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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 19 janvier 1869

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 275) M. Dethuin, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 1/4 heures.

Il donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moor, secrétaireµ, présente ensuite l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Des habitants de Tournai demandent la réorganisation des corps de musique militaires et une amélioration de position pour le personnel de ces corps. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Vandenbulcke demande, que les fonctionnaires ayant plus de 75 ans soient appelés à faire valoir leurs droits à la pension. »

- Même renvoi.


« Le sieur Gustave Dewit demande, le rétablissement de l'arrêt a Vilvorde au passage du train express partant d'Anvers à 3 heures 15 m. et la suppression des voyages réduits à longue distance. »

- Même renvoi.


« Les membres des conseils communaux de Lens-sur-Geer, Grandville, Thys, Crisnée, Odeur et Oreye demandent l'abattage des arbres plantés le long des routes de l'Etat dans la province de Liège. »

- Même renvoi.


« Le sieur Maerten-Roclens demande l’établissement d'une taxe sur les cartes de visite. »

- Même renvoi.


«-Le sieur Auguste Carlier, notaire à Tubize, proposé une modification à l'article 819 du code civil. »

- Même renvoi.


« Le sieur Dcstoop demande une diminution de la patente sur les moulins à vent. »

M. Lelièvreµ. - Cette pétition a un caractère d'urgence à raison de l'importance de l'objet auquel elle est relative. Je demande qu'elle soit renvoyée à la commission qui sera priée de faire un prompt rapport.

- Adopté.


« Les sieurs Milet, Meynne et autres membres de la Ligue de l'enseignement, à Bruges, demandent une loi qui règle le travail des enfants dans l'industrie. »

« Même demande des sieurs Kleman, Wytsman et Rombello. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur des pétitions analogues.


« M. le bourgmestre de Forêt envoie à la Chambre, copie de la requête adressée par le conseil communal à M. le ministre des travaux publics, relativement à l’établissement d'un chemin de fer de Trooz à Micheroux. »

- Dépôt au bureau des renseignements.


« M. le ministre de la justice transmet, avec les pièces de l'instruction, la demande de naturalisation du sieur Hampret, P. »

- Renvoi à la commission des naturalisations.


« MM. de Kerchove. de Denterghem et Mouton, retenus par indisposition, demandent un congé de quelques jours. »

- Accordé.

Motion d’ordre

M. De Fréµ. - Je profite de la présence de l'honorable ministre de la guerre pour lui faire une interpellation sur l'exécution de la loi du 5 avril 1868.

Celte loi a augmenté le contingent de l'armée de 2,000 hommes, mais elle a divisé ce contingent en deux catégories, le contingent actif qui est composé de 11,000 hommes et le contingent de réserve, composé de 2,000 hommes. Les administrations communales sont assiégées de demandes et cette innovation dans notre organisation militaire soulève beaucoup de questions.

Parmi ces questions, il y en a trois que j'ai l'honneur de soumettre à l'honorable ministre de la guerre, afin qu'il veuille bien m'en donner la solution.

Première question. Quand les miliciens sauront-ils qu'ils font partie de la première ou de la seconde catégorie des incorporés, c'est-à-dire du contingent actif ou du contingent de réserve ?

La loi de 1855 exige que les miliciens de la première catégorie restent sous les armes pendant au moins 24 mois, tandis que les miliciens du contingent de réserve ne doivent rester sous les armes que pendant 4 mois la première année et pendant un mois les trois années suivantes.

Deuxième question. Les miliciens de la seconde catégorie sont-ils incorporés en même temps que les miliciens de la première ?

Troisième question. Puisque les miliciens de la deuxième catégorie doivent servir un temps moins long que ceux de la première, ne. pourrait-on pas fixer l'époque de leur incorporation au mois d'octobre ou de novembre, dans l'intérêt de l'agriculture ?

Voilà, messieurs, les questions que j'ai l'honneur de soumettre à M. le ministre de la guerre. Quand il les aura résolues, les pères de famille et les miliciens qui, cette année, doivent tirer au sort sauront quels sont les arrangements qu'ils doivent prendre s'ils veulent se faire remplacer ou substituer.

MgRµ. - Les hommes de la milice connaîtront leur sort, c'est-à-dire sauront s'ils font partie de la première ou de la deuxième catégorie, vers le mois de juillet. C'est seulement vers cette époque que la première partie du contingent sera complètement établie. Il arrivera inévitablement, par suite de pourvois en appel et de renvois d'hommes trouvés impropres au service militaire, que des numéros classés d'abord dans le contingent actif passeront dans le contingent de réserve, comme il arrivait que des miliciens, exemptés d'abord, étaient appelés plus tard au service par suite des mêmes circonstances.

Ce n'est donc que lorsque la première partie du contingent sera complètement fixée qu'il sera possible de dire quels sont ceux qui font partie du premier ou du deuxième contingent. Les deux classes connaîtront leur sort en même temps.

Comme, depuis l'organisation nouvelle, les hommes ne sont appelés en activité qu'au mois d'octobre, ils auront tout le temps de prendre leurs précautions, soit pour se faire remplacer, soit pour se faire substituer.

L'honorable membre demande que les hommes de la réserve soient appelés au service seulement vers le mois d'octobre. C'est un point que nous examinerons. Nous ferons en sorte de ne les rappeler que dans les circonstances les plus favorables pour eux.

Ces hommes, d'ailleurs, n'iront pas au régiment, c'est au dépôt qu'ils recevront leur instruction. En un mot, messieurs, nous ferons tout ce qu'il dépendra de nous pour que l'intérêt du service se concilie avec les intérêts du milicien.

M. Thibautµ. - Je ne comprends pas comment la loi du contingent pourra être appliquée, aussi longtemps que la nouvelle loi sur la milice n'aura pas été votée par la Chambre.

Il y a des questions excessivement graves qui sont soulevées par la coexistence de deux contingents de nature différente ; et ces questions ne pourront être résolues que par la loi de milice.

Ainsi, par exemple, je me demande quelle solution vous pourrez donner à la question si grave des exemptions ; comment appliquerez-vous tout le chapitre qui traite de cet objet, aux deux catégories de miliciens : miliciens pour le service actif, miliciens pour la réserve ? Je crois qu'on va se heurter contre des difficultés insurmontables.

A mon avis, la loi du contingent ne peut être appliquée qu'après le vote, de la loi de milice.

MiPµ. - Il eût été certainement fort désirable que la loi de la milice fût votée avant la mise à exécution des lois volées l'année dernière sur le contingent de l'armée. Le gouvernement l'eût vivement désiré ; mais on attend toujours le rapport de la section centrale qui, je crois, n'est, pas encore complètement terminé.

M. Mullerµ et M. Coomansµ demandent la parole.

MiPµ. - Quoi qu'il en soit, nous pensons que les lois votées l'année dernière peuvent être exécutées sans que la loi de milice ait été révisée.

L'honorable M. Thibaut soulève une question ; mais la solution de cette question me paraît très simple sous l'empire de la loi actuelle. II est évident qu'en l'absence de dispositions différentes, les exemptions qui existent aujourd'hui seront appliquées au service dans la réserve.

En effet, la loi portant des exemptions pour tout le service dans la milice, il n'y aura pas lieu de faire des exceptions pour le service dans la (page 276) réserve. Je crois que, dans la loi nouvelle, il sera nécessaire d'établir une distinction entre les deux services, de ne pas accorder les mêmes exemptions et de ne pas accorder surtout le même effet d'exemption de service dans la réserve que dans le service actif. Mais provisoirement et jusqu'à ce que la législature en ait décidé autrement, on devra appliquer les principes qui se trouvent inscrits dans la loi actuelle.

Il y a peut-être d'autres difficultés ; mais si l'on veut discuter tout le système du projet de loi de milice, nous devrons y consacrer beaucoup de séances, et mieux vaudrait, je pense, consacrer ce temps à la discussion du projet de loi lui-même, quand nous pourrons l'aborder d'ici à quelque temps.

M. Mullerµ. - J'ai demandé la parole lorsque M. le ministre de l'intérieur a dit que le gouvernement attendait encore le rapport de la section centrale sur le projet de loi relatif à la milice.

Je vais m'expliquer en peu de mots. Quand, au mois de novembre dernier, nous avons été saisi des nouvelles propositions du gouvernement, quelques jours avant l'ouverture de la session, je m'étais rendu à Bruxelles pour examiner avec M. le ministre de l'intérieur les différentes modifications que nécessite dans le projet de loi de la milice, dont j'avais achevé le rapport, il y a un an, la division de l'armée en contingent actif et en contingent de réserve. A la suite de la réorganisation militaire, de nombreuses difficultés ont surgi ; ces difficultés réclamaient des solutions ayant pour conséquence un remaniement du projet ; et je dois dire que nous y avons d'abord travaillé, M. le ministre de l'intérieur et moi, avant que la section centrale en fût saisie.

La Chambre reconnaîtra sans peine que la tâche est très ardue. Ainsi, pour citer un point, je crois avoir démontré à M. le ministre de l'intérieur que, dans le système de la réserve, le tirage au sort par commune n'est plus possible, et dès maintenant je puis signaler un des inconvénients que nous allons rencontrer pour cette année.

Pour la première levée de la réserve, toutes les petites communes du pays vont échapper à toute participation à cette partie du contingent : il y aura une inégalité injuste entre les petites et les grandes communes ; ces dernières seules vont être mises à contribution.

En second lieu, messieurs, quoique M. le ministre de l'intérieur ait trouvé la chose facile, je doute fort qu'il n'y ait pas de complication et d'embarras pour déterminer actuellement quels miliciens appartiendront à la réserve, quels appartiendront à la section d'activité. Sous ce rapport, la section centrale a encore proposé à M. le ministre de l'intérieur tout un autre système de tirage, empêchant toute confusion entre les numéros appelés au service actif et ceux qui concerneront la réserve, et M. le ministre de l'intérieur s'y est rallié.

Maintenant une autre question très grave doit aussi être résolue : il s'agit des effets respectifs de l'un et de l'autre service, quant à l'exemption des frères. Cette question, la section centrale vient de l'examiner, et après beaucoup d'hésitation et de difficultés, elle y a donné une solution, qu'elle considère comme équitable et pratique, et qui sera soumise à la Chambre.

J'ajouterai enfin que M. le ministre de l'intérieur fait à la section centrale de nouvelles propositions relativement au remplacement et à la substitution ; il se borne au remplacement, et écarte complètement la substitution, sauf en un point : l'honorable M. Pirmez permet qu'un milicien de la réserve, appartenant à la même province, substitue un milicien de l'armée active, lorsque tous deux sont reconnus propres au service et que tous deux appartiennent à la levée courante.

MpDµ. - Il ne s'agit pas, en ce moment, de discuter la loi sur la milice.

M. Mullerµ. - Je suis prêt à cesser, M. le président, du moment que l'on reconnaît que, depuis le mois de novembre, la section centrale, ainsi que son rapporteur, ont travaillé sans relâche, et qu'il n'est pas juste de lui imputer le moindre retard.

Que la Chambre veuille bien suspendre son jugement à cet, égard, nous ne lui en demandons pas davantage, au nom de la section centrale. (Assentiment.)

MpDµ. - Personne dans la Chambre ne doute du zèle et de l'activité avec lesquels la section centrale et son rapporteur ont rempli leur mandat ; la Chambre aussi paraît reconnaître les difficultés du travail qui leur est confié.

MiPµ. - Messieurs, j'étais au sein de la section centrale quand M. le rapporteur lui a communiqué le. projet de rapport qu'il a élaboré, et je dois dire que c'est un rapport très remarquable, très étudié, qui est probablement le traité le plus complet qui ait été l'ait sur la milice. Aussi, nous sera-t-il fort utile à tous pour étudier les questions qu'il s'agit de résoudre.

M. Coomansµ. - Messieurs, je ne nie pas, je n'en sais rien, mais je ne nie pas que la section centrale ainsi que son honorable rapporteur, aient travaillé ; je ne leur ai jamais fait de reproche de ce chef ; seulement je trouve que ce travail est beaucoup trop long ; il dure depuis six ans.

J'ai partagé pendant un certain temps les illusions d'une partie de la presse et du public ; les journaux nous annonçaient de temps à autre que lecture avait été donnée, à la section centrale, du travail ou d'une partie du travail de l'honorable rapporteur ; on s'imaginait que la Chambre allait être saisie du rapport. Mais aujourd'hui j'ai perdu toute espérance ; il paraît que cette œuvre de Pénélope est en plus mauvais état que jamais. (Interruption.)

Certes, l'honorable rapporteur, dont la compétence n'est pas douteuse en ces matières, semble moins sûr que jamais de pouvoir apporter bientôt des conclusions définitives devant la Chambre. Je trouve qu'il insiste beaucoup sur des difficultés nouvelles qu'on a aperçues et qu'il est peu d'accord avec le gouvernement. (Interruption.)

M. le ministre de l'intérieur, ne me faites pas un signe de tête négatif ; puisque, vous saisissez la section centrale de propositions nouvelles, de mois en mois, presque de. semaine en semaine, il est clair que vous ne savez pas à quoi vous en tenir.

Voici l'essentiel ; je veux bien reconnaître que le gouvernement, ainsi que la section centrale, y mettent la meilleure volonté du monde ; rendons justice à ces imperturbables travailleurs ; mais reconnaissons en même temps qu'il est des hommes cent fois plus embarrassés que les membres de la section centrale. Il y a 40,000 familles qui sont aujourd'hui dans l'incertitude et qui voient s'accroître, non seulement leurs charges, mais l'impossibilité d'échapper aux mauvaises chances du sort.

Intéressons-nous aussi un peu à tant d'infortunés. Pour ne toucher qu'à un point de la question, ce sera le seul dont j'entretiendrai la Chambre aujourd'hui.

Je ne trouve pas que l'explication donnée par M. le ministre de la guerre soit satisfaisante.

On saura, dit-il, au mois de juillet quel est le sort des 12,000 victimes de la loterie militaire et elles auront tout le temps jusqu'au mois d'octobre de s'apprêter à subir leur triste sort.

Mais, messieurs, que fait-on des conventions aléatoires qui se font habituellement entre les compagnies et les pères de famille ?

Dans l'ancien système, les compagnies et les pères de famille savaient à quoi s'en tenir, attendu que le sort était égal pour tous les miliciens.

Aujourd'hui qu'il y a des miliciens condamnés à plusieurs années et des miliciens condamnés à quelques mois seulement, on ne peut déterminer exactement les conditions désirées d'une et d'autre part. Les contrats antérieurs au tirage deviennent impossibles. Bref, vous vous plongez, j'ai eu la douleur de le prédire, dans des difficultés énormes, parce que vous n'avez pas fait la loi de milice avant votre prétendue réforme militaire.

Il fallait commencer par le commencement, et vous ne l'avez pas fait. Quand je vois que cet important projet de loi, le plus important de tous, même au point de vue constitutionnel, car il vous a été ordonné il y a 37 ans, quand je vois que ce projet est toujours ajourné, eh bien, je commence à croire qu'on ne veut pas en finir. (Interruption.)

MpDµ. - L'incident est clos.

Projet de loi portant le budget du ministère de l’intérieur de l’exercice 1869

Discussion générale

M. d’Elhoungneµ. - Messieurs, dans le discours que l'honorable ministre de l'intérieur a prononcé vendredi, il a présenté à la Chambre de nombreuses considérations contre toute réglementation par la loi du travail des enfants et des femmes dans l'industrie.

M. le ministre, toutefois, n'a pas conclu d'une façon positive au maintien du système d'indifférence, d'abstention et d'apathie qui, depuis plus de 25 ans triomphe de tous les efforts et de toutes les réclamations. Je remercie l'honorable ministre de cette réserve. J'ai été heureux de la retrouver très nettement formulée et même plusieurs fois répétée aux Annales parlementaires.

Je l'en remercie parce que cela me facilite le devoir que j'ai à remplir, de démontrer à la Chambre, dans la mesure de mes forces, que le maintien absolu du système actuel est impossible et qu'on ne peut le justifier, le colorer qu'à l'aide des sophismes de la routine et du préjugé.

M. le ministre de l'intérieur a dit que la réglementation du travail, notamment dans les manufactures, était une question essentiellement gantoise.

Je reconnais, messieurs, que nulle part cette question n'a rencontré plus d'unanimité de sentiments et d'aspirations qu'a Gand.

(page 277) Depuis dix ans tout le monde y réclame an nom du grave et douloureux intérêt qui s'agite dans ce débat. La chambre de commerce a pris l'initiative ; les industriels se sont réunis dans le même but pour porter jusqu'à la législature leurs réclamations. Le collège des bourgmestre et échevins a formulé un projet de loi. Le conseil communal, à l'unanimité, l'a voté, et depuis lors de nombreuses réunions d'ouvriers ont fait affiner à votre tribune des pétitions dans lesquelles ils joignent leurs voix et leurs réclamations à la voix et aux réclamations des chefs de l'industrie et des chefs de la commune.

Qu'est-ce à dire, messieurs ? Cela signifie que tous ont pu, à la lueur des faits, sous la pression de l'évidence, reconnaître les abus et se pénétrer qu'il y avait un mal sérieux, un mal grave, auquel il importait de remédier.

A. Gand, on a vu, et il suffit pour cela d'avoir chaque jour sous les yeux notre population ouvrière, on a vu, dis-je, que la précocité et les excès du travail causent la dégénérescence de l'ouvrier. Nous avons vu, nous voyons chaque jour la jeune génération écrasée sous le travail. Nous voyons ces enfants qu'on ne laisse pas et qui ne peuvent pas devenir des hommes.

Un autre mal, mal de l'ordre moral, se joint au premier : c'est que les efforts constants, les efforts considérables que l'on fait en faveur de l'enseignement populaire avortent en grande partie, parce que l'appât du salaire prématuré fait à l'école une concurrence irrésistible ; parce que l'enfant est arraché trop jeune à l'école ; parce que l'enfant ne peut pas recevoir une somme suffisante d'instruction, pour qu'ensuite, livré au travail pénible des manufactures, il puisse encore conserver les notions nécessaires pour que l'instruction qu'il a reçue lui profite.

Sous ce rapport, il y a des chiffres éloquents, irrésistibles. L'autorité communale de Gand a fait relever avec le plus grand soin l'âge des enfants qui quittent les écoles et le mobile qui les convie ainsi à manquer à l'appel de l'instituteur. On a constaté, d'une manière irréfutable, que c'est de l'âge de huit à quatorze ans que les enfants en général quittent l'école, et que le plus grand nombre de ces enfants ne quitte l'école que pour se livrer à un travail, la plupart du temps au-dessus de leurs forces, et qui, dans tous les cas, se prolonge au delà des limites indispensables pour qu'ils conservent une bonne constitution et. pour qu'ils puissent se développer dans des conditions qui en fassent plus tard des travailleurs forts et robustes.

On semble dire que ce mal est local.

Quand même ? Serait-ce une raison de ne pas y porter remède ?

Mais je n'admets pas que. le mal soit local ; je crois que les mêmes causes doivent produire partout les mêmes effets, et les nombreuses réclamations qui nous sont venues de Verviers même, de Bruxelles et d'autres villes doivent vous convaincre qu'il y a un mal général, un mal du moins qui a des racines dans différentes localités du pays.

Vous avez vu, messieurs, des réclamations nombreuses surgir de tous côtés. On peut dire que c'est un flot qui monte. Depuis quelque temps, il n'est presque pas de jour qu'une pétition nouvelle, partie d'une nouvelle localité ou d'une nouvelle réunion d'hommes d'humanité ou de science, ne vienne apporter à la législature les doléances, les inquiétudes de ceux qui envisagent avec effroi l'avenir de nos générations ouvrières.

C'est un mouvement qui gagne du terrain chaque jour. Chaque jour, il s'affirme ; chaque jour, il s'accentue ; il se passionne ; il s'exagère, peut-être. Mais d'où vient cela ? C'est là une réaction nécessaire contre la résistance, contre l'opiniâtreté qui ont pour effet d'accroître les réclamations, de leur donner plus d'intensité et de faire sortir ceux qui réclament, des bornes mêmes de la modération, et quelquefois de la vérité.

En face du mouvement qui monte, nous avons le gouvernement, il faut bien le dire, qui semble reculer. On est aujourd'hui moins près d'une solution qu'il y a 25 ans. Il y a 25 ans, le gouvernement, par un arrête du 7 septembre 1843, contresigné par M. Nothomb, ministre de l'intérieur, annonçait évidemment un projet de loi prochain. Il instituait une commission dans les termes suivants :

« Considérant qu'il importe, pour élaborer un projet de loi sur le travail des enfants et la police des ateliers, de compulser de nombreux documents, etc.

« Considérant l'importance des questions qui se rattachent au projet de loi, et la nécessité de les soumettre à une discussion préalable, etc. »

Ainsi, dès 1843, le gouvernement annonçait un projet de loi, nommait une commission, et cette commission procédait à la volumineuse enquête, qui a été publiée en 1848, accompagnée d'un projet de projet de loi.

En 1859, des pétitions parties de l'industrie gantoise provoquent un remarquable rapport de l'honorable M. De Boe, député d'Anvers, dont les conclusions sont favorablement accueillies par la Chambre ; le renvoi à M. le ministre de l'intérieur, avec demande d'explications, si je ne me trompe, fut voté, pour ainsi dire, à l’unanimité.

Dans la session de 1859-1860, l'honorable M. Rogier, ministre de l'intérieur, fait procéder à une enquête nouvelle et présente à la Chambre un nouveau rapport très développé, dont les conclusions sont évidemment favorables à la présentation d'un projet de loi sur le travail des enfants dans les manufactures et ateliers.

En 1862, l'honorable M. Van Humbeeck présente, à son tour, un travail à cette Chambre ; une discussion s'engage, et l'assemblée émet un vote tout au moins de sympathie.

En 1868, l'honorable M. Pirmez, interpellé par mon honorable ami M. Funck, annonce qu'il va étudier la question.

En 1869, l'honorable ministre de l'intérieur vient prouver qu'il a tenu sa promesse ; qu'il a étudié la question ; et nous l'avons entendu nous présenter un peu le pour, beaucoup le contre, et finir par ne conclure ni tout à fait contre, ni moins encore pour.

Voilà où nous en sommes après plus de 53 années de tentatives, d'investigations et de réclamations,

Je ne crois pas, messieurs, que je calomnie le moins du monde l'attitude des honorables membres du cabinet en disant que nous avons reculé bien plus que nous n'avons avancé.

Et cependant, il s'agit d'une question qui touche d'une part à la santé de l'ouvrier, de l'ouvrier qui est notre force et notre richesse ; et qui touche d'autre part au problème le plus élevé qui se dresse incessamment devant nous : celui de l'éducation populaire. Je dis qu'en présence d'une question qui touche à des intérêts d'un tel ordre, le système de l'abstention n'est pas possible.

Oh ! je n'accuse pas les intentions, ni de M. le ministre de l'intérieur, ni du gouvernement ; les intentions de M. le ministre de l'intérieur sont bonnes, je. dirai même qu'elles sont trop bonnes : car l'honorable ministre, dans les aspirations qu'il a exprimées au commencement de son discours, s'est véritablement forgé un idéal irréalisable. Il vous a exprimé des vœux si brillants pour le sort des ouvriers, des ouvrières, de leurs enfants, qu'il me semble en vérité, il me permettra de le lui dire, s'être placé, devant un idéal aussi irréalisable pour se borner à faire des vœux et à se croiser les bras.

Je le sais, on ne peut pas, en pareille matière, atteindre du premier coup la perfection ; on ne peut pas non plus faire tout à la fois ; mais ce n'est pas un motif de ne rien faire, de ne rien essayer. Lorsque le législateur doit repétrir les habitudes des populations, lutter contre les préjugés, contre des habitudes depuis longtemps enracinées dans les mœurs, il rencontre des obstacles, des difficultés et il ne peut avancer dans son œuvre, que lentement. On doit demander beaucoup au temps, à l'expérience, pour pouvoir arriver au résultat qu'on désire.

C'est ainsi qu'on a procédé en Angleterre. En Angleterre, on a simplifié la question ; on l'a décomposée dans ses différents éléments. On a fait une première loi qui était un pas dans la voie de la répression des abus. Cette loi étant trouvée insuffisante, on en a fait une deuxième, une troisième, on a fait ensuite toute une série de lois.

Pour avoir voulu faire autrement, la législation en Franco n'a presque pas abouti. Quant au projet de la commission de 1848, s'il a rencontré une si vive opposition dans certaines localités, c'est, comme le disait M. De Boe dans son rapport de 1859, parce qu'elle avait voulu tout faire et trop bien faire.

L'honorable ministre de l'intérieur, dans son discours, a tout embrassé : j'aime à croire que ce n'est pas pour tout étouffer ; il a examiné la question du travail des hommes adultes, du travail des femmes dans les mines, du travail des femmes dans les manufactures, du travail des enfants ; M. le ministre a ainsi compliqué le débat, tandis qu'il me semble préférable, d'adopter la marche suivie par les réclamants de la ville de Gand et qui consiste à isoler les diverses questions, à les séparer, à faciliter ainsi le débat et la solution des difficultés que la matière présente déjà assez par elle-même.

M. le ministre, en généralisant le débat, a soulevé des questions de principe : je suis dès lors obligé de le suivie sur ce terrain. Je ne voudrais pas avoir l'air de renfermer égoïstement le débat dans des termes qui n'intéressent que la localité que je représente. Je suivrai donc l'honorable ministre et j'examinerai avec lui si, en cette matière, le gouvernement peut, en principe, intervenir ; et si, le pouvant, il doit intervenir ?

L'honorable ministre croit, il affirme que le gouvernement ne peut pas intervenir en ce qui concerne le travail des hommes adultes, des majeurs ; il pense qu'il ne peut pas intervenir même pour les femmes majeures ; il admet seulement qu'on peut intervenir pour les enfants, mais il estime qu'on ne doit intervenir pour personne.

Eh bien, je ne partage en aucune façon cette appréciation.

Je constate, d'abord, qu'il ne s’agit nullement ici de ce qu'on appelle (page 278) ordinairement l'intervention du gouvernement. Il s'agit ici de l'intervention du législateur, de la loi. La question qui s'agite est celle de savoir si le législateur peut légitimement intervenir dans la réglementation du travail, soit des hommes adultes et majeurs, soit des femmes même majeures et, à plus forte raison, des enfants.

Je le répète, sous ce rapport, je n'admets en aucune façon la théorie de M. le ministre de l'intérieur qui, je le reconnais, trouve des appuis dans des auteurs graves, et est admise par beaucoup d'économistes.

Je vais tâcher d'en déduire les raisons.

L'homme, messieurs, est une force ; il est une force, parce que tout homme possède une somme de facultés intellectuelles et physiques, avec lesquelles il peut produire ce qui est utile, choses ou services. cette force, que M. Bastiat a qualifiée de force libre, s'appelle le travail.

Le travail est une propriété, la première, la plus sacrée de toutes les propriétés. Mais, comme toute propriété, elle relève de la loi. Vous ne trouverez dans notre législation aucune propriété qui ne soit soumise à des conditions, à des limitations, à des restrictions que le législateur a imposées dans l'intérêt supérieur de la société, intérêt inséparable de la justice et de l'humanité.

La propriété du sol est soumise à des réglementations infinies. Le sol, il est vrai, est une propriété, à certains égards, exceptionnelle ; qui reçoit un accroissement continu de valeur de l'augmentation de la population et qui reçoit cette augmentation de valeur en même temps que les produits du travail tendent à baisser.

Mais la propriété du sol, messieurs, dans la condition que lui fait notre régime d'impôts, est exceptionnellement astreinte à payer à l'Etat non seulement une partie de son revenu annuel, mais encore, on peut, le, dire, à payer au trésor public, qui représente la nation, une immense prime d'amortissement annuelle par les impôts que le fisc perçoit sur les droits de mutation, de succession, d'enregistrement, de transcription, d'hypothèques, en un mot par toutes les charges qui se prélèvent chaque année sur le capital de la propriété et qui font rentrer périodiquement une fraction considérable de ce capital dans les mains de l'Etal.

La propriété industrielle et commerciale, qui est le travail sous toutes ses formes, uni au capital, qui lui-même est du travail mis en réserve et accumulé par l'épargne, le travail industriel et commercial est également astreint à toute espèce de limitations, de conditions que le législateur lui impose, dans cette vue suprême de l'utilité générale de la société, inséparable, je le répète, de la justice et de l'humanité.

Eh bien, messieurs, cette propriété qui s'appelle travail, qui est incarnée dans chaque homme, qu'on a pu aussi appeler le capital moral, cette propriété, a, devant la loi, les mêmes droits, mais elle a les mêmes devoirs ; elle doit subir les mêmes conditions. Le législateur a le droit absolu, indéniable, d'imposer ces conditions, d'assigner des limitations et des restrictions à cette propriété comme à toutes les propriétés, que la loi doit protéger mais qu'elle peut contenir.

Sans doute, les questions dans lesquelles le législateur doit ainsi imposer des conditions à la propriété, du travail sont rares lorsque l'on considère les hommes faits, les hommes en possession de leurs droits et qui, majeurs, sont de véritables citoyens, mais encore il est impossible de ne pas admettre que, dans des circonstances graves, la loi né puisse et ne doive même intervenir.

Ainsi, s'agit-il d'ouvrages insalubres à exécuter par le travail de l'homme : la législature, certes, a le droit d'imposer à ce travail des conditions, des restrictions, des limitations.

De même s'il s'agissait de travaux meurtriers pour l'ouvrier, je dis que le législateur aurait non seulement le droit, mais le. devoir d'intervenir.

L'abstention serait une honte et un remords.

Supposons, messieurs, que le travail pour la fabrication de. produits chimiques, de nature à donner de grands bénéfices, attirât les ouvriers par l'appât d'énormes salaires, mais dans des conditions où leur vie serait infailliblement compromise.

Le législateur n'aurait-il pas et le. droit et le devoir d'interdire un pareil travail ? Ne pourrait-il pas y apporter non seulement des restrictions, mais une prohibition absolue ?

Cette mesure se justifierait, il est vrai, sous un autre rapport ; ce serait la protection du faible contre le fort ; car n'est-ce pas une faiblesse que l'ignorance, l'imprévoyance, le besoin, qui poussent l'ouvrier à se livrer ainsi à la spéculation sans frein et sans entrailles ?

On dira : Laissez faire, laissez passer. On laissera faire ces malheureux ouvriers qui se suicident ; on laissera passer cette infâme spéculation qui n'épargne pas la vie des hommes afin d'épargner quelques écus ! On nous répond ; Ils sont majeurs et libres.

Il est étrange, messieurs, que lorsqu'on touche aux droits civils, on dise bien, parce que ces hommes sont majeurs, qu'ils sont absolument maîtres de tout ce qui les concerne, qu'ils sont juges souverains de tout ce qui les intéresse. Mais quand on descend dans l'arène politique, vous les mettez en tutelle ; vous ne leur reconnaissez plus ni capacité, ni droits politiques ; vous déclarez qu'ils sont soumis, par leur ignorance, par leur défaut d'instruction et de patrimoine, par leur incapacité politique, à une tutelle que vous appelez nécessaire. Cependant, vous ne pouvez pas tout à la fois en faire des mineurs dans l'ordre politique et leur refuser tous droits, et en faire des majeurs dans l'ordre civil et moral, pour en faire des victimes.

- Voix diverses. - Très bien !

M. d'Elhoungneµ. - Lorsqu'on empêche le travail de se produire dans des conditions qui sont fatales à l'ouvrier, mais au lieu de porter atteinte à la propriété de son travail, on le protège ; on défend, on protège le travail de l'ouvrier en l'empêchant de se mutiler. C'est respecter ainsi la liberté de l'ouvrier, que de l'empêcher de s'enchaîner, de se livrer comme un esclave. En voici la preuve.

Dans notre droit civil, il n'y a pas de contrat qui soit moins bien codifié, qui soit, plus indignement négligé que le contrat multiple qui règle l'échange des services. Il n'y a pas de partie de notre législation qui soit moins en harmonie avec nos mœurs d'aujourd'hui, qui soit plus défectueuse, qui fasse plus contraste avec ce que j'appellerai la noblesse du travail, que le titre du code qui a trait au contrat de louage d'ouvrage et d'industrie, de location des services ; ce titre où figure encore en Belgique l'article 1781, qui autrefois n'était qu'un anachronisme et qui depuis est devenu une sorte de défi !

Eh bien, si imparfait que soit le Code, si incomplet qu'il soit, si arriéré qu'on doive le reconnaître, il a cependant protégé la liberté de l'homme, il la protège par des restrictions. L'homme ne peut, d'après la loi, aliéner ses services pour toujours ; il ne peut pas vendre son travail à perpétuité. Vous voyez donc bien que le législateur intervient pour mettre des limites à la propriété du travail comme à toute autre propriété que le droit civil régit.

J'ai tenu, messieurs, à poser ce principe, non pas qu'il soit d'une application immédiate ou prochaine, non pas qu'il soit nécessaire même pour la question du travail des enfants et des femmes dans les manufactures. Je l'ai posé, parce que ce principe appartient à l'avenir, parce que ce principe doit faire son chemin, parce que l'expérience de l'Angleterre et des Etats-Unis a prouvé qu'en abrégeant par la loi les heures de travail, même des hommes adultes et majeurs, on ne nuit ni aux ouvriers, qui font la même quantité de travail dans un temps plus court, ni au maître, qui reçoit, pour un temps plus court, la même quantité de produit.

Or, je ne voudrais pas que l'expérience qui se fait avec la loi à l'étranger, que les essais qui peuvent se faire, sans loi chez nous, fussent stérilisés par cette pensée que le législateur, si l'on avait besoin de lui, se trouverait impuissant. Si un jour son intervention était nécessaire pour faire passer les résultats de la simple expérience dans le domaine des faits généraux par une disposition législative, il n'est pas inutile de constater que le législateur n'est pas désarmé.

Si, comme je viens de tâcher de l'établir, vous avez le droit et pouvez être obligés d'intervenir par la loi, même pour le travail des citoyens majeurs ; si vous êtes obligés de conclure qu'il peut y avoir justice, humanité et nécessité à intervenir quand il s'agit du travail des hommes majeurs, la question du travail des femmes, malgré la dénégation si positive de M. le ministre de l'intérieur, ne me semble plus pouvoir être mise en doute.

Quand j'ai parlé de l'ouvrier, j'ai fait remarquer que l'ignorance, l'imprévoyance, le besoin, constituent une faiblesse qui légitime la protection de la loi ; à plus forte raison, la femme, par sa faiblesse, n'a-t-elle pas droit à la protection de la loi ?

C'est là, en effet, un principe qui domine notre législation tout entière. On pourrait citer, je dirai presque par centaines, les dispositions de nos lois qui sont une protection pour la femme ; parmi ceux qui veulent refuser cette protection spéciale à la femme, je ne vois guère que des économistes, qui, comme Stuart Mill, ne veulent pas accorder à la femme les privilèges de la protection, parce qu'ils entendent lui donner la capacité politique la plus complète, une égalité absolue avec l'homme.

Bien loin, pour mon compte, de trouver que la loi fait trop pour protéger la femme, je suis enclin à dire que la loi fait trop peu. Non pas que je ne veuille la suppression de certaines inégalités. Mais je ne veux nullement entre la femme et l'homme l'égalité ; car avec un célèbre prédicateur contemporain je dirai : que l'égalité de la femme et de l'homme dans le travail, c'est la plus affreuse des inégalités dans la servitude et dans le martyre.

(page 279) D'autres considérations se présentent. Ainsi, Jules Simon lui-même, quoique en général partisan de la liberté du travail des femmes, reconnaît que si certaines industries paraissent favoriser le libertinage, ou occasionner à la femme des difformités physiques qui rendissent pour elle impossibles les devoirs de la maternité, il y aurait lieu pour le législateur d'intervenir.

C'est à ce point de vue que se sont placés beaucoup de bons esprits qui, à l'exemple de l'Angleterre, ont pensé qu'il fallait interdire aux femmes le travail dans les mines.

M. le ministre de l'intérieur a longuement traité cette question : je ne m'y arrêterai pas longtemps, parce qu'elle ne rentre pas dans la spécialité des faits qu'il m'a été donné de voir et de recueillir par moi-même.

Je ferai remarquer toutefois qu'on aurait bien tort d'agiter les populations en faisant supposer qu'il s'agit d'une révolution soudaine, immédiate, qui doit tout à coup enlever le travail à des milliers de femmes ; au contraire, on doit proclamer que si une réforme est à faire, elle ne pourra s'opérer que très lentement, sans secousse, en agissant dans l'avenir. Vous-même vous déclarez, et cette déclaration, nous l'avons acceptée avec empressement, que la réforme à décréter serait facile ; qu'il suffirait de décréter que désormais, à partir de tel âge, les femmes et filles ne seront plus admises à travailler dans les mines.

Je m'abstiendrai, vous le comprenez sans peine, de suivre M. le ministre de l'intérieur dans la réfutation qu'il a faite d'un travail qui a fait beaucoup de bruit dans ces derniers temps ; il m'a semblé que l'auteur de ce travail, pour lequel je professe, du reste, beaucoup d'estime, conclut trop du particulier au général, et que s'il était rigoureusement conséquent avec lui-même, il devrait conclure à l'exclusion des femmes des ateliers et des manufactures, parce que là un grand nombre des inconvénients qu'il a signalés se présentent même dans des conditions bien plus graves que pour les mines.

Je dirai donc que je souscris, en ce qui me concerne, à ce que propose M. le ministre de l'intérieur : d'attendre avec calme le moment d'une solution mûrement étudiée.

Pour le travail des femmes, on ne partage pas la même opinion dans les districts manufacturiers. A Gand, les industriels eux-mêmes ont pris l'initiative d'une proposition de réglementation du travail des femmes et des jeunes gens âgés de moins de 18 ans, qu'on limiterait à 12 heures par jour.

Je fais remarquer qu'une pareille proposition émanant des industriels eux-mêmes atteste que les mesures qu'on propose ne sauraient produire aucune entrave, aucune espèce de confusion ou de difficulté dans le travail des manufactures. Car, si ces mesures étaient à certain point impraticables, il est évident pour tout le monde que les industriels n'auraient pas pris eux-mêmes l'initiative de les présenter.

L'autorité communale a été moins loin cependant, et cela dans le but de simplifier de plus en plus la solution qu'elle demande à la législature. Elle a séparé la question du travail des enfants et la question du travail des femmes, et dans son projet elle ne formule, je pense, de proposition qu'en faveur du travail des enfants.

Je passe donc, messieurs, à l'examen de la question même du travail des enfants. Ici, je n'ai plus d'objections de principe à combattre. L'honorable ministre de l'intérieur lui-même reconnaît le droit absolu pour le législateur d'intervenir ; ce qu'il conteste, c'est le devoir.

Je n'ajouterai rien, messieurs, aux considérations qui ont déjà été présentées à cet égard.

L'honorable M. De Boe, dans le rapport qu'il a présenté en 1-59, justifiait l'intervention du législateur en faisant remarquer que la précocité et l'excès du travail pouvaient avoir indirectement le même effet sur l'enfant que les sévices que la loi pénale punit. Il en concluait qu'il fallait aussi bien empêcher les uns que les autres.

Cet aperçu est digne d'être médité.

J'ajouterai une autre considération qui n'a pas encore été signalée : c'est que si vous ne favorisiez pas, si vous ne protégiez pas l'enfant pauvre dans sa santé, dans ses forces, dans son développement, ce qui est sa vie, eh bien, vous établissez dans votre législation le contraste incroyable, de l'enfant pauvre, abandonné par la loi, à côté de l'enfant riche, protégé à outrance par la loi.

Et en effet, dès qu'un enfant est riche, dès que le Ciel l'a fait propriétaire de quelque fortune personnelle, est-ce que votre loi civile n'intervient pas avec persistance, avec énergie, pour se mettre entre l'enfant et ses parents afin d'empêcher la dilapidation de la moindre parcelle de son patrimoine ? Est-ce que, dès que l'enfant est propriétaire, le père ne voit pas la loi se dresser entre son enfant et lui, et lui dire : Tu n'iras pas plus loin ?

Partout la protection est écrite, partout la loi entoure l'enfant riche de sa protection constante, et ici, quand il s'agit de l'enfant pauvre qui n'a que sa santé, que ses forces, que la propriété de son travail actuel qui est peu de chose, et l'espoir de son travail dans l'avenir qui sera tout pour lui, la loi ne le protégerait pas ! Il y aurait deux législations, l'une qui protège à l'excès peut-être l'enfant riche, l'autre qui ne veut rien faire pour protéger l'enfant pauvre !

Et, messieurs, cette considération est vraie pour les femmes aussi. Car la femme riche, dans tout ce qu'elle possède, est protégée par la loi avec un luxe de précautions, tandis que la femme pauvre, qui ne possède que son travail, serait laissée sans protection, sans défense.

Quand je veux que le législateur intervienne entre l'enfant et l'imprévoyance ou l'ignorance des parents, ce n'est pas que je veuille calomnier nos ouvriers.

Je suis convaincu et je sais que dans nos populations ouvrières les nobles sentiments de la paternité et de la maternité existent. Mais il faut tenir compte de la fatalité des positions.

Lorsque le père est placé, par l'appât du salaire d'un enfant, devant la perspective de pouvoir améliorer la condition de sa famille entière, comment voulez-vous qu'il résiste ? Et une fois que le mal est fait, quand même il voudrait le faire cesser, comment voulez-vous qu'il y parvienne ?

Le travail des manufactures, c'est le travail d'ensemble, où l'individu se perd dans le mouvement, général ; où les machines sont le principal et l'homme l'accessoire ; et dès que le mouvement est imprimé, il faut que tout le monde le suive ; qu'est-ce qu'un ouvrier peut faire pour son enfant dans ce tourbillon ? Comment voulez-vous que cet infortuné revienne sur ce qu'il a fait, change ce qu'il a fait ?

Il faut donc quelque chose de plus fort que la volonté du père, quelque chose même de plus fort que la volonté du maître ; il faut que la loi parle et se fasse obéir.

On a nié, messieurs, on a nié souvent qu'il y eût des abus. Eh bien, dans le remarquable rapport que M. l'échevin Wagner, de Gand, a fait sur la question, il a rappelé les paroles prononcées parmi des premiers industriels de Gand au congrès catholique de Malines, par M. Cassiers de Hemptinne, qui a proclamé que les abus existent, qui a déclaré que lorsque le travail est actif, les abus sont graves, et que les femmes et les enfants ont été obligés de travailler plus de quinze heures par jour.

Il y a donc un mal. Il faut un remède. La législature a non seulement le droit d'intervenir, mais c'est pour elle le plus impérieux des devoirs. Du moins, j'en ai la conviction profonde.

M. le ministre de l'intérieur ne repousse pas l'idée d'une législation sur le travail des enfants par des objections aussi caractérisées que toute loi sur le travail des adultes ou sur le travail de femmes. M. le ministre nous a même, comme il l'a dit lui-même, présenté l'exposé des motifs du projet de loi qu'il croit avoir des motifs de ne pas présenter. M. le ministre, il est vrai, a réduit la chose à sa plus simple expression. M. le ministre admet simplement une limitation de la durée du travail des enfants combinée de manière à pouvoir, dans le travail des manufactures, se prêter au travail par relais, celui qu'on appelle du demi-temps en Angleterre, et qui consiste tout simplement pour le travail auxiliaire de l'enfant à côté de l'ouvrier, à faire remplir la journée par deux enfants dont l'un travaille la première moitié du jour, et l'autre la seconde moitié du jour ; et l'on pourrait en ajouter un troisième, si le travail se prolongeait pendant dix-huit heures au lieu de douze.

M. le ministre ne veut rien de plus. La limitation à 6 heures pour l'enfant dans les manufactures ; une limite variable pour l'enfant qui ne travaille pas dans les manufactures. Du reste, aucun minimum d'âge pour l'admission. On pourrait admettre les enfants à tout âge. La limite du temps de travail paraît à M. le ministre une garantie suffisante pour empêcher les abus.

Et il faut encore que la limite de temps ne puisse s'appliquer que jusqu'à l'âge de 12 ans et de 13 ans tout au plus, comme extrême limite.

Vous voyez que c'est bien peu. Cependant M. le ministre s'en effraye encore. J'avoue que je m'en étonne.

M. le ministre multiplie les objections. Il demande s'il est bien certain que cela fasse du bien ? Si l'on ne fera pas une loi sur le papier, inefficace comme en France ? Si l'on ne diminuera pas le nombre des enfants qui travaillent ? Si l'on ne jettera pas les enfants, non à l'école, mais sur la rue et dans les petits ateliers ?

Je ne partage aucune de ces terreurs.

Que ces mesures ne fassent aucun bien, M. le ministre peut voir le contraire en Prusse, en Angleterre, en France même, quoique la loi n'y ait pas eu beaucoup d'efficacité et je dirai tout à l’heure pourquoi.

(page 280) Mais ce qui est décisif, c'est que tous les pays qui ont des lois sur la réglementation du travail des enfants n'y ont jamais renoncé. Ils ont renforcé leur législation ; ils l'ont perfectionnée ; ils en ont multiplié les applications ; ils se sont remis à l'œuvre chaque fois qu'un abus nouveau se présentait, chaque fois qu'on cherchait à éluder la loi ; jamais ils n'en sont revenus à l'ancien système, que M. le ministre veut maintenir, du laisser faire et du laisser passer.

On aura, dit M. le ministre, une loi sur le papier, comme en France. Mais en France, il y a une loi sur le papier, parce que la loi est mal exécutée. La loi française est très bonne, trop bonne peut-être, parce qu'elle est trop générale, qu'elle a voulu tout prévoir, mais il lui manquait la sanction ou plutôt son véritable moteur : il lui manquait un système d'inspection vigoureusement organisé.

En Angleterre, aussi, tant qu'on n'a pas eu un système d'inspection très sérieusement organisé, un système d'inspecteurs nommés par le gouvernement, la loi a été paralysée, inefficace, éludée.

Mais le jour où l'on a eu une inspection énergique, indépendante, haut placée, relevant du gouvernement, à l'abri des influences et des résistances locales, dès ce jour les abus ont peu à peu, je dirai même rapidement disparu.

En France, l'exécution de la loi a été remise à des commissions locales et à des inspecteurs, que souvent on s'est abstenu de nommer, et qui, exerçant des fonctions honorifiques, ne pouvaient lutter contre les intérêts et les préjugés locaux. Les inspecteurs existaient sur le papier pour la plupart ; ceux qui existaient réellement n'avaient pas de pouvoir.

Mais, vous le savez, une loi vient d'être élaborée en France, loi conforme au rapport de M. Forcade de la Roquette, ministre du commerce et de l'industrie, et par laquelle l'inspection sera organisée, comme en Angleterre, avec énergie et avec efficacité.

En France donc la loi de 1841, qui était impuissante, produira bientôt les mêmes avantages qu'on a retirés d'une législation similaire en Angleterre.

M. le ministre craint que notre loi ne diminue le. nombre des enfants qui travaillent. Certes, si on met une limitation d'âge pour être admis dans les manufactures, par exemple, 10 ou 12 ans, un certain nombre d'enfants cesseront de travailler ; mais ces pauvres et frêles enfants de 8 ou 9 ans, quelle, somme de travail peuvent-ils produire ? Quelle somme de richesse disparaîtra du sol de la Belgique parce que quelques centaines d'enfants de cet âge auront été soustraits à des travaux prématurés, à des travaux excessifs ?

M. le ministre semble commettre une erreur, d'ailleurs, quand il voit dans le travail par relais un mal pour les enfants. En effet, le travail par relais exigera un nombre plus considérable d'enfants ; si les enfants manquent, les salaires s'élèveront, et ils arriveront, pour la demi-journée au chiffre où ils sont aujourd'hui pour la journée entière. Si les enfants manquent, on prendra, pour les remplacer, comme auxiliaires, des jeunes gens dont le salaire recevra aussi un accroissement proportionnel à l'augmentation de la demande qu'il y aura pour leur travail.

Il n'y a donc de préjudice pour personne.

M. le ministre ne croit pas que les enfants, éloignés de la fabrique par leur âge, ou jouissant du demi-jour de repos, iront à l'école. Il suppose, qu'ils seront jetés dans la rue ou se réfugieront dans les petits ateliers, où ils seront martyrisés et exploités bien plus que dans les manufactures de la grande industrie. Je ne vois aucun fondement dans toutes ces craintes.

Quant à l'école, il est un fait que je suis heureux de signaler à la Chambre, c'est qu'on ne doit pas s'inquiéter de la disposition des parents à envoyer leurs enfants à l'école, du moins en ce qui concerne les populations manufacturières ; partout où il y a une école, les parents s'empressent d'y envoyer leurs enfants ; il manque plus d'écoles aux enfants que d'enfants aux écoles. Dans les Flandres, et spécialement à Gand, les parents sont heureux d'envoyer leurs enfants a l'école, surtout quand on y apprend le français. Dans toutes les écoles où, comme à Gand, on enseigne le français en même temps que le flamand, les élèves ne manquent jamais.

Pourquoi, en effet, les parents retirent-ils leurs enfants de l'école avant qu'ils aient pu recevoir une instruction suffisante ? C'est l'appât du salaire qui les séduit. C'est parce que l'enfant lui-même veut aller travailler pour gagner aussi quelque chose. S'il n'y avait pas cette tentation du salaire, cette tentation malsaine et triste pour les parents de spéculer sur le salaire additionnel de l'enfant qui doit quelque peu augmenter leur budget, ils feraient de l'enfant, après l'âge de huit ans, ce qu'ils en ont fait avant cet âge ; ils l'enverraient avec bonheur, avec reconnaissance, à l'école gratuite que la commune ouvre pour tous.

C’est pour cela qu'à Gand on a réservé la question de l’enseignement obligatoire et même de l'enseignement exigé des enfants travaillant dans les manufactures.

Il a été reconnu que le stimulant est assez fort et qu'il n'est pas besoin de contrainte ; que lorsqu'il n'y a pas lutte entre le désir d'envoyer les enfants à l'école et la tentation de leur salaire, il ne faut point de coercition, point de pénalité.

Tous veulent l'instruction. C'est la question seule du salaire qui fait échouer la bonne volonté et l'amour de l'instruction qui est cependant dans tous les cœurs parmi les ouvriers de nos Flandres.

L'honorable ministre de l'intérieur craint qu'au lieu d'aller à l'école les enfants n'aillent se réfugier dans de petits ateliers. Mais, messieurs, dans les petits ateliers les salaires sont si petits ! Et puis, on pourrait suivre la méthode adoptée en Angleterre.

En Angleterre, lorsqu'on a vu des enfants se réfugier dans les petits ateliers et y être soumis à un travail excessif, prématuré, on a étendu la loi à ces petits ateliers, on a remédié à l'abus. Chez nous, si les faits parlent, si des abus se produisent, on y remédiera de même.

Mais peut-on, comme le fait. M. le ministre de l'intérieur, conclure, des abus hypothétiques qui ne se produiront peut-être pas, à la perpétuation des abus qui existent et dont nous nous plaignons ?

L'honorable ministre nous a prémunis contre le charlatanisme des médecins qui droguent leurs malades quand même ; et il nous a engagés à ne pas dispenser aux populations des lois fallacieuses qui n'apporteraient à leurs maux véritables qu'un remède dérisoire.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette argumentation de l'honorable ministre de l'intérieur et je l'engage à voir dans le traité de Jérémie Bentham sur les sophismes parlementaires, de quel nom cet illustre savant qualifie ces sophismes-là.

Je me contenterai de prendre l'honorable ministre en flagrant délit de faire, ici même, de la médecine sans diplôme.

En effet, il nous a présenté un petit remède familier pour en finir tout à coup avec le mal dont nous nous plaignons.

Pourquoi, s'est-il écrié, nos fabricants ne s'entendent-ils pas ? Il suffirait qu'ils s'entendissent. Est-ce donc si difficile ? Il y a à Gand, selon lui, trois établissements qui filent le lin et un petit nombre de filatures de coton. Pourquoi les industriels qui dirigent ces filatures ne s'entendent-ils pas ?

M. le ministre, je me permets de vous faire remarquer que vos renseignements statistiques ne sont pas des plus exacts.

Ce n'est pas 3 filatures de lin qu'il y a à Gand, mais 22. Ce n'est pas quelques filatures de coton, mais 37. Ce qui fait 59 établissements.

Vous conviendrez déjà que l'entente entre 59 industriels est un peu plus difficile qu'entre 3 ou 4.

L'unanimité, comme je vous le disais en vous interrompant, est impossible.

Une convention pareille, n'a, du reste, pas de sanction du tout ; elle ne peut avoir ni durée, ni efficacité, ni valeur.

Quelle pénalité, quelle intervention de tribunaux y aura-t-il, d'après vous, si un fabricant cesse de satisfaire a l'arrangement convenu ? Et dès que l'un d'eux manque à l'engagement pris, est-ce que tous les autres ne se croiront pas déliés ?

Mais ce n'est là qu'un côté de la question, une face des objections multiples que le moyen suggéré par l'honorable ministre de l'intérieur fait surgir.

La question, en effet, ne concerne pas seulement les chefs d'industrie ; la question concerne aussi les ouvriers ; elle concerne, d'un autre côté, les enfants des ouvriers. Si tout cela est réglé par une convention, c'est un nouveau champ de luttes que. vous ouvrez entre le maître et l'ouvrier, entre qui il existe déjà tant de sujets de dissensions, tant de sujets qui peuvent amener une guerre, toujours déplorable. Dès que c'est une convention, il est évident qu'il y aura entre l'ouvrier et le maître des tiraillements, des débats incessants, tantôt pour changer la convention, tantôt pour la détruire, tantôt pour la renforcer. Au lien d'avoir amené l'harmonie, vous aurez, au contraire, amené une cause nouvelle de dissension grave entre le maître et l'ouvrier. M. le ministre aurait là le mal qu'il n'a pas vu au lieu du bien qu'il voulait faire.

Mais M. le ministre, a proposé une autre solution : Ce que la loi ne peut pas faire, une taxe communale le fera. Pourquoi, a-t-il dit, les villes, les grandes villes manufacturières qui veulent réglementer le travail des enfants dans les manufactures et qui veulent pour cela que le législateur intervienne et commine des amendes ; pourquoi ces villes n'établissent-elles pas une taxe sur le travail des enfants qui n'ont pas l'âge indiqué par la raison et par la nature pour être soumis à des travaux pénibles, et pendant un temps indéfini ?

(page 281) M. le ministre a-t-il réfléchi, je ne dirai pas à la nature révoltante de cette taxe, mais à la question de savoir qui payerait cette taxe ? Cette taxe, mais elle serait payée par l'enfant ! Ainsi après avoir admis l'enfant à travailler avant l'âge, après l'avoir cloué au travail pendant un temps plus long que ses forces ne lui permettent, on lui enlèverait encore une partie de son pauvre petit salaire ! Et du maître que ferez-vous ?

Lui ferez-vous prendre une patente d'exploiteur d'enfants, je pourrais peut-être dire d'éreinteur d'enfants ? Cela n'est pas sérieux et ce serait odieux. Le funeste présent que M. le ministre veut faire à nos villes manufacturières, croyez bien qu'elles le repousseraient avec indignation, parce que cela contrarierait et leurs vives sympathies et leur ardente sollicitude pour les classes laborieuses.

Mais, je m'empresse de le dire, je ne suis pas éloigné d'admettre une solution communale de la difficile question de réglementer le travail des enfants.

En effet la loi a déjà confié aux communes l'instruction de l'enfance : elle leur confierait aussi la protection de l'enfance. On voit qu'elle ne ferait que réunir deux intérêts qui se touchent intimement.

Si la loi réglait le principe du travail des enfants, si la loi réglait les conditions de la réglementation, elle pourrait peut-être abandonner à l'autorité locale le soin d'appliquer ces règles à chaque industrie, de telle façon que la loi poserait seulement les principes et que l'autorité locale serait juge de leur application dans le cercle de la commune et des industries que celle-ci renferme.

Si cette solution nous était présentée en ce qui concerne nos manufactures, nous ne reculerions pas ; l'autorité locale sait suffire à ce grand intérêt de l'Instruction de l'enfance que la loi lui a remis ; je ne doute pas qu'elle saurait suffire également au grand intérêt de la protection de l'enfance.

Mais, pour qu'une solution pareille soit efficace, il faut, pour la réglementation du travail des enfants dans les manufactures comme pour l'instruction des enfants dans les écoles communales, qu'il y ait, à côté de l'autorité communale qui réglemente, une inspection venant de plus haut qui veille à l'application de la loi.

Si vous remettiez entre les mêmes mains la réglementation du travail et l'inspection, la loi serait inefficace parce que l'inspection, qui procède du principe local, serait nécessairement paralysée par les influences locales, par les intérêts locaux. Si, comme en Angleterre, comme on va le faire en France, comme cela existe en Prusse et dans d'autres pays encore, le gouvernement instituait, lui, l'inspection en laissant aux localités le soin de faire l'application du système, on aurait peut-être une solution, une solution pratique du problème.

Car, messieurs, remarquez-le, du moment que c'est la commune, qui décide l'application, beaucoup de difficultés, beaucoup d'objections, beaucoup d'obstacles disparaissent immédiatement ; les autorités communales peuvent mieux apprécier les besoins de chaque localité, dans quelle mesure la réglementation peut être admise, à quelles industries elle peut être appliquée. Ensuite, il s'établira entre les villes une émulation pour la protection de l'enfance, comme, heureusement, il en existe une pour l'instruction de l'enfance et nous arriverions ainsi peut être à résoudre le grand problème qui nous occupe en le simplifiant, en le localisant, mais en laissant planer sur l'action locale qui réglementerait le travail des enfants, l'inspection par des fonctionnaires choisis par l'Etat, qui ferait que l'exécution du règlement comme l'exécution de la loi serait uniforme, d'abord, efficace et impartiale ensuite.

Une loi que vous avez votée à une précédente session et qui se trouve en ce moment soumise aux délibérations du Sénat, a précisément pour objet d'élargir le cercle de l'électoral pour les conseils communaux. Vous feriez ainsi coïncider le pouvoir nouveau que. vous attribueriez a la commune avec une participation que, dans une assez large mesure, vous accorderiez aux ouvriers dans les affaires communales. Au lieu de faire quelque chose de contradictoire avec l'œuvre que vous avez faite, vous feriez précisément ce qui en est le complément et le corollaire.

C'est là une idée, que M. le ministre de l'intérieur a lui-même en quelque sorte jetée dans le débat, quoique sous une autre forme. Je crois qu'une solution par le pouvoir communal, qui agirait dans les limites que la loi lui tracerait, pourrait être acceptée.

Mais, à mon sens, messieurs, une solution, il en faut une ; on ne peut pas hésiter devant le grand intérêt qui se trouve engagé dans le débat. L'amélioration de la condition matérielle, morale et intellectuelle des classes laborieuses doit dominer le programme, du libéralisme ; c'est la raison d'être de notre opinion, c'est son honneur, c'est sa force.

Sans doute, l'heure n'est pas arrivée de. l'émancipation des classes laborieuses, mais il faut la préparer, parce que cette émancipation n'est pas seulement dans les promesses ou les menaces de l'avenir ; elle est dans les nécessités de l'avenir.

Il ne faut pas qu'on puisse dire que là où le suffrage universel existe, sans doute il prête son appui à un système où le principe d'autorité a une prépondérance extrême, où le clergé et la grande propriété ont la suprématie, mais que là le suffrage universel cependant fait prévaloir l'idée démocratique, et fait triompher les réformes démocratiques.

Il ne faut pas qu'on puisse nous dire que, dans un pays voisin, où fonctionne le suffrage universel, l'article 1781 du code civil n'existe plus, a été rejeté du code avec une sorte de mépris et extirpé comme une excroissance malsaine et parasite ; il ne faut pas qu'on puisse nous dire que dans ce pays la contrainte par corps a été abolie, tandis que nous sommes encore à nous demander (et nous n'aurons pas l'indiscrétion de demander à M. le ministre de l'intérieur) si nous parviendrons, nous aussi, à faire opérer cette abrogation d'une barbarie d'un autre âge.

Il ne faut pas qu'on puisse nous dire qu'en France les sociétés ouvrières, les sociétés coopératives ont été avec empressement introduites dans la législation, tandis que, chez nous, on cherche en quelque sorte à les rendre impossibles ou à les torturer, en leur refusant des règles spéciales, et en leur imposant les entraves du droit commun.

Il ne faut pas qu'on puisse nous dire que chez nous la réglementation du travail des enfants ne rencontre, que résistance, que scepticisme, alors que dans le pays où fonctionne le suffrage universel, il a suffi que la question fût agitée par quelques conseils de départements, pour que le pouvoir central fît un projet de loi, qu'il le soumît au conseil d'Etat, et qu'il vînt l'apporter immédiatement au corps législatif.

Non ; il ne faut pas qu'on puisse dire cela de nous, de notre pays, de notre opinion. Il faut, au contraire, qu'on sache que l'amélioration matérielle, morale et intellectuelle des classes laborieuses est le plus grand intérêt que nous ayons à cœur de défendre, celui qui est assuré de notre zèle le plus ardent, de. nos sympathies les plus vives et les plus constantes ; il faut que l'ouvrier sache que nous sommes résolus à le conduire à son émancipation politique la main dans la main ! selon la belle expression de M. le ministre des finances ; oui, notre main loyale dans la rude main du travailleur.

(page 283) MfFOµ. - Messieurs, je partage les sentiments qui ont été exprimés avec tant d'éloquence par mon honorable ami, M. d'Elhoungne, au sujet de la nécessité de l'amélioration matérielle, morale et intellectuelle du travailleur. Mais si je partage ces sentiments, qui nous sont communs à tous, je dois déclarer tout d'abord que je n'arrive pas aux mêmes conclusions pratiques que mon honorable ami. Je ne pense pas que ce soit par les mesures qui sont préconisées que l'on puisse améliorer la position morale et matérielle des classes ouvrières ; je ne pense pas que le système de réglementation auquel on fait appel soit de nature à relever moralement l'ouvrier, et je montrerai qu'il n'est certainement pas de nature à améliorer sa condition matérielle.

Messieurs, il faut un certain courage pour combattre les mesures du genre de celles qui ont été indiquées. Pour les justifier, on invoque les sentiments d'humanité ; on nous dit combien est malheureuse la condition des femmes et des enfants condamnés à un travail excessif, souvent au-dessus de leurs forces.

Et que nous demande-t-on pour faire cesser ces maux ? Quelques lignes, un bout de loi insignifiant ! Et nous ne consentons pas à venir immédiatement et sur l'heure vous l'apporter ! Que nous en coûterait-il d'écrire ces quelques lignes ? Nous recevrions les applaudissements de tous ceux qui attachent la plus haute importance à ces questions ; bien peu probablement nous critiqueraient, et cependant nous ne nous décidons pas à venir vous proposer la mesure que l'on réclame.

Pourquoi ? C'est que nous avons une conviction, une conviction profonde : Nous sommes persuadés que des mesures de ce genre émanent d'un principe dangereux ; qu'elles sont tout au moins inefficaces et qu'elles sont le plus souvent funestes à ceux que l'on veut protéger.

D'abord, messieurs, on ne saurait le méconnaître, le principe d'une pareille loi est mauvais. Je n'examine pas maintenant s'il peut y avoir quelque nécessité de la décréter ; je n'en considère pour le moment que le principe, et je le déclare mauvais. Je dis, ensuite, que si une loi de cette nature est limitée à certaines industries seulement, elle doit avoir des conséquences funestes, et que si, pour être efficace, elle doit s'étendre, à toutes les industries, grandes ou petites, elle est absolument impraticable. Ce sont ces propositions que je vais m'attacher à démontrer et qui rencontrent directement la thèse qui a été développée par l'honorable M. d'Elhoungne.

Qu'on me permette de faire remarquer qu'il n'est pas indifférent du tout, à l'époque où nous vivons, de faire naître des idées fausses au sein des masses, ou d'y jeter des ferments de haine entre les diverses classes de la société. L'Europe est malade politiquement, mais elle est surtout malade socialement. Au mal politique, il y a des remèdes et ils sont certains. Les rivalités, les ambitions, les anciennes institutions qui subsistent encore et que l'on veut ébranler, tout cela peut constituer des difficultés à la guérison du mal politique qui tourmente l'Europe. Mais le remède du moins est certain.

Quant au mal social dont l'Europe est sourdement agitée, nul ne saurait dire où se trouve le remède, nul ne saurait indiquer une solution. En présence du problème qui est posé, problème redoutable entre tous, deux écoles se sont constituées : l'une déclare que l'autorité, le gouvernement, ou, si l'on veut, pour éviter une équivoque, le législateur, comme le disait M. d'Elhoungne, a la puissance de remédier à ce mal social : il peut et il doit organiser le travail, par conséquent régler le salaire et marquer à chaque travailleur sa place et son rôle dans la société. L'autre école répond que le législateur n'a pas le droit de disposer de la liberté de l'homme ; que l'entreprise à laquelle on le convie est d'ailleurs chimérique, qu'elle plongerait les classes laborieuses dans l'abjection et la misère, et que les remèdes possibles aux maux sociaux qui nous affligent ne peuvent être attendus que de l'expansion intelligente et morale des forces naturelles et puissantes de la liberté humaine.

Ainsi, d'un côté l'on invoque la puissance publique, la force, la contrainte ; on invoque, en un mot, dans l'ordre matériel, le principe d'autorité. Nous ne pouvons nous ranger sous ce drapeau, et nous croyons être fidèle aux aspirations qui sont l'honneur et la vie de l'opinion libérale, en faisant appel au principe de la liberté.

Le rôle de l'Etat est déjà immense, même circonscrit dans les attributions qui lui sont propres. Depuis l'école jusqu'à ces institutions diverses qui aident à préparer un sort meilleur aux classes laborieuses, il y a place pour l'activité incessante des pouvoirs publics. De bonnes lois peuvent favoriser les associations libres entre les travailleurs. Mais ne touchons pas légèrement à la liberté de l'homme. A mon sens, l'Etal doit avant tout, et plus la société est malade, plus les idées s'égarent à la recherche des remèdes, plus son devoir est impérieux ; l'Etat doit, avant tout, assurer la liberté individuelle.

Or, messieurs, toute réglementation du travail, qu'on le sache bien, est une atteinte à la liberté individuelle. Je parle ici, bien entendu, du travail des majeurs. Et je déclare tout d'abord que par majeurs j'entends, en parlant du travail, non pas ceux qui sont arrivés à la majorité déterminée par le code civil, mais ceux qui ont atteint l'âge de seize à dix-huit ans, et qui sont parfaitement en état de juger quel est le travail auquel ils veulent se livrer et les conditions dans lesquelles ils veulent s'y engager.

Or, je dis que si l'on peut régler le travail pour les femmes, par exemple, on peut le régler également pour les hommes, et l'honorable M. d'Elhoungne est arrivé jusqu'à cette conséquence.

On pourrait donc limiter, régler, organiser le travail comme le législateur l'entendrait. Celui-ci en aurait le droit absolu. Qu'est-ce à dire, sinon que la liberté humaine n'existerait plus !

Messieurs, si par cela seul que les mesures que l'on entrevoit sont salutaires ou qu'on les croit telles ; si, par cette seule raison, on peut arriver jusqu'à réglementer, dans toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, le travail humain, la liberté humaine est à la discrétion d'une assemblée, elle est à la discrétion du corps législatif.

Toute réglementation du travail est une forme de la servitude, et pas autre chose. Si cette réglementation est absolue, c'est l'esclavage. Si cette réglementation est partielle, c'est le servage. Si cette réglementation arrive à laisser un peu plus de place à la liberté de l'homme, ce sont les corporations, c'est le système des jurandes et des maîtrises ; et jusqu'à présent, j'avais cru que ç'avait été un progrès immense pour l'humanité d'être arrivée à se dégager successivement et de l'esclavage, et du servage, et du système des corporations, des jurandes et des maîtrises, pour arriver enfin à l'affranchissement complet de l'homme, en proclamant la liberté du travail.

Messieurs, la liberté du travail, c'est, comme l'a dit Turgot, comme il l'a inscrit dans le préambule du célèbre édit de 1776, c'est la propriété la plus sacrée, la plus imprescriptible de toutes.

Oui, dit l'honorable M. d'Elhoungne, c'est une propriété ; c'est une propriété sacrée ; mais, comme toute propriété, elle peut être réglementée. Vous avez le règlement de la propriété du sol, le règlement des meubles, des immeubles, des mines. Et vous n'auriez pas la réglementation du travail de l'homme !

Mon honorable ami y a-t-il bien pensé ? Les mots me paraissent ici l'égarer. Il assimile les hommes aux choses. De ce que l'on peut disposer des choses librement, de ce qu'elles sont dans le domaine du législateur, qui peut les réglementer, en peut-on conclure contre la liberté humaine ? Cela n'est évidemment pas admissible.

On admet que l'homme, pour se nourrir, abatte des bœufs : en conclura-t-on qu'on peut abattre des hommes ? Cependant l'argument est le même : C'est conclure de ce qui concerne les choses, c'est-à-dire de ce qui est nécessairement sous la puissance de l'homme, c'est conclure contre la liberté de l'homme lui-même, qui n'est pas sous la puissance de l'homme. Aucun homme ne peut être soumis à un autre homme ! Une pareille situation serait l'abus de la puissance : cela ne pourrait jamais constituer un droit.

Mais, nous dit l'honorable M. d'Elhoungne, la femme, qui est faible, la femme, qui est assimilée souvent au mineur, n'est pas dans les conditions de liberté absolue où se trouve l'homme : on pourra régler le travail de la femme, on pourra le limiter, si l'on ne peut pas limiter le travail de l'homme.

Quant à moi, messieurs, je ne puis voir aucune différence sous ce rapport, entre le droit de la femme et le droit de l'homme : ces droits sont identiques, parce que ces droits dérivent tous de l'indépendance imprescriptible de la personnalité humaine. Il est impossible de donner une seule raison de différence entre l'homme et la femme, quant à la libre disposition de leur travail : dans toutes les hypothèses, c'est en vertu de leur propre liberté, c'est comme l'expression de cette liberté, comme action de cette liberté, que tout être humain en âge de raison peut se livrer au travail qui lui convient.

Aussi, messieurs, ceux-là qui se sont occupés de la question et qui même approuvent le plus certaines réglementations, n'ont-ils pas hésité à conclure qu'une interdiction n'est pas plus licite, pas plus légitime en ce qui touche le travail des femmes, qu'en ce qui touche le travail des hommes.

Et voyez, messieurs, quelles sont les conséquences de ces doctrines, qui (page 284) ne germent que trop au sein des masses, qui trompent si aisément les populations ouvrières : nous avons vu à certaines époques l'opinion se préoccuper du travail des prisons, du travail des couvents, de la concurrence faite au travail libre, pour lequel on demandait une protection. On a paru faire certaines concessions à cet égard. Depuis, on est arrivé à demander que le travail des femmes fût réglementé, que le travail des femmes fût même interdit, et la catégorie des ouvriers les plus intelligents, les plus instruits, les typographes de Paris, ont réclamé formellement l'exclusion des femmes des travaux de l'imprimerie, en menaçant de faire la grève si elles y étaient admises. Eh bien, messieurs, à ceux qui mettaient en avant de pareilles prétentions, que répondait M. Jules Simon, qui certes s'est dévoué corps et âme aux choses qui intéressent les classes ouvrières ? Il répondait d'abord que les femmes ont absolument les mêmes droits que les hommes devant le travail.

« Je délie bien, disait-il ensuite, une personne intelligente de m’apporter une raison quelconque en vertu de laquelle on puisse interdire une profession à une femme capable de travailler, non pas pour gagner sa vie, car il ne faudrait pas connaître la femme pour donner ce motif à son travail, mais pour gagner celle de ses enfants. Ce n'est pas pour gagner sa vie qu'une femme quitte sa maison et s'exile pour toute la journée dans un atelier ; ce qui est très simple chez un homme, c'est presque de l'héroïsme chez une femme ; si elle le fait, ce n'est pas pour elle, elle : le fait pour ses enfants. »

Et antérieurement, messieurs, sur la question du principe de la restriction, de l'interdiction du travail, que disait encore le même écrivain :

« C'est un économiste célèbre, qui, à la suite d'une enquête où il avait vu de près la situation des ménages d'ouvriers, proposa d'interdire absolument le travail des femmes dans les manufactures. Il est à peine nécessaire de dire qu'une loi de ce genre serait aussi injuste qu'impraticable. Personne ne peut songer sérieusement à priver les fabriques françaises de la moitié des bras dont elles disposent et à rejeter brusquement cette masse d'ouvrières sur les travaux de couture, lorsqu'il est avéré que la petite industrie ne nourrit même plus son personnel. Comment s'y prendrait le législateur pour ôter aux femmes le droit de vivre en travaillant ? Il faut laisser aux communistes de toutes les écoles ces prétendus remèdes, qui sont des attentats à la liberté, et qui ne savent combattre un mal que par les règlements et les prohibitions. »

Je crois donc, messieurs, que sur ce point capital de savoir s'il est dans le domaine du législateur de réglementer le travail de l'homme ou de la femme, c'est-à-dire, des majeurs, l'assemblée conclura avec moi que ce droit n'appartient pas au pouvoir législatif. Le pouvoir législatif ne pourrait s'attribuer une. pareille puissance sans violer des principes essentiels sur lesquels reposent nos institutions. Une disposition fondamentale que nous avons à cœur de défendre, celle de la liberté du travail, ne peut recevoir une atteinte sans que l'on s'expose à jeter le trouble dans le développement économique de la société.

Quant aux mineurs, il en est certes autrement. Ici l'intervention du pouvoir est incontestablement légitime. Il existe un droit de tutelle. Nos lois civiles le consacrent. Elles n'investissent pas les parents d'un pouvoir absolu, discrétionnaire, qui ne permettrait aucune espèce d'intervention en ce qui toucherait leurs enfants.

Régler, réglementer le travail des enfants est donc une mesure qui, en principe, ne pourrait être contestée.

Mais, si l'on ne peut contester la légitimité du principe, on doit admettre que c'est une mesure exceptionnelle, une mesure grave. Il faut admettre qu'elle a pour effet de destituer du bénéfice du droit commun toute une classe de la société, qu'on veut relever, et de restreindre pour elle des droits qu'elle tient en partie de la nature, en partie de la loi.

Eh bien, je me demande si, au temps où nous vivons, la loi que les patrons sollicitent, que certains ouvriers réclament également, je me demande si cette loi, que l'on appelle aujourd'hui et qui serait votée demain, ne serait pas bientôt un grief des populations ouvrières ?

C'est autre chose, messieurs, que cette loi relative aux livrets dont les ouvriers se plaignent comme d'une humiliation ; c'est bien autre chose que cet article 1781 du code civil, que l'on rappelait tout à l'heure, que j'aurais voulu voir rayer de nos codes et que l'on envisage comme consacrant l'inégalité des conditions entre le maître et l'ouvrier.

Qu'est-ce donc ?

C'est une loi qui destitue en masse de la tutelle naturelle et légitime de leurs enfants, les pères de famille des classes laborieuses ; c'est une loi qui déclare qu'ils sont à la fois indignes et incapables d'exercer convenablement cette tutelle ; c'est une loi qui proclame qu'au sein des classes laborieuses les pères sont sans cœur et les mères sans entrailles ; c'est une loi qui nous ferait dire : Nous, législateurs, gens sensibles, nous plaçons sous une sorte de surveillance de police non pas ceux qui ont failli, mais toute une classe de la société, suspecte d'abuser de la puissance paternelle.

Je demande, messieurs, si ce n'est pas un danger, en croyant faire quelque bien, que de laisser de pareilles idées se développer peut-être au sein des masses populaires ?

Toutefois, et sans insister plus qu'il ne convient sur ces considérations, nous avons à nous demander si, en supposant que la loi soit indispensable, elle pourrait avoir quelque efficacité ; car une loi aussi grave que celle-là ne pourrait être faite et sanctionnée que si l'on avait la conviction qu'elle produira tout le bien qu'on en attend.

Eh bien, messieurs, je constate un fait. Depuis pins de vingt ans, je m'occupe de cette question. Elle était ouverte quand je suis arrivé pour la première fois au pouvoir. J'ai lu la plupart des écrits qui ont été publiés sur cette matière ; j'ai suivi attentivement la marche des législations dans les pays qui ont adopté le principe de la réglementation, et je ne suis pas arrivé à me convaincre que ces législations eussent une efficacité réelle.

Je cite la France : le fait est universellement attesté ; on a introduit en 1841 une loi réglant le travail des enfants dans les manufactures ; il ne s'agit pas d'une loi trop générale, comme l'a dit tout à l'heure l'honorable M. d'Elhoungne, mais d'une loi qui ne s'applique qu'à la grande industrie, extrêmement limitée par conséquent. Eh bien, cette loi est restée une lettre morte, comme l'a démontré M. le ministre de l'intérieur.

C'est le défaut d'inspection, dit-on, qui a empêché cette loi d'avoir les bons résultats que l'on en espérait ; on n'avait pas une inspection assez puissante, assez fortement organisée, dit M. d'Elhoungne, et c'est là ce qui a fait échouer la loi. Point ; la loi a échoué parce que des mesures de ce genre échouent à peu près partout.

Je sais bien que je combats ici une idée qui est acceptée presque généralement, et qui consiste à croire que dans les autres pays ces lois, par cela seul qu'elles existent, produisent un bien considérable. Mais ce que nous aurons d'abord indiqué par le raisonnement, nous l'appuierons de preuves positives, et on me permettra peut-être, sur ce point, quelques citations.

Je dis donc, qu'en fait la mesure a échoue en France. On en était convaincu dès 1847 ; dès 1847, on a préparé un projet destiné à modifier la législation antérieure. Aucune suite n'y a été donnée.

Souvent il est arrivé que des conseils généraux se sont interposés, ont fait des efforts, ont même rémunéré des inspecteurs spéciaux, afin d'arriver à l'exécution de la loi ; toujours en vain. Nous sommes en 1869, et l’on attend une législation nouvelle. Un décret récent de l'empereur a provisoirement transféré l'inspection aux officiers des mines. Je suis persuadé, quant à moi, qu'on n'arrivera pas à un résultat bien sérieux.

Mais l'Angleterre ! L'Angleterre, qui a toujours été invoquée en cette matière, a fait beaucoup de lois : il y a 60 ans que le principe de la réglementation a été introduit dans la législation anglaise, et depuis 30 années surtout on t'est occupé de cette matière avec la plus grande vigilance et avec la plus grande énergie. On en sera bientôt à la vingtième loi sur cet objet. Eh bien, messieurs, après 60 années, on plutôt après 30 années pour ne pas exagérer, car je reconnais que les efforts n'ont, pas été considérables pendant les 30 premières années, bien que la législation existât, après 30 années on devrait pouvoir nous présenter une situation complètement satisfaisante.

Or, lorsqu'en 1852, je pense, afin de donner suite à ce premier projet que nous avons trouvé à notre arrivée au pouvoir en 1847, projet qui avait été préparé par nos prédécesseurs après une enquête remarquable, approfondie, faite avec la plus grande conscience ; lors, dis-je, que nous avons voulu nous rendre compte de la situation, M. le ministre de l'intérieur de cette époque, désirant lire autre chose que des rapports d'inspecteurs, lesquels, de très bonne foi, mais par une illusion naturelle, sont généralement d'avis que leur inspection est nécessaire, que les choses qu'ils inspectent sont très bien inspectées, a envoyé en Angleterre une personne chargée d'examiner comment la loi était exécutée dans ce pays et quelles en étaient les conséquences.

Voici ce que je lis dans le rapport adressé à M. le ministre de l'intérieur, à la suite de cette mission.

Après avoir indiqué la nature des dispositions qui existent sur cette matière, la personne, très compétente, très capable, chargée de cette mission, continue ainsi :

« On peut entrevoir déjà quelles difficultés le gouvernement doit rencontrer en pratique pour faire observer les lois limitatives de la durée du travail ; quelle surveillance active et incessante, quelle sévérité il lui faut déployer pour faire courber tous les fabricants sous la même loi et ne pas (page 285) permettre à un seul de faire à ceux qui observent la loi une concurrence illégale, en la violant impunément à leurs dépens.

« Et cependant, malgré tout le pouvoir, pouvoir qui va jusqu'à l'arbitraire, que le Parlement a mis entre les mains de l'administration, malgré l'énergie avec laquelle celle-ci en fait usage, on n'est pas arrivé jusqu'ici à des résultats tout à fait satisfaisants pour la répression des contraventions. Il est si facile à un manufacturier peu scrupuleux de gagner cinq minutes à chaque fois que le travail cesse et commence ; il est si difficile de constater de pareilles infractions quand elles ont pour complices les ouvriers eux-mêmes. »

Remarquez, messieurs, que je cite ici l'opinion d'une personne favorable à la réglementation et concluant à cette réglementation.

Après la constatation des faits, on s'est dit : Les fabricants ne se plaignent pas de la loi. Il examine cette objection, et voici comment il s'explique à cet égard :

« S'ils ne se plaignent pas de la loi elle-même, ils se plaignent vivement de ce qu'elle n'est pas exécutée fidèlement par tous leurs concurrents, et de ce que les inspecteurs ne parviennent pas à faire cesser les contraventions. Mais ce n'est pas chose aisée à faire, que de tenir la main à l'exécution d'une pareille loi. Il n'est pas difficile, pour ceux qui veulent frauder la loi, de faire commencer le travail cinq minutes plus tôt le matin, de le faire cesser cinq minutes plus tard le soir, de faire de même dans la journée, avant et après chacun des deux repas, et de gagner de cette façon une demi-heure par jour, sans que les inspecteurs puissent constater le délit ou obtenir une condamnation. Les manufacturiers peu scrupuleux à l'endroit de la loi font surveiller l'approche des inspecteurs, et si cette surveillance est déjouée, les inspecteurs ne parviendront encore qu'à découvrir un seul de ces six délits, car on aura bien soin que tout se passe en règle dans la fabrique le reste de la journée, et les tribunaux ne se décident pas facilement à prononcer une condamnation pour cinq minutes de travail au delà du temps fixé par la loi. »

Cela se présente cependant tous les jours : souvent, les feuilles anglaises annoncent des poursuites intentées pour contraventions de ce genre.

Mais les inspecteurs, par hasard, n'auraient-ils pas assez de pouvoirs ? Voilà la question.

Eh bien, vous allez voir à quoi l'on se soumet dans un pays, quand on y introduit le régime dont nous nous occupons.

Le Royaume-Uni est divisé en quatre districts ; chaque district a un inspecteur et un nombre indéterminé de sous-inspecteurs, selon les besoins du service. Les inspecteurs et les sous-inspecteurs, investis de pouvoirs extraordinaires, ont le droit d'entrer à toute heure du jour et de la nuit dans toutes les manufactures on l'on travaille et même dans toute maison qu'ils soupçonnent être une manufacture. Ils ont le droit de visiter les écoles fréquentées par les enfants des manufactures et de se faire accompagner dans les établissements par le médecin du district désigné pour donner les certificats (certifying surgeon), et par un agent de police ou officier de paix.

Ils ont le droit d'interroger, soit seuls, soit en présence d'une autre personne, tout individu qu'ils rencontrent dans une manufacture ou dans une école, ou même tout individu qui a travaillé dans une manufacture pendant les deux mois qui précèdent le moment où ils désirent l'interroger. Ils ont le droit d'examiner et de vérifier les registres, certificats, notes et généralement les documents dont la tenue est prescrite par la loi. Ils dressent-les procès-verbaux et citent les contrevenants devant la justice. Ils nomment et révoquent les médecins chargés de délivrer les certificats constatant l'âge des enfants et leur aptitude au travail, et fixent les honoraires que les manufacturiers doivent leur payer.

Les sous-inspecteurs remettent aux inspecteurs un rapport hebdomadaire sur les travaux de leur division et les inspecteurs présentent tous les six mois un rapport au Parlement sur la manière dont la loi a été exécutée dans leur district.

La sollicitude de l'autorité pourrait-elle être plus grande et les pouvoirs des agents plus étendus ?

Et, à ce propos, une réflexion me vient, que je me permets de vous soumettre. On se préoccupe beaucoup, et avec raison, de tout ce qui peut garantir la liberté individuelle et la liberté du domicile. L'honorable M. Thonissen, répétant un adage de mon pays, disait l'autre jour qu'il a été ainsi formulé, il y a longtemps : « En sa maison, pauvre homme roi est. »

Et l'on parle comme de la chose la plus simple et la plus naturelle de porter de graves atteintes à la liberté, non pas de quelques personnes isolées, par accident ou par nécessité sociale, mais de classes entières de la société, parce qu'elles sont pauvres et livrées au travail, et de mettre toutes les manufactures à la discrétion de certaine fonctionnaire ! Ils peuvent y pénétrer quand bon leur semble, le jour, la nuit, et s'y livrer à toutes sortes de perquisitions !

Messieurs, à force d'inspecteurs et à force d'inspecter en Angleterre, on est arrivé à y constater une chose : c'est qu'il importe beaucoup, en cette matière, que la loi soit uniformément exécutée. Si elle n'est pas exécutée avec la même rigueur dans chacun des districts, il en résulte les plus sérieux inconvénients au point de vue industriel.

En effet, on comprend que s'il y a tolérance dans certains districts, tandis qu'il y a sévérité dans d'autres, les industriels de ces derniers doivent perdre leurs ouvriers et se trouver exposés à la ruine, tandis que ceux des premiers districts s'enrichiront.

Aussi a-t-il fallu, pour assurer l'exécution complète et uniforme de pareilles mesures, la centralisation la plus extraordinaire que l'on puisse rêver. On pourrait croire qu'il suffit qu'il y ait des inspecteurs pour que la loi soit convenablement appliquée. Il n'en est rien ; il faut que les inspecteurs se réunissent à Londres, où il y a une administration centrale. Là, ils se communiquent leurs rapports ; ils échangent leurs instructions ; ils se mettent d'accord sur tous les points, sur une manière uniforme d'opérer dans chaque district.

Et à cette occasion, il faut me permettre de faire une remarque sur le moyen qui a été suggéré, moyen dont a parlé, tout à l'heure l'honorable M. d'Elhoungne, celui de communaliser l'inspection, celui de donner à l'autorité communale le droit de réglementer le travail des enfants dans les manufactures. Vous voyez, par ce qui se passe en Angleterre, ce qui arriverait si, d'un côté, les administrations se montraient sévères, alors que de l'autre elles feraient preuve d'une indulgence extrême. On reconnaîtrait bientôt, comme l'expérience l'a prouvé en Angleterre, que l'uniformité est essentielle pour ne point sacrifier ou protéger illicitement certaines industries, où le travail se trouve réglementé.

Maintenant, messieurs, comment est-on arrivé en Angleterre à introduire ces principes dans la législation et à les faire sanctionner et exécuter dans une certaine mesure. (Interruption.) Je le reconnais, c'est incontestable : ils le sont dans une certaine mesure ; vous verrez tout à l'heure jusqu'où cela va cependant. C'est grâce à un immense mouvement d'opinion qui a eu lieu en Angleterre, à cause des abus révoltants qui avaient été signalés dans ce pays. Or, comme l'a dit l'honorable ministre de l'intérieur, jamais, en Belgique, des abus aussi déplorables n'ont été signalés. Certes des abus existent ; on ne peut le nier : mais les choses ont été poussées à ce point en Angleterre, les abus étaient tellement révoltants, qu'il y a eu un mouvement d'indignation générale. Le législateur a été appuyé par le mouvement ; les inspecteurs l'ont été également.

Ici, comme, on l'a rappelé tantôt, on s'occupe depuis vingt-cinq ans de cette question ; une enquête considérable a été faite en 1843 attestant les travaux les plus remarquables faits par des hommes désintéressés. Ce sont les conseils de salubrité publique, celui de Bruxelles en particulier, qui ont examiné à fond les grandes et les petites industries. Avez-vous vu un grand mouvement se produire ? avez-vous entendu réclamer par le pays une loi sur le travail des enfants dans les manufactures ? Non ; et lorsque les projets de loi qui étaient la conséquence de ces enquêtes ont été proposés, il y a eu immédiatement une grande résistance, et l'on n'a pas donné suite à ces projets.

Dix ans se passent ; nous arrivons en 1858. Les industriels de Gand, aux intentions desquels je me plais à rendre hommage, car évidemment c'est par le meilleur sentiment qu'ils ont agi en cette circonstance, les industriels de Gand, dis-je, demandent de ne plus avoir sons les yeux le triste spectacle dont ils se plaignent : ils sont prêts à se soumettre aux dispositions que le gouvernement voudra bien proposer.

Les industriels de Gand sollicitaient donc des mesures de la législature ; nous faisons une nouvelle enquête, nous la faisons avec solennité ; nous interrogeons les chambres de commerce, nous interrogeons les autorités compétentes, et à quelles conclusions arrivons-nous ? A un résultat fort peu favorable à la réglementation. Voici, messieurs, le résumé de l'enquête de 1859 : L'enquête, prise dans son ensemble, constate que des mesures de police ne sont nécessaires que pour un très petit nombre de manufactures ut dans un petit nombre de localités.

La députation du conseil provincial et la chambre de commerce d'Anvers font remarquer que leur ressort étant plutôt commercial et maritime qu'industriel, elles n'ont pu examiner les questions d'application avec toute la compétence nécessaire.

La chambre de commerce de Gand insiste pour que la réglementation n'atteigne que les grandes industries, notamment la filature et le tissage du coton, du lin, de la laine et de la soie.

(page 286) Les députations des conseils provinciaux du Limbourg et du Luxembourg constatent qu'une loi est inutile pour les usines situées dans ces provinces.

La chambre de commerce de Nivelles déclare que, dans les usines et les fabriques de l'arrondissement, le travail ne se prolonge pas, d'ordinaire, au delà de douze heures.

La députation du conseil provincial et la chambre de commerce de Liège pensent qu'une loi n'est pas indispensable pour l'industrie de leurs ressorts respectifs.

La députation du conseil provincial et la chambre de commerce de Namur sont d'avis qu'il serait sage de limiter la mesure au petit nombre de branches d'industrie où des abus graves ont été constatés, et qu'il y aurait grande difficulté, pour la plupart des manufactures de la province, à se soumettre aux dispositions projetées.

La députation du conseil provincial du Brabant croit qu'il serait difficile de citer ailleurs que dans les filatures les abus auxquels on veut obvier, et qu'il y a lieu, pour le moment, de ne s'occuper que des industries gantoises. La chambre, de commerce de Bruxelles émet le même avis.

L'autorité communale de Verviers constate qu'une loi est inutile pour l'arrondissement.

La députation du conseil provincial du Hainaut et la chambre de commerce de Mons ne voient ni nécessité ni utilité de faire intervenir une loi pour les industries du ressort ; cet avis est partagé par la chambre de commerce de Charleroi.

La chambre de commerce de Termonde pense que l'on atteindrait plus sûrement le but auquel tend le gouvernement, par la voie de l'encouragement que par celle de la répression.

La plupart des autres collèges entourent l'émission de leur avis de tant de restrictions, qu'ils paraissent plutôt subir que désirer l'adoption du projet de loi.

Tous, enfin, veulent que le plus grand nombre de nos industries soient laissées en dehors de l'application des mesures réclamées par les fabricants de la ville de Gand, pour le travail de la laine, du lin, du coton et de la soie.

Ainsi, sans compter l'arrondissement de Termonde, de nos neuf provinces, il en est sept où l'on déclare, d'une manière plus ou moins explicite, qu'il n'y a ni nécessité ni utilité de réglementer le travail des femmes et des enfants dans les manufactures.

Voilà en quels termes étaient analysés les documents que l'on mettait sous les yeux du conseil supérieur de l'industrie et du commerce en 1860 ; et l'on comprend que, malgré tout, il ne pouvait guère y avoir d'enthousiasme pour des mesures répressives. Voilà, messieurs, la situation. Il ne faut pas se mettre en dehors des faits. Voilà ce que nous rencontrons, ce que nous trouvons après deux enquêtes. Vous voyez donc que bien certainement il n'existe pas en Belgique ce grand mouvement d'opinion publique, qui permettrait seul de trouver les forces nécessaires pour faire exécuter une pareille loi.

Aussi, messieurs, ne pouvant méconnaître cette situation, l'honorable M. d'Elhoungne a-t-il fait remarquer que l'on ne demande pas que la disposition s'étende à toutes les industries ; on demande qu'elle s'applique seulement à quelques-unes. Restons placés sur le terrain du conseil communal de Gand, des industriels gantois. Bornons-nous à faire, ce qui est réclamé pour le coton, pour le lin, pour la laine et la soie. La laine serait déjà de trop ici, puisque Verviers, qui compte bien pour quelque chose en cette matière, n'est pas d'avis qu'il faille réglementer.

Eh bien, messieurs, je me demande si ce n'est pas précisément à cause de la limitation des industries soumises à la réglementation, que la réglementation en cette matière est évidemment inefficace ? Pour moi, je crois que c'est la véritable cause de l'échec ; c'est parce que la mesure est forcément et nécessairement limitée à certaines industries, que les règlements dont il est question ne peuvent avoir aucune efficacité.

On invoque toujours les rapports des commissaires anglais en cette matière. Sans doute, on a raison ; on peut y trouver certains arguments dans le sens de l'opinion que l'on soutient. Mais il s'y trouve aussi la preuve de la justesse des objections que j'oppose à cette opinion.

Voici, messieurs, ce qui est constaté par les enquêtes anglaises, par les rapports des inspecteurs, par les rapports de la dernière commission qui a été nommée pour s'occuper spécialement du travail des femmes et des enfants dans les manufactures et dans les ateliers de toute espèce qui n'étaient pas encore soumis à la réglementation. J'y trouve la preuve que dans le sentiment des hommes qui se sont occupés de ces matières, si l'on ne soumet pas toutes les industries au même régime, le but que l'on se propose ne saurait être atteint.

De l'aveu de la commission, aussi bien que de l'aveu des inspecteurs des usines, dont nous parlerons tout à l'heure, deux choses tendent à neutraliser les effets de la réglementation : D'un côté, le travail que la loi prohibe dans les fabriques s'exécute dans les petits ateliers et à domicile ; de l'autre côté, le travail des enfants et des femmes se déplace vers les industries où il reste entièrement libre. Les inspecteurs, d'accord sur ce point avec la commission instituée pour faire une enquête sur le travail des enfants et des jeunes personnes dans les industries, dont le travail n'a encore été soumis à aucune restriction légale, pensent que pour remédier à ce double inconvénient, il faut étendre l'intervention de la loi à toutes les industries et même aux petits ateliers.

A côté des usines auxquelles s'appliquent les dispositions de la loi, il y a, dit la commission, une foule de lieux de travail qui échappent à toute restriction et à toute surveillance ; ce sont les petits ateliers, les maisons particulières, les écoles d'apprentissage, etc., qui ne sont pas réputés fabriques et où se trouvent réunis un nombre d'ouvriers relativement faible, appartenant souvent tous au même ménage. Les restrictions apportées au travail dans les usines tendent à favoriser le travail dans ces petits établissements, et comme ils sont très nombreux, il serait fort désirable, d'après la commission, que certaines mesures fussent prises à leur égard. Voici comment s'exprime sur ce point le rapport en question (5ème rapport, p. 25) :

« Dans tous ces établissements, il serait hautement avantageux pour la santé, le bien-être et l'amélioration d'un très grand nombre d'enfants, de jeunes personnes et de femmes, que la protection de la loi pût être étendue assez loin pour leur assurer des heures de travail modérées et régulières et pour améliorer la condition sanitaire des lieux où ils travaillent.

« Mais une semblable législation serait, avant tout, une protection et un avantage pour le grand nombre de très jeunes enfants qui, dans beaucoup de branches de manufacture, sont mis par leurs parents à un travail prolongé et nuisible, dans des places petites, encombrées, malpropres et mal ventilées.

« Il est malheureusement démontré, à un degré pénible et à la dernière évidence, que les enfants de l'un et de l'autre sexe n'ont besoin d'être protégés contre personne plus que contre leurs parents.

« Dans le résumé des témoignages reçus par la commission de 1840, cette commission dit à ce sujet : « Dans tous les cas, les personnes qui emploient les enfants les plus petits et les plus jeunes sont les parents eux-mêmes, qui mettent leurs enfants à l'un ou l'autre travail de manufacture, sous leurs propres yeux, dans leurs propres maisons. »

« Les conséquences fâcheuses qui résultent, pour la santé et pour l'éducation des enfants, de ce travail auquel ils sont employés si jeunes par leurs parents, sont aussi manifestes maintenant qu'elles l'étaient en 1843. Le nombre de ceux qui sont employés d'une manière aussi cruelle et aussi nuisible est fort grand. La cause est restée la même. Dans l'immense majorité des cas, elle provient des habitudes irrégulières du père, qui donne à ses plaisirs le commencement de la semaine, et qui, à la fin, fait travailler ses enfants avec lui pendant des heures qui se prolongent souvent bien loin dans la nuit.

« On serait injuste envers les patrons qui ont de grands établissements, si l'on plaçait ceux-ci sous un régime de réglementation et si l’on ne faisait rien quant aux heures de travail dans les ateliers de moindre importance, qui se livrent au même genre de travail.

« Et, à l'injustice que produiraient les conditions inégales de concurrence quant aux heures de travail, si les petits ateliers étaient exempts de toute restriction, viendrait s'ajouter, pour les grandes manufactures, cet autre désavantage, que les enfants et les femmes qui y travaillent les quitteraient pour s'attacher aux ateliers auxquels la loi ne serait pas applicable.

« De plus, ce serait là un encouragement à la multiplication des petits lieux de travail, qui, presque invariablement, sont les moins favorables, pour la santé, le bien-être, l'éducation et l'amélioration générale du peuple.

« Dans le chiffre de 1,400,000 individus cité plus haut (nombre auquel la commission évalue les femmes, les jeunes personnes et les enfants travaillant dans les industries dont elle s'est occupée dans ses 2ème, 3ème, 4ème et 5ème rapports) sont compris pour une très forte proportion (probablement pour plus de moitié) les femmes et les enfants employés dans les soi-disant maisons particulières, où l'on fabrique des dentelles et de la bonneterie, dans les grands établissements où l'on façonne des articles de vêtement, et qui ne sont pas organisés de manière à constituer des fabriques proprement dites, dans les écoles où les enfants apprennent à tresser la paille, etc., et dans les nombreux petits ateliers où l'on travaille les métaux ou dans lesquels on se livre à quelque autre fabrication.

(page 287) « Mais si le parlement jugeait convenable de placer la totalité de ce nombre considérable d'enfants, de jeunes personnes et de femmes sous la protection de la loi, en les subordonnant à l'administration des inspecteurs des fabriques, là où il serait possible de le faire, et en stipulant certaines règles générales pour les autres cas, il est incontestable que cette législation exercerait la plus heureuse influence non seulement sur les êtres jeunes et faibles dont elle s'occuperait spécialement, mais encore sur l'ensemble des travailleurs adultes, qui, dans tous ces genres de travaux, ressentiraient directement ou indirectement son influence immédiate. Cette loi tendrait à faire adopter des heures de travail régulières et modérées, etc. »

Ceci se trouvait, messieurs, dans le rapport de la commission spéciale dont je viens de parler, mais le rapport des inspecteurs des manufactures constate que les mesures prises à l'égard de certaines industries, de certaines fabriques, ont pour effet de déplacer les populations ouvrières. Et, ainsi, en ce qui touche l'introduction du système du demi-temps, qui est un système très séduisant, en apparence, et qui, dans certaines circonstances, a eu beaucoup de succès, on constate qu'il échoue presque toujours dès qu'il y a un autre emploi pour les enfants :

« Un grand fabricant de poteries de Glasgow m'a déclaré qu'une disposition de la loi qui lui a fait beaucoup de tort et qui lui en fera encore davantage par la suite, est celle qui fixe transitoirement à douze ans et définitivement à treize ans l'âge à partir duquel les enfants peuvent travailler pendant toute la journée. Comme il existe à Glasgow beaucoup de travaux auxquels on emploie des enfants, ceux que l'on refuse dans une fabrique de poteries trouvent facilement ailleurs de l'ouvrage pour la journée entière, et le salaire, dans les fabriques de poteries, n'étant pas très élevé, il y a maintenant fort peu d'enfants qui y cherchent de l'emploi.

« Dans quelques branches de cette industrie, la difficulté d'avoir des enfants de l'âge requis est si grande, que des ouvriers, plutôt que de se voir privés de cette assistance, préfèrent quitter l'atelier et émigrer, pour se livrer à un autre genre de travail. (Dans ces fabriques de poteries, les enfants sont employés et payés non pas par le patron, mais par les ouvriers adultes qu'ils assistent dans leur travail)

M. Redgrave, l'un des inspecteurs, fait ressortir encore tous les inconvénients du système du demi-temps, qu'il approuve d'ailleurs, auxquels les parents cherchent à se soustraire en occupant leurs enfants dans des industries auxquelles il n'est pas applicable, afin de retirer un salaire plus élevé de leur travail.

Il signale également les abus des petits ateliers, où les enfants sont soumis à un labeur excessif, et surtout ceux du travail en famille, où on les assujettit à travailler pour ainsi dire sans relâche.

Il se plaint enfin de ce que la loi ne peut s'appliquer que d'une manière restreinte ; telle fabrique y est soumise ; telle autre, en est affranchie ; et il en résulte des différences de conditions fort préjudiciables à certains établissements au point de vue de la concurrence.

Je me borne à donner ici une analyse sommaire des observations de l'inspecteur anglais. Mais je me propose de les faire insérer in extenso dans les Annales à la suite de mon discours. Je pense qu'elles sont de nature à intéresser les personnes qui s'occupent de la question.

J'aurais, messieurs, beaucoup de choses à dire encore, mais je vais limiter autant que possible mon travail.

Messieurs, vous venez de voir que si la réglementation ne s'applique qu'à un certain nombre d'usines, elle ne peut avoir d'autre effet, dans les cas les plus généraux, que d'opérer le déplacement du travail.

Et maintenant, ces faits bien constatés, examinez quelle sera la situation en prenant la ville de Gand pour exemple, et en supposant pour un instant que le régime qu'elle demande soit appliqué à ses usines. Nous allons immédiatement juger de la situation.

Combien y a-t-il d'enfants de 7 à 12 ans dans la ville de Gand ? Il y en a 10,000 ou 11,000 environ.

Combien y a-t-il d'enfants employés dans les usines et dans les fabriques qui seraient soumis à la réglementation ?

Messieurs, je ne veux rien dire de mon propre chef à cet égard. Je vais citer M. Groverman, qui faisait partie du conseil supérieur d'industrie, et qui a examiné et défendu le projet relatif à la réglementation.

Voici ce qu'il dit :

« Dans l'industrie cotonnière, qui occupe 12,000 ouvriers à Gand, nous ne trouvons que 229 enfants âgés de moins de douze ans, et encore, dans ces 229 enfants, y en a-t-il 126 qui sont âgés de onze ans révolus, qui sont dans leur douzième année.

« Dans l'industrie linière, la situation est encore plus favorable. L'honorable M. de Brouckere vient de vous dire que, dans certaines fabriques, dans les filatures d'étoupes, on emploie les enfants dès l'âge de cinq ans.

« Eh bien, dans toutes les filatures de lin et d'étoupes gantoises, il n'y a qu'un enfant de huit ans, un de neuf ans, et, en tout, quatre-vingt-trois enfants âgés de moins de douze ans, et cela dans quinze filatures, qui comptent aujourd'hui à peu près 100,000 broches. Par conséquent, il n'est pas vrai de dire qu'à Gand les abus sont aussi nombreux qu'on a voulu le faire croire. »

M. d'Elhoungneµ. - Il y en a beaucoup plus aujourd'hui.

MfFOµ. - Ceci date de 1860. Je ne puis citer une meilleure autorité que celle de M. Groverman.

Je vous ferai cependant la part large. Je continue.

« Ils existent, ils sont graves, non à cause du grand nombre d'enfants auxquels ils s'appliquent, mais à cause, du préjudice qu'ils causent à ces enfants, quelque restreint qu'en soit le nombre, et nous désirons vivement qu'on adopte immédiatement des mesures pratiques et efficaces pour faire cesser ces abus. »

Voilà, messieurs, les sources auxquelles je puise. On me dit, en m'interrompant : Il y en beaucoup plus aujourd'hui, leur nombre s'est considérablement accru depuis 1860.

Je vous le concède, mais je dis que la situation est celle-ci :

Dans une ville de plus de 100,000 âmes, où il y a 10,000 à 11,000 enfants de sept à douze ans, auxquels pourrait s'appliquer la réglementation, vous proposez d'appliquer cette mesure à quelques industries qui emploient quelques centaines d'enfants.

Je demande s'il n'est pas évident, au cas où toutes les industries ne seraient pas réglementées, que le jour où l'on réduira de moitié le salaire des enfants dans ces fabriques, ces enfants iront chercher un salaire entier dans les fabriques qui seront restées ouvertes ? Voilà toute la question ! Eh bien, il est impossible que j'humilie ma raison jusqu'à croire que, par cela seul qu'on aura interdit le travail pour quelques centaines d'enfants, on aura sauvé la situation. Je dis qu'on n'aura rien fait ; la condition matérielle et morale de ces populations sera absolument la même. Voilà la vérité.

J'ajoute que c'est au nom de l'humanité que je demande qu'une pareille loi ne soit pas faite. Et pourquoi ? Parce que toutes les enquêtes attestent, dans ce pays comme dans les pays étrangers, que si des abus existent, et ils existent, ils sont bien moins considérables dans la grande industrie que dans la petite. C'est dans la petite industrie que de pauvres petits êtres sont le moins bien traités, tandis que dans la grande industrie ils ont encore, comme protection, une surveillance générale, une sorte de publicité, l'intelligence plus élevée, et l'humanité des patrons, que nous révèlent les réclamations mêmes des industriels de Gand. Ceux-là ne sont pas impitoyables ; ils protègent l'enfant dans leurs usines, tandis que dans les petits ateliers il est assujetti à un travail à discrétion, sans aucun contrôle possible.

Lisez, messieurs, l'enquête de 1843 : je vous y convie ; lisez le rapport de la commission de salubrité publique de Bruxelles ; lisez ce qu'il vous dit des petits ateliers, lisez et comparez ce qu'il dit des grandes et des petites filatures, celles-ci où l'on file les mèches de lampe, et dites-moi dans lesquelles la condition des enfants est la meilleure !

Aussi la commission de salubrité publique de Bruxelles, après avoir constaté ce fait, est arrivée à cette conclusion, qu'il fallait soumettre nécessairement tous les ateliers, grands et petits, à la même réglementation ; sinon que le législateur aurait fait un plus grand mal que celui qui existe.

« Comme le gouvernement ne peut avoir pour but de faire cesser un abus pour le remplacer par un autre, il est de toute évidence que les mesures de protection formulées en faveur des enfants occupés dans la grande industrie, doivent s'étendre aussi aux enfants travaillant isolément ou en petite réunion dans la petite industrie. Nous ajouterons que cela est même urgent, indispensable, car si la sévérité du législateur n'atteint que la grande industrie, les enfants que celle-ci ne pourra pas occuper reflueront dans la petite industrie, et ainsi, en voulant prévenir un mal, on en aura préparé un autre, beaucoup plus grand, puisque c'est dans la petite industrie que les enfants ont le plus à souffrir sous tous les rapports, puisque c'est là justement qu'on les emploie prématurément, et que l'on exploite le plus impitoyablement leurs forces. »

Il faudra donc tout soumettre à la réglementation ; grande et petite industrie, l'atelier domestique et la famille dans laquelle on travaille.

M. Coomansµ. - Comme au Paraguay.

MfFOµ. - Voilà le système ; quand une fois on est engagé dans cette voie, voilà où l'on aboutit ; voilà à quoi l'on conclut en Angleterre.

Or, le conseil de salubrité publique de Bruxelles s'est dit : Il sera impossible d'arriver à organiser un pareil système, à exercer une surveillance de ce genre.

(page 288) Le gouvernement français, qui semblait incliner, en 1847, aux mêmes conclusions, quant à la nécessité d'étendre la réglementation, si on voulait la rendre efficace, soumit à cette époque à la chambre des pairs un projet contenant le principe d'une réglementation beaucoup plus grande

Aussi le conseil de salubrité publique de Bruxelles s'est dit qu'il ne restait plus qu'un moyen d'arriver au résultat désiré : l'instruction obligatoire. Cela est consigné dans son rapport qui remonte à 1843. il se trouve ainsi que l'honorable M. Kervyn, qui, semble-t-il, est partisan de la réglementation du travail des femmes et des enfants, mais qui combat l'instruction obligatoire, se trouverait exposé, sans le vouloir, à la nécessité de défendre l'instruction obligatoire. Et, en effet, messieurs, on a dit, tout, au moins avec une apparence de raison, je ne crois pas que ce soit tout à fait exact, que la réglementation du travail dans les fabriques et l'instruction obligatoire sont une seule et même question.

Je reconnais qu'il y a quelque chose qui prête, à cette interprétation, parce qu'il n'existe, en effet, pas de loi dans aucun pays où la réglementation du travail ne contienne le principe de l'instruction obligatoire. Il en est ainsi de la loi française et de la loi anglaise ; la loi prussienne, je n'ai pas besoin d'en parler. Mais c'est une fausse apparence, c'est une illusion, et la preuve, le raisonnement l'indique et l'expérience le prouve, c'est qu'en Prusse, où l'instruction obligatoire existe, où elle est entrée profondément dans les mœurs, on a néanmoins éprouvé le besoin d'une loi sur le travail des enfants. Cette loi fonctionne indépendamment de celle qui décrète l'instruction obligatoire. Je ne veux pas m'appesantir en ce moment sur ce côté de la question ; mais je dis que le remède n'est pas dans une pareille loi, et la raison en est simple : c'est que l'âge d'école peut être de dix à neuf, de sept à dix ans, tandis que l'âge de travail peut être tout 'différent, et c'est ce qui est en réalité. L'interdiction de travail devrait porter sur d'autres âges que les âges d'école. On ne peut donc pas arriver à une solution, même par l'instruction obligatoire.

Messieurs, je viens de vous exposer, aussi rapidement que possible, mes doutes sur cette question, et je dois confesser que j'ai besoin de beaucoup de lumières nouvelles avant de me déterminer à me rallier à une idée dont je ne conteste pas le principe, mais qui, dans son application, comme je l'ai démontré, je pense, serait complètement inefficace et même funeste, si elle était restreinte à la grande industrie.

(Extrait des Reports of the Children's Employment commissioners. Reports of the inspectors of factories. 1865-1866).

Parlant des difficultés que rencontre l'application du système du demi-temps, M. Redgrave s'exprime ainsi (page 282).

« Quand les dispositions relatives aux fabriques sont introduites pour la première fois dans une industrie, l'adoption du système du demi-temps réduit environ de moitié le salaire des enfants qui travaillaient, naguère pendant toute la journée, et les parents ne veulent pas laisser travailler leurs enfants à ce salaire réduit, quand il existe d'autres occupations pour lesquelles ils peuvent avoir des salaires plus élevés. Après tout, c'est la question d'argent qui finit par prévaloir. Si aucun enfant au-dessous de 13 ans ne pouvait être employé légalement dans aucune industrie, si ce n'est pendant la moitié de la journée, il y en aurait un grand nombre dans tous les genres de travaux, mais aussi longtemps que dans certaines industries on peut avoir des salaires élevés, à condition de travailler longtemps, et que dans d'autres on ne peut avoir que des salaires réduits de moitié en travaillant seulement un demi-jour, aussi longtemps les parents voudront retirer le plus de profit possible de leurs enfants. »

M. Redgrave signale également l'abus dont la Children's Employment Commission parle à la fin de son 5ème rapport, c'est-à-dire le travail exagéré auquel les enfants et les femmes sont employés dans les petits ateliers et à domicile. Voici ce qu'il dit à ce sujet (page 276) :

« D'après un rapport de M. le sous-inspecteur Oswald, dans le ressort duquel se trouvent les ateliers de coupage de la futaine, la presque totalité des patrons se déclare hautement satisfaite des résultats de l'acte de 1864. La seule plainte que M. Oswald ait entendue est relative aux familles qui travaillent chez elles : on dit que les enfants sont obligés de s'y mettre encore à l'ouvrage lorsqu'ils rentrent chez eux à 6 heures, et qu'ils doivent continuer de travailler jusqu'à une heure fort avancée.

«... Dans toute l’étendue de mon district, les industriels qui se livrent au coupage de la futaine se plaignent de ce que ceux qui travaillent à domicile sont exempts de réglementation... Il y a un grand nombre d'ateliers dans lequel travaillent exclusivement des membres d'une même famille : le chef entreprend l'ouvrage et comme il ne paye pas de salaire aux membres de sa famille qui l'assistent, il ne tombe pas sous l'application de la loi... Dans ces ateliers, les femmes et les enfants travaillent, comme par le passé, d'une manière irrégulière et souvent tard dans la nuit. Mais quand on a fait la loi, on n'a certainement pas voulu que des enfants qui ont été employés toute la journée au coupage de la futaine dans une fabrique, sous le régime légal, soient encore mis au même travail chez eux pendant deux ou trois heures, et je recommande fortement de stipuler qu'aucune personne qui aura été occupée toute la journée à un travail déterminé par la loi, tel que le coupage de la futaine, ne pourra plus, après les heures légales, être employée au même travail, en quelque lieu que ce soit. »

Enfin, il fait les observations suivantes, quant aux restrictions apportées à la loi (page 409) :

« Le retard que l'on apporte, à statuer dans le sens des propositions soumises par la Children's Employment Commission, cause des anomalies nombreuses et provoque des plaintes fréquentes. Ainsi, par exemple, telle usine, placée sous le régime du Factory act se ferme à 6 heures du soir et tout travail des enfants, des jeunes personnes et des femmes cesse alors, tandis que telle autre fabrique voisine, dans laquelle le mal existe à un haut degré, reste en activité jusqu'à 8 ou 9 heures. Cet état de choses est une entrave pour les fabricants qui se trouvent soumis aux restrictions légales, et il est injuste envers les ouvriers des établissements auxquels ces restrictions ne s'appliquent point.

« Les fabricants ont beaucoup de difficulté à se. procurer de jeunes ouvriers, car ceux-ci sont attirés vers les ateliers où les heures de travail sont plus longues et, par conséquent, les salaires plus élevés, tandis que les ouvriers qui travaillent à des heures non réglementées peuvent être certains que, quelle que soit la perte temporaire, qu'ils peuvent éprouver dans leur salaire, cette perte sera plus que compensée par les avantages dont ils jouiront quand leur travail se fera d'après les stipulations du Factory. »

L'autre inspecteur, M. Baker, parle dans le même sens que son collègue, M. Redgrave :

« La seule question importante, dit-il (page 579), est de savoir si le Factory act est approprié à toutes les industries. Je n'en doute aucunement, pourvu que quelques légères modifications y soient apportées, et je le verrais, sans aucune crainte, appliquer à n'importe quelle partie de ma division... Ce dont je voudrais bien vous convaincre, c'est que tout travail de fabrique demande, aujourd'hui plus que jamais, certaines restrictions, une éducation élémentaire et une inspection à la fois légale, médicale et morale. »

Projet de loi relative au mode d’admission et d’avancement des officiers de santé de l’armée

Dépôt

(page 281) MgRµ. - Par ordre du Roi, j’ai l’honneur de déposer, sur le bureau de la Chambre, un projet de loi portant modification à la loi du 10 mars 1847 relative au mode d’admission et d’avancement des officiers de santé de l’armée.

--Il est donné, acte à M. le ministre de la guerre du dépôt de ce projet de loi, qui sera imprimé, distribué, et renvoyé à l'examen des sections.

Projet de loi de nouveau code pénal militaire<

Dépôt

MjBµ. - D'après les ordres du Roi, j'ai l'honneur de déposer, sur le bureau de la Chambre, un projet de loi contenant le. nouveau code pénal militaire.

- Il est donné acte à M. le ministre de la justice du dépôt de en projet de loi.

M. Lelièvreµ. - Je propose le renvoi de ce projet de loi à une commission spéciale.

- Cette proposition est adoptée. La commission sera nommée par le bureau.

- La séance est levée à 5 heures.