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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 17 février 1869

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 427) M. Van Humbeeckµ procède, à l'appel nominal à 2 1/4 heures.

M. de Moorµ lit le procès-verbal de la séance d'hier, dont la rédaction est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. Van Humbeeckµ présente l'analyse des pièces qui ont été. adressées à la Chambre.

« L'administration communale de Rochefort réclame l'intervention de la Chambre, pour obtenir la gestion des bourses Jacquet. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur de Blaive demande que pendant le temps du frai la vente et le colportage du poisson de rivière soient interdits. »

- Même renvoi.


« Le sieur Roch Campana, premier maître de manœuvre de la marine de l'Etat, né à Terme (Italie), demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« M. le ministre de l'intérieur adresse à la Chambre 126 exemplaires du tome XXI du Bulletin du conseil supérieur d'agriculture. »

- Distribution et dépôt.


« M. le gouverneur de la Société générale pour favoriser l'industrie nationale, adresse à la Chambre 125 exemplaires du compte rendu des opérations de la Société Générale pendant l'exercice 1868. »

- Distribution et dépôt.


« M. Royer de Behr, obligé de s'absenter pour affaires urgentes, demande un congé de quelques jours.

- Accordé.

Projet de loi portant le budget du ministère des affaires étrangères de l’exercice 1869

Rapport de la section centrale

M. Van Iseghemµ. - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre le rapport de la section centrale qui a examiné le budget du ministère des affaires étrangères pour 1869.

- Impression et distribution et mise à la suite de l'ordre du jour après le budget de la guerre.

Projet de loi portant le budget du ministère de l’intérieur de l’exercice 1869

Discussion du tableau des crédits

Chapitre XV. Instruction publique. Enseignement supérieur

Article 77

M. de Haerneµ. - Messieurs, l'honorable ministre de l'intérieur, comme je l'ai fait entendre incidemment, s'attache presque exclusivement à l'analyse et néglige trop la synthèse de l'enseignement.

Cependant, ces deux formes de méthodes ont un lien commun. La nature ne permet pas de les disjoindre complètement. Telle est la pensée de tous les éducateurs les plus renommés.

M. le ministre da l'intérieur, en se plaçant à ce point de vue, a fait entendre que le texte grec des auteurs peut être remplacé par des traductions.

C'est, selon moi, méconnaître la nature de l'art, de cet art que le traducteur ne peut pas rendre comme il existe dans l'original.

Mais, dit l'honorable M. Pirmez, vous avez la même chose pour l'hébreu.

Messieurs, sous ce rapport-là, je ne dirai pas que l'honorable ministre a voulu me tendre un piège. Cependant, il doit savoir aussi bien que moi qu'il y a ici un dogme en jeu.

Eh bien, je ne parlerai pas de ce dogme, et si un jour cette question était agitée, je l'aborderais sans hésitation, mais pas à propos du grec, car déjà on nous a fait le reproche d'ennuyer l'assemblée, et ce serait alors que l'on dirait que je fais des homélies. Vous ne m'y prendrez pas.

MiPµ. - Je ne sais pas quel dogme il peut y avoir dans la question du grec.

M. de Haerneµ. - J'en suis charmé, mais je croyais que vous le saviez.

Brisons donc là-dessus, je m'abstiendrai sous ce rapport, mais voici ce que j'aurai l'honneur de dire : Je désirais précisément placer la question sur le terrain littéraire, j'ai provoqué cette explication de la part de M. le ministre de l'intérieur et je suis enchanté de l'avoir reçue. Il y avait véritablement ici une question de dogme. La question de dogme consistait en ce que l'Eglise, sans désapprouver aucun texte ancien, approuve le texte latin.

Il ne faut donc pas aborder cette question, à moins qu'on ne veuille susciter une question de dogme et constituer la Chambre en concile. Ce n'est pas le moment de discuter cela.

Donc je dis ceci : L'honorable ministre de l'intérieur a fait une comparaison entre le grec et l'hébreu. J'ai compris tout de suite l'importance de cette comparaison et je lui ai répondu : Nous étudions l'hébreu. M. le ministre de l'intérieur a eu l'air de le contester, mais je pais lui en fournir la preuve par le programme de l'archevêché de Malines. Ce programme constate qu'en philosophie même on étudie non seulement la grammaire, mais le texte hébreu dans les auteurs primitifs.

Je renvoie donc au programme de l'archevêché de Malines même pour la philosophie ; j'avais dit d'abord pour la théologie, je ne voulais pas aller plus loin, mais ici je prends même le programme de philosophie et je dis que là aussi on enseigne l'hébreu.

Mais, messieurs, la comparaison n'est pas exacte ; quel est le raisonnement de M. le ministre de l'intérieur ? Il nous a dit : Les traductions doivent suffire pour les langues anciennes, pour le grec comme pour l'hébreu, et puisque vous vous contentez de traductions pour l'hébreu, vous pouvez vous en contenter pour le grec.

MiPµ. Puisque vous exigez qu'on enseigne le grec, exigez donc aussi qu'on enseigne l'hébreu.

M. de Haerneµ. - On l'enseigne.

MiPµ. - Pas à fout le monde ; je ne l'ai jamais appris.

M. de Haerneµ. - Ce n'est pas la question.

Je dis seulement que vous avez fait une comparaison entre le grec et l'hébreu et qu'elle n'est pas exacte.

Voici pourquoi : En ce qui concerne l'hébreu, il est impossible de saisir dans le texte hébreu le point de vue esthétique, le point de vue de l'art, de l'harmonie, que nous trouvons dans le grec. M. le ministre de l'intérieur a reçu une instruction très développée et il sait tout cela, mais il oublie certaines choses.

M. le ministre de l'intérieur sait très bien que l'hébreu ne se lit pas sans les points-voyelles, que les points-voyelles n'ont été inventés que plusieurs siècles après la dispersion du peuple d'Israël et que cela ne donne en aucune façon l'idée de l'harmonie qui a existé autrefois dans la langue hébraïque.

La langue hébraïque a toute sa beauté dans la pensée ; la langue grecque, elle, n'est pas seulement belle par la pensée, sa beauté réside aussi en grande partie dans la forme admirable de sa poésie.

Voilà la différence. Les formes sont insaisissables dans l'hébreu, elles sont palpables, saisissantes, évidentes dans le grec.

Il s'agit de la forme dans tous les arts.

La forme est presque tout en grec.

Ainsi donc, messieurs, sur ce. chapitre il n'y a pas de comparaison à établir au point de vue où nous nous sommes placés, entre l'hébreu et le grec.

Mais les grands écrivains de la Grèce présentent eux-mêmes, sous le rapport de l'idéal de l'art, un double caractère ; les uns, tels qu'Homère,. Pindare et Démosthène, ont quelque chose de romantique ou plutôt d'oriental, dans la liberté de leurs allures, tandis que Euripide, Thucydide, Cicéron, Virgile, représentent l'art classique proprement dit. Fénelon a dit que pour goûter la simplicité de la Bible et Isaïe, le plus sublime des poètes, il faut s'être familiarisé avec Homère. Oui, celui-ci a parfois quelque chose de biblique, quelque chose d'oriental qui le rapproche des grands poètes de l'Inde. Puisqu'il faut à l'artiste une idée du parfait, qui l'élève au-dessus de tout ce qui existe, et que, d'un autre côté, il a besoin d'un point d'appui, qui l'empêche de se perdre dans les nuages, le rêve de l'avenir doit consister à réaliser le beau tel qu'on le conçoit abstractivement, non pas par la proscription des grands modèles, mais par leur étude comparative et par la fusion de la civilisation gréco-romaine, qui forme notre atmosphère artistique, avec celle de l'antique Orient, qui est au fond des aspirations de l'art romantique et du gothique. L'idéal des Grecs consiste surtout dans les formes et dans la perfection de leur langue.

L'étude de cette belle langue présente aussi une grande utilité, sous le rapport scientifique. C'est ce que vous a très bien démontré l'honorable M. Thonissen dans une séance précédente. Presque toute la terminologie des sciences et des industries modernes est empruntée, au lexique grec.

L'honorable M. Rogier nous a rendu cette vérité palpable dans un (page 428) discours aussi logique que caustique et pratique, ou, pour ne pas parler grec, dans un discours aussi persuasif que clair et piquant.

C'est ainsi que le français surtout s'est enrichi par nécessité, tandis que dans les langues germaniques en général et dans le flamand en particulier, les termes techniques, pris dans le grec, ne sont pas nécessaires, et présentent même souvent quelque chose de barbare, bien qu'on les adopte quelquefois comme par surcroît, à côté de ceux que crée le génie de ces langues ; les termes germaniques s'expliquent d'eux-mêmes et donnent de véritables définitions abrégées des sciences. Seulement, il faut le dire, les Flamands qui étudient les sciences dans des ouvrages français, comme cela se voit en général, ont besoin, aussi bien que les Wallons, de recourir a la source grecque, à laquelle les Latins étaient obligés, par l'infériorité relative de leur langue, de puiser eux-mêmes les mots nouveaux qu'Horace leur conseille toutefois de n'adopter qu'avec réserve ; grœco fonte parce detorta.

La langue scientifique, prise en général, ne peut donc se passer de la ressource du grec. Mais on croit assez généralement qu'il suffit pour cela de recourir a un dictionnaire français, tel que le Dictionnaire national de Bescherelle, qui donne les étymologies des mots dérivés du grec. C'est là une erreur ; car il faut posséder une langue pour comprendre la force des expressions qui entrent dans son vocabulaire, et ces expressions, en prenant droit de cité dans une langue nouvelle, y conservent souvent une physionomie primitive qui ne s'explique que par l'analyse grammaticale des termes originaux. Ainsi le sens du mot « analyse », qui se présente sur ma langue ne se comprend à fond que par la conjugaison grecque ; il se compose de la préposition « ana », qui a différents sens et dont il faut connaître l’acception particulière, dans le mot dont il s'agit.

Il se compose aussi du verbe luo, dont il faut connaître le temps qu'on appelle l'aoriste premier, pour savoir comment on a formé le mot « analyse », pour lequel Bescherelle donne tout simplement le verbe <ι>αναλθω analuo. La connaissance du grec est nécessaire pour fixer l'orthographe de ces sortes de termes ; c'est par là qu'on voit qu'il faut un y grec dans « analyse » et non un i simple.

« Poème, poésie, poète », proviennent des trois premières personnes du singulier du parlait passif du verbe πολιω, je fais, je créée. Bescherelle dit simplement que ces τrois mots dérivent du verbe πολιω, mais on est bien avancé avec cela vraiment !

Ceci est très pratique, messieurs, et pour vous en donner une preuve, je vous ferai remarquer que les inventeurs du système métrique (encore deux mots grecs qui ne s'expliquent que par l'analyse), que les inventeurs de ce système, dis-je, ont commis plus d'une bévue, faute d'avoir bien pesé la valeur des mots qu'ils étaient obligés d'emprunter à la langue grecque. Ils ont dit « myriamètre » par exemple, pour « myriomètre » ; les Grecs disent « myriopous » et non « myriapous », pour une longueur de dix mille pieds.

Je pourrais m'étendre sur ce sujet, en empruntant, à ce point de vue, d'autres critiques encore à l'excellente grammaire des trois langues classiques, la grecque, la latine et la française, par M. E. Egger, ouvrage approuvé par le gouvernement français. Je n'ajouterai qu'une réflexion : Si des hommes auxquels on ne peut refuser une grande intelligence ont commis des fautes pareilles dans une terminologie officielle, comment peut-on croire que des personnes moins instruites ne feront pas de nombreux raccrocs à l'orthographe des mots dérivés de la langue grecque, si elles n'ont pas une connaissance sérieuse de cette langue ? Dans tous les cas, ce ne sera qu'à cette condition qu'on pourra se rendre compte de la force et du véritable sens de ces mots. C'est en cela surtout que consiste l'importance de l'étude du grec, au point de vue scientifique. Les termes techniques bien compris facilitent beaucoup l'étude des sciences.

Le flamand, comme je viens de le dire, a des mots très clairs qui répondent aux termes scientifiques puisés dans la langue grecque. Il y a donc un véritable avantage pour l'étude des sciences autant que pour celle du grec, à posséder cette langue.

Mais j'ajouterai que souvent nous avons deux ou trois termes flamands pour un seul, pris dans le lexique grec. Cela donne lieu à des comparaisons qui exercent l'esprit et facilitent l'élude des langues et des sciences. (Ainsi pour grammaire nous avons : Spraakleer, spraakkunde, taalkennis, taalleer, tous mois compris du vulgaire.) Pour géométrie nous disons : Meetkunst, aardmeting, landmeetkunde, termes qui ne sont pas moins clairs. Quelquefois nous avons, pour le même terme grec, un mot populaire et un mot scientifique, tous deux puisés dans la langue flamande et également intelligibles. Ainsi nous rendons parallélépipède (et non parallélipipède) par langteerling, mot que tous les Flamands comprennent et par evenwijdgrond, terme employé par Meyer et qui est une traduction exacte et une définition abrégée de la figure de géométrie, qu'on appelle le parallélépipède. On a la même ressource pour toutes les sciences en flamand aussi bien qu'en allemand, et je connais des Liégeois qui ont étudié cette dernière langue pour s'orienter plus facilement dans la minéralogie.

Ils auraient le même avantage en apprenant et surtout en combinant avec le grec notre belle langue néerlandaise, qui est celle de dix-sept millions d'individus. On peut dire que le flamand s'approche plus que l'allemand du grec par l'harmonie, qui rend surtout les mots composés, à l'usage des sciences, plus agréables à l'oreille, surtout pour les Français et les Wallons, qui devraient, à ce point de vue, préférer le flamand à l'allemand. Le flamand devient donc l'écho ou plutôt l'équivalent du grec dans le vaste champ de la science.

Pour ne pas abuser de la patience de la Chambre, j'insérerai, si elle veut me le permettre, aux Annales parlementaires un bon nombre de termes flamands parallèles aux termes scientifiques, que nous puisons à la source hellénique (Repris dans une note de bas de page, non insérée dans la présente version numérisée.)

Je pourrais vous citer, messieurs, d'après les meilleurs auteurs, une centaine de mots grecs composés du verbe γραφω et un nombre égal de mots flamands dont le verbe schrijven fait la base. Ces deux verbes dérivent d'une même source et ont leur racine dans une langue asiatique, qui fait l'objet des profondes recherches linguistiques de notre époque.

La langue scientifique française est, comme on voit, du grec tout pur, sauf les terminaisons et quelques autres altérations peu importantes. Elle a été formée par les savants ; elle a passé comme un métal précieux par leur laminoir. Mais il y a en français, et surtout en flamand, une foule d'expressions qui ont leurs similaires en grec et qui ont subi une élaboration lente et progressive dans le creuset ou dans le cratère de l'usage et même de l'ignorance populaire, dont les langues subissent le joug.

On a découvert leur nature commune, avec une certitude souvent complète, par des procédés fondés sur la comparaison d'une quarantaine de. langues, surtout, des langues indo-européennes, et c'est ce qui constitue aujourd'hui la science étymologique, la linguistique, où le grec joue un rôle dominant en ce qu'il tient le milieu entre les langues de l'Europe et celles de l'Asie. C'est ce qu'on peut voir dans la grammaire comparative de Bopp. L'étymologie n'est plus, comme il y a un siècle, une étude conjecturale et parfois ridicule ; elle est devenue une véritable science qui forme une des bases essentielles de l'ethnographie. Cette belle science qui a progressé parallèlement à la géologie, avec laquelle elle offre des points de comparaison, nous représente les diverses langues comme superposées, dans leur formation progressive, à peu près comme les couches des terrains qui forment la croûte du globe.

La terminologie grecque ou la langue scientifique moderne appartient à la couche supérieure de la linguistique ; elle est en quelque sorte de formation quaternaire.

La langue française, qui dérive en très grande partie de la latine, issue à son tour, pour une partie considérable, du dialecte dorien que parlaient les Grecs du Péloponnèse, est de formation tertiaire. Les langues germaniques, la néerlandaise entre autres, correspondent, comme la langue grecque, à la couche secondaire de la linguistique. Elles sont évidemment des sœurs, bien qu'on ne connaisse pas leur mère commune, qu'on n'a pas encore pu exhumer de la couche primitive de la géologie étymologique ; mais les philologues trouvent par ci par là, à l'état de fossiles, des membres épars, disjecta membra, comme dit Horace, au moyen desquels on cherche à reconstituer la langue des peuples de l'époque antérieure à l'histoire. Ces admirables recherches font comprendre toute l'utilité des études philologiques et par conséquent de la connaissance du grec, qui leur sert de flambeau et de fil conducteur dans le vaste labyrinthe de la linguistique.

Ces magnifiques études, dont les savants de Calcutta ont pris la glorieuse initiative pour le sanscrit, ne sont certes pas du ressort de nos collégiens ; mais si vous voulez que la Belgique y prenne la part qui lui revient, comme nation tout à la fois néolatine et germanique, il faut en poser la base dans les cours d'humanités par l'enseignement de la langue grecque comme il faut enseigner les mathématiques en vue d'aborder un jour les (page 429) sciences physiques dans leur application transcendante à toutes les branches de l'industrie.

C'est à ce point de vue surtout que le flamand se présente comme un important auxiliaire de la science ethnographique et historique par son affinité avec le grec, dont il facilite notablement l'étude.

La langue française a aussi, outre les termes scientifiques dont je viens de parler, un grand nombre de mots qui ont une affinité incontestable avec le grec ; ils sont en général de formation tertiaire et ont subi, en passant par le latin, les altérations résultant du génie de la langue vulgaire. La langue française se présente ainsi comme une alliée naturelle de la langue flamande ; ces deux langues s'éclairent mutuellement par les lumières diverses qu'elles empruntent à un même foyer, celui de la Grèce, et c'est une raison de plus pour les faire marcher de pair, autant que possible, dans l'enseignement moyen et supérieur.

Il s'est élevé, sous ce rapport, au XVIème et au XVIIème siècle, une controverse piquante, mais qui aujourd'hui passerait pour niaise, entre des philologues français et néerlandais, sur la question de savoir laquelle des deux langues avait le plus de ressemblance avec la langue d'Homère, le français ou le nederduitsch. A cette époque, on ne connaissait guère l'affinité générale, admise aujourd'hui comme incontestable, entre toutes les langues indo-européennes, dont le domaine s'étend des bouches du Gange jusqu'en Islande. La linguistique au berceau se ressentait encore en partie des idées rétrécies de Platon en cette matière, lequel ne voyait rien en dehors du grec dans ses subtiles recherches sur l'étymologie. On ne pouvait guère généraliser et par conséquent on ne pouvait pas fonder la science philologique ; on procédait par tâtonnement.

De là les idées mesquines, d'après lesquelles on voulait, tant en France que, dans certains pays germaniques, faire remonter directement à la source grecque les langues dont on croyait devoir relever le mérite.

Mais depuis les savants travaux des Adelung, des Humboldt, des Abel Rémusat, des Jacob Grimm, des Bopp, de Fréd. Schlegel, des Campe, des Wachter, des Rask, des Ten Kale, et de bien d'autres linguistes distingués, on s'attache moins à indiquer la souche des diverses langues qu'à démontrer leurs analogies, tant dans la construction des mots que dans les modifications grammaticales, double caractère d'une origine commune, qu'on place en Asie, sans vouloir la déterminer d'une manière précise.

Henry Estienne a cherché à prouver que le français l'emportait sur le néerlandais par l'infusion de l'élément hellénique. C'est là une question qui me paraît oiseuse. Le fait est que les deux langues ont de nombreuses analogies avec le grec, dans leur vocabulaire, dans les formes lexigraphiques et dans certaines tournures de phrases.

Estienne expose cette triple analogie pour le français à l'aide de beaucoup d’exemples, dont un bon nombre se ressentent de l'état peu avancé de la linguistique à son époque, mais qui démontrent, dans leur ensemble, la haute utilité de l'étude du grec pour approfondir la langue française. Un ouvrage récent, marqué au coin du progrès actuel de la philologie, c'est celui de M. E. Egger, que j'ai déjà cité, la Grammaire comparée des langues grecque, latine et française ; l'auteur fait voir toute l'importance du grec et du latin pour l'étude du français, au point de vue de l'étymologie, des flexions grammaticales, de la construction.

Plusieurs écrivains hollandais ripostèrent à Henry Estienne et revendiquèrent, pour leur langue, la palme quant à l'origine grecque. Bornons-nous, comme pour le français, aux analogies, qui accusent une première origine commune, existant dans une langue antérieure à la langue grecque, mais non dans cette dernière langue. Ces analogies n'en sont pas moins importantes pour établir entre nos deux langues nationales un lien de parenté, un air de famille évident, qu'il faut chercher dans le grec, faute de connaître la source d'où sont découlées toutes les langues indo-européennes, y compris la langue grecque et sanscrite. Sous ce rapport, le grec a pour nous une plus grande importance que le latin, quant à l'étude du flamand ; car si le français dérive directement en grande partie du latin et indirectement du grec, il n'en est pas de même, sous ces deux rapports, du flamand, qui n'a guère fait d'emprunts à la langue latine, mais qui a de nombreuses et profondes affinités avec la langue hellénique, et par le grand nombre de mots notablement altérés, mais reconnaissables, et par les modifications philologiques des diverses parties du discours.

Comme les ouvrages sur cette matière sont peu répandus, j'analyserai brièvement les rapports, qu'ils établissent entre le grec et le néerlandais, aux divers points de vue dont je viens de parler. On peut consulter particulièrement à ce sujet le Dictionnaire étymologique de J.-L. Terwen, publié à Gouda, en 1844. En le parcourant, j'ai trouvé au moins mille mots néerlandais dont l'affinité avec le grec est incontestable ; non pas des mots comme ceux de la terminologie gréco-française, œuvre de savants, dont je viens de parler ; mais des mots néerlandais proprement dits et qui sont dus à la transformation populaire et irréfléchie, à une élaboration séculaire. Reizius donne près de 1,800 termes gréco-néerlandais de cette espèce ; mais il y en a un bon nombre qui paraissent douteux, et qui cependant méritent l'attention, comme ces fossiles qu'on conserve dans les musées, alors même qu'on ne peut pas les classer.

Mais les analogies linguistiques ne gisent pas seulement dans les racines ; elles se rapportent aussi aux désinences, à la déclinaison, à la conjugaison, à l'emploi des particules, à la syntaxe, en un mot à tout ce gui constitue le caractère et la physionomie de chaque langue. A ces divers points de vue, le parallélisme qui existe entre le grec et le néerlandais est on ne peut plus remarquable. Il donne souvent la clef des idiotismes et des difficultés qu'on rencontre dans l'étude du grec.

Dans tous les cas, la comparaison seule entre les deux langues offre un grand intérêt pour les Wallons aussi bien que pour les Flamands. La question a, comme on voit, une véritable portée nationale.

Pour analyser les affinités gréco-néerlandaises, je ne citerai pas les étymologies, que j'ai comptées au nombre de mille, ni celles qui sont communes au français et au flamand et qui rendent l'étude comparative de ces deux langues si instructive ; ce serait abuser de l'indulgence que vous voulez bien m'accorder, messieurs ; je me bornerai à vous retracer les lignes saillantes de ce tableau.

L'auteur que je viens de nommer en dernier lieu, Reizius, a publié en 1730 un ouvrage remarquable de plus de 600 pages, ayant pour titre : Belga grœcisans, le Belge parlant grec, en langue néerlandaise, bien-entendu. Je pourrais vous citer d'autres ouvrages du même genre qui tous exposent les nombreuses analogies du grec et du flamand.

M. P. Lebrocquy, dont la plupart d'entre vous connaissent le mérite, en fait saisir aussi quelques-unes dans son excellent livre : Les Analogies du flamand avec les autres idiomes d'origine teutonique.

« Le flamand, dit cet auteur, a toutes les brillantes qualités du grec, moins l'extrême douceur et l'abondance des formes grammaticales. Il en a le génie, la marche générale, la riche dérivation. Pour peu qu'on ait été initié dans l'étude des langues classiques, on sait combien le grec est heureux dans son système de mots combinés et on a pu en admirer surtout les magnifiques effets dans les chants d'Homère. Eh bien, sous ce rapport, le flamand égale, s'il ne surpasse, la langue des Hellènes. »

Si le flamand n'égale pas le grec quant à l'abondance des modifications grammaticales, il s'en approche beaucoup plus que la plupart des langues néo-latines et peut servir ainsi d'intermédiaire entre le français et le grec.

De plus, le flamand a les trois genres comme le grec, dans l'article, dans les substantifs, les adjectifs et les pronoms. Il a des déclinaisons moins fortes, il est vrai, que celles de la langue hellénique, mais qui servent d'introduction à celles-ci. Dans les degrés de comparaison, il a plus d'affinité avec le grec que le latin même. J'en donnerai, si vous voulez me le permettre, la prouve par quelques exemples aux Annales parlementaires.

MiPµ. - Je n'ai rien dit du flamand.

M. de Haerneµ. - Je respecte beaucoup trop vos intentions pour faire la moindre allusion personnelle. Je sais qu'il n'est pas convenable de parler ici une langue que tout le monde ne comprend pas. C'est pourquoi je demandé à la Chambre la permission d'insérer aux Annales parlementaires des notes que je crois très intéressantes sur cette langue. (Repris en note de bas de page et non inséré dans la présente version numérisée.) Messieurs, permettez-moi de continuer.

Parmi les analogies qu'on rencontre dans les verbes, celle du changement de la voyelle radicale et de certaines consonnes est des plus remarquables. (Repris en note de bas de page et non inséré dans la présente version numérisée.)

Le redoublement syllabique usité au parfait grec se présente dans le « ge » flamand, qui est la caractéristique du participe passé.

De plus, dans les verbes composés d'une préposition, le redoublement se place entre celle-ci et le verbe dans certains temps, en flamand comme en grec. La préposition se détache parfois du verbe dans les deux langues.

Les lettres caractéristiques du participe, présent ont de l'analogie dans les quatre langues : le grec, le latin, le français et le flamand. Les finales de l'infinitif actif sont souvent les mêmes en grec et en flamand (2). Des analogies semblables se présentent dans la construction de certaines phrases. H. Estienne en cite pour le français, et les auteurs dont j'ai parlé, pour le flamand (3). En général, ces dernières sont plus frappantes.

Les Grecs ont, comme on sait, des diminutifs, qui jouent un très grand rôle dans la langue flamande, qui les applique à tous les substantifs, souvent avec beaucoup de grâce (4). Les diminutifs flamands ont des formes analogues à celles des diminutifs grecs.

Un grand nombre d'adjectifs, dérivés de substantifs, ont en flamand et en grec des terminaisons marquées par les mêmes consonnes caractéristiques (5). Je pourrais développer le tableau des analogies gréco-flamandes ; mais l'esquisse que j'en ai présentée suffira pour vous faire comprendre, messieurs, toute l'utilité de ces comparaisons, notamment dans les analyses grammaticales et logiques. Je n'ajouterai qu'un mot, c'est que nous possédons dans notre bel idiome germanique toute la richesse poétique du rythme grec ; nous possédons les pieds de la prosodie ancienne comme les Allemands. J'ai ici un traité de littérature et de prosodie allemande, qui en fournit la preuve. Nous avons, comme eux, le spondée, le dactyle, l'ïambe, le trochée, l'anapeste, le créatique et le choriambe, et notre versification revêt au besoin toutes les formes de celle des anciens Hellènes et des Latins. Nous jouissons même, sous ce rapport, d'un avantage qu'on ne peut revendiquer pour les anciens. Chez eux, la quantité qui constitue le rythme poétique n'avait pas de rapport avec l’idée-mère, de la syllabe accentuée. Chez les Flamands, comme chez les Allemands, l'accent est toujours rationnel ; il repose sur la syllabe significative, sur le germe du mot, et jamais le vulgaire ne s'y trompe. Ainsi, notre harmonie rationnelle nous sert d'introduction à l'harmonie arbitraire, mais très musicale, des anciens. Aussi, les Flamands n'ont pas besoin de faire des vers latins pour se familiariser avec la versification latine ; ils imitent parfaitement ces vers dans leur langue et traduisent ainsi naturellement les vers flamands enfers latins avec le même rythme. C'est ce qu'ont fait Becanus, Sidronius Hosschius, etc.

Mais il faut faire cependant, sous ce rapport, une distinction entre le génie de la langue flamande et celui de la langue française. C'est que, comme je viens d'avoir l'honneur de le dire, nous avons en flamand l'accentuation ancienne.

Il est donc très naturel que nous fassions des vers à la manière des anciens.

Alors que nous avons fait des vers pareils, quel mal y a-t-il à les traduire dans la même forme et dans le même rythme en latin ou en grec ? Voilà où est la question.

Aussi avons-nous pour la versification latine, dans la Flandre occidentale, un homme de talent, Sidronius Hosschius, qui a son monument à Merckem, près de Dixmude, nous avons Wallius de Courtrai, et Becanus (en flamand Beke) d'Ypres. (Interruption.)

La littérature latine est très ancienne chez nous ; c'est là une gloire nationale qu'il ne faut pas trop déprécier.

Et voulez-vous savoir, messieurs, quelle est l'importance de la langue latine au point de vue de nos relations internationales ?

Dernièrement j'étais en correspondance avec un homme éminent de la Hongrie ; c'était à propos des sourds-muets. Je ne savais quelle langue il fallait employer pour correspondre avec ce monsieur. J'écrivis donc en latin, parce que je sais que les Hongrois comprennent très bien cette langue et je demandais qu'on me répondit en allemand, en français, en anglais on en latin. Ce monsieur a parfaitement compris ma lettre et m'a répondu en latin.

Vous voyez donc que la langue latine n'est pas tout à fait aussi dépréciée qu'on veut bien le dire et que cette langue est très importante pour les peuples qui n'ont pas de relations directes avec l'Europe occidentale.

Maintenant pour ce qui regarde les vers, c'est tout simplement une forme ; nous les envisageons comme un simple exercice...

M. Bouvierµ. - Une gymnastique.

M. de Haerneµ. - Une gymnastique, si vous voulez, M. Bouvier ; une gymnastique d'imagination, rien que cela et pas plus que cela. Mais permettez-moi d'ajouter que cette gymnastique est beaucoup plus nécessaire pour les Français que pour les Flamands ; les Français n'ont pas d'accent ; l'accent est arbitraire, pour eux tandis que chez les Flamands l'accent est naturel.

Je vous avoue que je ne me suis jamais fait le moindre scrupule de faire des vers latins ; j'étais d'accord, à cet égard, avec le cardinal Wiseman, qui m'envoyait quelquefois des vers latins, et de très beaux vers.

Messieurs, nous avons, sous ce rapport, des relations générales à considérer. Plus le progrès, progrès matériel, progrès scientifique, progrès commercial, avance dans le monde, plus, selon moi, une langue supérieure à toutes les langues vulgaires devient nécessaire pour les savants. Vous ne trouverez pas de point de contact avec la Cochinchine, la Chine, le Japon, si ce n'est par cette langue.

Voilà comment il faut considérer les choses, alors surtout qu'on a tracé à travers l'Amérique cet admirable chemin de fer entre New-York et San-Francisco qui a abrégé de 25 jours la voie vers le Japon et la Chine. Vous connaissez le mot d'un empereur chinois : Boerhario en Europa !

Eh bien, je dis qu'une langue générale est d'autant plus nécessaire que là, dans les sociétés élevées, dans les sociétés érudites, savantes, on vous comprend par le latin beaucoup plus que par le français. Voilà ce que j'ai l'honneur d'affirmer et j'ose l'affirmer par expérience.

Encore une fois, brisons là-dessus ; ne faisons pas de cela une chose essentielle, comme on a eu l'air de le dire. C'est un simple caprice et qui dépend principalement de l'aptitude des élèves.

Les détails dans lesquels je viens d'entrer, messieurs, font voir le parti immense qu'on peut tirer de l'étude comparative du grec, du flamand et du français, pour faciliter l'intelligence de chacune de ces langues. Le grec, comme je l'ai fait voir, est de plus un élément indispensable pour les sciences, en général, et surtout pour la linguistique, qui sert elle-même d'auxiliaire important à l'ethnographie et à la science historique. L'art aussi trouve, dans les inimitables chefs-d'œuvre de la littérature grecque, sa plus haute expression, ce qui présente naturellement un intérêt tout particulier pour la Belgique artistique.

Pour l'invention, l'unité et la beauté de la forme, il n'y a rien de comparable à l'Iliade, qui est le soleil en plein midi, rien de supérieur à l'Odyssée, qui est le soleil couchant, mais toujours le soleil.

Enfin, les deux langues classiques anciennes et surtout celle des (page 431) Hellènes fournissent, aux yeux de tous les peuples les plus éclairés, les modèles les plus parfaits, tandis que, quant aux langues modernes, chacun de ces peuples donne la préférence à ses auteurs nationaux. La règle générale du bon goût, le type du beau, généralement admis, est dans les langues classiques de. l'antiquité ! C'est à cette loi que se soumettent les hommes éminents qui constituent l'aréopage littéraire du monde. Aussi le grec est-il en honneur chez tous les peuples civilisés.

Cela est tellement vrai que dans certains pays, en Allemagne et en Angleterre, par exemple, on cite souvent des auteurs grecs, sans les traduire, preuve qu'on suppose qu'ils sont suffisamment compris. Ainsi je trouve des citations grecques assez étendues dans un journal anglais, le Weekly Register, des 23 et 30 janvier dernier, journaux que je tiens ici à la disposition de la Chambre.

Supprimer le grec ou l'amoindrir dans l'enseignement, ce serait donc commettre une faute de lèse-civilisation ; ce serait aussi, pour nous Belges, comme, je crois l'avoir démontré, commettre un faute de lèse-nationalité.

Pour tous ces motifs, messieurs, je crois que l'on devrait s'occuper d'une manière sérieuse, dans les cours normaux, de l'enseignement moyen, de l'étude comparative du grec, du latin, du français et du flamand. De cette manière, les professeurs des collèges se mettraient au courant des rapports intimes qui existent entre ces langues et pourraient profiter de toutes les occasions qui se présentent dans leurs diverses leçons, pour exposer à leurs élèves les analogies linguistiques dont j'ai cherché à vous donner une idée.

D'après mon expérience, messieurs, rien n'est plus propre à donner à la jeunesse le goût de l'étude des langues anciennes et à leur inspirer en même temps un véritable enthousiasme pour nos langues nationales, qu'on rattache ainsi à ce. qu'il y a, aux yeux de l'univers civilisé, de plus beau, de plus noble, de plus grand et de plus instructif dans les conceptions de l'esprit humain.

(page 456) M. Schollaertµ. - Messieurs, j'hésite un peu à prendre la parole ; je ne sais si la Chambre n'est pas fatiguée...

- Des membres. - Parlez ! Parlez !

M. Schollaertµ. - L'opinion exprimée il y a quelques jours par l'honorable M. Rogier, si noblement et avec tant d'élévation, est la mienne. J'ai relu le discours de l'honorable membre, et je dois dire qu'il contient en germe tout ce que je pourrai y ajouter. L'honorable M. Rogier a consulté, sur l'importance des études classiques les autorités les plus hautes de l'Europe.

Je tâcherai de le suivre de loin et c'est des mêmes autorités que je veux m'inspirer dans ce discours.

Je regrette de ne pas me trouver dans la même communauté d'idées avec l'honorable ministre de l'intérieur, qui a, du reste, attiquement combattu l'opinion que je professe à l'égard des études classiques.

Entre autres, il nous a donné deux conseils que j'accepte de grand cœur.

La question, a-t-il dit, est de celles qui doivent exclure toute préoccupation personnelle. L'éducation de l'esprit humain y est engagée ; elle s'élève par sa nature au-dessus d'un débat politique. Cela, messieurs, est vrai, et le pays serait a plaindre si, dans une telle question, ses mandataires ne savaient imposer silence à leurs intérêts ou à leurs passions.

M. le ministre vous a dit d'autre part : Soyons de notre siècle. Et ici encore j'accepte l'invitation. Je crois que le XIXème siècle vaut ses prédécesseurs, et si quelqu'un prétendait qu'il est le meilleur de tous les siècles„ j'avoue que je n'y contredirais pas beaucoup. Il faut être de son siècle, sous peine de n'être d'aucun. Je suis d'ailleurs sincèrement convaincu que notre époque se présentera dans l'histoire avec une réelle grandeur. Ne nous faisons pas illusion toutefois ! Et parce que ce siècle est grand, ne prétendons pas, par exemple, qu'il est en toute matière et à tous les points de vue le plus éminent des siècles. Si nous avions à exprimer son caractère par un symbole, nous ne pourrions pas dire qu'il représente éminemment la poésie ou la grande philosophie, comme le siècle de Périclès, ni l'art, comme le siècle de Léon X, ni les lettres, comme le siècle de Louis XIV. Non ! Et pour ma part si j'avais à le caractériser, je dirais que le XIXème siècle est le travail servi par la science.

Et, messieurs, c'est un très bon lot. Le travail a accumulé pour l'Europe moderne d'immenses richesses, des richesses dont nos pères n'avaient pas d'idée. Il a répandu, et, quoi qu'on en dise, assez profondément déjà, dans toutes les couches de la population, l'aisance et l'instruction. Sous son action fécondante, ce bien-être ne peut manquer de grandir et de se développer encore, peut-être dans d'incalculables proportions.

Notre bourgeoisie, et non seulement la haute mais la moyenne, et non seulement la moyenne mais celle qui confine aux classes laborieuses, jouit dans ses demeures, dans ses vêtements, dans sa nourriture, d'un confort que les châtelains du XIVème siècle lui auraient envié. Faut-il parler des miracles de la science? des secrets qu'elle ne cesse depuis cinquante ans d'arracher à la nature ? Quelles luttes, messieurs, et quels triomphes ! La chimie découverte ! Des machines près desquelles le Briarée de la Fable, le géant aux mille bras, ne paraît plus qu'un enfantillage et une futilité ! La vapeur, le soleil, l'électricité devenus tout à coup les serviteurs de l'homme ! Les rêves les plus hardis de Bacon, ces rêves qu'on regardait, il y a deux cents ans, comme des utopies et des chimères, réalisés et dépassés !

Les populations quadruplées, le temps doublé, les continents rapprochés, la vie humaine prolongée ! Oh ! messieurs, ce sont là de grandes choses, des choses dont nous pouvons être fiers, devant lesquelles l'histoire s'inclinera, et pour lesquelles nos enfants nous béniront. Sans doute, il y a des ombres dans ce tableau ; sans doute, au sein de cette activité fiévreuse, impatiente, on voit éclater des révolutions soudaines, des guerres sanglantes et déplorables. Mais ce qui console ma pensée, c'est qu'au milieu de ces épreuves mêmes on voit se dresser le bienfaisant et lumineux génie auquel appartient l'avenir ! Et puisque dans cette discussion on a parlé du câble transatlantique, permettez-moi de vous rappeler deux bien satisfaisantes éphémérides ! Savez-vous, messieurs, quel jour la vieille Europe et la jeune Amérique se sont parlé pour la première fois, comme deux sœurs, de l'un à l'autre rivage de l'Océan ? Oh ! laissez-moi vous le rappeler, pour notre consolation. Le câble transatlantique a été placé, si ma mémoire est fidèle, le jour ou la veille de la bataille de Sadowa !

Mais le XIXème siècle, comme presque tous les siècles antérieurs, a les défauts de ses qualités. Attiré par la nature, dont il veut connaître les lois et s'assujettir les forces ; absorbé en quelque sorte par ce travail extérieur, il a, si je ne me trompe, un peu trop oublié l'homme lui-même ; à la différence du XVIIème siècle qui, entraîné dans un sens contraire, s'occupa presque exclusivement d'augmenter l'énergie morale et intellectuelle de l'homme et ne songea peut-être pas assez au monde extérieur et aux besoins économiques de la vie.

Cependant il ne faut pas s'y tromper, la grande, la vraie force des nations ne gît ni dans les machines, ni dans la nature, ni dans les richesses. La grande force des nations, leur véritable puissance git dans l'esprit de l'homme ; c'est cet esprit qui fait les machines et qui accumule les richesses et c'est pour cela aussi que la culture de l'esprit humain a été, dans tous les temps, l'intérêt le plus élevé et le devoir le plus pressant des sociétés civilisées.

Or, messieurs, la question dont la Chambre est saisie est précisément celle-ci : Comment la haute culture intellectuelle doit-elle être donnée à la jeunesse ? Que faut-il faire, en d'autres termes, pour que le XIXème siècle, si grand déjà sur le terrain matériel et scientifique, s'élève à la même hauteur dans la région morale et intellectuelle ?

Lorsqu'un jeune homme se présente dans nos collèges, son éducation soulève un double problème. Il possède, mais en germe seulement, les facultés morales et intellectuelles qui sont le glorieux privilège de son espèce. Il a l'esprit, mais un esprit vierge et vide, où il faudra insensiblement faire entrer les connaissances nécessaires à sa future profession. Ce jeune homme, doit être formé d'abord, instruit ensuite. Comment le formera-t-on? Par quels procédés développera-t-on son intelligence? quel est l'instrument le plus propre à élever, à développer, à assouplir son esprit ? à faire de cet esprit un agent robuste et un instrument solide et parfait ? Vous le voyez, messieurs, je ne demande pas comment il faut l'instruire, c'est-à-dire, comment on fera pénétrer dans son intelligence les connaissances professionnelles dont il aura besoin dans le cours de la vie. Non ! cela viendra plus tard. Il faut, avant tout, le former. De cet enfant il faut faire un homme et, s'il est possible, plus qu'un homme, humaniorem. Mais comment s'y prendra-t-on?

Pour résoudre cette question purement éducationnelle, il est, avant tout, nécessaire de se rendre compte de la nature de l'esprit.

Qu'est-ce que l'homme, au point de vue de l'intelligence? Permettez-moi de répondre par une saisissante définition de la Bible :

« L'homme est une âme parlante. »

C'est par la parole et la pensée, dit l'illustre évêque d'Orléans, dans son excellent livre sur la haute éducation intellectuelle, que l'homme est homme.

Il est homme par la pensée et par la parole. Otez-lui cette double prérogative de la parole et de la pensée et aussitôt il cesse d'être homme. Cela est clair !

C'est donc manifestement aussi à la culture de la pensée et de la parole que l'éducation doit s'attacher avant tout.

Nous avons besoin d'ingénieurs, de mécaniciens, d'artistes, de prêtres, d'avocats, d'industriels, de commerçants ; mais, avant tout cela, comme le dit éloquemment l'évêque d'Orléans, nous avons à former des hommes.

C'est par la culture de l'homme qu'il faut commencer. Cette culture est double : elle est morale et intellectuelle.

Je n'ai pas à m'occuper aujourd'hui de l'éducation morale. Je ne veux pas m'en occuper, parce que ce côté de la question pourrait donner au débat un caractère politique que je veux éviter.

Je parle de l'intelligence, messieurs, et je reste strictement sur ce terrain.

« L'homme est homme par la parole et la pensée. » Mais, veuillez-le remarquer, la pensée et la parole divisibles par l'analyse sont indivisibles en réalité.

Nous pensons avec des mots et nous parlons avec des idées.

Aussi, messieurs, lorsque la parole se corrompt chez un peuple, la pensée s'y trouble en même temps, par la seule raison que toutes les manifestations de l'esprit se trouvent viciées.

Et d'autre part, quand l'esprit s'abaisse, la parole, par une raison analogue, se dégrade et décline.

Oui, deux chemins conduisent à la barbarie : l'abaissement de l'esprit et celui du langage.

Qu'en résulte-t-il, au point de vue de l'éducation ? Qu'il faut s'attacher, avant tout, à former, dans la jeunesse, la parole et la pensée, Les sciences sont des applications de l'esprit ; mais Napoléon Ier, un aigle, qui (page 547) avait horreur des idéologues, mais qui connaissait admirablement la nature humaine, a pu dire, en toute vérité, ce mot aussi juste que profond : « Les lettres sont l'esprit humain lui-même. »

Aussi, messieurs, depuis quinze siècles l'on a constamment pensé que l'adolescent, avant d'être lancé dans les études pratiques, dans les études utilitaires ou professionnelles, a besoin d'être cultivé ; qu'en éducation, la première chose à former, c'est l'esprit, c'est-à-dire la faculté de parler et de penser ; et que pour apprendre à concevoir clairement et à s'exprimer nettement, le seul moyen rationnel, naturel et efficace, c'est l'étude approfondie des langues les plus parfaites et celle des auteurs qui ont le mieux conçu et le plus parfaitement exprimé leurs idées dans ces langues modèles.

C'est pour cela que pendant douze ou quinze siècles les humanités ont été en Europe une simple série d'enseignements sur les lettres grecques et latines, ainsi que sur la langue nationale de chaque pays.

On peut trouver cela suranné ; on peut critiquer ces vieilles méthodes, on aurait tort d'aller trop loin pourtant et de se montrer par trop sévère, puisque ce sont précisément ces méthodes, appuyées sur la plus profonde observation psychologique, qui ont produit la civilisation dont nous sommes si fiers, et tous les illustres génies qui l'ont préparée ou qui la représentent.

Je vais plus loin et je demande ;

Est-il prudent de modifier, en s'attachant à des théories primesautières, ces méthodes consacrées par le temps et les succès ? Je sais que la question est ouverte chez nous et presque, partout en Europe ; mais je vois, non moins clairement qu'il s'agit d'un point auquel il ne faut toucher qu'avec la plus grande réserve et la plus extrême prudence.

J'ai déjà eu l'occasion de le dire à la Chambre, dans un grand nombre de questions morales, comme sur la plupart des questions éducationnelles, il est difficile d'émettre un avis absolu ou de s'appuyer sur un critérium certain. En ces matières l'opinion individuelle a peu ou pas de valeur.

Mais il est une autorité assez élevée, assez puissante et assez visible, pour donner à ces questions mêmes une solution, non certaine, je le veux bien, mais approchant la certitude de si près, qu'il est difficile de lui résister. Ainsi, lorsque tous les pays de l'Europe, sur un point que tous ont un intérêt égal à résoudre avec désintéressement, dans le but unique de découvrir la vérité, ont, pendant une longue suite de siècles, avec l'assentiment des esprits les plus élevés et les plus cultivés de l'histoire, pratiqué le même système fructueusement, sans hésiter et eu pleine connaissance de cause, il faut, quelque talent qu'on ait, et l'honorable ministre, de l'intérieur en a beaucoup, ne toucher à cette pratique qu'avec la plus respectueuse circonspection.

Il faut être circonspect, car on se trouve devant la plus haute autorité humaine ; une autorité, comme M. Thiers le disait un jour, au-dessus de laquelle, il n'y a plus guère que celle de Dieu.

Il y a une autre raison pour laquelle de pareilles questions demandent à être traitées avec réserve. Elles touchent par leur nature à l'esprit humain. Et comme le dit quelque part l'illustre Channing, un penseur serein et profond que j'aime à lire et à citer :

« On peut mesurer les forces de la nature et celles des corps, mais non pas prédire les résultats d'un accroissement ou d'une diminution dans l'énergie de l'esprit. »

En voulez-vous la preuve ?

Après la chute de l'empire romain d'Occident, un grand relâchement se déclara dans les études grecques et latines. Des lettrés, comme Cassiodore et Boèce, s'enivrant de leur propre mérite, cessèrent d'étudier les modèles. On lisait le grec dans les traductions ; on introduisait ces méthodes encyclopédiques qui sont le signe commun des décadences littéraires. Bien plus, Isidore de Séville trouva les œuvres de Cicéron et de Quintilien trop diffuses pour être lues. Ne suffisait-il pas d'en lire des résumés ? Ne fallait-il pas instruire la jeunesse rapidement et par des voies aisées ? On le pensa, messieurs, mais qu'arriva-t-il ? On oublia le grec ; la langue latine elle-même, n'étant plus étudiée dans ses sources, déclina et se corrompit. La pensée s'altéra à son tour, et il se fit, en Europe, une nuit épaisse et profonde.

Quand cette nuit, qui dura six longs siècles, quand se dissipa-t-elle ? Quand le soleil revint-il sur l'horizon littéraire de l'Europe ? Au XVème siècle ! Et pourquoi? Et comment?

Portez vos regards sur l'Italie ; à la lueur du jour qui se lève, vous verrez Pétrarque et Boccace apprenant le grec, de ces exilés de Constantinople qui vont apporter en Europe ce que leurs pères ont déjà apporté une fois à la Rome ancienne : la lumière de la civilisation. Quelques années s'écoulent. Il fait clair maintenant, mais que s'est-il passé encore ?

Messieurs, regardez cette ville, c'est Florence. Comme notre pays, Florence est riche, industrielle et puissante. Elle a inventé le florin, imaginé les premières règles du crédit, répandu sur l'Europe ses incomparables tissus de drap et de soie. Elle domine sur ses rivales. Mais tout cela ne suffit pas pour briller.

Que serait Florence dans la mémoire des hommes, sans les Médicis, ces marchands illustres qui firent de leur patrie la reine des arts et des lettres ; sans ce Côme, qui paya de grosses sommes d'or au Pogge pour sa traduction de Platon ; sans ce Laurent, justement surnommé le Magnifique, qui passa sa vie à réunir les manuscrits les plus précieux et les marbres les plus rares de la Grèce ; sans ce jeune abbé de Passignano, auquel Calchondyle apprit le grec sous les ombrages de Fiesole, et qui devait monter plus tard sur le trône pontifical, sous le nom de Léon X ?

N'en doutez pas, messieurs, ce sont ces hommes qui ont fait le jour à la lumière duquel nous marchons. Et ils l'ont fait en faisant revivre pour nous l'art ancien et les lettres classiques !

Cependant, il faut bien en convenir, messieurs, la question de l’enseignement moyen est ouverte à peu près partout. Des réformes sont proposées par des esprits, d'ailleurs très distingués et très respectables. Et j'ajoute qu'il est assez facile de trouver la cause de ce mouvement.

J'ai défini tout à l'heure le caractère de notre siècle. Notre siècle est un travailleur ; comme tout travailleur, il tend aux résultats immédiats, positifs et personnels.

Il me semble que le lucre a plus d'attrait pour lui que la gloire. Ce qui l'intéresse le moins peut-être, ce sont les hautes choses de l'esprit. Ce n'est pas la puissance qui lui manque, mais il lui manque peut-être un peu d'élévation.

Le père de famille, je ne parle pas de tous les pères de famille mais un père de famille ordinaire, rêve pour ses enfants une fortune acquise aussi promptement et avec aussi peu de peine que possible.

Pourquoi son fils étudierait-il les langues, les littératures anciennes ? Est-ce que les littératures, même quand elles profitent, ont jamais produit autre chose que des phrases ? L'éloquence et la poésie ont-elles jamais inventé, une mécanique ? analysé une substance ? organisé une banque ou un comptoir ? Qu'on étudie les sciences, à la bonne heure ; cela instruit et surtout cela rapporte.

Ne. serait-ce pas ridicule, en effet, de bourrer de grec et de latin ce cher enfant maintenant si délicat et si frais ? Oh ! si on pouvait l'affranchir de toute peine et même de tout devoir ! Les fortes études tuent comme la guerre. Il ne sera jamais ni savant, ni soldat !

Il y a longtemps, d'ailleurs, que les badauds de la Via Appia ont cessé de parler la langue d'Horace, et les sophistes du Pnyx celle de Socrate ou de Lysias. S'il faut absolument que les jeunes gens apprennent une langue étrangère, que n'apprennent-ils l'allemand, l'anglais, l'italien, en un mot un idiome qui se comprend à l’Exchange à Londres ou à la Bourse de Berlin?... Mais des langues mortes c'est absurde !

Voilà le raisonnement d'un très grand nombre de bourgeois, non seulement en Belgique mais en Europe. Eh bien, messieurs, le raisonnement est mauvais. Je refuse de m'y associer et je soutiens que si jamais les fortes études littéraires ont été nécessaires, c'est dans ce pays et à ce moment.

Il faut prodiguer la haute culture intellectuelle !

Mais je l'ai déjà dit et c'est un point sur lequel j'insiste. Les humanités sont beaucoup moins destinées à instruire qu'à former et à élever. Leur but principal n'est pas d'apprendre à lire couramment des auteurs grecs, ou à décrire en vers latin le burlesque courroux de Neptune ; c'est là le petit côté de la question. Tout enfant porte en lui des germes précieux qu'il faut faire éclore, des facultés assoupies qu'il faut éveiller. C'est la tâche des humanités. Elles doivent faire de l'enfant un homme d'abord, puis, s'il est possible, quelque chose de plus qu'un homme ordinaire : humaniorem. Leur mission, proprement dite, est de développer, de perfectionner et de polir les puissances multiples que l'enfant tient de la nature.

II s'agit d'élever le jugement à une lucidité que l'éducation seule peut procurer, de donner au caractère, à la volonté, une trempe, une force, une résistance que ne possèdent pas, en général, les esprits ignorants ou vulgaires. Mais quel est le meilleur moyen, ou l'instrument le plus convenable pour obtenir ce résultat ? Voilà la question.

Pour moi, la solution de cette question ne peut faire aucun doute. Pour arriver à développer les facultés intellectuelles, esthétiques et morales d'un enfant, le meilleur moyen, le seul moyen réellement efficace, c'est l'éducation littéraire. L'honorable M. Rogier en a donné la raison. (page 458) L'étude des lettres est la plus excellente de toutes les gymnastiques mentales. Faut-il le prouver après que les siècles l'ont admis ?

Je n'ai aucun droit, ni aucune prétention au titre de savant, mais j'ai été, comme vous tous, au collège, j'ai retenu les impressions que j'y ai reçues et les travaux auxquels j'étais assujetti. En y pensant, il me semble que j'assiste encore à mon propre développement.

Pour vous convaincre que l'exercice littéraire constitue la meilleure gymnastique, songez à ce que fait un enfant auquel on donne à déchiffrer un passage d'un bon auteur. Il remplit sa mémoire de mots. Par l'analyse grammaticale il découvre peu à peu les secrets de la syntaxe ; par l'analyse logique, il assiste à la genèse de la pensée. Car, comme je l'ai dit en commençant, pensée et parole n'en l'ont qu'un ; elles sont l'homme. Est-ce tout ? Non ! l'enfant juge, compare, raisonne. Pour peu qu'il soit guidé par un maître habile, son goût se forme, et il devine le style ; son oreille s'habitue à la cadence et il comprend le nombre. Les plus beaux génies lui apportent leur plus riantes images, leurs plus nobles sentences et les exemples de la plus haute virilité. Alors l'imagination s'éveille ; la volonté se tend ; le caractère se forme. Le cœur s'élève à mesure que la tête s'éclaire. Pas une faculté n'est laissée dans l'oubli. L'esprit se manifeste sous toutes les formes. El quand l'heure de quitter le collège sonne enfin, on se trouve devant un homme ayant peu de connaissances pratiques peut-être, mais capable de tout apprendre ; un homme qui aime le bon style, la grande poésie, la grande éloquence ; tout ce qui est noble, brillant et beau ! Conçoit-on, je le demande, une meilleure introduction à la vie et une meilleure gymnastique ? Et par quel instrument serait-il possible delà remplacer?

La traduction, l'imitation, l'analyse, M. le ministre de l'intérieur les condamne. Mais n'est-ce pas un magnifique duel que celui que livre l'intelligence d'un enfant à un auteur qui est pour lui le type du beau. Essayer d'imiter son modèle, tremper son esprit dans ses phrases...

MiPµ. - J'ai dit exactement le contraire de ce que vous me faites dire.

M. Schollaertµ. - Tant mieux ; alors, nous sommes d'accord. Mais permettez-moi de suivre le fil de mes idées.

Je dis donc, en parlant d'une manière générale, et sans mettre le moins du monde en cause l'honorable M. Pirmez, dont j'apprécie le talent et les excellentes intentions ; je dis que je ne connais rien de plus admirable que le duel livré par une intelligence â peine éclose à un auteur de premier ordre ; duel charmant où l'enfant, certain d'avance d'être vaincu dans une lutte inégale, n'en déploie par moins d'efforts et apprend à la fois a être vaillant et à être modeste.

Pour moi, je crois qu'il est impossible d'imaginer un exercice mieux fait pour développer l'esprit et la volonté. Heureux ceux qui, depuis leur jeunesse, ont constamment poursuivi un idéal avec la volonté d'en approcher et la certitude de ne pouvoir l'atteindre. ! Ceux-là sont préparés pour les grandes luttes de la vie. Et si ces luttes doivent continuer, pour eux, sur le champ littéraire, ils finissent par traduire Platon et par s'appeler Cousin.

Voilà, je le répète, messieurs, la véritable gymnastique ; une gymnastique qui fait assister le jeune homme, non seulement à toutes les manifestations de l'esprit, mais aussi à toutes les manifestations de l’âme, où les actes les plus grands, les vertus les plus mâles passent sans cesse sous ses yeux, et où le caractère, on ne saurait assez le redire, n'a pas moins de part que l'esprit.

Lorsque pendant six ans un enfant se trouve constamment sous cette action salutaire, ne demandez pas, si vingt ans plus tard, il saura lire le grec à livre ouvert, ou scander des vers latins ! Tel n'a pas été le but de son éducation. Ce qu'il conservera de ses études est plus précieux. L'étude a fait de lui un homme ; et ce qui vaut mieux encore, un homme distingué. Elle lui a donné des mœurs polies, des goûts élevés, et cette urbanité que les lettres développent au sein des nations civilisées, et qui est pour elles une source permanente de conciliation, de lumière et de tolérance.

Mais, messieurs, il n'est pas indifférent d'apprendre à un enfant une langue ou une littérature quelconque. Parmi les langues, il en est qui produisent d'une manière éminente les effets que je viens d'avoir l'honneur d'indiquer à la Chambre, ce sont les langues anciennes. Il est extrêmement facile de s'en convaincre.

D'abord, messieurs, il est incontestable que les langues anciennes ont une valeur grammaticale et intrinsèque beaucoup plus grande que nos langues modernes.

Je ne suis ni helléniste ni philologue latin et j'avoue volontiers qu'en ces matières, mon suffrage est léger ; mais les plus irrécusables autorités confirment mes assertions et je crois pouvoir ajouter qu'il n'est pas d'écrivain réellement compétent qui les contrarie. Je pourrais citer Bossuet, Leibnitz, Guizot, Cousin, Villemain et d'autres maîtres éminents de la littérature française.

Mais certaine école pourrait les traiter de pédants, et j'aime mieux m'appuyer sur le témoignage, peu suspect, du chef de l'école empirique, c'est-à-dire du génie le plus positif de l'histoire, sur Bacon, qui a donné aux sciences une impulsion nouvelle en les poussant dans les voies de l'observation, qui prévoyait, en plein XVIème siècle, les évolutions intellectuelles auxquelles nous assistons et que l'Angleterre regarde comme le père du progrès moderne.

Voici ce que dit le grand Bacon dans son impérissable traité : De augmentis scientiarum

« N'est-ce pas une chose digne d'observation, bien qu'elle soit peu flatteuse pour l'esprit moderne, que les langues anciennes abondent en déclinaisons, en cas, en conjugaisons, en temps et autres modes de cette nature, et que les langues modernes, qui en sont pour ainsi dire dérivées, doivent pour la plupart les remplacer par des prépositions et par des verbes auxiliaires? Il est aisé d'en conclure, quelque complaisance que nous ayons four nous-mêmes, qu'en matière de langage, le génie des anciens âges était beaucoup plus pénétrant et beaucoup plus subtil que le nôtre... »

Or, c'est précisément parce que ces langues sont si savantes ; c'est parce que l'idée y apparaît dans toute sa nudité, sans dérivés et sans auxiliaires ; c'est parce que les termes complexes, et les mots composés s'y nouent et s'y associent sans jamais altérer la clarté primitive, ni la signification des radicaux ; c'est pour cela, dis-je, que la pratique des langues anciennes constitue une gymnastique mentale dont l'excellence ne saurait être égalée par l'étude d'aucune langue moderne. Et remarquez-le bien, messieurs, Bacon écrivait pendant un siècle littéraire. Il était contemporain d'un autre homme dont l'honorable ministre de l'intérieur a rappelé justement l'importance et la gloire. Il était contemporain de Shakespeare !

Connaissez-vous Goldwin Schmidt, un réformateur plus hardi que Stuart Mill ? Goldwin Schmidt, cet esprit entier et presque téméraire qui occupe, dans le monde politique et littéraire anglais, une place à part et dont l'isolement suffit seul à prouver l'audace ; Goldwin Schmidt, connu par des travaux historiques d'une grande vigueur, mais d'une originalité incroyable ! Vous supposez peut-être, messieurs, qu'un tel homme, ayant à s'expliquer sur l'étude du grec et du latin, reléguera cette étude parmi les aberrations aristocratiques et routinières de la vieille Angleterre ? Détrompez-vous, messieurs. Voici comment M. Schmidt s'explique :

« Mon expérience en matière historique et en histoire, m'a donné la conviction que la littérature classique, indépendamment de sa supériorité sans égale, est le meilleur instrument pour cultiver les facultés historiques (the historical sense). »

Dans un autre endroit, ayant à s'exprimer sur le mérite des langues modernes, il se range, entièrement du côté de Bacon. « Ces langues, dit-il, sont indispensables à connaître, mais elles ne constituent pas un moyen de haute culture, (a high mental training). Les esprits les plus ordinaires les apprennent sans difficulté... Comme organes de la pensée, comme instruments d'éducation linguistique, le latin et le grec ont une supériorité dont la plus parfaite des langues modernes ne saurait approcher. »

MiPµ. - Et il est à la tête de la réforme de l'éducation en Angleterre.

M. Schollaertµ. - Soit, tout à l'heure je vous répondrai à l'égard de la réforme de l'éducation en Angleterre.

Je crois que vous vous trompez sur l'état des esprits en Angleterre, et j'essayerai tout â l'heure de démontrer que jamais les études classiques n'y ont été portées plus haut, ni plus fermement maintenues.

MiPµ. - Evidemment.

M. Schollaertµ. - Je vous prouverai cela, mais quand le moment sera venu.

De l'aveu de tout le monde, en Angleterre, les langues anciennes ont une perfection intrinsèque à laquelle les langues modernes ne sauraient atteindre, et personne ne met en doute leur excellence comme instrument de gymnastique mentale. Cela suffit pour les enseigner de préférence...

Et puis, messieurs, croyez-vous qu'il serait bien facile de changer de système ? Croyez-vous qu'on pourrait, du jour au lendemain, adopter pour l'éducation les classiques français, ou les classiques italiens, ou les classiques allemands?

MiPµ. - Qui dit cela?

M. Schollaertµ. - Votre école le dit.

(page 459) MiPµ. - J'ai dit le contraire.

M. Schollaertµ. - Alors je dois vous avoir mal compris.

MiPµ. - Voulez-vous me permettre une explication ?

M. Schollaertµ. - Volontiers.

(page 431) MiPµ. - Je ne comprends pas comment, depuis tantôt une heure, M. Schollaert, sous prétexte de me réfuter (interruption) me prête des idées qui sont contraires à celles que j'ai émises.

Je reconnais que M. Schollaert a exposé ses idées avec une grandeur de forme à laquelle je n'ai pas la prétention d'atteindre, mais en réalité tout ce qu'il a dit sur les humanités, je l'avais dit en substance.

J'ai donné la même définition des humanités que lui, j'ai assigné le même but que lui aux humanités : faire acquérir les connaissances et plus encore former l'intelligence par le développement des nobles sentiments. J'ai, comme lui, préconisé l'étude des langues anciennes comme devant servir à...

M. Thonissenµ. - Vous n'êtes pas d'accord sur les moyens.

M. de Haerneµ. - Mais vos tendances ?

MiPµ. - Il ne s'agit pas de mes tendances, M. de. Haerne ; il s'agit de ce que j'ai dit.

Je disais donc que j'avais défini les humanités comme l'honorable député de Louvain, que j'avais attaché aux humanités le même but, savoir : acquérir des connaissances et plus encore développer les goûts intellectuels et moraux de l'homme. Je l'ai répété de toutes les manières. J'ai apprécié comme lui la littérature classique ; j'ai démontré l'utilité des langues anciennes comme servant à l'analyse de la pensée.

- Une voix. - Ce n'est pas là une interruption, c'est un discours.

MpDµ. - Vous pouvez répondre, M. le ministre.

MiPµ. - On m'a permis de m'expliquer, M. le président.

Je répète donc, messieurs, que j'ai indiqué le rôle des langues anciennes comme M. Schollaert.

M. Schollaertµ. - Non.

MiPµ. - J'ai préconisé les traductions des anciens dans les langues modernes ; il me paraît donc que j'avais raison.

M. Delcourµ. - Ce ne sont pas les impressions que nous avons reçues.

MiPµ. - Je vous ai expliqué hier, très clairement, que je voulais maintenir à la littérature ancienne sa place et que, non seulement je voulais la maintenir, mais que je voulais encore réagir contre un système qui l'abaisse au lieu de la relever. Voilà ce que j'ai soutenu.

Mais je m'explique cette opposition.

On s'est figuré que j'avais des idées tout autres que celles que j'ai soutenues ; on a cru que je voulais supprimer des études ce qui n'aurait qu'une valeur littéraire ; on répond bien plus à d'injustes soupçons que mes explications devraient avoir dissipés, qu'à ce que j'ai dit.

Je demande qu'on ne me prête pas des sentiments contraires aux miens.

(page 459) M. Schollaertµ. - Messieurs, le discours était si peu fait d'avance que je réponds continuellement aux observations que vous me faites.

D'ailleurs, monsieur le ministre, mon but n'est pas de vous réfuter, mais de faire comprendre à la Chambre et au pays le véritable état de la question. Je ne puis pas, d'autre part, vous laisser couvrir de fleurs ce que je considère, à tort ou à raison, comme d'insoutenables sophismes. (Interruption.)

- Des voix. - A demain ! à demain !

Rapport sur des demandes en naturalisation

M. de Rossiusµ. - J'ai l'honneur de déposer, sur le bureau de la Chambre, un rapport sur des demandes de naturalisation ordinaire.

- Ce rapport sera imprimé, distribué, et l'objet qu'il concerne mis à l'ordre du jour.

La séance est levée à 5 heures.