5,000,000 de fr. pour commencer les travaux de l'agrandissement Nord et construire le fort de la rive gauche ; 2° un crédit de 1,260,000 fr. pour la transformation du fort n°2 en petite citadelle.

La clôture de la session législative ne permit pas de discuter ces propositions.

Dans la séance du 21 avril 1857, M. le ministre de la guerre, l'honorable général Greindl, soumit à la Chambre le travail et les devis (page 677) estimatifs du comité qui avait été institué pour examiner ces diverses questions d'après le vœu de la section centrale.

Ce comité mettait sur la même ligne, quant à la valeur militaire, le projet qui était réellement celui du gouvernement, le projet d'agrandissement au Nord comportant une dépense de 10 millions 900,000 fr. et le projet de la grande enceinte. C'était le comité qui parlait, c'est son appréciation qui avait été communiquée à la Chambre, mais le gouvernement s'était encore réservé la sienne jusque-là.

Son opinion vraie se trouve dans une note que je vais résumer et qui a été adressée peu de temps après la retraite du cabinet de 1855 à l'autorité militaire la plus élevée du pays. J'ai la minute de ce document devant moi.

« Le cabinet de 1855 ne voyait aucune utilité réelle à l'adoption de ce dernier plan, c'est-à-dire de la grande enceinte.

« Quintupler d'un seul coup une ville de 100,000 âmes, dont l'augmentation progressive va tout au plus à un millier d'habitants annuellement, semble une entreprise bien hasardeuse, au point de vue des intérêts de la ville d'Anvers elle-même, abstraction faite des intérêts sacrés de la défense.

« Personne ne peut gagner à ce marché, les propriétaires de l'intérieur verront s'étendre démesurément les valeurs concurrentes, ceux de la cinquième section verront s'établir, entre eux et le centre de la ville, une masse nouvelle de terrains à bâtir suffisante pour l'exploitation de tout un siècle, et l'Etat sera entraîné à une dépense dont l'énormité pourra faire reculer la législature.

« D'autre part, on ne peut se dissimuler qu'au point de vue militaire, c'est en quelque sorte l'inconnu. Nous n'avons pas de terme de comparaison qui nous permette de juger d'une manière bien précise du rapport de nos forces militaires avec un développement d'ouvrages aussi considérable, dont la garde en temps de paix et la défense en temps de guerre peuvent excéder les moyens dont nous disposons.

« ... On ne peut conseiller à la Belgique de commencer une épreuve aussi douteuse... En résumé le cabinet de 1855 pensait, et surtout le chef du département de la guerre, qu'il y a lieu de s'en tenir au camp retranché avec l'agrandissement au Nord. »

Voilà, messieurs, quelle est la part du ministère de 1855 dans cette question.

Ce qui précède 1855 ne lui appartient pas encore, ce qui suit 1857 ne lui appartient plus ; ce qui est à lui, ce qu'il revendique, ce qu'il ne décline en aucune façon, c'est la situation intermédiaire de 1855 à 1857, c'est le plan qui se résume dans l'agrandissement qu'on a appelé agrandissement au Nord, dont le coût s'élevait à un peu moins de 17 millions et dont la force défensive équivalait à celle de la grande enceinte décrétée depuis.

MfFOµ. - C'est exactement ce que j'ai dit.

M. Nothombµ. - Vous l'avez dit, mais avec quelque nuance. Mais permettez-moi de conserver cette impression que vous avez visiblement paru apporter un vif désir de vous abriter derrière nous, ministres de 1855 ; que vous avez cherché à nous faire la part plus large que nous ne devons l'avoir et à vous faire à vous une part trop petite.

Eh bien, je rétablis les faits et les mesures. Chacun a sa part de responsabilité et si nous sommes d'accord, tant mieux ; cela ne nous arrive pas souvent.

MfFOµ. - Je tiens à honneur d'avoir participé à ces mesures.

M. Nothombµ. - Sans doute, messieurs, dans le cours de discussions répétées que nous avons eues ici à propos des fortifications d'Anvers, j'ai souvent conseillé, à chaque occasion, au gouvernement de se concilier la population d'Auvers. Je lui ai toujours dit : Faites les concessions qui sont justes. Tenez compte, non pas des impatiences, ni même des emportements de cette population froissée, mais apaisez-la dans ce qui est équitable. N'exigez pas de cette fière et grande cité l'humiliation du repentir et surtout ne lui opposez pas une implacable hauteur. Cela n'est bon pour personne ni pour le Belgique, ni pour l'armée, ni pour Anvers. Ramenez vers vous l'esprit de cette population parce qu'en définitive ce qui vaudra toujours mieux que des murailles c'est le dévouement des citoyens. Les murailles vivantes, comme disait jadis ce roi de Sparte, sont toujours les meilleures.

Mais je n'ai pas soutenu toutes les prétentions d'Anvers. Loin de là. Il y a eu une occasion où j'ai défendu les idées du gouvernement. C'est à propos de la question des servitudes.

La ville d'Anvers demandait des indemnités, J'ai cru que, justes peut-être à un point de vue absolu, elles cessaient de l'être en regard de l'intérêt national, et surtout de l'égalité, et j'ai appuyé le gouvernement dans sa résistance.

J'ai le premier parlé dans ce sens et j'ai eu l'honneur, grand et rare pour moi, de voir M. le ministre des finances répéter et refaire mon discours.

Je n'ai donc pas, dans toutes les questions, cherché à entraver le gouvernement, ni montré cet esprit hostile à tout ce qui concerne les questions militaires.

J'ai voté de confiance les nombreux millions (il y en a quinze, je crois) pour les canons perfectionnés qu'on appelle canons Wahrendorff.

J'aime à croire que ma confiance était bonne et que les canons le sont aussi.

Enfin, j'ai depuis dix ans voté tous les budgets de la guerre. J'ai donc le droit de dire que jamais aucune pensée d'hostilité ne m'a animé contre nos institutions militaires, que le reproche que m'a fait M. le ministre de me laisser dominer par un esprit étroit de parti est complètement injuste et que j'ai le droit de le repousser de toute mon énergie.

Aujourd'hui encore, je ne le cache pas, j'aurais voulu ne pas combattre le gouvernement dans cette question : j'éprouve un vrai regret de ne pouvoir voter le projet qu'il nous présente. Mais pourquoi ne le puis-je ? Je l'ai dit : je trouve ce projet ou dangereux ou insuffisant. J'en ai dit les raisons, je ne veux pas y revenir ou je ne veux y revenir qu'en passant.

Selon moi, les propositions soumises sont insuffisantes si vous voulez tenir la campagne, si vous voulez avoir une armée de guerre active proprement dite. Je vous l'ai prouvé, d'autres que moi l'ont prouvé à leur tour et cela est resté jusqu'ici irréfuté. Au contraire, ces propositions dépassent le but si vous voulez vous borner à défendre Anvers ; ce qui est le parti le plus sage, s'il n'est pas le plus chevaleresque ; mais alors vous n'avez pas besoin d'une aussi forte armée, et j'ai ajouté que le danger d'avoir une armée constituée sur les bases qu'on veut lui donner, pourrait être que la Belgique quittât son rôle de puissance défensive et se vît amenée à prendre part, malgré elle, à des guerres politiques.

Voilà ce que j'ai pensé, et que me répond M. le ministre des finances ? Voyez l'inconséquence ! dit-il : vous trouvez qu'avec une armée comme celle que nous proposons nous pouvons être exposés à faire partie des belligérants, et vous voulez avoir 400.000 hommes ! Si 50,000 hommes sont un appât, que serait-ce avec vos 400,000 ?

L'objection n'a rien de sérieux. Personne n'aurait la puissance de traîner à sa suite, malgré elle, une nation tout entière ; d'enrôler malgré eux 400,000 citoyens armés. Cela est tout bonnement impossible. On l'a déjà prouvé. Pour enrégimenter toute une population et l'obliger à se joindre à l'envahisseur pour faire avec lui une guerre à son profit, il lui faudrait autant et plus de gendarmes que nous ne serions de soldats réfractaires.

Aussi, ai-je déclaré dès l'origine que je votais le maintien de la loi de 1853 ; je l'ai annoncé formellement en finissant mon premier discours. J'accepte volontiers cette situation comme transitoire. Et j'ai ajouté que j'étais prêt à accorder les sommes nécessaires pour perfectionner l'armement de nos troupes, comme cela se fait partout ailleurs.

Voila ce que j'ai déclaré, d'accord avec la plupart de mes amis politiques, qui l'ont confirmé après moi.

Nous voulons le maintien du contingent actuel, pourquoi ? Parce que nous le trouvons suffisant ; en 1853 il a été jugé tel, approprié aux circonstances, constituant pour le pays un moyen de défense parfaite. Nous vous disons aujourd’hui que ce même contingent répond encore aux besoins de la défense et qu'il est inutile d'imposer au pays une charge nouvelle. Et qu'on ne soutienne pas que la loi de 1853 et les projets nouveaux présentent peu de différence. Elle est considérable, car autre chose apparemment est de lever 10,000 hommes ou d'en exiger 12,000.

Et il y a d'autres différences entre les deux systèmes : dans celui de la loi de 1853, le rappel des anciennes classes est une mesure exceptionnelle, à laquelle on n'aurait recours que pour les cas les plus graves, qui, jamais encore, n'a été employée, qui ne le sera qu'éventuellement sous le contrôle et avec l'approbation des Chambres, tandis qu'au contraire, pour le projet actuel, le chiffre de 12,000 est un contingent normal, certain, non seulement appelable, mais toujours appelé, dès lors pour la population, non plus une charge conditionnelle, mais une charge certaine, à échéance fixe et rigoureuse. La différence est grande on le voit.

(page 678) Et ce qui reste de certain, c'est que votre projet, s'il est adopté, aura pour effet d'enlever deux mille hommes de plus à la population ; or, c'est là une aggravation énorme et d'autant plus grave qu'elle n'augmentera en rien la force réelle que vous met entre les mains la loi de 1853, si vous savez et voulez l'appliquer avec intelligence et énergie dans les cas exceptionnels qui pourraient se présenter.

Un de mes honorables amis avait cru pouvoir conclure des déclarations de M. le ministre des finances qu'une concession serait faite sur Jl chiffre de 12,000 hommes. Comme lui, j'avais cru entrevoir cette promesse en lisant à mon tour entre les lignes et j'en avais éprouvé une grande satisfaction. Je me plaisais à reporter l'honneur de ce beau résultat à mon honorable ami M. d'Elhoungne, dont la voix avait eu plus d'influence que celle de vingt d'entre nous ; il est vrai que c'est la plus éloquente de cette Chambre.

Faut-il renoncer à cet espoir ? N'est-ce qu'une illusion, une espérance évanouie sous les paroles de M. le ministre des finances ? Malgré tout, malgré la réponse qui a été faite, si roide et si absolue, je conserve encore de l'espoir et je me persuade que, sous ce rapport, le gouvernement entrera dans la voie de la capitulation ; je puis, je pense, me permettre cette expression, puisque nous sommes dans les choses militaires. Si cette concession était faite, si le contingent était maintenu au chiffre de 10,000 hommes ou si seulement, ce qui serait une concession moindre, on réduisait considérablement le temps du service, ce serait peut-être un grand pas de fait vers une entente que nul d'entre nous ne repousse.

Messieurs, à côté de la situation présente, il restait une autre et plus importante question : celle, et qui est fondamentale, de l'organisation définitive de l'armée.

Il restait à rechercher quelles sont les bases sur lesquelles devraient désormais reposer l'armée et la défense nationale.

On nous a amenés à examiner ce problème. On a présenté à la Chambre ce qu'on a appelé peut-être un peu imprudemment la question de la réorganisation de l'armée ; on a réuni des commissions, on a éveillé l'attention, excité même les alarmes du pays. Nous avons donc eu l'occasion, le droit et le devoir d'exposer chacun nos pensées, nos idées, d'appeler sur elles, bonnes ou mauvaises, la discussion, la critique, en un mot les appréciations de l'opinion publique.

C'est ce que j'ai fait.

Exprimant quelques vues à cet égard, je me suis demandé si ce n'était pas le moment pour la Belgique d'étudier une organisation militaire se rapprochant de celle qui existe en Prusse ou plutôt dans toute l'Allemagne, cette Allemagne qui est bien certainement un pays organisé pour la défensive et qui, à de rares exceptions près, n'en est pas sortie dans les temps modernes.

Mais de suite, l'on m'a arrêté en me disant que l'heure n'est pas venue.

Comment ! l'heure n'est pas venue ? Jamais, ce me semble, elle n'aura été plus opportun : partout, dans tous les pays, dans le monde entier, on s'occupe de questions militaires, de réorganisation des armées ; chaque peuple cherche la base de son système de défense le plus conforme à ses mœurs, à son caractère, à ses institutions, à ses intérêts.

Je crois que nous devons le faire également et d'autant plus que ceux qui ont l'esprit le plus assombri des éventualités de l’avenir, qui voient déjà l'univers en conflagration, doivent cependant reconnaître que précisément les systèmes nouveaux sont d'une telle nature qu'ils exigeront un laps de temps assez considérable avant qu'ils puissent être mis complètement en pratique et fonctionner comme instrument de guerre d'attaque.

Ce serait donc, espérons-le du moins, quelque temps de répit ; eh bien, j'aurais désiré qu'on le mît à profit pour examiner, étudier à fond le système qui donnerait la meilleure défense du pays.

On dit encore : « Il est trop tôt. » C'est l'éternelle réponse que l'on oppose à toute espèce de réformes, elle est stéréotypée ; elle n'a pas d'autre mérite, si c'en était un. Mais il arrive assez souvent que le trop tôt d'hier devient le trop tard du lendemain.

D'ailleurs, ces idées ne sont pas nouvelles ; loin de là : la question des armements, celle de savoir quel est le meilleur système pour une grande armée permanente ou pour une armée nationale, ces questions sont anciennes et elles ont été l'objet, notamment en France, à l'assemblée constituante de 1848, de la discussion la plus approfondie et la plus brillante ; elles y ont été traitées par deux hommes éminents. L'un d'eux, qu'on a appelé ici, à juste titre, un homme illustre et j'ajoute illustre entre tous, est M. Thiers ; durant toute sa vie il s'est occupé des questions militaires et il a pour la grandeur militaire de son pays un amour ardent, jaloux, je dirai presque passionné. De l'autre côté, il y avait, pour soutenir les idées opposées, le général Lamoricière.

En 1848 donc, dans la séance du 21 octobre, M. Thiers s'est prononcé énergiquement pour le maintien du remplacement et contre le service obligatoire personnel.

Toutes les raisons qu'on a développées ici en faveur du maintien de remplacement datent de ce temps ; elles ont été présentées par M. Thiers ; et on ne les a pas améliorées en les reproduisant ici, et j'engage ceux qui veulent se fortifier dans la conviction que le remplacement est une bonne chose, à relire l'admirable discours du grand historien français.

L'honorable M. Thiers a prétendu que tout système militaire ayant pour base le service personnel obligatoire serait peu efficace et il a douté de la valeur de l'organisation prussienne.

Il est vrai que cela se passait en 1848 et que depuis lors comme Français, hélas ! M. Thiers en a dû penser autrement. Autant et plus que personne, il a dû éprouver ces angoisses dont on a tant parlé ; il a dû d'autant plus en souffrir qu'il les avait ressenties d'avance. Et cependant, M. Thiers, partisan énergique du remplacement, adversaire non moins convaincu du service obligatoire général, fut amené à la déclaration suivante, paroles remarquables que je vous demande la permission de rappeler.

«....Tous sont d'accord sur ce point que lorsqu'on a un jour des grandes oppressions à repousser..., lorsque l'armée est enthousiaste, lorsque la garde nationale elle-même suffirait, l'armée populaire ne laisserait aucun doute sur sa conduite ; mais quand il faudrait ce que j'appellerai des guerres politiques, dans lesquelles l'enthousiasme ne joue pas le principal rôle, une telle armée serait insuffisante. Or, une grande nation a d'autres guerres à faire que des guerres défensives, dans lesquelles tout le monde, avec l'enthousiasme du sol, court à la frontière.... Mais les guerres politiques, les guerres de sympathie dans lesquelles il faut passer les frontières, croyez-vous que c'est avec la garde nationale qu'on peut les faire ? »

Vous l'entendez, messieurs, dans l'opinion de M. Thiers, le service militaire personnel est approprié à une armée purement défensive. Or, telle est notre position ; nous n'avons à faire ni guerres politiques, ni guerres de sympathie. La seule qui puisse nous être sympathique et que nous ferons bien, c'est celle de la défense de notre sol, de notre indépendance, de nos libertés. Je puis donc invoquer sur ce point pour moi l'opinion de M. Thiers. Dans cette même séance, et par un contraste assez piquant, après avoir vu les grandes armées permanentes défendues, le remplacement déclaré une institution excellente par un homme, si éminent que soit son mérite, mais qui n'a pas fait la guerre et joué personnellement le jeu des batailles, nous voyons l'opinion contraire soutenue, défendue non moins vivement par un homme de guerre, par un héros qui a laissé dans l'armée française, ainsi que sur la terre d Afrique, des traces ineffaçables, par le général Lamoricière, alors ministre de la guerre ; il a critiqué, repoussé le remplacement ; il a invoqué, soutenu, glorifié le principe des armées nationales ; il disait entre autres ceci :

« Si vous avez une armée qui ait un esprit à part, qui ne se retrempe pas périodiquement par l'infusion d'un grand nombre de citoyens, qui ne soit pas l'image de la nation, prise non pas dans une seule catégorie, mais dans toutes, l'armée aura une idée à pati ; elle sera toujours capable de défendre l'indépendance du pays, mais elle pourra devenir un péril pour ses libertés. »

Plus loin :

« Il faut que l'armée soit faite à l'image de la nation, qu'elle soit animée de son esprit, de sa pensée... »

Et, enfin, ces paroles significatives :

« Dans ma pensée et je veux l'exprimer tout entière, s'il était possible d'obtenir de la nation assez d'abnégation patriotique pour que tout citoyen voulût satisfaire à une loi de recrutement qui n'admettrait pas d'exceptions à prix d'argent, on arriverait au meilleur de tous les résultats... »

Me plaçant derrière ces grandes autorités, je puis donc éloigner de nos idées le reproche qu'on leur fait d'être creuses, étranges, sans aucune consistance.

Est-ce à dire que je me sois dissimulé aucune des objections qu'on nous fait ? Non point ; j'ai su parfaitement qu'en parlant à mes concitoyens du service militaire obligatoire pour tous, je ne leur proposais pas un divertissement d'une gaieté folâtre ; mais, j'ai pensé qu'homme, m'adressant à des hommes, je pouvais les entretenir d'un pareil système (page 679) puisqu'il s'agît de défendre nos foyers, nos libertés, nos familles, notre pays, tout ce que nous aimons, tout ce qui fait notre orgueil national.

Les objections, je les ai pressenties. Je n'ignorais pas que ces idées rencontreraient d'abord de la répugnance, qu'elles seraient, si vous voulez, impopulaires. Je vais plus loin : je ne me suis pas même dissimulé que si sur cette question spéciale ainsi posée : tous les Belges astreints également au service militaire, je devais paraître devant l'urne électorale, cette grande coquette, comme l'a appelée l'honorable M. Hymans, pourrait bien m'être infidèle.

M. Hymansµ. - Je n'ai pas dit que l'urne fut une coquette.

M. Nothombµ. - Vous avez parlé de la popularité électorale ; cela ne valait pas la peine de m'interrompre.

Je savais que je n'allais pas au-devant de cette popularité ; je ne l'ai pas cherchée ; et j'ai cru pouvoir tenir un langage viril à un peuple qui est digne de l'entendre.

Sans doute, ce serait une grosse charge imposée à la nation : mais si lourde qu'elle soit, elle le paraîtra moins, elle cessera même de le paraître, du moment qu'elle sera imposée à tout le monde. C'est l'égalité des charges qui les fait supporter et qui les fait supporter patiemment et bravement.

Le sentiment de l'égalité, c'est celui qui domine de nos jours. Ce qui éloigne, ce qui mécontente, ce qui révolte, c'est l'inégalité. Or, notre système de recrutement, c'est l'inégalité la plus choquante, la plus injuste qu'on ait jamais connue.

Messieurs, j'ai toujours été frappé des circonstances dans lesquelles a surgi le système prussien qui consacre le service personnel obligatoire. C'était en 1808, à une époque où la Prusse, ayant perdu la moitié de sa population, réduite à moins de 5 millions, se voyait encore menacée entre deux grandes ambitions un instant alliées. La Prusse avait dû subir non pas la neutralité, mais une humiliation véritable. Le vainqueur lui avait imposé l'obligation de n'avoir sous les armes que 42,000 hommes. C'est alors que dans ce pays ont paru trois hommes éminents : les généraux Scharnhost, Gneisenau et de Stein, qui ont réellement créé le système dont le germe remontait cependant plus loin.

Ils n'ont tenu compte d'aucune répugnance, d'aucune des objections qu'on leur a faites.

Il a aussi, à cette époque comme aujourd'hui, provoqué les sourires ou les critiques de ceux qui s'appellent les hommes raisonnables par excellence, et le génie le plus clairvoyant qu'il y eut jamais, Napoléon Ier s'est lui-même trompé sur la valeur de l'innovation.

Il n'y a pas cru ; mais cinq ans après, au jour des désastres, il avait devant lui une armée de 120,000 Prussiens, organisée à l'aide de ce système. Elle a dépassé bientôt 200,000 hommes, et c'est elle qui a le plus contribué à délivrer le monde de la domination de l'empereur Napoléon. C'est certes un grand spectacle. Il est permis de ne pas aimer la Prusse, mais il est bien difficile, dans cette période de son histoire, de ne pas l'admirer, de ne pas admirer ce peuple affaibli resté opiniâtre, indomptable, que rien n'a pu abattre, et qui, en 60 ans, a parcouru ces trois étapes prodigieuses, une défaite comme Iéna, une victoire comme Waterloo et un triomphe comme Sadowa.

Je dis, messieurs, que c'est là un grand exemple qu'il est impossible-de ne pas admirer, qu'il serait peut-être bon, dans la mesure du juste et du possible, de chercher à suivre quant à l'organisation militaire.

On fait une autre objection ; le système n'est pas praticable. C'est une utopie.

A cela, j'ai une réponse bien simple, je dis : Regardez la Prusse ; regardez l'Allemagne. Le système fonctionne en Prusse depuis plus de 60 ans, et aujourd'hui il est adopté dans son principe par toute l'Allemagne. Il n'y a pas, dans ce pays, un homme qui n'accepte le service obligatoire personnel comme la condition essentielle de la sécurité nationale.

Après cela, on nous dit : Vous restez dans les abstractions, dans les négations ; vous ne proposez rien de pratique ; vous vivez dans les nuages. Je réponds d'abord que le devoir de l'opposition n'est pas de présenter des formules de loi ; son devoir et, mieux que cela, son droit est de critiquer les actes du gouvernement.

C'est à cela que se borne le rôle de l'opposition. Elle s'est tenue à rien de plus.

Si nous proposions des lois militaires, c'est alors que cette sorte de présomption pourrait être accueillie par le sourire. Pour produire un projet complet, nous n'avons ni les connaissances spéciales, ni l'autorité voulues, ni même les moyens administratifs ; et à le faire, outre les sarcasmes habituels, nous le verrions, comme dans d'autres circonstances, impitoyablement sacrifié par la question préalable.

Tout à l'heure cependant, pour vous complaire, j'indiquerai timidement quelques propositions que je ne crois pas sans valeur pratique. Au surplus, remarquez que le gouvernement lui-même entre déjà partiellement dans le système du service obligatoire personnel, puisqu'il veut créer une réserve de 30,000 hommes. C'est le premier pas. Eh bien, je dis que si vous parvenez à organiser cette réserve, vous arriveriez aussi à organiser un système plus complet.

Autre objection consistant à représenter le système de la Prusse comme beaucoup trop coûteux, comme écrasant ; et l'on trace comme à plaisir un tableau très triste, très sombre de la situation d'un pays où règne le service militaire personnel, en cas d'invasion, quand la nation entière doit se lever : c'est la ruine de l'industrie, le travail arrêté, l'activité humaine entravée ; c'est la misère, ce sont des désastres partout !

Messieurs, ce sont là des exagérations.

D'abord, je ferai remarquer que lorsque ces graves circonstances se présentent, quand l'armée doit être mobilisée, quand la nation doit être sur pied, les misères existent déjà, l'industrie est déjà souffrante par l'état de crise qui a précédé.

Pour nous en convaincre, nous n'avons besoin que de regarder autour de nous ; il n'y a de guerre nulle part, et cependant l'industrie, le travail, le commerce sont dans un tel état, qu'une conflagration ne l'empirerait guère. Telle est la conséquence de ces formidables armées permanentes qui pèsent sur l'Europe.

D'ailleurs, le système prussien n'est pas aussi coûteux qu'on le prétend, et je justifie cette assertion en vous donnant lecture d'un écrit émané d'un des professeurs les plus distingués d'une université du pays, étude qu'il a consacrée, dans une revue bien connue, à l'organisation de l'armée prussienne en 1867.

Voici ce que j'y lis quant à la question d'argent :

« L'établissement militaire de la Prusse coûte aussi relativement beaucoup moins que celui de la France.

« La France dépense environ 410 millions pour 400,000 hommes sous les drapeaux. Le budget de la guerre de 1867 a été fixé en Prusse à 155,625,000 fr. pour 206,000 hommes. La dépense revient donc en France à 1,040 francs par soldat et à 11 1/2 francs par habitant ; en Prusse à 750 fr. par soldat et à 7 fr. par habitant. La différence paraît encore bien plus grande quand on sait qu'au moyen de ses 150 millions la Prusse peut mettre 700,000 hommes sous les armes en quelques semaines, tandis que pour ses 400 millions la France arriverait difficilement à un chiffre pareil. Le mécanisme prussien est donc bien plus économique, puisque au moment du besoin il donne le même résultat utile pour un sacrifice presque trois fois moindre. »

Cette affirmation de l'écrivain que je viens de citer prouve d'abord que ce système est plus économique que celui qui est suivi en France, et aussi économique tout au moins que celui qui peut être adopté chez nous ; et les résultats en sont bien autrement considérables.

Mais la question, d'ailleurs, n'est pas là, ce n'est pas une question d'argent que celle de la défense nationale. Nous l'avons proclamé de tout temps ; je l'ai dit dès le début de cette discussion ; je vous demande pardon de le rappeler aussi souvent. La question d’argent, ai-je dit, n’est pas la première, c’est la dernière de toutes en face d’un aussi grand intérêt. Ce qui est la vraie question, c’est de savoir quel est le système militaire qui nous protégera le mieux, qui est le plus juste, le plus conforme aux véritables conditions du pays.

La conquête, messieurs, une occupation coûterait bien plus cher que l'armement national. Si, à l'aide de ce système, nous pouvons éviter les maux d'une invasion, nous n'aurons pas fait, même au point de vue purement matériel, une mauvaise opération.

D'autres critiques se sont produites contre nous. Ainsi pour l'honorable M. de Vrière la nation armée est un vestige de barbarie, un pas dans la voie de l'extermination ! Que l'honorable membre me permette de le dire, ce sont là des fleurs de rhétorique.

La guerre qui a pour objet la défense du sol est la seule guerre légitime, la guerre sainte, la seule aussi que puisse bénir le Dieu des armées et s'il y a une extermination, excusez ce vœu homicide, c'est celle de l'ennemi. A coup sûr, ce n'est pas de celle-là que l'honorable M. de Vrière se plaindrait.

De la part de l'honorable M. Kervyn, l'objection est différente. Il redoute que l'armement du peuple ne puisse, dans un cas donné, (page 680) provoquer un sérieux danger en menant des masses égarées au service de passions subversives.

Je ne saurais partager la crainte de mon honorable ami. En effet, nous confions nos biens les plus chers à une fraction de la nation et précisément a celle qui n'a pas à les défendre le même intérêt que nous. Je dis que si le péril que l'honorable membre a paru entrevoir, pouvait exister, le seul système aussi qui pourrait le conjurer, c'est précisément celui qui fait entrer dans l'armée toutes les classes de la société. Mais à quoi bon discuter ce danger ? Il est chimérique, le peuple belge est au-dessus de cette défiance,

Maintenant, je voudrais rencontrer très rapidement quelques considérations présentées par M. le ministre de la guerre. Je ne reviendrai plus sur la théorie de la neutralité ; ce débat me paraît épuisé.

Je ne puis toutefois accepter sans quelque réserve ce que l'honorable ministre a dit à cet égard. Il me semble qu'il n'a pas tenu assez compte de la valeur du principe de la neutralité. Ainsi, je n'admets pas qu'un général victorieux puisse, à l'aide de son épée, déchirer les traités qui auraient fondé la neutralité d'un pays, sauf ensuite à les raccommoder.

Ce n'est pas sur ces bancs qu'il faudrait tenir un pareil langage.

MfFOµ. - On ne dit pas que c'est le droit ; man c'est le fait.

M. Nothombµ. - Sans doute ce n'est que le fait, mais encore ne faudrait-il pas le rappeler ici ; c'est au moins inutile.

Il ne faut pas laisser croire que de pareils faits puissent se reproduire . Il nous sied d'avoir du droit une opinion plus haute.

On m'interrompt pour citer le général Schwarzenberg, et la conduite qu'il a tenue en 1814 vis-à-vis de la Suisse. Nous ne sommes plus à cette époque, où la force seule était debout. Depuis lors, l'idée du droit s'est considérablement développée, et quoi que l'on en puisse dire, elle grandit tous les jours. Personne ne viole le droit impunément, et ceux qui l'ont fait en ont éprouvé le rapide retour.

Et voyez, messieurs, ceux qui s'apprêtent à méconnaître le droit sont forcés d'inventer un prétendu droit nouveau, hommage que le faux rend au vrai.

Ce n'est pas non plus Vatel qu'il fallait invoquer ; son opinion est un anachronisme.

Il reste vrai que c'est le droit qui est la meilleure sauvegarde des peuples libres et des petites nationalités.

A part cela, messieurs, je suis assez embarrassé de répondre à M. le ministre de la guerre, car au fond il me semble que nous sommes bien près de nous entendre. Quel est son désir, son idéal dans la formation des forces militaires ?

C'est une armée permanente appuyée sur une armée nationale, ce sont les expressions mêmes de l'honorable ministre. Eh bien, je ne demande pas autre chose. Une armée nationale ayant pour noyau une armée permanente relativement peu nombreuse.

Mais, d'accord sur le principe, nous différons quant à la mesure : probablement l'honorable général Renard voudra l'armée permanente plus forte et l'armée nationale moins ; c'est l'échelle contraire que je réclame.

MgRµ. - Ce n'est pas le système prussien.

M. Nothombµ. - Nous verrons plus tard. On a beaucoup discuté à côté de la question, et on l'a déplacée. Nous voulons une armée nationale et non pas une levée en misse et une armée nationale exercée et solide. On s'est alors rejeté sur les levées en masse. Il a été facile de montrer leurs défauts et de rappeler leurs défaites.

Mais je ne cesserai de le répéter, ce n'est pas la levée désordonnée de la masse que nous demandons, c'est une armée sérieusement organisée comme institution militaire. On méconnaît constamment la distinction essentielle entre les armées offensives et les armées défensives et alors on oublie facilement que les armées populaires, placées sur la défensive, ont, elles aussi, fait de grandes choses pour lesquelles l'histoire leur a conservé d'éclatants titres de gloire.

L'honorable ministre est entré dans le domaine historique, je le comprends de sa part : esprit littéraire, familiarisé avec les études historiques, historien lui-même, je comprends que la tentation a été grande. C'est d'ailleurs, je l'avoue, le coté le plus attachant de la discussion. Permettez-moi de m'y arrêter à mon tour.

M. le ministre est remonté très haut et pour un instant jusqu'aux guerres puniques. Rappelant Annibal et Scipion, il disait :

Voyez Annibal avec ses soldats mercenaires vaincu à Zama par les légions de Scipion.

Eh l sans doute Annibal a succombé devant les soldats de Rome. Mais qu'étaient-ils donc ces soldats ? Dos citoyens en armes. Tout le monde servait à Rome. On y était tour à tour citoyen-soldat et soldat-citoyen.

Eh bien, c'est notre système et, à notre sens, le seul bon.

Rome n'avait pas d'armées permanentes à cette époque, elle ne les a connues qu'à l'époque de la décadence. Mais à cette grande époque où Rome effaçait de la carte du monde sa grande rivale, ses citoyens étaient soldats pendant la guerre et après la guerre redevenaient laboureurs et reprenaient leurs travaux.

MgRµ. - Rome était un camp permanent.

M. Nothombµ. - Vous plaindriez-vous, général, qu'il eu fût ainsi ?

Qui pourrait se plaindre que la Belgique fût ce camp permanent pour la défendre contre des envahisseurs ?

M. Bouvierµ. - Proposez cela.

M. Nothombµ. - Annibal, dit-on, n'avait que des mercenaires. En effet, sa patrie lui refusait d'autres soldats. Et c'est ainsi qu'après les avoir successivement laissés sur vingt champs de bataille, il est venu avec ses glorieux débris tomber à Zama.

Rentré dans sa patrie, ce grand homme, le plus grand des mortels, comme l'appelle un illustre historien qui s'y connaît, voulut corriger les abus de l'Etat, apprendre aux citoyens le dévouement et le sacrifice, mais les factions ennemies, les oligarques de Carthage ont mieux aimé perdre l'homme qui pouvait les sauver, que renoncer à leurs privilèges.

Ils l'ont proscrit ; vous connaissez sa fin et vous savez comment vingt ans plus tard le second Scipion l'a vengé.

L'exemple cité par l'honorable ministre sert donc beaucoup plus ma thèse que la sienne, si elle m'était contraire.

Dans les temps modernes, voyons rapidement ce que les années nationales ont pu faire ? D'immenses choses.

La liberté des Etats-Unis, à qui est-elle due ? Aux milices, aux soldats les moins disciplinés, les moins soldait, si je puis parler ainsi.

Rappelez-vous la correspondance de Washington avec le Congrès et les plaintes qu'il exhale et c'est avec ces hommes sans organisation et sans lien qu'il a vaincu les armées anglaises.

MgRµ. - Avec l'armée française.

M. Nothombµ. - Oh, citez, je le veux bien, Lafaycltc, Rochambeau et même l'amiral d'Estrées, soit.

Mais qu'était-ce donc que le corps expéditionnaire français ? Précisément ce noyau que je demande ; mais ce ne sont pas les troupes de Lafayette ni de Rochambeau qui ont vaincu l'armée anglaise, ce sont les milices américaines inspirées par l'amour de la patrie, par l'enthousiasme du sol natal. Laissez cette gloire à l'Amérique.

Mais plus près de nous, est Valmy, victoire aussi d'une de ces armées nationales qu'animait le feu sacré du sol. L'armée de Valmy était sans ordre, sans discipline, comme le disait l'honorable ministre, mais elle a battu de vieilles troupes et fait la campagne de l'Argonne.

MgRµ. - Avec les vieux cadres de Louis XVI.

M. Nothombµ. - D'accord, mais nous voulons de bons cadres aussi pour l'armée nationale que nous demandons.

Citons encore l'Espagne en 1808 comme exemple de ce que fait une armée nationale qui se défend. Elle manquait cependant d'organisation militaire sérieuse et elle avait devant elle l'armée la plus admirable qui fût jamais, commandée par des généraux sans pareils et guidée par le premier capitaine des temps modernes, et elle leur a résisté.

MgRµ. - Avec l'armée de Wellington.

M. Nothombµ. - Précisément, c'est encore le noyau de cette armée nationale que nous signalons et réclamons.

Mais permettez : l'armée anglaise a certainement contribué à l'affranchissement de l'Espagne, mais les premiers coups avaient été portés et des batailles gagnées avant l'arrivé des Anglais. Quand ceux-ci ont été seuls devant l'armée française, quand ils étaient isolés, quand ils n'avaient pas derrière eux les Espagnols, ils n'ont pas été souvent victorieux. Demandez aux plages de la Corogne ce qu'est devenue l'armée du général Moore.

La Morée a donné aussi un admirable exemple de résistance.

(page 681) Ce peuple pauvre et misérable, qui ne comptait pas 500,000 âmes en 1823, s'est défendu longtemps contre un empire puissant.

A cette époque, la Grèce moderne a renouvelé les prodiges des anciens temps.

Vous allez m'opposer Navarin, je le sais, mais Navarin était inutile et a été une faute ; demandez-le aux hommes d'Etat anglais.

Je puis parler d'un autre pays que je connais bien et que j'aime, la Hongrie. Eh bien, ce peuple héroïque à l'aide de ses soldats qu'on appelle honveds, c'est-à-dire : défenseurs du sol, a résisté à l'Autriche, pour la défense de sa Constitution, et sans l'intervention d'une puissance étrangère il eût sans doute obtenu 18 ans plus tôt le redressement de ses griefs.

Enfin le Mexique ; j'hésite à le nommer parce qu'il éveille en nous des pensées douloureuses, compensées seulement par un souvenir glorieux, celui de la valeur que nos compatriotes y ont déployée ; le Mexique a tenu tête à l'armée française, qui avait derrière elle toutes les ressources de la France, pendant trois ans, et il a fini par voir l'étranger quitter son sol.

M. Bouvierµ. - Et les Américains ?

M. Nothombµ. - Je voudrais bien savoir ce que les Américains y ont fait ? Ils ont, comme nous, regardé et admiré l'énergie de ce peuple.

Quel est l'enseignement qui résulte de ceci ? C'est que les armées populaires, quand elles restent sur la défensive sur le sol natal, sont presque toujours invincibles ; elles sont aisément vaincues quand on les fait sortir du pays et prendre l'offensive.

Les armées permanentes d'ailleurs, messieurs, n'ont pas toujours sauvé leur pays.

Je leur rends justice, je sais que lorsqu'elles sont refoulées vers le sol natal elles sont presque toujours réduites, exténuées par les défaites, mais, enfin, je le constate l'histoire à la main, elles ne préservent pas toujours le pays.

En 1814, malgré des efforts héroïques et le génie de Napoléon, la France a succombé parce qu'il n'y avait plus d'enthousiasme et que le sentiment national a fait défaut.

Reportez-vous d'un siècle en arrière, reportez-vous aux dernicrs temps du règne de Louis XIV.

La France en 1712 a connu une situation rappelant celle de 1814, son sol envahi, ses ressources perdues, son armée détruite.

Que s’est-il passé alors ? Louis XIV, le vieux roi redevenu un instant le grand roi, a fait appel à la noblesse française, qui était son peuple à lui, et cette noblesse, enflammée de l'amour de la patrie, a sauvé la France dans les retranchements de Denain ; cette noblesse qui avait, comme l'a dit un célèbre écrivain, de grands privilèges, mais un surtout dont elle a largement usé : celui de se faire tuer la première pour la grandeur de son pays. Et moi, j'ajoute : la noblesse belge aussi, je n'ai besoin que d'aller à la place de l'Hôtel de Ville et à Sainte-Gudule pour me rappeler qu'elle sait mourir pour son pays.

L'honorable général Renard a élevé quelques critiques contre le système militaire de la Prusse.

Je ne suis certes pas en état de le contredire, je n'en ai pas la prétention.

Cependant qu'il me permette de lui dire que quelques-unes de ces assertions me paraissent devoir être, sinon écartées, au moins relevées ou examinées de plus près. Il ne faut pas oublier qu'il y a eu deux systèmes en Prusse : le système de 1808 qui obligeait tout le monde au service personnel ; c'était le système de la défensive proprement dit ; plus tard, en 1860, on a introduit un système nouveau ; on a voulu fortifier l'armée active, pourquoi ?

Parce que dès 1860 les idées du gouvernement se sont tournées dans une autre direction et qu'il a voulu constituer une armée plus apte à l'offensive.

Ce système n'oblige pas l'universalité des hommes à passer par l'armée active, il y a aussi un triage, suivi plus tard d'un tirage au sort ; tous les hommes qui n'entrent pas dans l'armée active font partie de la classe destinée au recrutement et de la landwehr. En sorte que les mots « service obligatoire » dont on se sert presque constamment en parlant de l'armée prussienne, doivent être entendus dans ce sens.

MgRµ. - Sans remplacement.

M. Nothombµ. - Voici comment s'exprime encore l'écrivain auquel j'avais recours tout à l'heure et que, reconnaissant mon incompétence en ces matières, j'aime mieux consulter que de me rapporter à mes études personnelles sur l'organisation prussienne que j'ai été cependant dans le cas de voir fonctionner de près :

« Le principe qu'en Prusse chacun se doit à la défense du pays ne doit donc pas s'entendre, comme on le veut assez généralement, dans le sens que tout homme passe par l'armée. Le nombre des jeunes gens valides qui atteignent leur 20ème année est toujours supérieur au chiffre de ceux qui sont exemptés jusqu'à nouvel ordre.

« L'obligation universelle de servir signifie seulement qu'en cas de besoin tout le monde peut être appelé sous les drapeaux et que nul n'a le privilège de s'en dispenser par voie d'exonération, de remplacement ou de substitution. »

Mais, a dit l'honorable général Renard, le système prussien produit une injustice résultant du service des volontaires. Si j'ai bien compris l'objection, elle se résume en ceci, que la libération de ces hommes a pour conséquence d'entraîner la mise dans les bataillons d'un plus grand nombre de miliciens.

Si cela était ainsi, cette injustice relative trouverait au moins son atténuation dans le grand intérêt social qu'il y a à laisser revenir le plus vite possible aux études, aux carrières intelligentes, aux arts, à l'industrie, la portion de la nation qui s'y destine.

Tout ce que je sais, c'est que le système prussien est accepté aujourd'hui non seulement en Prusse, mais dans toute l'Allemagne, comme une chose juste, naturelle, équitable ; il est accepté de tous, sans protestation ni résistance, on le considère comme la base de la sécurité du pays.

Je n'ai pas besoin de rappeler qu'un pareil système a pour premier avantage d'élever le niveau intellectuel et moral de l'armée. On l'a dit avec raison, ce qui a vaincu dans la campagne de Bohême, ce n'est pas tant le fusil à aiguille que l'intelligence de l'armée prussienne. Et il est manifeste qu'une organisation qui rend la nation solidaire de la défense du pays lui donne une incontestable puissance.

L'honorable M. Hymans a parlé également de l'état militaire de la Prusse. Il a appelé la Prusse un bivaque, une caserne, il a parlé du règne du militarisme, du caporalisme... (Interruption.) De militarisme seulement soit, et il a été jusqu'à représenter la Prusse comme gouvernée par les bottes d'un cuirassier.

M. Hymansµ. - Je n'ai pas dit cela.

M. Nothombµ. - Si les bottes vous gênent, nous allons les ôter, le cuirassier restera. Eh bien, messieurs, franchement, ce sont là des exagérations, ce sont là des tableaux faits à plaisir et je ne vois pas ce qu'on peut y gagner. (Interruption.)

Que pouvons-nous gagner à jeter une sorte de déconsidération sur les institutions d'un grand pays ?

M. Teschµ. - Personne n'a fait cela.

M. Nothombµ. - Personne ne l'a fait !

M. Hymansµ. - Mais non ; voici trois fois que vous me faites dire ce que je n'ai pas dit.

M. Nothombµ. - Voulez-vous m'indiquer ce que je vous fais dire de trop ?

MpDµ. - Si l'orateur le permet, la parole est à M. Hymans.

M. Nothombµ. - Bien volontiers.

M. Hymansµ. - J'ai dit que le système prussien était la quintessence du militarisme, j'ai dit que la Prusse était un bivaque, et je crois n'avoir rien dit de trop. J'ai trouvé le mot dans des livres qui valent bien ceux que vous avez cités. Mais je n'ai jeté aucune déconsidération sur les institutions de la Prusse. J'ai répondu à un orateur qui nous représentait la Belgique comme inféodée au militarisme, qui nous citait la Prusse comme un modèle à suivre. Il fallait bien établir la distinction.

M. Nothombµ. - Il est difficile d'admettre, que lorsque parlant d'un pays on dit que c'est un bivaque, une caserne, gouverné par un colonel de cuirassiers, ce soit pour en faire l'éloge, et si, à l'étranger, quelqu'un disait cela de la Belgique, je crois que nous n'en serions guère flattés (Interruption.)

Vous ne voulez donc pas me laisser parler ! Je défends mes opinions de mon mieux. Ce mieux n'est déjà pas très bon ; si vous me troublez, me fatiguez sans cesse, il ne vaudra plus rien du tout. J’apprécie la portée de vos paroles. C'est mon droit et j'y réponds en disant que ce sont des exagérations. Où a-t-on vu que la Prusse fût un bivaque ?

Je n'ai pas mission de défendre la Prusse, je n'en ai pas même trop le goût, mais je trouve qu'il est déplacé de parler dans ces termes d'un (page 682) grand pays voisin. Est-ce que le système qui règne en Prusse a arrêté quelque essor ? A-t-il arrêté le développement de l’industrie, des arts, de la science, de la littérature ? Mais vous avez parcouru l'Allemagne et vous rendez comme moi le plus éclatant hommage à cette nation, aux progrès merveilleux qu'elle a réalisés dans le domaine de l'intelligence, de l'industrie et des arts.

Ces interruptions me font insister sur ce point. J'ai une réponse à ces paroles d'ironie et je la puise dans une lettre que je trouve dans un journal pour lequel je n'ai pas, moi, une grande vénération, mais pour lequel M. Hymans doit professer des sentiments tout différents.

C'est une lettre que le ministre d'Amérique à Berlin adresse sans doute à un compatriote. M. le ministre d'Amérique est représenté en tête de la lettre comme le premier historien de son pays, comme un diplomate des plus distingués. Eh bien, comment M. Bancroft apprécie-t-il ce pays qui est un bivaque, une vaste caserne, un camp, le symbole du militarisme où l'esprit militaire éteint sans doute toute activité et toute liberté d'intelligence ?

Voyons, la lettre est datée de Berlin, du 1er novembre 1867 ; en voici quelques extraits :

« L'intérêt que l'on trouve à résider à Berlin, en ce moment, s'accroît d'une manière considérable, par la facilité que l'on a pour étudier les progrès de la plus grande révolution qui se soit produite en Europe depuis le commencement de ce siècle. Les victoires de Napoléon peuvent seules être mises en comparaison avec l'heureuse célérité de la campagne prussienne de 1866.

« Le système politique inauguré par Napoléon n'avait point de racines dans la nature des choses. Il s'est décomposé et s'est écroulé de lui-même, non seulement parce qu'il était soutenu en Allemagne par des individus indignes de cet honneur, mais surtout parce qu'il était en opposition avec les forces vives d'une nationalité vigoureuse et avec la liberté d'un peuple brave et intelligent.

« L'union actuelle de l'Allemagne est le fruit qu'ont fait mûrir les souffrances et les luttes constantes de dix-neuf générations, et elle est tellement en harmonie avec les lois naturelles, elle résulte si bien du concours du gouvernement et du peuple, qu'elle subsistera certainement et qu'elle est acceptée soit avec bienveillance, soit avec le consentement ou l'acquiescement nécessaire de toutes les puissances de l'Europe. Plus on considère les résultats obtenus, plus ils semblent prodigieux. Ainsi voilà qu'il s'élève au milieu de l'Europe un Etat confédéré qui ne le cède à aucun gouvernement du continent au point de vue de la civilisation du courage militaire et de l'influence qu'il est en droit sinon d'exercer immédiatement, au moins d'espérer dans l'avenir...

« Ces résultats merveilleux ont un intérêt tout particulier pour l'Amérique, parce qu'ils procèdent de l'application des principes qui ont guidé les auteurs de la Constitution des Etats-Unis. La Constitution de l'Allemagne du Nord ressemble à la nôtre sur tant de points, qu'elle doit avoir été établie d'après l'étude la plus complète de notre système politique, ou bien que les mêmes imperfections d’un gouvernement antérieur ont dû conduire les deux pays, indépendamment l'un de l'autre, à la découverte et à l'application des mêmes principes politiques.

« ... La Chambre des représentants ou la Diète impériale, comme on l'appelle, se compose de 297 membres, répartis dans la proportion de 1 sur 100,000 habitants, avec addition d'un représentant donné à chaque Etat pour une fraction de 50,000 habitants en plus, et choisi par le suffrage universel, avec le scrutin secret. Il n'est concédé aucun avantage au rang ou à la fortune, et conséquemment, la Diète qui vient d'être élue, comprenant des banquiers, des grands manufacturiers et des membres de la plus haute noblesse, des hommes de lettres et des ouvriers, est une bonne représentation de tout le pays dans sa condition actuelle.

« La session du parlement qui vient de finir a été frappée au coin de l'industrie, de l'esprit public et de l'indulgence. Sans perdre de temps à des félicitations personnelles ou à des luttes oratoires ou de partis, les membres ont, dans trente séances environ, ratifié des traités de la plus grande importance, et discuté et adopté douze mesures capitales d'une nécessité immédiate ; il est bon de faire observer que la législation de ce parlement pour toute l'Allemagne du Nord est en tout point plus libérale que celle des législatures séparées. Mais s'il a été fait beaucoup, il reste encore bien plus à faire avant que les Etats unis d'Allemagne aient complété leur organisation. »

Voilà, messieurs, comment cet historien, ce diplomate distingué, ce citoyen d'un pays libre apprécie l'état de l'Allemagne.

L'honorable M. Hymans a cité encore le grand-duché de Luxembourg. Je ferai tout mon possible pour ne pas éveiller ses susceptibilités et ne pas me tromper sur ses paroles ; mais je suis bien certain que l'honorable membre a dit que ce qui a éloigné le grand-duché de Luxembourg de l'annexion à la Prusse, c'est son antipathie du système militaire. Je crois connaître assez les habitants du grand-duché, qui sommes compatriotes, pour répondre que la cause indiquée par M. Hymans n'est pas la véritable ; il y en a d'autres que je n'ai pas à indiquer.

Les Luxembourgeois ne sont pas hommes à craindre le bruit ni le maniement des armes. Mais puisque l'honorable membre a cru devoir chercher un exemple dans ce pays, j'ajouterai que c'est le grand-duché de Luxembourg qui a résolu, si je suis bien informé, le plus nettement la question de l'organisations supprimant tout contingent et toute force militaire ; et mon honorable ami, M. Coomans, ne doit pas aller là pour faire prévaloir ses opinions.

M. Hymansµ. - Cela confirme ce que j'ai dit.

M. Nothombµ. - On nous a convié de soumettre à la Chambre quelques données sur l'organisation, ce qu'on a appelé des idées pratiques. Ou n'a cessé de dire et de répéter : Vos opinions n'ont aucun écho dans le pays ; ce sont des rêves, des songes, personne ne peut accepter un pareil système, vous êtes seul à le soutenir.

C'est une erreur, messieurs, l'idée de se soumettre au service militaire personnel a plus d'adhérents que vous ne croyez.

Depuis qu'il en a été question ici, j'ai reçu plusieurs communications diverses de vues, mais procédant toutes du même principe ; une entre autres, que je me permettrai de vous soumettre parce qu'elle me paraît avoir un caractère pratique sérieux. Elle émane d'un homme que je n'ai pas le droit de nommer, qui ne veut pas être nommé, mais je puis dire qu'il occupe une position administrative des plus considérable, qu'il est un esprit juste, pratique, surtout, et un bon citoyen.

Voici cette communication :

« ... Pas de remplacement ni même de tirage au sort : l'ordre de service est déterminé par la date précise de la naissance. Aujourd'hui les miliciens sont exercés pendant un an et même plus, avant de bien connaître les deux seules écoles qui leur sont nécessaires : celles du soldat et de peloton.

« Pris, comme à plaisir, dans la classé la moins intelligente de la société, il n'est pas étonnant que leurs progrès soient lents. Il n'en serait plus ainsi si tout le monde est appelé et surtout si tout le monde sait que tout homme ayant acquis l'instruction doit être renvoyé dans ses foyers après 6 mois.

« Tous les ans, pendant un mois, réunion de toute l'armée pour manœuvre d'ensemble.

« La moitié des cadres restera toujours présente. On aura donc sous la main pour les besoins éventuels en cas d'invasion 200,000 à 300,000 hommes, mais on ne les payera qu'en cas de réunion.

« Tout cela n'est pas nouveau, dira-t-on, et d'ailleurs six mois ne suffisent pas pour l'initiation du soldat.

« D'accord : aussi faudra-t-il que le jour même de son arrivée au corps tout milicien connaisse déjà ses deux écoles.

« A quoi emploie-t-on la moitié des récréations dans les classes ? A faire promener les élèves en rang, à la file indienne. Pourquoi ne pas leur enseigner les principes de la marche et de tous les mouvements militaires ? Avec le goût inné chez les enfants pour le jeu du soldat, on peut être assuré de leur zèle : il ne s'agirait pas du maniement de l'arme, mais de ce qui est bien plus important et plus difficile, de tous les mouvements des hommes seuls ou réunis.

« Ainsi donc, dans les écoles, dans les athénées, il y aurait un cours obligatoire, cours donné par les sous-officiers appartenant à la moitié des cadres qui est en congé, cours qui compterait comme récréation.

« Croit-on que l'esprit militaire ne croîtrait pas chez les enfants ?

« En résumé :

« Tout le monde soldat ;

« Chacun pouvant réduire son service à six mois la première année, à un mois chacune des autres années, sauf à l'égard de ceux pour qui les armes deviendraient une profession.

« Armée instruite dès l'enfance, composée de toutes les classes de citoyens représentant dans le pays tous les intérêts. Le service militaire n'interrompant pas sérieusement soit les études, soit l'exercice des professions.

« On dira que tout cela est trop simple. C'est pour cela que cela me paraît bon. D'ailleurs, rien de plus équitable. »

(page 683) MgRµ. - C’est le contraire du système prussien.

M. Nothombµ. - Du système prussien actuel, cela se peut, mais conforme, je pense, à celui de 1808.

MgRµ. - En 1808, la Prusse avec une population de 5 millions d'âmes seulement, avait une armée permanente sur pied de paix de 42,000 hommes.

M. Nothombµ. - Mon Dieu ! vous avez demandé des propositions pratiques. En voilà, je vous en fournis, je vous donne celle-ci émanant, je puis l'attester, d'un homme sérieux. Si elles sont bonnes, si elles ont un côté réalisable, l'honneur en remontera à lui ; si elles ne valent rien, j'en resterai l'éditeur responsable.

En résumé, messieurs, il est impossible de méconnaître que l'organisation basée sur le service général et personnel offre de grands avantages.

D'abord la durée du service pourrait être considérablement réduite. Elle est de trois ans en Prusse, avec une armée de guerre offensive ; en Belgique où notre rôle ne peut être que défensif, cette durée ne peut-elle pas descendre à beaucoup, beaucoup moins ?

Il est évident que l'intelligence du soldat doit avoir pour conséquence inévitable, forcée l'abréviation du temps de service.

Un deuxième avantage pourrait être aussi emprunté au système allemand. Là, le recrutement est subordonné à la circonscription territoriale ; les bataillons, les brigades, les divisions y sont établis par communes, arrondissements, cercles, provinces. Cette organisation offrirait surtout en Belgique, pour une armée défensive, un avantage d'autant plus important qu'elle permettrait une réunion plus prompte de la troupe et qu'elle allégerait aux soldats les fatigues et les frais du déplacement.

C'est donc une organisation établie sur des bases de ce genre que je voudrais voir étudier et adopter en Belgique. II m'est impossible de croire que la Belgique ne puisse pas faire un effort pareil à celui de la Prusse en 1808, quand il s'agit de défendre ce qu'un peuple a de plus précieux, son honneur, ses intérêts, sa liberté, son indépendance.

Nous parlons beaucoup à nos concitoyens des chargés, des corvées militaires ; parlons-leur aussi de leurs devoirs. Et le premier n'est-il pas la défense du pays ? Un peuple n'est digne de vivre qu'à la condition de savoir, au besoin, se sacrifier tout entier.

Je me demande donc pourquoi ceux qui émettent ces idées sont si mal accueillis ici ? (Interruption.) Pardon ; j'entends parfaitement vos murmures.

Je m'imagine qu'il y a quelque autre raison de ce peu d'accueil sur une partie de nos bancs, car enfin en lui-même le système n'est pas sans avoir du bon, on ne peut le nier ; il est efficace, il est juste ; il atteint parfaitement son but ; il est peut-être moins coûteux que tout autre. Pourquoi donc, je le répète, le traitez-vous si mal et n'avez-vous pour lui que sarcasmes ou dédain ?

On m'a donné le droit de faire des suppositions ; j'en use et je me demande si certains ne repoussent pas le service militaire obligatoire pour tous, parce qu'ils y voient autre chose comme conséquence, à savoir l'extension du droit électoral ? Les deux idées sont corrélatives. Si d'un côté on disait au peuple : « Lève-toi, combats et meurs pour la défense du pays ; » de l'autre, il serait bien difficile de ne pas lui dire : « Lève-toi, et vote pour la défense de tes intérêts. »

Pourquoi donc avoir cette peur d'une réforme électorale, si modeste quelle soit ? Pourquoi tenir le peuple belge en si grande défiance ? Si, par un coup de baguette magique, je pouvais laisser pendant vingt-quatre heures approcher ce peuple de l'urne électorale, il en sortirait, j'en réponds, l'acclamation de notre indépendance, de nos institutions et de notre dynastie, confondues dans le même sentiment d'amour et de dévouement.

Et si le même peuple était organisé, militairement, avait des armes contre l'agression, notre nationalité reposerait désormais sur une base indestructible !

Je vais, messieurs, quitter le terrain militaire où l'on fait si facilement fausse route et où je suis resté trop longtemps pour mon amour-propre et votre patience.

Je vais entrer dans un ordre de considérations différentes et qui m'est plus familier. Je désire examiner rapidement quelles sont les conditions essentielles de ce que j'appelle la sécurité belge. Ces conditions, on les place trop, selon moi, dans les moyens matériels, dans la puissance des forteresses et des canons. Cette assurance est principalement dans la force morale, dans celle du droit. Ainsi, la première des conditions que j'assignerais à notre sécurité, c'est l'ancien droit international, tel qu’il a existé depuis 1830 jusqu'à 1860.

Nous dépendons avant tout de l'équilibre européen. Nous en sommes un des pivots, un des éléments essentiels.

Dès que cet équilibre est rompu ou seulement menacé, le danger existe ; nos alarmes sont légitimes, c'est par un sentiment d'instinct que devenons inquiets ; la Belgique ressemble alors à cette plante qui se referme au moindre souffle de l'orage.

Cet équilibre est aujourd'hui menacé par des principes nouveaux, les idées de nationalité ou d'agglomération, ou rompu par les faits de guerre. L'altération de cet équilibre européen basé sur l'ancien droit n'est pas à nier.

Nos grands, nos vrais ennemis sont l'esprit de conquête et l'esprit d'usurpation ; ce sont ceux-là qu'il faut combattre ; ce sont ceux-là qu'il faut détester et c'est dans le respect des traités que nous devons trouver notre meilleure et plus sûre défense.

Dans cet ordre d'idées, le gouvernement, dans la sphère de sa politique extérieure, a commis deux fautes capitales. La première remonte déjà à quelques années ; je veux parler de l'acte diplomatique portant reconnaissance du nouveau royaume d'Italie, reconnaissance qui, à mon avis, a été trop empressée et qui surtout n'a pas été accompagnée de réserves.

Je le sais, je touche ici à un point délicat ; je veux le faire avec modération ; je le puis d'autant plus aisément, que je ne suis pas, que je n'ai jamais été l'adversaire de l'indépendance italienne ; loin de là. J'ai applaudi à l'affranchissement de l'Italie ; je n'ai pas cru que l'Italie dût subir la domination étrangère, pas plus que je ne l'accepterais pour la Belgique.

Chaque fois que j'ai pu manifester mes sympathies pour l'Italie indépendante, je l'ai fait ; chaque fois qu'il m'a été donné d'approcher des hommes d Etat d'Autriche les plus éminents, et j'ai eu souvent cette occasion, je leur ai dit franchement mon opinion, je leur ai dit : Abandonnez l'Italie, laissez-la à elle-même ; faites cesser votre longue domination ; vous-mêmes en serez plus forts.

Je puis donc affirmer que l'Italie affranchie n'a pas en moi un adversaire, mais ici je me préoccupe uniquement de l'intérêt belge, je ne m'inquiète que de cet intérêt, c'est le seul qui m'inspire et qui me fasse parler ; et si j'avais ici, à côté de moi, un patriote italien, si ardent qu'il fût, il ne saurait blâmer mon langage.

Ainsi donc, on a commis une grande faute, en reconnaissant avec tant de hâte, avant la plupart des autres puissances et surtout sans réserves, la formation du royaume unitaire d'Italie.

L'indépendance de l'Italie est bonne pour nous ; l'unité est mauvaise ; cette unité qui se donne aujourd'hui à elle-même de si cruels démentis et qui expie si douloureusement les erreurs, les violences qui dut été commises. et ici je dirai ma pensée tout entière. Je ne serai complètement rassuré, comme Belge, que lorsque j'aurai vu le retour à la pensée fondamentale du traité de Villafranca, pensée que n’a pu abandonner, cela me paraît impossible, l'homme qui a fait la campagne de 1859, l'affranchissement de l'Italie.

Messieurs, en 1861, quand il s'est s'agit de la reconnaissance du royaume d'Italie, nos avertissements ne vous ont pas manqué. Tous, unanimement, les uns après les autres, nous vous avons priés, suppliés de ne pas poser un acte qui pouvait un jour compromettre les intérêts du pays.

Je veux faire quelques citations ; elles sont instructives.

Cette discussion avait lieu au mois de novembre 1861. Voici ce que je disais dans la séance du 21 ; je me cite le premier, parce que l'ordre de discussion l'amène ainsi :

« Quand vous aurez fait cela, quand vous aurez ébréché le pacte de votre neutralité, qui est votre titre particulier d'existence dans la famille européenne, votre garantie spéciale vis-à-vis de l'Europe, quand vous vous serez associés à cette violation du droit des gens, qui est le titre commun à toutes les nations européennes, vous aurez ébranlé de vos propres mains les bases de votre indépendance et de votre nationalité ! Songez-y, messieurs, je vous en supplie, ne préparez pas ces jours périlleux à la patrie !! »

Mon honorable ami, M. Dumortier, tenait, le 23 novembre, ce langage-ci :

« Il n'y a, messieurs, dans le monde politique que deux choses : la (page 684) force et le droit. Les petites nationalités n'ont pas pour elles la force, il ne leur reste qu'un seul prestige, qu'un seul appui, c'est le droit ; c'est le droit des gens qui fait qu'elles sont aussi respectables que les plus grandes puissances. Or, la formation du royaume d'Italie n'est rien autre chose que la suppression de ce principe du droit des gens qui est la plus grande garantie de notre existence politique. »

Mon honorable collègue M. Vilain XIIII blâmait également et très vivement la reconnaissance du royaume d'Italie et il donnait pour motif un fait que je ne veux pas rappeler aujourd'hui. Il serait pénible pour l'Italie et ce n'est pas le moment actuel que je choisirai pour me montrer sans nécessité dur envers ce malheureux pays.

L'honorable comte de Theux s'en exprimait ainsi dans la séance du 26 novembre :

« Mais il y a plus : qui oserait jurer aujourd'hui que le royaume d'Italie sera constitué réellement comme il doit l'être pour exister ; qu'il ne périra pas par les divisions intérieures et qu'il surmontera les difficultés qui s'opposent à sa création ? Personne.

« Je conclus et je dis que la Belgique, comme Etat neutre, devait s'abstenir de tout acte de reconnaissance, que la Belgique a le plus grand intérêt et le plus grand devoir de ne jamais poser d'acte contraire a l'esprit de la neutralité. Je regrette et blâme l'acte. »

Enfin, au Sénat, mon honorable ami M. le baron d'Anethan, disait, le 22 mai :

« Je dis en second lieu que cette reconnaissance est contraire aux intérêts belges et peu en harmonie avec le principe de notre neutralité.

« La Belgique aurait dû être la dernière à reconnaître un état de choses qui consacre le principe des annexions opérées par la ruse, par la violence et au mépris des traités et des promesses les plus solennelles. »

Voilà, messieurs, comment nous avons envisagé la reconnaissance du royaume d'Italie, dont la formation est la plus grave altération de l'équilibre européen. Nos avis, nos conseils, nos prières ont été dédaignés. Inutiles Cassandres, nous avons parlé en vain : une autre passion vous entraînait et vous aveuglait.

Cette première faute, je la qualifie de faute de précipitation.

Une seconde, vous l'avez commise récemment. Celle-ci est dans le sens inverse ; c'est une faute de retard. Je vous reproche de ne vous être pas associés franchement et promptement à la conférence qui a été proposée pour le règlement de la question romaine.

Un des vôtres, l'honorable M. Rogier, avec son expérience d'homme d'Etat et son instinct infaillible de patriote, ne s'y est pas trompé ; il a conseillé d'accéder à la conférence, et c'est peut-être pour cela qu'il n'est plus ministre ; tout comme l’honorable M. de Vrière a cessé d'être ministre, lors de la reconnaissance du royaume d'Italie. C'est un tort que vous avez eu de ne pas accepter l'offre d'aller à cette conférence ; car un jour pourra venir où l'on nous dira : Vous avez été bien pressés, quand il s'est agi de constater la rupture des traités et bien lents quand il s'est agi de les maintenir.

Mais cette conférence, qu'était-ce donc ? C'était le premier pas vers cette restauration du droit public européen qui est la véritable garantie de notre force et de notre indépendance, et à cette restauration il fallait vous hâter de vous associer.

C'est une grande idée d'ailleurs que cette proposition de conférence du Congrès. On la traite aussi d'utopie, de projet irréalisable. Nous verrons ; mais je suis convaincu que la postérité honorera beaucoup moins l'empereur Napoléon pour avoir fait prendre Sébastopol, conquérir Pékin, commandé et vaincu à Solferino, que pour avoir fait deux choses : l'une l'établissement de la liberté commerciale, le traité de commerce avec l'Angleterre qui est, comme l'a dit l'honorable M. Couvreur, un gage d'alliance entre les deux grandes nations ; la seconde, d'avoir proposé la réunion d'un congrès de paix et de désarmement ; c'est la discussion substituée à la force.

C'est la conférence qu'il fallait accepter, c'est à la conférence qu'il fallait vous empresser d'adhérer pour vouer vos efforts à sauver un petit Etat menacé, le plus ancien de tous, la plus auguste des souverainetés !

J'arrive maintenant à la seconde condition essentielle de la sécurité de la Belgique.

C'est l'union des citoyens, produisant, fortifiant le sentiment national qui est la force d'un peuple.

Une aussi heureuse situation est le fruit d'un gouvernement modéré, tolérant, bienveillant pour tous, se plaçant au dessus de l'esprit exclusif de parti, ne pratiquant pas la politique de parti, mais une politique nationale. Hélas ! ce gouvernement nous ne l'avons pas ! C'est un malheur qu'on ait pu dire ici et en dehors, qu'on répète partout ce mot, ce cri de douleur : Il y a en Belgique des vainqueurs et des vaincus.

Paroles exagérées peut être, je l'accorde, mais qui n'en sont pas moins l'indice d'une situation dont la gravité ne peut échapper à personne. Je ne veux pas y insister, j'aime mieux espérer qu'elle aura un terme et je voudrais en voir l'augure dans les paroles que M. le ministre des finances a prononcées dans la séance de jeudi dernier.

M. le ministre a terminé son discours par un appel chaleureux, pathétique à l’union, adressé à ses amis de la droite ; langage assurément nouveau dans sa bouche et que nous voudrions saluer comme l'ère d'un changement de cette politique à outrance dont vos amis comme vos adversaires de la droite sont unanimes à vous faire le continuel et trop juste reproche.

Espérons que l'appel ne sera pas un vain mot, une formule oratoire, un brillant météore disparu avec l'heure présente.

Nous ne verrions plus se produire de ces lois attentatoires à nos droits et à nos intérêts les plus légitimes.

Plus de projet pareil à celui qui a entravé le plus noble instinct de l'homme, celui de fonder la charité, cet intérêt sacré du pauvre.

Plus de projet entamant la liberté de la parole religieuse et mettant hors du droit commun cette parole qui est la dernière à se taire, qui retentit encore quand toutes les autres s'inclinent ou s'effacent devant le despotisme triomphant et l'audace heureuse. Plus de projet confisquant les bourses d'étude, ce legs de bienfaisance et de lumières qu'un siècle faisait à l'autre et en tarissant la source.

Plus d'actes modifiant les testaments, supprimant les conditions et gardant la chose.

Plus de mesures profanant la sainteté des sépultures, violant la liberté des cultes et blessant la fibre intime du cœur humain !

Plus de projet plaçant les cuites dans la servitude de l'Etat, en mettant sous sa main les biens des fabriques, base de leur indépendance temporelle.

Et ici, messieurs, je ne puis résister à la tentation de donner lecture des paroles prononcées au corps législatif de France dans la séance du 14 de ce mois, à propos de la limite d'âge des magistrats :

« L'inamovibilité est assurément un grand principe, mais on y a introduit une excessive mobilité. Ainsi la loi sur la limite d'âge a été à mes yeux, un malheur. J'ai vu avec un profond regret sortir de la cour des magistrats expérimentés, plus éclairés, plus capables que des jeunes gens qui venaient prendre leur place. Je les ai vus partir à cause de cette limite d'âge, je les ai vus frappés dans leur compagnie, diminués dans leur famille même, quand leur cœur, leur intelligence, leur savoir étaient toujours à la même hauteur. Il y en a, j'en connais, qui sont morts de chagrin (mouvement), et cela n'a eu d'autres résultats que d'ouvrir carrière à beaucoup de places nouvelles. (Vive approbation sur les bancs de l'opposition.) »

Et qui tenait ce langage ? Le plus grand orateur moderne de la France ; l'homme devant qui chacun s'incline, devant qui la fière Angleterre s'est inclinée naguère, une des gloires les plus pures de son pays : M. Berryer, c'est assez dire. Et de la part de qui sont partis ces applaudissements, ces vives approbations ? De cette opposition qui compte dans son sein les esprits les plus libéraux qui disputent si admirablement pied à pied les conditions de la liberté de la presse ; de cette liberté non seulement nécessaire mais indispensable, qui protège toutes les autres, et qui nous font l'honneur (et je leur en suis reconnaissant) de citer sans cesse en exemple nos libres institutions.

Eh bien donc, messieurs, nous ne verrons plus rien de pareil : cette sombre situation va disparaître. Ce sera l'âge de la paix, de la concorde, de la justice pour tous, inaugurée par M. Frère,

Mais cependant, si cela ne devait pas être, si la situation ne devait pas changer, si la trêve ne devait durer qu’un jour, oh ! alors vos amis de la droite, qui sont et resteront les nôtres, car il y a entre nous un lien indissoluble, celui de nos luttes communes, oh ! alors vos amis de la droite auraient le droit de vous arrêter, de revendiquer leurs droits.

Autrement hommes trop confiants, ils devraient se dire : Appoints d'une heure, nous avons été dupés et mystifiés !

Notre patriotisme est aussi pur, aussi sincère, aussi ardent que le (page 685) vôtre. Nous nous adressons comme vous à nos concitoyens et nous leur tenons ce langage digne d'eux, digne de nos ancêtres et nous leur disons : Vous voulez conserver, fiers et libres, votre indépendance, l'honneur du pays, ces biens les plus précieux.

Eh bien, alors, levez-vous, soyez prêts à tous les dévouements, à tous les sacrifices, même celui de la vie. Ce n'est qu'à ce prix que les peuples se préservent.

Vous, au contraire, vous ne leur parlez que de sacrifices d'argent pour les uns, ce qui n'est rien, corporels pour les autres, ce qui est pour eux tout, de sacrifices inégaux, dès lors injustes.

Nous leur demandons plus et mieux : au besoin le sacrifice suprême, mais un sacrifice égal pour tous, riches ou pauvres. Entre nous le pays prononcera et le jour viendra où il dira que ce n'est pas nous qui avons le moins aimé la patrie.

M. Jacobsµ (pour une motion d’ordre). - Messieurs, j'ai entretenu la Chambre, il y a huit jours, entre autres choses, d'une lettre du général Chazal au maréchal Bazaine ; un ami du général Chazal vient de me communiquer une autre lettre de lui qui exprime sous l'empire de quels sentiments la première a été écrite. Bien que cette seconde lettre ne fût pas destinée à la publicité, il m'a autorisé à en donner lecture à la Chambre ; j'ai demandé cette autorisation pour que chacun pût apprécier à sa véritable valeur le document dont j'ai donné lecture. Je tiens, avant tout, à être juste.

Voici, messieurs, cette seconde lettre :

« Je ne me rappelle pas les termes de ma lettre, mais je me rappelle hélas ! les sentiments sous l'empire desquels j'étais en ce moment. Le pays entier s'était ému de la mort sublime de cette petite phalange d'héroïques enfants qui allaient au feu pour la première fois. De toutes parts, depuis les souverains jusqu'aux gens du peuple, on m'exprimait la plus vive admiration pour nos jeunes soldats, l'anxiété sur le sort des prisonniers était générale, l'armée frémissait du désir de venger ce glorieux échec, vous savez aussi bien que moi les milliers de demandes qui m'arrivaient pour s'enrôler dans la légion belge, non seulement des rangs de l'armée, mais encore de la part d'anciens soldais. Comment ai-je agi ? Ai-je encouragé ces démonstrations et ces sentiments ?

« Non, fidèle à l'engagement que le gouvernement avait pris vis-à-vis des Chambres, n'ai-je pas, à partir de ce moment, décliné toute immixtion de ma part dans les affaires du Mexique ? me suis-je mêlé en quoi que ce soit de ce qui concernait la légion ? Cependant à ce moment je songeais à quitter le ministère et à partir moi-même pour le Mexique pour y venger mon enfant.

« Si les demandes qu'on m'adressait étaient sincères, comme il était impossible d'en douter, et si ce qu'une foule d'officiers disaient était vrai, on n'aurait pu empêcher un grand nombre d'anciens soldats de partir. Je n'ai pas voulu qu'on pût m'accuser, après ma retraite, d'avoir jeté ce trouble dans l'armée.

« Mais en faisant le sacrifice de mes aspirations, de mes désirs, j'ai compris que j'avais un grand devoir à remplir envers les pauvres soldats belges engagés au Mexique, envers les prisonniers de Tacambaro et envers leurs familles dans la consternation.

« II fallait sauver deux cents malheureux qui pouvaient être égorgés si M. le maréchal Bazaiue ne faisait pas des efforts suprêmes en leur faveur. C'est alors que j'écrivis au maréchal que je le suppliais de mettre tout en œuvre pour sauver nos malheureux compatriotes, que l'héroïsme des victimes de Tacambaro avait beaucoup modifié l'opinion publique, que de toutes parts arrivaient des demandes d'enrôlement et que, si l'on avait assez d'argent pour accueillir tous les enrôlés qui se présentaient, on ne serait pas embarrassé d'en former une forte division de toutes armes.

« Je viens de vous donner l'analyse de là lettre que j'écrivis au maréchal Bazaine, dans un sentiment d'humanité et de patriotisme que tout homme à ma place eût éprouvé, sous l'oppression de douleurs que je ressentais et que la nation partageait ; j'aurais cru manquer à un devoir si je n'avais pas fait cet effort pour venir en aide aux pauvres prisonniers des terres chaudes et si, pour plaider leur cause, je n'avais pas fait connaître au maréchal le magnifique élan de leurs camarades et de la nation. »

Cette lecture, messieurs, fait disparaître le soupçon de duplicité qui aurait pu naître de la brutalité des faits.

Le fait ne reste pas moins coupable, à non avis, les intentions, je l'admets, ne le sont pas.

Ce que je reproche au général, c'est que l'homme que je comprends, le père, le soldat ait, dans la lettre au maréchal Bazaine, absorbé complètement le ministre de la guerre.

Y eût-il eu en Belgique cette réaction, qui n'est, suivant moi, qu'une illusion, l'élan dont parle le général Chazal eût-il existé, y eût-il eu des raisons sérieuses de croire que la Chambre était disposée à se déjuger dans l'affaire du Mexique, encore n'appartenait-il pas au ministre de la guerre d'écrire la lettre qu'il a écrite et de promettre au maréchal Bazaine le concours d'une division belge fortement organisée.

L'ordre du jour voté par la Chambre eût dû l'arrêter. Il y a contradiction entre la lettre et l'ordre du jour. Mais, sous l'empire des sentiments que je viens de rappeler, l'honorable général Chazal en a jugé autrement.

Il s'est fait illusion, il s'est trompé, il a commis une faute politique, faute qu'on peut concevoir dans la situation où il se trouvait, qui n'en doit pas moins être blâmée, avec moins de vivacité, je le reconnais, que je ne le faisais l'autre jour.

Je ne regrette pas ce blâme, messieurs, si ce n'est en ce point que j'aurais préféré voir le général Chazal sur les bancs de la Chambre, en face de moi, pour discuter avec lui.

J'ai donné communication à la Chambre de cette seconde pièce pour que les détails de cet incident soient ramenés à leur véritable portée et pour que le blâme reste ce qu'il doit être, ni trop, ni trop peu accentué.

MfFOµ. - Messieurs, je n'entends pas réclamer pour longtemps l'attention de la Chambre. Mon intention n'est assurément pas de suivre l'honorable M. Nothomb dans les détails où il est entré à propos d'organisation militaire. Le moment viendra pour d'autres collègues de traiter ces questions, Je ne veux relever que certains points du discours que vous venez d'entendre.

Je constaterai tout d'abord que l'appel à l’union, à la conciliation, appel si étrange, si singulier dans la bouche de l'honorable membre, a été fait par lui dans les termes les plus amers et les plus violents.

Si quelques-uns de ses honorables amis, ils ne seront pas je crois en très grand nombre, viennent à répondre à l'invitation que je leur ai adressée de voter sur une question d'intérêt national en se mettant au-dessus de toute espèce de préoccupation politique, de tout esprit de parti, il les avertit qu'ils seront trompés et mystifiés.

L'honorable membre s'est-il donc imaginé qu'en conviant ceux qui, soit à droite, soit à gauche, partagent notre opinion sur la grande question nationale dont la Chambre s'occupe en ce moment, qu'en les conviant, dis-je, à voter avec nous les moyens d'assurer la défense nationale, je donnais à cet appel la signification que le cabinet, que l'opinion libérale renonce à ses idées, à ses principes pour l'avenir ? S’il a pu concevoir un seul instant une pensée aussi singulière, je lui déclare dès aujourd'hui qu'il s'est fait une illusion complète.

Le parti libéral n'est pas disposé à une pareille concession, et j'aurais cru faire outrage au membres de la minorité, si je leur avait dit : Votez avec nous sur cette question d'intérêt national, et renoncez en même temps à toutes vos convictions, à tous vos principes.

Non, messieurs, personne assurément n'a pu sérieusement se méprendre à ce point sur la portée de mes paroles.

Nos honorables adversaires seront après le vote, s'ils trouvent à propos de nous suivre, ce qu'ils étaient avant, et nous aussi nous resterons, quant à nos convictions et à nos principes, dans les mêmes conditions qu'aujourd'hui.

Ces conditions d'ailleurs sont celles d'un esprit véritablement modéré et conciliant, qui n'a jamais cessé d'inspirer les actes politiques du cabinet.

Ce n'est pas à nous que l'on peut adresser le reproche, après de si longues années d'exercice du pouvoir, d'être venus porter dans cette Chambre des projets de lois de nature à soulever la plus vive irritation dans le pays.

Ce n'est pas à nous que l'on peut justement adresser le reproche d'avoir bravé les conseils de tous les hommes modérés qui conviaient à écarter de nos débats des projets qui devaient troubler profondément le pays, qui devaient le placer dans une situation des plus difficiles.

C'est l'honorable membre qui a accepté ce rôle, et cela malgré les avertissements, les supplications, dirai-je, de l'opposition libérale elle-même. C'est l'honorable membre qui a accepte la grave responsabilité de faire discuter un projet de loi qui a menacé la tranquillité du pays,

Cet accusations passionnées, qui ne peuvent nous atteindre, donnent la (page 686) mesure d'un autre grief articulé contre nous par l'honorable M. Nothomb, et qui m'a vivement ému parce qu'il représente l'attitude prise par le gouvernement dans deux circonstances qui touchaient à la politique internationale, comme pouvant compromettre la sécurité de la Belgique.

Vous avez commis deux fautes, dit l'honorable membre : l'une par précipitation, l'autre par lenteur. Ces deux fautes sont également compromettantes pour le pays : c'est la reconnaissance précipitée du royaume d'Italie, c'est la non-adhésion à la conférence proposée pour l'examen de la question romaine.

Je ne sais en vérité, messieurs, par suite de quelle espèce de vertige on a pu nous adresser un tel reproche !

Si j'avais voulu me prévaloir de l'opposition irréfléchie faite par la droite tout entière à la reconnaissance de l'Italie, si j'avais voulu me montrer accusateur à mon tour et triompher des événements qui sont venus démontrer la prudence avec laquelle nous avons agi à cette occasion, n'aurais-je pas été autorisé à vous dire : Votre politique à toujours été dangereuse, votre politique a toujours été de nature à compromettre gravement l'intérêt du pays. Si vous aviez été au pouvoir en 1861 et en 1868, après vous être refusés, pour les motifs que vous avez invoqués, de reconnaître ce qui s'était passé en Italie, quelle eût été la position de la Belgique après Sadowa ? (Interruption.) Liés par vos précédents, vous étiez condamnés, pour rester conséquents avec vos actes antérieurs, après avoir bravé l'Italie, qui est loin de nous, à braver la Prusse qui est à nos portes. (Interruption.) Vous eussiez été obligés de dire alors : Nous, neutres, qui devons défendre la politique des petite Etats, nous ne reconnaîtrons pas les faits accomplis en Allemagne ! Voilà l'extrémité fatale à laquelle vous eussiez été réduits ! Eh bien, je crois pouvoir le dire, vous ne l'eussiez pas osé ! (Interruption.)

Au lieu d'une politique de parti, d'une politique qui mettait certains intérêts au dessus des véritables intérêts du pays, nous avons pratiqué une politique de principe, qui était toute dans la situation. Quelle était cette politique ? Quand la question italienne s'est présentée, nous avons dit : Nous ne jugeons pas les causes ; nous trouvons des faits accomplis, des gouvernement établis, et lorsque ces faits ont reçu la sanction de la plupart des puissances européennes, nous déclarons que nous reconnaissons les gouvernements de fait. Et de même nous avons pu dire, sans embarras, sans difficulté, lorsque des transformations analogues à celles qui s'étaient produites en Italie, ont été opérées en Allemagne, de même nous avons pu dire : Sans avoir à juger les parties en cause, nous reconnaissons les faits accomplis, les gouvernements établis. C'est là une doctrine de droit public, une doctrine indubitable de droit des gens que nous pouvons défendre en toute circonstance ; mais votre politique, vous n'eussiez pas osé la défendre, votre politique eût gravement compromis la Belgique.

J'arrive à la seconde faute que nous avons commise : Nous ne nous sommes pas suffisamment empressés d'adhérer à la conférence ! Etrange grief dans la bouche de l'honorable membre ! Que disait-il pour la question italienne ? « Vous êtes des neutres ; vous ne devez pas vous hâter de reconnaître le nouveau royaume. » Et maintenant qu'il s'agit de la question romaine, il retourne son argument, et il nous dit : Vous êtes des neutres, donc vous devez agir, vous devez intervenir, vous devez aller discuter les conditions d'existence de l'Etat pontifical ! (Interruption.)

Mais, messieurs, il pouvait y avoir d'assez graves inconvénients, des dangers même pour la Belgique à se trouver mêlée à ces discussions. Toutefois qu'avons-nous fait ? Nous sommes-nous prononcés ? Avons-nous déclaré que nous n'irions pas à la conférence ? En aucune façon ; nous avons déclaré, au contraire, que dans certaines éventualités nous pensions que la Belgique aurait dû s'y faire représenter.

Et d'ailleurs, est-il trop tard ? La conférence n'est pas convoquée, que je sache ; lorsqu'elle le sera, si elle l'est, la Belgique, dans son indépendance, jugeant ce qui convient le mieux à ses intérêts, se décidera librement.

Donc le reproche que nous adresse l'honorable M. Nothomb de ne pas aller assez vite, est un reproche qui prouve peut-être qu'il montre un grand zèle pour certaines causes, mais qui démontre aussi qu'il s'abuse sur ce qui constitue les véritables intérêts du pays.

- La séance est levée à 5 heures.