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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 13 mai 1869

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 869) M. Reynaertµ procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

Il donne lecture, du procès-verbal de la séance d'hier, qui est adopté.

Pièces adressées à la chambre

M. de Macarµ présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« La dame Vanden Eede réclame contre la désignation de son fils pour le service militaire. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des détenus pour dettes demandent que la contrainte par corps pour dettes commerciales soit immédiatement abolie et prient la Chambre de maintenir son premier vote sur le projet de loi. »

- Renvoi a la commission chargée d'examiner le projet de loi amendé par le Sénat.

Projet de loi sur la milice

Discussion générale

M. Kervyn de Lettenhoveµ. - Messieurs, vous avez sous les yeux le travail de M. le rapporteur de la section centrale, travail excellent, qui témoigne à la fois d'une longue expérience administrative et d'un zèle aussi consciencieux que persévérant.

Je rends un hommage impartial à ce travail, mais, néanmoins, je me sens tenu d'exposer les dissidences qui m'en séparent et de faire connaître les points principaux sur lesquels il m'est impossible de me rallier aux appréciations de l'honorable rapporteur de. la section centrale.

Je reconnais volontiers mon incompétence en cette matière : je n'apporte ici que les résultats d'études poursuivies pendant ces dernières années, et, d'un autre côté, j'ai a présenter à la Chambre mon apologie sur ce qu'ayant déjà eu, à plusieurs reprises, l'honneur de lui faire connaître mon opinion sur la question de la milice, je me trouve encore réduit aujourd'hui à solliciter sur cette question si importante et si difficile son indulgente et bienveillante attention.

Déjà, messieurs, une note jointe au travail de la section centrale, note signée au nom de la minorité par mon honorable collègue et ami, M. Thibaut, et par moi, a signalé deux points sur lesquels nous n'étions pas d'accord, soit avec la section centrale, soit avec le gouvernement.

Le premier point sur lequel nous n'étions pas d'accord avec la section centrale, c'est la position qu'on faisait à l'engagement volontaire, dans le premier article du projet de loi. Ceci, messieurs, était pour nous une question de principe.

Il y avait une seconde question qui nous préoccupait vivement, question de fait, question d'application du système d'organisation militaire ; je veux parler de la rémunération du service obligatoire.

Ici, ce n'est pas de la section centrale que nous nous séparons. Nous rencontrons, comme adversaire plus ou moins déclaré, le gouvernement, qui, s'il ne combat pas le principe, du moins en suspend ou en retarde l'application.

Hier, lorsque M. le ministre des finances est monté à la tribune et qu'il nous a fait connaître une opération financière prochaine, qui augmenterait les ressources du trésor, je me suis plu un instant à croire qu'une partie de ces ressources serait consacrée à la rémunération du service militaire, et je n'hésite pas à dire que cette déclaration, au moment où la Chambre discute la loi de la milice, eût produit un vif mouvement de satisfaction dans tout le pays et qu'elle eût été accueillie de la même manière sur tous les bancs de la Chambre.

Je me réserve, messieurs, de revenir sur ces deux questions.

Je compte déposer un amendement, lorsque nous nous occuperons de l'article premier, et j'aurai également l'honneur de proposer à la Chambre de rétablir le chapitre XIII qui se trouve momentanément ajourné.

Il est, messieurs, une autre question de principe dont je désire m'occuper aujourd'hui, question sur laquelle je dois insister, parce que je ne viens pas défendre ici un avis isolé, car j'ai derrière moi, pour me soutenir, l'opinion d'un grand nombre de commissions, l'opinion de plusieurs ministres anciens et actuels et d'un grand nombre de membres éminents de cette assemblée, et enfin, le vote de deux sections de la Chambre et celui de la minorité de la section centrale. Je veux parler de la question de l'exonération.

Messieurs, quel est le but de la loi de milice ? C'est évidemment de former la meilleure armée possible, en imposant la moindre somme de charges au pays. Il y a donc là deux intérêts différents, deux intérêts qui ne sont pas contraires, deux intérêts qu'il ne faut pas opposer l'un à l'autre, mais qu'il faut s'efforcer de concilier. Tout le problème consiste à chercher les moyens de former la meilleure armée, et, en même temps, de nuire le moins possible aux intérêts de la population ; et, selon moi, c'est s'écarter de ce problème, c'est s'éloigner des termes qui permettront de le résoudre, que de sacrifier soit la population à l'armée, soit l'armée à la population.

Je suis, messieurs, au nombre de ceux qui pensent qu'il y a exagération dans la force de nos contingents, dans le développement de noire organisation militaire, dans les dépenses du budget de la guerre ; mais je ne voudrais ni anéantir notre armée, ni contester les services qu'elle peut rendre.

Même en mettant de côté ce qui touche à des éventualités politiques, je ne puis admettre un instant que la société reste désarmée vis-à-vis des passions coupables qui peuvent la menacer, ni qu'on laisse un instant abandonné et délaissé le drapeau de l'ordre public, le drapeau de l'ordre social.

J'honore l'armée ; elle doit être l'honneur du pays par les sentiments qui l'animent, de même qu'elle sera le salut du pays par la protection dont elle doit couvrir non seulement son indépendance, mais aussi son repos et sa sécurité intérieure.

Est-ce à dire, messieurs (j'userai ici de la même franchise dans mon langage), est-ce à dire que la conscription ne soit pas une chose épouvantable ? Personne ne le nie. Elle a son excuse dans la nécessité. J'ai entendu dire, il est vrai : « Prendre aux contribuables une partie de leurs ressources matérielles, c'est ralentir le mouvement de la prospérité publique, et cependant la nécessité l'ordonne. Prendre aux populations une partie de leurs ressources vivantes, cela peut avoir aussi ses inconvénients, mais la nécessité l'ordonne. »

C'est là, selon moi, messieurs, une inexacte et mensongère comparaison. Celui qui achète un arpent de terre ou qui ouvre un trafic, sait qu'il devra payer l'impôt, la patente ; et chacun payera d'après une égalité proportionnelle. Ici, vous violez à la fois le principe économique qui veut que, dans notre temps, chacun choisisse librement sa profession et sa carrière, et le principe constitutionnel que chacun doit contribuer également aux charges de l'Etat. La justification disparaît ; ce qui reste, c'est ce qui ne se justifie jamais, c'est ce qui s'impose toujours : c'est la nécessité.

Le jugement que j'exprime sur la conscription, sur son véritable caractère, est-ce une opinion isolée ? Ne puis-je pas invoquer, à mon appui, une incontestable autorité ?

Il s'est trouvé un jour un homme qui a dicté cette phrase : « La conscription est la loi la plus affreuse et la plus détestable pour les familles ; mais elle fait la sécurité de l'Etat. » Cet homme était celui qui avait saisi comme un marteau de fer je ne sais combien de générations de conscrits, qui les avait lancées à travers les ruines fumantes de l'Europe où elles devaient presque toutes s'engloutir ; c'était Napoléon retiré sur le rocher de Sainte-Hélène.

La conscription pèse sur le travail, elle pèse sur la vie de la société dans toutes ses phases. Elle pèse sur sa vie intelligente et active, surtout sur celle de la petite bourgeoisie, qui cherche à monter de plus en plus dans l'ordre social ; et lorsque vous vous efforcez de répandre les bienfaits de l'instruction, lorsque vous appelez à la vie intellectuelle je ne sais quel nombre de jeunes gens, vous ne pouvez pas perdre de vue combien il en est qui se trouveront brusquement arrêtés dans leur travail et dans leurs espérances.

La loi militaire ne contrarie pas seulement l'essor intellectuel ; elle s'attache aussi à la vigueur du corps, pour se l'approprier. Elle pèse sur l'agriculture ; elle pèse d'une manière plus considérable encore sur le travail agricole que sur le travail intellectuel.

Je rappellerai volontiers l'une des luttes oratoires les plus brillantes qu'on ait vues à la tribune française, où furent débattues ces grandes questions du service militaire dont nous nous occupons aujourd'hui.

Au mois d'octobre 1848, les hommes d'Etat les plus éminents, les généraux les plus distingués traitèrent ces mêmes questions avec toute l'attention qu'exigeaient des circonstances difficiles.

(page 870) L'honorable M. Thiers monta à la tribune et soutint que la loi du recrutement n'était rien pour l'agriculture, mais qu'elle constituait pour la bourgeoisie et pour les professions libérales une charge accablante.

« Le service militaire, disait M. Thiers, est une tyrannie intolérable pour l'homme destiné aux carrières civiles... L'individu qui ne veut pas servir est généralement un homme que son éducation destine aux carrières civiles, aux carrières libérales, qui a besoin d'une éducation particulière. Quel est l'intérêt de l'Etat ? C'est que les carrières libérales ne soient pas interrompues, qu'il y ait des commerçants, des avocats, des médecins, des notaires, et pour cela, il faut que l'éducation des hommes qui se destinent à ces carrières ne soit pas interrompue ou rendue impossible. »

Alors se leva un général, le général de Lamoricière, qui, de son côté, prit la défense des intérêts de l'agriculture. Voici, messieurs, en quels termes s'exprimait le général de Lamoricière :

« M. Thiers a dit : En prenant un homme à la charrue, un campagnard, un paysan appartenant à ces 30 p. c. dont je parlais tout à l'heure, qui ne peuvent pas se faire remplacer, on ne change pas sa carrière, ses habitudes ; il est mieux nourri, c'est vrai ; mieux logé, c'est vrai ; il revient au village plus dégourdi qu'il n'en était parti, c'est encore vrai ; mais M. Thiers a oublié que, quand cet homme est parti du village, il y a laissé sa mère, une famille à la porte de la misère.

« Le conscrit de nos campagnes, en rentrant dans son village, y retrouve cette misère, qui a assiégé sa famille, sa famille au secours de laquelle il n'a pu venir, car vous l'avez enlevé au moment on il allait la récompenser des dépenses qu'elle avait faite pour l'élever. Je parle de ceux qui reviennent, mais ceux qui ne reviennent pas... A celui qui n'a que le travail journalier de ses deux bras pour vivre, vous dites : « Tu n'as rien, rien que tes deux bras ; je. te prends tout, tes deux bras, ton corps ! » Et au père de famille invalide qui n'a qu'un fils de vingt ans pour soutien, vous dites : « Tu n'as pour vivre que le travail de sa journée, je te l'enlève ! » et vous lui prenez son fils. Et vous croyez que je ne m'occupe pas plus de celui-là ?...

« Je vous disais que je me préoccupais tout autant, sinon plus, de ces jeunes laboureurs enlevés à leurs travaux, de ces jeunes ouvriers enlevés à l'atelier à l'âge de vingt ans, que de vos jeunes gens qui doivent devenir avocats, notaires ou médecins, et qui, appartenant à des familles aisées, auront, à l'expiration de leur service, plus de moyens que le pauvre de se faire une carrière. »

M. Coomansµ. - Un honnête général.

M. Kervyn de Lettenhove. - Lorsque, dans la session de 1867-1868, la loi militaire devint l'objet d'une longue discussion au corps législatif français, ces mêmes questions reparurent, et M. Gressier, rapporteur du projet de loi, reproduisit l'opinion du général de Lamoricière,

« Ce n'est pas être dans la vérité, disait M. Gressier, que de parler de l'utilité du remplacement pour les professions libérales. II est nécessaire pour toutes et il profite surtout à la classe intéressante des petits propriétaires et des petits fermiers. »

En effet, messieurs, il est à remarquer que les charges imposées à l'agriculture sont presque toujours acquittées par le service personnel, tandis que l'industrie trouve bien plus aisément les ressources nécessaires pour s'en dispenser.

Il est une autre question, messieurs, sur laquelle je ne m'arrêterai pas et que je me bornerai à indiquer, une question où la loi militaire ne pèse pas sur la vie intelligente et active de la société, mais sur son développement même ; je veux parler de la question du mariage, si intimement liée à l'ordre social. Il s'agit à la fois de ne pas arrêter le mouvement progressif de la population et de ne pas multiplier ces naissances illégitimes dans lesquelles les criminalistes s'accordent à voir aujourd'hui des menaces sérieuses pour l'avenir.

Tel est le mal que produit la loi de recrutement, mal que nous connaissons tous. Où est le remède ?

C'est ici, messieurs, que commence la partie la plus difficile et la plus ardue de ma tâche.

Sur ce point, il me paraît indispensable de profiter de l'expérience. Il importe de rechercher ce qui a été fait, d'étudier les résultats qui ont été atteints, en un mot, de se livrer à une revue rétrospective. Je vous demande, messieurs, la permission de vous la présenter avec quelques détails.

Vous savez, messieurs, que la conscription, œuvre de la République, reçut surtout une extension considérable sous l'Empire.

Les guerres de l'Empire offrirent cet étrange spectacle de masses énormes de conscrits conduites par des maréchaux qui, la plupart, étaient sortis des rangs des volontaires de 1792. Et un jour arriva où la France, épuisée par la conscription, ne retrouva plus en elle-même l'élément volontaire qui avait sauvé l'Allemagne et qui eût pu aussi la sauver en 1814 et en 1815.

Vous savez que la conscription avait laissé de si tristes souvenirs dans les populations, que la charte de 1814 se hâta de l'abolir.

Il fallait, toutefois, réorganiser l'armée, et il se trouva un homme supérieur à qui cette mission échut en France, je veux parler du maréchal Gouvion-Saint-Cyr.

La loi de 1818, la première des lois militaires qui organisa sérieusement le service militaire, renfermait de grandes idées.

II fallait encourager l'engagement volontaire qui était placé en première ligne.

Il fallait faire de la vie militaire une carrière sérieuse et conserver dans toutes les parties de l'armée un grand nombre de vieux soldats comme rengagés. N'oubliez pas que ces vieux soldats étaient les derniers débris des armées impériales.

Un homme d'Etat éminent a jugé l'œuvre de cet illustre organisateur militaire, et il est intéressant de voir comment M. Guizot apprécie cette conception du maréchal Gouvion-Saint-Cyr, conception sur laquelle j'aurai l'occasion de revenir et qui se caractérise, je viens de le dire, par ces trois termes : encouragement de l'engagement volontaire ; transformation du service militaire en carrière sérieuse ; et, enfin, formation de vieux cadres par le rengagement.

Voici, messieurs, comment M. Guizot apprécie l'œuvre du maréchal Gouvion-Saint-Cyr et l'influence de la loi de 1818 :

« Le maréchal Gouvion-Saint-Cyr était un esprit puissant, original et simple. Il s'était promis de rendre à la France ce qu'elle n'avait plus : une armée, et une armée c'était, pour lui, une petite nation sortie de la grande.

« Que ce fussent-là pour l'organisation militaire de la France de grandes idées et de généreux sentiments, personne ne saurait le nier.

« Violemment attaquée en 1818, la loi de recrutement du maréchal Gouvion-Saint-Cyr a été plus d'une fois, depuis 1818, critiquée, remaniée, modifiée. Elle a fait bien plus que durer par les principes : elle a donné par les faits, à ses adversaires, un éclatant démenti.

« L'esprit militaire, cet esprit d'obéissance et de respect, de discipline et de dévouement, l'une des gloires de l'humanité et le gage nécessaire de l'honneur comme de la sûreté des nations, ne s'est pas seulement maintenu, il s'est épuré et réglé. »

C'est à quarante ans de distance que M. Guizot rendait hommage à la loi de 1818.

Le maréchal Gouvion-Saint-Cyr avait pour collaborateur dans son œuvre un autre maréchal, sorti avec une haute réputation des guerres de l'Empire : le maréchal Suchet.

Le maréchal Suchet prenant la parole en 1824, comme rapporteur à la chambre des pairs, louait la loi de 1818 et reconnaissait que c'était une heureuse conception que d'établir d'abord la base du recrutement volontaire.

Dans cette même année, une pétition fut portée à la chambre des pairs, qui saisissait cette assemblée d'un ordre d'idées tout nouveau. Il s'agissait, messieurs, d'établir le système de l'exonération, qu'on proposait de fixer à 700 francs, et ce fut le maréchal Suchet, qui, présentant le rapport sur cette question de l'exonération, la jugea utile, recommandable, intimement liée à l'avenir de l'armée française.

La question était née en 1824 ; je ne raconterai pas, messieurs, combien de livres, combien de notices militaires furent publiées de 1824 à 1830 sur le principe de l'exonération et surtout sur les moyens de le mettre en pratique.

Mais il importe que je m'arrête un instant à la loi de 1832, parce que cette loi a fait une fort mauvaise position à l'engagement volontaire, qu'elle a relégué au second plan pour mettre en première ligne le service obligatoire.

Quelques explications à cet égard ne seront pas sans intérêt.

Lorsque la chambre des députés, en 1832, s'occupa de la question militaire, on sortait d'une révolution, et la garde royale, qui avait opposé la plus vive résistance aux fondateurs de la monarchie de 1830, était exclusivement composée de volontaires.

On reprochait aux volontaires de la garde royale d'avoir montré un attachement trop vif au drapeau, et la loi de 1832 fut une réaction contre ces idées. On s'occupait beaucoup moins de faire une armée forte que de faire une armée qui ne pût plus résister aux volontés populaires.

Aussi, dès ce moment, sans interruption, sans relâche, les hommes le plus haut placés dans l'année, notamment les généraux qui s'illustrèrent en (page 871) Afrique, élevèrent contre la loi de 1832 et contre les principes qu'elle avait inaugurés, les reproches les plus persévérants.

Voici comment le Spectateur militaire, revue exclusivement rédigée par des officiers distingués, a apprécié la loi de 1832 (je crois devoir insister sur ce point, parce que la loi de 1832 a des rapports étroits avec l'article premier' du projet de loi soumis en ce moment à la Chambre) :

« Une armée n'est pas forte parce qu'elle est nombreuse. Une armée n'est forte que par la nature et la valeur de ses éléments, par sa discipline et son instruction militaire. La loi de 1832 ruine le pays, en lui imposant en temps de paix le poids d'une armée insuffisante au jour du besoin.

« En jetant dans l'armée une masse de recrues qui y entrent si peu, qu'ils ont cessé d'être des soldats avant d'avoir cessé d'être des paysans, cette loi est la ruine de la discipline et de l'esprit militaire. »

L'auteur de ces réflexions, après avoir insisté sur le fléau des remplaçants, réclamait une loi qui assurât « l'affranchissement pour le pays de la majeure partie des charges résultant de l'entretien d'une armée, parce qu'alors on pourrait, sans danger, la réduire en temps de paix au strict nécessaire. »

Vous savez, messieurs, ce qui est arrivé. En 1855, le système de l'exonération a pris place dans la législation militaire de la France ; et voici sous quels auspices il se présentait. Je demande la permission de lire quelques lignes de l'exposé des motifs :

« Il est indispensable de laisser subsister le remplacement ; mais ce doit être à la condition de le régler, de le moraliser, de le rendre moins onéreux pour les populations.

« Il importe essentiellement que la législation permette de maintenir sous les drapeaux un noyau de vieux soldats qui puissent servir aux recrues de modèles et de points d'appui et sans lesquels il ne saurait y avoir ni véritable armée, ni esprit militaire,

« Cet élément de force, essentiel pour le temps de guerre, n'aurait pas moins d'importance pour le temps de paix, car il permettrait de satisfaire aux conditions d'économie qui se produisent toujours à ces époques, en entretenant toujours un effectif moindre et en compensant la quantité par la qualité.

« Ce serait aussi un moyen assuré d'être toujours en mesure de passer rapidement du pied de paix au pied de guerre ; car les réserves, fussent-elles composées comme aujourd'hui de jeunes soldats n'ayant jamais servi, trouveraient, au jour de leur incorporation, des cadres susceptibles de s'élargir et de s'étendre, sans affaiblir la force et la solidité de l'ensemble. On arriverait donc à une solution, indirecte peut-être, mais satisfaisante, de la question de la réserve, débattue depuis si longtemps et succombant toujours sous les charges financières qui m'ont paru inséparables jusqu'ici. »

L'exposé des motifs ajoutait encore :

« Si, à un effectif formé de tels éléments et composé en très grande partie de soldats ayant 1 à 6 ans de service, on joint la réserve, qui ne compte que des jeunes gens n'ayant jamais servi et quelques soldats en congé illimité, on aura une idée de l'ensemble de notre état militaire, tel qu'il résulte du manque de lois constitutives, sans lesquelles il ne peut exister de bonne organisation pour une armée. C'est cette lacune que le projet de loi a eu en vue de combler, en cherchant à développer le rengagement et en le prenant pour base fondamentale du nouveau mode de remplacement qu'il se propose d'établir. La substitution du rengagement au remplacement aurait ce double avantage, de donner à l'armée des remplaçants de moins et des vieux soldats de plus.

« Cette loi met fin a ce trafic honteux, que l'opinion publique a stigmatisé du nom de traite des blancs.

« Elle fait disparaître cette réprobation, souvent injuste, qui s'attache dans l'armée à la position de remplaçant.

« Elle protège les petites fortunes, en abaissant le taux du remplacement.

« Elle est favorable aux populations, en leur créant de grandes facilité d'exonération et en donnant la faculté de diminuer, en temps de paix, le nombre des hommes appelés sous les drapeaux.

« Elle fait de l'état militaire une profession ; elle constitue la carrière et assure l'avenir du sous-officier et du soldat.

« Elle retient sous les drapeaux un noyau d'anciens soldats, rompus aux fatigues et aux exercices, et constitue, par les avantages qu'elle leur assure, une véritable armée et un véritable esprit militaire.

« Elle facilite la solution de la question si longtemps débattue de la réserve et du passage du pied de paix au pied de guerre.

« Elle donne à l'Etat les moyens de récompenser d'une manière plus juste et moins parcimonieuse la vie de privations du sous-officier et du soldat.

« Enfin, elle est humaine, en permettant de n'employer, au début d'une guerre, que des hommes faits, au lieu de jeunes gens qui meurent de fatigue ou vont peupler les hôpitaux. »

Vous savez, messieurs, que cette loi de l'exonération votée en France en 1855 ne subsiste plus : elle a disparu et c'est probablement un des arguments qu'on songe à m'opposer lorsque, en ce moment, je lis l'exposé des motifs de la loi de 1855.

Il est intéressant de rechercher pourquoi la loi de 1855 a disparu en France. On répète souvent, dans cette enceinte, qu'une loi sur l'exonération serait impossible, parce qu'on ne trouverait pas de jeunes gens prenant volontairement ou administrativement la place des exonérés. Il est donc utile de remarquer que ce qui a fait succomber en France la loi de 1855 sur l'exonération, c'est surtout le grand nombre d'hommes qui ont volontairement contracté leur rengagement pour prendre la place des exonérés.

L'honorable M. Grossier, rapporteur de la loi, disait au corps législatif qu'en temps de paix le nombre des rengagements était bien supérieur à celui des exonérations.

Qu'est-il arrivé ? C'est que l'armée française était encombrée de rengagés ; qu'il n'y avait plus d'avancement pour les jeunes officiers ; que les chefs de corps se plaignaient d'avoir trop de soldats rengagés, plus ou moins avancés en âge, qui avaient, il est vrai, de l'expérience, mais qui, dans leur opinion, en cas d'une guerre, soit hors de France, soit dans des pays éloignés, n'étaient plus capables de soutenir les fatigues d'une grande campagne.

Et c'est pour cela qu'on est revenu, en France, sur la loi d'exonération.

Je ne veux pas ajouter que d'autres préoccupations se sont mêlées à cette mesure législative ; qu'on a cru qu'il fallait qu'un grand nombre d'hommes traversassent l'armée pour constituer soit la réserve, soit la garde mobile. Ce qui est établi, c'est que la loi de 1855 n'a été retirée en France que parce qu'il se présentait trop d'hommes pour remplir la place des exonérés et qu'il en résultait un encombrement qui était un obstacle à l'avancement des jeunes officiers sortis des écoles spéciales. Voilà ce qui a fait succomber la loi de 1855 en France.

Mais il m'est bien permis de demander si ces inconvénients, dont on se préoccupait en France, peuvent exister pour la Belgique ?

Et, en effet, quelle est notre préoccupation souveraine ? Evidemment, dans un pays qui, heureusement, jouit de la neutralité, c'est d'avoir une armée à la fois solide et pas trop nombreuse, et surtout de ne pas troubler un grand nombre de carrières.

Eh bien, c'était là le résultat qu'on avait atteint en France par la loi de 1855.

Nous sommes bien éloignés d'avoir à craindre, chez nous, un trop grand nombre de rengagements. Savez-vous, messieurs, combien l'armée belge en compte ? Les chiffres sont assez intéressants. Pour trois années, de 1860 à 1862, toute l'armée belge a donné 181 rengagés !

En 1862 spécialement, toute l'armée belge (non compris les volontaires), a donné 50 rengagés, alors qu'en France on en comptait 40,000 ou 50,000. Ainsi, en France, on pouvait et on devait se préoccuper légitimement du nombre exagéré des rengagés ; en Belgique, nous n'avons qu'un seul vœu à émettre, c'est que le nombre des rengagés devienne quelque chose de sérieux, et M. le ministre de la guerre, qui me prête son attention en ce moment, conviendra avec moi que pour qu'une armée soit solide, il faut qu'elle comprenne un noyau ou des anciens cadres au sein desquels les levées nouvelles viennent puiser l'exemple et les traditions de la discipline et de l'esprit militaire.

Messieurs, j'ai à m'excuser auprès de vous d'avoir insisté peut-être trop longtemps sur ce qui s'est passé en France.

Je voudrais maintenant me livrer à la même étude rétrospective dans notre propre pays, voir la marche qu'ont suivie les idées d'exonération depuis qu'elles se sont présentées, et insister vivement sur l'accueil qu'elles ont reçu dans la Chambre, dans les commissions formées par le gouvernement, auprès des hommes les plus compétents et les plus éminents.

Ce fut en 1847 que l'honorable M. de Roo, rapporteur de la section centrale, fit connaître à la Chambre que l'une des sections centrales avait manifesté le vœu qu'on introduisît en Belgique le système de l'exonération, et la section centrale, sans pouvoir arriver à une solution quant aux moyens d'exécution, s'était ralliée, à l'unanimité, à ce principe !

Peu de temps après, un mois après, si je ne me trompe, l'honorable M. Nothomb, aujourd'hui ambassadeur à Berlin, reproduisit à la Chambre les mêmes idées et demanda qu'on constituât ce qu'on a appelé alors et depuis encore : la caisse d'exonération,

« Cette dotation, disait-il, servira, à améliorer et à honorer la carrière (page 872) militaire, ou plutôt elle fera de la condition du soldat une carrière. Ce n'est pas une carrière aujourd'hui, c'est un sacrifice, c'est un malheur pour la famille ; nous ouvrirons, à une époque où manquent les carrières, une carrière nouvelle. »

Deux ans après, une commission était formée par le gouvernement pour s'occuper précisément de la même question, et dans la commission de 1858, dès les premières séances, la question de l'exonération fut discutée et mise aux voix. Elle fut résolue, messieurs, à l'unanimité, dans un sens affirmatif.

Il est assez intéressant de rechercher quels étaient les membres qui prirent part à ce vote.

C'étaient MM. Liedts, Forgeur, Vrambout, Ernest Vandenpeereboom, Thiéfry, de Sorlus, Van Damme et Flanneau.

Dans la séance du 6 décembre 1858, l'honorable M. Forgeur prit la parole et insista pour qu'on supprimât le remplacement.

« Supprimez, disait-il, le remplacement, qui forme un élément corrompu ; tous aurez toujours assez d'honnêtes volontaires. »

Dans une séance subséquente, MM. Thiéfry et Vrambout déclarèrent qu'ils ne voteraient aucun projet de loi, si le remplacement n'avait pas disparu et si l'on n'y introduisait pas l'exonération.

Comme l'honorable M. Muller le dit très bien dans son rapport, la commission de 1858 se proposait « la répartition équitable des charges de la milice, sans que, en aucun cas, la faculté du rachat du service personnel pût être préjudiciable à ceux qui n'ont pas les moyens ou la volonté d'y avoir recours. »

Le gouvernement lui-même, messieurs, s'associait à cet ordre d'idées, et vous trouverez dans le rapport de l'honorable M. Muller une longue lettre adressée par l'honorable général Greindl, alors ministre de la guerre, au ministre de l'intérieur, où il insistait énergiquement sur l'adoption du système de l'exonération. Il me semble assez intéressant de voir comment le département de la guerre jugeait, à cette époque, la question de l'exonération :

« On doit reconnaître, écrivait le général Greindl, que le service de la milice est une charge qui pèse inégalement sur les citoyens et atteint lourdement les classes peu fortunées ; on a chaque jour l'occasion de constater les inconvénients de toute nature qui résultent, non seulement pour l'armée, mais encore pour les familles, du système de remplacement ; je suis, quant à moi, convaincu de l'urgente nécessité d'adopter des mesures qui, en encourageant le service militaire, attirent dans l'armée des volontaires.

« Les considérations qui précèdent m'ont décidé, M. le ministre, à examiner sérieusement si des réformes analogues à celles que la France a introduites dans le recrutement de ses troupes peuvent être adoptées utilement pour notre armée. Cet examen m'a amené à reconnaître que le principe de l'exonération, adopté chez nos voisins, pouvait être avantageusement substitué, chez nous, au remplacement militaire.

« L’exonération est la faculté pour chaque homme de se libérer du service par le versement d'une certaine somme déterminée d'avance. Cette faculté présente, me semble-t-il, tous les avantages que le remplacement offre à la société ; elle n'en a pas les mêmes inconvénients ; elle peut offrir des ressources pour encourager le service militaire et indemniser les hommes que leur défaut de fortune oblige au service personnel ; par elle, les sacrifices considérables que font les familles qui veulent faire remplacer leurs enfants, ne seront plus perdus pour l'Etat, ne seront plus perdus pour ses défenseurs ; ils cesseront de servir, ainsi qu'il arrive aujourd'hui, à satisfaire la cupidité de spéculateurs de bas étage et à fournir des ressources à l'inconduite, à la débauche. »

Il y eut une autre commission, dont le travail a été distribué à la Chambre ; je veux parler de celle qui fut instituée au mois de décembre 1866 et qui comptait quatorze membres de la législature et, en même temps, les généraux les plus distingués de l'armée.

C'était l'honorable M. de Brouckere qui présidait cette commission, et jamais les questions militaires ne furent soumises à un examen plus complet et plus approfondi.

L'honorable M. de Brouckere, qui ouvrit la première séance de cette commission, en avait parfaitement déterminé le but, lorsqu'il disait : « Je définirai en peu de mots la mission que nous avons a remplir, en disant que nous devons nous efforcer de trouver les meilleurs moyens d'assurer la défense efficace du territoire en imposant le moins de charges possible au pays. »

C'est une définition, messieurs, sur laquelle nous sommes tous d'accord.

Là aussi, la question de l'exonération se présenta bientôt. Je crois que ce fut la première qui fut discutée dans cette commission.

Le 22 janvier 1867, l'un de nos généraux les plus éminents (il me permettra de le désigner ainsi, quoiqu'il siège aujourd'hui au banc ministériel), l'honorable général Renard, tenait ce langage au sein de la commission :

« Il est vrai que le nombre des volontaires a beaucoup diminué depuis un certain nombre d'années ; mais cela tient à ce que le soldat ne jouit plus des mêmes avantages que par le passé. Si l'on pouvait augmenter la solde des volontaires au moyen du fonds de la caisse d'exonération, il s'en présenterait en assez grande quantité. »

L'honorable général Renard se déclarait le partisan convaincu du système d'exonération.

Un autre général, qui faisait partie de la même commission, le général Guillaume, dans une autre séance, tenait à peu près le même langage, et j'aime beaucoup à m'appuyer, dans cette question, sur l'opinion des chefs les plus éminents de notre armée :

« L'honorable M. Muller, disait-il, a demandé si l'on pouvait espérer trouver un nombre suffisant de volontaires de la milice, autrement dits de remplaçants administratifs, pour combler les vides que. les exonérations laisseront dans le contingent. Il a rappelé, à ce sujet que, dans la commission de 1858, on avait manifesté l'opinion qu'il y aurait quelque danger à abandonner au hasard des volontés individuelles la formation régulière d'une partie du contingent. J'étais un des membres de la commission de 1858 qui partageaient cette opinion, et si aujourd'hui je crois que l'on peut accepter, sans grand inconvénient, ce que je combattais en 1858, c'est que la situation est tout à fait changée : je n'étais pas effrayé, en 1858, autant que je le suis aujourd'hui, du développement du remplacement et surtout de la substitution. Aujourd'hui, je crois que l'on peut courir les chances de quelque mécompte dans le contingent, parce que j'ai calculé que les pertes que subissent les contingents par le fait de l'inconduite de l'élément que je veux bannir de nos rangs, sont tellement considérables, que quand bien même on ne trouverait que les deux tiers des remplaçants administratifs nécessaires pour remplacer les exonérés, l'effectif de l'armée y gagnerait encore. »

Le général Guillaume, comme le général Renard, se déclarait partisan du système de l'exonération.

Voilà donc l'opinion des officiers les plus distingués de notre armée.

Une sous-commission fut nommée et chargée d'examiner la question du recrutement ; elle se composait de MM. Tesch, Van Schoor, de Naeyer, Guillaume et Muller.

Le rapport de cette commission porte la date du 20 mars 1867 ; c'est encore un des documents les plus précieux de l'enquête que je poursuis en ce moment.

Voici ce qu'il porte :

« Personne n'ignore que le remplacement et la substitution sont un aliment au trafic le plus honteux ; ce hideux commerce est une prime jetée à la fraude et à la corruption.

« Des recruteurs vont racoler des individus mis à prix par tête ; des entremetteurs les logent et se rendent maîtres absolus de leurs personnes, en flattant et en excitant les passions les plus dégradantes. Trop souvent, les remplaçants n'acceptent cette condition que comme une dernière ressource, après avoir épuisé toutes les autres, faute de moyens d'existence et à la suite des désordres d'une vie turbulente et dissipée qui les a rendus à charge à leur commune, à leur famille et à eux-mêmes.

« Quand on s'est emparé d'eux, quand on a troublé leur raison dans d'ignobles orgies, on abuse odieusement de leur crédulité et on leur vole même le prix du contrat qui engage leur liberté et peut-être leur vie.

« Les individus ainsi racolés apportent nécessairement dans le sein de l'armée une perturbation incessante : par leurs désordres, leurs vices, leur immoralité, ils se font chasser ou condamner, et les malheureux parents, qui trop souvent ont épuisé jusqu'à leur dernière ressource pour acheter un remplaçant corrompu, ont encore la douleur de voir partir leur enfant. »

Après avoir parlé des précautions que les chefs militaires sont obligés de prendre à l'effet de soustraire les recrues, pendant les premiers mois de service, au contact impur de pareils éléments, le membre ajoute : « Si l'on se place au point de vue de l'ordre public, on doit reconnaître que le maintien, dans l'armée, de l'élément remplaçant présente les plus grands dangers, car le nombre des remplaçants et des substituants ne cesse d'augmenter avec une effrayante rapidité, comme le prouvent les chiffres suivants :

« Pendant les trois périodes décennales comprises entre 1831 et 1860, (page 873) voici comment a marché la progression du nombre des remplaçants et substituants :

« De 1831 à 1840, les remplaçants et les substituants ont formé 7 p. c. du contingent, de 1841 à 1850 10 p. c. et de 1851 à 1860 24 p. c.

« Depuis 1860, la progression ne s'est pas arrêtée : le rapport entre le nombre des remplaçants et substituants et le contingent a été, en 1865, de plus de 35 p. c.

« Ainsi donc, dans l'espace de 35 ans, le chiffre des remplaçants et substituants a constamment augmenté ; de 7 p. c, qu'il était à l'origine, il est monté à plus de 55 p. c. ; il a quintuplé !

« Il n'y a certainement aucun motif de supposer que la même progression ne continue pas dans l'avenir ; il y a, au contraire, des raisons très sérieuses de croire qu'elle sera désormais plus rapide encore...

« On doit prévoir que, dans dix ans, l'élément remplaçant-substituant formera la majorité dans les contingents de l'armée, et il est permis de redouter les atteintes que pourra porter à l'ordre public une armée dont la majorité des soldais proviendra de la source impure où se puisent les remplaçants...

« Sur 100 hommes qui sont renvoyés de l'armée comme indignes, il y a 35 remplaçants et substituants.

« Sur 100 hommes qui désertent, il y a 63 remplaçants et substituants.

« Sur 100 hommes que les tribunaux condamnent à la déchéance du rang militaire, il y a 63 remplaçants et substituants.

« Sur 100 hommes que l'on envoie à la division de discipline, il y a 74 remplaçants et substituants...

« J'ajouterai, pour terminer ce bien triste tableau, qu'en présence des déplorables excès commis, en 1862, dans les garnisons par des militaires, excès dont l'opinion publique s'est émue à bon droit, une enquête eut lieu, dans laquelle furent entendus tous les généraux, tous les colonels de l'armée et. tous les auditeurs militaires. Eh bien, il y eut unanimité pour attribuer aux remplaçants et substituants presque tous les méfaits reprochés a la troupe et pour réclamer aussi des mesures qui éloignent de l'armée un élément pernicieux qui corrompt les jeunes soldats que la patrie appelle à sa défense et qui doit finalement devenir, dans l'avenir, une menace pour l'ordre et la paix publique.

« Cet honorable membre pense que les dangers qu'il vient de signaler disparaîtraient si l'on adoptait le principe de l'exonération avant le tirage. Il développe les avantages de l'introduction de ce principe : garantie pour la formation régulière du contingent, bonne composition des éléments constitutifs du recrutement, ressources abondantes pour donner aux miliciens ou à leurs familles une compensation au dommage que peut leur causer l'obligation de servir personnellement, garanties pour les familles, qui aujourd'hui sont trop souvent exploitées par les agents subalternes du remplacement. »

A la suite de ce rapport, à la suite de la discussion qui eut lieu, le principe de l'exonération fut admis.

Je me borne, messieurs, à faire remarquer que l'idée qui dominait, au sein de cette commission, c'était que l'exonération devait être accessible à tout le monde, a toutes les positions, à toutes les fortunes.

Ainsi, l'honorable M. Malou exprima nettement l'opinion qu'il fallait que le taux de l'exonération fût proportionnel à la fortune de l'exonéré ; et il fut formellement entendu que le produit de l'exonération devait servir aux remplacements administratifs qui seraient faits par l'Etat et à la rémunération des miliciens subissant le service obligatoire.

La question fut posée en ces termes :

« La commission adopte-t-elle la suppression du remplacement actuel et, comme conséquence, l'introduction du système d'exonération avant le tirage ? »

Cette question, messieurs, fut résolue unanimement, moins une voix. Les membres qui répondirent affirmativement étaient : l'honorable président de la commission, M. de Brouckere, puis MM. de Naeyer, d'Elhoungne, Dumortier, Orts, Tesch, Van Humbeeck, Vilain XIIII, représentants ; MM. de Tornaco et Van Schoor, sénateurs, et, sans exception, tous les officiers, parmi lesquels on comptait dix généraux.

Il n'y eut qu'une voix pour la négative, c'était celle de l'honorable M. Muller.

Vous voyez, messieurs, qu'il y avait à peu près unanimité dans la commission.

On peut s’étonner quelque peu que les travaux de toutes ces commissions sont toujours restés une lettre morte. Qu'est-il arrivé de leurs recherches, de leur examen, de leurs décisions mêmes ? Il n'en subsiste aucune trace dans le projet de loi qui nous est soumis.

Comment, messieurs, il était dans l'esprit de tout le monde, il résultait de tous les travaux, de toutes les enquêtes, qu'il y avait deux choses à faire : encourager les engagements volontaires, rémunérer le service obligatoire ; et sur ces points principaux, le projet de loi que nous allons voter ne nous donnerait aucune satisfaction !

L'encouragement du service volontaire ? Nous verrons ce qui a été fait pour l’encourager, quand nous nous occuperons de l'article premier.

La rémunération du service obligatoire ? Nous n'aurions pas même à nous en occuper, si nous déférions au vœu du gouvernement, car c'est à sa demande que le chapitre XIII a été retiré du projet de loi.

Si vous ne faites rien, messieurs, dans ce double ordre d'idées, je suis réduit à déclarer que la loi ne sera pas meilleure pour l'armée que pour la société.

Que reste-t-il donc pour mitiger les charges du service obligatoire ? Il ne reste qu'une seule chose : le remplacement.

Le remplacement ! messieurs ; quels en sont donc les résultats et quels en sont les avantages ?

Il y a longtemps que les graves inconvénients du remplacement frappent tous les regards.

« Prenez garde, disait le général Jourdan, en défendant la loi du 19 fructidor an VI, que le remplacement n'ait pour résultat d'enlever à la société les hommes les plus utiles. »

Cela était vrai d'un côté ; cela était faux de l'autre.

Oui, messieurs, le remplacement devait aller puiser ses éléments dans les classes les plus utiles et les plus laborieuses de la société, mais il devait aller prendre dans ces catégories si intéressantes les hommes les plus mauvais et les plus méprisables.

En France, dès que fonctionna la loi de 1832, cette loi qui faisait passer en première ligne le recrutement obligatoire et qui avait imprimé le plus grand développement au remplacement, on s'aperçut qu'on avait fait une grande faute.

Eue enquête administrative fut ouverte ; on voulait savoir ce qu'était cet encouragement du service militaire passant par les agents des compagnies de remplacement aux nombreux remplaçants admis dans l'armée. Il fut constaté que, sur quarante-deux millions payés par les remplacés, il n'était arrivé que dix-huit millions aux remplaçants.

Quelle était, en même temps, l'opinion des généraux, des sommités militaires, sur la valeur du service des remplaçants ?

Le général de Lamoricière disait à l'assemblée nationale : « Depuis quinze ans, nous avons eu un effectif d'armée plus considérable que sous la Restauration ; le nombre des remplaçants a été en augmentant, et savez-vous ce que cela a produit ? On a vu grandir hors de toute proportion le nombre et l'effectif des compagnies de discipline ; on a été forcé de former de nouveaux ateliers de condamnés, enfin d'organiser en Afrique des corps exceptionnels que je qualifierai d'écoles de démoralisation et de vice. Ces bataillons d'Afrique, on les a formés parce que les corps ordinaires de punition et de répression ne suffisaient plus pour encadrer tous les hommes que l'armée était obligée de rejeter de son sein. Ces corps, vous en dirais-je la composition ? Les remplaçants y comptent pour plus des trois cinquièmes. »

En Belgique, messieurs, la proportion des punitions et des châtiments, que j'empruntais tout à l'heure au travail de l'honorable général Guillaume, ne constitue-t-elle pas un résultat plus effrayant encore ? Et, tout récemment, le projet de code pénal militaire ne renferme-t-il pas une phrase qui a dû vous frapper vivement ?

« Des hommes qui, avant d'entrer au service, étaient couverts de haillons (tels sont la plupart des remplaçants et des substituants) »

Cela se trouve à la page 31 de l'exposé des motifs du projet de code pénal militaire qui a été distribué il y a quelques semaines à la Chambre.

Si ces hommes couverts de haillons appartenaient aux classes qui se trouvent placées dans une pauvreté honorable, je n'y verrais pas d'inconvénient, mais l'honorable ministre de la guerre sait, comme moi, que ces hommes sont des gens perdus déjà par leur conduite avant d'entrer dans l'armée.

Le gouvernement partage, sans doute, à cet égard, l'opinion que j'émets.

En effet, dans ces procès-verbaux de la commission de 1867, auxquels j'ai fait de nombreux emprunts, on a inséré les rapports de plusieurs généraux, de plusieurs chefs de corps consultés sur In question du remplacement. Et que disent-ils ?

Le général Arend :

u Le remplacement éloigne de l'armée les jeunes gens moraux et instruits ; aussi longtemps qu'on y rencontrera les rebuts de la société, on en éloignera les jeunes gens des familles aisées. »

(page 874) Le général Frison tenait a peu près le même langage : « Le remplacement éloigne les jeunes gens des familles qui jouissent du bienfait de l'aisance et de l'éducation. Les pères de famille craignent pour leurs fils les plus funestes exemple d'inconduite et de dégradation morale. »

Si l'on faisait une enquête dans nos régiments, je suis persuadé que les résultats statistiques confirmeraient de la manière la plus frappante les appréciations de ces honorables chefs de l'armée.

Je désire ne pas trop m'arrêter sur cette question ; vous me permettrez cependant de citer un exemple : Nous avons en Belgique un régiment d'élite, le régiment des grenadiers. Dans ce régiment, que fait-on ? On y fait entrer le plus grand nombre possible de miliciens ; en en exclut le plus possible les remplaçants ; et c'est par ce motif même que j'insistais récemment pour que le service du régiment des grenadiers ne fût pas plus long que celui des autres régiments d'infanterie.

Eh bien, qu'arrive-t-il dans le régiment des grenadiers ? C'est qu'il compte 1,793 miliciens et seulement 197 remplaçants, et que ces 197 remplaçants encourent plus de punitions que tous les miliciens, qu'ils se rendent coupables de plus de désertions que tous les miliciens. Vous pouvez juger par là quelle peut être la situation des remplaçants dans les autres régiments de l'armée.

Messieurs, il faut aller au fond des choses.

Lorsque M. le ministre de la guerre nous entretient de l'augmentation des contingents, c'est évidemment pour faire face aux déchets de l'armée, et il faut avoir le courage de le reconnaître, ces déchets sont, la conséquence du principe du remplacement, et certes il est permis de s'affliger de ce que, par cela même qu'on introduit dans l'armée un élément de débauche et d'oisiveté, on accroît dans la même proportion les charges qui pèsent sur le travail honnête.

Dans une discussion récente, plusieurs honorables membres de cette Chambre se sont plaints des abus du port d'armes chez les militaires. Je suis persuadé que M. le ministre, de la guerre serait le premier à reconnaître que presque tous ces abus doivent être attribués à des remplaçants.

M. le ministre de la guerre, dans une autre circonstance, a vivement insisté sur ce point que la transformation des armes exigeait que, dorénavant, le soldat fût plus instruit.

Je me demande si l'on peut espérer de rencontrer cette instruction chez les remplaçants ? Lorsqu'on nous présente, dans cette Chambre, des tableaux sur l'état de l'instruction dans l'armée, c'est toujours le nombre de remplaçants qui fait descendre, dans les statistiques, l'échelle de l'instruction militaire.

Enfin, je parlais tout à l'heure de la mission de l'armée pour maintenir l'ordre social et le repos public. Eh bien, si le général Guillaume a raison, s'il faut prévoir un moment où le nombre des remplaçants constituera un danger public, êtes-vous bien sûrs que vous pourrez confier à ces hommes la défense de vos familles, de vos foyers ?

J'aime à me représenter l'armée comme l'image du pays, comme étant à la fois le bras et le cœur du pays, et je me demande si, en maintenant le principe du remplacement, vous pourrez nous dire un jour qu'une armée ainsi constituée représente le pays.

J'aime aussi à me représenter l'armée comme reposant sur une large base, qui doit être le pays. Eh bien, si le remplacement continue à prendre l'extension qu'il présente aujourd'hui, le lien qui existe entre l'armée et le pays devra nécessairement se rompre.

Je sais, messieurs, que la majorité de la section centrale, vivement préoccupée de cet état de choses, y a cherché un remède : elle désire que, désormais, le remplaçant présente les mêmes qualités que le milicien ; qu'il soit soumis à un examen sévère ; qu'il se présente avec des certificats sérieux ; et que, à défaut de ces garanties, il soit impitoyablement repoussé. Il y va de l'honneur de l'armée et de l'honneur des miliciens (erratum, page 881) qui doivent vivre et combattre à côté de ces remplaçants.

Voilà, messieurs, le terrain sur lequel M. le rapporteur de la section centrale pose aujourd'hui le débat.

Je reconnais volontiers qu'il en résulterait une amélioration sérieuse pour l'armée ; mais je ne saurais toutefois considérer cette solution comme satisfaisante. Je me trouve, en effet, arrêté par ce dilemme : ou bien, vous serez indulgents pour les remplaçants et, en ce cas, l'armée ne s'améliorera pas ; ou bien, vous serez difficiles, vous exigerez des garanties sérieuses, et, en ce cas, le prix du remplacement s'élèvera dans des proportions effrayantes.

Lorsque, en 1867 et dans les premiers mois de 1868, la question militaire fut portée au corps législatif, on demanda également au gouvernement français ce qu'il comptait faire pour prévenir les abus que le remplacement avait présentés à une autre époque.

Un organe du gouvernement répondit, en tenant exactement le même langage que l'honorable rapporteur de la section centrale, que désormais on serait sévère dans l'admission des remplaçants. Mais un orateur fit observer, sans rencontrer de contradicteur, que désormais le prix du remplacement s'élèverait au moins à 2,500 francs.

Tout en reconnaissant donc que des garanties plus sérieuses exigées des remplaçants, constitueraient une grande amélioration pour l'armée, je ne saurais considérer une pareille solution comme satisfaisante, attendu qu'il en résulterait des charges presque écrasantes pour les familles.

Et ici, messieurs, je ne puis m'empêcher de rappeler qu'un jour M. le ministre des finances déclarait, ici même, que, parmi ceux qui se faisaient remplacer, il y avait 75 p. c. d'individus qui ne vivaient que par le travail.

Eh bien, si ces 75 p. c. qui sont dignes de toutes nos sympathies, parviennent aujourd'hui à réunir la somme nécessaire pour se faire remplacer, n'arrivera-t-il pas nécessairement que lorsque le prix du remplacement sera considérablement augmenté par les garanties mêmes dont il sera entouré, il deviendra inaccessible pour la plupart de ces individus dont la position est si intéressante ?

Ainsi, messieurs, il y aura amélioration pour l'armée, mais, en même temps, il y aura pour les familles une situation infiniment plus mauvaise que celle qui existe aujourd'hui.

Il y a là un dilemme dont la solution me paraît impossible : tout ce que vous ferez pour l'armée, vous l'enlèverez à la famille.

Je désire, messieurs, ne pas abuser de l'attention que vous avez bien voulu me prêter jusqu'à ce moment. Cependant, après avoir longtemps exposé les idées des autres, je voudrais émettre mes appréciations personnelles et rechercher avec vous la solution de problèmes que tout le monde proclame difficiles à résoudre.

Je crois, messieurs, qu'on pourrait formuler à peu près en ces termes la solution à laquelle il faut arriver :

Former une armée solidement constituée, ne pesant pas trop sur le budget, pesant surtout le moins possible sur l'activité du travail national ;

Etablir une carrière militaire spontanée, méritant, par un service prolongé, des avantages exceptionnels ;

Supprimer le remplacement au double point de vue de la valeur de l'ensemble et de la moralité des individus ;

Mettre l'exonération à la portée de toutes les fortunes, après avoir mitigé et en même temps indemnisé le service obligatoire, de telle sorte qu'il n'y ait pas à craindre l'abus des exonérations.

Voici comment je comprendrais l'application du système d'exonération.

Il y aurait d'abord, selon moi, l'exonération avant le tirage. Si l'on ne prenait pas part à l'exonération avant le tirage, la faculté de libération du service militaire n'existerait plus.

Dans cette exonération préalable, il faudrait que chaque famille versât au trésor public une somme calculée d'après l'impôt personnel payé par la famille, mais en tenant compte du nombre d'enfants de chaque famille.

Je considère l'impôt personnel comme une base facile à constater et généralement exacte, du degré d'aisance des familles.

Ceci n'est pas l'impôt progressif ; c'est un impôt proportionnel aux ressources ; et par cela même que l'armée a pour mission de défendre ceux qui possèdent, il me paraît que c'est un principe éminemment équitable que l'on y contribue dans la proportion des intérêts que l'on confie à la protection de l'armée.

Vient le jour du tirage. Les riches ont fait un versement considérable ; ceux qui n'occupent dans la société qu'une position d'aisance modérée ont fait un versement moins considérable ; enfin, ceux qui ne possèdent rien n'ont rien versé. Ils n'ont eu qu'à produire un certificat négatif du receveur des contributions.

Quoiqu'il en soit, les versements qui ont été faits restent acquis à la caisse d'exonération, dont ils constituent une part importante.

Le jour du tirage arrive ; ceux qui, après avoir pris part à l'exonération sont désignés par le sort, se libèrent du service en payant, quel que soit leur degré de fortune, une somme uniforme, une somme accessible à tout le monde, 300 ou 400 francs, par exemple, somme que le travail honnête parviendra toujours à se procurer.

Ici je m'appuie sur ce principe que la charge de la défense du pays étant une charge personnelle qui frappe l'homme au moment où il atteint la force nécessaire pour s'acquitter de ce devoir, il est juste que tous y prennent part ; et après avoir réclamé des classes aisées, au nom de (page 875) l’intérêt général, une part contributive proportionnée aux intérêts qu'elles ont à défendre, je viens demander à tous les miliciens sans distinction, au nom de la prescription de la charge personnelle, un prix de rachat qui ne sera inaccessible à aucune catégorie de travailleurs utiles.

Le nombre d'exonérations est-il considérable ? la caisse d'exonération, plus riche, rémunère plus généreusement.

La valeur de ce système repose tout entière dans ces termes corrélatifs :

Plus l'exonération sera abondante, plus le service volontaire sera encouragé, plus le service obligatoire sera rémunéré ; et, en même temps, à mesure que les charges diminueront pour la population, la valeur de l'armée s'accroîtra.

Ainsi serait résolu le problème, tel que je l'exposais en commençant ce discours.

Voilà, messieurs, la base du système que je soutiens depuis longtemps, et que je reproduis aujourd'hui ; non pas que j'aie l'espoir de le voir accueilli par la Chambre, mais, lorsqu'on a embrassé une idée consciencieusement, on ne peut l'abandonner sans manquer à un devoir.

A un autre point de vue encore, j'ai à insister sur les avantages que présenterait ce système, sur les heureuses conséquences qu'on lui verrait produire ; car l'institution d'une caisse d'exonération exercerait sur l'armée une influence dont personne ne contestera ni l'importance ni l'utilité ; car elle serait à la fois, pour l'armée, le prix légitime du service rendu et un gage d'ordre et de moralisation.

La caisse d'exonération serait destinée d'abord à encourager les engagements volontaires, et je voudrais ajouter que ce n'est pas seulement cette caisse de rémunération qui doit encourager les enrôlements volontaires ; j'en ai une idée plus haute.

J'aime à croire qu'un grand nombre de jeunes gens n'accepteraient pas cette prime de rémunération et qu'ils serviraient volontiers le pays le jour où ils ne se trouveraient plus placés à côté de ces remplaçants dont j'ai parlé tout à l'heure, et surtout, si de même qu'en Hollande, de même que dans d'autres pays, vous inscriviez dans vos lois que le service militaire est le vestibule par où il faut passer pour entrer dans d'autres carrières.

S'il était admis aujourd'hui que ceux qui ont été militaires, ont droit à une préférence, pour entrer dans d'autres emplois, je crois volontiers, comme le disait l'honorable M. Coomans dans la séance d'hier, que ceux qui s'adressent à M. le ministre des finances pour entrer dans les accises ou dans les douanes, que ceux qui s'adressent à M. le ministre des travaux publics pour entrer dans l'administration des chemins de fer, traverseraient volontiers l'armée honorablement constituée, s'ils avaient la certitude de voir toute leur carrière assurée au service du pays.

Si je supprime le remplacement, j'accepte les engagés administratifs, c'est-à-dire que j'admets le contrat entre l'Etat et l'individu, je n'admets pas le contrat d'individu à individu ; cela me paraît honteux et dégradant. On fait un marché pour une chose ; on ne fait pas un marché d'homme à homme, pour sa liberté, pour son sang.

Mais s'engager vis-à-vis de l'Etat, vis-à-vis de la généralité de ses concitoyens, de tout temps cela a paru honorable, et le plus haut fonctionnaire ne fait pas autre chose quand il prend possession d'une charge publique.

Il y aurait cette différence entre le remplaçant, dont j'ai parlé longuement, et l'engagé administratif, c'est qu'aujourd'hui, par cela même qu'on est remplaçant, ou est flétri dans l'armée, tandis que celui qui serait admis par l'Etat, serait, par cela même, considéré comme un honnête homme et entrerait dans l'armée à un titre honorable.

Voilà la différence que je ferais entre le remplaçant d'aujourd'hui et l'engagé administratif, qu'il me répugne d'appeler remplaçant, parce que je souhaite que ce mot soit relégué dans le passé et ne reparaisse plus.

Je vous disais tout à l'heure, messieurs, que la rémunération serait pour l'armée une garantie d'ordre et de moralisation.

Si vous inscriviez dans vos lois que cette rémunération doit former un pécule destiné à améliorer la position du soldat et que l'intérêt annuel lui servira de haute solde ; si vous disiez encore dans vos lois que cette rémunération sera insaisissable, incessible, et qu'en cas de mort du soldat elle doit passer à sa famille ; si vous l'entouriez de précautions, si vous en faisiez une rémunération sérieuse, comme cela convient à un acte de gratitude du pays vis-à-vis de ceux qui l'ont servi loyalement, vous ajouteriez à l'honneur de la carrière militaire, que je veux rendre sérieuse tout en diminuant les charges du pays.

Messieurs, je ne veux pas toucher à une autre question. On a demandé quelquefois si, en cas de déficit, l'Etat ne serait pas entraîné à combler de quelque manière le vide qui se ferait dans la caisse d'exonération.

Cette question, messieurs, ne me préoccupe pas très vivement. Je crois que l'Etat, qui représente l'ensemble des intérêts, l'ensemble des familles, pourrait sans inconvénient verser quelque chose dans la caisse d'exonération.

L'Etat, messieurs, représente l'intérêt public, et si l'on considère combien de carrières sont brisées, combien de travaux utiles sont interrompus, combien grande est la perte subie par la prospérité publique, je crois qu'alors même que l'Etat serait réduit à subsidier la caisse d'exonération, la prospérité publique trouverait une compensation dans le travail qui serait conservé à l'activité sociale.

Je demande pardon à la Chambre d'avoir insisté sur ces considérations. Nous nous trouvons dans une circonstance solennelle : il faut à la fois fonder l'armée sur des bases sérieuses, et le pays attend en même temps de nous que nous nous préoccupions aujourd'hui de ses véritables intérêts et de ce besoin impérieux qui le porte plus que jamais à se livrer, avec une persévérante et constante activité, au développement de sa prospérité nationale.

C'est à ce point de vue que je me suis placé, parce que la loi qui nous est présentée, ne me paraît point donner satisfaction aux intérêts bien compris de l'armée et encore moins aux intérêts bien plus graves encore de la société, Quelle que soit du reste, l'opinion des membres de la Chambre sur la question de l'exonération, il me paraît important qu'elle soit discutée, qu'elle soit sérieusement examinée. Il me semble même qu'avant d'aborder le projet de loi, la Chambre ferait chose utile en tranchant par un vote, soit par la question préalable, soit autrement, la question que je pose en ces termes :

« Y a-t-il lieu de supprimer le remplacement actuel effectué par les miliciens et d'établir un système d'exonération dont le produit servirait d'abord à encourager le service d'engagés volontaires, et subsidiairement à recruter par les soins du gouvernement des engagés administratifs ? »

Projets de loi autorisant un transfert et accordant un crédit au budget du ministère de la guerre

Dépôt

MfFOµ. - J'ai l'honneur de déposer ; 1° un projet de loi ayant pour objet un transfert d'une somme de 3,200 fr. au budget de la guerre pour 1868 ; 2° un projet de loi qui alloue au même département un crédit supplémentaire montant à 5,987 fr. 19 c. pour le payement d'une créance arriérée.

- Il est donné acte à M. le ministre de la présentation de ces projets.

La Chambre en ordonne l'impression et la distribution et, sur la proposition de M. le président, les renvoie à la section centrale chargée d'examiner le budget de la guerre pour l'exercice 1870.

Projet de loi sur la milice

Discussion générale

M. Vermeireµ. - Messieurs, après le discours brillant que vous venez d'entendre, je me permettrai seulement de faire valoir quelques considérations en faveur du recrutement de l'armée ; c'est vous dire que je suis opposé au tirage au sort pour la formation du contingent annuel.

L'honorable préopinant a fait valoir plusieurs considérations en faveur du système au moyen duquel on aurait la faculté de s'exonérer du service militaire.

Cette question a été déjà examinée à plusieurs reprises dans d'autres temps, et jusqu'ici elle n'a pas reçu de solution favorable. Je crois, effectivement, que s'il y a quelque chose de bon dans ce système, il présente, d'autre part, aussi des inconvénients, et qu'il faudrait l'examiner à loisir et en détail avant de se prononcer en parfaite connaissance de cause.

L'honorable membre nous a dit qu'il voudrait qu'on pût se libérer de deux manières différentes : avant le tirage au sort, et après le tirage au sort ; et que, nécessairement, le prix de l'exonération aurait été fixé en mesure des chances favorables ou défavorables que l'on aurait à courir, si l'exonération avait lieu avant le tirage ; mais l'honorable membre ajoute que cette exonération devait être évaluée selon la fortune de ceux qui voulaient se servir de ce moyen pour se soustraire au service militaire.

Eh bien, messieurs, je crois que dans ces systèmes il faudrait établir un prix uniforme et qu’il ne faudrait surtout pas se préoccuper de la position de fortune de celui qui veut être exonéré, et qu'autrement ce serait établir le socialisme le plus pur ; car si les impôts devaient se payer à raison de la fortune personnelle, prise dans son ensemble et ne point frapper l'unité imposable, il causerait la ruine de la propriété ou celle des personnes auxquelles il s'appliquerait.

Exemple : Je suppose une personne qui a 10,000 fr. de rente et qui, dans le système de M. Kervyn, devrait payer 2,000 fr. du chef de la contribution foncière ; je suppose, d'autre part, une autre personne n'ayant que 1,000 fr. de revenu et qui ne serait imposée que de 100 fr. ; n'en résulterait-il pas que le premier payerait à raison de 2 p. c. et le deuxième à raison de 1 p. c. seulement ? Or, les terres étant généralement affermées à (page 876) la condition que l'impôt devra être payé par le fermier, le premier locataire payerait le double du second locataire.

J'en conclus que l'on ne peut pas avoir égard à la fortune de celui qui veut se faire exonérer, mais que le prix devrait être le même pour tous. Admettre d'autres conditions, ce serait entrer a pleines voiles dans les idées socialistes, dont une bien triste expérience a été faite en 1848.

Ceci dit, messieurs, je me propose d'examiner le côté opposé de la question du recrutement de l'armée. Car, il me paraît qu'il y a autant de systèmes qu'il y a eu jusqu'ici d'orateurs ; et puisque déjà plusieurs systèmes ont été produits, je me permettrai aussi de faire connaître le mien.

Je me demande si on ne pourrait pas revenir aux saines doctrines qui ont inspiré le législateur de 1817 ; c'est-à-dire que le recrutement volontaire devrait servir de base à la formation du contingent annuel et que l'insuffisance devrait être complétée par le tirage au sort.

Aussi, ne l'oublions pas, messieurs, car ainsi que l'a constaté, tantôt, l'honorable M. Kervyn, la réaction contre la conscription en 1814 et en 1815 a été telle que, non seulement on criait partout à l'abolition de la conscription, mais qu'elle avait même été abolie légalement, en fait.

Mais, pour mitiger ce que cette abolition complète avait de trop absolu, dans l'esprit militaire de l'époque, on a fait la loi du 8 janvier 1817 qui est, selon l'expression de la section centrale, la loi fondamentale régissant encore, aujourd'hui, la matière ; bien que, depuis cette époque, elle ait été changée dix-huit fois, sans compter tous les autres changements qu'elle a subis par des mesures administratives et ministérielles.

Il me semble donc qu'il faudrait, comme je l'ai déjà dit, commencer par recruter l'armée ; et, si l'on ne parvient pas à enrôler un nombre suffisant d'individus pour former le contingent annuel, faire un tirage au sort pour en combler le déficit ou l'insuffisance.

On vient de faire un procès très dur, je le constate, aux remplaçants.

On a dit qu'ils constituaient une mauvaise engeance, incorrigible, indigne de figurer dans les rangs de l'armée, indigne de servir le pays.

Je crois, messieurs, qu'il y a là beaucoup d'exagération. Si les remplaçants avaient toujours été aussi mauvais qu'on vient de les dépeindre, il en serait résulté des inconvénients qui auraient nécessité des modifications à la loi, dans le sens de l'abrogation du remplacement militaire.

Mais il n'en a pas été ainsi.

S'il y a eu 17 ou 18 changements à la loi de 1817, ne croyez pas qu'ils aient porté sur la suppression du remplacement.

Non, tous ces changements ont eu pour but, non d'adoucir la loi en ce qu'elle renferme de plus douloureux pour les familles et pour les classes ouvrières ; mais chaque changement a aggravé la situation, et cette aggravation est devenue telle que, au lieu de nous laisser à l'état de nation industrielle et commerciale, nous sommes transformés en une nation guerrière, qui veut singer d'autres pays qui, par ce système, ont été conduits au despotisme et à la ruine.

Je me demande, messieurs, si, lorsque vous pouvez recruter facilement des corps d'élite, tels que la gendarmerie, et la douane, qui font leur service de jour et de nuit à la satisfaction de tout le monde, vous ne pourriez pas procéder de la même manière pour recruter l'armée ?

Il faut seulement vouloir pour pouvoir, et y mettre le prix.

Ainsi, par exemple, je suppose que vous ayez besoin, tous les ans, de 8,000 hommes. Je compte 2,000 de déchet ; c'est à peu près le chiffre donné dans la dernière commission militaire, dont je faisais partie.

Si l'on pouvait donner comme prime d'engagement, à chaque individu, une somme de 1,000 fr. qui serait liquidée, avec les intérêts accumulés, à l'expiration du service, combien votre armée vous coûterait-elle ? Elle vous coûterait 8 millions de plus qu'aujourd'hui. A combien s'élèverait cette augmentation sur les impôts qui sont payés actuellement au trésor ? A quelque chose de moins que 7 p. c.

Nous payons en impôts de toute nature 120,508,558 fr. 8 c. (les centimes y sont) ; donc moins de 7 p. c.

Aujourd'hui il est certain que ce ne sont que les classes désignées par le sort qui payent de leur personne, et souvent de leur fortune, les charges militaires.

Or, si l'armée doit à l'intérieur sauvegarder la tranquillité publique, et pouvoir, éventuellement, défendre notre nationalité contre des agressions de l'étranger, et que, d'autre part, la société tout entière en profite, il serait équitable, me paraît-il, que cette même société contribuât dans le payement de cette charge qui peut être considérée comme une prime d'assurance contre l'émeute et contre la guerre. C'est donc à l'assuré qu'incombe le payement de cette charge. Car, si j'ai une propriété que je veux garantir contre l'incendie, c'est bien à moi, propriétaire, de payer la prime d'assurance. D'autre pari, je ne puis pas dire à mon domestique, si je le charge de veiller la nuit sur ma propriété, de le faire gratuitement, si je veux l'en rendre responsable.

Or, c'est ce que vous faites aujourd'hui pour l'armée, si vous faites tomber cette charge sur une partie de la population qui y a le moindre intérêt.

Je crois, messieurs, que moyennant un payement suffisant, on pourrait recruter une année de volontaires suffisante, répondant parfaitement à sa destination ! De plus, les armées qui sont recrutées de cette manière se défendraient aussi bien que celles qui sont le produit de notre système de recrutement actuel.

Je ne connais pas exactement le mode de recrutement des armées dans d'autres pays, mais je crois savoir qu'en Suisse et ailleurs encore il n'y a pas de tirage au sort. Il me semble cependant que les Suisses se défendraient très bien s'ils étaient attaqués.

En Angleterre, je le sais, il y a des milices, mais la plus grande partie de l'armée est recrutée volontairement.

Mais est-ce qu'autrefois il n'y avait pas d'armée sans le tirage au sort ? est-ce que les armées de Louis XIV étaient formées d'hommes tirés au sort, ou d'hommes désignés dans des conditions égales ? est-ce que lors de la première révolution française, les volontaires qui n'avaient jamais vu le feu n'ont pas chassé les Autrichiens à Valmy et ailleurs ? Les uns et les autres ne se sont-ils pas bien défendus ?

Ouvrez l'histoire et vous verrez que depuis un demi-siècle, ce sont toujours les vieilles troupes qui ont été battues par les nouvelles. Et cela se conçoit : l'art de la guerre a fait des progrès comme les autres arts. Lorsque les Français sont allés faire la guerre en Algérie, n'ont-ils pas été surpris de voir la valeur des troupes indigènes dont le costume était combiné de manière à ne pas comprimer leurs mouvements ? N'ont-ils pas été surpris de voir les zouaves, que depuis on a introduits dans l'armée française, au lieu de marcher au pas, se précipiter sur l'ennemi, avec une fougue inconnue jusqu'ici ?

L'organisation militaire doit changer et changera constamment avec la modification des mœurs et la civilisation.

Aujourd'hui on fortifie certaines places. En 1814 toutes les frontières du côté de la France étaient fortifiées contre certaines appréhensions ou dangers qu'on croyait exister alors ; et il y a quelques années, toutes ces fortifications, sans lesquelles on ne pouvait dormir en paix, ont été démolies. Ces fortifications, qui ont été éparpillées sur les frontières, ne valent plus rien, parce qu'elles manquaient d'unité, et qu'elles pouvaient être prises successivement.

Il faut aujourd'hui un ensemble de fortifications concentrées ; on a besoin de la forteresse d'Anvers où l'on pourra abriter le Sénat, la Chambre, le gouvernement ; et l'on ne compte pas avec la fièvre, qui décimera les habitants de ces fortifications, et paralysera tous leurs efforts de défense.

Quel qu'il soit, voilà donc encore un système à ajouter à tous les autres et dont le sort n'est pas mieux assuré.

Que conclure de tout cela, messieurs, si ce n'est qu'autant il y a d'opinions sur le meilleur système de défense, autant, à peu près, il y a de systèmes différents !

Quant à moi, je suis profondément convaincu que nous pouvons très bien constituer une bonne armée, à la condition de la bien payer.

Payez suffisamment les volontaires et vous en aurez autant que vous pourrez le désirer. Je n'en veux d'autre preuve que la concurrence qui se produit chaque jour pour la moindre place qui devient vacante. Il n'est personne ici qui ne soit obsédé de sollicitations, chaque fois qu'un emploi, si subalterne qu'il soit, devient disponible. Payez bien vos volontaires et vous en verrez accroître le nombre de manière à satisfaire largement aux besoins de l'armée.

D'après ces considérations, je crois, messieurs, avoir suffisamment justifié le vote négatif que j'émettrai sur le projet de loi.

MpDµ. - Il n'y a plus d'orateurs inscrits ; quelqu'un demande-t-il encore la parole dans la discussion générale ?

MgRµ. - Je compte prendre la parole dans la discussion générale, mais l'heure est assez avancée et j'aurai de nombreuses observations à présenter.

- Plusieurs membres. - A demain !

MpDµ. - Messieurs, vous avez chargé votre bureau de composer deux commissions pour l'examen : 1° du projet de loi ratifiant la limite séparative des provinces de Brabant et de Flandre orientale ; 2° du projet de loi portant rectification d'une partie de la frontière séparative de la Belgique et des Pays-Bas.

La première commission est composée de MM. Orts, de Naeyer, Hymans, Vander Donckt, Lefebvre, Van Humbeeck et de Maere.

La seconde commission est composée de MM. Dolez, Guillery, Kervyn de Lellenhove, Van Iseghem, de Clercq, A. Vandenpeereboom et de Macar.

M. Rogierµ. - Je voudrais savoir si l'on fera de la proposition de l'honorable M. Kervyn l'objet d'une discussion spéciale ou bien si elle sera comprise dans la discussion générale. Je crois qu'il serait préférable d'en faire l'objet d'une discussion spéciale ; c'est un des points les plus essentiels de la loi.

MpDµ. - Je crois que la discussion générale, fera naître quelques questions de principe. Avant d'arrêter la marche ultérieure de la discussion, il serait bon, je pense, d'attendre que la discussion générale fût plus avancé et que toutes les questions de principe eussent eu le temps de se produire.

- La séance est levée à quatre heures et demie.