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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 15 mai 1869

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)

(Présidence de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 881) M. Reynaert procède à l'appel nominal à 1heure 1/4 et donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

Il présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Les sieurs Vermeire-Magis, de Haes et autres membres de la société industrielle de Saint-Nicolas demandent que le projet de loi sur les protêts limite les heures auxquelles les lettres de change seront réputées légalement présentées. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


« Des habitants de Dour prient la Chambre d'autoriser la concession du chemin de fer de Givet à Jemelle, demandée par les sieurs Brassine et Nicaise. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Henri Viot, voiturier à Bourseigne-Neuve, né dans cette commune, demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi au ministre de la justice.


« Le sieur Alfred-Joseph While, commis à l'administration des chemins de fer, postes et télégraphes, à Saint-Josse-ten-Noode, né à Bruxelles, demande la naturalisation ordinaire. »

- Même renvoi.


« La chambre de commerce de Charleroi adresse à la Chambre 25 exemplaires de son rapport annuel pour l'année 1868. »

- Dépôt à la bibliothèque.


« M. Ansiau, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé. »

- Accordé.


« M. de Naeyer demande un congé d'un jour pour affaires urgentes. »

- Accordé.

Projet de loi sur la milice

Discussion générale

(page 899) MgRµ. - Messieurs, je prends la parole pour prouver à la Chambre que, lorsque, dans une séance précédente, je soutenais devant elle qu'en cas d'attaque du pays, en cas d'invasion étrangère, le service obligatoire était imposé à tous et avait toujours été une loi générale dans notre pays, je veux prouver, dis-je, qu'en émettant cette opinion, je m'appuyais sur des autorités authentiques et irrécusables.

On a nié la vérité de cette assertion.

J'invoquerai tout d'abord le témoignage d'un homme qui, dans notre pays, a acquis, par ses travaux, une réputation d'historien justement méritée et dont la vie entière a été consacrée à rechercher les droits et les devoirs des anciens Belges ; je parle du vénérable M. Rapsaet.

Sa famille a réuni et publié dans un ouvrage en six volumes une grande partie de ses travaux historiques. Mais plusieurs de ses œuvres n'ont jamais vu le jour. Il en est une, entre autres, consacrée tout entière à l'histoire des milices en Belgique ; elle était entre les mains du vicaire général de Gand, son fils, je pense. J'ai eu la faveur de posséder ce manuscrit pendant quelques jours, et j'en ai extrait divers passages dont je vous donnerai lecture.

Dans ses œuvres générales, M. Rapsaet a établi quels étaient, dans les grandes communes de notre patrie, les devoirs des Belges en cas de guerre. Il a dit comment ces communes s'étaient formées sous la protection des princes ; il a prouvé que tous les bourgeois étaient obligés de prêter, dans l'origine, serment de fidélité au seigneur, c'est-à-dire qu'ils lui devaient aide et conseil. Il a expliqué comment, par la suite des temps, ces bourgeois avaient, à l'occasion des guerres étrangères, racheté l'obligation du service personnel au moyen des subsides.

Ainsi que vous le verrez, messieurs, on a toujours et constamment, dans toutes les chartes qui ont été promulguées, réserve le droit de guerre nationale, c'est-à-dire le droit de landweir. Lorsque le souverain voulait entreprendre une guerre étrangère et qu'il sollicitait l'aide des communes, celles-ci pouvaient accepter ou refuser. Quand elles acceptaient, les troupes des communes qui se menaient en route avec le prince se nommaient heivaert ; tandis que, quand il s'agissait d'une guerre générale, d'une guerre nationale, lorsque le duché ou la comté, comme on disait alors, était envahi, le prince avait un droit, droit complet, absolu, sur ses sujets, pour les faire marcher.

Voici d'abord un passage de ces œuvres générales :

« En moins de quinze jours, les Belges réunis pouvaient mettre en campagne 300 hommes et délier leur ennemi de franchir la frontière.

« Je dis franchir la frontière ; car il n'en était pas pour la guerre offensive comme pour la défensive.

« Nos comtes, à l'exemple de nos aïeux les Germains, pouvaient bien entreprendre des guerres hors du pays ; mais ils devaient le faire à leurs frais, risques et périls ; personne ne devait les suivre sinon volontairement ou lorsque la guerre avait été délibérée et résolue par les Etats ; ces guerres s'appelaient heirvaert ou heervaert (expeditio exercitatis ; chevauchée). C'est là le sens de l'article 4 de la Joyeuse entrée du Brabant, de Charles-Quint, que la plupart ont entendu comme si le duc de Brabant n'eut pas eu le pouvoir de déclarer la guerre et de faire des alliances sans le consentement des Etats du Brabant ; le même droit existe encore en Angleterre et dans les pays d'états ; le souverain peut faire l'un et l'autre ; à ses frais, mais les Etats peuvent refuser les subsides, s'il en demande.

« C'était à l'occasion des guerres étrangères ; c'est la même distinction que j'ai faite dès l'origine.

« La défensive s'appelait landweir, que les capitulaires expliquent par regni invasio ou patriae defensio ; lorsque le roi la proclamait, tout le monde devait accourir sous les armes ; omnis populus illius regni. Je ne trouve nulle part le mot landstom dont on commence à se servir aujourd'hui et qu'on semble distinguer de landweir, sans aucun juste motif.

« Le roi peut la proclamer de sa propre autorité, lorsque les frontières sont envahies ou menacées de l'être, et cette obligation était distinctement comprise dans le serment inaugural que les Etats prêtaient en ces mots ; De palen van den lande ‘t helpen bewaren ; nos princes ont encore usé de ce droit en 1637, 1667 et 1702.

« Quelques-uns ont cru que l'obligation de la landweir a cessé par les aides et subsides ; c'est confondre les choses ; les Germains et les Francs n'en apportaient pas moins, tous les ans, volontairement leurs dons au roi, quoiqu'obligés à la landweir ; et sous Louis le Bègue, dans la guerre contre les Normands, le peuple n'en paya pas moins les contributions forcées et ruineuses consenties par les Etats Généraux, bien que toute la nation fût sous les armes, comme l'apprennent les plaintes de Hincmar.

« Le service qui est venu a cessé, par les aides et les subsides, était tout autre.

« Lorsque les Etats avaient accordé au souverain un nombre d'hommes pour une guerre, autre que la landweir, chaque ville devait fournir son contingent en hommes ; mais depuis qu'elles étaient devenues commerçantes, les habitants ne se souciaient plus d'aller servir de leur personne ; elles convinrent donc avec le souverain de. lui fournir en tel cas, un nombre de rations, en argent, équivalant au nombre d'hommes qu'elles auraient dû fournir. C'est d'après cela que la Flandre payait 18,000 rations par jour à titre de subside fixe, depuis qu'en 1754, le comte de Coblenz avait su faire accorder, en profitant habilement de la discorde qui s'était élevée entre les villes de Gand et de Bruges avec la France d'une part, contre toutes les autres villes et châtellenies de la Flandre.

« Il est inconcevable comment tous ces points si intéressants, et surtout celui du devoir du souverain de proclamer la landweir, si expressément stipulé dans le serment inaugural, étaient méconnus et ignorés, non seulement des Etats, mais des princes mêmes ; et non pas seulement dans ce pays-ci, mais dans bien d'autres.

« N'a-t-on pas vu nos princes, dans les deux derniers siècles, demander la landweir au simple titre d'usage ?

« N'a-t-on pas vu le roi d'Angleterre la demander au parlement contre l'invasion des Français ?

« N'a-t-on pas vu, enfin, en dernier lieu, l'Autriche négocier et tracasser avec les Tyroliens pour en obtenir la levée en masse ?

« Tous ces souverains, dont les constitutions du pays sont, au fond, les mêmes que la nôtre, n'eussent-ils pas eu le droit de dire à leurs sujets : « Je vous appelle tous aux armes pour m’aider à défendre les frontières du pays, en vertu du serment qu'à mon inauguration vous m'avez prêté, de les défendre ; je n'ai par besoin de votre consentement. »

C'est la confirmation pleine et entière de ce que j'ai avancé dans cette Chambre.

J'ai dit que quand il s'agissait d'une guerre étrangère, les Belges ne devaient pas servir ou ne devaient servir qu'autant que les Etats ou les magistrats des villes y consentissent ; mais même, dans ce dernier cas, le service devenait obligatoire.

Voici, à ce sujet, un renseignement fort remarquable pour Bruxelles, extrait des Ordonnantien der ambachten, par les historiens de la ville de Bruxelles, MM. Wauters et Henné.

« Les lignages, disent-ils, composaient la cavalerie, les métiers l'infanterie...

« La charge du service militaire était supportée à tour de rôle par la (page 900) voie du sort par les membres de chaque corporation : on appelait cela scoten en loten, tirer et partager. »

Ainsi, voilà le tirage au sort établi dans les diverses corporations, ici même, à Bruxelles, au XIVème siècle.

Ce n'est pas moi qui avance tout cela ; c'est, par conséquent, une querelle entre l'honorable M. Coomans et les différents auteurs sur lesquels je m'appuie.

Maintenant, messieurs, je citerai quelques passages de l'écrit spécial de M. Rapsaet sur les anciennes milices en Belgique.

Il commence par donner une idée de la formation des communes en Belgique ; il parle aussi du serment que les communiers prêtaient au prince.

Il dit le parti que les rois et les princes tirèrent de ces communes pour s'affranchir du joug de leurs grands vassaux. Et il ajoute :

« Le roi, dès l'origine, se servit des communes pour ses guerres contre les grands ; mais elles se fatiguèrent à leur tour de ce service et cherchèrent à obtenir des exemptions que stipulèrent leurs chartes de communes. Cependant, l'obligation de la landweir est restée la même. Il cite, entre autres, la charte de Saint-Omer de 1127. Les bourgeois sont exempts de la guerre hors du pays, sauf le cas d'invasion, alors ils doivent défendre leur frontière. » D'après la charte de Furnes (1161) : « Les habitants sont exempts de service, charges, exactions, si ce n'est d'aller à l'année pour la défense commune. » Mêmes réserves pour Termonde en 1264.

Dans les privilèges des Brabançons, le duc de Brabant ne pouvait faire la guerre sans le consentement des Brabançons, « sous peine de ne pas devoir le suivre ».

M. Coomansµ. - C'est ce que j'ai dit hier.

MgRµ. - Nous sommes d'accord sur ce point, mais le point sur lequel nous différons porte sur les droits du prince sur tous ses sujets, quand il s'agit de la défense du territoire. Là le droit du prince est complet et tout le monde devait marcher.

« Quand le pays est attaqué, ajoute Rapsaet, tout le monde marchait. Le nombre d'hommes indiqué dans les chartes des villes n'indique donc que le contingent des guerres particulières et hors du pays ; mais le droit de landweir reste. »

L'auteur cite des chartes à l'appui de son assertion : « S'il arrivait que le peuple, par dévouement, voulût suivre le prince, ou lui accorder des services extraordinaires, il se faisait donner des lettres de non-préjudice. Mais quand il était question de landweir, des droits et domaines du duc, d'après l'aveu des villes d'Anvers et de Turnhout de 1261 tous sont obligés de les défendre avec, corps et biens. » Toujours l'auteur appuie par de nombreux passages extraits des chartes. Il résume ce point en disant : « Ainsi, quels que furent les privilèges obtenus des seigneurs, toujours le droit de landweir était excepté, et elle restait toujours debout, cette prescription des Capitulaires de Charles le Chauve : et si in alode suo quiete vivere, voluerit, nullus ei aliquod impedimentum facere praesumat, neque aliud aliquod ab eo requiratur nisi solum modo ut ad patriae defensionem pergat. Le nombre d'hommes, dans ce cas, n'était pas limité, tous devaient partir. Le heervaert n'était que la fixation de la quote-part d'une expédition particulière. »

Rapsaet prouve que les mêmes obligations existaient en Hollande, pour les villes de Dordrecht, de Sainte-Gertrude, etc.

« Tout cela, dit-il. se continuait dans les derniers temps (1638 et 1649). On lève en masse tous les hommes de 20 à 50 ans dans les six jours, avec ordre de les incorporer par compagnies de 200 hommes. Cette obligation était fondamentale dans la constitution. » Plus loin : « Le comte ou l'officier qui le représentait proclamait la landweir de son plein droit et n'avait pas besoin de l'avis des états généraux. La levée s'annonçait par placcaert, au nom du prince, comme au temps de Charlemagne, quelquefois tous, quelquefois un tantième, quelquefois telle classe particulière. » L'auteur donne des preuves qui remontent à 1264.

Rapsaet parle alors de 1665, et il dit qu'à cette époque les princes souverains réclament formellement ce vieux droit.

« Ainsi qu'en semblable cas d'urgence, nécessité et péril de l'Etat compète à Sa Majesté. » L'auteur ajoute : « Nous avons vu l'appel général en 1521 et 1638. Tous les vasseaux et arrière vasseaux de Flandres furent appelés aux armes, pour la conservation, sûreté et défense du pays en-deçà. En 1615 et 1639, on n'appelle que la seule noblesse, qui fut promptement armée. En 1655, on publie l'arrière ban et on lève le dixième homme. En 1658 on lève 6,000 hommes et le ban est proclamé. En 1669, on lève 12,000 hommes. L'égoïsme peut envisager cette obligation de défendre la patrie comme une charge, mais nos aïeux la considéraient comme un droit et une prérogative qui n'appartenait qu'à un peuple libre. Le gouvernement des Pays-Bas, en 1701, pose ce droit en principe, et veut des troupes nationales, à l'exclusion de troupes étrangères. On tira au sort de 20 à 40 ans. »

Messieurs, vous voyez que ce droit de landweir existait non seulement pour le plat pays, mais pour les communes, dans le sens que l'honorable M. Coomans leur attribue.

Hier on a vu évidemment qu'il y avait confusion de mots, lorsque je donnais aux villages, à cette époque, le nom de « communes », par lequel on les désigne généralement aujourd’hui. On peut, dans l’improvisation, commettre de ces erreurs. L'honorable M. Coonans lui-même n'en est pas exempt, puisqu'il attribue le nom de Lick eeters aux Brabançons qui ont suivi Jean le Victorieux dans les champs de Woeringen. Ce n'est pas aux Brabançons qui ont combattu dans les champs de Woeringen que ce sobriquet a été donné, mais aux Brabançons qui ont combattu à Basweller, sous Wenceslas. Je ne relève ce point que pour vous dire qu'on peut se tromper.

M. Kervyn de Lettenhoveµ. - Monsieur le ministre, me permettrez-vous une question ? Tout à l’heure, vous occupant de la landweir et reproduisant un passage de Rapsaet, vous avez parlé d’un roi, je voudrais savoir quel état ce roi ?

MgRµ. - Il parlait sans doute d'un roi, parce qu'il faisait allusion aux anciennes lois des Germains ; mais il prouve que ce droit des Germains a continué dans nos lois et jusqu'aux derniers temps.

M. Kervyn de Lettenhoveµ. - Il s'agissait donc des rois carlovingiens ou mérovingiens ?

MgRµ. - Il ne s'agit pas des rois carlovingiens et mérovingiens, mais de nos comtes, de nos ducs ; ne faisons pas de confusion.

Maintenant, voici le, passage de Froissart relatif à la journée de Basweiler, journée qui a été perdue, comme vous le savez : « Les Bruxelles, dit-il, autour du Duc. estoient sur les champs montés les aucuns à cheval et leurs varlets derrière eulx, qui portoyent flacons et bouteilles de vin troussées à leurs selles et aussi parmi ce fourage et pasiez de soumon, de truites et d'anguilles enveloppés de belles petites tovailles et empesebaient là durement ces gens la place, de leurs chevaulx, tant qu'on ne se pouvayt ayder de nul costé. »

Ainsi leurs chevaux étaient tellement chargés de victuailles, etc., enveloppés dans de belles pelites serviettes, qu'ils étaient dans l'impossibilité de se mouvoir.

Je n'ai plus qu'une chose à relever dans les observations de. M. Coomans ; elle est relative, au mot « bailli » ; je n'ai point parlé que de baillis.

Lorsque les souverains s'adressaient à leurs sujets, ils le faisaient par l'intermédiaire des autorités supérieures de chaque province. Ainsi, pour le Brabant, j'ai cité le chancelier et gens du conseil de Brabant ; pour le Hainaut, le grand bailli et le conseil du Hainaut ; pour les Flandres, le président et gens du conseil des Flandres, etc., etc. Il ne s'agissait donc aucunement des baillis des villages du plat pays.

Enfin, messieurs, ce qu'a dit Rapsaet s'applique, d'une manière complète, aux anciennes communes. Cela n'est pas niable et toute l'argumentation que l'on pourrait faire sur les vassaux, arrière vassaux, le ban et l'arrière ban, etc., ne prouverait absolument rien.

(page 881) M. Coomansµ. - Messieurs, je ne sais quelle impression a faite sur vos esprits le discours de l'honorable ministre ; celle que j'ai ressentie, c'est qu'il a pleinement confirmé ce que j'avais avancé. Je regrette de ne pas pouvoir lire dans vos consciences pour y chercher les doutes que j'ai pu y laisser. Je m'empresserais de les lever un à un.

Vous verrez que, loin d'avoir réfuté quoi que ce soit, M. le ministre a tout confirmé.

D'abord, permettez-moi de rappeler que j'ai parlé de la législation belge, renversée en 1792 et en 1794, et non pas de Capitulaires, non pas de Charlemagne, non pas de Charles le Chauve.

M. le ministre vient d'invoquer les lois de l'époque anté-féodale et anté-communale.

Nous savons fort bien qu'avant les communes il y avait de grands abus commis par les souverains.

C'est pour cela que la communitas, la libertus, la fraternitas, la conjuratio, tous synonymes officiels de la commune, ont été instituées. (Interruption.)

Laissons de côté, messieurs, les Capitulaires, qui n'ont rien à voir ici. Nos communes se sont organisées non pas, comme vient de le dire (page 882) l’honorable ministre, sous la protection des rois, mais bien souvent contre les rois, malgré les rois, dans le seul intérêt des classes laborieuses.

Je veux bien vous accorder que la commune est sortie de la Germanie. C'est mon opinion, je crois l'avoir démontré dans un ouvrage qui, tout résumé qu'il est, m'a coûté de longues années de travail.

Oui, la commune, c'est-à-dire l'association fraternelle, le serment sacré fait par tous les faibles entre eux de se défendre contre les forts, est sortie de la Germanie.

C'est ma thèse, la commune n'est pas sortie des actes gracieux de Louis le Gros. Elle n'a pas été instituée au XIIème siècle ; elle existait de fait longtemps avant. Le mot « institution de la commune » est faux ; le mot « établissement de la commune » est faux aussi. Il y a eu reconnaissance et consécration de la commune.

Il y a eu au XIème et au XIIème siècle rénovation de l'idée communale chez nous, rénovation qui a éclaté presque universellement au XIIème siècle ; mais, accordez-moi donc que j'ai parlé de la Joyeuse entrée, des Chartes du Brabant, mais non des Capitulaires, dont la plus grande partie, du reste, est étrangère à la politique.

L'honorable ministre a abandonné la thèse qu'il avait soutenue hier, à savoir que l'ordonnance qu'il nous a lue concernait la Belgique tout entière.

La pièce qu'il nous a lue et que je ne connais pas (elle date, je crois, de 1655) doit être très peu importante, car toutes les pièces de quelque valeur en cette matière ont été mises à la disposition des hommes qui savent lire et qui veulent lire. Cette pièce ne pouvait concerner qu'un pays de vassalité.

Or, l'honorable ministre s'est permis d'affirmer hier qu'elle concernait toute la Belgique, même les Belges libres, attendu que village était synonyme de commune. Mais l'honorable ministre s'est exécuté là-dessus de si bonne grâce, que je ne veux pas insister.

Je dois cependant lui faire remarquer que c'était la base de tout notre dissentiment.

J'ai dit moi-même, il y a trois jours, que d'après l'ordonnance de 1702, tous les vassaux devaient marcher, mais j'ai affirmé également que les communes étaient exemptées, et j'en ai tiré cet argument que si Louis XIV respectait la liberté des communes, c'est qu'il y était obligé par nos chartes.

Ainsi la fameuse ordonnance qui a établi la conscription chez nous ne pouvait concerner que les pays de vassalité. Jamais elle n'a été appliquée aux communes.

L'honorable général cite une grave autorité, celle du savant Rapsaet. Il s'appuie, il est vrai, sur un manuscrit ; toutefois, comme je n'ai pas lieu de douter de sa bonne foi, j'accepte l'autorité de ce manuscrit, mais je n'ai lu que les livres de Rapsaet ; je les ai même relus, ce que je ne vous conseille pas de faire, si vous n'aspirez pas aux stériles jouissances de l'érudition.

Quelque savant qu'il fût, M. Rapsaet était très autoritaire. M. Rapsaet a essayé constamment de faire prévaloir l'autorité suprême des temps féodaux, et l'honorable ministre, avec une bonne foi poussée jusqu'à la naïveté, vient de nous lire un passage de Rapsaet disant que les droits régaliens formulés par lui, Rapsaet, étaient tellement problématiques, tellement imaginaires qu'ils étaient inconnus des états belges et même de nos princes. Eh ! si les états belges et si nos princes ne connaissaient pas ces droits, ne puis-je dire tout au moins qu'ils étaient tombés en désuétude ?

Aussi j'embarrasserais fort l'honorable général en lui demandant de citer un seul cas dans le cours d'une histoire de sept siècles où la population belge ait répondu en masse à l'appel des rois pour une guerre étrangère ou nationale. Je mets au défi l'honorable ministre de me citer une seule circonstance où ce fait se soit produit.

La vérité est celle-ci ; je n'ai vraiment qu'à me répéter :.c'est que dans toutes nos chartes communales, dans presque toutes, l'article le plus important était celui relatif à l'affranchissement du service militaire.

Dans aucun cas, le souverain ne pouvait forcer les citoyens à aller en guerre. Quant au cas de défense nationale, je suis tout fier de pouvoir assurer qu'il n'a jamais dû être prévu. Les Belges n'ont jamais attendu que leurs princes les engageassent à se défendre ; ils se sont toujours défendus et de toutes les façons, el, encore une fois, je demande à l’honorable général de me citer des faits.

En Belgique, en Flandre, dit l'honorable général, les rois pouvaient requérir le service militaire des citoyens.

En Belgique, il n'y avait qu'un roi avant le XVIème siècle, c'était un étranger, heureusement sans pouvoir ; c'était le roi en Flandre. (Interruption.) Mais savez-vous bien qui étaient les rois en Flandre ? C’étaient les rois de France. Or, encore une fois, quand un roi de France a-t-il pu se faire obéir des Flamands, ses sujets nominaux ? Quand un seul roi de France a-t-il décrété la landsturm ou la landwehr ? Jamais. M. Rapsaet faisait de la théorie, et vous voulez en faire de la pratique, et c'est ce que je ne veux pas. Car si ces théories étaient vraies, la Belgique serait déshonorée.

Le plus beau titre des Belges à l'estime de soi-même et du monde, c'est d'avoir toujours été maîtres chez eux. (Interruption.)

L'honorable général a dit une chose que j'avais dit avant lui ; il n'avait qu'à copier les Annales parlementaires, c'est que les communes se rachetaient avec de l'argent, avec des rations, avec des subsides. Nous le savons bien ; l'ordonnance de 1702 reconnaissait ces cas-là. Les communes, c'est-à-dire la Belgique proprement dite, le noyau de la Belgique, l'âme de la Belgique, les communes ne servaient que lorsqu'elles le voulaient bien ; et elles ne le faisaient que rarement et isolément, lorsque cela leur convenait.

Mais j'étonnerais peut-être davantage l'honorable ministre en disant que nos souverains n'avaient pas même le droit de percevoir l'impôt ni de le décréter. Les Belges ne payaient pas d'impôt à leur souverain. Quand je disais cela l'autre jour dans une compagnie qui se croit instruite, on s'est récrié ; et pourtant rien de plus vrai. Et la preuve que nos communes ne devaient pas livrer des hommes à leur souverain, c'est qu'elles ne livraient pas même des écus ; elles donnaient des subsides, elles accordaient des aides.

Il est vrai que, dans un sens, c'était à peu près la même chose ; mais il n'en était pas de même dans un autre sens, attendu que très souvent elles refusaient : on a vu des provinces refuser l'impôt, tandis que d'autres l'accordaient. Même remarque pour les communes.

Messieurs, si vous voulez vous borner à prouver qu'en cas de défense nationale le droit de convoquer la landsturm, c'est-à-dire que le service de tous les Belges était un droit régalien, un droit souverain, je le veux bien ; cela est vrai. Les communes se sont toujours astreintes à ce devoir ; dans leurs chartes d'émancipation elle se sont toujours engagées à servir les souverains soi-disant émancipateurs.

Mais en fait elles ne le faisaient guère ; et en fait aussi les souverains n'avaient garde, en général, de convoquer les communiers sous les armes.

Je voudrais bien qu'on précisât une critique, quelconque contre ce que j'ai dit. Je n'en trouve aucune : tout ce que j'ai dit est confirmé par les lectures mêmes qu'a faites M. le ministre.

D'après l'honorable ministre, les habitants des communes étaient des vassaux. De même qu'il est permis de confondre les villages avec les communes, ont peut confondre les bourgeois, burgers, avec les vassaux !

Il y avait une très grande différence : le droit commun était pour les vassaux, et le droit exceptionnel qui constituait la législation la plus générale dans l'Europe civilisée, le droit libéral, le droit des hommes libres était le privilège ; c'étaient, quant aux communes, les Chartes qu'elles avaient signées avec le souverain. Eh, mon Dieu ! ces chartes étaient si avancées que le droit de révolte y était proclamé, reconnu et signé par le souverain. Encore une fois, je. prie M. le ministre de formuler un point où je ne sois pas d'accord, non pas avec lui, mais avec ce qu'il a lu, et surtout avec l'histoire.

Quant au jugement final, je m'en rapporte à tous nos instituteurs primaires.

(page 900) MgRµ. - Je vois avec infiniment de plaisir que l'honorable M. Coomans est maintenant d'accord avec moi sur le point principal, à savoir que lorsque le pays était attaqué, lorsqu'il s'agissait de la défense de la patrie, tous les Belges étaient forcés de servir et que le prince avait le droit de les faire marcher.

Ce qui m'a obligé à avancer ce fait, ce. n'est pas la critique de la législation belge renversée en 92 et en 94, comme l'a dit l'honorable membre, mais c'est cette phrase de son discours :

« Les nobles et les vassaux devaient marcher à la réquisition du prince, mais jamais la bourgeoisie ni même le peuple. »

C'est alors que j'ai établi la distinction ; j'ai dit d'abord que les Belges, en vertu des dispositions de leurs chartes, ne devaient pas suivre le prince dans les guerres étrangères, sans le consentement des magistrats. J'ai dit ensuite, que lorsqu'il s'agissait de la défense du territoire, les choses changeaient de face et que tous les Belges devaient marcher.

Aujourd'hui, l'honorable M. Coomans est d'accord avec moi, et j'en suis enchanté.

Je n'ai peut-être pas feuilleté autant de volumes que l'honorable M. Coomans, mais un livre m'a frappé dans mes lectures, c'est l'Histoire des communes belges, par l'honorable M. Coomans lui-même. Dans cet ouvrage, il parle des devoirs des villes, communes, et voici comment s'exprime mon honorable contradicteur, à la page 70 :

« Les charges et obligations des villes-communes se bornaient aux suivantes : Elles devaient au comte, au duc ou au roi (je ferai remarquer que M. Coomans parle aussi d'un roi), le service militaire, pour la défense du pays et des droits de souveraineté du prince. »

M. Coomansµ. - A certaines conditions.

MgRµ. - Je n'ai pas dit autre chose, et nous avons, par conséquent, raisonné dans le vide ; mais lorsque vous venez nous dire : Nos droits séculaires ne vous permettent de lever que des volontaires, je réponds que notre armée étant une armée défensive, c'est aux citoyens à remplir ses cadres.

C'est un droit que le gouvernement possède, un devoir que les citoyens sont tenus de remplir depuis que nous portons le nom de Belges. Voilà ce que je voulais prouver.

MpDµ. - Cette discussion spéciale paraît épuisée.

La parole est à M. Coremans.

(page 882) M. Coremansµ. - Messieurs, avant de répondre spécialement au discours qu'a prononcé hier M. le ministre de la guerre, permettez-moi de faire une observation que me suggèrent les débats tels qu'ils ont lieu depuis que nous discutons le projet de loi sur la milice.

Je constate que pas un représentant du peuple n'a pris jusqu'ici la parole pour appuyer, pour défendre le projet de loi.

Tous ceux qui se sont levés avant moi ont critiqué, attaqué avec force le projet de loi, soit dans son ensemble, soit dans ses dispositions les plus essentielles. Les reproches les plus graves : d'être contraire aux droits imprescriptibles des Belges, garantis par notre pacte fondamental ; d'être odieux, injuste, inique, écrasant pour le peuple ; tous ces reproches ont été articulés, ont été lancés contre le projet de loi et pas un représentant du peuple, pas un membre de la majorité ministérielle, sur laquelle compte cependant le gouvernement pour faire adopter son projet, ne s'est levé pour défendre le projet de loi, pour le laver des reproches qu'on lui a lancés.

Il y a plus, pas un ministre politique ne s'est levé pour essayer la réfutation des reproches amers adressés au projet de loi.

(page 883) Cependant le projet émane du ministre de l'intérieur.

MiPµ. - Est-ce que vous croyez que j'ai peur de répondre ?

M. Coremansµ. - Que sais-je ? Je constate seulement que jusqu'ici il n'a pas été répondu.

Ali ! s'il s'était agi de la grave, de l'importante question de savoir si la clef du coffre-fort de la fabrique d'église de Saint-Genois était ou n'était pas au presbytère, nous verrions l'honorable ministre de la justice prononcer de longs discours passionnés pour établir ou contester ce fait mémorable.

S'il s'était agi, non pas de la loterie militaire, mais de cette loterie de charité qui nous a occupés pendant plusieurs séances l'année dernière, de cette loterie que quelques dames de Bruges voulaient organiser pour fonder une école gardienne à Westcappelle, nous aurions vu l'honorable ministre de la justice, l'honorable ministre des finances et l'honorable ministre de l'intérieur sauter tous les trois à la brèche, épuiser tous les traits de leur éloquence, pour justifier le veto mis par le gouvernement à l'organisation de. cette loterie, et monter au Capitole en jurant que tel jour ils avaient, en interdisant la loterie de Westcappelle, sauvé le pouvoir civil des abus d'un autre âge.

Mais aujourd'hui il ne s'agit que de la loterie militaire ; il ne s'agit que de la liberté individuelle de 12,000 de nos concitoyens arrachés annuellement à leur famille.

Cette question n'a guère d'importance aux yeux des hauts et puissants seigneurs qui nous gouvernent, et ne vaut certainement pas qu'ils se dérangent pour prendre part a la discussion. Cette tactique du silence peut être fort habile à vos yeux ; mais si elle devait se continuer, le pays la jugerait sévèrement.

Quand on a le courage de présenter un projet de loi aussi inique, aussi impopulaire que votre projet de loi sur la milice, il faut autre chose que des votes muets pour le justifier.

Cela dit, je réponds plus spécialement au discours de l'honorable ministre de la guerre. A l'appui du projet de loi soumis à nos délibérations, l'honorable général Renard a fait valoir de nombreuses considérations puisées dans différents ordres d'idées.

Et tout d'abord il a puisé ses arguments dans les nécessités de la défense nationale.

Par des considérations très ingénieuses, l'honorable ministre a tâché de prouver que chaque pays a, en fait d'organisation de la force publique, le système qui lui convient le mieux.

Ainsi, le système américain est le meilleur des systèmes militaires pour les Etats-Unis ; le système anglais, le meilleur pour la Grande-Bretagne ; le système suisse, le meilleur pour la montagneuse Helvétie ; le système prussien, le meilleur pour la Confédération allemande du Nord.

L'honorable général s'est ensuite efforcé de prouver que pas un de ces différents systèmes n'est applicable en Belgique.

Je ne combattrai pas l'honorable général sur ce terrain.

Je ne vois ni la nécessité ni l'utilité de le suivre dans ces longues excursions. Pour apprécier sainement ce qui, au point de vue de la défense du pays, convient le mieux à la Belgique, il ne faut pas chercher au loin nos moyens d'appréciation, nous les trouvons sans quitter le pays.

Il est rationnel, et on ne le contestera pas, que la force publique soit organisée conformément à nos besoins, conformément aux exigences de notre situation politique, conformément à nos ressources financières.

Quant à notre situation politique, la Belgique jouit et doit jouir de la neutralité. Les grandes puissances l'ont voulu, le veulent ; elles nous prescrivent et nous garantissent notre neutralité. Nous-mêmes nous avons signé cette convention de neutralité, nous l'avons acceptée sans réserve, nous devons y rester fidèles.

Cette neutralité doit, du reste, nous être chère, puisque en 1839 nous l'avons payée et de la cession du Limbourg et d'une dette de plus de 600 millions dont nous ne sommes pas encore débarrassés.

Cette condition de neutralité, que je qualifie aujourd'hui d'heureuse, imposée à notre existence politique, nous soumet à certaines obligations auxquelles nous n'avons pas, vis-à-vis des puissances, le droit de nous soustraire.

Nous ne pouvons, par l'organisation de notre force publique, par l'exagération de notre armée permanente, porter atteinte à notre neutralité. Nous devons être et rester neutres, et ne pas nous rendre, par des armements qui ne seraient pas exclusivement défensifs, assez forts pour jamais servir d'appui ou d'auxiliaire à une puissance en lutte avec une autre.

Quant aux besoins de l'intérieur, pour le maintien de la tranquillité publique, nul n'oserait soutenir qu'il faille une année permanente de 120,000 hommes et un contingent annuel de 12,000 de nos concitoyens. Une armée de 10,000 hommes suffirait amplement pour atteindre ce but.

Mais, dit-on, notre neutralité n'est qu'un mot ; nous ne pouvons pas avoir une confiance entière dans les promesses et dans les garanties des puissances, dont la politique change avec les intérêts.

Messieurs, je désire, autant et plus que personne, que, quand la patrie est menacée, elle trouve en elle-même les moyens de se défendre et de sauvegarder son indépendance. Mais même, à ce point de vue, une armée de 120,000 hommes et un contingent de 12,000 hommes sont-ils encore nécessaires ?

Oui, dit l'honorable ministre de la guerre, car la Belgique est un pays de rase campagne, un pays de champ de bataille, et là il faut une puissante armée permanente.

Est-ce à dire qu'au jour fatal, les destinées de la Belgique devront se décider sur le champ de bataille, en rase campagne ? Dans ces conditions, la défaite de la Belgique n'est pas douteuse : il n'y a pas de honte à le reconnaître ; la Belgique doit nécessairement être vaincue, par la raison bien simple que sur les champs de bataille, toutes choses étant égales d'ailleurs, la victoire doit fatalement se ranger du côté des gros bataillons. et si c'est en rase campagne que doivent se décider les destinées de la Belgique, pourquoi avoir érigé, au prix de tant de sacrifices, les fortifications d'Anvers ?

Elles ne seraient, donc plus, ces fameuses fortifications, qu'un refuge pour les débris de notre armée, échappée de la défaite ? A supposer toutefois que ces débris dispersés et découragés pussent atteindre ce dernier refuge avant l'ennemi victorieux !

Jusqu'ici on nous avait toujours déclaré que les fortifications d'Anvers devaient être les boulevards de notre nationalité ; que l'on devait y concentrer toutes les forces du pays avant tout échec, afin d'opposer là à l'ennemi une résistance invincible.

Or, l'honorable général Renard affirmait hier que derrière les fortifications tout homme vaut un soldat, qu'il suffit pour cela d'un peu de courage et de bonne volonté.

Cela étant, est-il possible d'admettre que la défense nationale exige un contingent annuel de 12,000 hommes et une armée permanente de 120,000 ? Je ne le crois pas.

Quand la patrie est en danger, tout le monde doit payer de sa personne, nulle exception n'est admissible ; tout homme valide doit être un adversaire et faire face à l'envahisseur. Pour cela il faut la nation armée ; il faut une organisation sérieuse de la garde civique ; il faut qu'on mette entre les mains des citoyens des armes et des meilleures ; la nation armée est invincible. Nul n'oserait l'attaquer !

Et d'ailleurs, si, pour les besoins de la tranquillité intérieure, je vous concédais une armée permanente de 10,000 hommes, je vous en concède une de 25,000 pour les besoins de la défense nationale.

Ces 25,000 hommes d'armée permanente qui doivent servir de base et d'appui à la nation armée, oseriez-vous affirmer que le recrutement volontaire ne suffirait pas pour vous les fournir ? et qu'on ne pourrait dès lors débarrasser le pays de l'odieuse conscription ?

Telle, devrait être, messieurs, l'organisation de la force publique en Belgique, pour qu'elle fût populaire et libérale. Je dis libérale, car là où le peuple armé,, dit l'illustre Macaulay, ne trouve pas en lui-même le pouvoir de résister à l'arbitraire, là il n'a aucune garantie sérieuse que les libertés publiques seront respectées par le pouvoir.

Et Macaulay ajoute que si l'Angleterre a conservé ses libertés, elle le doit à la faiblesse relative de son armée permanente.

Il semble donc, messieurs, qu'au point de vue de la défense du pays, votre odieuse loi de la milice n'est pas nécessaire. A plus forte raison, ne l'est-elle pas au point de vue du maintien de la tranquillité à l'intérieur.

L'honorable ministre de la guerre est entré dans d'autres considérations encore pour justifier le projet de loi qui nous est soumis.

Pourquoi, disait hier l'honorable ministre, la loterie militaire ne serait-elle pas maintenue en Belgique, puisqu'elle existe chez tous nos voisins ? N'existe-t-elle même pas en Amérique, en Angleterre, ces pays par excellence de la liberté individuelle ? N'existe-t-elle pas en France et en Hollande ?

Messieurs, la valeur de cet argument me semble bien petite. Parce qu'un mal, une injustice est établie ailleurs, est-ce une raison de l'établir ou de la maintenir chez nous ? De cette façon, il n'est pas d'atrocité qu'on ne puisse justifier. Du temps de la conquête de la Belgique par Louis XIV, du temps de la domination de Napoléon, la conscription existait dans notre pays, dit l'honorable ministre. Qu'est-ce que cela prouve ?

(page 884) La nécessité qu'éprouve l'honorable ministre d'aller puiser ses exemples dans des temps aussi désastreux, sous des régimes aussi despotiques, cela seul ne prouve-t-il pas tout l'odieux de votre projet de loi ?

L'honorable général a également essayé, mais sans y insister, et en promettant d'y revenir, chose qu'il a oubliée, de justifier la loterie militaire au point de vue constitutionnel.

La tâche était lourde et je comprends que l'honorable ministre, tout en disant qu'il l'aurait affrontée, ait oublié d'y revenir.

MiPµ. - Il a répondu.

M. Coremansµ. - C'est-à-dire qu'il a promis de répondre ; mais sa réponse est encore à venir.

Ainsi la Constitution, dans ses articles 6 et 7, garantit la liberté individuelle et l'égalité des citoyens devant la loi.

Que devient, sous l'application de la conscription, la liberté individuelle et l'égalité des citoyens devant la loi ?

Je suppose deux individus ayant tiré l'un et l'autre un mauvais numéro ; l'un appartenant à la classe aisée, l'autre à la classe pauvre, à la classe des prolétaires.

L'un se rachète moyennant une poignée d'argent très souvent prise sur le superflu de sa famille.

L'autre paye son mauvais numéro de la perte de sa liberté, éventuellement de la mutilation ou de la perte de la vie.

L'un continue tranquillement l'étude ou l'exercice de sa profession ; l'autre est arraché à son méfier, à sa famille, enfermé dans des casernes infectes et malsaines où trop souvent il est forcé de subir pour compagnons de chambrée des repris de justice, des gens de la lie du peuple, viciés et corrompus jusqu'à la moelle des os. (Interruption.)

Cela a été dit-par vous. Cela se trouve dans le rapport.

L'un possédant tout, dignités et richesses, se dérobant à la défense nationale. L'autre ne possédant rien ; converti, malgré lui, en chair à canon pour le plus grand honneur de quelques privilégiés.

L'un exploitant, l'autre exploité ! Voilà l'égalité des Belges devant la loi de la milice.

Au point de vue de l'inviolabilité de la propriété, la loi de la milice ne méconnaît pas moins les prescriptions constitutionnelles.

Notre pacte fondamental dit, en effet, que nul ne peut être privé de sa propriété sans avoir reçu au préalable une juste indemnité.

Au pauvre, la loi de la milice enlève son seul capital, ses deux bras, sa jeunesse, sa force ; elle ne lui donne rien à titre d'indemnité.

Mais, continue l'honorable ministre, cette inégalité des citoyens devant la loi de milice devient moins choquante lorsque l'on considère que tous les Belges sont au moins astreints au service de la garde civique.

Je ne pense pas que cette justification en soit une. Quelle parité de charges y a-t-il entre le service de la garde civique et le service de l'armée ? Est-il convenable que la loi exige du citoyen pauvre des sacrifices incomparablement plus lourds que du citoyen riche ? Des charges égales constitueraient encore une iniquité.

L'honorable ministre disait encore hier : Qu'importe-t-il au pauvre que le riche puisse se racheter ? Le fils de l'ouvrier devrait-il moins marcher, sa position serait-elle améliorée si le fils du riche devait également payer de sa personne ?

Mais, messieurs, indépendamment de la satisfaction morale pour le pauvre de voir que la Constitution n'est pas un mensonge, au point de vue de l'égalité des citoyens, il y aurait pour le pauvre, dans l'égalité absolue, des avantages matériels, très nombreux. Croyez-vous que si les fils de nos ministres, de nos sénateurs, de nos représentants, avaient à servir en personne comme miliciens, croyez-vous que la durée du service serait aussi longue qu'elle l'est aujourd'hui ? Croyez-vous que dans ce cas le milicien serait logé et nourri comme il l'est ?

Ajoutez à cela que les chances heureuses deviendraient beaucoup plus nombreuses ; car, il s'en faut bien qu'on persisterait alors à maintenir un contingent de 12,000 hommes, on le restreindrait dans des bornes raisonnables. Je dis plus : forcer le riche à marcher en personne, en lui ôtant la faculté de se racheter, c'est tuer la conscription.

Messieurs, au point de vue de notre nationalité, je crois qu'il est dangereux de mécontenter les classes ouvrières. Elles sont, nous devons le reconnaître, la véritable substance, la matière organique de notre nationalité. Aujourd'hui les classes ouvrières s'isolent du gouvernement ; elles s'organisent entre elles ; et déclarent dans leurs journaux et dans leurs meetings qu'elles n'ont plus confiance dans le gouvernement pour arriver par son concours et son intervention à la possession de tous les droits du citoyen.

Jusqu'ici quand les classes ouvrières se sont adressées à la législature pour obtenir quelque droit politique ou quelque adoucissement à des lois rigoureuses dont elles étaient plus spécialement les victimes, jamais il ne leur a été rien accordé. Quand elles ont demandé le droit de suffrage, il leur a été répondu qu'elles en étaient indignes parce qu'elles auraient vendu leurs votes pour un verre de genièvre : que jamais, ni en un acte, ni en cinq le droit de suffrage ne leur serait accordé.

Quand naguère M. d'Elhoungne a soulevé la question de savoir s'il n'y aurait pas moyen d'améliorer la situation des classes ouvrières, par exemple, en veillant à la santé des enfants travaillant dans les mines et les fabriques, il a été répondu qu'on croyait l'Etat incompétent ; qu'on examinerait, mais qu'on croyait qu'il n'y avait rien à faire. Quand, il y a deux ans, le gouvernement ayant fait connaître ses propositions relatives à la réorganisation militaire, les classes ouvrières émues se sont adressés dans des pétitions nombreuses à la législature pour que tout au moins on n'aggravât pas les charges militaires qui pesaient sur elles, il n'a été tenu aucun compte de leur demande. Les charges militaires ont été aggravées ; le contingent annuel a été augmenté de 2,000 hommes. C'est en voyant toutes leurs tentatives inutiles, infructueuses, que les classes ouvrières se sont découragées, qu'elles se sont séparées en quelque sorte du pays légal, du pays officiel.

Aujourd'hui elles ne s'adressent plus au gouvernement ; vous n'êtes pas leur mandataire, vous ne l'avez même jamais été ; et vous n'êtes plus leur tuteur ; elles refusent votre tutelle parce que vous en abusez. Les classes ouvrières ne comptent plus que sur elles-mêmes ; elles s'organisent, se posent en adversaires, et bientôt leur force sera irrésistible.

Je dis donc qu'il y a un grave danger pour notre nationalité à mécontenter, à s'aliéner ainsi la masse de la nation.

Messieurs, l'idée de patrie n'a jamais été séparée de l'idée du bien-être, au moins d'un bien-être relatif. Dans l'antiquité comme de nos jours, ces deux idées ont marché toujours accouplées l'une à l'autre. Eh bien, je crois qu'au point de vue de notre nationalité, il est dangereux que, par la politique suivie vis-à-vis des classes ouvrières, on fasse naître chez elles cette idée qu'ailleurs leur position serait préférable.

Quand elles voient dans un pays voisin fonctionner le suffrage universel ; quand elles y voient les ouvriers se coaliser librement, sans intervention de la force armée... (interruption) quand elles voient ailleurs fonctionner des lois sur les société coopératives, et quand elles constatent que rien de tout cela n'existe chez nous, il est à craindre qu'elles ne finissent par concevoir des pensées qui peuvent constituer un danger pour l'existence même de notre nationalité.

Je crois, messieurs, que le gouvernement agirait sagement en donnant, à bien des égards, satisfaction aux réclamations du peuple. Mais qu'il ne tarde plus, car bientôt peut-être il serait trop tard.

L'autre jour, l'honorable M. Coomans nous cita quelques paroles lui dites autrefois par le feu roi Léopold et d'où il résultait qu'aux yeux du feu Roi, il semblait difficile que dans un pays de suffrage restreint, on abolît la conscription ou qu'on fît marcher indistinctement le fils du citoyen électeur et le fils du prolétaire.

Messieurs, vous pouvez prouver aujourd'hui par votre vote que le roi Léopold s'est trompé en émettant cette froide appréciation ; vous pouvez prouver que la Chambre belge peut, elle aussi, tout aussi bien que les chambres anglaises, sacrifier l'égoïsme de la classe spéciale qu'elle représente au bien-être général. Modifiez vos lois de milice ; faites disparaître du projet l'odieuse conscription, l'inique tirage au sort, ou tout au moins si vous le maintenez, n'autorisez plus le rachat du riche, introduisez un peu de justice, un peu d'égalité dans la loi et vous aurez rendu un grand service au pays et contribué puissamment au maintien de la nationalité belge.

MiPµ. - Je crois que l'honorable préopinant avait peur de ne pas obtenir de réponse à son discours, et je dois déclarer que cette réponse me paraît parfaitement inutile ; car l'honorable membre est tombé dans de telles contradictions, qu'il a eu soin de réfuter lui-même la plus grande partie de son argumentation ; mais, comme il paraît tenir à ce qu'un ministre, et un ministre qu'il appelle politique, lui réponde, je vais, uniquement pour lui faire plaisir, lui donner cette réponse.

Et d'abord, messieurs, j'ai été assez étonné d'entendre l'honorable préopinant reprocher au gouvernement d'avoir discuté l'affaire de Westcappelle et l'affaire de Saint-Genois : le gouvernement n'a pris aucune espèce d'initiative dans ces discussions. Ce sont des amis de l'honorable membre, c'est l'honorable M. Liénart dans la première affaire, c'est l'honorable M. Reynaert dans le seconde, qui ont attaqué le gouvernement.

Or, je voudrais bien savoir si le gouvernement eût dû se laisser attaquer (page 885) sans répondre un seul mot aux attaques dont il était l'objet. Je demande à l'honorable membre si c'est là la ligne de conduite qu'il conseille au gouvernement de suivre désormais.

Comment ! nous serons représentés comme des persécuteurs de la bienfaisance, dans l'affaire de Westcappelle ; on montrera la liberté individuelle foulée aux pieds, les détentions arbitraires, la passion politique remplaçant toute espèce de justice, dans l'affaire de Saint-Genois et le gouvernement devrait rester muet !

M. Coremansµ. - J'ai simplement établi une comparaison.

M. Hymansµ. - Comparaison n'est pas raison.

MiPµ. - Mais enfin quelle est la valeur de votre comparaison ?

L'honorable M Le Hardy a fait un discours ; l'honorable M. Coomans en a fait un après lui et mon honorable collègue M. le ministre de la guerre leur répond et leur répond longuement.

Je voudrais bien savoir si une loi sur la milice, au point de vue de l'organisation, n'a rien de commun avec le département de la guerre. Après cela, l'honorable membre, qui trouve mauvais que les ministres se soient défendus dans les affaires de Westcappelle et de Saint-Genois, peut aussi raisonnablement penser qu'un ministre de la guerre ne doit rien dire dans une loi de milice.

Messieurs, la loi renferme deux parties : l'une concerne M. le ministre de la guerre ; l'autre me concerne. La question de savoir ce qui doit constituer la force du pays, comment on doit l'organiser, est surtout du ressort de mon honorable collègue, et c'est lui qui la discute ; la partie administrative et juridique du projet me concerne ; et je puis dire à l'honorable M. Coremans que je serai à mon poste, lorsque nous discuterons cette partie du projet de loi.

Il y a, il est vrai, une question de droit que déjà l'honorable M. Le Hardy a soulevée, la question de constitutionnalité.

La loi est attaquée comme inconstitutionnelle, et les ministres politiques se sont tus !

Je ferai d'abord remarquer que M. le ministre de la guerre a répondu à cette partie du discours de M. Le Hardy ; l'honorable M. Coremans s'en serait aperçu, s'il avait suivi cette discussion. Or, je ne vois pas pourquoi M. le ministre de la guerre ne pourrait pas démontrer la constitutionnalité du projet.

C'est du reste une idée assez étrange que de prétendre que la loi en discussion est inconstitutionnelle. La constitution aurait défendu le tirage au sort ! Voilà ce qu'on avance ! Et cependant, non seulement on chercherait vainement dans la Constitution un texte quelconque qui établisse cette prohibition, mais on trouve dans la Constitution un texte formel qui l'autorise.

L'article 119 déclare que le contingent de l'armée est volé annuellement. Or, sous le. gouvernement des Pays-Bas, comme aujourd'hui, il s'agissait bien d'un tirage au sort, et personne ne s'imaginait que le contingent de l'armée fût autre chose que le recrutement par la voie de la milice.

Pendant les quinze années du royaume des Pays-Bas, la loi sur la milice n'a jamais été un grief articulé par les populations contre le gouvernement d'alors.

Au Congrès, où l'on a fait valoir toutes les plaintes à la charge de ce gouvernement, y a-t-on compris la loi sur la milice ? Nullement. Le Congrès, bien loin de déclarer que la conscription serait interdite, a disposé que le contingent de l'armée serait voté annuellement, comme l'impôt, et il ne mentionne même pas, dans la série des lois à réviser, qu'on réviserait la loi sur la milice.

Et maintenant, les membres du Congrès, qui ont siégé presque tous dans la législature qui a suivi, ont toujours voté la loi sur le contingent, sans que personne s'imaginât faire une chose inconstitutionnelle.

Et il a fallu qu'après près de quarante ans, l'honorable M. Le Hardy, qui a toujours un esprit si original, si fécond en idées nouvelles, si abondant en pensées que personne n'a, vînt dans cette Chambre pour nous apprendre ce que les membres du Congrès ont voulu en 1830 et leur révéler à eux des intentions dont ils ne s’étaient jamais doutés.

Je félicite l'honorable M. Le Hardy d'avoir trouvé un membre de la Chambre partageant ses idées ; il est d'autant plus heureux d'avoir trouvé M. Coremans que M. Coomans l'abandonne.

L'honorable membre a eu soin de dire qu'il ne partageait pas les idées de l'honorable député de Nivelles.

Messieurs, je trouve que cette discussion sur la conscription elle-même est réellement superflue, parce que la Chambre a examiné cette question l'année dernière et qu'elle l'a décidée par un vote formel ; et je crois qu'après cette décision si récente on eût pu aborder directement l'organisation du principe admis.

Y a-t-il un fait qui soit venu modifier la situation de l'année dernière ?

Pourrait-on citer un membre de cette Chambre qui a modifié sa manière de voir ? Les élections qui ont eu lieu ont-elles apporté un nouvel élément dans le débat ?

Mais, messieurs, on nous représente la loi de milice comme étant exercée par le pays tout entier, comme étant le plus grand grief du pays contre le gouvernement et, chose remarquable, quatre représentants demeurent sur le carreau aux dernières élections et de ces quatre représentants, un avait parlé contre l'organisation de l'armée et les trois autres avaient voté la suppression du tirage au sort ; tous les membres de la Chambre qui ont voté le principe de la conscription ont été renommés.

M. Couvreurµ. - Je demande la parole.

MiPµ. - Je sais bien que M. Coomans dira :« Mais je m'explique cela... C'est que vous n'avez pas le suffrage universel ; si vous l'aviez, au bout de 24 heures vous n'auriez plus de conscription. »

Mais allez en France, où le suffrage universel fonctionne depuis 20 ans, la conscription a-t-elle disparu ? Le recrutement n'a pas diminué, et depuis le suffrage universel on a incorporé plus d'hommes que jamais.

Messieurs, dans la discussion qui a eu lieu, on a donné à la conscription tous les noms imaginables. M. Coomans l'a appelé loterie militaire, boîte de Pandore, impôt du sang, encasernement, glèbe et coupe militaire, odieux filet, minotaure.

M. Coomansµ. - Et encore d'autres épithètes.

MiPµ. - Je le crois volontiers.

Mais parmi toutes ces épithètes il en est une que j'ai été étonné de ne pas entendre c'est celle de : fabrique de chair à canon. Elle manquait au discours de M. Coomans ; l'honorable député d'Anvers a réparé la lacune ; il en a orné son discours ; mais en même temps il propose d'armer tous les citoyens, de sorte que son système est tout simplement de faire une fabrique de chair à canon beaucoup plus considérable.

M. Coremans a, du reste, des idées extrêmement originales, presque aussi originales que celles de M. Le Hardy de Beaulieu, sur le rôle de la Belgique au point de vue militaire.

Quel est, d'après lui, le devoir qui nous est imposé par notre neutralité ? C'est de n'avoir jamais d'armée assez forte pour servir d'auxiliaire à une autre armée.

Voilà notre devoir !

Il est vrai que, d'autre part, M. Coremans dit qu'il faut organiser la garde civique et lui donner des armes excellentes, de manière que la garde civique soit mise à même de résister à l'ennemi qui envahirait le pays.

N'est-ce pas bien se réfuter soi-même ; et fallait-il bien que je réponde à M. Coremans ? Comment, si nous avons le droit et le devoir d'organiser si fortement la garde civique, notre neutralité nous interdit-elle de seconder l'armée étrangère qui voudrait nous défendre ?

Je crois, messieurs, qu'il suffit d'exposer de pareilles idées pour en faire justice.

Messieurs, il est bien incontestable, comme on vous l'a dit, que si l'une des grandes nations qui sont nos voisines voulait envahir la Belgique et que nous fussions seuls pour nous défendre, nous serions parfaitement battus.

Mais tout pays de l'Europe peut être dans une pareille situation, c'est-à-dire même que si un grand pays, la France, l'Autriche, la Prusse, par exemple, avait tous les autres pays contre lui, ce pays serait vaincu ; il est toujours des hypothèses plus ou moins probables où une action quelconque sera impuissante à lutter contre ses ennemis.

Mais il faut compter sur un fait certain en politique : lorsqu'une nation veut prendre une contrée, il se trouve presque inévitablement une autre nation qui ne veut pas que cette contrée soit prise, parce que cette conquête romprait l'équilibre des forces des nations, et que cet équilibre est une nécessité de la politique européenne.

Il y a donc une certitude, autant que certitude puisse exister en politique, que si une nation veut nous attaquer, il y aura une autre nation pour nous défendre, et, à cet égard, il est extrêmement important que nous puissions, par l'appoint que nous donnerons à notre défenseur, lui assurer le succès contre notre assaillant.

Le rôle de notre armée est aussi d'une importance immense. Si nous n'avons pas d'armée, rien n'empêche d'envahir la Belgique ; celui qui, le premier, s'en emparera, aura l'avantage de sa possession ; avec une armée bien constituée, nous assurons presque la supériorité de celui qui nous secourra contre notre envahisseur.

(page 886) Rappelez-vous ce que disait, lors de la difficulté soulevée à propos du grand-duché de Luxembourg, le ministre qui dirigeait alors la politique extérieure de l'Angleterre : il reconnaissait que l'Angleterre pouvait se regarder comme désintéressée dans le sort de ce petit pays n'ayant aucune force défensive ; mais qu'il n'en serait jamais ainsi pour la Belgique, qui peut mettre sur pied une force capable d'assurer sa défense.

Mais, dit l'honorable M» Coremans, vous n'avez pas besoin d'une armée tenant la campagne, vous avez Anvers. On représente Anvers comme devant renfermer l'armée, et on vient dire que l'armée devra tenir la campagne. Mais si l'armée doit se renfermer dans Anvers, cille ne doit pas tenir la campagne ; et si elle doit tenir la campagne, pourquoi avoir créé la place d'Anvers ?

C'est par une stratégie de cette force qu'on discute la question de l'armée.

Jamais je ne m’étais imaginé que parce qu'une armée tenait la campagne, elle ne devait pas avoir de place forte pour mettre ses dépôts, son matériel en sûreté, et pour avoir un point d'appui pour avancer et un point de refuge pour se retirer ; pas plus que je ne m'étais jamais imaginé que parce qu'une armée avait une place forte formidable, elle devait se tenir dans cette place sans jamais en sortir.

Soyons donc vrais. La sécurité de la retraite n'est pas un obstacle à tenir la campagne, mais un encouragement ; plus on est sûr du refuge, plus on peut être hardi dans l'attaque. A certains moments, l'armée devra se tenir renfermée dans Anvers ; dans d'autres, elle en sortira.

Si provisoirement nous sommes seuls, l'armée devra se retirer à Anvers. Mais si la guerre s'étend, notre armée sortira d'Anvers pour se joindre à l'armée qui vient nous défendre et elle pourra jouer ainsi le rôle important, peut-être décisif dans les destinées de l'Europe, que j'ai tantôt indiqué.

Messieurs, il y a un peu de tout dans le discours de l'honorable M. Coremans ; l'honorable membre n'a pas seulement fait un discours militaire ou stratégique, mais il a fait aussi et surtout un discours politique et démocratique.

L'honorable membre veut faire de la démocratie, et, à cet égard, il nous reproche d'abord de ne pas donner le suffrage universel.

La Constitution s'y oppose ; cela ne paraît pas effrayer beaucoup l'honorable membre, qui trouvera par cela même dans cette demande un thème qu'il pourra exploiter encore pendant longtemps.

Mais, ajoute l'honorable M. Coremans, vous avez tellement peu de souci des classes inférieures, que vous n'avez pas voulu porter une loi pour régler le travail des classes inférieures de la société.

Je trouve qu'il y a encore dans ces deux propositions une contradiction très étrange.

L'honorable membre prétend que les classes inférieures sont aptes, à l'heure qu'il est, à remplir tous les devoirs de citoyen en prenant part au scrutin. Mais si elles ont assez de capacité pour diriger les affaires de l'Etat, elles me paraissent devoir avoir la capacité de se conduire, quand il s'agit de leurs propres personnes et de leurs intérêts.

Si, au contraire, vous voulez que, par la loi, nous suppléions à l'ignorance, à l'imprévoyance, à l'incurie des pères de famille ; si vous voulez que nous les punissions s'ils se conduisent mal au foyer domestique, comment voulez-vous que nous leurs confiions les destinées de l'Etat ? Vous voulez que ces classes dirigent l'Etat, qu'en même temps vous proclamez devoir être dirigées par l'Etat ; vous voulez leur donner l'autorité et vous leur refusez la liberté !

Commençons par les laisser libres, si elles en sont dignes, le pouvoir viendra ensuite.

Je ne sais pas, messieurs, quelle idée l'honorable membre se fait de ce qui se passe à l'étranger.

Il nous reproche de ne pas avoir une loi sur les coalitions qui leur permettent de se produire sans l'intervention de l'armée et il paraît dire que cela existe ailleurs.

L'honorable membre n'a pas examiné probablement notre loi sur les coalitions.

Notre loi des coalitions est la plus libérale qu'on puisse imaginer, car elle consiste tout simplement à dire : Coalisez-vous tant que vous voudrez, où vous voudrez et comme vous voudrez ; la coalition est même autorisée en violation du droit des contrats !

Est-ce à la France que vous faites allusion ? Mais en France le droit de réunion n'existe pas, et il me paraît que la défense de se réunir est un très grand obstacle aux coalitions.

Je voudrais bien savoir comment il serait licite, sous prétexte de coalition, de causer des dégâts matériels, détruire des établissements industriels ?

Si l'honorable démocrate croit que la liberté consiste à pouvoir librement commettre de pareils actes, je l'engage à proposer un projet de loi basé sur ces idées.

Comme pareille loi n'existera jamais dans aucun pays civilisé, et qu'il ne me sera jamais donné de voir de pareilles idées en lois, je serai heureux de les voir au moins en projet de loi.

L'honorable M. Coomans nous a raconté des conversations qu'il a eues avec le feu Roi ; ces révélations arrivent un peu tard, il eût été extrêmement intéressant de les entendre sous le dernier règne. Si le récit n'avait pas été tout à fait conforme aux idées de l'interlocuteur de M. Coomans, celui-ci eût pu rectifier ce que dans ses préoccupations l'honorable membre aurait pu introduire dans sa pensée. Les hommes politiques qui ont eu le plus de rapports avec l'ancien Roi n'ont jamais connu aucune de ces idées et il est extrêmement surprenant qu'il ne les ait confiées qu'à l'honorable M. Coomans ; il est surtout étonnant qu'il ait justement confié ses idées sur l'organisation de l'armée au plus grand adversaire de l'armée. Mais...

« Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable ».

Messieurs, j'arrive a la péroraison de l'honorable M. Coremans.

L'honorable membre a choisi ce qu'il a trouvé être le plus démocratique pour finir son discours : la suppression du remplacement de cette odieuse inégalité qui existe entre celui qui se rachète du service et celui qui, ne pouvant le faire, doit marcher en personne.

L'honorable membre me paraît avoir des idées de déplorable égalité.

Il y a pour moi, en législation, deux espèces d'aspirations égalitaires ; de très bonnes et de très mauvaises.

L'égalité se produit en relevant ce qui est au-dessous, elle se produit aussi en abaissant ce qui est au-dessus.

Rien n'est à la fois plus désirable et plus difficile à atteindre que cette égalité par le progrès et l'amélioration des classes de la société qui sont au bas de l'échelle ; l'homme d'Etat ne peut avoir trop de souci de travailler à ce résultat.

Mais rien n'est plus déplorable et plus facile que de produire l'égalité par l'abaissement des classes supérieures. Quel bien peut-on attendre de ce qu'on aura privé d'avantages certains citoyens pour que personne n'en profite ?

Autant on peut légitimement montrer toutes les supériorités pour engager à les atteindre, autant il est regrettable de les signaler pour faire appel à ce que M. Thibaut appelait hier les idées malsaines de l'envie.

On nous dépeint le service militaire comme une charge énorme dont quelques-uns se sublèvent par le remplacement.

Je voudrais que tous pussent s'en décharger ainsi ; ce serait une excellente mesure égalitaire ; mais ce résultat est impossible. Faut-il pour cela enlever cet avantage à ceux qui peuvent en jouir ? Ce serait produire cette mauvaise égalité que je flétrissais, l'égalité dans la charge, enlever aux uns un avantage précieux, sans profit pour les autres. J'aime mieux l'inégalité que l'égalité par la réduction au sort le plus mauvais.

Je supprimerais sans doute le remplacement, si je pouvais ainsi servir ceux qui ne peuvent y avoir retours ; mais le remplacement ne les touche pas, il les laisse ce qu'ils sont ; le supprimer, c'est empirer le sort des uns, sans améliorer celui des autres. Est-ce là du progrès ?

On se fait, du reste, de fausses idées sur les principes de notre loi.

Qu'est-ce que le système de milice et le remplacement ?

La conscription assujettit également les citoyens aux charges militaires.

L'obligation est individuelle, distincte pour chaque citoyen.

Le remplacement permet à celui qui trouve un autre citoyen disposé à faire le service en son lieu à se le substituer.

Quelle raison force la loi à intervenir pour empêcher cette convention qui, dérivant de la libre volonté des parties, leur convient, et ne concerne pas les tiers ?

Cette interdiction serait une entrave à la liberté.

Or pourquoi, violant la liberté, interdirait-on ce qui est à la fois un avantage pour le remplacé et pour le remplaçant sans nuire aux tiers ? Supprimer le remplacement, c'est incontestablement par la prescription de conventions qui adoucissent la charge de la milice pour beaucoup d'appelés, augmenter le poids du fardeau que les nécessités de la défense nationale imposent au pays.

Notre système social est rempli d'inégalités du genre de celle qu'on signale ; la fortune en crée partout.

Les écoles socialistes prétendent les faire disparaître.

Elles pourraient certainement y arriver.

Mais quelle égalité établiraient-elles ? L'égalité dans la misère, l'abaissement de tout au plus bas niveau.

(page 887) J'aime mieux les différences de position des supériorités s'élevant de la masse que l'uniformité de l'infériorité ; ceux qui sont au-dessus loin de nuire, améliorent la position de ceux qui sont au-dessous, et les provoquent à s'élever.

Laissons ces discussions des avantages que les uns retirent du remplacement et que les autres ne peuvent se procurer.

Vous reconnaîtrez que les supprimer serait obéir à ces idées égalitaires qui sont l'opposé du progrès.

Ceux qui croient trouver la popularité en faisant ressortir la différence que le remplacement produit entre diverses catégories de miliciens se trompent ; cette popularité leur est refusée par le bon sens de nos populations.

M. Janssensµ. - Messieurs, l'honorable ministre qui vient de se rasseoir a cherché à faire rire la Chambre aux dépens de ses contradicteurs. Je ne m'étonne pas qu'il ait pu y réussir avec l'esprit qu'il possède, et dont, je le reconnais, il n'a fait qu'un usage courtois ; mais je m'étonne qu'il en ait éprouvé l'envie quand il s'agit d'une matière qui, pour la majeure partie des Belges, présente un si pénible intérêt. Pour moi, la discussion qui nous occupe me cause une tristesse que je ne puis taire.

La réforme des lois de milice, si légitimement réclamée, si ardemment espérée par nos concitoyens peu fortunés, est enfin présentée, et elle sera une déception pour ceux qui se trouvent sacrifiés depuis si longtemps.

Dans la préparation laborieuse du projet de loi on s'est attaché de bonne foi, et avec toutes les ressources que donne le talent, joint à l'expérience, à corriger certains vices de détail, et nous aurons à examiner, lors de la discussion des articles, jusqu'à quel point on y a réussi. Mais on n'a pas abordé la réforme de ce que je considère comme le vice capital de nos lois de milice : la loterie combinée avec le remplacement. C'est ce qu'il importait de démonter dans la discussion générale.

D'honorables et éloquents collègues ont déjà rappelé, mieux que je ne saurais le faire, les conséquences fâcheuses de la conscription, sans que jamais un argument victorieux soit venu la justifier.

On dit, je le sais bien, et on vient de le répéter, que les chances du sort sont égales pour tous et que le remplacement du riche n'aggrave pas la situation du pauvre. Sans doute, les énormités qui sont la conséquence de ce système sont couvertes sous une apparence qui peut séduire ceux qui n'examinent pas de près et tranquilliser la conscience de ceux qui jouissent de privilèges.

Mais n'en est-il pas toujours ainsi ? Jamais l'injustice a-t-elle été inscrite franchement dans une loi ? C'est toujours sous une apparence d'équité que les atteintes légales à la justice se sont cachées.

On ne dirait pas : II est institué une armée pour la défense du territoire et le maintien de l’ordre. Ceux qui ne possèdent rien sont seuls tenus à en faire partie sans indemnité.

Ce n'est pas ainsi que parle la loi. Mais quand je vois que c'est là ce qu'elle produit, tous les artifices de la forme ne peuvent point atténuer l'aversion profonde qu'elle m'inspire.

Les chances de tirer ce qu'on appelle un mauvais numéro sont égales pour tous, je le veux bien : mais ces numéros ne sont pas pour tous également mauvais. Pour bien des familles, un sort malheureux, c'est la désolation et la ruine. Et qu'est-ce, pour le riche, le sacrifice d'une somme qu'il ne compte pas, qu'il eût dépensée pour une de ses fêtes ? Ah ! n'ajoutez pus aux souffrances que vous causez la dérision de dire que les chances sont égales !

Et, soutiendrez-vous avec plus de vérité que, si le riche se fait remplacer, le pauvre n'en est pas plus malheureux ?

J'ai déjà, dans une autre circonstance, réfuté ce sophisme qui vient d'être reproduit par l'honorable ministre de l'intérieur. J'ai dit pour quels motifs la condition des soldats serait adoucie si elle était partagée par tous ceux que le sort désigne. Combien cette condition serait plus honorée, combien le soldat serait traité avec plus d'égards, combien on chercherait plus qu'aujourd'hui à diminuer la durée du service, combien on reculerait devant les abus qui se commettent quelquefois en tenant illégalement le milicien, je ne dirai pas sous les armes, mais à la brouette, à des travaux auxquels il n'est pas tenu.

Combien alors pourrait-on dire avec plus de vérité qu'aujourd'hui que, pour les enfants du peuple, la présence à l'armée est un moyen d'éducation. Je reviendrai sur ce point.

J'ajoutais que si le sort prononçait irrévocablement pour tous, on augmenterait moins facilement le contingent de l'armée. Il serait moins possible, le cas échéant, de faire usage de nos forces militaires contre le vœu du pays.

Mais la considération capitale, c'est que, si le droit de remplacer n'existait pour personne, le service obligatoire cesserait bientôt pour tous ; et c'est dans ce sens que, contrairement à ce que disait l'honorable M. Pirmez, nous poursuivons la bonne égalité, celle qui rapproche le pauvre de la condition du riche.

Oui, messieurs, j'en ai la conviction, nous ne souffririons pas pendant six mois ce que nous imposons à nos frères malheureux. Les solutions, qui semblent introuvables aujourd'hui, occuperaient tout le monde, élus et électeurs ; les sacrifices qu'on croit aujourd'hui insupportables seraient offerts avec empressement s'il s'agissait de libérer nos propres enfants.

Je ne partage pas l'opinion émise par mon honorable ami M. Thibaut, dans la séance d'hier et par l'honorable ministre de l'intérieur dans celle de ce jour, que ce n'est que par un sentiment condamnable que le pauvre pourrait se plaindre de voir le riche s'affranchir d'une obligation qui pèse si lourdement sur lui.

Je trouve bien légitime, au contraire, la peine qu'il éprouve en voyant s'ajouter à son malheur le sentiment d'une humiliation subie et d'une injustice soufferte. Le remplacement à prix d'argent qu'il voit s'opérer à côté de lui, prouve à ses yeux que la charge qui lui est imposée n'est pas nécessairement personnelle, que le service militaire peut être assuré moyennant des sacrifices pécuniaires, et dès lors, il a droit de trouver inique que le pays l'exige forcément et sans indemnité de lui, qui a le moins d'intérêts à défendre.

La loterie militaire, avec droit de remplacement, me semble donc injustifiable en principe. Aussi est-il à remarquer que beaucoup de bons esprits parmi ceux qui se. rallient à ce système ne le soutiennent plus comme équitable, mais comme nécessaire.

Je conteste qu'une injustice puisse être une nécessité, mais passons sur cette considération qui nous conduirait à des raisonnements trop abstraits et examinons les arguments sur lesquels on appuie cette prétendue nécessité.

Composer l'armée de volontaires serait parfaitement équitable, on le reconnaît, mais, dit-on, il serait impossible de les trouver en nombre suffisant dans un pays où l'agriculture et l'industrie offrent à tous les bras une occupation bien rémunérée. Remarquez d'abord que ceci prouve 1'étendue du dommage que vous occasionnez à ceux que vous enlevez de force et sans indemnité à leur travail. Voyez ensuite la contradiction qui existe entre cet argument et cet autre qui se rencontre parfois dans la même bouche : que pour le grand nombre des miliciens le passage sous les drapeaux est un bienfait.

Si l'on pouvait démontrer laquelle de ces deux assertions, quelque peu contradictoires, est la plus exagérée, on serait plus près de connaître la dépense qu'occasionnerait une armée de volontaires.

L'organisation d'une telle armée, dit-on, ferait monter le budget de la guerre à un chiffre que le trésor public ne pourrait couvrir.

Nos dépenses militaires, nous l'avons déjà dit, ne se composent pas seulement du budget que l'on voit, elles comprennent aussi les chiffres nombreux et élevés qu'on ne voit pas et qui sont à la charge des familles qu'un mauvais sort atteint. Il comprend les privations et les souffrances de tout genre que les heureux du monde aiment à ignorer, mais qui effrayent et affligent tous ceux qui peuvent et veulent les voir de près.

Je renonce à feuilleter devant vous ce martyrologe de la loterie-militaire dont j'ai à chaque instant une page nouvelle sous les yeux, et pourtant je crois que c'est pour ne pas être assez connues que tant de souffrances sont prolongées. Que ces sacrifices soient faits par un nombre restreint de victimes désignées par les caprices du sort ou qu'ils soient indemnisés par une somme que tous contribuent à payer, en est-ce moins le pays qui les subit, et suffit-il de les mettre à la charge de quelques familles pour ne devoir plus en tenir compte ? Mais alors pourquoi borner là un procédé si commode ? Pourquoi ne pas réduire bien plus bas le budget de la guerre en faisant décider par le sort qui sera tenu de fournir gratuitement des armes des munitions, des chevaux, etc. Et si vous aviez de cette façon diminué le chiffre de vos dépenses, le pays en serait-il moins imposé ? Evidemment non. Les charges seraient moins équitablement réparties, mais au lieu d'être diminuées, elles serait augmentées. En faisant fournir contre payement les objets dont vous avez besoin, vous pourrez les acheter aux meilleures sources, chez ceux qui sont à même de les céder au plus bas prix. La caisse commune fait donc une dépense moins grande que celle que feraient les caisses privées si le hasard devait indiquer ceux qui seraient condamnés à fournir gratis.

La même différence se présente pour les hommes. En offrant aux volontaires la rémunération qui serait nécessaire pour avoir un choix convenable d'hommes, vous attireriez ceux qui par leurs aptitudes, leur (page 888) caractère, leur disponibilité sont le moins éloignés du service militaire, et certainement la somme qu'il faudrait pour leur offrir une position acceptable serait moins élevée que le dommage que vous occasionnez à ceux que vous contraignez au service malgré toutes les misons de préférence et d'intérêt qui les attachent à leur foyer.

Je soutiens donc que la totalité des charges imposées au pays par une armée de volontaires serait moindre que celle qu'il porte aujourd'hui.

Que signifie donc cette assertion que le pays ne pourrait point porter une pareille dépense ? Je ne trouve qu'une manière de la traduire en langage raisonnable. C'est de dire que dans votre pensée le pays ne voudrait pas entretenir l'armée s'il savait ce qu'elle coûte réellement.

Cela peut être vrai. On limiterait probablement les dépenses. On aurait tort cependant de se laisser entraîner trop loin dans ces réductions. L'honorable général Renard l'a dit avec beaucoup de raison hier. On oublie trop souvent de tenir compte de ce que l'armée produit. Le maintien de l'ordre, la sécurité de la propriété, du commerce et de l'industrie sont certes de grands bienfaits, des sources de richesse, et ceux qui voudraient réduire outre mesure la force publique, parce qu'ils la regardent comme improductive, ressembleraient trop à celui qui, voulant bâtir une maison, ferait de trop grandes économies sur les fondations, ces constructions qui ne sont d'aucun usage, semble-t-il, mais qui maintiennent tout. L'argument produit par l'honorable ministre devrait lui rappeler, cependant, que c'est avant tout à ceux qui possèdent qu'il faut demander la rémunération équitable de l'armée.

Pour éviter qu'un changement dans le mode de recrutement ne fasse paraître trop effrayant le chiffre de la dépense et ne provoque ainsi une réduction trop considérable de l'effectif de l'armée, il pourrait être utile de prélever, par un impôt spécial, la somme nécessaire à la solde des volontaires. En supposant qu'on perçût un tantième sur le revenu attribué à chaque homme en âge de servir et pendant la durée d'un terme de service, je comprendrais parfaitement qu'on fît payer à l'ouvrier un faible tantième sur son salaire, car ce salaire aussi trouve sa garantie dans la sécurité publique.

Je reconnais que, dans ma pensée, le pays ne pourrait pas renoncer, pour le moment du moins, et d'une manière absolue, au droit de compléter les cadres de l'armée par la conscription. Je consentirais à laisser au gouvernement le droit de recourir au tirage au sort pour parfaire, au besoin, le nombre d'hommes reconnu nécessaire ; mais je désire que ce droit n'existe chez nous, comme en Angleterre, qu'à l'état latent, si je puis m'exprimer ainsi ; et afin de pouvoir l'y laisser, je voudrais que le tirage au sort, quand il doit opérer, prononçât d'une manière irrévocable et sans rachat possible. Le moyen de faire consentir les contribuables aux sacrifices qu'exigerait une armée de volontaires, serait de les tenir devant cette alternative, très rationnelle du reste : ou bien de payer assez pour avoir des soldats volontaires, ou bien de courir les chances du sort. Cette situation, oserons-nous l'imposer ? Là est la question.

Si j'ai pu dire avec vérité qu'une armée de volontaires n'augmenterait pas les charges du pays, il n'en est pas moins vrai que ces charges, plus équitablement réparties, pèseraient plus lourdement sur ceux qui possèdent.

Si nos institutions étaient bien comprises et si nous les pratiquions honnêtement, la question que je pose serait toute résolue. Les classes que la fortune favorise comprendraient que si le gouvernement du pays leur est confié, ce n'est point pour elles seules, c'est au nom de tous, elles sentiraient que leurs devoirs envers ceux qu'ils tiennent en tutelle sont d'une nature particulièrement délicate. Respecter scrupuleusement les droits de ceux-ci, c'est une obligation d'honneur autant que de conscience.

Chaque fois que j'entends dire que les contribuables belges ne renonceront pas au mode de recrutement de notre armée, parce qu'un système plus équitable leur coûterait trop cher, j'éprouve une indignation que je ne saurais exprimer.

Depuis quand donc et devant quel juge une injustice serait-elle absoute parce qu'elle donne des profits ? Les industries les plus honteuses ne pourraient-elles pas invoquer cette excuse ?

Figurez-vous donc l'accueil que vous feriez à un homme qui détient injustement le bien de son frère et qui croirait se justifier en disant : Je trouve mon profit à cet arrangement, il me serait trop gênant d'y renoncer.

Et combien plus seriez-vous scandalisés si vous appreniez que cet homme a dépouillé un frère malheureux, qu'il le prive de sa liberté en soumettant sa famille aux plus rudes privations !

Et quelles malédictions lui lanceriez-vous si cet homme était le tuteur de ce frère et si celui-ci se trouvait dans l'impossibilité de recourir à aucun tribunal !

Peut-on imaginer une conduite plus violemment contraire à toute notion de justice et d'honneur ? Et en quoi diffère-t-elle de celle que l'on prête à nos concitoyens riches, quand on affirme qu'ils ne consentiraient pas à renoncer aux privilèges dont ils jouissent au détriment des pauvres ?

Non, je ne puis croire à la réalité de pareilles résistances. Ayons le courage de dire la vérité, les contribuables ne pourront se refuser à en accepter les conséquences.

Les classes favorisées par la fortune nous ont donné notre mandat et peuvent nous le retirer, je le sais ; mais n'ayons pas la lâcheté de les servir comme font ces courtisans qui tâchent d'assurer leur position en flattant les mauvais penchants du maître et en lui cachant les vérités qui peuvent le troubler.

On se laisse facilement entraîner sur cette pente dangereuse. Ainsi rien n'est plus commun que d'entendre affirmer que la loterie militaire est entrée dans nos mœurs. Cela revient à dire un spoliateur : Jouissez en paix du bien que vous détenez ; la victime a passé condamnation, elle n'y pense plus.

On va plus loin : on dit que le service militaire est un bonheur pour les classes inférieures. Ceci est plus fort, cela commence à ressembler au langage du renard :

« Vous leur fîtes, seigneur,

« En les croquant beaucoup d'honneur. »

Tout cela, à mes yeux, n'est pas la vérité, et je tiens à dire ma pensée sur ces deux assertions.

La conscription n'est pas entrée dans nos mœurs, et j'en suis heureux. Elle répugnera toujours à la fierté de nos populations flamandes, que je connais intimement. C'est une plaie déjà vieille, oui, mais qui reste douloureuse et qui ne se cicatrisera jamais. Gare au jour où elle s'irrite ! Aujourd'hui nos classes ouvrières en souffrent sans velléité de. révolte, c'est vrai, et elles ont raison, je les en estime davantage ; mais ce grief contribue à entretenir dans l'esprit des masses ce sentiment, qui m'humilie autant qu'il me peine, et qui fait dire que nous faisons des lois dans notre intérêt, que toutes les faveurs sont pour ceux qui ont de l'argent. Quand de pareilles pensées sont répandues parmi le peuple et qu'on ne leur enlève pas toute raison d'être, on ne peut point dire qu'il y ait de l'ordre. Une situation injuste est toujours le désordre, même lorsqu'une tranquillité apparente la couvre, et cet ordre matériel même, on ne peut dire qu'il soit solidement établi. Les iniquités sociales préparent les cataclysmes sociaux. Elles ressemblent à des accumulations de matières explosibles qu'une étincelle peut faire éclater.

Le service militaire est favorable, dit-on, aux classes populaires. A certains égards et dans certains cas, cela peut être vrai, mais généralement, je le nie. Il est fort difficile que l'armée soit une école de bonnes mœurs, elle pourrait l'être plus qu'elle ne l'est, je pense. Voici ce que l'expérience m'a prouvé et ce que le bon sens populaire a fait passer à l'état d'axiome dans nos contrées. Quand un jeune homme extrêmement maladroit, d'un mauvais caractère ou d'une conduite déréglée est désigné par le sort, on dit : Cela lui fera du bien, l'armée sera pour lui une bonne école. Quand, au contraire, un mauvais sort appelle sous les drapeaux un jeune ouvrier de mœurs irréprochables, aimant le travail et le faisant bien, tout le monde est d'accord à dire que c'est un malheur pour lui. Maintenant je reconnais que l'influence peut être différente sur tel ou tel groupe de population suivant que la moyenne approche de l'un ou de l'autre des types que j'ai indiqués. Pour la population ouvrière que je connais, je ne désire pas, en général, ce genre d'éducation.

Ce n'est point, messieurs, que je manque d'estime pour l'état militaire. On a cherché parfois à le faire croire, en faussant le sens de mes paroles. Si je constate que le soldat ne jouit pas d'une considération suffisante, c'est pour me plaindre de ce qui existe. Et la défaveur que je signale, je l'attribue surtout au vice de nos lois de milice.

Pourquoi faut-il que nos soldats soient des jeunes gens frappés d'un sort malheureux ? Ne seraient-ils pas plus honorés s'ils avaient embrassé la carrière militaire par choix ?

Oh ! je suis loin de mépriser l'état militaire, il peut être rendu odieux par les abus du recrutement ou par les abus de la force qu'il constitue ; mais il est honorable par sa nature, et je sais par quels sentiments élevés il peut être embrassé. Rien ne me touche plus que le noble dévouement d'un jeune homme qui renonce aux joies de la famille, aux douceurs de la vie pour offrir son bras et sa poitrine à la défense d'une grande cause ; mais rien aussi ne me paraît plus contraire au sentiment de l'honneur que de se soustraire à petit prix aux devoirs qu'impose la patrie pour faire peser toute la charge de ceux-ci sur des malheureux qui n'ont pas même un vote à opposer et que l'on contraint à servir sans indemnité.

Ce qui révolte ma conscience au suprême degré, j'ai besoin de le redire, (page 889) c'est de voir le pays divisé en deux classes dont l'une possède les propriétés, dont l'autre est forcée de les défendre gratuitement ; dont l'une seule est admise à voter le continrent de l'armée, dont l'autre seule est condamnée à le fournir.

Quoique vous fassiez, cet état de choses ne durera pas. Si vous ne donnez pas aujourd'hui une solution équitable au problème qui se dresse devant vous, la question restera pendante.

Nos protestations auront-elles été utiles au moins ?

Je sais bien qu'elles nous seront reprochées avec amertume. On ne trouble pas impunément la fausse quiétude de ceux que le régime actuel met à l'aise. Si je ne consultais que mes intérêts de père de famille, je serais six fois intéressé à taire ce que je dis ; mais je remplis aujourd'hui un devoir civique. C'est une espèce de milice aussi que la défense d'une ardente conviction. Qu'importe qu'on tire sur nous, si nous restons au rang que le devoir nous assigne ?

L'année dernière déjà, on me reprochait de tenir un langage dangereux. Il est vrai que toutes les questions qui touchent aux rapports entre les classes fortunées et les classes laborieuses sont brûlantes aujourd'hui. Il n'en est que plus nécessaire de les aborder avec franchise.

Le langage dangereux qui porte l'ouvrier à l'oubli de ses devoirs, je ne le tiendrai jamais. Le langage utile qui rappelle au riche ses obligations même difficiles, celui-là je ne cesserai de le tenir.

Une réforme radicale que j'appelle de tous mes vœux, que je poursuivrai de tous mes efforts, je ne l'espère guère en ce moment. Si j'ai développé un système, ce n'est pas avec l'espoir ambitieux de le voir adopter. Dans une question comme celle qui nous occupe, je pense que toute parole loyale a son utilité, comme je me persuade aussi que chaque protestation en faveur de victimes peut hâter le moment où il leur sera fait justice.

Je voterai toutes les dispositions qui peuvent nous faire faire un pas dans cette voie ; mais l'ensemble de la loi n'obtiendra pas mon assentiment, si des modifications importantes ne sont apportées au mode de recrutement.

Cette réforme, disais-je, je ne l'espère guère, aujourd'hui. Et, en effet, un des obstacles qu'elle rencontre se trouve dans la maladie morale dont souffre aujourd'hui la société et qui est avouée par ceux-là même qui sont habitués à la flatter. Cette maladie, dont je ne veux pas en ce moment chercher les causes, a pour symptômes l'oubli des obligations de tout genre et le désir démesuré de jouissances.

Prenez-y garde pourtant ! Ce ne sont pas seulement les classes que vous ménagez qui sont atteintes du mal, ce sont aussi celles qui demandent réparation. Et si l'égoïsme de ceux qui possèdent et dont il faudrait froisser les intérêts vous engage à attendre, l'impatience des déshérités de la fortune vous engage à vous presser.

Ce n'est pas, du reste, de la générosité qu'on vous demande, ce n'est que de la justice.

Et si vous ne savez plus même être justes, sachez au moins être prudents.

M. Kervyn de Lettenhoveµ. - Messieurs, dans un livre excellent, M. le général Trochu a posé comme principe que les règles du service militaire sont de véritables institutions, parce qu’elles agissent à la fois sur les intérêts et sur les mœurs des nations.

En se plaçant à ce point de vue, il serait intéressant d'étudier, avec M. le ministre de la guerre, les rapports que les institutions militaires du moyen âge ont présentés avec les mœurs, l'influence qu'elles ont exercée sur la civilisation et sur les institutions politiques.

A l'heure avancée où je prends la parole, cette étude est à peu près impossible ; mais je tiens à constater que si le régime communal n'a pas présenté l'imposant spectacle d'une régularité complète dans les institutions politiques, il a laissé, du moins, à la postérité, de mémorables exemples de dévouement individuel et isolé, de dévouement spontané, et c'est ce qui en fait la grandeur.

Et lorsque tout à l'heure M. le ministre de la guerre et d'autres orateurs recherchaient quelles étaient les limites de la prescription impérative en vertu de laquelle les communes et les bourgeoisies étaient tenues à s'acquitter du devoir sacré de défendre le sol national, je ne pouvais oublier qu'il y avait au-dessus de cela quelque chose que M. le ministre de la guerre a perdu de vue : c'est que lorsque la patrie était en danger, ce n'étaient pas seulement ceux à qui incombait le service qui s'offraient ; c'étaient tous ceux qui vivaient sur le sol qu'il fallait défendre, et je ne connais rien de plus grand dans les traditions de l'histoire nationale que ces rassemblements d'hommes qui allaient présenter leur poitrine à l'ennemi lorsqu'il s'agissait d'assurer l'intégrité et l'honneur de la patrie.

J'avoue que j'ai été profondément attristé lorsque, dans le discours qu'a prononcé M. le ministre de la guerre, j’ai cru apercevoir une idée systématique bien différente : celle de constater, au moyen âge, l’abaissement de l’esprit patriotique et la défaillance du service volontaire, pour saluer l’avènement des armées permanentes.

M. le ministre de la guerre a cité les recherches d'un auteur vénérable, de M. Rapsaet, qui a eu un grand tort, selon moi, c'est que, vivant au XVIIIème siècle, il a voulu expliquer des institutions sans cesse modifiées par les usages germaniques qui en étaient séparés par un millier d'années ; je me souviens parfaitement d'avoir lu la même chose présentée exactement dans la même forme par M. le ministre de la guerre lui-même dans son livre sur les carabiniers belges.

Dans cet ouvrage, qui a produit une vive impression, M. le général Renard a insisté chaleureusement et avec un sentiment que j'ai regretté de ne pas trouver dans ses récents discours, sur l'importance de l'élan patriotique qui doit porter les nations et surtout les nations neutres à rivaliser de courage dans des circonstances exceptionnelles, où c'est moins la loi qui parle que le devoir. J'eusse désiré, je le répète, que M. le ministre de la guerre eût reproduit dans son discours ce qu'il a écrit ailleurs.

Dans ce livre, publié en 1860, à la page 32, M. le ministre de la guerre analyse l'ouvrage de M. Rapsaet et voici ce qu'il ajoute :

« Il n’est as inutile de raviver, dans l'esprit des Belges modernes, ces souvenirs des vieux temps. Ils invoquent, comme un titre à l'indépendance et à la liberté, la gloire et les travaux de leurs aïeux ; qu'ils se rappellent aussi les charges que leurs pères savaient s'imposer, et. à quel prix ils ont acquis la renommée dont leurs fils se glorifient aujourd'hui.

« Nos communes étaient aussi puissantes par les armes que par leurs richesses. Leur organisation intérieure se prêtait d'ailleurs admirablement au développement de la force publique.

« A la guerre, on voyait autour de soi ses amis et ses émules de tous les jours. Le fils combattait sous les yeux du père, le frère à côté du frère, les compagnons autour du maître. Comme chez les vieux Germains, tout tendait à exciter l'émulation et le courage, à rendre la lâcheté impossible. Rien n'égalait, en Europe, la beauté des milices de la Belgique. Chez ces bourgeois si fiers de leur commerce et de leur industrie, c'était à qui surpasserait ses voisins en belle tenue et en belles armes. Ce serait une admirable histoire à écrire que celle de nos armées communales au moyen âge. »

Eh bien, messieurs, lorsque le père combattait à côté du fils, le frère à côté du frère, ce n'était pas en vertu du recrutement obligatoire, c'était en vertu de cet empressement spontané, de cet essor généreux qui impose à tout homme le devoir de défendre son foyer, son honneur et sa patrie.

Certes, messieurs, l'honorable général Renard plaçait ces sentiments généreux, ce dévouement désintéressé bien au-dessus du service obligatoire ou du remplacement à deniers comptants.

Je comprends que, dans notre temps, les armées permanentes soient, à un certain degré, une nécessité ; mais qu'il y ait une distance considérable entre le dévouement qui fait prendre les armes pour la défense du pays et cette obligation légale, dont l'inexécution est punie, c'est ce qui est incontestable.

El lorsque, dans la séance d'hier, M. le ministre de la guerre me reprochait d'avoir porté à cette tribune quelques paroles de Napoléon Ier, qu'il n'avait vues nulle part, lorsqu'il opposait à ces paroles une autre citation où Napoléon faisait l'éloge de la conscription, disant que c'était le mode le plus doux, qu'il avait été perfectionné en France, à tel point qu'il ne fallait pas même songer à en modifier le nom, je me demandais si l'honorable général Renard n'avait pas lui-même renversé la valeur de ces citations, car, quelques instants auparavant, il nous montrait cette même conscription versant le sang de je ne sais combien de générations sur tous les champs de bataille de l'Europe, depuis le Tage jusqu'à la Bérézina.

MgRµ. - J'ai produit la citation, mais sans y adhérer.

M. Kervyn de Lettenhoveµ. - Cette citation était empruntée au tome VIII des Mémoires de Napoléon à Sainte-Hélène, page 4. Mais lorsqu'on retourne le feuilleton on trouve une autre citation, également dictée à Sainte-Hélène et voici ce que j'y lis :

« Ce mot de conscription effarouche les esprits de la multitude ; eh bien, changeons ce mot terrible. »

Voilà donc ce mot « conscription » reconnu terrible et Napoléon Ier exprime simplement le vœu qu'il soit changé. Vous savez, messieurs, qu'il a été changé : dans la plupart des législations militaires de l'Europe, le mot « conscription » a été remplacé par le mot « recrutement. »

Il me reste à me justifier vis-à-vis de l'honorable général Renard, qui a (page 890) paru croire que la citation empruntée à Napoléon, que j'ai eu l'honneur de mettre sous les yeux de la Chambre, n’était pas parfaitement exacte. Si j'ai bien compris M. le ministre, il a exprimé le désir que je fisse connaître la source de cette citation... Il m'est excessivement aisé de le satisfaire. J'ai sous les yeux un volume intitulé : « Recueil des opinions et jugements de Napoléon Ier », classés par ordre alphabétique, publié à Paris en 1854.

Lorsque j'ouvre ce dictionnaire au mot « Conscription », les premières lignes que je rencontre sont précisément celles que j'ai lues à la Chambre et que je vais reproduire : « La conscription est la loi la plus affreuse et la plus détestable pour les familles, mais elle fait la sûreté du l'Etat. »

MjBµ. - C'est comme la médecine : c'est désagréable, mais nécessaire.

M. Kervyn de Lettenhoveµ. - Je suis persuadé qu'au point de vue de la sûreté de l'Etat, la conscription peut être une chose nécessaire ; mais je dis aussi que si, pour ceux qui y ont eu recours comme Napoléon, elle a été l'instrument le plus puissant et le plus formidable, elle n'en a pas moins été, au point de vue des populations, un fait déplorable.

MgRµ. - L'auteur dit-il où il a puisé cette citation ?

M. Kervyn de Lettenhoveµ. - On indique, comme autorité, (erratum, page 910) M. Pelet de la Lozère qui a, je crois, publié un ouvrage sur Napoléon Ier : c'est à cet ouvrage que, la citation a été empruntée.

MgRµ. - Mais cela ne se trouve pas dans les Mémoires de Sainte-Hélène, où j'ai puisé ma citation.

M. Kervyn de Lettenhoveµ. - Je l'ai fidèlement et textuellement reproduite.

Messieurs, si la Chambre me le permet, je répondrai aujourd'hui quelques mots à différentes observations accessoires, si je puis parler ainsi, qui ont été présentées par M. le ministre de la guerre ; et dans la prochaine séance j'aborderai la discussion des arguments de M. le ministre qui touchent de plus près au projet de loi. (Parlez.)

M. le ministre de la guerre m'a également reproché d'avoir apprécié d'une manière inexacte les modifications qu'ont subies les lois militaires en France, notamment la loi de 1818 et celle de 1832.

Messieurs, vous voudrez bien vous souvenir que j'avais loué vivement la conception du maréchal Gouvion Saint-Cyr, et que j'avais cherché à faire comprendre sous l'empire de quelles préoccupations, presque au lendemain de la révolution de 1830, avait été faite la loi de 1832. M. le ministre de la guerre m'a fait l'honneur de me répondre que les motifs que j'avais indiqués n'étaient pas exacts ; que si l'on avait réformé l'organisation militaire en 1832, c'était parce que l'expérience avait établi que les enrôlements volontaires n'avaient produit aucun résultat.

J'ai ici un rapport présenté par l'illustre maréchal Suchet, dont j'ai déjà invoqué l'autorité, rapport soumis à la chambre des pairs en 1824. C'est dans ce document que le maréchal Suchet fait connaître que depuis la loi de 1818 jusqu'à la fin de 1823, le nombre des engagés volontaires a dépassé 46,000.

Et remarquez, messieurs, que ceci se passait alors que tout récemment s'était fermée la plaie des longues guerres de l'empire, alors que les générations étaient encore épuisées par cette grande coupe d'hommes.

Le maréchal Suchet disait :

« Ce qui est digne de remarque et vous donnera la mesure de cet amour de la gloire qui anime toujours les Français, c'est qu'en 1823, au premier coup de canon, l'armée a été augmentée tout à coup de 12,944 enrôlés volontaires, jaloux de partager l'honneur de franchir les Pyrénées. »

Cela était bien plus vrai encore lorsque la monarchie de Charles X tomba devant une révolution. En ce moment, une expédition avait eu lieu sur les rivages d'Afrique, et le nombre des volontaires qui y prirent une part glorieuse fut bien plus considérable que celui des volontaires, qui, sous le duc d'Angoulême, avaient franchi les Pyrénées en 1823.

Un attire point sur lequel M. le ministre de la guerre m'a reproché d'être inexact, c'est lorsque invoquant l'opinion de M. le général de Lamoricière, je citais ces paroles où il se montrait plein de sympathie pour ces 30 p. c. qui ne pouvaient se dispenser de la conscription, pour ces laboureurs, pour ces ouvriers de la campagne qui se trouvaient malgré eux entraînés dans l'armée.

M. le ministre de la guerre m'objectait qu'il ne s'agissait pas là de la conscription, mais du remplacement.

En effet, on s'occupait du remplacement dans cette discussion ; et le général de Lamoricière témoignait ses sympathies pour ceux qui n'avaient pas les ressources nécessaires pour se faire remplacer. Mais n'était-ce pas évidemment la nécessité du service militaire qu'il déplorait dans les termes que j'ai reproduits ?

« Mais, dit M. le ministre de la guerre, M. Thiers, que vous citez, n'a parlé que du remplacement. »

Eh bien, messieurs, ceci est encore inexact, car si je reprends, pour la compléter, la citation que j'ai empruntée à M. Thiers, voici ce que j'y trouve :

« L'homme qui se voue à une carrière libérale, au commerce, au barreau, à la médecine, carrières qui exigent une longue éducation, une longue pratique, je vous le demande, si le prenant à vingt ans, et lui faisant passer sept ans dans un régiment, vous n'avez pas détruit sa carrière. »

Ici encore il s'agit incontestablement de l'obligation du service qui retient le milicien pendant sept ans au régiment.

Si la Chambre le permet, je toucherai rapidement à deux autres questions.

M. le ministre de la guerre passant en revue ce qui se fait dans la plupart des pays de l'Europe, a contesté des appréciations qu'à diverses reprises j'ai eu l'honneur de soumettre à la Chambre et qui se rapportent à deux grands pays, aux pays les plus libres du monde : à l'Angleterre et aux Etats-Unis.

M. le ministre de la guerre (déjà M. le ministre des finances avait exprimé la même opinion), a considéré la conscription comme existant en Angleterre.

Je suis réduit à répéter que la conscription n'existe pas en Angleterre et cela est tellement vrai (j'ai déjà eu l'honneur de. mettre ce témoignage sous les yeux de la Chambre) que, dans un ouvrage, publié par le ministère de la guerre, on se vante, avec quelque orgueil que l'Angleterre est le seul pays en Europe où aucun homme ne marche malgré lui. (Interruption.)

Voici, messieurs, la reproduction exacte de ce passage :

« Aucun sujet de la couronne britannique n'est tenu de servir, si ce n'est de sa libre volonté, tandis que la conscription existe sous quelque forme comme institution dans toute l'Europe. »

C'est l'hommage que le gouvernement anglais se rend à lui-même.

II me semble, messieurs, que le moment serait bien mal choisi pour constater la force d'expansion de l'engagement spontané en Angleterre ; lorsque au moindre sentiment de péril, à la moindre émotion qui se manifeste, on a vu de si nombreux volontaires se présenter de toutes parts pour défendre le sol national.

Un mot sur une autre grande nation libre, sur les Etats-Unis.

Je crois que MM. les ministres sont disposés à porter souvent un jugement d'une excessive sévérité sur ce qui se passe aux Etats-Unis.

Je me souviens qu'il y a deux ans, M. le ministre des finances a apprécié avec une sévérité excessive le système électoral des Etats-Unis.

MfFOµ. - Pas encore avec assez de sévérité.

M. Kervyn de Lettenhoveµ. - Je crois même qu'il y a dans les documents diplomatiques publiés aux Etats-Unis quelques traces de réclamations adressées à M. le ministre des finances à ce sujet.

MfFOµ. - Et j’ai maintenu mon opinion.

M. Kervyn de Lettenhoveµ. - Dans la dernière séance, M. le ministre de la guerre, si je l'ai bien compris, nous a dit qu'à la suite de la grande guerre qui a éclaté aux Etats-Unis on a été forcé d'établir la conscription.

MgRµ. - Pendant la guerre.

M. Kervyn de Lettenhoveµ. - Pendant la guerre, mais à cause de la guerre. Il y a, en effet, messieurs, un bill voté par le congrès, le 3 mars 1863, qui porte que la conscription sera établie aux Etats-Unis ; mais il eût été utile d'ajouter que ce bill n'a pas été exécuté ou qu'il ne l'a été que dans une mesure restreinte. Des jurisconsultes américains ont soutenu qu'il était en opposition avec les principes de la Constitution.

Au point de vue de l'exécution même, la résistance la plus vive s'est manifestée de toute part, de sorte qu'il a fallu employer d'autres moyens pour compléter l'armée des Etats-Unis, et le nombre des hommes qui ont marché malgré eux a été peu considérable. Il conviendrait donc, pour être juste et pour apprécier sainement l'enrôlement volontaire aux Etats-Unis, de remarquer qu'à côté, des 20,000 ou 25,000 hommes qui ont marché en vertu de la conscription, on a vu dans cette grande guerre plus de deux millions d’hommes se lever de leur propre mouvement pour maintenir l’intégrité du territoire et pour défendre la Constitution.

C'est là, messieurs, un grand exemple. Il est digne d'un pays libre ; il honore, ce me semble, à la fois et le dévouement aux institutions et la (page 891) spontanéité de ce sentiment qui portait tous les citoyens des Etats-Unis à répondre au premier appel qui leur était adressé.

Je désire, dans la prochaine séance, passer en revue les arguments de M. le ministre de la guerre qui se rapportent spécialement à la situation des choses en Belgique et au projet de loi qui se trouve en ce moment soumis à nos délibérations.

Projet de loi autorisant à acquérir des bâtiments et des terrains pour y créer un dépôt de mendicité agricole

Dépôt

MfFOµ. - J'ai l'honneur de déposer un projet de loi ayant pour objet d'autoriser le gouvernement à acquérir les bâtiments et terres des anciennes colonies de bienfaisance situés à Merxplas, Ryckevoorsel et Wortel, pour être affectés à l'établissement d'un dépôt de mendicité agricole.

- Il est donné acte à M. le. ministre de la présentation de ce projet de loi.

La Chambre en ordonne l'impression et la distribution et le renvoi à l'examen des sections.

Projet de loi prorogeant l’article premier de la loi du 12 avril 1835

Dépôt

MtpJµ. - J'ai l'honneur de déposer un projet de loi ayant pour objet la prorogation de l'article premier de la loi du 12 avril 1835.

- Il est donné acte à M. le ministre de la présentation de ce projet de loi.

La Chambre en ordonne l'impression et la distribution et le renvoi à l'examen des sections.

- La séance est levée à 4 heures.