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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 8 février 1870

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1869-1870)

(Présidence de M. Moreau, premier vice-présidentµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 421) M. de Rossiusµ procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart et lit le procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Vrintsµ présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« L'administration communale d’Herbeumont prie la Chambre d'autoriser M. le ministre des travaux publics à concéder au sieur Brassine un chemin de fer d'Athus à la frontière française dans la direction de Givet. »

« Même demande d'administrations de communes non dénommées, des conseils communaux de Chiny, Monceau, Naomi, et des administrations communales de Baillamont, Jamoigne, Paliseul, Vonêchc et Felenne. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Les membres de l'administration communale d'Antreppe demandent le déplacement de la boîte aux lettres établie dans cette commune. »

- Même renvoi.


« Le sieur Berlemont appelle l'attention de la Chambre sur des fraudes électorales. »

- Même renvoi.


« Le sieur Gilbert demande que son fils Henri-Joseph, milicien de 1866, soit libéré du service militaire. »

- Même renvoi.


« Les secrétaires communaux du canton de Fosses demandent que l'avenir des secrétaires communaux soit assuré et que leur traitement soit mis en rapport avec l'importance de leur travail et des services qu'ils rendent aux administrations communales, provinciales et générale. »

« Même demande des secrétaires communaux du canton de Flobecq. »

M. Lelièvreµ. - J’appuie la pétition et je demande qu'elle soit renvoyée à la commission, avec prière de faire un prompt rapport.

- Cette proposition est adoptée.


« Les administrations communales du canton de Flobecq demandent l'achèvement de la ligne de Braine-le-Comte à Courtrai, qui a été concédée aux sieurs Camels et Riche. »

M. Descampsµ. - Je demanderai le renvoi de cette requête à la commission des pétitions, avec prière de faire un prompt rapport.

- Adopté.


« M. Vander Hoeven fait hommage de la livraison du Vaandel de février 1870, contenant la première partie de son étude sur le projet de code pénal militaire belge. »

- Dépôt à la bibliothèque.


« M. d'Hane-Steenhuyse, empêché de se rendre à la Chambre par des affaires urgentes, demande un congé. »

« M. Kervyn de Lettenhove, retenu par des devoirs de famille, demande un congé de trois jours. »

« M. Elias, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé de quelques jours. »

« M. Eug. de Kerckhove demande un congé de trois jours. »

- Ces congés sont accordés.


M. de Maereµ. - Messieurs, j’ai été chargé, par la commission des pétitions, de faire rapport sur une requête du Cercle industriel et commercial de Gand qui est relative à certains travaux d'amélioration à faire au canal de Terneuzen. Je demanderai à la Chambre de pouvoir lui communiquer ce rapport 1'ouverture de la séance de demain.

MpMoreau. - S'il n'y a pas d'opposition, il en sera ainsi.

Projet de loi révisant le code de commerce (titre III, livre premier : Des sociétés)

Discussion des articles

Section II. Des sociétés en nom collectif

Article 15

« Art. 15. La société en nom collectif est celle que contractent deux personnes ou un plus grand nombre, et qui a pour objet de faire le commerce sous une raison sociale. »

M. Lelièvreµ. - Je pense qu'il serait préférable de maintenir le projet primitif. En effet, l'article était conforme au code de commerce en vigueur, et il n'a jamais donné lieu à aucune contestation sérieuse. En tout cas, les difficultés ont été résolues par la doctrine et la jurisprudence. Le texte nouveau proposé en dernier lieu par M. le ministre de la justice porte : « Les associés sont réputés avoir une raison sociale, lorsque l'objet de la société est de faire le commerce. » Or, pareille disposition peut présenter des inconvénients. En effet, la raison sociale « comprend le nom d'un ou de plusieurs associés » (article 19 du projet). Cette définition est claire et précise. Je ne comprends donc pas qu'on dise : « Ils sont réputés avoir une raison sociale lorsque l'objet de la société est de faire le commerce. » Cette disposition manque d'exactitude.

Je pense qu'il eût mieux valu laisser les choses sur le pied où elles se trouvaient sous le code de commerce en vigueur, d'autant plus que tout ce qui a trait à la raison sociale a été tranché par les auteurs et par les arrêts de manière à ne pouvoir plus soulever aujourd'hui un débat sérieux.

- L'article 15 est adopté.

Article 16

« Art. 16. Les noms des associés peuvent seuls faire partie de la raison sociale. »

M. Thonissenµ. - Messieurs, l'article 16 porte que les noms des associés peuvent seuls faire partie de la raison sociale. Cet article est irréprochable ; il est rationnel sous tous les rapports ; il ne faut pas qu’on puisse donner à la société une enseigne menteuse. Mais je voudrais savoir de l'honorable ministre de la justice quelle sanction il entend attacher à l'article 16.

Ainsi, par exemple, quelle sera la position de ceux qui, pour procurer un crédit illimité à une société, ont, de mauvaise foi, fait figurer dans la formule sociale des personnes non associées

Le cas est prévu par la loi que nous discutons, mais seulement pour les sociétés anonymes.

L'article 85 porte :

« Seront considérés comme coupables d'escroquerie (...) :

2° Ceux qui, pour provoquer des souscriptions ou des versements, ont, de mauvaise foi, publié les noms de personnes désignées, contrairement à la vérité, comme étant ou devant être attachées à la société anonyme à url titre quelconque. »

Cette règle devrait, me semble-t-il, être appliquée, non seulement à la société anonyme, mais encore à toutes les autres.

La fraude est la même.

J'appelle l'attention du gouvernement sur ce point, pour qu'il examine si, lorsque nous serons arrivés à l'article 85, il ne conviendra pas d'étendre cet article aux autres sociétés.

MjBµ. - A première vue, messieurs, je ne vois aucune difficulté dans l'observation de l'honorable M. Thonissen.

Si les personnes que l’on a fait figurer dans la raison sociale de la société y sont de leur consentement, elles sont solidairement responsables de tous les actes accomplis.

Si elles n'y sont pas de leur consentement, aucune responsabilité pourra peser sur elles.

On aura abusé de leur nom pour attirer des souscripteurs.

(page 422) L’honorable M. Thonissen se demande si l'on ne devrait pas comminer des peines pour ceux qui usent de pareilles fraudes.

Il est possible que cela tombe déjà sous le coup du code pénal actuel. Ce serait une véritable escroquerie. Cependant, si le fait n'était pas suffisamment puni par le code, nous pourrions examiner, lorsque nous serons arrivés à l'article 85, s'il n'y a pas lieu de compléter cet article en disant : « attachés à la société anonyme ou à toute autre société. »

M. Delcourµ. - Messieurs, je crois qu'une remarque est à faire, qui pourra simplifier l'observation qui vient d'être adressée au gouvernement.

Il faut, dans la société en nom collectif, une raison sociale. A cet égard, il ne peut se présenter aucun doute, mais je me demande si la raison sociale est de l'essence de la société en nom collectif ?

Il n'est pas rare, messieurs, de voir une société commerciale, véritable société en nom collectif, agir sous un nom commun, sans constituer une véritable raison sociale.

Je désire savoir si, dans la pensée du gouvernement, l'interprétation donnée jusqu'à ce jour aux dispositions du code de commerce est changée. Je ne le pense pas.

Cette observation a son importance. C'est ce qu'a compris un de mes honorables amis, M. le professeur Namur, dont l'opinion a le plus grand prix dans la matière qui nous occupe.

« Il est généralement admis, m'écrivait dernièrement M. Namur, qu'une raison sociale n'est pas de l'essence de la société en nom collectif, en ce sens qu'il suffit que le commerce soit exercé au non commun de plusieurs personnes, car la raison sociale n'est que l'indice ou le signe extérieur de cette communauté d'intérêts. »

S'il en est ainsi, une raison sociale n'est pas une condition essentielle de la société en nom collectif. Il en résulte que l'associé qui a agi en nom commun pour les affaires de la société, oblige solidairement ses coassociés.

Je désirerais donc savoir si, dans la définition qui nous est fournie, le gouvernement a voulu changer qui s'est constamment pratiqué ou s'il a voulu changer l'état actuel des choses.

MiPµ - Il est évidemment de l'essence de la société en collectif d'avoir un nom collectif. Ce nom est celui sous lequel une réunion de personnes apparaît au public comme formant une société.

Dans la pratique, on entend ordinairement par nom collectif celui qui se présente sous la forme : « N... et Cie. » Cette formule est la plus ordinaire, mais ne constitue cependant pas l'essence, la raison sociale.

Ainsi, Pierre et Paul peuvent parfaitement traiter ensemble et leurs deux noms réunis constituer le nom collectif de la société. Dans l'un et l'autre cas, il y a une raison sociale, c'est-à-dire un nom sous lequel l'ensemble des personnes unies par le lien social se présente au public comme formant une personnalité juridique.

Il ne peut y avoir de société en nom collectif sans nom collectif, sans raison sociale. Cela est si vrai que, dans le cas même où les parties n'auraient pas pris de nom social d'une manière expresse, la société n'en aurait pas moins une raison sociale, par cela seul que ses membres ont apparu au public comme étant unis entre eux par le lien social.

Ainsi, chaque fois que plusieurs personnes se réunissent pour former une société en nom collectif, cette société a une raison sociale, soit que les parties l'aient prise expressément et dans ce cas il n'y a aucune difficulté, soit même qu'elles l'aient pas prise expressément parce que, dans ce cas, la force des choses crée la raison sociale, c'est-à-dire le nom sous lequel les sociétaires réunis sont connus du public.

Telle est l'explication que donnent tous les auteurs et notamment Troplong, si mes souvenirs sont exacts, dans son Traité des sociétés.

M. Delcourµ. - Donc rien n'est changé à la pratique actuelle.

- L'article est adopté.

Article 17

« Art. 17. Les associés en nom collectif, indiqués dans l'acte de société, sont solidaires pour tous les engagements de la société, encore qu'un seul des associés ait signé, pourvu que ce soit sous la raison sociale. »

M. Thonissenµ. - Je crois qu'on ferait bien de supprimer, dans le texte de l'article 17, les mots ; « indiqués dans l'acte de société ». La pensée des auteurs de la loi est évidemment de rendre solidairement responsables tous les associés en nom collectif. Les mots que je viens de citer sont donc surabondants ; mais ils peuvent, de plus, donner lieu, dans certains cas, à des inconvénients véritables. Supposons que, par erreur, on ait omis d'indiquer dans l'acte de société le nom d'un des associés. Les tiers ayant traité avec cet associé ne pourront-ils agir que contre lui, et ne pourront-ils pas attaquer les autres associés en nom collectif ? A voir le texte et à prendre la lettre les mots « indiqués dans l'acte », il faudrait dire que, dès l'instant que l'associé ne figure pas nommément dans l'acte de la société, les autres associés ne sont pas solidairement responsables. Le cas sera rare, sans doute, mais il peut se présenter.

Dans tous les cas, je le répète, ces mots sont surabondants ; on pourrait les supprimer sans inconvénient. J'en fais la proposition formelle.

MjBµ. - Je ne m'y oppose pas.

- L'article, avec la suppression des mots « indiqués dans l'acte de société », est mis aux voix et adopté.

Section III. Des sociétés en commandite

Articles 18 à 20

« Art. 18. La société en commandite est celle dans laquelle, sous une raison sociale, un ou plusieurs associés engagent indéfiniment leurs personnalités et un ou plusieurs autres ne l'engagent que jusqu'à concurrence de leur mise. »

- Adopté.


« Art. 19. La raison sociale comprend nécessairement le nom d'un ou de plusieurs associés indéfiniment responsables. Le nom d'un associé commanditaire ne peut faire partie de la raison sociale. »

- Adopté.


« Art. 20. Lorsqu'il y a plusieurs associés indéfiniment responsables, la société est en nom collectif à leur égard, et en commandite à l'égard des simples bailleurs de fonds. »

- Adopté.

Article 21

« Art. 21. L'associé commanditaire n'est passible des dettes et pertes de la société que jusqu'à concurrence des fonds qu'il a promis d'y apporter.

« Il peut être contraint par les tiers à rapporter les intérêts et les dividendes qu'il a reçus, s'ils n'ont pas été prélevés sur les bénéfices réels de la société. »

M. Lelièvreµ. - Je pense qu'il faudrait maintenir le paragraphe premier tel qu'il est énoncé dans le code de commerce en vigueur. En effet l'article nouveau change la position du commanditaire. Celui-ci n'est débiteur de sa mise qu'envers le corps moral de la société ; au contraire, la disposition nouvelle le rend débiteur direct et personnel des créanciers de cette société. Il est bien certain cependant que le commanditaire ne peut être condamné qu'à verser sa mise dans la caisse sociale. Je pense donc qu'il faut rayer le mot « dettes » afin de maintenir intacte la position du commanditaire et ne pas la rendre débiteur direct des créanciers, tandis qu'il ne l'est que de la société elle-même.

MjBµ. - Messieurs, une controverse existait avant le code sur une question que tranche cet article. La commission chargée de l'examen du nouveau code de commerce a tranché cette controverse en décidant que l'associé commanditaire serait responsable pour l'apport de sa mise même à l'égard des tiers ; le gouvernement, pour trancher la controverse d'une manière définitive, a ajouté le mot « dettes » dans l'article en discussion. Je demande que ce mot soit maintenu.

Il est exact que la commission a voulu que le commanditaire reste responsable vis-à-vis des tiers et que les tiers puissent actionner directement le commanditaire. Cela doit être maintenu. En effet, il peut se faire que la faillite ne soit pas déclarée ; il peut se faire même que le délai de déclaration de la faillite soit complètement expiré et parce qu'il y aurait un liquidateur qui n'aurait pas fait ou ne voudrait pas faire son devoir, le commanditaire pourrait être dispensé de payer ! Cela n'est pas possible.

Il faut laisser aux créanciers les moyens de rentrer dans les fonds qu'ils ont déboursés ou dans les obligations que la société peut avoir contractés vis-à-vis d'eux. Si les liquidateurs de la société ne veulent pas remplir leur devoir, pourquoi empêcher les créanciers de faire valoir leurs droits en actionnant les commanditaires ? De quoi peuvent se plaindre les commanditaires ? S'ils ont rempli leurs engagements, qu'est-ce que cela leur fait que les créanciers les actionnent ? S'ils n'ont pas rempli leurs engagements, pourquoi les dispenser de l'obligation de verser le complément de leur mise ? Il y avait là quelque chose de contraire à la morale.

M. Lebeauµ. - Je suis de l'avis de l'honorable ministre de la justice. En effet, l'article défend de distribuer des dividendes qui ne sont pas prélevés sur les bénéfices réels. Or, l'actionnaire qui reçoit des sommes titre de dividende, alors que la société n'est pas en bénéfice, s'approprie en réalité une partie du capital social. C’est contraire aux règles de la justice, de la morale et l'équité.

Sous le code de commerce actuel, on a agité beaucoup la question de savoir si les bénéfices réels distribués ne devraient pas être rapportés lors de la liquidation de la société, dans le cas où la société serait en perte.

Des auteurs très respectables soutenaient qu'on devait à la fin de la société rapporter les bénéfices qui avaient été perçus, si lors du résultat final de ses (page 423) opérations, la société était constituée en porte. Mais d'autres auteurs ont prétendu que les dividendes prélevés sur les bénéfices réels étaient des revenus, qu'ils étaient réputés consommés au fur et à mesure de leur acquisition, et qu’ils n'étaient point sujets à rapport. C’est cette dernière opinion qui a fini par prévaloir. Mais il n'en est pas moins vrai que quand un actionnaire a touché sous le titre de dividendes des sommes qui ne constituent pas un bénéfice réel, il doit les rapporter si, à l'époque de la dissolution de la société et de sa liquidation, l'actif ne balance pas le passif.

Et maintenant, on prétendra que les commanditaires ne sont pas débiteurs vis-à-vis des tiers ; c'est une erreur. Aux termes de l'article 1166 du code civil, les créanciers auraient le droit d'agir au nom de la société pour forcer les commanditaires à rapporter les sommes qu’ils ont indûment perçues.

Donc, à tous les points de vue, il est évident que le commanditaire doit rester obligé à restituer tout ce qu'il a reçu, alors que les sommes touchées par lui ne sont point prélevées sur les bénéfices réels de la société.

M. Lelièvreµ. - Les observations des honorables préopinants n'infirment pas mon système. Je comprends parfaitement que les créanciers la société, exerçant les droits de celle-ci, puissent forcer le commanditaire à verser sa mise dans la caisse sociale pour ensuite cette mise être répartie comme deniers sociaux entre tous les intéressés. Il en était déjà ainsi sous le code de commerce actuel. Mais notre disposition va plus loin, elle rend le commanditaire passible des dettes envers les créanciers, elle donne à ceux-ci action nomine proprio, elle rend le commanditaire débiteur direct des créanciers. En cela, la position réelle du commanditaire est changée, contrairement aux principes du droit commun, tandis qu’à mon avis ce sont ces principes qu'il faut maintenir. Le commanditaire n'a rien de commun avec les créanciers, il n'a affaire qu'à la société elle-même. Dès lors, ce n'est qu'au nom de la société que les créanciers peuvent agir comme exerçant les droits du corps moral ; l’action doit avoir pour objet de faire verser la mise dans la caisse sociale pour être ensuite répartie entre tous les ayants droit. Or, d'après notre article, on rend le commanditaire débiteur direct des créanciers. C’est là une erreur que je ne puis sanctionner.

MjBµ. - C’est une erreur. Ce serait une singulière procédure qu'on aurait organisée. Chaque commanditaire serait condamné à verser une somme à la caisse sociale, et c'est sur cette somme versée que le créancier de la société viendrait prendre sa part.

M. Thonissenµ. - Messieurs, le paragraphe 2 de l'article 21 me semble consacrer une règle bien sévère. Il est ainsi conçu :

« Il (l'associé commanditaire) peut être contraint par les tiers à rapporter les intérêts et les dividendes qu’il a reçus, s'ils n'ont pas été prélevés sur les bénéfices réels de la société. »

Il est évident qu'en droit strict, cette règle n'est pas susceptible d'être critiquée ; mais, en fait, il faut en convenir, elle est extrêmement rigoureuse.

Il est vrai, messieurs, que l'attribution de dividendes frauduleux a été en quelque sorte une lèpre de notre époque ; nous avons vu une foule d'exemples de sociétés attribuant à leurs actionnaires des dividendes considérables, alors qu'aucun centime de bénéfice n'avait été réellement encaissé.

Mais, messieurs, nous ne devons pas oublier que, par l'article 86 de la loi actuelle, ce fait sera désormais très sévèrement puni ; on est allé jusqu'à comminer une année d'emprisonnement contre les gérants qui distribuent des bénéfices fictifs aux associés.

Faut-il aller plus loin ? Faut-il forcer les actionnaires de bonne foi à vendre les dividendes reçus ? L'article 21 répond affirmativement, et c’est cette décision qui me semble excessivement sévère.

La loi française du 24 juillet 1867 prévoit le cas, mais elle est loin d'aller jusqu'au point où va la loi actuelle.

Voici comment est conçu l'article 26 de la loi française :

« Aucune répétition de dividendes ne peut être exercée contre les actionnaires, si ce n'est dans le cas où la distribution a été faite en l'absence de tout inventaire ou en dehors des résultats de cet inventaire. »

Il faut pas se faire illusion.

Pour une personne riche, la règle posée par le gouvernement ne présente aucune espèce d'inconvénient ; elle peut rendre sans peine quelques centaines et même quelques milliers de francs ; mais il n'en est pas de pour un père de famille dépourvu de fortune, pour un modeste employé, auxquels on vient brusquement réclamer la restitution d'une somme importante. On peut les mettre dans une position très difficile.

Je ne sais si, même en droit, on ne pourrait pas argumenter contre la règle adoptée par le gouvernement. L'actionnaire en recevant des dividendes est de bonne foi ; il croit recevoir le fruit de son capital.

Or, suivant le code civil. le détenteur de bonne foi fait les fruits siens. Quand l'actionnaire a agi avec la plus entière bonne foi, il est donc par trop sévère de lui redemander, quatre ou cinq ans après, tout ce qu'il a perçu !

On peut objecter, je le sais, que l'actionnaire n’a qu'à aller vérifier le bilan et les pièces annexées au bilan. Mais, messieurs, tout le monde ne connaît pas la comptabilité commerciale, le papier est complaisant, les chiffres sont très complaisants, et. entre des mains habiles, les bilans eux-mêmes sont tout ce qu'il y a de plus complaisant.

A mon avis, quand un actionnaire qui ne connaît pas la comptabilité commerciale a accepté de bonne foi les dividendes qu'on lui a attribués, il ne doit pas être tenu à rapporter les sommes qu'il a reçues.

La loi française, sous ce rapport, me semble tout à fait raisonnable. Quand il n'y a pas eu d'inventaire, ou qu'il y a eu distribution de dividendes en dehors des résultats constatés par inventaire, l'actionnaire doit restituer tout ce qu'il a reçu. Mais, par contre, quand il existe un inventaire régulier en apparence, l'actionnaire conserve ce qu'il a cru recevoir et consommer comme étant le fruit de son capital.

Je demande au gouvernement s’il ne pourrait pas se rallier au système qui a prévalu en France.

MiPµ. - Messieurs, je puis, pour ma part, en aucune manière me rallier à l'opinion de M. Thonissen.

L'honorable membre me paraît ne s'intéresser qu'à une seule des deux parties en cause ; sa bienveillance, qui est très grande pour le commanditaire qui a une part de bénéfices, est tout à fait négative vis-à-vis du créancier.

On nous a parlé de fruits perçus de bonne foi, mais d'abord, de fruit il n'y en a pas. L'honorable Thonissen l'a reconnu lui-même, et cependant il nous propose d'appliquer ici un principe qui serait extrêmement indulgent alors même qu’il y aurait fruit.

Or, je le répète, il n'y en a pas, et par cela même il est évident que la règle est inapplicable.

Qu'est-ce au surplus que ces prétendus fruits ? C'est le bien d'autrui, c'est la créance des tiers. Et vous voudriez que parce que moi, commanditaire, j’ai reçu de bonne foi une somme qui ne m'appartient pas, une somme qui a été versée par un créancier, vous voudriez qu'à cause de ma bonne foi, je fusse autorisé à conserver cette somme au détriment du créancier, qui est également de bonne foi, et que celui-ci, malgré le droit, fût privé de ce qui lui appartient ? Je demande si ce serait équitable ?

Vous argumentez de ce que le commanditaire a pu consommer de bonne foi, ne croyant pas devoir restituer. Mais le créancier peut être dans une position tout aussi intéressante que lui, il peut être moins riche que le commanditaire et, en fait, il sera souvent dans une position moins bonne que lui, et vous permettriez qu'on prît au créancier, non seulement ce sur quoi il a compté, mais ce sur quoi il avait le droit de compter ; vous voudriez qu'on lui prît son bien pour le donner à un autre !

Cela ne serait pas raisonnable.

L'honorable M. Thonissen dit : Mais le commanditaire, ayant cru de bonne foi qu'il conserverait toujours ce fruit, l'a consommé. Je dis, moi, que le commanditaire est toujours en faute, parce que, d'après le principe de la loi, il peut se réserver le droit de surveiller la commandite. Or, s'il a touché des bénéfices qui ne lui étalent pas acquis, c'est parce qu'il n'a pas exercé convenablement son droit de surveillance.

Entre les deux parties, le créancier qui n'a aucune obligation et qui a un droit certain et le commanditaire qui n'a aucun droit et qui a une obligation à laquelle il a manqué, le choix ne peut être douteux.

Un autre argument de l'honorable M. Thonissen, que je ne puis en aucune manière admettre, est celui-ci. L'honorable membre dit : C'est un fait très grave que de faire un faux bilan et de distribuer des dividendes qui ne sont pas acquis ; c’est un délit qu'avec beaucoup raison, le législateur a puni d'une peine sévère, puisque ce délit peut être assimilé à l'escroquerie. Je suis d'accord avec l'honorable membre sur ces prémisses, mais ce sur quoi nous ne sommes plus d'accord, c’est sur les conséquences qu'il en tire ; par cela même que le fait est frauduleux, qu'il extrêmement grave, qu'il constitue un délit assimilé quelquefois à l'escroquerie, il est impossible que de ce délit on puisse tirer un bénéfice ; il est impossible que ce délit, par cela même qu’il est un délit, devienne une source de bénéfice pour les commanditaires.

Si nous voulons avoir raison de ces fraudes, il faut établir un lien entre tous les intéressés ; il faut dire aux commanditaires : Vous ne tirerez jamais (page 424) profit de la fraude, vous êtes intéressés à dévoiler les fraudes qui pourraient se commettre.

M. Lebeauµ. - A côté des raisons si concluantes que vient de donner M. le ministre de l'intérieur en faveur du système du gouvernement, il est encore quelques autres raisons juridiques qui viennent à l’encontre de la thèse plaidée par l'honorable M. Thonissen.

Il soutient que le commanditaire ne doit pas être tenu de restituer les fruits qu'il aurait, dit-il, perçus de bonne foi. Eh bien, il n'y a pas de fruits dès l'instant il n'y a pas de bénéfices. Donc la règle ne peut être appliquée.

Comme on vient de vous le démontrer, c'est au gérant que les commanditaires doivent s'en prendre. En effet, ce gérant qui est-il ? C'est leur mandataire ; ce sont eux qui l'ont choisi. Si les commanditaires ont fait une mauvaise nomination, ils doivent en supporter les conséquences.

Le capital social est le gage des créanciers.

Sous aucun prétexte, les commanditaires ne peuvent s'en emparer, ils ne peuvent en distraire une portion pas plus à titre de dividende qu'à titre d'intérêt.

Il ne faut pas s'étonner si la loi impose à celui qui a perçu, même de bonne foi, une chose qui ne lui est pas due, l'obligation de la restituer. C'est là une disposition positive du droit civil.

L'article 1235 du code civil porte : « Tout payement suppose une dette : ce qui a été payé sans être dû est sujet à répétition. »

Ainsi, messieurs, celui qui reçoit une somme qui lui est pas due et qui la reçoit de bonne foi et la dépense, est tenu de la restituer. De même vous ne pouvez conserver les dividendes que votre mandataire, votre homme d'affaires, prélève sur les bénéfices de la société, mais sur le capital social. Si vous êtes tenu de restituer ce qui vous a été payé indûment par une personne étrangère, à plus forte raison ne pouvez-vous vous approprier ce qui vous a été payé indûment par votre mandataire.

J'appuie donc la disposition du deuxième paragraphe de l'article 21 du projet ; à la fois dans l'intérêt même de la commandite, et afin de la relever du discrédit dans lequel elle est tombée.

M Reynaertµ. - Messieurs, je voudrais dire un mot sur la question soulevée à propos du paragraphe premier de l’article 21.

D'après l'honorable ministre de la justice, l'honorable M. Lelièvre se tromperait en supposant que, d'après cette disposition, les tiers auraient droit d'actionner chacun des commanditaires en payement des sommes à verser.

Je crois que c'est M. le ministre de la justice qui est dans l'erreur. La doctrine qu'il vient de combattre est affirmée, si je ne me trompe, dans le rapport de la commission. Cette question a été tranchée non par l'article 21, mais par l'article 8.

Maintenant, messieurs, en ce qui concerne les dividendes et les intérêts indûment distribués, je pense, quant à moi, qu'il est impossible d'admettre à cet égard une règle absolue. Je ne puis nullement partager la manière de voir de l'honorable M. Lebeau et de l'honorable ministre de l'intérieur ; je crois qu'il faut tenir compte des faits, des circonstances, et que c'est seulement en considérant ce que se passe chaque jour sous nos yeux, que nous parviendrons à faire une loi équitable.

Quand des abus de ce genre ont été commis dans des sociétés, quand des dividendes fictifs ont été distribués soi-disant comme des fruits du travail social alors qu'ils n'étaient en réalité qu'une fraction du capital social, je demande qui est en faute et où il faut placer la responsabilité'

Et d'abord, messieurs. une première question : Ces dividendes fictifs, de qui les ai-je reçus ?

Du gérant qui a manqué à son mandat, qui a falsifié ses livres et ses inventaires ; du conseil de surveillance qui s'est associé à la faute du gérant, qui a été le complice de son dol ou qui, du moins, en l'absence de toute connivence frauduleuse, a négligé par une coupable incurie les vérifications que sa mission lui imposait et a été ainsi la cause de la production d'inventaires inexacts et de la distribution de dividendes fictifs.

Et vous voudriez que moi, actionnaire qui ai été leurré depuis mon entrée dans la société jusqu'à ma sortie ; qui, sans le savoir, ai dilapidé ma propre fortune, en recevant, sous le nom trompeur de dividendes, des fractions mêmes du capital social, vous voudriez que je fusse obligé de rembourser aux tiers les sommes que j'ai touchées ; vous le voudriez alors même que ma bonne foi est invinciblement établie, parce que tout, en apparence, s'est passé avec la' plus parfaite régularité ; parce que je me suis trouvé en présence d'inventaires et de bilans ayant tous les dehors de la sincérité ; parce que, en un mot, tout avait été si adroitement combiné que je ne pouvais pas ne croire que les dividendes distribués étaient des fruits légitimement acquis.

Mais, dira-t-on, le commanditaire a le devoir de surveiller ; il faut qu’il ait constamment l’œil ouvert sur les opérations sociales, afin que sa bonne foi ne soit pas surprise.

Je répondrai d’abord, messieurs, que lorsque les statut établissent un conseil de surveillance, il y là une délégation de contrôle qui affranchit le commanditaire de toute intervention personnelle.

Dans ce cas le projet de loi est non seulement inique, en ce qu’il endosse la responsabilité à celui qui est resté étranger à la faute, mais il est illogique, en ce qu'il suppose un devoir absolu de surveillance, tandis qu'il permet au commanditaire de s'y soustraire en vertu même de la liberté des conventions.

Et en fait, messieurs, quelle est la pratique en quelque sorte universelle ?

C'est l'institution d'un comité de surveillance, de contrôle, de censure, d'une espèce de cour des comptes, chargée de veiller à la régularité des opérations et à la stricte exécution des statuts.

C'est cet usage si généralement admis qui a été la source des nombreuses et vives controverses qui ont été soulevées, dans la doctrine et la jurisprudence, sur l'interprétation des articles 26 et 27 ; et c'est parce que la commission et le gouvernement ont prévu que l'on continuerait dans la suite à adjoindre au conseil de gérance un conseil de surveillance, qu'il a tenu à mieux délimiter et à étendre le droit d'intervention dans les affaires sociales.

Eh bien, dans cette hypothèse il n'y a qu'un seul parti équitable à prendre ; il faut faire peser la responsabilité sur ceux qui ont accepté le mandat de vérifier et de contrôler les opérations et qui ont failli à leur devoir. Ils ont coopéré à la faute du gérant, ils en sont les coauteurs ; il n’est que juste qu’ils soient obligés, concurremment avec le gérant, de réparer les dommages soufferts.

Me direz-vous que ce mandat n'existe qu'entre actionnaires et doit être restreint, quant à ses conséquences, entre ceux qui l'ont conclu ?

Mais les tiers, de quoi donc auraient-ils à se plaindre ? Leurs intérêts auraient-ils été plus exposés, parce que la surveillance a été concentrée entre les mains de quelques commanditaires ? Cet usage pratiqué par les sociétés, n'est-il pas au contraire une puissante garantie pour la conservation du gage social ?

Une surveillance éparpillée, commune à tous les actionnaires, soumise par conséquent au caprice, à l'ineptie, à la négligence, serait la pire des surveillances, non seulement parce qu’elle n'aurait en elle-même aucune force, aucune énergie, mais parce qu'elle ne serait propre qu'à introduire dans la société le désordre et le trouble.

Il est vrai que le nombre de personnes sujettes à la répétition se trouverait restreint et que de ce chef les tiers pourraient subir quelque dommage en cas d'insolvabilité de leurs débiteurs.

Mais les tiers ne pourraient pas s'en plaindre.

Ils ont été avertis par les statuts qui ont établi un conseil de surveillance. Ils ont vu fonctionner ce conseil. Les noms de ses membres ont été chaque année publiés dans le rapport sur le bilan. Par conséquent il' ont su d'avance qu'éventuellement ils n'auraient d'antre recours que contre les gérants et contre les actionnaires membres du conseil de surveillance.

Ensuite, il faut remarquer ceci : c'est qu'en rendant les membres du conseil de surveillance responsables vis-à-vis des créanciers du rapport des dividendes indûment distribués, vous frapperez, en règle générale, les plus gros actionnaires ; car sont ceux-là d'ordinaire qui sont investis de ces fonctions.

Et dans cette revendication contre les membres du conseil de surveillance, j'irai plus loin que vous ; je mettrai sur la même ligne que les dividendes fictifs les tantièmes proportionnels en vue desquels ces dividendes ont été créés.

Mais je suppose une seconde hypothèse : les statuts ont gardé le silence sur la formation d'un comité de surveillance et, en fait, il n'en existe pas.

Que faudra-t-il décider ?

D'une part, il est certain que les dividendes fictifs ne sont pas des fruits, mais des fractions du capital, lequel est la principale garantie des tiers. En reprenant une portion du capital, les commanditaires reçoivent ce qui ne leur est pas dû, ils violent la loi du contrat.

D'autre part, en n'établissant pas un conseil de surveillance, ils sont restés eux-mêmes, tous et chacun, enchaînés à cette espèce de mandat légal en vertu duquel ils sont obligés de vérifier les opérations de la société et de les maintenir dans les conditions rigoureuses du contrat.

Est-ce que, ici au moins, la responsabilité des commanditaires n’est pas directe, certaine, indiscutable ?

Est-ce que la violation du contrat d’où dérive l'amoindrissement du gage (page 425) des tiers n'est pas leur fait ? Ne leur doit-elle pas être imputée non seulement parce qu'ils en ont bénéficié, mais parce qu'ils ont connu ou ignoré la faute du gérant ?

C'est le point à résoudre.

Si l'on pouvait s'en tenir à la rigueur du droit, je comprendrais cette thèse et je n'hésiterais pas à l'adopter. Nais l'équité n'est pas toujours conforme au strict droit, et dans cette matière, plus que dans toute autre, il me paraît qu'il faut faire la part des faits, des circonstances.

Ce mandat légal de contrôle qui serait le corollaire obligé de l'engagement pris par le commanditaire de conserver le capital social, est, selon moi, inexécutable, impossible même.

Comment les choses se passent-elles et dans quelles limites ce contrôle pourrait-il s'exercer ?

En concédant au commanditaire, par l'article 22, le droit de surveiller les opérations de la société, sans encourir la responsabilité organisée par l'article 23, avez-vous le désir d'accorder à tout individu engagé dans une commandite le droit de vérifier quotidiennement les livres, la caisse, le portefeuille et les valeurs de la société ?

Evidemment non.

Une pareille mesure, si elle devenait légale, équivaudrait à l'abrogation pure et simple de la commandite.

Ce serait au sein de ces sociétés, comme j'ai déjà eu l'honneur de le dire, le désordre, la défiance, l'irritation entre les actionnaires et le gérant ; ce serait l'anarchie, la désorganisation et, au bout d'un certain temps, une dissolution inévitable.

Si l'on me permet une comparaison, ce serait absolument comme si dans notre gouvernement représentatif on substituait le contrôle capricieux et arbitraire des masses au contrôle régulier des autorités constituées par la loi.

Cette surveillance individuelle, permanente, journalière, minutieuse, serait donc une impossibilité, et c'est pourquoi il n'a pas pu entrer dans votre esprit de la vouloir.

Sous ce rapport, vous n'avez pu vouloir qu’une chose : consacrer la pratique.

Or, la pratique, messieurs, je n'ai pas besoin de vous la faire connaître.

A la fin de l'année, on fait un inventaire et un bilan ; puis a lieu une assemblée générale où le gérant présente un rapport qui n'est que la généralisation, la justification de l'inventaire et du bilan.

C'est sur ces éléments que le commanditaire est appelé à asseoir son appréciation ; c'est en les examinant, en les scrutant qu'il devrait découvrir la fiction et la fraude, si elles existaient.

Eh bien, avouez, messieurs, qu'un pareil contrôle est tout bonnement dérisoire et que, s'il doit engendrer une responsabilité comme celle que vous voulez imposer au commanditaire, il devient profondément injuste.

D'abord parmi cette multitude de petits capitalistes qui engagent et continueront à engager leurs épargnes dans la commandite, combien en est-il qui aient l'aptitude et l'intelligence nécessaire pour apprécier ces documents ?

Un compte est toujours une chose compliquée ; ce sont des chiffres succédant à des chiffres ; ce sont des calculs à faire ; c'est une foule d'objets que l'on doit passer en revue : tout cela exige de la méditation, du temps, un travail de cabinet et souvent des connaissances spéciales.

Ensuite, en supposant à l'actionnaire un degré suffisant de pénétration, n'oubliez pas que le dividende fictif suppose le dol. Quelles sont les précautions qu'il devra prendre pour le découvrir ? Où trouvera-t-il la vérité ? Dans le rapport ? Dans le bilan ? Dans l'inventaire ? Mais comment constater leur régularité sans recourir aux livres, sans vérifier la caisse, sans examiner le portefeuille, sans évaluer approximativement le matériel, les marchandises, les immeubles ?

Si tous ces objets, qui sont d'une vérification difficile, mais essentielle, ont été de la part du gérant doleusement ou erronément évalués, il faut bien le dire, l'inventaire n'apprendra rien à l'actionnaire même le plus vigilant et le plus attentif.

Et c'est cependant à l'inventaire qu'il incombe de diviser l'actif en deux parts : le fonds et les fruits ou bénéfices.

Or, c'est en présence d'impossibilités de ce genre que vous voulez soumettre le commanditaire, qui a consommé des revenus qu'il devait croire légitimement acquis, à l'action en répétition des créanciers.

Vous voulez protéger les tiers contre les entreprises frauduleuses auxquelles le patrimoine de la société pourrait être exposé.

Mais il me semble que l'intérêt des actionnaires ne peut pas non plus être perdu de vue.

Si vous voulez qu'il soit responsable, faites pour lui, faites pour le commanditaire ce que vous proposez de faire pour l'actionnaire de la société anonyme.

Ne vous contentez pas de dire, à l'article 22, que sans devenir solidairement responsable avec le gérant, il aura le droit de surveiller les opérations de la société.

Ordonnez, organisez le contrôle ; suppléez, sous ce rapport, att silence éventuel des statuts. ce sera, certes, une restriction à la liberté des conventions à laquelle je n'applaudirai pas, pour ma part, mais qui aurait au moins le mérite de vous permettre d'être logiques.

L'actionnaire, l'expérience ne l'a que trop prouvé, a besoin d'être protégé contre sa propre ignorance, contre sa propre négligence.

Cette protection, vous la lui assureriez jusqu'à un certain point en rendant obligatoires une assemblée générale annuelle, un inventaire, un bilan, un rapport ; en stipulant, comme dans la société anonyme, que, quinze jours avant l'assemblée, ces documents seront au siège social à la disposition des actionnaires.

Quoique imparfaite, quoique défectueuse, il y aurait une certaine vérification possible. Mais si vous n'organisez rien de semblable, si vous abandonnez ce contrôle à la libre volonté des parties contractantes, je dis, moi, que l'action en répétition ne pourrait être mise en mouvement au profit des tiers, que dans le cas où le commanditaire serait convaincu de complicité avec le gérant ou tout au moins d'avoir connu ou d'avoir dû connaître la distribution indue de ces dividendes.

En règle générale, la bonne foi le couvrirait contre toute cette poursuite. Cette bonne foi serait présumée, lorsque l'inventaire aurait été dressé, vérifié, et que la proposition de distribution d'un dividende aurait été précédée et accompagnée de toutes les garanties extérieures prescrites par les statuts. L'action en répétition ne serait donc admise que contre la mauvaise foi démontrée.

Mais en aucun cas le commanditaire ne pourrait être poursuivi lorsqu'il existe un conseil de surveillance ; c'est contre les membres de ce conseil que les tiers devraient intenter leur action. Le commanditaire, ne participant pas à l'administration ni au contrôle, n'encourrait d'autre responsabilité que celle du capital et ne pourrait être tenu des fautes d'autrui.

Pour me résumer, messieurs, je voudrais, dans une certaine mesure, combiner, dans notre législation, les dispositions des lois françaises du 23 juillet 1856 et du 29 juillet 1867.

D'après la première de ces lois, tout membre d'un conseil de surveillance était solidairement responsable avec les gérants, lorsqu'il avait, en connaissance de cause, consenti à la distribution de dividendes non justifiés par des inventaires sincères et réguliers.

D'après la seconde, l'action en répétition peut être exercée contre les actionnaires en deux cas : 1° si la distribution a été faite en l'absence de tout inventaire ; 2° si elle a eu lieu en dehors des résultats constatés par l'inventaire.

De cette manière, je me flatte de le croire, nous concilierions les exigences des principes juridiques avec les exigences des faits, nous sauvegarderions tous les intérêts et nous obtiendrions spécialement ce résultat de convertir le conseil de surveillance, qui est presque toujours une sinécure onéreuse, en une institution véritablement sérieuse et utile.

Une dernière réflexion avant de finir. Quand le code de commerce fut discuté en 1807, on ne croyait pas que la répétition contre le commanditaire pût se présenter. Bérenger ayant proposé un amendement pour introduire dans la loi ce que la jurisprudence a trouvé par voie d’interprétation, l'archichancelier lui répondait qu'établir une semblable disposition ce serait changer les conditions du commanditaire et qu'on ne trouverait pas un petit marchand qui voulût entrer dans une commandite au risque de pareille chance.

Tel serait, aujourd'hui encore, le résultat de cet article 21, s'il conservait le caractère absolu qu'on lui a donné. Cen serait fait de la commandite ; il ne resterait qu'à la rayer de notre code.

M. Lelièvreµ. - La disposition en discussion me paraît surtout exorbitante, en ce qu'elle a pour objet de forcer le commanditaire à rapporter les intérêts qu'il a reçus de bonne foi. Les intérêts de véritables fruits.

Le commanditaire doit évidemment les faire siens, lorsqu’il les a perçus de bonne foi, lorsqu'il les a consommés dans la ferme croyance qu'ils lui appartenaient.

Il est contraire à tous principes de les lui faire restituer, même lorsqu’il s'agit de l'action en répétition appelée « condictio indebiti », celui qui a perçu ce qui ne lui était pas dû, ne doit les intérêts qu'à dater de l'action, à moins qu'il n'ait agi de mauvaise foi.

(page 426) Ce sont les principes du droit commun qu'il faudrait maintenir dans le cas qui nous occupe, et il n'existe aucun motif sérieux de s'en écarter.

La disposition que je combats est d’autant plus exorbitante que le commissionnaire ne peut faire aucun acte de gestion. D’ailleurs, la bonne foi a toujours été un motif qui a empêché la restitution des fruits et intérêts, et je pense qu’il fait maintenir ce principe dans l’espèce.

MjBµ. - Messieurs, il importe de bien de fixer la situation.

D'après l’honorable M. Reynaert, nous faisons une loi qui apportera une foule d'entraves à la gestion des intérêts des particuliers et qui en définitive ira à l'encontre du but que nous poursuivons, c'est-à-dire de mettre à la portée du public des moyens plus nombreux et plus faciles de faire fructifier les capitaux.

Messieurs, il n'en est rien. et il faut véritablement se torturer l'esprit pour arriver à de pareilles conclusions.

L'honorable M. Reynaert nous propose actuellement de faire complètement disparaître la société en commandite et d'y substituer la société anonyme.

Il demande qu'il y ait, dans toutes les sociétés en commandite, un conseil de surveillance.

Mais alors, il est préférable de dire que désormais il n'y aura plus que des sociétés anonymes.

Nous demandons, au contraire, le maintien de la commandite ; mais nous l'organisons avec la responsabilité de ceux qui ont le droit et le devoir de contrôler la gérance.

Il y a, d'un côté, le commanditaire ; de l'autre, le créancier.

Qu'est-ce que le commanditaire ?

C’est un particulier qui a confiance dans l'affaire et dans le gérant, qui a une action sur la marche de l'administration, qui peut et qui doit s'occuper de ce que deviennent ses capitaux.

Cet intéressé doit évidemment courir une certaine chance.

Le créancier, au contraire, comme tous les créanciers, à la solvabilité de son débiteur.

Voulez-vous savoir, messieurs, qui l'honorable M. Reynaert protège en cas de conflit d'intérêt entre le commanditaire et le créancier ? Il protège celui qui a couru les chances de l'affaire et non le créancier.

Je dis que cette thèse est contraire à la morale.

Vos commanditaires ne sont plus des associés. Ce sont des obligataires privilégiés et tellement privilégiés qu'à l'aide de leur silence, s'ils ont des gérants de mauvaise foi, ils peuvent se faire distribuer des intérêts et ne rien restituer.

M. Thonissenµ. - Nous avons parlé d'intérêts et de dividendes reçus de bonne foi.

MiPµ. - Est-ce que la bonne foi fait la négligence ?

MjBµ. - On peut être de mauvaise foi par négligence.

Et puis vous seriez de mauvaise foi si vous refusiez de restituer ce que l'on vous prouve vous avoir été payé indûment.

Si j'avais donné indûment 100 francs à l'honorable M. Thonissen et s'il refusait de les restituer lorsque je vais les lui réclamer, je dirais que c’est une suprême injustice.

Vous auriez été de bonne foi lorsque vous les auriez reçu, mais vous ne seriez plus de bonne foi lorsque vous auriez reçu, mais vous ne seriez plus de bonne foi lorsque vous refuseriez la restitution.

Mais je n'admets pas même la bonne foi.

Le commanditaire n'est pas de bonne foi lorsqu'il ne contrôle pas la gérance.

M. Lebeauµ. - Il est négligent.

MjBµ. - Du moment que vous n'accomplissez pas les devoirs que les statuts vous imposent, vous n'êtes pas de bonne foi.

Ainsi, je suis dans une société où il y a pour commandités des gens qui passent pour être honorables et capables, je reçois de l'argent sans rien contrôler, sans m'occuper en quoi que ce soit de l'affaire.

Plus tard on vient me dire que j'ai reçu indûment, et je pourrai me borner à répondre : Les administrateurs étaient des gens capables, j'avais pleine confiance en eux, je les croyais incapables de se livrer à des opérations indélicates, et cela suffit pour que je garde les dividendes que j'ai perçus et auxquels je n'avais pas droit, que je n'aurais pas perçus, si j'avais surveillé, comme mon devoir m'y obligeait. Pareil système n'est pas admissible,

M. Reynaert s'est beaucoup plaint de ce que les associés commandités ont tout à dire, faire les affaires de la société, tandis que les commanditaires ne peuvent pas exercer de contrôle sérieux et efficace sur les gérants.

Je veux bien faire une concession à l'honorable M. Reynaert, c'est de permettre un recours contre les gérants et les membres des conseils de surveillance. Si vous êtes obligé de restituer, en vertu du paragraphe 2 de l'article en question, vous pourrez actionner les gérants et les membres du conseil de surveilllance qui seront tenus solidairement.

A cette fin je propose la disposition suivante : « Et dans ce cas il peut poursuivre contre les gérants et les membres du conseil de surveillance, tenus à cet effet solidairement, le payement da ce qu'il aura dû restituer. »

Ainsi, un associé commanditaire ayant une somme qui ne lui est pas due peut être poursuivi par le créancier, en restitution, mais il aura son recours contre le gérant et contre le conseil de surveillance.

Qui est répréhensible ? Le gérant qui a fait un faux bilan et le conseil de surveillance qui a admis ce bilan faux, qui a fait distribuer des dividendes indus aux actionnaires. (Interruption.)

Comme le dit mon honorable collègue de l'intérieur, il faut pour obliger le conseil de surveillance qu'il y en ait un ; là où il n'y a rien, le roi perd ses droits.

Mais là où il y aura des gérants et des conseils de surveillance, ces gérants et ces conseils de surveillance seront responsables vis-à-vis des commanditaires du chef des dividendes indûment payés.

Un dernier mot.

L'honorable M. Reynaert se plaint encore d'une prétendue innovation que nous introduisons dans la loi. L'honorable membre se trompe ; nous n'innovons rien ; d'après la législation actuelle, les commanditaires sont tenus à restituer ce qu'ils ont reçu indument ; l'honorable membre peut s'en convaincre en lisant le code de commerce.

M. Reynaertµ. - Alors il était inutile de le dire dans la loi.

MjB. - Soit, mais il était encore plus inutile de prononcer un discours contre. Si nous reproduisons la disposition. c'est pour éviter tout doute.

Si l'honorable membre veut consulter l'ouvrage de M. Namur sur le droit commercial, il verra que la jurisprudence s'est fixée dans le sens que j'ai indiqué.

Et quant à l'observation de l'honorable M. Lelièvre, il y a été répondu dans la dernière séance : nous n'admettons pas du tout que des intérêts stipulés dans un contrat soient autre chose que des dividendes ; il ne peut évidemment pas y avoir d'intérêt là où il n'y a pas de dividende.

Le commanditaire est un associé, par conséquent les intérêts ne peuvent être prélevés que sur les bénéfices et si l'on a reçu indûment des intérêts qui sont des dividendes, on devra les restituer. de bonne foi.

Projet de loi révisant le code de commerce (titre VI, livre premier)

Rapport de la commission

M. Dewandreµ. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la commission spéciale chargée d'examiner le code de commerce, sur le titre VI du livre premier de ce code.

- Ce rapport sera imprimé et distribué et son objet mis la suite de l'ordre du jour.

Projet de loi révisant le code de commerce (titre III, livre premier : Des sociétés)

Discussion des articles

Section III. Des sociétés en commandite

Article 21

MjBµ. - Messieurs, j'entends près de moi une observation à laquelle je dois un mot de réponse. Il est évident que vous pouvez insérer dans les statuts une clause qui dégage la responsabilité des gérants ou des administrateurs ; mais si vous ne le faites pas, il faut nécessairement que les associés puissent prendre leur recours contre eux.

La plaie des sociétés industrielles, c'est l'absence de responsabilité de la part des administrateurs. A côté des affaires d'une honnêteté irréprochable, il y en a d'autres où l'on n'a en vue que l'exploitation du public. Il faut mettre un terme aux scandales qui ont eu lieu.

Maintenant, si vous voulez créer une société dans laquelle les commanditaires n'auront pas de recours contre les gérants en cas de restitution des dividendes perçus, faites-en l'objet d'une disposition spéciale dans les statuts. (Interruption.)

Mais si le commanditaire doit restituer aux tiers un dividende qui lui a été indûment distribué et si les statuts sont muets à cet égard, le commanditaire exercera son recours contre les gérants qui l'ont induit en erreur, qui lui ont fait toucher des dividendes qu'il croyait toucher et même contre le conseil d'administration qui a admis de faux bilans.

M. Thonissenµ. - Je conçois parfaitement qu’on partage l’opinion de (page 427) M. le ministre de la justice quant à la règle posée au paragraphe 2 de l’article 21 ; mais je ne conçois pas qu'à propos d’un article si simple on vienne nous parler d'iniquité.

MjBµ. - C’est M. Reynaert qui a parlé d'iniquité.

M. Thonissenµ. - D'après mol, il n'y a aucune iniquité de part ni d'autre. et je prie la Chambre d’être bien convaincue que, pour ma part, je ne me permettrai jamais d'encourager une iniquité quelle qu'elle soit.

Les commanditaires, dit-on. perçoivent le bien d'autrui quand on leur distribue des bénéfices non réalisés. Cela est incontestablement vrai en droit strict ; mais il ne faut pas oublier qu'il existe des cas où, sans être fripon, on peut parfaitement garder des choses qui appartenaient à autrui et qu'on a perçues de bonne foi.

Prenons pour exemple, dans le code civil, une règle approuvée par tous les jurisconsultes et par tous les moralistes. Supposons que j'achète de bonne foi un immeuble de quelqu'un qui n’en est pas le vrai propriétaire. je jouis paisiblement de cet immeuble ; puis, après cinq, dix ans, le vrai propriétaire se présente et vient me dire : Ce bien est à moi ; rendez-le moi. Je le lui rendrai, mais je ne lui rendrai pas les fruits perçus ; parce que, suivant le code civil, J'ai le droit de m'attribuer fruits que j'ai perçus de bonne foi.

L'honorable M. Lebeau m'objecte que les commanditaires ont reçu un payement indu, et que celui qui a reçu un payement peut être contraint à le restituer. Je sais, messieurs, que cette règle existe dans notre législation ; je l'ai si peu nié que j'ai commencé par dire qu'en droit strict le système du gouvernement était irréprochable, qu'on pouvait redemander les dividendes sans blesser la justice ; mais je me suis empressé d'ajouter qu'en fait, dans le cas qui nous occupe, l'application rigoureuse de cette règle serait excessivement sévère, et je crois l'avoir assez clairement prouvé.

On me répond que, lorsqu'il s'agit de sociétés, il n'y a pas d'intérêts, mais de simples dividendes. Encore une fois, en droit strict, cela est vrai, mais la question est ici toute spéciale ; il s'agit précisément de savoir si, pour les dividendes distribués la suite d'un bilan régulier dans la forme, il ne faut pas montrer plus d'indulgence qu'on n'en montre dans les cas ordinaires. Voilà la véritable question.

Je puis même indirectement invoquer à 1'appui de mon système l'amendement que vient de présenter l'honorable ministre de la justice. Il m'objecte que les commanditaires ont perçu des sommes qui ne leur appartenaient pas ; et cependant il veut forcer les gérants à rendre ces sommes aux commanditaires, quand les créanciers ont obligé ceux-ci à les restituer. (Interruption.)

Voici la position véritable. D'après votre amendement, les commanditaires pourront toujours dire au gérant : Vous m'avez donné indûment un dividende ; je l'ai consommé, et c'est à vous à en répondre. Et le gérant ne pourra pas répliquer : « Vous n'aviez pas le droit de toucher à ce dividende. »

On s'écrie encore que le commanditaire n'a qu'à surveiller les gérants, qu'à vérifier les écritures. Mais on oublie constamment qu'il est très difficile de vérifier un bilan et de dépouiller les écritures qui lui servent de base. On m'a offert, il y a quelque temps, une position dans une société commerciale, et mon rôle devait consister à vérifier les bilans. Avant d'accepter cet emploi, je voulus voir ce qu'était 'un bilan ; je voulus vérifier en détail toutes les opérations commerciales.

Eh bien, je dois avouer que je n'y ai vu que du feu, bien que j'y eusse travaillé assez longtemps. Aussi m'empressai-je de décliner l'offre qu'on avait eu la bonté de me faire.

Je crois pouvoir affirmer que les neuf dixièmes des actionnaires n'y verraient pas plus clair que moi.

Du reste, ce qui prouve qu'il y a ici une matière toute spéciale qui ne rentre pas exactement dans l'hypothèse juridique du payement indu, c'est que, depuis la promulgation du code de commerce, on discute sur Ir point de savoir si l'on doit toujours forcer les actionnaires à rendre les dividendes distribués à la suite d'un bilan régulier dans la forme.

En 1867, il y a eu à la chambre française un débat de plusieurs séances sur cette question. Des orateurs y ont fait valoir les arguments que d'honorables membres ont développés ici, et l'on a fini par se prononcer en faveur du système très indulgent que j'ai eu l'honneur de vous exposer. On n'y a pas admis qu'on soit toujours en droit de dire aux commanditaires : Vous avez eu tort de ne pas surveiller vos agents ; vous deviez vérifier par vous-mêmes le bilan et les écritures.

Cette vérification est, en effet, complètement impossible pour la masse des commanditaires.

Au surplus, quel que soit le système adopte, on ne pourra pas nous reprocher d'avoir agi avec iniquité, et c’est surtout pour écarter ce reproche que j’ai pris de nouveau la parole.

M. de Rossiusµ. - Messieurs, je commence par déclarer que je ne puis pas accepter l’opinion de M. le ministre de la justice. que nous aurions. en Belgique, peu de sociétés honnêtes et beaucoup de sociétés malhonnêtes.

Je crois qu’il est vrai de dire de nos sociétés commerciales qu’en général elles sont sérieusement administrées, honnêtement conduites ; que leurs opérations sont loyales. Il en est très peu dont la probité laisse à désirer.

Ceci dit en passant.

J'ai demandé la parole en entendant la lecture de la disposition additionnelle présentée par l'honorable ministre de la justice.

Je crois, messieurs, que cette disposition additionnelle n'est pas acceptable : d'abord, par une raison que M. Thonissen a, je pense, fait valoir. Elle révèle chez l'honorable M. Bara un oubli complet de la règle de droit que nul ne peut s'enrichir au détriment d'autrui. C'est en vertu de ce principe qu'il combat l'amendement de M. Reynaert.

Je l'invoque à mon tour contre sa disposition nouvelle, qui accorde aux associés commanditaires le droit de réclamer des commandités les sommes qu'Ils auront dû restituer aux créanciers après les avoir touchées indûment à titre de dividendes.

Je comprends très bien une action en indemnité si un préjudice a été causé. Je comprends, par exemple, qu'on accorde au commanditaire qui consommé le prétendu bénéfice et qui tombe en déconfiture ou en faillite par suite de l'action des créanciers ; je comprends, dis-je, qu'on accorde une action en dommages-intérêts. Mais, cette action, vous n'avez pas besoin de la placer dans votre loi spéciale ; elle est, mon avis, de droit commun. Du moment que vous avez causé un préjudice par votre faute, vous en devez réparation.

Mais vous ne pouvez jamais réclamer, sous prétexte de faute, de n’importe qui, une somme quelconque quand vous n'avez essuyé aucune perte, quand vous n’aurez éprouvé aucun détriment.

J'ai consommé les bénéfices, ou je ne les ai pas consommés ; ils sont dans ma caisse si je ne les ai pas consommés ; si je les ai consommés et si j'ai de la fortune, je puis parfaitement rendre aux créanciers, aux tiers les sommes d'argent que j'ai touchées à titre de dividende et qui constituaient une fraction du capital social. Pourquoi voulez-vous que j'aie une action contre mes commandités pour obtenir qu'ils remettent eux-mêmes aux créanciers les sommes que je suis obligé de restituer ?

Je ne puis donc accueillir l'amendement de l'honorable ministre de la justice, qui me paraît un amendement improvisé. Je voudrais, du reste, une explication sur sa portée.

Il me semble que l'amendement repose sur cette supposition qu'il y a toujours fraude lorsqu'il y a distribution de dividendes qui ne constituent pas des bénéfices réels.

Il n'en est cependant pas toujours ainsi. Un bilan se fait : on dresse l'inventaire de la caisse sociale ; on trouve en portefeuille des valeurs ; tout porte à croire qu'elles sont de premier ordre.

MiPµ. - Alors il n'y a pas de délit.

M. de Rossiusµ. - Mais il ne s'agit pas de délit ; voyez votre texte ; il ne prononce pas le mot de « délit » ; il ne parle pas de la mauvaise foi.

MiPµ. - Il n'y a pas de fraude.

MjBµ - L'article n'a pas la portée que vous lui attribuez. Ce n'est pas à la fin de la société, c'est après chaque année.

M. de Rossiusµ. - Je me suis probablement très mal fait comprendre.

Un bilan est arrêté au décembre. Deux mois après, on distribue des dividendes qui reposent sur des valeurs qui doivent être réalisées trois ou quatre mois après.

Vous avez, par exemple, du papier sur des tiers qui tombent en faillite quelque temps après la clôture de votre exercice, si bien que les dividendes distribués ne constituaient pas des bénéfices réels. (Interruption.)

Voici votre texte : « Il peut être contraint par les tiers à rapporter les intérêts et les dividendes qu'il a reçus, s'ils n'ont pas été prélevés sur les bénéfices réels de la société. »

MiPµ. - C'était un bénéfice réel.

M. de Rossiusµ. - Ah ! c'était un bénéfice réel !

MiPµ. - Evidemment, cela n'est pas douteux. Voyez le rapport.

MjBµ. - Me permettez-vous de vous interrompre un instant ?

M. de Rossiusµ. - Volontiers.

(page 428) MjBµ. - Je vais lire à l'honorable membre la controverse qui existe sous le code actuel :

« Les dividendes prélevés annuellement sur les bénéfices et distribués aux commanditaires sont-ils soumis au rapport, si la société vient ensuite à faire faillite ? «

« On dit pour l'affirmative que les bénéfices sont incertains de leur nature aussi longtemps que dure la société, et que celle-ci peut être constituée en perte par le résultat final de ses opérations ; qu'en conséquence il faut attendre la fin de la société pour faire la balance générale des profits et des pertes ; que jusque-là, les distributions de dividendes sont provisoires, et par suite, soumises au rapport.

« L'opinion contraire, en faveur de laquelle la jurisprudence paraît fixée, nous semble préférable. Les dividendes constituent des revenus, et, comme tels, sont réputés consommés au fur et à mesure de leur acquisitions.

« Il y aurait de trop grands inconvénients à obliger un commanditaire à les rapporter longtemps après les avoir reçus ; ce serait souvent pour lui une occasion de ruine, parce qu'on proportionne d'habitude ses dépenses à ses revenus. Aussi, la dispense de rapport a été formellement reconnue lors la discussion de l'article 26 du Code de commerce au conseil d'Etat. M. Begouen, qui avait fait une proposition en faveur du rapport, a fini par la retirer. Toutefois cette décision n'est applicable que si les bénéfices sont réels et les dividendes non prélevés sur le capital social, car les cas dc fraude font toujours exception aux principes généraux. Lors même que le commanditaire aurait été de bonne foi, si le capital a été entamé par le fait du gérant, il y a lieu à rapport. Les tiers ne doivent pas être victimes d'un dol qui leur est complètement étranger, tandis qu'on peut reprocher aux commanditaires un défaut de surveillance ou du moins un excès de confiance dans un administrateur déloyal. »

Ainsi, c'est lorsque vous prenez les dividendes sur le capital, que vous n'avez pas de bénéfices à la disposition de la société pour payer ce dividende, qu'il y a lieu à restituer. La jurisprudence est donc parfaitement établie. Il ne peut y avoir de doute sur le mot « bénéfice réel » ; c'est le terme qui a été adopté par la doctrine sous le code de commerce.

Je ne veux pas interrompre l'honorable membre, mais je lui expliquerai pourquoi j'ai introduit mon amendement. C'est en réponse aux observations de l’honorable M. Reynaert que j'ai proposé cet amendement.

MiPµ. - Pour compléter ce que vient de dire M. le ministre de la justice, je me permettrai de lire quelques lignes qui se trouvent dans le rapport et qui confirment la théorie qu'il vient d'exposer :

« Quand la société a fait un gain, elle peut le remettre aux actionnaires ; ils ne sont pas obligés d'augmenter par des retenues le capital social ; quel que soit dans la suite le sort des opérations de la société, ils ne peuvent être contraints au rapport. »

Ainsi il suffit que le bénéfice existe au moment où le dividende est remis aux actionnaires. Il suffit que le capital soit augmenté d'une somme quelconque, pour que cette somme puisse être immédiatement distribuée ; et le rapport ajoute :

« Cette proposition, qui paraît si simple et si vraie, est cependant contestée : on a prétendu que le bénéfice ne peut s'apprécier que par le résultat final de la société, et qu'ainsi les commanditaires peuvent être contraints à rapporter des dividendes réellement gagnés, si des pertes sont ensuite subies. V. Persil, p. 101, n°3. Paris, 11 février 1811. Cette doctrine sera nettement écartée par le nouveau texte. »

Vous voyez donc qu'il n'y a aucune espèce de difficulté sur l'interprétation.

M. de Rossiusµ. - Ainsi, il est bien entendu que tous les événements postérieurs à la clôture d'un bilan sont inefficaces pour modifier les résultats de ce bilan ?

- Un membre. - Si ce bilan est sincère.

MiPµ. - C’est clair.

M. de Rossiusµ. - Je suis enchanté d'avoir obtenu cette explication, et je suis heureux, je le déclare, de m'être trompé ; car j'aurais dû combattre avec vigueur le gouvernement si mon interprétation avait été la sienne.

Cependant, messieurs, il reste vrai pour moi que la disposition additionnelle n'est pas heureuse parce qu'elle ne tient pas compte du principe que nul ne peut s'enrichir aux dépens d'autrui.

Je répondrai un mot à une observation de l'honorable M. Thonissen, dont l'erreur consiste à assimiler toujours les dividendes à des fruits. Or, il s'agit ici de dividendes qui ne sont pas des fruits.

M. Thonissenµ. - Il s’agit d’intérêts et de dividendes.

M. de Rossiusµ. - L'honorable M. Thonissen sait parfaitement pourquoi l'honorable rapporteur de la commission spéciale se sert encore du mot « intérêts ». C'est parce que ce mot est usité dans la langue commerciale. mais en réalité ce mot n'a pas d'autre signification que le mot « dividendes ». En matière de société, il n'existe pas d'intérêts, il y a un écart entre le passif et l'actif ; l'écart est favorable ou défavorable ; l'écart est-il favorable, il y a bénéfice, qui sera distribué aux actionnaires ; l'écart est-il défavorable, il y a perte, diminution du capital.

Je dis donc que l'honorable M. Thonissen assimile à tort les dividendes à des fruits. S'ils sont fictifs, leur distribution constitue une restitution aux actionnaires d'une partie du capital qu'ils ont versé.

Je suppose un immeuble possédé de bonne foi. Le possesseur fait les fruits siens. Un beau jour, il aliène l'immeuble et dissipe le prix. Pourra-t-il dire à son acquéreur contre lequel le véritable propriétaire a revendiqué et qui réclame le prix payé : J'ai dissipé ce prix, je l'ai consommé de bonne foi, je ne vous dois rien.

Ce langage impossible, l'honorable M. Thonissen le met dans la bouche du commanditaire poursuivi en restitution de ce qu'il a reçu sur le capital, gage des tiers, des créanciers.

Le commanditaire devra s'exécuter, comme devra le faire le possesseur de bonne foi de l'immeuble qu'il a vendu, Le premier devra rendre le capital, le second devra rendre le prix.

M. Delcourµ. - Et les dommages-intérêts ?

M. de Rossiusµ. - Ne compliquons pas la question. Il est certain que le prix de l'immeuble devra être restitué. Eh bien, si vous avez retiré, sous forme de dividende, une portion du capital, vous serez également tenu à restitution.

M. Lebeauµ. - L'amendement de l'honorable ministre de la justice me paraît aller très loin. En effet, je suppose qu'un dividende ait été distribué de bonne foi et perçu de bonne foi, mais que ce dividende n'ait pas été pris sur les bénéfices réels. On assigne les commanditaires et on les oblige à restituer. Que font-ils ? A leur tour, ils assignent les gérants et ils se font restituer des bénéfices auxquels ils n'ont aucun droit. C'est bien la portée de l'amendement.

Eh bien, je ne crois pas qu'en ces termes il puisse être adopté.

Le gérant dresse un bilan, il l'accompagne d'un inventaire où l'on évalue l'actif de la société. Le tout est soumis à l'assemblée des actionnaires. Ceux-ci ont donc le moyen d'examiner si l'inventaire et le bilan son exacts.

Mais, messieurs, on peut très bien se tromper dans une évaluation.

Ainsi, des bâtiments ont été agrandis, l'outillage a été amélioré, on prétend que l'immeuble et les bâtiments ont doublé de valeur.

Il se peut qu'on ait dépensé les sommes que l'on renseigne, mais il se peut aussi que les bâtiments et l'outillage n'aient pas acquis plus de valeur qu'auparavant.

Direz-vous que le gérant, en portant le prix coûtant l'inventaire, a posé un acte qui engage sa responsabilité vis-à-vis des commanditaires ?

Je pense, messieurs, qu'il y a là une question de bonne foi.

Un gérant de mauvaise foi dresse un bilan inexact, un inventaire inexact, je crois qu'il est responsable. Mais de quoi est-il responsable ? De dommages-intérêts.

S'il a distribué aux actionnaires commanditaires des sommes auxquelles ils n'avaient pas droit à titre de dividende et si ceux-ci les ont employés de manière à ne pouvoir les restituer sans s'imposer des sacrifices, le gérant doit réparer le dommage ; mais il n'est tenu qu'à cela ; il n'est pas forcé de produire des bénéfices qui n'existent pas.

- Une voix. - Il n'avait qu'à ne pas les distribuer.

M. Lebeauµ. - Est-ce une raison pour lui faire restituer des bénéfices que vous n'avez pas le droit de percevoir ?

Cela ne serait pas équitable.

Je crois donc qu'il faut faire la part des circonstances.

Il y a dans tout ceci un écueil à éviter ; il ne faut pas qu'il devienne impossible de trouver, pour les sociétés en commandite, des gérants solvables.

Il importe, pour le succès de la commandite, qu'elle puisse avoir pour garants des personnes qui répondent par leur fortune personnelle de tous les engagements de la société.

MjBµ. - Messieurs, nous nous trouvons dans la société en commandite.

La société en commandite est surtout créée, comme je l'ai dit dans ce débat, par le désir des gérants de faire à peu près ce qu'il, veulent.

M. de Rossiusµ. - Ceci est un procès de tendance.

M. Moncheurµ. - M. le ministre de la justice est influencé par qui se passe actuellement.

(page 429) MjBµ. - Lisez ce qui a été dit au sujet de la commandite française et vous verrez que le plus grand grief qui ait été articulé contre les sociétés en commandite, c'est l'impossibilité pour les actionnaires de voir clair dans leur administration.

C’est, du reste, ce qu'a dit l'honorable M. Reynaert.

Eh bien, messieurs, si les commanditaires sont réduits à un rôle presque passif, il faut bien que ceux qui causent le mal en aient la responsabilité.

L'honorable M. de Rossius se récrie contre cela et dit : Il y a beaucoup de sociétés en commandite composées d'honnêtes gens. Eh bien, je lui réponds : Si nous avons affaire à d'honnêtes gens, il n'y aura ni faux bilans ni dividendes fictifs.

La plupart des désastres, messieurs, on peut le dire, ont été causés par la malhonnêteté de la gérance. Quel est le but de mon amendement ? il est bien simple.

La question de savoir qui supportera la perte des faux dividendes payés peut être résolue de deux manières.

Après de longs débats, le législateur français, mû par des raisons très sérieuses, l'a résolue contre les tiers. Il a décidé que les commanditaires conserveraient les dividendes fictifs qu'ils ont reçus.

Pourquoi le législateur français s'est-il prononcé faveur du commanditaire ? Parce qu'il est resté sous l'empire de cette idée, que le commanditaire est sans pouvoir, et que le gérant seul agit.

En ne rendant pas les commanditaires responsables, en décidant que quand ils auront touché indûment des dividendes ils les garderont, qu'a-t-on fait ? On a enlevé tout crédit à la commandite. Le capital social n'est plus le gage des créanciers : les tiers sont privés de l'avoir sur lequel ils devaient légitimement compter.

Eh bien, nous, nous voulons donner du crédit à la commandite, mais nous voulons aussi que quelqu'un soit responsable des faux dividendes. Il faut ou faire restituer à tous les commanditaires, c'est-à-dire, à des gens qui ont pu se montrer négligents, mais qui ne sont coupables que de trop de confiance, ou bien faire faire la restitution par les gérants à l'aide de cette clause pénale, de cette épée de Damoclès, constamment suspendue sur la tête des gérants, empêcher ceux-ci de distribuer de faux dividendes.

On dit : Il ne faut pas que le gérant puisse à son tour payer des dividendes qui n'étaient pus dus. Je veux bien que ce soit un expédient. Mais la loi française ne prive-t-elle pas les créanciers des dividendes indûment perçus ? N'est-ce pas aussi un expédient ? Or, expédient pour expédient, je préfère celui qui est le moins injuste.

Rendons les gérants responsables ; lorsque les commanditaires auront une action contre les gérants, ceux-ci se garderont bien de dresser de faux bilans ; loin de grossir leur actif, ils le diminueront et de cette façon nous ne verrons plus de désastres.

C'est une des meilleures mesures que vous puissiez prendre.

Jusqu'à présent je n'ai entendu formuler qu'une seule objection contre mon amendement ; on prétend que le gérant peut, de bonne foi, dresser un bilan faux. Je n’aperçois pas facilement ce cas. (Interruption.)

M. de Rossiusµ. - Je suppose que j'aie des créances sur des pays étrangers, la maison sur laquelle j'ai ces créances fait faillite après la clôture du bilan. Voilà un cas de bonne foi.

MjBµ. - C'est ce qu'on appelle l'erreur invincible ; si vous produisiez cet argument devant les tribunaux, vous gagneriez votre cause. Le bénéfice était réel...

M. de Rossiusµ. - Le dividende n'en a pas moins été pris sur le capital.

MjBµ. - Soit ; mais vous devez prendre les mots avec le sens que la jurisprudence leur donne. Eh bien, on entend par bénéfice réel le bénéfice qu'on devait croire légitime, selon la prudence d'un bon père de famille.

Je le répète donc, on n'objecte à mon amendement que les cas de bonne foi ; or, je ne vois pas, pour mon compte, dans quelle hypothèse on pourrait distribuer des dividendes sur le capital sans être de mauvaise foi.

C'est une supposition que mon intelligence se refuser à saisir ; je ne puis pas me figurer un gérant distribuant des dividendes sur des bénéfices qui n'existent pas ; il m'est impossible de comprendre une pareille opération accomplie de bonne foi.

Si mon amendement ne paraissait admissible qu'à la condition d'y ajouter les mots « en cas de mauvaise foi », j'accepterais encore, s'il le fallait, cette addition. Mais, je le répète, je ne puis pas concevoir un gérant distribuant de bonne foi des dividendes sur des bénéfices imaginaires.

M. Notelteirsµ. - Le second paragraphe de l'article me paraît trop sévère ; je voudrais en tempérer la rigueur et je me demande si l'on n'arriverait pas à ce résultat en rédigeant ce paragraphe de la manière suivante : « Il peut être contraint par des tiers à rapporter, en tant qu'elles excèdent le taux légal de 5 p. c., les sommes versées illégalement. » (Interruption.)

M. Notelteirsµ. - Il n'y a plus de taux légal.

M. Notelteirsµ. - Il est évident que l'associé commanditaire que la loi appelle bailleur de fonds a fait deux contrats. Par le premier il prête de l'argent et, sans engager le capital, sans consentir à le perdre, il peut mériter 5 p. c. Par le second, il met en péril son capital et il en espère un dividende. Il me paraît qu'on pourrait parfaitement, sans léser personne, lui accorder 5 p. c. d'intérêt, et de cette manière on corrigerait ce que cet article a de trop rigoureux. (Interruption.) Je le répète, messieurs, l'associé commanditaire fait deux choses : d'abord, il prête des fonds...

MiPµ. - Pas du tout.

M. Notelteirsµ. - En second lieu, il expose son capital à plus de chances que ne fait le prêteur ordinaire ; il se résigne à le perdre dans le cas où la société ferait de mauvaises affaires ; et à titre de compensation de cette chance, il stipule en sa faveur une part dans les bénéfices.

Il me semble donc qu'en le privant de ces bénéfices, on fait tout ce qui est nécessaire et qu'il ne faut pas aller le priver encore de ce qu'il a reçu à titre d’intérêts lorsqu'ils n'excèdent pas 5 p. c., prix ordinaire de l'argent.

M. Lelièvreµ. - Je pense avec l'honorable M. Lebeau qu'il est trop rigoureux d'établir un recours contre le gérant dans tous les cas possibles, même lorsqu'il n'y a ni dol ni faute de sa part.

Au lieu de donner un recours dans tous les cas possibles contre le gérant, il ne faudrait décréter cette mesure que quand il y a, de la part du gérant, un fait doleux ou bien une faute engageant sa responsabilité.

Restons encore, à cet égard, dans les principes généraux du droit. Le gérant est un mandataire. Or, le mandataire n'est responsable qu'en cas de faute. Si le gérant n'a pas commis de faute, pourquoi s'écarter des règles ordinaires gouvernant le contrat de mandat ?

Dans les exemples cités par l'honorable M. Lebeau, on ne peut rien reprocher au gérant. La responsabilité qu'on veut lui imposer n'a en ce cas, à mon avis, aucun fondement. Elle n'est justifiée ni en équité ni en droit.

Savez-vous, messieurs, ce qui résultera d'un système trop rigoureux en cette matière ? On ne trouvera plus de gérant consentant à prendre une responsabilité telle que celle qu'on veut lui imposer. En ce qui me concerne, je crois qu'il faut se référer aux règles ordinaires et n'établir le recours contre le gérant qu'en cas de faute à lui imputable conformément aux règles du mandat.

Etablir des principes contraires, c'est entraver l'existence des sociétés en général.

Quel est, en effet, le gérant qui voudra s'exposer à des restitutions et des dommages et intérêts considérables, alors même qu'Il sera exempt d'une faute quelconque ? Certes, il es' peu de personnes jouissant de certaine position sociale qui voudront s'exposer à des conséquences aussi exorbitantes.

Je pense donc que l'amendement de l'honorable ministre de la justice est trop général et qu’'il faut le restreindre aux cas de dol ou de faute.

M. Watteeuµ. - Les observations que j'ai à présenter seront fort courtes ; elles ne tiendront la Chambre que quelques minutes. Je partage l'opinion de l'honorable M. de Rossius quant à la sévérité de l'amendement que M. le ministre de la justice vient de proposer d'ajouter à l'article final.

Je me demande d'abord ce qui pourrait justifier cet amendement.

L'honorable ministre de la justice a posé divers principes et il en découler rigoureusement toutes les conséquences. Pour lui un principe est inflexible. Eh bien, je me demande à quel principe il voudrait rattacher l'amendement qu'il nous propose.

Dans ces dernières années, des sociétés ont donné lieu à des abus que je n'hésite pas à qualifier de scandaleux ; mais d'un autre côté il ne faut pas réagir de manière à paralyser l'existence des sociétés, à rendre en quelque sorte cette existence impossible ; on s'apercevrait bientôt qu'on est allé beaucoup trop loin.

L'actionnaire qui a touché indûment des dividendes doit les rendre ; rien de plus juste, car ce n'est pas de son bien qu'il s'est emparé, mais de bien d'autrui.

(page 430) Mais donner à l'actionnaire le droit de dire au gérant : « Vous m’avez donné une chose à laquelle je n’avais aucun droit ; n’importe, puisqu’on me l’a enlevée, vous allez la restituer.

Le gérant lui répondrait avec beaucoup de raison : « Si vous avez restitué, c'est que vous aviez indûment reçu, et dès lors, en vertu de quel principe vous adressez-vous à moi pour que je vous restitue une chose à laquelle vous n'aviez pas droit.

Autrement, ne serait-ce pas allouer à l'actionnaire les bénéfices illicites que le projet de loi lui enlève avec raison ? Il ne peut prétendre qu'aux bénéfices acquis d’une manière régulière.

Donc, si les opérations pas été régulières, si l'actionnaire a touché des dividendes auxquels il n'avait pas droit, le gérant n'est pas tenu de lui restituer une somme qu'il a reçue sans cause.

Ce serait, en d'autres termes, lui donner un avantage découlant d'une pénalité dirigée contre le gérant, une bonification qui prendrait sa source dans un acte illégitime.

La disposition proposée serait généralement illusoire.

Le créancier, avant d'agir contre plusieurs commanditaires, s'adressera au gérant de la société, puisque celui-ci est indéfiniment responsable.

Quant aux pertes survenues après la confection du bilan, sont-ce les créanciers ou les associés qui doivent les subir ? Sur ce terrain, M. le ministre de la justice a quelque peu capitulé avec la rigueur de ses principes. On lui a demandé tantôt ce qui arriverait si, au moment de la confection du bilan, il fait figurer de bonne foi à l'actif de ce bilan comme valeurs réelles, des créances à charge d'un individu qui, habitant une contrée lointaine, a été déclaré en faillite dans l’intervalle.

M. le ministre de la justice a répondu que, dans ce cas, la restitution des dividendes ne serait pas exigée. Cependant je trouverais fort juste que les dividendes fussent restitués dans ce cas comme dans l'autre, car, si quelqu'un doit souffrir d'une opération qui a eu une issue malheureuse, n'est-il pas naturel que ce soit celui qui a couru les chances des bénéfices ? Il doit courir les chances des pertes.

Je poserai à l'honorable ministre une question et je termine par là. J'ai promis d'être bref.

Je demanderai à l'honorable ministre de la justice ce qui arriverait dans le cas suivant : Une société fait son bilan et distribue des dividendes ; il s'agit, notez-le bien, d'une société en commandite. Le commanditaire qui était la cheville ouvrière, qui faisait mouvoir cette société, qui souvent a seul les connaissances nécessaires au succès de l'entreprise, le gérant vient à mourir six mois après le bilan, bilan à la suite duquel de très beaux dividendes ont été distribués aux actionnaires et d'une bonne foi irréprochable.

La société doit liquider.

Cette société possède des établissements industriels qui avaient une valeur très considérable au moment où le bilan a été fait, parce que, indépendamment de leur valeur matérielle, venait s'y ajouter la valeur industrielle, et vous savez tous qu'un établissement industriel en pleine activité peut être évalué sans exagération à une somme trois ou quatre fois plus forte que s'il s'agit de le vendre comme construction.

Je demanderai donc si, après la réalisation il survient un déficit de 30 ou 40 p. c., les actionnaires devront également rapporter les bénéfices qui leur ont été alloués ? A cet égard, je répète que ce n'est qu'une question que je pose et je crois qu'il est bon qu'elle reçoive une solution pour que, le cas échéant, on sache comment il faut entendre la loi, MiPµ. - Messieurs, je crois qu'il y a, dans les hypothèses qui sont posées, une fausse interprétation de ce qu'on doit entendre par bénéfices réalisés.

Pour qu'il y ait bénéfices réalisés, j'ai déjà eu l'occasion de le dire en répondant à M. Delcour, il faut qu'au moment du bilan l'actif excède le passif. Il est évident que tous les événements postérieurs ne peuvent aucunement entrer ligne de compte pour faire apprécier si les bénéfices ont été réalisés ou non.

Ainsi, dans l'hypothèse que M. Watteeu pose, II existe une usine en pleine activité, marchant parfaitement bien ; il est dès lors parfaitement légitime de porter au bilan sa valeur comme usine en activité.

Si, l'année suivante, un événement vient rendre la marche de l'usine impossible, il est certain en fait que cet établissement ne vaudra à peu près plus rien ; l'on vendra les bâtiments pour une somme très minime et le matériel comme du vieux fer. C'est ce que l'expérience a prouvé. Mais il est incontestable, messieurs, qu'un pareil fait ne peut avoir aucune espèce d'influence sur l'appréciation antérieure des bénéfices de la société.

Maintenant je réponds un mot à l'honorable M. Notelteirs qui me paraît avoir présenté une théorie contraire à tous les principes de la société.

L'honorable membre suppose que le commanditaire est un prêteur ; or, le commanditaire est, en réalité, un associé qui verse des fonds dans une société, non pour en retirer un intérêt fixé, mais pour subir les éventualités, nonnes ou mauvaises, de la société.

Le taux de 5 p. c. ne signifie absolument rien et n’a rien à voir dans cette matière.

Maintenant, messieurs, j'appelle l'attention des honorables membres qui ont combattu l'amendement de mon collègue de la justice sur ce point important.

Ils trouvent très rigoureux de faire remettre au gérant les dividendes qui ont indûment été distribués : je demanderai aux honorables membres s’ils admettraient pour le gérant a distribué des bénéfices qui réellement n'existaient pas, le droit de prendre l'initiative de la poursuite et de demander aux actionnaires la restitution. (Interruption)

- Un membre. Le curateur peut le faire.

MiPµ. - Le curateur pourra le faire parce que le curateur représente non seulement les associés, mais encore les tiers.

Le gérant peut avoir un intérêt donner des dividendes trop élevés ; il peut vouloir faire monter la valeur des actions et, le tour fait, il viendrait dire aux commanditaires : Restituez ce que vous avez perçu.

M. de Rossiusµ. - Le tout est fait ! Il faut donc qu'il y ait fraude ?

MiPµ. - Je suppose la fraude et votre objection s'est appliquée au cas de fraude. Vous avez dit que, même au cas de fraude, on ne peut redemander au gérant ce qu'il indûment distribué.

Je suppose donc un gérant intéressé faire monter les actions. Il distribue des dividendes, et quand il est parvenu à son but, il vient dire aux commanditaires : Restituez-moi ce que je vous ai donné ! alors que la distribution a peut-être eu lieu pour les tromper. Vous reconnaîtrez avec moi que cela n’est pas possible.

Dans le cas de distribution, faite même de bonne foi par le gérant, admettez-vous la répétition des dividendes distribués par lui-même ?

- Un membre. - Oui.

MiPµ. - Nous ne l'avons pas admis dans le projet. Vous allez beaucoup plus loin que nous quant à la répétition des dividendes. Nous avons admis la répétition des dividendes dans l’intérêt des tiers parce qu'il importe qu'il ne soit pas porté atteinte au capital social. Mais jamais il n'est entré dans notre intention de donner au gérant le droit de répéter les dividendes que lui-même a distribués. Je crois exagérer le principe d'aller jusque-là.

Le gérant est à même d'apprécier les affaires de la société. il peut être prudent dans la distribution des dividendes et ne doit en distribuer que lorsqu'il a la certitude que la situation de la société le permet.

M. Watteeuµ. - Il peut en donner par erreur.

MiPµ. - Admettez-vous que le gérant d'une société puisse distribuer les dividendes par erreur ? Lui qui a en main les affaires de la société, qui peut chaque jour les apprécier ! Comment cela est-il possible ? .

M. Watteeuµ. - Un gérant n’est pas infaillible.

MiPµ. - Sans doute il n'est pas infaillible. Mais il connaît parfaitement la situation de la société et lorsqu'il fait abus de sa position pour exagérer les bénéfices, vous ne pouvez permettre qu'il vienne prétexter d'une erreur et dire : Je me suis trompé.

Le gérant doit prendre connaissance des affaires sociales et il peut le faire. Vis-à-vis de lui les dividendes sont acquis et il ne peut avoir un droit de répétition. Entre le gérant et les commanditaires, les dividendes sont définitivement acquis par un contrat ; il y a chose conventionnellement arrêtée.

Si les tiers, qui ne sont pas parties à ce contrat, viennent exiger la restitution de ce qui a payé à tort, la position des commanditaires ne peut en être modifiée. Cette intervention des tiers ne peut changer la situation des sociétaires entre eux. Le commanditaire a acquis son dividende à l'égard du gérant. Si, contrairement au contrat intervenu, il paye à la décharge du gérant, il est juste qu'il répète ce qu'il a ainsi payé.

Voilà la base de l'amendement de mon honorable collègue, et je la crois juste.

M. Watteeuµ. - C'est une peine.

MiPµ. - Ce n'est pas une peine, c'est l'exécution Irun contrai.

Le payement fait volontairement par le gérant aux commanditaires ne constitue-t-il pas un contrat ? Qu’est-ce qu’un contrat ? C’est le consentement de deux personnes à une chose. Le gérant paye une somme, le commanditaire accepte ; le contrat est parfait.

- Un membre. - Il faut considérer la chose au point de vue moral.

(page 431) MiPµ. - Si vous voulez considérer la chose au point de vue moral, que faut-il faire ? Il faut réprimer les fraudes des gérants qui donnent des dividendes qui en fait n'existent pas. Il faut exiger que l'on soit prudent dans la distribution des dividendes et que ceux qui donnent des dividendes qui ne sont pas gagnés seront responsables, au moins quand ces distributions nuisent aux créanciers.

Maintenant je reconnais et M. le ministre de la justice reconnaît avec moi que sa proposition est peut-être trop absolue vis-à-vis des commissionnaires. Il est possible qu’il y ait là une restriction à admettre et qu’il ne faille décider la responsabilité des commanditaires que lorsqu’il y a faute grave de leur part.

Je pense que, si on la limite convenablement, on aura introduit dans la loi une disposition très utile en ce qu'on engagera les commissionnaires à remplir consciencieusement leurs fonctions. Il faut que les fonctions de commissaires soient des fonctions sérieuses et qu'on ne les accepte pas comme des sinécures et dans le seul but de toucher des dividendes que l’on ne mérite pas par une surveillance effcace.

- La séance est levée à cinq heures.