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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 3 juin 1869

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)

(Présidence de M. Moreau, premier vice-présidentµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1027) M. Van Humbeeck, secrétaireµ, fait l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Reynaert, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Van Humbeeckµ présente l'analyse des pièces suivantes adressées à la Chambre.

« Le bourgmestre et les membres du conseil communal de Meerhout prient la Chambre d'autoriser la construction d'un chemin de fer d'Anvers à Düsseldorf, par Gladbach, sous la condition du maintien du tracé adopté en 1845, sauf, si une modification était jugée nécessaire, à la faire porter sur la partie du tracé partant de Brée vers la frontière néerlandaise, dans la direction de Brée vers Maeseyck, au lieu de Neerilter. »

M. de Zerezo de Tejadaµ. - Je demande le dépôt de cette pétition sur le bureau pendant la discussion du projet de loi de concession de chemins de fer.

- Adopté.


« Le président de l'institut archéologique de la province de Luxembourg adresse à la Chambre un exemplaire des troisième et quatrième cahiers du tome V de ses Annales. »

- Dépôt à la bibliothèque.


« M. d'Hane-Steenhuyse, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé de quelques jours. »

- Accordé.


« M. Hagemans demande un congé. »

- Accordé.

Composition des bureaux des sections

Composition des bureaux des sections pour le mois de juin.

Première section

Président : M. Watteau

Vice-président : M. Le Hardy de Beaulieu

Secrétaire : M. Lefèvre

Rapporteur de pétitions : M. de Vrints


Deuxième section

Président : M. Jonet

Vice-président : M. Magherman

Secrétaire : M. Hagemans

Rapporteur de pétitions : M. Dewandre


Troisième section

Président : M. Thonissen

Vice-président : M. de Rossius

Secrétaire : M. Visart

Rapporteur de pétitions : M. Funck


Quatrième section

Président : M. Muller

Vice-président : M. De Fré

Secrétaire : M. T’Serstevens

Rapporteur de pétitions : M. Descamps


Cinquième section

Président : M. Lelièvre

Vice-président : M. Van Iseghem

Secrétaire : M. Elias

Rapporteur de pétitions : M. de Zezero de Tejada


Sixième section

Président : M. Julliot

Vice-président : M. Thibaut

Secrétaire : M. Beke

Rapporteur de pétitions : M. Vander Donckt



MpMoreauµ. - La section centrale qui a examiné le projet de loi relatif au remboursement de l'emprunt de 30 millions à 4 p. c. a été saisie d'une pétition du sieur Decock, demandant que le département des finances mette en adjudication l'achat et la vente des fonds publics qui s'effectuent par son entremise.

La section centrale, après avoir examiné cette pétition, a demandé des renseignements au département des finances, et a proposé le dépôt de cette pétition au bureau des renseignements.

Je mets cette proposition au voix.

- Elle est adoptée.

Projet de loi abolissant la contrainte par corps

MpMoreauµ. - Le gouvernement se rallie-t-il aux amendements du Sénat ?

MjBµ. - Non, M. le président.

MpMoreauµ. - La discussion s'ouvre donc sur le projet de loi amendé par le Sénat. La discussion générale est ouverte.

MjBµ. - Messieurs, la question de l'abolition de la contrainte par corps a fait déjà l'objet de longs débats. Il est inutile, je pense, de recommencer à la traiter in extenso et il suffit d'examiner les amendements qui sont en ce moment soumis par la section centrale.

Permettez-moi, messieurs, de constater seulement un fait. Quand le projet de loi a été déposé et alors que la réforme n'avait encore été consacrée par aucune législation étrangère, l'opposition à l'abolition de la contrainte fut des plus vives. Et les adversaires ne réclamaient pas seulement le maintien de cette rigueur pour les quasi-délits ; ils le demandaient encore d'une manière facultative pour les dettes commerciales.

C'est avec bonheur que nous constatons aujourd'hui un premier progrès. Plus personne, ostensiblement du moins, ne semble vouloir du maintien de la contrainte par corps en matière civile et commerciale en l'absence de délits ou de quasi-délits. Eh bien, messieurs, j'en ai la conviction, le mouvement qui s'est produit contre la contrainte par corps continuera son œuvre, et l'on reconnaîtra bientôt qu'il n'y a pas plus de raison de conserver la contrainte pour les délits et les quasi-délits que pour toutes autres causes.

On veut maintenir la contrainte pour deux cas :

1° Pour les créances nées de faits prévus par la loi pénale ;

2° Pour les dommages-intérêts résultant d'un acte illicite, commis méchamment ou de mauvaise foi.

Nous avons à démontrer que pour être logiques et pour réaliser un progrès réel et sérieux, vous ne pouvez pas admettre ces deux exceptions.

Pour nous les faire accepter, on a dit que nous devions suivre l'exemple des peuples qui nous environnent ; que nulle part, en Europe, on n'avait aboli d'une manière complète la contrainte par corps ; et que nous ne pouvions, sans péril pour de graves intérêts, prendre l'initiative d'une réforme radicale.

Ce raisonnement, messieurs, serait certainement important pour établir les graves inconvénients qui pourraient résulter de notre projet, s'il était fondé.

Mais quand on demande aux honorables auteurs de l'argument de vouloir bien citer les législations étrangères qui maintiennent la contrainte par, corps pour les cas où ils veulent la conserver, ces honorables membres ne peuvent répondre.

Voici leur argumentation : On maintient en Allemagne la contrainte par corps, pour obtenir la présence d'un individu à un procès ; on la maintient aux Etats-Unis pour obtenir la réalisation d'une promesse de mariage ; on la maintient dans d'autres pays pour des cas déterminés ; nous ne voulons pas de la contrainte pour les cas où elle subsiste dans ces divers pays, mais nous demandons de la conserver pour des cas où elle n'est appliquée nulle part. Tel est le raisonnement. Eh bien, j'en appelle au bon sens de la section centrale, au bon sens de son honorable rapporteur. Est-ce sérieux ? Pour établir que la contrainte par corps doit être maintenue en matière de quasi-délits, il faut me démontrer que les législations étrangères l'ont conservée en matière de quasi-délits ; toute autre démonstration basée sur les législations étrangères serait sans valeur.

Si la contrainte par corps, en matière de quasi-délits, n'existe ni en France, ni en Autriche, ni en Allemagne, ni en Bavière, ni en Espagne, ni en Portugal, il faut rayer de la discussion l'argument des législations étrangères.

Pourquoi veut-on maintenir la contrainte par corps dans les deux cas que j'ai indiqués ? Est-ce dans l'intérêt des créanciers ? Est-ce dans un intérêt social ?

L'intérêt du créancier... Voilà le premier point à examiner. Evidemment le créancier a intérêt à obtenir le recouvrement des (page 1028) sommes qui lui sont dues et la société doit lui fournir des moyens efficaces de le faire rentrer dans sa propriété.

Est-ce a dire que parmi les armas que la société fournira aux créanciers doive se trouver la contrainte par corps ? Ce n'est point mon avis, mais, enfin, admettons-le pour un instant et discutons.

Si vous trouvez que cette arme est efficace, qu'elle est indispensable au recouvrement des créances, à la défense de la propriété du citoyen, vous devez l'employer d'une manière absolue, chaque fois que la propriété est menacée.

Est-ce ce que l'on fait ?

Messieurs, comme il importe de ne pas rester dans des généralités, je vais, par deux exemples, vous faire juger la loi qu'on nous présente.

Un négociant traite avec un autre négociant. Ce dernier est de la plus insigne mauvaise foi. C'est établi ; il use de fraude, de dol, il commet des actes illicites avec intention méchante et frauduleuse et il fait perdre à son créancier une somme de 100,000 fr., en ce sens qu'il ne lui restitue pas les 100,000 fr. qu'il a obtenus.

Il n'y a aucun délit ; il y a eu contrat, il ne peut s'agir devant les tribunaux que d'obtenir le remboursement de la somme avancée. Je suppose que le débiteur est riche, mais que son avoir n'est pas saisissable. Le tribunal ne peut pas prononcer la contrainte par corps. (Interruption.) Evidemment, on ne pourra prononcer la contrainte par corps puisqu'il ne s'agit pas de dommages-intérêts alloués comme réparation d'un fait illicite. Il s'agit du payement d'une somme avancée ou, par exemple, de livraisons faites. /

Voilà donc un citoyen qui perd cent mille francs, toute sa fortune peut-être ! Pas de contrainte par corps dans ce cas.

Mais voici un pauvre diable de cocher qui, contrevenant à un règlement, accroche la voiture d'un riche particulier et qui, par là, lui cause, méchamment même, je le concède, un préjudice de 500 francs. Vite la contrainte par corps ! si le cocher ne paye pas les 500 francs, il ira en prison.

Voilà la loi qu'on veut vous faire voter. Je me demande en quoi l'intérêt du premier créancier auquel vous refusez la contrainte par corps est moins respectable que l'intérêt du second auquel vous l'accordez.

Le premier a eu affaire à un fripon qui lui a fait perdre 100,000 francs, il est ruiné, il sera peut-être mis en faillite, et vous lui refusez la contrainte par corps.

Si c'est l'intérêt du créancier que vous avez en vue, qu'importe qu'il soit lésé par suite d'un quasi-délit ? La position est toujours la même. Je trouve au contraire que celui qui, par l'inexécution d'un contrat ou le refus coupable de payer de la part d'un débiteur solvable, subit une perte de cent mille francs, se trouve dans une situation plus intéressante que celui auquel un quasi-délit occasionne une perte de 500 francs.

Pourquoi ne leur donnez-vous pas à tous deux les mêmes moyens de se faire payer ?

Si vous voulez faire une législation convenable, si vous pensez (ce que je ne crois pas) que la contrainte par corps est efficace, eh bien, il faut l'appliquer à tous les cas de dol et de fraude, qu'il y ait dommages-intérêts ou non.

II faut généraliser ; il faut en revenir à l'œuvre primitive de la section centrale, et non se rallier à l'œuvre du Sénat. (Interruption.)

Je n'ai plus à discuter le premier projet de la section centrale ; il n'en est plus question ; je n'ai à examiner en ce moment que les nouvelles propositions de la section centrale. J'ai démontré, dans une autre discussion, l'inefficacité et le danger de la contrainte par corps : je n'ai pas à revenir sur ce point ; je ne discute que les amendements soumis en ce moment à la Chambre, Je ne m'occupe pas même de l'amendement proposé par M. Watteeu, qui n'est pas au débat et dont je n'ai pas à discuter le mérite.

Vous voyez par les deux exemples cités que ce n'est pas l'intérêt du créancier qui est en jeu. Est-ce l'intérêt social ?

Evidemment la société doit désirer que toutes les créances soient remboursées. Si l'on pouvait faire qu'aucune créance ne restât en souffrance, ce serait l'idéal ; mais si c'est l'intérêt social qu'on poursuit, si l'on veut qu'aucun citoyen ne perde son avoir, je demande aux honorables membres d'étendre leur mesure. Si la contrainte par corps est un moyen efficace de faire rentrer les créances, pourquoi s'arrêtent-ils en route ? Il n'y a pas à hésiter, il faut généraliser l'application de la contrainte par corps.

Mais, dit-on, celui contre lequel on l'emploie n'a pas à se plaindre, il a commis un délit ou un quasi-délit. C'est un malhonnête homme ; c'est un fripon, selon l'honorable M. Delcour et la section centrale ; c'est un malfaiteur, selon l’honorable M. Barbanson.

Mais si vous maintenez la contrainte par corps uniquement contre le malhonnête homme, contre le fripon, contre le malfaiteur, vous en faites une véritable peine ; que vous l'appeliez une espèce de peine, une peine civile, le nom est indifférent, vous privez un citoyen de sa liberté ; dès lors, entre la peine de la contrainte par corps et la peine de l'emprisonnement ordinaire je n'aperçois plus de différence. Mais voyons comment voire peine va fonctionner.

Voici un homme riche ; il est rédacteur de journal. Il écrit les articles les plus calomnieux contre un citoyen. Celui-ci l'assigne devant le tribunal et lui demande 10,000 francs de dommages-intérêts. Le calomniateur est riche ; que fait-il ? Le citoyen contre lequel les articles sont dirigés demande que ces écrits soient déclarés diffamatoires, calomnieux ; il réclame une réparation d'honneur. Le journaliste lui fait offrir par exploit les 10,000 francs réclamés et le tribunal ne pourra plus qualifier les articles incriminés.

L'offre des 10,000 francs sera satisfactoire ; le procès est fini. Voilà comment le malfaiteur riche peut se tirer d'embarras. Est-ce ainsi que procède la justice pénale ?

Supposons qu'un individu commette un délit correctionnel. Il va trouver le procureur du roi, et lui dit : Il est inutile de me traduire devant le tribunal ; voilà l'amende la plus forte que je puisse encourir ; je. suis prêt, en outre, à subir l'emprisonnement le plus long que la loi prononce. Je paye l'amende, je vais subir l'emprisonnement, ne m'assignez pas devant le tribunal correctionnel. Que fera le procureur du roi ? Vous me demandez l'impossible, dira-t-il ; vous avez commis un délit, je ne puis vous épargner le jugement, il faut que la justice suive son cours. Or, pour vos délits civils il n'en est pas ainsi et celui qui est riche peut échapper à la flétrissure du jugement.

Si c'est une peine, il faut que la justice intervienne et prononce qu'il y a un acte illicite commis méchamment, mais il ne faut pas qu'on puisse s'en tirer avec de l'argent. D'après votre loi, ceux qui sont riches peuvent se soustraire à la note d'infamie ; quant aux autres, ils devront être flétris comme calomniateurs.

Un parent, un allié jusqu'au degré d'oncle et de neveu, écrit un article des plus calomnieux contre son parent, fait certainement bien plus odieux de sa part que de la part d'un étranger à la famille. Le calomnié se présente devant les tribunaux civils pour obtenir réparation ; le calomniateur mérite certainement peu d'intérêt ; eh bien, parce qu'il est parent de la personne qu'il a outragée, il n'encourra pas la prison.

Est-ce que cela est conforme aux principes de justice et de morale ?

Les vieillards de 70 ans échapperont aussi à la peine. Le rédacteur d'un journal est septuagénaire, il peut tout à son aise déverser l'outrage et la calomnie. Votre peine ne peut l'atteindre ; car vous n'abrogez pas les dispositions de la loi de 1859 qui exemptent les septuagénaires de la contrainte par corps.

J'ai souvent entendu dire que le code civil avait été fait tout en faveur des hommes ; on ne fera pas le même reproche à votre loi, car elle n'atteint pas les femmes. Elles pourront, dans le commerce, se soustraire par dol et fraude à l'exécution de leurs engagements. La contrainte ne les atteindra pas. Les maris auront un moyen facile d'échapper à la prise de corps : c'est de faire le commerce sous le nom de leurs femmes.

Eh bien, je demande ce qu'on penserait d'un code pénal qui dirait dans l'un de ses premiers articles : Tous les faits ci-après donneront lieu à telles peines ; seulement ces peines ne pourront être appliquées ni aux septuagénaires ni aux femmes. Voilà ce que fait le projet de loi.

Il y a plus : les commerçants faillis sont exempts de la contrainte par corps. C'est une conséquence que l'on n'a pas aperçue, mais qu'il est curieux de signaler. Vous êtes sous le coup de la contrainte par corps, pour un acte frauduleux. Si vous êtes commerçant, il y a un moyen facile de l'éluder. Vous déposez votre bilan et tout est dit.

Vous ajoutez une petite faillite à votre fraude, à votre dol et vous échappez à l'emprisonnement.

Voici, en effet, ce que dit à ce sujet un auteur fort estimé, M. Renouard :

« Quoique le failli puisse être emprisonné en vertu des condamnations prononcées contre lui, à titre de peine, par les tribunaux exerçant la juridiction pénale, néanmoins puisqu'il est dessaisi, et tant que pèse sur lui l'action collective de la masse, la loi refuse et la jurisprudence a refusé avec raison aux créanciers l'exercice individuel de la contrainte par corps, alors même qu'il s'agirait de dommages-intérêts et des frais alloués en matière criminelle ou correctionnelle, ou de condamnation pour stellionat. »

Telles sont les conséquences auxquelles on arrive lorsqu'on abandonne toute boussole juridique et lorsqu'on veut faire des projets de loi qui ne reposent sur aucune espèce de base rationnelle. (Interruption.)

(page 1029) On crie bien haut qu'on maintient la contrainte par corps contre tous les malfaiteurs et tous les fripons et l’on décrète que les femmes, les filles et les septuagénaires, quelle que soit leur mauvaise foi, ne peuvent en être frappés et que les commerçants faillis doivent faire une honorable exception.

Ici vient un étrange raisonnement de la section centrale. Voici ce qu'elle dit :

« Le plaignant n'est créancier que parce qu'il a été victime. Pour que la conscience publique soit satisfaite, il ne suffit pas que la peine ordinaire ait été subie, il faut encore que le préjudice ait été réparé et que le condamné ait complètement subi sa sentence, en accomplissant la restitution et en payant les dommages-intérêts. »

Il s'agit donc encore là d'une véritable peine. Puisqu'il faut satisfaire la conscience publique, il ne s'agit pas de l'intérêt du créancier.

Donc, d'après l'honorable rapporteur, pour que la conscience publique soit satisfaite, il faut que les dommages-intérêts soient payés.

Or, je vous le demande, dans le cas où le débiteur sera insolvable et aura été emprisonné, comment la conscience publique sera-t-elle jamais satisfaite ? L'emprisonnement peut satisfaire la soif de vengeance qui anime le créancier, assouvir ses mauvaises passions, mais la section centrale n'a pas encore trouvé le moyen de faire verser de l'argent par un insolvable.

Et si vous ne pouvez trouver le moyen de faire payer l'insolvable, la conscience publique ne pourra être satisfaite en cas d'insolvabilité constatée.

Si vous étiez préoccupé d'autre chose que d'une peine, vous diriez au moins dans votre loi que l'insolvable ne sera pas emprisonné. C'est une rigueur inutile, qui ne peut profiter au créancier.

Mais, dit-on, beaucoup de faits méchants vont donc échapper à toute répression, on passera à travers les mailles du code pénal ! Avez-vous la prétention de croire que par la contrainte par corps vous atteignez tous les actes méchants ? Ce serait une bien grande illusion. Au surplus, si vous croyez que des actes méchants doivent être punis, définissez-les, faites-en de véritables délits.

C'est impossible, dites-vous. Alors que fera le juge civil ? Comment constatera-t-il l'acte illicite commis méchamment, si vous ne savez vous-même ce que c'est ? Quand vous aurez dit au juge civil : Vous apprécierez l'acte illicite commis méchamment, croyez-vous que vous lui aurez donné un guide suffisant ? La section centrale déclare, dans son rapport, que tout individu, contraint par corps est un fripon ou un malhonnête homme. A quel signe le juge civil reconnaîtra-t-il qu'il a devant lui un fripon ou un malhonnête homme ? Vous ne pouvez, vous l'avouez, définir les actes illicites commis méchamment, et c'est pour cela que vous ne proposez pas de modifier le code pénal. Vous livrez donc les citoyens à l'arbitraire des tribunaux.

Ainsi, des citoyens pourront être flétris, pourront être traités de fripons par suite de la création que vous faites d'un nouveau délit, délit civil, je le veux bien, dont l'appréciation sera abandonnée à des juges, quelles que soient leurs impressions d'audience, quels que soient les éléments de la cause. (Interruption.)

On proclame donc par ce système l'impuissance du législateur à faire une loi pénale et d'un autre côté on inaugure l'arbitraire des tribunaux. En matière pénale, même de peine civile, puisqu'il faut ce nouveau genre de flétrissure, de pareils principes ne peuvent prévaloir.

Sous la loi de 1859, la contrainte par corps n'était qu'une épreuve de solvabilité.

Mais, dans l'esprit de la loi de 1859, on ne maintenait pas la contrainte par corps lorsque l'insolvabilité était constatée. On présumait la solvabilité pendant un an. Passé ce délai, la preuve de l'insolvabilité pouvait être faite.

Messieurs, il ne faut pas se payer de mots. La vérité, c'est que l'on veut par la contrainte par corps avoir raison des écarts de la presse. La section centrale s'exprime ainsi :

« La contrainte par corps, dit-elle, est juste, parce qu'elle ne sera prononcée que contre le malhonnête homme ou le fripon. »

Or, messieurs, toute condamnation à la contrainte par corps aura pour conséquence logique, morale, devant l'opinion publique, le stigmate de malhonnêteté ou de friponnerie infligé à celui contre qui elle aura été prononcée.

Vous voulez donc que désormais tous les écrivains qui seront appelés devant un tribunal civil du chef d'une action en dommages-intérêts soient proclamés de malhonnêtes gens ou des fripons par le seul fait du prononcé de la contrainte par corps.

Eh bien, je dis qu'une pareille prétention, ainsi formulée, est évidemment une réaction contre le principe constitutionnel.

Que dit la Constitution ? Que tous les délits de la presse doivent être déférés au jury. Et que faites-vous ? Vous supprimez le jury, et vous le remplacez par le tribunal civil ; vous supprimez le délit défini, et vous le remplacez par un délit vague et indéfinissable ; vous supprimez l'emprisonnement, dont le Roi peut faire grâce, et vous le remplacez par un emprisonnement d'un an, dont le créancier seul peut faire la remise.

Et vous vous imaginez que vous allez faire croire à l'opinion publique que ce n'est pas une peine contre la presse ! Et vous vous imaginez que toutes ces subtilités de tribunaux civils, de moyens d'exécution, de peines civiles, vont tromper l'opinion sur ce qu'est réellement votre mesure ! Quand un tribunal civil décide qu'un individu a calomnié, il est admis par l'opinion que cet homme est un calomniateur tout aussi bien que si la sentence était rendue par le jury ; la flétrissure est la même et personne ne s'y est jamais trompé. Aussi, quand on va devant le tribunal civil, c'est pour obtenir d'abord la déclaration que l'écrit incriminé est calomnieux ou injurieux.

Et quant à votre peine civile, diffère-t-elle de la peine ordinaire ? Sous le régime cellulaire, le condamné politique et les détenus pour dettes sont à peu près soumis au même traitement.

Si, messieurs, sous la loi actuelle, semblable chose pouvait être tolérée parce que l'on considérait la contrainte par corps comme un moyen d'exécution, erreur choquante à mon avis, mais enfin erreur qui existe dans la législation, c'est qu'alors la contrainte par corps était employée même contre le commerçant honnête pour les délits d'au moins 600 francs. C’était un moyen généralement employé, une épreuve de solvabilité ; aujourd'hui, c'est une peine qu'on applique au malhonnête homme et au fripon.

On comprend que ce n'est plus la même chose pour les écrivains ; maintenant que vous mettez dans votre loi que la contrainte par corps est une arme contre les malhonnêtes gens, les fripons, les malfaiteurs, ce serait manquer de franchise que de ne pas reconnaître que vos propositions sont dirigées contre la presse.

C'est donc dans un esprit inconstitutionnel que ces articles ont été rédigés ; et cela est tellement vrai qu'au Sénat on a, pour ainsi dire, loué les citoyens qui préféraient le tribunal civil au tribunal répressif.

Je dis que c'est là une action imprudente. La Constitution n'est pas parfaite ; comme tout ce qui sort du travail de l'homme, elle a ses imperfections. Eh bien, si les conservateurs à outrance proclament qu'il faut éluder les dispositions libérales de la Constitution, comment voulez-vous qu'on contienne les aspirations de ceux qui s'en prennent aux dispositions conservatrices de notre charte fondamentale ? (Interruption.)

Mais non ! on gémit sur l'inefficacité de la Constitution ; on attaque indirectement le jury ; on le déclare impuissant à réparer l'honneur des citoyens. Voilà la cause de la mesure proposée. Eh bien, je dis que c'est dévier de l'esprit de la Constitution. Agir ainsi, c'est autoriser les attaques que certains esprits dirigent contre certaines dispositions de notre pacte social. Nous devons accepter la Constitution telle qu'elle est et ne pas la corriger contre la liberté, si l'on veut en maintenir les éléments conservateurs. Au lieu de louer les citoyens qui s'écartent de son esprit, il faut les y ramener, les habituer et les encourager à pratiquer toutes nos institutions loyalement, complètement, sans exception.

Si la proposition de la section centrale était introduite dans notre législation, doutez-vous un instant que notre Constitution ne fût au moins faussée ! Vous aurez rétabli par le canal des tribunaux civils une peine contre la presse, avec un délit indéfinissable.

J'en appelle aux manifestations qui ont eu lieu, à une autre époque, dans cette Chambre. Je citerai notamment ce que disait l'honorable M. d'Elhoungne ; l'honorable membre, sans être contredit par personne, disait à cette tribune le 23 mars 1847 :

« ... Je voudrais que dans la législation révisée on mît un terme à cette manière de fausser la disposition de la Constitution qui attribue la connaissance de tous les délits de la presse au jury en intentant une action civile. Je voudrais qu'on ne vît plus des fonctionnaires intenter une action civile devant des tribunaux correctionnels, et se faire allouer, à titre de dommages-intérêts garantis par la contrainte par corps, de grosses sommes ; ce qui constitue, en réalité, une peine prononcée par une juridiction autre que le jury, la seule admise par la Constitution. »

L'honorable M. d'Elhoungne disait encore dans la même séance :

« Il n'y a pas seulement de lacune à l'égard des victimes de la presse ; il y en a au préjudice de la presse elle-même. Puisqu'on permet au fonctionnaire qui se croit calomnié de traduire l’auteur devant un autre juge que le jury et qu’ainsi ce n’est pas le jury qui punit le calomniateur, mais (page 1030) que ce sont les tribunaux qui, par des dommages-intérêts suivis de la contrainte par corps, appliquent une véritable, une effrayante pénalité. »

Et que disait un autre membre, l'honorable M. Rogier, dans la séance du 23 mars 1847 ?

«... Pour moi, je m'étonne d'une chose, c'est de la longanimité avec laquelle la presse a souffert la situation qui lui est faite aujourd'hui par la jurisprudence ou quelques-uns de nos tribunaux, qui tend à lui enlever la garantie que la Constitution du jury. Je m'étonne qu'alors que la Constitution déclare que tous les délits de la presse seront du ressort du jury, ces délits cependant peuvent être, même en matière publique, attribués aux tribunaux civils du moment que les plaignants les saisissent d'une demande de dommages-intérêts. Sous ce rapport, si une large voie est ouverte aux amendements, si l'on doit, à l'exemple, du ministre, étendre le projet en discussion, je verrais avec plaisir partir de nos bancs un amendement pour rendre a la presse la garantie constitutionnelle dont on tend à la dépouiller. »

M. Rogierµ. - C'est encore complètement mm opinion.

MjBµ. - Plus loin, M. Rogier disait encore :

« Les écrivains jouissent-ils de toutes les garanties que la Constitution leur assure ? D'après la jurisprudence de certains tribunaux, un fonctionnaire public, attaqué dans un journal pour un fait de sa vie publique, peut traîner l'auteur de l'écrit devant le juge civil et le faire condamner a des dommages-intérêts, et par suite à un emprisonnement indéfini, à défaut de payement.

« Je dis que c'est là un très grave abus sur lequel l'opposition, si elle n'était pas modérée, aurait peut-être, depuis longtemps dû appeler une réforme. »

C'est encore l'opinion de l'honorable membre. Ne doit-il pas alors demander avec moi qu'on ne prononce pas par la voie des tribunaux une peine contre ceux que l'honorable M. Delcour appelle des fripons ou des malhonnêtes gens ? Si l'honorable membre estime que la Constitution veut le jury, pourquoi aggraver la situation actuelle en supprimant la contrainte par corps en matière commerciale et en ne la maintenant, en réalité, que contre les écrivains ?

Qu'on me permette à moi d'avoir les opinions que l'honorable M. Rogier professait en 1847.

Messieurs, je le sais, on a fait un épouvantait des excès de la presse. Croyez-vous que si la contrainte par corps disparaît, les citoyens seront exposés aux attaques du premier sycophante venu et que la calomnie triomphera de l'honneur des citoyens ?

C'est par la peur souvent qu'on conduit les hommes et jamais on n'a plus abusé de la peur que dans la discussion de ce projet de loi.

J'ai fait faire dans tous les tribunaux du pays le relevé des jugements civils rendus en matière, de presse depuis 1830 jusqu'à ce jour. Ce travail n'est pas encore complet pour tous les tribunaux.

Voici les résultats pour le tribunal de Bruxelles, où les procès de presse ont été les plus nombreux ; ailleurs, il n'y en a presque pas eu.

Depuis 1830, le tribunal de Bruxelles a rendu 66 jugements civils. De ces 66 jugements, 5 traitent du droit de réponse, 8 tranchent des questions de responsabilité, 3 déboutent les demandeurs. Ces 16 jugements doivent être écartés du débat, il en reste 50. Eh bien, 31 décident qu'il y a calomnie ; 7, qu'il y a diffamation ou injure ; 5 atteinte à l'honneur et à la considération et 7, qu'il y a faute. Donc dans 43 affaires, il y avait lieu, d'après les faits constatés par les jugements et l'appréciation même du juge, à poursuites devant le jury.

On n'est donc pas désarmé.

Dans les sept autres affaires il y avait faute ; or, pour les cas de faute, vous ne maintenez plus la contrainte.

Vous le voyez, messieurs, l'abolition de la contrainte par corps ne présente pas les dangers dont on a parlé.

J'ai dit, messieurs, que des inconvénients pourraient résulter de la réforme, et on n'a pas manqué de s'emparer de mes paroles ; je les retrouve dans le rapport fait au Sénat et dans celui de votre section centrale. Qui a jamais soutenu que les institutions libérales ne donnaient pas lieu à des abus ? Et quelles institutions humaines ont le privilège de n'en produire aucun ? Mais vous n'avez pas mis les avantages en regard des inconvénients ; au surplus, si la liberté de la presse donne lieu à des abus ce n'est pas à nous qu'il faut s'en prendre, c'est aux auteurs de la Constitution, à ceux qui ont proclamé la liberté de la presse et le jugement des délits de la presse par le jury. Et ce qui m'étonne, c'est que ce sont ceux qui ont rédigé la Constitution qui se plaignent des résultats produits par les mesures qu'ils ont sanctionnées. (Interruption.)

La presse peut sans doute faire du tort ; mais elle n'en fait pas plus, elle en fait moins que les autres manifestations de l'activité humaine.

S'il s'agit de tort moral, le fait que les tribunaux civils ou que le jury proclame : que l'écrivain a calomnié, que les faits qu'il a avancés sont faux, ne suffit-il pas pour venger l'honneur du citoyen ? Vous prétendez qu'il faut ajouter le payement de dommages-intérêts.

Mais l'honneur est inestimable ; l'honneur, c'est une chose inappréciable. Ainsi, parce que ce citoyen n'aurait pas recouvré la somme qui lui est allouée, son honneur serait en péril ? Qui peut le soutenir ? L'honneur du citoyen est vengé, dès que la justice déclare que le fait imputé est faux et calomnieux. Ce n'est pas un sac d'écus qui répare l'atteinte faite à l'honneur.

Et la preuve, c'est la tendance de la jurisprudence à refuser aujourd'hui, en matière d'attaques par la presse, l'allocation de sommes d'argent autres que celles nécessitées par la défense.

Ainsi donc, ce qui réparera votre honneur, ce ne sont pas les dommages-intérêts, ce n'est pas une somme d'argent ; c'est le jugement, c'est l'arrêt.

Il y a plus. Les honorables personnes qui ont eu à souffrir des calomnies de la presse le savaient tellement, qu'elles ont inséré dans leurs exploits qu'elles ne bénéficieraient pas de la somme réclamée par elles ; qu'elles l'emploieraient à des œuvres charitables.

Je prends pour exemple mon honorable ami, M. Rogier. Il a été calomnié par la presse. Pour moi, son honneur n'a jamais été en souffrance.

Eh bien, l'honorable M. Rogier a employé à des œuvres charitables tous les dommages-intérêts qu'il a obtenus. Est-ce que l'honorable M. Rogier, qui pour moi n'avait pas besoin de jugement pour garantir son honneur, n'a pas eu justice complète par le jugement qui a déclaré que l'auteur était un calomniateur ?

Evidemment donc le payement des dommages-intérêts n'ajoute rien à la réparation de l'honneur du citoyen.

Maintenant, messieurs, s'agit-il d'un tort pécuniaire ? (Interruption du M. Dumortier.) Mais, M. Dumortier, vous dites que les calomniateurs auront toute liberté, remarquez que nous ne supprimons pas le code pénal, veuillez ne point l'oublier. Vous l'avez voté, et si vous ne le trouviez pas suffisamment sévère, il fallait proposer des dispositions pour le compléter.

Je disais donc que s'il s'agit d'un préjudice pécuniaire, causé par la presse, je ne crois pas qu'il faut prendre des mesures exceptionnelles contre la presse plutôt que contre les autres manifestations de l'activité humaine.

On a déposé un projet de loi sur les sociétés qui permet les sociétés à responsabilité limitée ; eh bien, messieurs, les membres des comités de ces sociétés, si la loi vient à passer, pourront user de dol et de fraude s'il n'y a pas lieu à dommages-intérêts, et il n'y aura pas de contrainte par corps contre eux.

Je le demande, s'il y avait des mesures spéciales de précautions à prendre, ne serait-ce pas contre ces administrateurs de sociétés ? Il suffit de comparer les désastres occasionnés par la presse à ceux qu'ont amenés le dol et la fraude commis par certains administrateurs. Cependant contre ces derniers il n'y a pas de contrainte par corps, parce qu'il ne peut être question de réclamer des dommages-intérêts, il ne s'agit que de récupérer des sommes avancées, d'obtenir le payement d'actions ou d'obligations.

Eh bien, messieurs, puisqu'on trouve que la moralité publique est mise en péril par la presse, je dis qu'elle est bien autrement mise en péril par les pertes qu'en fait ainsi subir à d'honnêtes citoyens et qui entraînent souvent le désordre et le déshonneur dans la famille. (Interruption.)

Vous me direz : Si les sociétés à responsabilité limité sont autorisées, c'est pour que la fortune publique soit agrandie ; mais si la liberté a été donnée à la presse, c'est aussi dans l'intérêt public.

Vous demandez que la presse ne sorte pas du domaine politique ; mais c'est impossible ; si vous emmuraillez la presse, vous aurez fait à la société le tort le plus considérable qu'il soit possible de causer.

Il n'est pas possible de limiter le domaine de la presse. La presse est une arme contre le mal. C'est un frein ; elle empêche beaucoup de mauvaises actions, elle éclaire beaucoup de mauvaises choses et alors même qu'elle tombe dans l'exagération, elle est encore une puissance avec laquelle l'homme qui veut commettre le mal compte, et souvent elle l'arrête au bord de l'abîme. (Interruption.)

Messieurs, en toutes choses il faut que le citoyen sache supporter certaines charges certains inconvénients.

(page 1031) Est-ce qu'en matière d'impôts, en matière de milice il n'y a pas certains inconvénients ?

Mais que l'on me cite les honnêtes gens que la presse a tués.

Ceux qui n'avaient rien à se reprocher sont sortis sans éclaboussure des combats que la presse leur a livrés.

Messieurs, on parle de l'Angleterre ; mais en Angleterre la contrainte par corps n'existera plus pour les dettes supérieures à 1,250 francs ; pour les dommages-intérêts en matière de presse, c'est le jury qui décide.

Et, quand un citoyen a été contraint par corps pour une somme inférieure à 1,250 francs, il est libéré.

Ensuite, le juge peut, lors de ses tournées, mettre en liberté le débiteur incarcéré.

Est-ce là la contrainte par corps que vous nous offrez en Belgique ? En aucune manière.

Au surplus, messieurs, et c'est par là que je termine, vous n'atteignez pas votre but, car vous exemptez les septuagénaires, vous exemptez les mineurs de 21 ans, vous exemptez les commerçants faillis, vous exemptez les femmes et les filles.

Voilà donc autant de catégories de personnes qui pourront se livrer à la calomnie. Il y a plus, le projet de loi dit que la contrainte par corps n'atteint jamais les personnes civilement responsables selon la loi.

Or, je vous le demande, est-ce que l'imprimeur, l'éditeur du journal pourra invoquer le bénéfice de cette disposition ?

Je suppose qu'un écrivain étranger envoie des articles contenant des faits dommageables, doleux, frauduleux. L'éditeur a confiance dans ce rédacteur et croit qu'il se présentera pour répondre de ses écrits, et, de la meilleure foi du monde, il insère les articles.

On constatera qu'il n'a pas commis d'actes illicites méchamment. Echappera-t-il à la contrainte ? Dans l'affirmative, que signifie votre loi ?

Il suffira de prendre à l'étranger un rédacteur ou bien encore de trouver un imprimeur à la veille de faire faillite pour se soustraire à toute répression.

Je prierai, en outre, l'honorable rapporteur de la section centrale de me dire si l'individu qui refuse de payer lorsqu'il a de l'argent commet méchamment cet acte illicite dont il est parlé dans le projet de loi ?

S'il le commet, la loi est une réaction, car elle admet la contrainte par corps dans tous les cas. Comme, elle laisse subsister la loi de 1859 et que cette loi n'admet la preuve d'insolvabilité qu'après un an, il en résulte que tout individu qui refuse de payer sera contraint par corps. Publier cette loi sera donc maintenir en prison toutes les personnes qui y sont et y faire entrer à l'avenir toutes celles qui doivent quelles que soient leurs dettes. (Interruption.) Un honorable membre de la commission me dit que non...

M. Teschµ. - Je n'ai rien dit.

MjBµ. - L'honorable membre a fait un signe négatif, j'ai cru que c'était la réponse à ma question. Eh bien, s'il n'en est pas ainsi, je ne comprends pas comment on ne prononcerait pas la contrainte par corps contre cette catégorie de débiteurs.

Voilà un débiteur qui a de l'argent et qui refuse de payer : c'est certes un acte illicite commis méchamment, de mauvaise foi ; eh bien, ce débiteur est exempt de la contrainte par corps. De deux choses l'une, messieurs, ou bien vous prononcez la contrainte par corps en cas de refis de payement de la part d'un individu supposé avoir de l'argent, et dans ce cas vous étendez la loi de 1859, ou bien vous ne prononcez pas la contrainte par corps, et alors vous êtes illogiques, vous ne la prononcez pas dans l'un des cas les plus défavorables pour le débiteur. Il s'agit certes là d'un fripon.

Messieurs, sous un point la loi qui est en discussion va plus loin que la loi de 1859. En matière de dol, de fraude et de violence, sous la loi de 1859 la contrainte par corps était facultative, d'après votre loi elle deviendra obligatoire ; le juge sera obligé de la prononcer. Or, quelle raison avez-vous depuis 1859 d'aggraver la législation sur la contrainte par corps ? Ce serait cependant la conséquence de l'adoption du projet de la section centrale.

L'honorable M. Delcour dit dans un passage de son rapport que la contrainte par corps pourra être prononcée encore : « 1° contre celui qui, s'étant rendu coupable de dol ou de fraude dans un contrat est condamné de ce chef à des dommages-intérêts. »

Sans doute, mais s'il n'est pas condamné à des dommages-intérêts, s'il n'est condamné qu'à l'exécution de ses obligations ? Un individu doit et ne paye pas ; il est condamné à payer, mais on ne lui impose pas des dommages-intérêts, que va-t-il arriver ? Il ne sera pas contraint par corps.

L'honorable membre ajoute : « 2° contre le débiteur qui, postérieurement au contrat, a eu recours à des moyens doleux ou frauduleux pour échapper à l'exécution de la convention »

Mais il faut encore qu'il y ait des dommages-intérêts, et je ferai remarquer à l'honorable membre que l'article 13 41du code civil s'oppose à ce que l'on fasse la preuve par témoins du dol postérieur au contrat.

Messieurs, l'honorable M. Delcour parle toujours, dans son rapport, de cette contrainte par corps employée contre le malfaiteur et le fripon. Mais, par une inconséquence inexplicable, il y a cependant des actes qui ne constituent pas une friponnerie et qui pourtant entraînent, d'après la section centrale, la contrainte par corps. Il en est ainsi en matière de contraventions ; un pauvre diable commet, par imprudence ou par inobservation d'un règlement, un dégât quelconque. Il n'est pas pour cela un malhonnête homme et la contrainte par corps lui est applicable si le dégât dépasse 500 francs. En sortant de cette enceinte, l'honorable M. Delcour peut enfreindre un règlement, commettre une imprudence et, en vertu de la législation qu'il vous convie à sanctionner, l'honorable membre sera soumis à la contrainte par corps. (Interruption.)

M. Delcourµ. - Est-ce bien sérieux, voyons ?

MjBµ. - Votre rapport répond pour moi ; permettez-moi de vous le rappeler, car vous paraissez l'avoir quelque peu oublié :

.« En matière de simple police, ces motifs n'ont plus la même gravité. La plupart des contraventions sont plutôt des actes commis par imprudence ou par négligence, que des actes criminels. On doit reconnaître, cependant, que certaines contraventions présentent les caractères d'une mauvaise foi et d'une méchanceté incontestables. Telles sont, entre autres, les injures verbales, les voies de fait ou violences légères, la vente ou le débit de comestibles, de boissons, de denrées ou de substances alimentaires gâtées ou corrompues. »

En conséquence, comme je le disais tout à l'heure, la contrainte par corps serait maintenue en matière de dommages-intérêts du chef de contraventions.

Eh bien, à mon tour, je vous demande s'il est sérieux de dire qu'on ne prononce plus la contrainte par corps que contre le malfaiteur ou le fripon. Je vous demande encore ce qui va arriver à l'imprimeur qui, de la meilleure foi du monde, aura publié un article écrit par un étranger ? L'imprimeur est civilement responsable ; comme civilement responsable, tombe-t-il sous l'application du dernier paragraphe de l'article 4 du projet de la section centrale ?

C'est une question dont il serait intéressant de connaître la solution.

Je crois donc, messieurs, que dans ces conditions la Chambre ne peut revenir sur son premier vote et accepter l'œuvre que la section centrale fait sienne. Ce serait aggraver la législation actuelle ; ce serait établir une peine sans définir les délits auxquels elle doit servir de sanction ; ce serait ouvrir toutes larges les portes de l'arbitraire. J'ai la confiance que la Chambre ne se ralliera pas aux propositions qui lui sont soumises.

MpMoreauµ. - La parole est à M. Hymans.

M. Wasseigeµ. - Il est orfèvre.

M. Hymansµ. - Précisément. (Interruption.) J'entends l'honorable M. Wasseige me dire : « Vous êtes orfèvre, M. Josse. » En effet, dans ce débat, il a été beaucoup question de la presse ; aucun journaliste n'a pris la parole ; l'orfèvre vous demande la permission de dire quelques mots.

Certes, messieurs, je ne suis point suspect de radicalisme ; j'ai l'honneur de passer pour un doctrinaire pur sang. Cependant j'ai voté contre l'amendement de mon honorable collègue et ami M. Watteeu, lors de la première discussion du projet de loi qui nous occupe et je voterai encore aujourd'hui pour l'abolition radicale de la contrainte par corps en matière de presse.

Pour motiver mon vote, messieurs, j'aurai peu de choses à dire. Je mettrai de côté toute passion. J'aurai soin de ne pas m'égarer sur le terrain politique.

Je me bornerai à examiner froidement, avec calme, les propositions formulées par l'honorable M. Delcour dans son rapport au sujet de la presse. M. le ministre de la justice vous a lu tout à l'heure deux lignes du rapport de l'honorable membre ; je vais vous lire en entier la partie de ce document à laquelle je veux répondre. La réfutation en sera d'autant plus rapide et plus facile.

« La contrainte par corps, dit M. Delcour, est juste, parce qu'elle ne se sera prononcée que contre le malhonnête homme ou le fripon ;

« Elle est rationnelle, parce qu'elle est une arme de sécurité pour l'ordre social et de protection pour la victime ;

(page 1032) « Elle est nécessaire, parce que, sans elle, les lois en vigueur ne suffisent plus à la sécurité t'es intérêts privés.

« L'amendement du Sénat subordonne l'application de la contrainte par corps à deux conditions : en premier lieu, que l'acte qui donne lieu aux dommages-intérêts soit illicite ; en second lieu, qu'il ait été commis méchamment ou avec mauvaise foi. Si le fait dommageable n'avait été qu'imprudent, la condamnation aux dommages-intérêts cesserait d'être exécutoire par la voie de la contrainte par corps.

o On a reproché à la proposition du Sénat d'être une réaction contre la presse. La majorité de la commission proteste contre cette interprétation.

« Non, messieurs, il n'est entré dans la pensée d'aucun de nous de limiter la liberté constitutionnelle de la presse. La presse reste libre et conserve toutes ses garanties constitutionnelles. Mais, quelque libre qu'elle soit, nous la voulons sérieusement responsable.

« La responsabilité n'effraye pas la presse honnête, la presse véritablement utile au pays ; elle peut effrayer les pamphlétaires dangereux qui cherchent le scandale, en jetant la déconsidération ou le déshonneur sur d'honorables citoyens. Ce ne sont pas là des abus imaginaires, mais une triste réalité dont nous sommes témoins chaque jour. Si le fait constitue un délit, le coupable pourra être traduit devant le jury et la partie lésée obtiendra réparation. Mai» lorsque le fait ne constitue pas un délit, que peut faire la victime de ces injustes attaques ?

« Elle s'adressera au tribunal civil et obtiendra une condamnation à des dommages-intérêts. Quand elle se présentera ensuite pour les recevoir, qui rencontrera-t-elle ? Elle rencontrera un débiteur insolvable, un homme de paille, un de ces personnages méprisables qui se mettent au service de toutes les rancunes, de toutes les rivalités, de toutes les concurrences, de toutes les vengeances, pour un salaire qui les déshonore. Voilà le danger contre lequel il faut prémunir la victime. »

Cela est assurément très bien écrit, les arguments sont présentés d'une manière très nette et très saisissante ; mais il m'est impossible d'admettre qu'un seul point de la thèse de M. Delcour ait le moindre fondement.

Si ennemi que je sois du scandale, si ennemi que je sois des pamphlétaires qui déshonorent la presse en même temps qu'ils jettent le déshonneur dans les familles, je ne puis admettre aucun des arguments de l'honorable rapporteur.

Et en effet, messieurs, il suffit de les examiner de près un instant pour voir combien peu, et cela m'étonne de la part d'un jurisconsulte aussi éminent, combien peu ils sent conformes à la vérité constitutionnelle et surtout à la vérité des faits.

Les arguments de l'honorable M. Delcour peuvent se résumer en quatre propositions fondamentales.

Première proposition : On laisse à la presse toute sa liberté d'action ; mais on veut qu'elle soit sérieusement responsable.

Deuxième proposition. La presse honnête n'a rien à craindre.

Troisième proposition. La contrainte par corps n'atteindra jamais l'écrivain de bonne foi.

Quatrième proposition. Il faut prendre des précautions contre l'insolvable, contre ce personnage que l'honorable M. Rogier a introduit d'une manière si pittoresque dans le premier débat.

Voilà les quatre points fondamentaux du raisonnement de l'honorable M. Delcour.

Je vais les examiner un à un.

L'honorable M. Delcour, comme tout le monde, comme moi tout le premier, l'honorable M. Delcour veut une presse qui soit sérieusement responsable.

Mais, je vous le demande, aux termes des lois en vigueur en Belgique, quelle peut être la sérieuse responsabilité de la presse ?

En matière de délits commis envers des particuliers, le code pénal édicté des peines qui varient de huit jours à un an d'emprisonnement et d'une amende de 26 francs à 500 francs pour la calomnie et la diffamation ; de un à quinze jours de prison et d'une amende de 10 francs à 20 francs en cas d'injures.

Voilà la répression en matière de délits et je suppose qu'elle suffit à tout le monde, puisque personne n'en demande l'aggravation. Elle semble efficace à l'unanimité de la Chambre et du pays ; je n'ai jamais entendu dire qu'elle ne fût pas suffisante.

En matière de quasi-délits, vous avez l'action civile en dommages et intérêts. Vous voulez rendre les dommages-intérêts recouvrables par la contrainte par corps et à cette condition vous vous déclarez satisfaits encore.

Voilà votre répression assurée. Voilà tout ce que l'arsenal des nos Codes renferme pour le châtiment des délits et des quasi-délits en matière un presse.

Mais après avoir énuméré ces garanties qui donnent une si profonde sécurité, je ne dirai pas aux ennemis de la presse, mais à ceux qui en ont peur, je demanderai à l'honorable M. Delcour si, à ses yeux, cette répression constitue ce qu'il appelle une sérieuse responsabilité ou même une responsabilité quelconque.

Eh bien, messieurs, à mon avis, sous la Constitution qui nous régit et à laquelle personne, sous ce rapport du moins, ne songe à introduire des modifications, je prétends qu'il n'y a là aucune responsabilité sérieuse et que l'honorable M. Delcour lui-même doit se trouver fort peu satisfait des mesures dont il se réjouit.

En effet (et cela m'amènera à poser une question à l'honorable ministre de Injustice, à propos d'une statistique dont il a parlé tout à l'heure) ; en effet, qu'il s'agisse d'un délit ou d'un quasi-délit, en règle générale, l'individu responsable, ce n'est pas l'auteur du délit, ce n'est pas le rédacteur de l'article incriminé, ce n'est pas même l'éditeur du journal, c'est l'imprimeur. Et cet imprimeur, qu'est-il lui-même ? Le plus souvent un ouvrier, un typographe qui gagne 4 ou 5 francs par jour, quelquefois moins et auquel, moyennant une convention, l'on endosse la responsabilité des articles délictueux.

Est-ce là une responsabilité sérieuse, loyale ?

En thèse générale, ce n'est pas l'écrivain qui se trouve atteint par le procès qu'on dirige contre un journal.

Consultez les recueils de jurisprudence, consultez les jugements et arrêts rendus en matière de presse, vous trouverez toujours ceci : « Affaire un tel contre tel journal, X contre l'Indépendance, Y contre l’Echo du Luxembourg, Z contre le Journal de Gand, etc.. »

Jamais le condamne n'est un individu réellement responsable ; c'est un être abstrait, et je demanderai à l'honorable ministre de la justice qu'il ait l'obligeance de me dire combien dans les 66 jugements qu'il a cités tout à l'heure et qui ont été rendus depuis 1850, il y en a qui ont atteint l'écrivain, c'est-à-dire combien il y a de noms d'écrivains dans ces jugements. Vous trouverez toujours un journal, c'est-à-dire un être abstrait, une fiction, et à côté de cela un imprimeur, un malheureux, un homme de paille qui supporte la peine.

Voilà la responsabilité sérieuse qui vous rassure et que vous voulez généraliser.

Je suis donc en droit de dire que, sous un régime comme le nôtre, où l'anonyme est la règle, où la responsabilité est supportée par une machine, qu'il n'y a pas, au point de vue moral, de responsabilité vraie, et l'honorable M. Delcour n'affermira pas cette responsabilité de la presse par les propositions qu'il patronne aujourd'hui devant la Chambre.

Avant de parler de cette responsabilité et d'en faire la base de tout un système, il fallait au moins la définir.

Or, je dis qu'elle n'existe pas.

Quoi qu'il en soit, vous ne cherchez pas à la rendre plus sérieuse en matière de délits. Vous ne croyez pas que cela soit nécessaire. Nous vivons sous le régime de l'irresponsabilité depuis 1830 et certes, en matière politique, personne n'a jamais songé à s'en plaindre.

Pourquoi ?

Est-ce à cause, du bon esprit de la presse ? Peut-être.

Est-ce à cause du tempérament du pays, que, par le spectacle de libertés en quelque sorte illimitées, s'est habitué à ne plus voir des excès là où autrefois il en trouvait à chaque pas ? Qu'il regarde la liberté de la presse comme l'accompagnement obligé de la liberté générale ? Ou bien, est-ce encore à cause de ce principe, affirmé jadis dans un magnifique ouvrage sur les Etats-Unis, par Tocqueville, que plus la presse est libre, moins elle a d'influence, que les journaux se neutralisent par leur action réciproque ?

Tout cela est possible. Je ne me prononce pas sur ce point ; mais le fait est positif.

Jamais il n'est venu à l'esprit de personne depuis 1830, sauf des cas exceptionnels dont je n'ai pas à m'occuper ici, de réclamer au point de vue social, au point de vue de l'intérêt général du pays, une répression plus sévère des délits de la presse. Cela est incontestable.

Mais en matière de quasi-délit ! Ah, l'on se montre plus exigeant ! Le danger paraît plus redoutable.

Quoi qu'il advienne, il faut sévir. En effet, supposez que le projet de loi que nous a envoyé le Sénat vienne à passer, supposez même que la législation existante soit maintenue purement et simplement, nous allons nous trouver dans une situation éminemment favorable aux adversaires de la presse.

(page 1033) Qu'arriverait-il ? Qu'est-il arrivé jusqu'à présent ? On poursuivait en dommages-intérêts. On obtenait une réparation civile, une condamnation à des dommages-intérêts, et lorsqu'on avait affaire, comme cela arrivait le plus souvent, à un pauvre diable, par un reste de pudeur, par respect humain, par respect pour soi-même et pour les autres, on n'osait pas le mettre en prison.

Eh bien, aujourd'hui l'on se dira ; Les jurisconsultes les plus distingués de la Chambre et du Sénat ont déclaré que l'incarcération était la seule garantie qu'il y eût pour la protection des citoyens contre les excès de la presse ; nous avons obtenu une condamnation à des dommages-intérêts ; l'individu est insolvable ; il faut exécuter la condamnation ; il faut le faire incarcérer. Le droit et la sécurité publique l'exigent ainsi.

De sorte que, pour avoir cherché à introduire une loi plus libérale, un adoucissement au régime actuel justifié par la plus grande douceur de nos mœurs et les progrès de l'intelligence publique, on en sera arrivé à aggraver la situation. On en sera arrivé à ce résultat étrange qu'il sera plus dangereux à l'avenir de s'attaquer à un épicier qui vend à faux poids ou à un marchand qui vend des denrées sophistiquées, que de s'attaquer au Roi, aux Chambres, aux ministres et à Dieu lui-même, parce que celui-ci ne viendra pas sur la terre pour intenter un procès civil et demander des dommages-intérêts. (Interruption.)

Messieurs, la responsabilité étant ainsi définie, je comprends parfaitement que l'honorable M. Delcour, dans son rapport, vienne nous dire qu'elle ne peut effrayer ce qu'il appelle, lui, la presse honnête. Dans la pensée de l'honorable M. Delcour, la presse honnête, qu'est-ce que c'est ? C'est la presse qui a de l'argent, c'est la presse solvable, c'est la presse qui peut payer 1,000 fr. d'amende ; c'est la presse qui peut faire faire à quelqu'un un certain nombre de mois de prison et il y a des gens qui consentent à aller en prison moyennant salaire. Sous le gouvernement précédent, il y a eu de ces individus qui faisaient la prison pour autrui, comme en France, sous la Restauration, il y avait des spadassins en titre qui se battaient pour un journal et la gloire de la grande armée.

M. Dumortierµ. - Tous les écrivains de la Belgique ont fait leur peine eux-mêmes.

M. Hymansµ. - La plupart étaient des hommes courageux qui ont fait leur peine eux-mêmes, mais il y avait des écrivains qui faisaient de l'opposition par spéculation et ceux-là trouvaient d'autres spéculateurs qui allaient en prison pour eux.

Le journaliste malhonnête, celui que la responsabilité effraye, c'est le journaliste qui signe ses articles, qui en accepte publiquement la responsabilité, qui veut aller en prison au lieu d'un pauvre imprimeur, et qui payera de sa poche s'il est condamné à une amende ou à des dommages-intérêts ; ces journalistes malhonnêtes, effrayés et compromis, ce sont ceux dont l'opinion publique lait des martyrs la veille des révolutions et dont elle fait des ministres le lendemain.

Et remarquez-le bien, messieurs, pour que ces journalistes malhonnêtes, ces journalistes vraiment responsables soient condamnés, il ne faut pas précisément que ce soient des malfaiteurs ou des fripons, comme l'est, d'après l'honorable M. Delcour, tout journaliste condamné.

Pour que ces vils pamphlétaires soient condamnés, il ne faut pas qu'ils aient réellement calomnié un citoyen ; il ne faut pas qu'ils l'aient méchamment attaqué ; il suffit, d'après la législation qui nous régit, qu'ils aient fait connaître un fait vrai, dont la loi ne permet pas de fournir la preuve. (Interruption.)

M. Lebeauµ. - Il faut que l'attaque soit méchante.

M. Hymansµ. - Ah ! dit l'honorable M. Lebeau, il faut que l'attaque ait été faite méchamment. Vous comprenez mal ; il faut que le journaliste ait été de mauvaise foi, et l'honorable M. Delcour a inséré à ce sujet dans son rapport une admirable phrase qui doit rassurer tous les bons, tous les honnêtes et effrayer tous les méchants.

Messieurs, dit-il : « il faut que l'acte qui donne lieu aux dommages-intérêts soit illicite et qu'il ait été commis méchamment ou avec mauvaise foi, et si l'auteur du fait dommageable n'a été qu'imprudent, la condamnation aux dommages-intérêts cesse d'être exécutoire par la voie de la contrainte par corps. »

Le beau billet, vraiment, que vous donnez à La Châtre !

Votre argument, tiré de la bonne foi, me fait vraiment sourire.

Est-ce qu'en matière civile la bonne foi diminue en quoi que ce soit le préjudice éprouvé par celui qui est victime d'un acte imprudent ?

En matière criminelle, la bonne foi produit une réduction de la peine.

Ainsi, j'ai chez moi un fusil, que je ne sais pas être chargé. Un individu entre, s'empare du fusil, couche en joue un visiteur et le tue.

Le code pénal se montre extrêmement modéré à l’égard de l'auteur de cet homicide involontaire parce qu'il a été simplement imprudent et prouvera sa bonne foi ; mais quand il s'agit du fusil chargé qui tue le crédit d'un homme, comment vous y prendrez-vous, M. Delcour, pour établir la bonne foi ?

On sera a priori suspecté de mauvaise foi. (Interruption.) Sans doute, l'opinion que j'exprime ici n'est pas la mienne ; c'est celle d'un jurisconsulte éminent, d'un honorable magistrat d'une de nos cours supérieures qui a écrit un livre estimé sur notre législation en matière de presse ; c'est l'opinion de M. le conseiller Schuermans.

Il va vous dire ce que c'est que la bonne foi en matière de quasi-délit.

Ecoutez-le :

« Les excuses tirées de la bonne foi ou de l'absence d'intention, qui peuvent être alléguées en matière répressive, ne peuvent l'être en matière civile, pour affranchir de toute responsabilité un journaliste qui aurait manqué aux devoirs de sa profession en accueillant à la légère une révélation dommageable : « Alqui ignoravit sed non debuit facile, quae ignorabat, adseverare.... non debuit facilis, esse ad temerariam indicationem (13, § 3, Dig. Act. emt. vendit., XIX, I). Combien ce principe de droit commun ne doit-il pas être appliqué avec plus de sévérité lorsque l'erreur est colportée par les mille organes de la presse ! »

Et plus loin :

« La bonne foi ne peut servir d'excuse dans une matière où la faute et l'imprudence du défendeur suffisent pour motiver l'action. (C. Gand. 7 juillet 1853.) En vain se retrancherait-il derrière la rumeur publique. (C. de Liège. 16 mars 1848). Derrière l'impossibilité où il a été de vérifier la réalité des faits auxquels il a donné la publicité. (C. de Liège. 8 décembre 1851, Gand 21 janvier 1856, C. de Douai, 5 juin 1844). Le défendeur ne peut soutenir qu'il a été induit en erreur par le silence qu'a gardé le demandeur contre de précédentes allégations. (Trib. Bruxelles. 25 janvier 1855. Aff. Bartels contre l'Indépendance), etc. »

Voilà donc que d'après l'écrivain le plus autorisé en ces matières, d'après l'homme qui a réuni le plus beau recueil de jurisprudence des affaires de presse, la bonne foi dans le. quasi-délit ne peut jamais constituer un moyen de défense ; il importe peu que le journaliste ait reproduit ce qu'il a trouvé dans un autre journal, le croyant exact ; il importe peu qu'il ait pris des renseignements dès l'instant que ces renseignements étaient erronés.

Et après cela, vous venez nous dire, dans un rapport fort éloquent, je le concède, mais qui ne prouve rien, vous venez nous dire qu'en matière de dommages-intérêts la contrainte par corps n'est prononcée que pour les actes illicites et commis de mauvaise foi !

Je viens de vous démontrer comment la bonne foi vous sauve dans un procès de presse... comment il vous est impossible d'établir cette bonne foi. (Interruption.)

Je viens de vous prouver que le juge s'est toujours refusé à l'admettre chez l'écrivain en matière de quasi-délit.

Votre article ne signifie donc absolument rien, et je n'ai pas à vous remercier, en ma qualité d'orfèvre, des garanties que vous voulez bien me donner. D'ailleurs, remarquez que, si la bonne foi disculpait l'écrivain, l'article de la commission serait tout simplement inutile, puisque alors il n'y aurait plus de condamnation, plus de dommages-intérêts, et, partant, plus de contrainte par corps.

Reste le quatrième argument de M. Delcour, emprunté à M. Rogier : l'insolvable !

Je disais tout à l'heure que M. Rogier a introduit dans cette enceinte, d'une façon très attrayante et très pittoresque, ce personnage qu'il déclare nouveau et qui est malheureusement connu depuis le commencement des siècles. Il y a toujours eu plus d'insolvables que de solvables dans le monde (interruption), et je voudrais bien savoir de quelle manière M. Rogier s'y prendrait pour supprimer ce personnage de la législation, de la pratique, en matière de presse.

Pour ma part, j'ai cherché vainement.

Et d'abord cet insolvable existe en vertu d'un principe du droit constitutionnel, en vertu d'un décret rendu par le gouvernement provisoire, le 16 octobre 1830 et dont l'honorable M. Rogier était un des glorieux signataires.

« Considérant que le domaine de l'intelligence est essentiellement libre ; qu'il est libre à chaque citoyen (solvable ou insolvable) de professer ses opinions comme il l'entend et de les répandre par tous les moyens possibles de persuasion, etc.. »

Je dirai, moi, qu'à un certain point de vue l'insolvable, c'est une des (page 1034) gloires de notre pays. L'insolvabilité en matière de presse, c'est la gloire et l'honneur de nos institutions ; c'est le droit pour l'homme qui n'a ni sou ni maille de regarder en face les puissants du jour et de leur dire la vérité en face. Et je ne vois à mettre à la place de cet insolvable que l'homme riche à qui vous donneriez le privilège de parler et d'écrire comme il lui plairait, en raison de ses écus.

Et remarquez-le, messieurs, le Congrès, suivant dans cette voie le gouvernement provisoire, après y avoir mûrement réfléchi, le Congrès ne croyant pas que la création de l'insolvable fût le résultat d'une improvisation faite dans un jour d'émotion révolutionnaire, le. Congrès a décrété l'insolvable de par la Constitution lorsqu'il a supprimé le cautionnement et l'autorisation préalable. Le Congrès a dit : Il ne faudra plus qu'on soit solvable pour avoir le droit d'écrire ; je décrète constitutionnellement le droit de l'insolvable.

Et quant à vous, M. Rogier, j'ai le droit de vous dire, mon cher collègue, que si aujourd'hui vous reniez l'insolvable, vous êtes un père dénaturé. (Interruption.) C'est vous qui l'avez créé, non pas une fois, mais deux fois, comme membre du gouvernement provisoire d'abord, comme membre du Congrès ensuite.

Vous aurez beau faire, vous devez accepter les inconvénients de cette glorieuse paternité-là. (Interruption.)

M. Rogierµ. - Nous n'avons voulu de privilège pour personne.

M. Hymansµ. - Vous avez donné à chacun le droit d'exprimer librement sa pensée, sans autorisation préalable et sans cautionnement. Eh bien, je le répète, il n'y a qu'un seul moyen de supprimer l'insolvabilité de la presse, sous le régime en vigueur en Belgique ; il n'y en a qu'un seul, je vous défie d'en trouver un autre : c'est le cautionnement.

Vous ne pouvez pas garantir la solvabilité avec le régime d'irresponsabilité qui règne en matière de presse, l'imprimeur couvrant l'éditeur, l'éditeur couvrant l'auteur, vous ne pouvez pas garantir la solvabilité autrement que par le cautionnement.

Qu'est-ce que cela vous fait ? me disent les honorables MM. Delcour et Rogier ; vous êtes journaliste, mais vous avez la chance d'appartenir à ce que nous appelons la presse honnête, la grande presse, c'est-à-dire la presse solvable. Soit, mais je me place à votre point de vue, au point de vue de votre sécurité. Je cherche à calmer vos craintes, à dissiper vos inquiétudes. Et je vous demande, encore uns fois où vous trouverez la garantie de la solvabilité, si ce n'est dans le cautionnement ? Je suppose que demain un financier, un industriel, un négociant vienne demander à un de ces grands journaux, honnêtes et solvables, une grosse somme d'argent, à titre de dommages-intérêts, pour un préjudice sérieux causé à son entreprise. Le journal auquel il s'adressera sera peut-être solvable ; il pourra payer, sans se ruiner, les 200,000 francs qu'on lui demande.

Mais y a-t-il quelque chose dans notre législation qui défende à l'éditeur ou à l'imprimeur de vous produire comme auteur un homme qui n'a pas le sou ? L'éditeur ou l'imprimeur étant mis hors de cause, on vous présentera un écrivain qui sera peut-être un panier percé. (Interruption.)

« Il faut, me dit-on, que la justice le reconnaisse comme auteur. »

Messieurs, restons dans la pratique des faits. N'est-il pas évident que, dans l'immense majorité des affaires de ce genre qui se présenteront, la justice sera déroulée ?

MjBµ. - Dans toutes.

M. Hymansµ. - Comment voulez-vous établir qu'un homme est ou n'est pas l’auteur d'un article ? Cela est absolument impossible. Eh bien, qu'arrivera-t-il ? Vous aurez devant vous, au lieu du grand journal solvable, un rédacteur pauvre, et ils le sont presque tous ; c'est leur honneur. Celui-là ira en prison, et ce sera une sanglante iniquité.

Ou bien vous aurez, grâce à l'article 25 de la loi de 1849, que le Sénat ne propose pas de supprimer, vous aurez une femme, comme le disait tout à l'heure l'honorable ministre de la justice, ou un mineur, ou un septuagénaire, car il est permis d'être journaliste à 70 ans, ou un commerçant failli ; ceux-là vous échapperont et vous vous trouverez entre une duperie ou une iniquité.

Autre chose encore. Je suppose qu'on me fasse un procès de presse et que je m'offre courageusement à la justice, comme je le ferai toujours, si pareille chose m'arrive. Je suis solvable ; je suis en état de payer les dommages-intérêts auxquels je puis être condamné.

Malheureusement mon petit patrimoine est en papier, en lots d'un emprunt quelconque ou d'un de ces chemins de fer construits à l'étranger qui du jour au lendemain perdent 50, 30 p. c. de leur valeur ; mes actions valent 300 francs le jour où l'on me fait le procès ; je suis un journaliste honnête et solvable ; le procès, avec les différentes instances, dure un mois ; dans cet intervalle, il survient quelque part une catastrophe qui fait que mes actions dégringolent et ne valent plus rien. Cela se voit tous les jours.

Dès lors, je suis insolvable, et je suis coupable ; jusque-là, j'étais honnête, solvable : je n'étais pas astreint à la contrainte par corps ; mais je deviens insolvable, fripon, malfaiteur, parce que j'ai eu le malheur de voir mes actions perdre de leur valeur, et la Bourse me, donner tort.

Voilà le beau système qu'on veut infliger à la presse en Belgique, en s'attribuant, comme Shylock, le juif de Venise, la joie de me prendre une livre de ma chair.

Vous avez beau dire : vous n'échapperez pas à l'insolvabilité ; et vous le savez si bien, que c'est précisément pour cela que vous voulez maintenir la contrainte par corps.

Eh bien, cette contrainte par corps s'exercera, je le répète, soit sur un malheureux poussé par le besoin, soit sur un misérable flétri par le mépris public. La belle satisfaction !

Messieurs, il m'est impossible d'admettre un pareil système. Si la passion pouvait m'en rapprocher, si des animosités personnelles, si la haine pour des adversaires politiques, pouvaient m'engager un instant à croire à l'admissibilité d'un pareil système, eh bien, ma raison combattrait mon instinct, parce qu'en saine logique ce système n'est pas soutenable.

J'ai appris jadis que le droit est la raison écrite ; or, ma raison ne me permet pas de comprendre, et c'est là un argument de l'honorable M. Thonissen qui m'a vivement frappé ! ma raison ne me permet pas de comprendre que la loi inflige une peine au profit d'un particulier à celui que l'ordre social ne commande pas de punir.

Et puis je me demande, et je terminerai par là, pourquoi cette subite terreur de la classe appelée journaliste ? Pourquoi cette crainte inopinée du journalisme qui vient jeter la terreur et le. désordre dans les familles ? Mais, messieurs, n'y a-t-il pas d'autres professions qui jettent à un aussi haut degré, à un plus haut degré peut-être la désolation, la douleur, l'angoisse au foyer domestique ?

Mais, songez-y, un médecin diplômé a le droit d'assassiner tout le monde. (Interruption.)

II suffit qu'un homme ait dans sa poche un diplôme visé, par un jury pour qu'il ait pendant toute sa vie le droit d'assassiner ses concitoyens, (Interruption.)

Oh ! vous venez de faire le procès aux mauvais journalistes, j'ai aussi le droit de parler des mauvais médecins, des mauvais avocats et des mauvais financiers. Le médecin, je le répète, a le droit de vie et de mort. J'ai entendu mon honorable ami M. Vleminckx s'en plaindre quelquefois lui-même. (Interruption.) Lorsqu'il était question d'introduire un projet de loi sur la police médicale, l'on m'a fait remarquer, à cette époque, un fait qui m'a vivement ému : c'est qu'un médecin qui est traduit devant les tribunaux pour avoir fait une opération maladroite qui a amené la mort de son malade ou un accident grave est condamné à 2 ou 3 ans de prison ; mais, à l'expiration de sa peine, il peut recommencer à pratiquer en vertu de son diplôme ; et encore une fois assassiner tout le monde.

Voilà donc une profession sociale parfaitement honorable qui expose la société à des dangers autrement redoutables que les écrits des journalistes qui jettent ce qu'on appelle le déshonneur et le désordre dans les familles.

Et si je vous parlais des avocats ! (Interruption.) Oh ! je sais bien que j'aurais affaire à forte partie ; aussi je serai très modéré. (Interruption.) Je ne veux pas parler de services mal rendus d'un mauvais avocat : celui-là est plus vite mis à l'écart qu'un médecin, car le médecin travaille dans l'ombre et l'avocat au grand jour. Mais qu'avez-vous fait pour l'avocat ? Vous avez inscrit dans le code pénal un article 452, aux termes duquel : « Ne donneront lieu à aucune poursuite les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux, lorsque ces discours ou ces écrits sont relatifs à la cause ou aux parties. »

Que résulte-t-il de là ? Il en résulte, qu'un avocat ou un conseil a le droit d'injurier tout le monde, attendu que s'il a un peu d'habileté il parviendra à démontrer que son injure se rattache d'une façon quelconque au procès, et nous avons vu le fait se produire récemment à Bruxelles dans un procès ; nous avons vu, chose que je réprouve et que je blâme, des témoins se faire justice à eux-mêmes au sujet d'attaques dont ils avaient été l'objet de la part d'un avocat. et qu'est-il arrivé le lendemain ? Le conseil de discipline de l'ordre des avocats, de l'ordre des avocats (dans un pays où il n'y a pas d'ordres), proteste au nom des prérogatives de l'avocat, en faveur de son irresponsabilité.

Eh bien, messieurs, je proteste in, au nom de la liberté, en faveur des prérogatives constitutionnelles de la presse.

En résumé, je voterai pour la suppression de la contrainte par corps en (page 1036) matière de presse, parce que, ainsi que je crois l’avoir démontré, elle est inutile et inopérante.

Je voterai pour cette suppression parce que je ne veux pas maintenir une peine barbare, là où le code pénal ne voit ni un délit ni une contravention.

Et puis, je voterai contre le maintien de la contrainte par corps, par une dernière raison qui, pour moi, est déterminante. Je ne crois pas et je n'ai jamais cru qu'il fût au pouvoir d'un coquin de déshonorer un honnête homme. Je suis à cet égard de l'opinion de Macaulay, qui disait aux électeurs d'Edimbourg : « On peut être renversé par les actes des autres ; on n'est jamais déshonoré que par les siens. »

Quant à l'insulteur, il sera frappé par le jugement qui le condamne, par la publication du jugement qui le flétrit ; et la peine corporelle que l'on veut y ajouter, s'il est insolvable, ne peut qu'inspirer en sa faveur uns pitié qu'il ne mérite pas et qui est souvent le commencement d'une injuste réhabilitation.

MpMoreauµ. - La parole et à M. Delcour.

- Des membres. - A demain !

M. Delcourµ. - Il est un peu tard pour parler aujourd'hui. Vous venez d'entendre deux longs discours dans lesquels le travail de la section centrale a été vivement attaqué. Comme la réponse sera développée, je préfère ne parler que demain.

Si la Chambre désire que je commence maintenant, je suis cependant à sa disposition. Mais si elle veut bien m'accorder jusqu'à demain, je l'en remercierai.

- La séance est levée à quatre heures et demie.