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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 2 mars 1869

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 519) M. Reynaertµ procède à l'appel nominal à 2 1/4 heures.

M. Dethuin, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Reynaert, secrétaireµ, présente l'analyse suivante des pièces adressées a la Chambre.

« Le sieur Joosten prie la Chambre de statuer sur sa demande relative à la liquidation de sa pension. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des habitants de. Liège présentent des observations contre les cahiers de charge du service de touage sur la Meuse. »

- Même renvoi.


« Le sieur Vermeeren, ouvrier à Louvain, réclame l'intervention de la Chambre pour être porté au contrôle du service de réserve de la garde civique jusqu'à ce qu'il lui soit possible de se procurer l'équipement nécessaire, pour faire partie du service actif de la garde. »

- Même renvoi.


« Par trois pétitions, des habitants de Verviers demandent une loi qui régie les inhumations. »

« Même demande d'habitants de Pepinster, Hodimont, La Gleize, Spa, Herve, Chaineux, Bruxelles, Louvain. »

- Même renvoi.


« Le sieur Jacquet demande une augmentation de traitement pour les distributeurs des postes. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du budget des travaux publics.


« Des commissionnaires en marchandises et en douanes demandent une réduction de 25 p. c. sur les marchandises qu'ils auraient à faire expédier par le chemin de fer de l'Etat et réclament l'intervention de la Chambre pour obliger la compagnie Van Gend à remplir les obligations qui lui sont imposées par la convention du 24 avril conclue avec le gouvernement. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« MM. Beeckman et Van Wambeke, retenus pour affaires, demandent un congé de huit jours. »

- Ces congés sont accordés.

Projets de loi portant les budgets de l’Etat de l’exercice 1870

Dépôt

MfFOµ. - D'après les ordres du Roi, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre :

1° conformément aux règles prescrites par la loi sur la comptabilité de l'Etat, les budgets pour l'exercice de 1870 ;

2° l'exposé de la situation du trésor au 1er janvier 1869 ;

Projet de loi allouant un crédit au budget du ministère de l’intérieur

Dépôt

3° un projetée loi allouant au département de l'intérieur un crédit de 75,000 fr. pour le payement des frais relatifs aux funérailles de Son Altesse Royale le Duc de Brabant.

MfFOµ. - Messieurs, je prie la Chambre de vouloir bien décider, conformément à la proposition que j'ai eu l'honneur d'annoncer, que les budgets seront renvoyés aux sections centrales qui se sont occupées des budgets de 1869, ou qui s'en occupent encore à l'heure qu'il est..

Ce sera le seul moyen de rentrer dans une situation normale. Si l'on ajourne longtemps encore l'examen de ces budgets, les discussions qui viennent à peine de se terminer se reproduiront, sans nécessité, sans utilité, au grand préjudice des affaires importantes qui sont encore à examiner par la Chambre.

Le budget de l'intérieur vient à peine d'être discuté ; c'est le même budget qui est présenté pour 1870, à peu d'exceptions près.

La section centrale qui a été chargée de l'examen de ce budget pour l'exercice 1869 pourrait faire un rapport signalant à la Chambre les différences de chiffres qu'elle aurait constatées, et c'est sur ces différences que porterait utilement la discussion. Il en serait ainsi des autres budgets. . Je pense que la Chambre ne verra aucun inconvénient à suivre cette voie, qui aura pour résultat de nous soumettre aux prescriptions sur la comptabilité de l'Etat.

MpDµ. - M. le ministre des finances propose de renvoyer les budgets pour l'exercice 1870 aux sections centrales qui se sont occupées des budgets de 1869 ou qui en sont encore saisies.

Quelqu'un demande-t-il la parole sur cette proposition ?

En conséquence, les divers projets de lois seront imprimés, distribués, et renvoyés aux sections centrales chargées de leur examen.

Projet de loi sur la contrainte par corps

Discussion générale

M. Liénartµ. - Messieurs, ce qui distingue avant tout le projet de loi soumis à vos délibérations, c'est sa brièveté, c'est sa simplicité. D'un seul trait de plume, la contrainte par corps est rayée de l'arsenal de nos lois.

Le projet peut se résumer eu ce seul article : La contrainte par corps est supprimée.

Plus de distinction entre les dettes commerciales et les dettes civiles, plus de distinction non plus entre le débiteur de mauvaise foi et le débiteur de bonne foi, plus de distinction entre les nationaux et les étrangers. Le niveau entre les débiteurs et les créanciers est rétabli partout : ceux-ci ne pourront plus à l'avenir user de ce moyen de coercition, ceux-là n'auront plus désormais à en redouter l'application.

Jusqu'à ce jour, messieurs, les adversaires les plus décidés de la contrainte n'avaient rien rêvé, rien imaginé de si absolu, de si radical.

Les membres de la Convention française, étaient certes bien antipathiques au principe de la contrainte par corps, à en juger par la façon dont cette institution était appréciée par eux.

« Il fallait, disait-on à cette époque, consacrer la destruction de la tyrannie de la richesse sur la misère et appeler à la défense commune les hommes énergiques qui se trouvaient privés de la liberté. »

Et néanmoins, la Convention fut d'avis qu'il y avait lieu d'établir des exceptions au principe de l'abolition pure et simple et elle chargea son comité de législation de préparer un rapport dans ce sens.

Ce rapport ne se fit pas attendre. Le 30 mars 1793, c'est-à-dire vingt jours seulement après celui où la contrainte par corps avait été abolie en principe, la contrainte fut rétablie contre les comptables des deniers publics.

Nous voyons le même fait se produire, lorsque en 1848, la contrainte par corps disparut une nouvelle fois au milieu de la tourmente révolutionnaire.

Le 9 mars 1848 parut le décret interdisant, d'une façon générale, l'exercice de la contrainte par corps ; quinze jours étaient à peine écoulés, que le ministre de la justice de cette époque, M. Crémieux, se voyait dans l'obligation d'écrire aux procureurs généraux :

« Les stellionataires sont débiteurs frauduleux ; les débiteurs d'amendes pour délits, les débiteurs de dépens en matières pénales sont de mauvaise foi ; le décret de la contrainte par corps ne les concerne pas. »

Cela ne suffit pas et quelque temps après, la commission du pouvoir exécutif, sous la pression des nécessités publiques, prit un arrêté portant « que le décret du 9 mars 1848 sur la contrainte par corps n'est pas applicable au recouvrement des amendes et réparations prononcées au profit de l'Etat en matière criminelle, correctionnelle ou de simple police, et ne déroge pas aux lois pénales qui autorisent avant jugement l'arrestation des délinquants. »

Pour ne pas sortir de la France, un projet de loi qui a reçu aujourd'hui la consécration législative, abolit, il est vrai, la contrainte, par corps en matière civile, commerciale et contre les étrangers, mais il la maintient en matière criminelle, correctionnelle et de simple police.

Le rédacteur du projet de loi actuel, il faut lui rendre cette justice, n'a éprouvé aucune des défaillances qui ont engagé les législateurs de 1793 et de 1848 à apporter un tempérament à leur œuvre. Il n'est pas de considération particulière, si puissante qu'elle soit, qui l'ait détourné du but qu'il poursuivait.

Comment le gouvernement a-t-il été poussé à cette extrémité ?

Semblable question, messieurs, se présente naturellement à l'esprit, lorsqu'on examine un projet de cette importance, elle ne put échapper aux membres de la section centrale.

L'exposé des motifs était muet sur ce point. Le gouvernement se bornait à affirmer vaguement que l'opinion publique se prononce pour la modification de la loi de 1859, ce qui est admissible ; il n'osait dire pour l'abolition de cette loi, ce qui est fort sujet à caution. Il invoquait encore l'accueil sympathique que la Chambre aurait fait à de nombreuses pétitions.

(page 520) Tout compte fait, ces nombreuses pétitions se réduisent à quatre, qui n'ont donné lieu à aucune discussion et dont la Chambre s'est bornée a ordonner le renvoi à M. le ministre de la justice.

Vous conviendrez, messieurs, que c'était leur faire par trop d'honneur, que de voir dans ces quatre pétitions, y comprise celle des détenus pour dettes à Liège, l'expression de l'opinion publique réfléchie et désintéressée.

Aussi la section centrale ne se paya pas de cette menue monnaie et elle provoqua de la part du gouvernement une enquête sérieuse qui pût lui donner tous ses apaisements sur le mérite d'une réforme qui, à première vue, ne lui paraissait pas sans danger.

Satisfaction fut donnée au vœu de la section centrale.

Je ne sais, messieurs, si vous apprécierez comme moi les résultats de cette enquête, mais j'estime que ces résultats sont bien loin d'être favorables au projet radical que vous présente le gouvernement.

Pour bien apprécier les résultats de cette enquête, il importe de limiter soigneusement le point en litige.

Le débat ne route pas sur la perfection ou l'imperfection de la loi de 1859 ; cette loi est-elle susceptible, oui ou non, d'améliorations, et, dans l'affirmative, quelles sont ces améliorations ? Là n'est pas la question. Il ne s'agit pas même de savoir si la loi de 1859 pourrait être remplacée avec avantage par de nouvelles dispositions pénales.

Non, le projet de loi du gouvernement est radical, il supprime la contrainte par corps et ne la remplace par rien.

_Or, messieurs, ce qui m'a frappé dans cette enquête et ce qui m'autorise à dire qu'elle est plutôt la condamnation que la confirmation du projet présenté par le gouvernement, ce ne sont pas tant les dépositions qui demandent le maintien de la contrainte que celles qui, en principe, se prononcent pour son abolition.

Il y a certes bon nombre d'abolitionistes parmi les témoins de l'enquête, mais ce ne sont pas des abolitionistes de la force du gouvernement, ce sont des abolitionistes tempérés, modérés, des abolitionistes sous condition, si je puis m'exprimer ainsi.

Il y aurait peut-être un travail très curieux à faire, ce serait de réunir l'ensemble des conditions auxquelles les soi-disant partisans du projet du gouvernement subordonnent leur vote, en faveur de l'abolition.

Verviers, par exemple, qui, dans son rapport en date du 4 novembre 1867, adhère d'une façon presque absolue au projet du gouvernement, émet le vœu que le gouvernement « fasse des conventions internationales à l'effet d'assurer partout l'exécution des engagements commerciaux. »

Telle autre chambre de commerce se demande « si la suppression de ce moyen de coercition n'exposera pas les créanciers aux embûches des débiteurs de mauvaise foi et recommande en conséquence au gouvernement d'entourer de garanties nouvelles les conventions commerciales et de réprimer plus sévèrement les actes de commerce entachés de dol ou de fraude. »

C'est l'avis de la chambre de commerce de Bruxelles.

Mêmes avis pour Bruges, Gand et Louvain.

« Il faudrait, dit la chambre de commerce de cette dernière ville, ériger en délits sévèrement punissables tous les moyens frauduleux employés pour acquérir le crédit. »

Aux yeux de la chambre de commerce de Liège : « la loi pourrait sans inconvénient introduire en matière commerciale le principe de la loi civile qui n'accorde la contrainte par corps qu'exceptionnellement et pour punir la fraude. »

Quant à M. le président de la chambre de commerce de Bruges, il incline, à croire qu'il faudrait « étendre les articles 573 n°5, 574 n°1, 577 n°3, qui ne s'appliquent qu'aux opérations du commerçant failli, au cas où il n'y aurait qu'une seule opération commerciale. »

M. le président de la chambre de commerce d'Anvers recommande aussi « une exécution plus rigoureuse de la loi des faillites, afin d'obvier aux inconvénients qui pourraient résulter de la suppression de l'emprisonnement pour dettes », et M. le président de la chambre de commerce de Tournai, plus explicite encore sur ce point, « n'admettrait la suppression pure et simple de la contrainte par corps qu'à la condition de réviser la loi des faillites et de la rendre plus sévère envers les faillis. »

Enfin pour citer une autorité qui me touche de plus près, le tribunal de commerce d'Alost « applaudirait à la suppression de la contrainte par corps, mais il se demande quelles seraient les conséquences de la mesure ; il n'ose le dire. Quelle que soit la décision de la législature, M. le président du tribunal d'Alost sollicite, dans l'intérêt de la loyauté et de la bonne foi, des mesures protectrices contre les fripons et les chevaliers d'industrie. »

Messieurs, je pourrais continuer cette énumération, mais je m'arrête. Que résulte-t-il de là ?

Il en résulte à toute évidence que la contrainte par corps occupe à l'heure qu'il est une place utile dans nos institutions, qu'elle y répond à de certains besoins, qu'elle y joue un certain rôle et que la faire disparaître sans la remplacer c'est créer un vide, une lacune que tous les témoins de l'enquête s'efforcent à l'envi de combler, qui par tel moyen, qui par tel autre.

D'après le gouvernement, au contraire, la contrainte par corps est inutile, superflue ; c'est une institution surannée, qui a fait son temps, qui ne rend plus de service et dont la disparition ne se fera nullement ressentir.

Avais-je raison de vous dire en commençant, messieurs, que les résultats de l'enquête infirment singulièrement les conclusions du projet du gouvernement ?

Et si l'enquête à laquelle le gouvernement a fait procéder, à la demande de la section centrale, est et doit être considérée comme l'expression calme et raisonnée de l'opinion publique, comment prétendre encore que le. gouvernement puisse invoquer en sa faveur cette même opinion publique ?

Non, messieurs, le projet du gouvernement a le tort d'être en avance sur l'opinion en voulant introduire une réforme qui n'est pas demandée par elle et qui, j'ai de bonnes raisons pour le croire, tardera longtemps encore à l'être.

L'opinion publique réclame, non l'abolition de la loi de 1859, mais peut-être des modifications, des améliorations à cette loi.

Et ici encore une fois, l'enquête reflète admirablement les véritables aspirations du moment.

Du milieu de cette grande variété d'opinions qui s'entrechoquent, du fond de cette enquête où les opinions se comptent presque par tête, jaillissent deux idées qui sont comme un trait d'union entre les manières de voir les plus disparates, une idée de charité et une idée de justice, une idée d'humanité et une idée de sociabilité : sauver, oui sauver à tout prix le débiteur honnête et malheureux et atteindre seulement la mauvaise foi et la fraude.

Ces deux desiderata sur lesquels l'accord est établi et auxquels la législature peut sans danger donner satisfaction, puisqu'ils ne rencontrent d'opposition d'aucune part, ces deux desiderata, vous l'avez déjà remarqué, sont traduits en loi par la section centrale.

Tout le contre-projet de la section centrale est là. Je demande la permission de vous le démontrer aussi brièvement que possible.

Et d'abord, messieurs, pourquoi demandons-nous qu'il soit permis au créancier d'user de ce moyen de rigueur contre son débiteur ?

Cette question renferme toute la moralité de notre système et le sépare d'une façon péremptoire des législations qui ont précédé.

Les adversaires de la contrainte par corps se font la partie belle, en combattant (permettez-moi cette expression) des moulins à vent ; ils s'attaquent à une contrainte toute différente de celle dont nous défendons le maintien.

A en croire certains adversaires de la contrainte, on serait vraiment tenté de croire que les défenseurs actuels de la contrainte proposent de conserver la législation des XII Tables qui attribuait au créancier en pleine propriété et pour en user comme il entendait la personne de son débiteur en défaut de payement, ni plus, ni moins.

Ils s'élèvent avec indignation contre un pareil système qu'ils qualifient de monstrueux, d'inhumain et qu'ils représentent comme favorisant les plus mauvais instincts et donnant libre carrière au sentiment de la vengeance.

Eh bien, c'est là de l'exagération, j'allais dire de la déclamation, et une exagération tellement évidente qu'il est très difficile de ne pas la considérer comme volontaire. Ces reproches sont excessifs sous l'empire de la loi de 1859 et ils perdent toute espèce de fondement, par suite des modifications que la section centrale propose d'apporter à cette loi.

Messieurs, rétablissons les faits.

La contrainte par corps a présenté successivement trois caractères bien différents :

Anciennement la contrainte par corps aboutissait à l'asservissement du débiteur, elle constituait pour celui-ci un moyen de se libérer et pour le créancier un moyen de récupérer ce qui lui était dû.

Dans les temps modernes, la contrainte par corps n'apparaît plus comme un mode de payement ; loin de profiter au créancier, elle est pour celui-ci une charge, car le débiteur est entretenu à ses frais. La contrainte par corps devient une sorte d'épreuve, une épreuve de solvabilité ; l'on emprisonne le débiteur pour s'assurer s'il ne dissimule pas son avoir, et j'ai hâte (page 521) de le dire, je repousse et je repousse de toutes mes forces ce mode de procéder, qui est un vestige de l'ancienne procédure des aveux.

Pour arracher à l'accusé l'aveu de son crime, on le soumettait à la torture, comme, sous la loi de 1859, on cherche à obtenir par l'incarcération la reproduction des valeurs qui auraient pu être dissimulées.

C'est, dans l'un cas comme dans l'autre, le même système vicieux : On sévit contre l'individu sans savoir, dans le premier cas, s'il est bien réellement coupable, et dans le second cas, s'il est bien réellement solvable.

Le débiteur de bonne foi partage le sort du débiteur de mauvaise foi ; il passe par la prison pour prouver qu'il est insolvable, comme jadis l'accusé passait par les tortures pour établir son innocence.

Je comprends, messieurs, parfaitement qu'on aille en guerre contre un pareil système, et, moi-même, loin de la défendre, je serais le premier à la combattre si la contrainte par corps, telle que la maintient la section centrale, revêtait encore le caractère d'une épreuve judiciaire. Quand j'élève la voix en faveur du système de la section centrale, c'est parce que je suis persuadé que la contrainte par corps, telle qu'elle l'organise, ne présente aucun des inconvénients que je viens de signaler en les condamnant.

Avant de nous combattre, apprenez donc a nous connaître. Et, en effet, messieurs, la différence est capitale, comme vous allez le voir.

Aux termes de l'article 35 de la loi de 1859, le débiteur est incarcéré alors même qu'il aurait en main la preuve évidente de son insolvabilité ; pareille preuve n'est recevable qu'après une année révolue, pas avant. Le juge, eût-il la conviction formelle de l'insolvabilité du débiteur qui comparaît devant lui, le juge ne peut pas s'abstenir de prononcer la contrainte par corps, il a les mains liées.

En cela, messieurs, la loi de 1859 prête la place la critique.

Bien que la chose soit rare ; il est loisible, sous l'empire de la loi de 1859, à un créancier vindicatif d'incarcérer un débiteur que des revers de fortune ont placé malgré lui dans l'impossibilité de payer sa dette et sans qu'il y ait aucune faute à lui reprocher.

L'exercice de la contrainte dans de pareilles conditions est, je le répète, parce que j'en suis persuadé, un fait exceptionnel, excessivement rare ; mais la chose est possible et cela suffit pour que les adversaires de la contrainte s'en fassent une arme contre nous.

Il n'en sera pas ainsi à l'avenir :

Hormis les cas de dol, de fraude et de violence, le débiteur ne sera incarcéré que faute par lui d'établir son insolvabilité, et cette preuve, à la différence de ce qui avait lieu sous la loi de 1859, il pourra la faire au début même du procès, in limite litis, pour parler le langage des jurisconsultes.

Le délai d'un an est donc supprimé ; de la sorte le débiteur de bonne foi ne sera plus obligé, comme sous l'empire de la loi de 1859, d'aller passer une année en prison en attendant que le juge puisse recevoir la preuve de son insolvabilité. Il ne passera plus en prison ni un jour ni une heure ; il n'y entrera même pas.

La contrainte par corps cesse donc d'être une épreuve judiciaire ; elle n'est plus qu'un moyen de coercition pour forcer le débiteur solvable à payer sa dette.

Réduite à ces proportions, comment la légitimité de la contrainte pourrait-elle encore être mise en doute ?

Je le demande franchement à tout homme de bon sens, que peut-on trouver à redire à la contrainte exercée contre un individu qui peut payer sa dette et qui refuse de le faire ? Comment s'apitoyer sur le sort d'un détenu qui a en main la clef qui doit lui ouvrir la porte de la prison le jour où il voudra en sortir ? Non seulement, il est en prison par sa faute, mais il y reste par un effet de sa volonté perverse.

Je vous avoue, messieurs, que je n'ai jamais compris qu'un détenu, dans de pareilles conditions, fût digne du moindre intérêt.

Et à ce sujet qu'il me soit permis d'adresser une question à ceux qui contestent la légitimité de la contrainte par corps dans les conditions limitatives que je viens d'indiquer.

Serait-ce une indiscrétion que de leur demander quelle différence ils font entre celui qui me vole 1,000 francs et celui qui refuse de me rendre les 1,000 francs qu'il m'a empruntés et qu'il a en portefeuille ?

Quant à moi, je vois entre eux cette étroite ressemblance que le premier que vous nommez voleur et sur lequel vous appelez toutes les sévérités de la loi pénale, a pris mon argent sans ma permission et que le second, que vous excusez et que vous défendez contre les rigueurs de la loi, conserve mon argent sans ma permission et je demande en grâce qu'on veuille bien m'expliquer pourquoi il sera juste, moral, d'emprisonner le premier et pourquoi le même châtiment deviendra illégitime, lorsqu'il sera appliqué au second.

Mais, me dit-on. vous avez un autre moyen. Commencez par saisir les biens.

Parfait ; je suis aussi d'avis qu'il faut commencer par saisir les biens. Mais n'oubliez pas qu'il s'agit précisément, dans l'espèce, d'un individu qui dissimule son actif, qui n'a pas de biens au soleil.

Il est riche cependant, tout le monde le constate et lui-même ne s'en cache pas : il route en carrosse, il habite un hôtel garni, somptueusement meublé, sa table se couvre chaque jour des mets les plus recherchés, enfin il ne se refuse aucune des jouissances que peut donner la fortune. (Interruption.)

J'avoue que je force un peu la situation ; mais la chose sera possible, et si les prétendus insolvables seront toujours rares qui affecteront ce luxe insolent, qui serait un véritable scandale public, il peut très bien se faire qu'un débiteur vive dans une certaine aisance, sans que vous ayez aucune prise contre lui.

« Or, peut-on découvrir, disait l'honorable M. d'Anethan, rapporteur de la loi de 1859 au Sénat (et nous aimons à lui emprunter le langage du bon sens dans une matière ou l'imagination et le sentiment usurpent une trop large place), peut-on découvrir un autre moyen que celui de l'incarcération pour contraindre un débiteur qui, pouvant, mais ne voulant pas payer, est parvenu à mettre sa fortune à l'abri des poursuites de son créancier ? Si l'on connaît ce moyen, qu'on l'indique, mais votre commission ne l'a pas découvert. »

Ce moyen, le gouvernement l'a-t-il trouvé ? Il faut croire que non, car il n'eût pas manqué de nous en faire part.

Assurément, amener un débiteur à payer sa dette, voila un résultat dont tout le monde appréciera l'utilité. La contrainte par corps produit ce résultat, je le prouverai tout à l'heure.

Eh bien, pouvons-nous, nous législateurs qui devons aide et protection à tous les intérêts légitimes, pouvons-nous ainsi faire fi de l'intérêt du créancier et aggraver, je dirai de gaieté de cœur, sa position, et cela en reportant exclusivement toute notre sollicitude sur qui ne la mérite pas, sur le débiteur de mauvaise foi, sur le débiteur frauduleux ?

Cela est-il juste, cela est-il moral, cela est-il pratique ?

Il ne suffit pas de céder à certaines impulsions d'une philanthropie exagérée et mal placée, il faut être pratique avant tout, surtout lorsqu'on a l'honneur d'occuper le banc ministériel.

La contrainte par corps n'a pas seulement pour effet de forcer la main à celui qui possède ; elle présente encore l'immense avantage d'entretenir l'énergie chez le débiteur.

Je vous parlais tout à l'heure de débiteurs vivant dans une certaine aisance. Eh bien, en dessous d'eux, un peu plus bas dans l'échelle sociale, il y a un nombre considérable de débiteurs qui pourront payer leurs dettes ou qui ne le pourront pas, selon le degré d'énergie qu'ils déploieront dans la lutte de chaque jour et la part d'économie qu'ils sauront apporter dans la direction de leur ménage. Pour peu qu'ils se relâchent, ils sont en dessous de leurs affaires ; celles-ci ne peuvent se continuer avec succès qu'au prix d'un travail opiniâtre et d'une vigilance soutenue.

C'est surtout dans cette classe moyenne de la société que la contrainte exerce son effet salutaire.

Ah ! je le sais bien, ce résultat-là on ne peut pas le chiffrer et il ne peut pas faire l'objet d'une démonstration mathématique, mais c'est là un résultat moral incontestable et qu'on chercherait vainement à infirmer.

Du reste faut-il des chiffres ? Veut-on une démonstration par a-b ? Nous pouvons également la fournir, bien entendu dans un autre ordre d'idées. Nous pouvons calculer l'influence de la contrainte par corps sur les individus qui se laissent condamner.

Nous possédons pour la France un travail des plus complets et des plus intéressants dû à la plume même du président du tribunal de commerce de Paris.

Dans le rapport présenté au nom de ce tribunal par l'honorable M. De Vinck, nous lisons que sur 75,000 jugements prononçant annuellement la contrainte, moins d'un dixième seulement, soit 6,937, sont présentés au visa, mesure préparatoire à l'exercice de la contrainte.

Et sur ces 6,937 condamnations présentées au visa, il ne se fait que 2,766 incarcérations.

Enfin parmi ces 2,766 débiteurs incarcérés, encore 1,599 sortent de prison par suite de payement ou d'arrangement avec leurs créanciers.

Ces chiffres, messieurs, peuvent se passer de commentaires.

Assurément, je ne veux pas prétendre que ces résultats avantageux soient dus uniquement à la menace ou à l'exécution de la contrainte ; d'autres (page 522) circonstances peuvent avoir une part d'influence à revendiquer dans ces résultats : ainsi il arrive que le débiteur attend pour payer un jugement qui l'y contraigne, soit parce qu'il n'est pas d'accord avec le créancier sur le quantum de la dette, soit parce qu'au moment de l'échéance il se trouve sans ressources ; mais la part d'influence de la contrainte est incontestablement ici la plus considérable de très loin.

Pour la Belgique, messieurs, la statistique est tout aussi éloquente.

Je ne fatiguerai pas la Chambre, en répétant ces chiffres qu'elle trouvera dans l'exposé des motifs et surtout dans le très remarquable rapport de la section centrale.

Je dois cependant relever une façon de raisonner de l'exposé des motifs, que je trouve au moins fort bizarre, pour ne pas employer une autre expression peu parlementaire.

A propos de l'effet d'intimidation de la contrainte, M. le ministre s'exprime ainsi : « Il est impossible d'apprécier avec exactitude les effets de l'intimidation ; mais si, dans un certain nombre de cas, la crainte de l'emprisonnement n'a pas été sans influence sur l'accomplissement des obligations, on ne peut sans exagération attribuer à la simple menace plus d'efficacité qu'à l'arrestation même. » Il calcule ensuite l'effet de l'arrestation. Sur 670 débiteurs incarcérés de 1859 à 1865, 104 seulement ont payé, dont 7 partiellement, et il conclut que la menace ne saurait être plus efficace que l'exécution.

Messieurs, je ferai d'abord remarquer à l'honorable ministre qu'il fait bon marché des 328 débiteurs qui ont été relâchés après arrangements pris avec leurs créanciers ; ce résultat cependant méritait d'être compté, car il porte à 432 au lieu de 104, le nombre des incarcérations qui ont profité au créancier.

Mais, passons là-dessus, là n'est pas le vice capital de ce raisonnement.

L'erreur consiste à conclure du nombre de ceux qui payent après incarcération au nombre de ceux qui ont payé probablement par suite de la seule menace, et à raisonner de la façon suivante, comme semble le faire l'exposé des motifs.

Sur 4,229 débiteurs condamnés, 104 seulement ont payé après incarcération. Or, l'efficacité de la menace ne saurait dépasser celle de l'exécution. Donc il y a eu tout au plus 104 débiteurs qui ont payé par suite de la menace.

Ce raisonnement pèche par la base. Car pourquoi le nombre de ceux qui ont payé après incarcération est-il restreint ? C'est précisément parce que la menace a suffi pour la très grande majorité des débiteurs.

Vous dites que le nombre de ceux qui payent après emprisonnement est petit et vous en argumentez contre la contrainte par corps ; mais je vous réponds que si un petit nombre seulement paye après, c'est que le très grand nombre paye avant.

Après le jugement et jusqu'au moment de at mise à exécution, il se fait un triage très important que M. le ministre de la justice semble avoir perdu de vue. Les moins indociles payent après condamnation, en se disant : A quoi bon résister plus longtemps ? Seuls, les plus récalcitrants, les plus mauvais parmi les débiteurs regimbent et passent le seuil de la prison pour dettes. Et si quelque chose doit nous étonner, c'est l'efficacité relative de l'exécution de la contrainte, parce que, je le répète, l'incarcération ne s'exerce que contre la lie des débiteurs.

Et quant aux chiffres pour lesquels s'exerce la contrainte par corps, je répondrai d'abord avec l'honorable président du tribunal de commerce de Paris « qu'il est à remarquer que des créances importantes de 100,000 à 200,000 fr. ont été payées au greffe de la prison. »

J'ajouterai qu'il ne faut pas se préoccuper uniquement des grosses créances, que les petites créances qui, suivant l'heureuse expression d'un magistrat français, sont la menue monnaie du commerce, sont également dignes d'intérêt ; que, du reste, tout est relatif et que telle somme qui, en elle-même, peut ne pas paraître considérable, constitue cependant tout le patrimoine du créancier et que sur elle reposent l'existence et l'honneur de toute une famille.

Messieurs, il y a deux ans, lorsque la Chambre discutait la question de la peine de mort, un des logiciens les plus serrés de la gauche, qu'un deuil récent enlève à la présente discussion, fit valoir, en faveur du maintien de la peine, une considération qui exerça une impression visible sur l’assemblée. Sans la peine de mort, dit-il, l'assassin a le dernier mot ; une fois condamné à perpétuité, la société a épuisé sur lui la dernière de ses rigueurs ; la société ne peut plus rien contre lui, il peut tout contre elle.

Eh bien, messieurs, la même chose arriverait en matière civile, si vous abolissiez la contrainte par corps le débiteur malhonnête sera plus fort que la société ; il pourra narguer impunément son créancier et étaler à ses yeux un luxe insolent dont le créancier, notez-le bien, aura fait les frais.

Le créancier, la société, seront désarmés ; la mauvaise foi triomphera du droit et de la justice.

J'arrive maintenant, messieurs, à la contrainte par corps maintenue en cas de dol, de fraude et de violence et à laquelle n'échappe plus le débiteur insolvable.

La contrainte par corps ici change de nature et n'est plus exclusivement un moyen de coercition destinée à vaincre la résistance malhonnête du débiteur ; elle revêt un caractère quasi pénal, elle est une sorte de peine, et c'est d'elle que l'on peut dire « qu'elle est le premier degré des peines nécessaires pour le maintien de l'ordre public. »

L'impunité de la fraude, de la violence, de la mauvaise foi n'effraye pas le gouvernement ou tout au moins il ne croit pas à cette impunité.

Mais le gouvernement fût-il effrayé de la fraude et se crût-il dans la nécessité de sévir, qu'il repousserait encore le moyen de la contrainte par corps parce que, selon lui, la répression de ces faits doit trouver sa place dans le Code pénal et non ailleurs.

C'est le dernier point que je désire examiner.

Le maintien de la contrainte par corps à titre de peine n'est que l'application d'un principe de droit, aujourd'hui trop oublié et qui établit une ligne de démarcation entre les délits du droit criminel et les délits du droit civil.

Il y a certains faits regrettables, répréhensibles, blâmables et qu'il serait cependant impossible et en même temps peu utile de comprendre dans les définitions du droit pénal.

Je dis impossible à prévoir à cause des mille aspects divers sous lesquels la fraude et le vol peuvent se produire : peu utile de prévoir, parce que ces faits n'offrent pas un caractère de gravité tel, qu'ils doivent nécessairement provoquer l'action de la loi pénale.

La prétention de concentrer tous les genres de répression dans le code pénal repose précisément sur la confusion entre le délit civil et le délit du droit criminel.

C'est de cette confusion que se plaignait l'honorable rapporteur du projet d'abolition de la contrainte devant le corps législatif, lorsqu'il écrivait dans son rapport les lignes suivantes :

« C'est une fâcheuse tendance de notre, époque que de confondre les vrais délits, les faits disciplinaires, les fautes civiles et d'effacer, sous le rapport de la compétence comme sous celui de la répression, des distinctions inhérentes à la nature des situations. Les faits auxquels nos lois ont attaché la contrainte par corps ne comportent pas toujours des peines correctionnelles ou disciplinaires. Ils impliquent cependant un moyen de coercition plus énergique et. moins lent que la saisie immobilière on mobilière. Je reproche à la loi nouvelle de ne pas tenir compte de cette nécessité. »

En Belgique, un magistrat dont l'autorité est grande s'est attaché, lui aussi, à remettre en lumière cette distinction et à relever la barrière qu'on cherche à renverser.

Appelé à juger hiérarchiquement les avis des parquets de son ressort, M. le procureur général Wurth estime « que ces derniers ne se sont pas suffisamment préoccupés de la nécessité de réprimer les délits purement civils. Les délits purement civils sont les faits de fraude, de dol et de mauvaise foi, qui, ne troublant pas l'ordre public, ne peuvent être convertis en délits correctionnels. Un acte illicite ne devient pas un délit correctionnel par cela seul qu'il porte atteinte à des intérêts privés, il faut encore que le préjudice porte le trouble dans la société. Il est juste, sans doute, de punir comme délits correctionnels les cas de fraude ou de dol qui produisent cet effet ; mais si l'acte ne lèse que des intérêts privés, si la société n'en ressent pas le contre-coup, on ne peut l'assimiler à un délit correctionnel sans faire sortir la justice répressive de sa sphère d'action.

« Renvoyer, dit M. le procureur général, aux tribunaux correctionnels la répression des délits purement civils, ce serait faire intervenir les tribunaux, contrairement à leur mission, dans toutes les relations privées des citoyens. D'autre part, la justice serait blessée et la société méconnaîtrait un de ses premiers devoirs si les victimes de la mauvaise foi ou de la fraude étaient désarmées. Là est la légitimité de la contrainte par corps ; elle est la peine naturelle des délits purement civils ; comme peine civile, elle doit être prononcée par les tribunaux civils. »

A ces autorités, messieurs, qu'il me soit permis d'ajouter quelques considérations qui m'ont vivement frappé personnellement.

J'ai mûrement réfléchi à cette idée de substituer à la contrainte par corps de nouvelles dispositions pénales.

Je vous avouerai même que cette idée dans le début m'a beaucoup souri ; elle présente, en effet, quelque chose de séduisant dans sa simplicité. Mais je n'ai pas tardé à me convaincre que l'extension de la loi pénale, (page 523) en la supposant un instant réalisable, d'abord n'atteindrait pas le but que l'on poursuit par la contrainte et ensuite se traduirait, en dernière analyse, par un surcroît de sévérité. Je m'explique.

S'agit-il d'abord d'un débiteur récalcitrant, qui pousse l'obstination jusqu'à se faire contraindre par corps ? L'exécution de la contrainte par corps peut encore être efficace ; l'emprisonnement ne le sera jamais, parce que le débiteur contraint peut échapper à la détention en payant sa dette, tandis qu'une fois emprisonné, il aura perdu tout intérêt a acquitter sa dette, l'emprisonnement ne prenant pas fin par la restitution.

D'autre part, l'exécution de la peine devra être poursuivie dans tous les cas par l'organe de la partie publique, en vertu d'un devoir de sa profession, tandis que l'exercice de la contrainte par corps est abandonné à la discrétion, à la générosité du créancier qui, ayant obtenu du juge le droit de contraindre, reste libre d'en user ou de n'en pas user.

En second lieu, n'y a-t-il pas à craindre plus de sévérité de la part du juge criminel, habitué à condamner, que de la part, du juge civil, plus enclin à l'indulgence ?

En troisième lieu, la durée de la détention sera vraisemblablement plus longue.

En quatrième lieu, l'exécution de la peine plus pénible, plus rigoureuse que la détention pour dettes.

Et en cinquième et dernier lieu, considération capitale, la flétrissure infligée au débiteur, incomparablement plus fâcheuse à tous égards.

Vous n'aurez donc absolument rien gagné, rien, pas même plus de garanties, car à l'égal de la peine, la contrainte par corps, telle que la maintient la section centrale, ne peut être prononcée que par le juge et ne peut l'être que dans les cas limitativement déterminés, de dol, de fraude ou de violence.

Il y a donc tout à perdre et rien à gagner, rien, si ce n'est peut-être cette uniformité de la répression de par le code pénal, uniformité factice, mensongère et en tout contraire, à la véritable nature des choses.

Encore un mot, messieurs, et je termine.

Je serais même d'avis que la contrainte par corps peut être remplacée avec avantage par de nouvelles dispositions pénales que je tiendrais encore, au gouvernement le langage, que voici :

« Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras, » La contrainte par corps remplit bien son office ; eh bien, je la conserve tout, au moins jusqu'à ce que vous m'ayez fourni de quoi la remplacer. Donnant donnant : apportez-moi l'institution qui doit en tenir lieu, et je vous l'abandonne aussitôt ; mais avant, non ; car dans l'intervalle de mon abandon à l'exécution de votre promesse, et nous savons par expérience combien de temps il faut au gouvernement pour exécuter les promesses faites, du reste, le plus loyalement du monde, la société resterait désarmée en face de la mauvaise foi.

Agir autrement serait « tenter l'aventure ». L'expression n'est pas de moi, elle est de M. le président du tribunal d'Arlon.

Ici, messieurs, se termine ma tâche. J'ai combattu pour le droit contre l'injustice et la mauvaise foi ; dans ces conditions, j'accepte toutes les conséquences de mon opinion ; mais je prie instamment mes honorables adversaires, s'ils veulent instruire, et non éblouir, convaincre et non émouvoir l'assemblée, de ne pas déserter le véritable terrain de la discussion.

Nous avons mieux fait que de verser des pleurs sur le sort du débiteur malheureux, nous l'avons rendu à la liberté ! Désormais les portes de la prison pour dettes ne se refermeront plus que sur le débiteur malhonnête, coupable de dol, de fraude ou de violence.

En deux mots : Pitié pour le malheureux, mais guerre à la mauvaise foi ; telle est la devise que l'on pourrait inscrire en tête du contre-projet qui vous est présenté par la section centrale, car c'est bien là la pensée qui respire au fond de ce contre-projet et qui ne manquera pas de le recommander auprès de vous.

M. Thonissenµ. - La Chambre sait que j'ai l'habitude de me préoccuper très peu de l'origine des projets de loi qu'on soumet à nos délibérations. J'examine ces projets en eux-mêmes, et je consulte ma conscience ; je les appuie et je les vote, quand ils me semblent utiles ; je les combats et je les rejette, quand ils me semblent inutiles ou nuisibles.

J'en agirai de même aujourd'hui. Adversaire avoué et convaincu de la contrainte par corps depuis un grand nombre d'années, je n'irai pas changer d'avis, parce que la suppression de ce moyen de rigueur, demandée par l'honorable ministre de la justice, est repoussée par d'honorables amis de la droite.

Malgré les transformations qu'elle a successivement subies, rien ne m'empêchera de voir dans la contrainte par corps un dernier débris de la barbarie antique, indigne de figurer dans les lois d'un peuple libre ; rien ne m'empêchera d'y voir une sorte de lettre de cachet, d'autant plus odieuse qu'elle est délivrée par la puissance publique, au profit d'un créancier presque toujours dans l'aisance, contre un débiteur presque toujours malheureux.

J'écarterai du débat tous les développements inutiles. Le problème que nous examinons est une question épuisée. Longuement discutée en France, à quatre reprises, en 1793, en 1798, en 1848 et en 1867 ; approfondie par les nombreux commentateurs du code civil, dont vous connaissez la prolixité ; scrutée sous toutes ses faces par les philosophes, les moralistes, les économistes et les hommes d'Etat, la contrainte par corps est réellement, ainsi que je viens de le dire, une question épuisée. On peut hardiment défier l'homme le plus intelligent, le plus instruit, de faire jaillir ici une lumière nouvelle. Tout ce qu'on peut faire, c'est de motiver plus ou moins convenablement son vote.

Je ne ferai donc pas, messieurs, l'histoire de la contrainte par corps, histoire intéressante cependant, car elle atteste que, depuis plus de quinze siècles, et surtout depuis le règne de saint Louis, la contrainte par corps, toujours prônée par quelques jurisconsultes, a été constamment battue en brèche par les idées chrétiennes. Je ne perdrai pas non plus mon temps à discuter le problème théorique, abstrait, de la légitimité ou de l'illégitimité absolue de la contrainte par corps ; parce que, quand même elle serait incontestablement légitime dans certains cas, vous devriez encore la supprimer, si, comme je vous le démontrerai tout à l'heure, sa suppression peut se faire sans grands inconvénients.

Enfin, je ne m'arrêterai pas non plus à examiner les avis émis par la magistrature ordinaire et par la magistrature consulaire, quoique j'aie vu avec bonheur que, pour la première fois peut-être, la magistrature belge s'est montrée profondément divisée sur l'opportunité de l'anéantissement d'un moyen de coercition. J'aborderai immédiatement le fond même du débat, en me demandant : Qu'est-ce que la contrainte par corps ? Qu'est-ce que la contrainte par corps, non en théorie, mais dans la réalité des choses ?

Messieurs, suivant les commentateurs du Code civil, la contrainte par corps est un moyen d'obtenir le payement de ce qui nous est dû, c'est un mode de coercition, comme toutes les saisies ; c'est une sanction civile ; c'est tout au plus une peine civile ; ce n'est pas une peine proprement dite. Et, je le reconnais, messieurs, suivant l'esprit et le texte des lois actuelles, on a raison. Oui, suivant nos lois, la contrainte par corps n'est pas une peine proprement dite.

Mais en est-il de même sur le terrain des faits, dans la réalité des choses ? Evidemment non ! J'ai beau chercher ; à la question que j'ai posée, je ne trouve qu'une seule réponse : La contrainte par corps, c'est l'emprisonnement, rien que l'emprisonnement ; c'est l'emprisonnement effectué par l'Etat au bénéfice et pour compte d'un particulier.

Oh ! je sais bien, cet emprisonnement n'est pas tout à fait la réclusion ordinaire. Le détenu pour dettes n'est pas absolument soumis au même régime que le condamné à l'emprisonnement correctionnel. Mais qu'importent ces différences accessoires ? Ce qui fait le fond de l'emprisonnement, quel qu'il soit, ce qui constitue son essence, c'est la privation de la liberté, c'est l'incarcération, c'est la résidence derrière les verrous d'une prison, c'est l'assujettissement absolu, le jour, la nuit, à toutes les heures, à un régime de détention réglementé par le ministre de la justice. Qu'on l'appelle euphémiquement une sanction civile, un moyen d'exécution, une sorte de saisie ; qu'on l'appelle comme on voudra : en fait, la contrainte par corps est l'emprisonnement, rien que l'emprisonnement. Le détenu est arraché à sa famille, à ses affections, à ses travaux, il est en prison ! Voilà la vérité.

Suivant la loi du 21 mars 1859, on peut infliger cinq ans de prison ; suivant la proposition de la section centrale, on peut infliger deux ans de prison à des personnes auxquelles nos lois pénales ne font pas même subir un seul jour de prison ! Tel est l'état réel des choses.

La théorie n'est donc pas ici d'accord avec les faits. Et d'où provient cette dissidente ? Elle provient uniquement d'une phraséologie vicieuse que les rédacteurs du code ont empruntée à Pothier. Le code civil parle de délits, là où il n'aurait dû parler que de faits dommageables, sauf à classer et à varier ceux-ci suivant leur nature et leurs conséquences. C'est là l'origine de ces séries de délits civils, ayant pour conséquence la contrainte par corps, et de délits correctionnels, ayant pour résultat l'emprisonnement proprement dit. Sans doute, encore une fois, ce langage est conforme à l'esprit et au texte du code civil ; mais il n'est pas conforme à la véritable science juridique.

Il disparaîtra lors de la première révision du code civil, parce qu'il n'est pas rationnel et qu'il est condamné par les princes de la science. Si nous (page 524° devions discuter ici à coups de citations empruntées à de hautes autorités, je pourrais vous apporter une longue liste de noms éminents, mais comme ce genre d'argumentation peut être évité, je me bornerai à vous rappeler que, dans l'un de ses derniers ouvrages, un éminent professeur belge, M. Haus, a clairement prouvé que, sous peine d'arriver à de regrettables confusions, le mot « délit » doit être exclusivement réservé aux matières criminelles.

Quoi qu'il en soit, messieurs, nous sommes obligés, dès à présent, sous peine de nous égarer, de voir dans la contrainte par corps un véritable emprisonnement ; et, dès lors, le débat se réduit à savoir si nous devons conserver cet emprisonnement dans nos lois nationales.

Eh bien, pour ma part, je réponds négativement, et je vais, avec autant de concision que possible, successivement justifier mon opinion pour les matières commerciales, pour les matières civiles, pour les matières pénales et pour les dettes contractées par les étrangers.

Je m'occuperai d'abord des matières commerciales.

Comment les choses se passent-elles aujourd'hui ?

Il y a deux espèces de commerce ; il y a le commerce loyal et honnête ; il y a le commerce des usuriers et des fripons.

Le commerce honnête n'a pas besoin de la contrainte par corps. Il en a si peu besoin, qu'il refuse de contracter quand il entrevoit, au terme de la négociation, l'éventualité d'un recours obligatoire à la contrainte par corps.

Quand on présente un bordereau à un banquier, pensez-vous que le banquier se préoccupe de la contrainte par corps ? Il se borne a s'enquérir si les signatures sont bonnes.

Quand un entrepreneur s'adresse à un capitaliste pour en obtenir des fonds, le capitaliste ne se préoccupe pas davantage de la contrainte par corps. Il examine tout simplement si l'entrepreneur est probe, actif et capable, en un mot, s'il offre les garanties nécessaires.

Quand un détaillant réclame d'un négociant ou d'un fabricant la fourniture d'une certaine quantité de marchandises, les choses se passent encore de la même manière. Le négociant et le fabricant s'informent de la probité et de la solvabilité de leur nouveau client. Ils ne songent guère à la contrainte par corps.

Mais il n'en est pas de même dans le commerce déloyal, dans le commerce des usuriers et des fripons. Ceux-ci abusent de la contrainte par corps d'une manière déplorable. Ils y trouvent un moyen facile, et sûr d'exploiter les faiblesses et l'inexpérience des fils de famille. On prête à un taux largement usuraire, on livre des marchandises frelatées, parce qu'on sait bien qu'une famille riche et considérée ne laissera pas emprisonner le dissipateur.

Je reconnais que, dans le système proposé par la section centrale, ces abus seraient moins nombreux, parce que, même dans les matières commerciales, la contrainte par corps ne serait plus accordée qu'en cas de dol, de fraude et de violence. Mais la section centrale n'a pas remarqué que, dès l'instant qu'on s'engage dans cette voie, dès l'instant qu'on limite la contrainte par corps aux actes empreints de dol, de fraude ou de violence, tous les arguments sans exception, allégués depuis quatre siècles en faveur de la contrainte par corps disparaissent de la scène. Rien n'est plus facile que d'en fournir une preuve irrécusable.

Pourquoi demandait-on la contrainte par corps en matière commerciale ? On disait : « Le commerce fait la grandeur et la richesse des nations ; mais le commerce a essentiellement besoin de crédit, et le crédit lui-même ne peut sérieusement exister que là où il est garanti par la contrainte par corps. » C'était pour ce motif et dans l'intérêt général du commerce qu'on voulait que. le corps même du débiteur répondît du payement de la dette. On voyait dans la contrainte par corps la condition même de l'existence du crédit en général.

Si vous voulez lire tous les auteurs sur la matière, vous remarquerez qu'ils remontent tous, plus ou moins directement, à une pensée qui a été exprimée par Montesquieu de la manière suivante :

« Dans les matières qui dérivent du commerce, la loi doit faire plus de cas de l'aisance publique que de la liberté d'un citoyen. »

La liberté devait céder, parce que le commerce en général ne pouvait se passer de la contrainte par corps !

C'était dans ce sens que Troplong disait que la contrainte par corps était un moyen de salut public, et c'était dans le même sens que l'honorable M. Tesch s'exprimait dans l'exposé des motifs de la loi du 21 mars 1859.

Voici ses propres paroles : « En matière commerciale, l'exécution personnelle des engagements est la condition indispensable du crédit, et sans crédit il n'y a pas de commerce. Le créancier ne peut, en effet, se contenter de la garantie qu'offre le capital de son débiteur ; par ce capital, entraîné dans une constante circulation, ne suffirait pas pour faire face à tous ses engagements, s'il fallait faire à la fois tous les payements. La solvabilité du commerçant dépend de l'exactitude de ses rentrées ; et, comme tous les créanciers sont à la fois créanciers et débiteurs, comme toutes les obligations forment une chaîne, l'inexécution d'une seule obligation, rompant un anneau de cette chaîne, est de nature à exercer l'influence la plus fâcheuse sur le crédit commercial. L'intérêt commercial veut donc que les payements commerciaux soient assurés par la garantie personnelle. »

Que fait la section centrale ? Comment envisage-t-elle la contrainte par corps ? Elle n'en fait plus une condition de conservation du crédit ; elle n'y voit plus une garantie indispensable à l'existence du commerce en général ; elle en fait une peine civile pour le dol, la violence et la fraude. N'avais-je pas raison de dire que, dans un tel système, tout ce qu'on a dit jusqu'à présent en faveur de la contrainte par corps tombe et disparaît ? Il n'en reste plus rien !

Réduite à ces proportions étroites, la contrainte par corps est, manifestement, un moyen de protection dont les intérêts généraux du corps social peuvent très bien se passer. La société est armée et largement armée contre les actes de dol et de fraude commis par les commerçants. Vous allez en juger.

Si le commerçant use de manœuvres frauduleuses, s'il se vante d'un crédit imaginaire, s'il fait naître des espérances chimériques, l'article 496 du code pénal le rend passible d'un emprisonnement d'un mois à cinq ans.

S'il a trop dépensé, s'il a trop joué, s'il a imprudemment spéculé, s'il a acheté des marchandises pour les revendre à vil prix, s'il a donné trop de signatures de crédit, il devient banqueroutier simple et encourt, suivant l'article 489 du code pénal, un emprisonnement d'un mois à deux ans.

S'il a détourné une partie de son actif, s'il se prévaut d'opérations supposées, s'il allègue des dettes fictives, s'il cache ses livres ou s'il en altère le contenu, il devient banqueroutier frauduleux, et s'expose, suivant l'article 490, à la peine criminelle de cinq à dix ans de réclusion.

S'il a détourné frauduleusement des marchandises qu'on lui a remises pour en faire un usage déterminé, il se rend coupable d'abus de confiance, il s'expose de nouveau à un emprisonnement d'un mois à cinq ans, comminé par l'article 491.

S'il a fait ce qu'on appelle des traites en l'air, s'il met en circulation un effet tiré sur une personne imaginaire ou même sur une personne vivante qui n'est pas sa débitrice, l'article 590 lui inflige un emprisonnement d'un mois à deux ans.

Je vous le demande, messieurs, le commerce n'est-il pas suffisamment armé contre les actes de dol et de fraude ? Et s'il ne l'était pas, si de nouveaux abus venaient à se manifester, n'avons-nous pas le pouvoir législatif pour y remédier et ajouter, au besoin, de nouveaux moyens de répression à ceux qui existent déjà ?

Mais ici je rencontre, dans le rapport de la section centrale, une objection fondamentale. Je tiens à ne pas l'éviter, parce qu'elle a fait une grande impression sur quelques membres de cette Chambre. Je vais donc la reproduire telle qu'elle a été formulée par son auteur.

L'honorable rapporteur se prévaut de ce que nous n'avons pas dans le code pénal un article qui atteint indistinctement tous les actes de dol ou de mauvaise foi auxquels pourrait recourir un débiteur aux abois.

Voici ses propres paroles :

« Ce qu'il faudrait obtenir, ce serait d'atteindre, par une disposition générale du code pénal, tous les actes de dol, de fraude ou de mauvaise foi auxquels peut recourir un débiteur aux abois. Ce vœu n'est qu'une illusion... Depuis longtemps, les criminalistes cherchent cette formule ; ils ne l'ont point trouvée encore, et nous pensons qu'ils ne la trouveront pas. »

Il faudrait donc, messieurs, vous l'entendez, une formule tellement générale que, dans son texte, elle comprît tous les actes frauduleux, tous les actes de mauvaise foi, auxquels un débiteur aux abois pourrait jamais avoir recours !

Messieurs, je lis par profession les œuvres des criminalistes ; je lis celles des criminalistes français, allemands, anglais et italiens. Or, je dois le dire, jusqu'à présent, je n'en ai jamais rencontré un seul ayant manifesté la prétention de chercher et de découvrir cette formule réellement introuvable. Ils disent, au contraire, qu'une telle formule est impossible à découvrir.

Comment, en effet, comprendre dans une seule formule toutes les ruses, toutes les intrigues, toutes les fraudes, toutes les manœuvres, toutes les roueries, toutes les friponneries d'un débiteur de mauvaise foi ? Non seulement les criminalistes ne perdent pas leur temps à chercher une telle formule, mais, s'ils pouvaient la trouver, la plupart d'entre eux n’en (page 525) voudraient pas. Ils repoussent, en effet, les formules trop générales ; ils les repoussent comme dangereuses. Ils veulent des formules claires, nettes et soigneusement limitées.

Quand ils parlent d'un acte frauduleux, que font-ils ? Ils ne disent pas : Celui qui a volé sera condamné à telle peine. Ils commencent par donner la définition du vol. Ils agissent de même à l'égard de l'escroquerie, de l'abus de confiance et, en général, de toutes les manœuvres dirigées contre la fortune d'autrui. Ils donnent, autant que possible, la définition de chaque infraction en particulier. Ils n'aiment pas les formules générales, parce que celles-ci laissent trop de place à l'arbitraire. Je ne comprends pas, d'ailleurs, comment la section centrale peut faire aux criminalistes un grief de l'absence de cette formule, puisque, sans cette formule, elle veut exposer à un emprisonnement de deux ans tous les débiteurs soupçonnés d'avoir agi avec dol ou fraude. Je ne parle pas de la violence, parce que, jusqu'à preuve du contraire, je placerai parmi les mythes les opérations commerciales contractées avec violence.

Je n'insisterai pas plus longuement sur ce débat. Il me suffit d'avoir prouvé que, nonobstant l'absence d'une formule comprenant tous les actes de dol, de fraude ou de mauvaise foi, la société moderne trouve des garanties suffisantes dans le code pénal.

Je vais à présent examiner la question au point de vue de l'intérêt individuel, personnel, du commerçant créancier.

Dès l'instant où la contrainte par corps n'est plus qu'une exception, dès qu'elle n'est plus qu'une peine civile, un châtiment attaché au dol ou à la fraude, je voudrais bien savoir pourquoi le commerçant qui se laisse duper doit être plus fortement protégé qu'un autre citoyen qui se laisse également duper.

Cette distinction au bénéfice du négociant ne me semble pas justifiée ; j'hésite d'autant plus à l'admettre qu'on s'engage ici sur un terrain éminemment dangereux. On parle de dol et de fraude, pour frapper ce dol et cette fraude d'un emprisonnement de deux ans. Or, qui ne sait qu'il surgit parfois de grandes difficultés sur le point de savoir si telle ou telle obligation a été réellement contractée avec dol. Nous avons le dolus bonus, le dolus malus, le dol principal, le dol incidentel.

Il y a même des auteurs qui prétendent que, dans le sens légal, il y a dol et fraude dès l'instant qu'on contracte une dette qu'on sait ne pas pouvoir payer à l'échéance. On parle de délits civils et de peines civiles ; mais on devrait au moins se donner la peine de définir ces délits, comme l'a fait le code civil dans ses articles 2059, 2060 et 2061. Avec cette expression vague de dol et de fraude, on ferait surgir une foule d'incidents de procédure, et tous ces incidents seraient susceptibles d'appel, parce que, en matière de contrainte par corps, l'appel est toujours recevable. Un tel système ne saurait être admis. La question s'est présentée au parlement de l'Allemagne du Nord, et voici comment s'exprima à son égard un homme dont je suis fier de pouvoir me dire l'ami, un jurisconsulte éminent dont l'Europe entière connaît le nom, M. Reichensperger :

« Il n'est pas possible, disait-il, de définir législativement un dolus qui entraînera par exception la contrainte par corps. Il faudra donc bien abandonner le tout à l'appréciation du juge, et cette appréciation peut être embrouillée par les impressions momentanées de l'audience. Et c'est de ces impressions momentanées que dépendra la liberté personnelle des citoyens. J'estime que cela n'est pas permis. J'estime aussi qu'il n'est pas permis de placer notre magistrature sur un terrain aussi glissant et de lui abandonner le droit de disposer, d'après ses appréciations individuelles, de la liberté des débiteurs. Pareil expédient ne vaut donc rien. »

Je crois inutile d'ajouter une seule réflexion à ces remarquables paroles.

Je ne veux donc pas de la contrainte par corps en matière commerciale, même pour les actes empreints de dol ou de fraude, parce que je la considère comme n'étant pas conforme aux vrais principes, comme ouvrant la porte à l'arbitraire, comme n'étant pas requise par l'intérêt bien entendu de la société ; je la repousse encore, parce que, même dans le système de la section centrale, je l'envisage comme éminemment dangereuse.

Que se passe-t-il aujourd'hui ? On prononce contre quelqu'un la contrainte par corps, mais on ne le flétrit pas. Il est atteint, mais il peut se relever plus tard.

Désormais, avec le système de la section centrale, il n'en sera plus ainsi. Les juges ne se borneront plus à prononcer la contrainte par corps ; ils flétriront le condamné ; ils le déclareront malhonnête homme ; ils proclameront qu'il a agi avec dol, avec fraude ; à la souffrance, au deuil de la famille, ils ajouteront une flétrissure indélébile ! Je ne sais, messieurs, si vous partagerez mon avis ; mais les conséquences d'un tel système me répugnent au plus haut degré. Je n'en veux à aucun prix !

Peut-être me fera-t-on remarquer que la contrainte par corps n'est pas seulement proposée pour les cas de dol ou de fraude ; qu'elle existera aussi quand il sera prouvé que le débiteur n'est pas insolvable.

Une simple observation, messieurs, vous prouvera tout ce qu'un tel système a d'extraordinaire, d'insolite, de dangereux.

Supposons qu'on vienne vous dire à vous, qui avez fait le nouveau code pénal : « Ajoutez à ce code un article portant que le débiteur qui a des ressources cachées et qui ne paye pas ses dettes pourra être condamné à un emprisonnement de huit jours à deux ans. » Qui oserait voter cet article ? Qui voudrait de cette procédure inquisitoriale pouvant aboutir à deux ans de prison ? Qui ne se dirait que les tribunaux seraient chaque jour exposés à commettre de déplorables méprises ; qu'ils pourraient chaque jour être induits en erreur par des apparences trompeuses ?

Remarquez-le bien, en effet : il s'agit de ressources cachées ; celles qui sont connues, on peut les saisir, les créanciers y mettront la main. Les juges devront dire au débiteur : Vous n'avez ni meubles, ni immeubles, mais nous croyons que vous avez des ressources cachées, des fonds publics, des valeurs industrielles, et pour ce motif nous vous condamnons à deux ans de prison ! Encore une fois, qui oserait défendre un tel système ? Eh bien, messieurs, écartez la phraséologie du code civil. Prenez la contrainte par corps telle qu'elle est ; voyez-y un simple emprisonnement, et vous serez convaincus, à l'instant même, que le système que je vous expose est bien réellement celui de la section centrale.

Ici je rencontre une objection qu'a faite tantôt l'honorable M. Liénart, avec beaucoup de talent et de verve. Il nous a dépeint un individu vendant tout ce qu'il possède et transformant le tout en valeurs au porteur. Cet homme est riche ; il habite un somptueux hôtel meublé ; il route en carrosse, il a toutes les jouissances du luxe ; il se moque de ses créanciers, parce que tout ce qu'il possède est à l'abri d'une saisie. Que ferez-vous, dit mon honorable ami, que ferez-vous contre ce mauvais débiteur, si vous supprimez la contrainte par corps ?

Ya-t-on bien réfléchi ? Est-il donc si facile, si commode, de prendre le rôle de ce philosophe de l'antiquité qui s'écriait : Omnia mecum porto ! Or, le mauvais débiteur se trouverait précisément dans la position de ce philosophe, et ce serait une position très pénible. Il devrait s'interdire, pour sa vie entière, la possession d'un mobilier quelque modeste qu'il soit. Il devrait tout convertir en valeurs au porteur ; bien plus, il devrait constamment porter ces valeurs dans ses poches, car s'il les mettait quelque part en dépôt, on pourrait les découvrir et en faire l'objet d'une saisie.

Il ne pourrait même pas porter une montre, car l'huissier pourrait s'en emparer. Il devrait veiller à ne pas se munir d'une bourse bien garnie ou d'un portefeuille trop fortement bourré, car la bourse et le portefeuille seraient saisissables !

Vous voyez, messieurs, que malgré la poésie que l'on peut répandre sur une pareille situation, il est peu à craindre qu'un homme riche veuille s'y exposer.

Pour terminer cette partie de ma démonstration, permettez-moi, messieurs, de joindre à mes raisonnements quelques chiffres empruntés à la statistique officielle.

Dans une période de six années, de 1859 à 1865, 670 débiteurs ont été incarcérés pour dettes commerciales. Trois l'ont été pour moins de 200 fr. ; 72 pour moins de 300 fr. ; 138 pour moins de 500 fr. ; 216 pour moins de 1,000 fr. Il n'y a eu que neuf débiteurs incarcérés pour des sommes dépassant 10,000 fr. Voilà le bilan de la contrainte par corps en matière commerciale ! Ainsi, pour 75 citoyens belges, le prix de leur liberté a été de moins de 300 fr. Pour 426, le prix de leur liberté a été de moins de 1,000 fr. ! Qu'est-ce que ce résultat à côté des millions remués par le commerce national ? Rien ! Je trouve même ici un fait qui me remue et qui me révolte, quand je vois 426 de mes compatriotes, la plupart malheureux, arrachés à leurs familles et jetés en prison pour des dettes de moins de 1,000 fr. !

- Une voix. - Et l'effet préventif ?

M. Thonissenµ. - L’effet préventif est très faible, si j’en juge par des faits que nul ne peut ignorer.

Depuis un an, la contrainte par corps est supprimée en France. Est-ce que, depuis lors, nos négociants, qui fournissent tant de produits à la France, éprouvent de plus grands embarras à se faire payer ? Est-ce que le papier commercial sur Hambourg, où la contrainte par corps n'existe pas, vaut moins que le papier sur Amsterdam, où elle existe.

Est-ce que le papier commercial sur New-York, où la contrainte par corps est inconnue, vaut moins que le papier sur la Nouvelle-Orléans, où elle existe encore ? Est-ce que, dans les pays où la contrainte par corps a été supprimée, on a vu diminuer le crédit commercial ? Mais, messieurs, si j'étais convaincu, moi, comme paraît l'être l'honorable M. Liénart, de (page 526) l'immense efficacité de la contrainte par corps, je l'introduirais même dans toutes les matières civiles indistinctement.

Si la contrainte par corps produit des effets si merveilleux, osez être conséquents, et ne refusez pas cet instrument si puissant, si salutaire, à ceux qui en sont privés et qui en resteront privés dans le système de la section centrale !

J'aborde maintenant les questions qui se rattachent à la contrainte par corps en matière civile.

Ici, messieurs, les faits se prononcent avec une logique irrésistible. Ils attestent, à la dernière évidence, l'inutilité de la contrainte par corps. Je n'aurai qu'à vous rappeler les chiffres consignés dans un tableau annexé au rapport de la section centrale.

Pendant une période de six années, de 1858 à 1865, cinq débiteurs ont été incarcérés pour dettes civiles ; par conséquent, moins d'un par an, et la somme totale pour laquelle on les a incarcérés ne s'élève qu'à 19,000 fr., soit moins de 3,000 fr. par an.

Pendant cette même période, 38 débiteurs ont été incarcéré pour dommages-intérêts ; mais tous les dommages-intérêts ne s'élèvent qu'à la somme totale de 20,311 fr., c'est-à-dire, à moins de 3,000 fr. par an. Evidemment, messieurs, il ne s'agit pas ici, comme, on l'a prétendu, d'un intérêt social de premier ordre ! Comment peut-on s'appuyer sur un tel résultat pour proclamer la nécessité de conserver la contrainte par corps à l'effet de garantir le payement des créances civiles, auxquelles on a, par exception, attaché la contrainte par corps ?

Mais pourquoi a-t-on si rarement, et pour de si faibles sommes, exercé la contrainte par corps en matière civile ?

Vous n'avez, messieurs, qu'à consulter les lois sur la matière, et à l'instant même, le phénomène sera expliqué. Quoique le nombre des détenus soit si faible, ce nombre même me cause quelque surprise, quand je songe aux autres moyens que nous offre la législation belge, pour sauvegarder les intérêts en vue desquels on demande le maintien de la contrainte par corps.

Nous avons la contrainte par corps contre les stellionataires, contre les séquestres et les gardiens judiciaires, contre les dépositaires des minutes qui refusent de les exhiber ; nous l'avons encore pour le recouvrement des dommages-intérêts.

Prenons d'abord le stellionat. Mais, messieurs, depuis la loi du 10 décembre 1851, qui a introduit un si large système de publicité, le stellionat est devenu un acte excessivement rare. Je ne dis pas qu'il soit devenu impossible ; mais on reconnaîtra, je l'espère, qu'il sera désormais un fait très rare et exceptionnel. Ensuite, si, contrairement à mes prévisions, le stellionat devenait plus ou moins fréquent, nous aurions sous la main un moyen bien plus efficace que la contrainte par corps. Nous n'aurions qu'à le convertir en délit correctionnel, et ce moyen nous a même été suggéré par l'honorable rapporteur de la section centrale. « On s'étonne à bon droit, dit-il, qu'un fait qui porte une atteinte si grave à la propriété ne soit point réprimé par le code pénal. » Le remède est donc tout trouvé, et nous pouvons nous passer de la contrainte par corps.

Quant aux séquestres et aux gardiens judiciaires, le code pénal est amplement suffisant. On n'a qu'à lire son article 491, qui élève la peine jusqu'à cinq ans de prison. Pour les gardiens des scellés, tout est prévu, même la simple négligence et, ici encore, les tribunaux peuvent porter la peine jusqu'à un emprisonnement de cinq ans. Qu'on y ajoute les peines du vol et de l'abus de confiance, et l'on verra que la société, pour se protéger, sous ce rapport, n'a pas davantage besoin de la contrainte par corps.

Celui qui ne recule pas devant cinq ans de prison, reculera-t-il devant deux ans de contrainte par corps ?

Et quant aux minutes indûment retenues, comment peut-on sérieusement soutenir que la seule voie d'exécution réellement efficace consiste dans la contrainte par corps ? N'avons-nous donc pas les peines disciplinaires ? N'avons-nous pas la suspension et la destitution ? Ne peut-on pas faire condamner le fonctionnaire récalcitrant à 50 et à 100 francs de dommages-intérêts pour chaque jour de retard ? Enfin, ne sait-on pas que, lorsque le dépositaire de la minute est destitué, ses archives sont remises à son successeur et que celui-ci s'empressera de fournir les documents réclamés ?

Je pourrais, messieurs, examiner successivement tous les autres cas où la contrainte par corps est admise en matière civile, et j'arriverais au même résultat ; mais je ne le ferai pas, parce que je parle à des hommes instruits et que la plupart d'entre nous ont dix fois lu toutes ces questions ressassées dans les nombreux commentaires du code civil. Je ne parlerai plus que des dommages-intérêts.

D'après la loi actuelle, l'individu condamné à des dommages-intérêts devient passible de contrainte par corps dans deux cas : lorsque les dommages-intérêts sont le résultat de faits prévus par la loi pénale, ou lorsqu'ils émanent d'actes empreints de dol, de fraude ou de violence.

Pour les dommages-intérêts, on se trouve de nouveau en présence d'une véritable confusion d'idées ; ici encore, la phraséologie adoptée par le code civil jette le trouble dans la plupart des esprits. Les dommages-intérêts, quelle que soit leur source, sont toujours une créance civile.

Adressez-vous au premier venu et demandez-lui : « Faut-il condamner à deux années de prison celui qui ne paye pas une créance civile ? » A l'instant il vous répondra : non. Il vous répondra qu'il n'assimile pas au voleur l'individu qui ne paye pas ses dettes. Pourquoi donc tant de bons esprits admettent-ils ici la contrainte par corps, laquelle, au fond, est un véritable emprisonnement ? Toujours par cette singulière confusion de la peine civile et de la peine correctionnelle. La véritable règle, est celle-ci : La loi pénale est suffisante ou elle ne l'est pas. Si elle ne l'est pas, s'il y a des actes qui troublent l'ordre social et qui ne sont pas suffisamment réprimés, élevez la peine, mais n'allez pas chercher, par voie indirecte, un supplément de pénalité dans la contrainte par corps.

Mais, disait tout à l'heure l'honorable M. Liénart, comment fera-t-on payer l'individu condamné à des dommages-intérêts, si la contrainte par corps a disparu ?

Mais je lui demanderai ce que font les innombrables créanciers civils, qui n'ont pas la contrainte par corps à leur disposition ; ce que font les détaillants et les boutiquiers qui vendent pour des millions à des gens qui ne sont pas commerçants et qui ne sont pas passibles de la contrainte, par corps ; je demanderai ce que fait l'Etat pour le recouvrement des impôts, car lui aussi n'a pas la contrainte par corps à sa disposition ; ce qu'il fait pour les 35 millions de contributions directes et indirectes, pour les 31 millions de droits d'accise, pour tous les impôts en général. De grâce, ne nous laissons pas égarer par des chimères ! Je demanderai encore s'il faut accorder la contrainte par corps à tous ceux qui éprouvent de l'embarras à se faire payer ?

Me voici aux dommages-intérêts en matière de presse.

Quand on rencontre un adversaire de la contrainte par corps, il vous demandera infailliblement : « Comment ! vous ne voulez pas de la contrainte par corps, même en matière de presse, même contre les journalistes ? »

Voici ma réponse nette et franche : .le ne veux pas de la contrainte par corps, et surtout je n'en veux pas en matière de presse.

Je vais, messieurs, vous faire connaître les motifs de cette opinion, qui ne date pas d'aujourd'hui.

Je commencerai par résumer le langage de mes adversaires.

Un individu, dit-on, m'a calomnié par la voie de la presse ; je. ne veux pas le traduire devant le jury, je me méfie du jury ; je l'aurais devant le tribunal civil, et je le fais condamner à des dommages-intérêts. Que voulez-vous que je fasse contre un tel calomniateur, si je n'ai pas le moyen de la contrainte par corps ? C'est bien là, messieurs, l'objection dans toute sa force.

Il y a, messieurs, beaucoup à répondre, mais je ne sortirai pas des limites du débat actuel.

Je pourrais vous dire que vous ne vous conformez pas à l'esprit de la Constitution, mais je laisse cette question de côté. J'admets pour un moment que vous ayez eu raison de ne pas avoir confiance dans le jury et que vous ayez bien fait en appelant le calomniateur devant les juges civils.

Quel était votre but principal ? Evidemment ce n'était pas de battre monnaie à l'aide d'une brèche faite à votre honneur. Ce que vous vouliez, c'était réparer l'atteinte portée à cet honneur par un calomniateur ; c'était de vous faire déclarer honnête homme, citoyen irréprochable, par les tribunaux de votre pays. Voilà votre but.

Supposons que, ce but étant atteint, on vous accorde des dommages-intérêts ; que ferez-vous ? Si votre débiteur a des biens meubles ou immeubles, vous les saisirez ; mais s'il n'a rien, s'il est pauvre, s'il n'a été que l'instrument aveugle d'un vrai coupable, vous le mettrez en prison pendant deux ans, en le nourrissant à vos frais.

Je le dis hautement, cette incarcération est une vengeance inutile, c'est la manifestation d'un sentiment mauvais. Votre honneur est restauré. Que vous font les souffrances d'un malheureux et celles de sa famille ?

J'ajouterai que si vous avez affaire à un véritable pamphlétaire, l'incarcération sera complètement inefficace. Nous en avons eu un remarquable (page 527) exemple à Louvain. Un citoyen des plus honorables avait été odieusement calomnié dans un écrit répandu à profusion. Il fit condamner le calomniateur a des dommages-intérêts et eut recours à la contrainte par corps.

Eh bien, en prison, le pamphlétaire fit un deuxième pamphlet plus violent, plus audacieux, plus mensonger que le premier et déclara que, si on ne le mettait pas en liberté, il recommencerait chaque mois. On dut lui ouvrir les portes.

Mais plaçons la question sur le terrain du droit, et, avec la jurisprudence actuelle, nous arriverons à de singulières conséquences.

J'écarte pour un instant la Constitution, et j'envisage exclusivement le problème au point de vue du code pénal. Je réclame ici tout particulièrement l'attention des membres de l'assemblée qui ont étudié le droit.

Savez-vous, messieurs, qu'a l'aide de cette incarcération des journalistes pour cause de dommages-intérêts, on bouleverse, on dénature complètement le système du code pénal en matière de calomnie et d'injures ?

Suivant l'article 444 du code pénal, le journaliste calomniateur peut, au maximum, être condamné à un an de prison. Quelque grave, quelque atroce que soit la calomnie, quels que soient la publicité qu'elle a reçue et le retentissement qu'elle a obtenu, la peine ne peut dépasser un an de prison.

Or, que faites-vous ? Vous ne vous adressez pas à la cour d'assises ; vous ne faites pas condamner votre adversaire à l'emprisonnement ; vous l'appelez devant le tribunal civil, où il n'est condamné qu'a des dommages-intérêts ; puis vous le faites incarcérer pour deux ans, c'est-à-dire que vous lui faites, en réalité, subir une peine double de celle à laquelle il pouvait être condamné en vertu du code pénal !

Evidemment cela n'est pas raisonnable ; la loi pénale est entièrement éludée, elle est manifestement violée !

Mais il y a quelque chose de plus grave. Vous n'ignorez pas, messieurs, que, suivant l'article 358 du code d'instruction criminelle, la cour d'assises a le droit d'accorder des dommages et intérêts à la partie civile, même en cas d'acquittement de l'accusé ; et cela est raisonnable en thèse générale, attendu que, quand il n'y a ni crime, ni délit, ni contravention, il peut y avoir encore un fait dommageable, rentrant dans les prévisions de l'article 1382 du code civil.

On exploite audacieusement cette règle contre les journalistes.

Prenons un exemple. On traduit le journaliste devant la cour d'assises, et là il est acquitté par le jury. Le jury déclare qu'il n'est pas coupable. Son adversaire, la partie civile, se lève aussitôt et prétend que, nonobstant l'acquittement, il existe, dans l'espèce un fait dommageable. La cour accueille ce système et, par suite, condamne à des dommages-intérêts le journaliste déclaré innocent par ses juges naturels. Que fait-on alors à son égard ? S'il ne paye pas, s'il est pauvre, on le met en prison pour deux ans, malgré son acquittement ! Est-il possible que, dans un pays libre, on accepte des conséquences pareilles ?

Quand on parle de presse, on a toujours l'air de croire que les citoyens sont désarmés, qu'ils ne peuvent rien contre elle. On oublie que le code pénal est sévère et qu'il punit non seulement la calomnie et la diffamation, mais encore la simple injure. Voulez-vous aller plus loin ? Voulez-vous punir d'autres actes, tels que, par exemple, le fait de répandre de fausses nouvelles, de porter atteinte au crédit d'un négociant ? Vous êtes libres de le faire. Etendez, au besoin, le système, de répression établi par le code pénal. C'est un terrain où vous pouvez légitimement porter le débat.

Si vous trouvez que les journalistes ne sont pas assez punis par les lois existantes, prévoyez de nouveaux cas. Mais n'allez pas, par des moyens détournés, à la fois contraires à l'esprit de la Constitution et à l'esprit du code criminel, punir de deux ans de prison un homme acquitté !

Du reste, il convient de ne pas exagérer les inconvénients de la situation. La presse belge a ses défauts. Elle est souvent désagréable ; elle l'est surtout pour les membres de la Chambre, quand elle dénature nos intentions et nous fait dire tant de choses auxquelles nous n'avons jamais songé.

Mais, en définitive, qu'est-ce que tout cela ? Un amour-propre blessé, une vanité plus ou moins atteinte. Faut-il s'arrêter à ces petites choses insignifiantes ? Ne vaut-il pas mieux élever ses regards plus haut et considérer le rôle immense, prépondérant, que joue la presse dans les pays qui ont adopté le régime parlementaire ?

Permettez-moi, à cette occasion, de vous lire quelques lignes d'un rapport que j'ai déposé à la tribune de cette Chambre le 11 avril 1866, et qui n'a pas encore été discuté. Je crois y avoir bien jugé le rôle de la presse belge depuis la révolution de Septembre.

« Quand on compare les journaux belges à ceux de l'Angleterre, de la Suisse, de l'Italie et des Etats-Unis d'Amérique, à ceux de la France avant le rétablissement de l'empire, il n'est pas possible de méconnaître la modération, la loyauté, le dévouement et le patriotisme de l'immense majorité de nos publicistes. Ils ont fortifié le sentiment national, ils ont développé l'esprit public, ils ont vivifié toutes les ressources de la richesse générale. Sans encourir le reproche d'exagération, il est permis d'affirmer que notre presse politique, considérée dans son ensemble, a bien mérité du pays et s'est montrée digne de la liberté. La presse a ses dangers, comme toutes les créations de l'homme ; mais ces dangers, qui trouvent dans le bon sens traditionnel des Belges un contre-poids toujours efficace, ont été souvent exagérés. Un péril beaucoup plus grand résulterait d'un système de législation qui, pour mettre l'égoïsme, l'amour-propre et la vanité à l'abri des atteintes de la presse, empêcherait nos publicistes de signaler les abus et de réclamer les réformes nécessaires, par la crainte d'une juridiction qui ne leur semblerait pas offrir toutes les garanties désirables. Ici surtout l'intérêt individuel doit céder le pas à l'intérêt général. »

En résumé donc, messieurs, en matière de presse, je crois que la société est suffisamment garantie par les peines qui frappent la calomnie, la diffamation et l'injure. Mais, si l'on ne partage pas mon avis, si l'on veut des garanties plus étendues, si, à côté de la calomnie, de la diffamation et de l'injure, on veut placer une nouvelle série de délits, nous pourrons sérieusement discuter la question. Le remède, s'il est nécessaire, ne doit pas être cherché ailleurs.

J'aborde, messieurs, la contrainte par corps admise contre les étrangers.

Je ne voudrais pas, messieurs, étaler ici une érudition par trop facile ; mais permettez-moi cependant de vous dire que le système qu'on vient nous proposer en plein dix-neuvième siècle est celui du roi Dagobert, du bon roi Dagobert, décédé en 658.

Dagobert, fondant la grande foire de Saint-Denis, fit savoir aux Lombards, aux Provençaux, aux Espagnols, à tous les étrangers, que leur sécurité personnelle y serait largement protégée, mais à condition qu'ils payeraient au comptant toutes les marchandises achetées ; sinon, qu'ils deviendraient passibles de la contrainte par corps jusqu'au jour où leur compte serait intégralement soldé.

A certains égards, Dagobert avait raison. A cette époque reculée, où les communications étaient difficiles, où les pays étrangers étaient des pays inconnus, où les lois refusaient de reconnaître les dettes contractées au delà de la frontière, le système avait au moins le mérite de s'appuyer sur des raisons sérieuses.

Mais aujourd'hui il n'en est plus de même. Partout on met, autant que possible, l'étranger sur la même ligne que l'indigène. Les communications sont devenues rapides et faciles. Les codes étrangers, à de très rares exceptions près, reconnaissent les dettes contractées en dehors des frontières. Le boyard russe et le magnat hongrois, si souvent cités en cette matière, n'échappent plus à leurs créanciers en se réfugiant à Perth ou à Saint-Pétersbourg. On peut les poursuivre et les faire condamner chez eux. Pourquoi donc conserver encore le système de Dagobert ?

En fait, d'ailleurs, la question est peu importante. Si je ne me trompe, la loi du 21 mars 1859 n'accorde la contrainte par corps que dans le cas où la dette dépasse 200 fr. Que les aubergistes et les autres fournisseurs, avant de dépasser cette somme, prennent des gages, ils en sont complètement les maîtres. S'ils négligent de prendre cette précaution facile, ils n'ont qu'à subir les suites de leur négligence. Il n'est pas nécessaire que nous leur accordions le moyen exorbitant de la contrainte par corps. Le maintien de cette voie de coercition serait, d'ailleurs, ne l'oublions pas, un fait grave au point de vue de nos relations internationales. Quoi ! les Belges seraient à l'abri de la contrainte par corps en France, en Allemagne, en Autriche, en Portugal, et les Français, les Allemands, les Autrichiens et les Portugais y resteraient soumis en Belgique ? Que deviendrait notre antique renom de franche et cordiale hospitalité ? Et ce n'est pas tout ! Les lettres de change tirées de l'étranger sur la Belgique seraient, dans certains cas, garanties par la contrainte par corps, tandis que les lettres de change tirées de Belgique sur l'étranger ne le seraient pas ! Ce serait de la protection nationale à rebours.

J'arrive enfin à la contrainte par corps en matière répressive.

D'abord, il y a ici une distinction importante à faire entre la France et la Belgique.

Chez nous, il ne peut être question de contrainte par corps en matière d'amende.

Nos tribunaux, en infligeant une amende, prononcent un emprisonnement subsidiaire pour le cas où l'amende ne serait pas payée dans un délai déterminé. C'est un système sévère, très sévère, si vous voulez ; mais il n'est ni inconséquent ni illogique. La loi veut qu'une peine mérite soit subie sous une forme ou sous une autre. Les principes fondamentaux du droit pénal ne sont pas méconnus.

(page 528) En matière répressive, la contrainte par corps ne doit donc nous préoccuper que pour les dommages-intérêts et les frais de justice.

A l'égard des dommages-intérêts, j'ai déjà dit que, même lorsqu'ils dérivent d'un crime, ils ne sont, en droit et en fait, autre chose qu'une créance purement civile, ils ne dérivent pas du crime envisagé comme crime, mais du crime uniquement considéré comme fait dommageable ; et dès lors on arrive, ici encore, à cette étrange conséquence de punir d'un véritable emprisonnement le non-paiement d'une simple dette civile.

Si la loi n'est pas assez sévère, augmentez sa rigueur ; mais si elle est suffisante, n'allez pas chercher dans la contrainte par corps le moyen de faire subir deux ans de prison supplémentaire à un coupable déjà suffisamment puni.

D'ailleurs, messieurs, de quoi s'agit-il ? Ne vous effrayez pas outre mesure. Je vous l'ai déjà dit : les dommages-intérêts dont le recouvrement est poursuivi par la contrainte par corps, ne s'élèvent pas à 3,000 fr. par an pour la Belgique entière !

Et cependant, messieurs, la section centrale voit dans le payement de cette espèce de dettes un intérêt social de premier ordre. A l'entendre, la société tout entière est intéressée au payement de ces dettes. Ce payement constitue pour la société une satisfaction réelle et indispensable !

Mais, s'il en était ainsi, la société devrait elle-même allouer d'office des dommages-intérêts à la partie lésée. Elle devrait elle-même poursuivre le recouvrement de ces dommages-intérêts. Elle devrait même prendre les frais de ce recouvrement à sa charge. Elle ne devrait pas, en un mot, laisser à la libre disposition d'un simple citoyen l'exercice ou l'abandon d'un intérêt social de premier ordre. Voyez, en effet, l'inconséquence avec laquelle la société agit dans le système de mes adversaires ! Elle a un intérêt de premier ordre au payement des dommages-intérêts, et voici que, si le plaideur auquel on les a alloués est pauvre, s'il n'a pas trente francs à sa disposition pour payer un mois de détention de son débiteur, elle se retire et laisse tomber un intérêt social de premier ordre. Evidemment, cela n'est pas sérieux.

La question des frais de justice est moins importante encore. En France, où la contrainte par corps a été maintenue pour les frais de justice, le garde des sceaux a formellement déclaré que le gouvernement n'userait pas de ce moyen d'exécution. Les condamnés sont généralement aussi dépourvus de ressources que d'instruction. La plupart d'entre eux sont insolvables, et les autres n'iront pas vendre tout ce qu'ils possèdent, pour se soustraire à l'obligation de payer une dette en général peu élevée. En Belgique, d'ailleurs, qu'est-ce que nous pouvons perdre, en supposant, par impossible, que désormais tous les frais de justice restent à la charge de l'Etat ? Nous pourrions perdre 200,000 fr. ! Cela ne vaut assurément pas la peine de conserver la contrainte par corps.

En dernier résultat, dans mon opinion, messieurs, il faut supprimer la contrainte par corps pour toutes les matières indistinctement. Son exercice, quel que soit le mobile qui fait agir le créancier, présente toujours de déplorables conséquences. On fait souffrir la femme, et les enfants du débiteur autant que le débiteur lui-même. On ruine moralement et matériellement la famille d'un homme rarement coupable et presque toujours malheureux.

Quand on saisit le mobilier d'une famille malheureuse, l'article 591 du code de procédure civile exige qu'on laisse en dehors de la saisie les outils du travailleur, les instruments de son métier. Par la contrainte par corps, on ne saisit pas seulement les outils du travailleur : on saisit sa personne même. Il est plus que temps de mettre un terme à cettle déplorable inconséquence.

Je vous demande l'abolition de la contrainte par corps avec d'autant plus d'instance que, si nous tardons encore, nous serons bientôt devancés par l'Europe entière. En Portugal, la contrainte par corps est abolie depuis un siècle. A Hambourg, centre d'un commerce immense, elle est supprimée depuis quarante ans, sans que le crédit en ait été le moins du monde atteint. Elle est supprimée dans le canton de Genève, depuis le 25 avril 1849 ; dans le canton de Neuchâtel, depuis le 22 février 1867. Dans la seule, année 1868, nous l'avons vue disparaître des lois de l'Allemagne du Nord, de l'Autriche, de la Hesse, de la Save et du Chili. Dans l'Amérique du Nord, ou le crédit est si largement développé, la contrainte par corps n'existe plus que dans la Louisiane et la Virginie.

Les Belges, messieurs, sont aussi loyaux, aussi fidèles à leurs promesses que les autres nations. Ne leur décernez donc pas plus longtemps un brevet de déloyauté civile et commerciale !

Il y a trente-neuf ans, nous ne procédions pas avec cette prudence méticuleuse. Nous aimions alors à marcher en avant de l'Europe ; les premiers sur le continent, nous proclamions les grandes libertés constitutionnelles, les grandes libertés provinciales, les grandes libertés communales. Si nous ne retrouvons pas un peu de cette vigueur généreuse, nous serons bientôt des retardataires.

Les hésitations qui nous arrêtent proviennent uniquement des craintes manifestées par quelques hommes de pratique. Et, à ce sujet, qu'on ne m'accuse pas, comme on l'a déjà insinué, de manquer de respect envers la magistrature de mon pays. Une telle intention est bien loin de ma pensée. Il est assez simple, assez naturel, que des magistrats qui, pendant vingt ou trente ans, ont constamment autorisé la contrainte par corps, finissent par croire à l'efficacité souveraine de ce prétendu moyen de vaincre la ruse et la fraude. On ne leur manque pas de respect en rappelant des faits qui ne sont pas à nier.

Voici un exemple remarquable de cette tendance de la magistrature.

En 1854, M. Rouher, qui est encore aujourd'hui ministre de l'empereur, alla porter au sénat français une loi votée par la chambre des députés. Le sénat renvoya la loi à l'examen d'une commission, et celle-ci choisit pour son rapporteur le célèbre, l'illustre jurisconsulte Portalis. Or, voici comment Portalis s'exprima sur le compte de cette loi. Je cite textuellement :

« Vous altérez la sévérité des lois pénales. Vous compromettez la répression judiciaire. Vous portez atteinte à un édifice essentiellement respectable. Le sénat n'a pas le droit de s'opposer à la promulgation de la loi, puisqu'elle est constitutionnelle ; mais, au nom de la commission, je la déclare éminemment regrettable. »

Et savez-vous, messieurs, de quoi il était question ? De la suppression de la mort civile, de l'anéantissement de cette peine barbare, de cette fiction stupide en vertu de laquelle un homme vivant, réputé mort par la loi, voyait ouvrir sa succession, dissoudre son mariage et rompre des liens sacrés formés par la nature !

Il serait facile de multiplier ces exemples. A l'occasion d'un débat relatif à la peine de mort, je vous ai déjà rappelé que, dans la seconde moitié du dernier siècle, toute la magistrature belge demandait le maintien de la torture !

On ne doit donc pas trop s'inquiéter des craintes manifestes par les hommes de pratique.

Messieurs, je termine. Je suis loin d'avoir indiqué tous les vices de la contrainte par corps, même avec les modifications qu'on veut lui faire subir ; mais je crois avoir suffisamment motivé mon vote. Au besoin, je pourrai d'ailleurs reprendre la parole dans la discussion.

En résumé, je repousse la contrainte par corps comme une mesure inutile, irrationnelle et arbitraire ; comme une arme dangereuse aux mains des forts contre les faibles ; comme un legs funeste d'un passé à jamais évanoui. Je la repousse encore pour donner une marque de bon vouloir, un témoignage de sympathie aux classes inférieures, qu'on nous accuse parfois de ne pas aimer et à qui il importe de prouver le contraire

MpDµ. - Il est parvenu au bureau un amendement ainsi conçu :

« Je propose d'ajouter à l'article premier du gouvernement les mois : sauf les exceptions établies par la présente loi. »

« Un article 2 nouveau serait conçu dans les termes suivants :

« Elle est maintenue en matière criminelle, correctionnelle et de police. Elle peut ainsi être prononcée pour dommages-intérêts excédant 300 fr., adjugés en vertu de l'article 1382 du code civil.

« (Signé) Lelièvre. »

Cet amendement sera imprimé et distribué. Son auteur sera ultérieurement admis à le développer.


Il est procédé au tirage au sort des sections du mois de mars.

La séance est levée à 5 heures.