Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 3 décembre 1851

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1851-1852)

(Présidence de M. Verhaegen.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 147) M. A. Vandenpeereboom procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. T’Kint de Naeyer donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. A. Vandenpeereboom présente d'analyse des pièces adressées à la chambre.

« Le sieur Vermeulen, marchand d'horloges d'Allemagne à Tournay, prie la chambre de faire lever la défense de l'administration des contributions de colporter et de vendre cette marchandise sur le territoire réservé de la Flandre occidentale. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Thomas-Arnold Kessels, sous-brigadier des douanes à Oostkerke, prie la chambre de le relever de la déchéance de la naturalisation, et de l'exempter du droit d'enregistrement auquel la naturalisation est assujettie.

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« Le conseil communal de Basècles prie la chambre d'accorder au sieur Maertens la concession d'un chemin de fer de Saint-Ghislain à Tournay. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Plusieurs négociants à Termonde présentent des observations sur l'article 14 du traité conclu avec les Pays-Bas, au sujet du droit d'entrée sar les huiles de poisson. »

M. Vermeire. - Messieurs, cette pétition est analogue à celle qui a été adressée à la chambre, il y a quelques jours, par les sieurs de Bruyn et Landuyt ; elle demande aussi l'interprétation de l'article 14 du traité fait avec la Hollande, en ce qui concerne les huiles de baleine. Comme la première pétition a été renvoyée à la section centrale chargée d'examiner le traité, je propose à la chambre de renvoyer la deuxième pétition à la même section.

- Adopté.

Projet de loi sur la détention préventive

Discussion générale

M. le président. - Le gouvernement se rallie-t-il au projet du la section centrale ?

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je demande que la discussion s'établisse sur le projet du gouvernement.

M. le président. - La discussion générale est ouverte sur le projet du gouvernement.

La parole est à M. Lelièvre.

M. Lelièvre. - Messieurs, le projet de loi qui vous est soumis est d'une utilité qu'il est impossible de méconnaître. Depuis longtemps l'opinion s'est émue des abus auxquels a donné lieu la détention préventive. Tous les hommes d'expérience, tous ceux qui ont vu fonctionner le Code d'instruction criminelle conviennent que la liberté individuelle n'est qu'un vain mot, si on laisse subsister le régime actuel que les jurisconsultes les plus distingués considèrent comme subversif de cette liberté.

Des hommes sur lesquels ne pèsent que de faibles indices sont souvent incarcérés pendant des mois entiers, et il est trop tard de reconnaître l'innocence des inculpés dont l'honneur, la fortune et la santé ont éprouvé un dommage irréparable.

Ce sont ces considérations qui m'ont engagé, dès le mois de novembre 1849, à déposer une proposition sur cette importante question. Sous l'empire de notre Constitution, la liberté individuelle doit être une vérité et dès lors, personne ne peut douter de la nécessité de réformer une législation qui livre la liberté des citoyens à la merci d'un juge d'instruction dont le pouvoir arbitraire n'est circonscrit par aucune garantie tutélaire.

Pour mettre fin à l'ordre de choses actuel qui est loin d'être en harmonie avec nos institutions libérales, le gouvernement propose un projet de loi ayant pour but de corriger ce que la législation actuelle présente de défectueux, mais je me hâte de dire que ce projet ne présente pas les garanties suffisantes dans l'intérêt de la plus précieuse des libertés, celle sans laquelle les autres n'existent pas et il ne répond pas aux justes exigences de l'opinion publique.

Le vice capital du projet, c'est qu'on ne permet pas à l'inculpé d'être entendu personnellement devant la chambre du conseil ou la chambre des mises en accusation, de sorte qu'il n'est pas en position de détruire les charges qui peuvent s'élever contre lui. On ne laisse pas même aux tribunaux une simple faculté à cet égard, de manière que le débit oral est interdit sans réserve et en toute circonstance. D'un autre côté, l'article 3 du projet, loin d'améliorer la législation actuelle, l'aggrave notablement.

Lorsqu'il s'agit d'un fait de nature à entraîner une peine infamante, la réclusion ou les travaux forcés à temps, le juge d'instruction ne peut laisser le prévenu en liberté que « sur l’avis conforme » du procureur du roi. Voilà donc la partie poursuivante ayant droit d'émettre un avis décisif et prépondérant. Un magistrat amovible entrave l'action d'un magistrat indépendant qui se voit contraint de décerner un mandat de dépôt, quand même il le trouverait injuste et considérerait l'incarcération comme inutile !

Pour moi, je ne saurais approuver semblable disposition qui renchérit sur les rigueurs de la législation actuelle, car aujourd'hui le juge d'instruction est libre de ne pas décerner un mandat de dépôt, s'il ne juge pas les charges suffisantes, et sa décision sur ce point ne peut être réformée que par la chambre des mises en accusation.

Je ne puis d'ailleurs admettre cette influence de l'agent du gouvernement sur les actes de la magistrature indépendante, et je vois avoue que si l'article 3 est maintenu, je ne puis voter le projet.

L'article 6 ne saurait également recevoir mon approbation. Je ne vois pas pourquoi la chambre du conseil ne pourrait pas ordonner la mainlevée du mandat d'arrêt comme du mandat de dépôt, si elle estime qu'il n'y a pas des indices suffisants pour maintenir l'arrestation.

Cela peut présenter d'autant moins d'inconvénient que le ministère public peut se pourvoir par opposition contre la décision de la chambre du conseil qui par suite ne juge pas souverainement.

Le projet maintient donc pour certains crimes le pouvoir sans contrôle du juge d'instruction, tandis que rien ne doit empêcher, comme dans le cas des articles 2 et 3, le recours à la chambre du conseil et à celle des mises en accusation.

Il est d'autres dispositions auxquelles je ne puis souscrire. C'est ainsi que ce même article 6 établit des délais trop longs laissés à l'arbitraire du juge d'instruction, et qui sont de nature à compromettre gravement les intérêts de l'inculpé.

D'un autre côté, en matière de simples délits, la mise en liberté provisoire devrait toujours être de rigueur pourvu qu'on donnât caution. Il en était ainsi sous l'empire du Code de brumaire an IV, qui étendait même cette prescription aux faits pouvant entraîner des peines simplement infamantes. Or, je ne vois pas pourquoi l'on n'adopterait pas des dispositions qui n'ont jamais donné lieu à aucun inconvénient sérieux. La caution est d'ailleurs une garantie suffisante relativement à une prévention qui ne peut donner lieu qu'à l'application de peines correctionnelles.

Qu'on ne perde pas du reste de vue qu'en matière correctionnelle le prévenu ne peut se soustraire à la condamnation qu'en subissant une peine beaucoup plus sévère, celle du bannissement pendant plusieurs années. De sorte qu'indépendamment de la confiscation de son cautionnement, la société a les garanties suffisantes que le délit sera en tout cas expié.

D'un autre côté, dans toutes les affaires criminelles quelconques on devrait permettre aux tribunaux de laisser le prévenu en liberté jusqu'après l'arrêt de la chambre des mises en accusation.

Pour moi, messieurs, je suis convaincu que dans la pratique des abus sans nombre ne manqueront pas de se perpétuer, parce que les dispositions du projet n'y obvient pas suffisamment.

Il est encore une autre disposition à laquelle je ne puis donner mon assentiment, c'est celle qui déclare acquise à l'Etat partie du cautionnement par cela seul que l'inculpé est en défaut de se présenter à l'un des actes de la procédure, alors même qu'il se représenterait ensuite pour l'exécution du jugement.

Pareille disposition aggrave la législation actuelle, laquelle, comme l'a décidé la cour de cassation de France dans l'affaire de Cauchois-Lemaire ne prononce pas la confiscation définitive du cautionnement, du chef d'un simple défaut de se présenter à l'un des actes de l'instruction. L'inculpé peut se relever du défaut en se présentant de nouveau et se mettant à la disposition de la justice.

Cet état de choses est plus conforme aux principes que celui consacré par le projet. En effet, le but de la loi est de forcer l'inculpé se présenter à la justice pour l'exéculion du jugement.

Or, du moment que ce résultat est atteint, l'objet du cautionnement est rempli, et par suite il n'est pas équitable que lorsque l'obligation principale est accomplie, il puisse y avoir lieu à l'application de la pénalité. Le défaut de se présenter à l'un des actes de l'instruction ne doit entraîner qu'une confiscation provisoire qui doit cesser du moment que le défaillant se met ultérieurement à la disposition de la justice. Sous ce rapport, le projet me paraît trop rigoureux.

Je reconnais volontiers que le projet renferme, sous d'autres rapports, quelques améliorations, mais elles me paraissent insuffisantes pour sauvegarder efficacement la liberté individuelle et prévenir le retour des nombreux abus qu'a fait naître le régime actuel. Aussi, je ne crains pas de déclarer que, dans mon opinion, la reforme n'aboutira à aucun résultat sérieux.

Je sais messieurs, que plusieurs persones pensent qu'il est impossible de conduire une instruction à fin dans l’intérêt de la société sans des mesures rigoureuses et exceptionnelles ; mais je dois faire remarquer que lorsqu’il s’est agi de l’abolition de la torture physique on émettait la même opinion. Quant à moi, qui suis convaincu que la torture morale n'est pas plus nécessaire pour parvenir à la manifestation de la vérité, que la torture corporelle, je ne me rallierai jamais à des dispositions qui (page 148) anéantissent la liberté individuelle et dont l’expérience révèle chaque jour les funestes inconvénients. Je forme le vœu que le projet subisse les modifications qui me permettent de lui donner mon assentiment.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, je dois commencer par manifester un regret. Nous avons entenu aujourd’hui beaucoup d’observations dont le rapport de la section centrale ne fait pas mention ; je dois croire que l’honorable rapporteur a mentionné exactement les observations capitales qui ont été présentées dans le sein de la section cenatrel. L’honorable M. Lelièvre a fait partie de la section centrale qui a été chargée d’examiner le projet de loi sur la détention préventive ; je pense qu’il a assisté assidûment aux séances de cette section centrale, et je suis fort étonné d’entendre aujourd’hui beaucoup d’observations et de critiques alors que cependant il n’a pas cherché à améliorer le projet.Il me semble qu'il eût été beaucoup plus rationnel de présenter toutes ces observations dans le sein de la section centrale, de les formuler en amendements. Il eût été bien plus possible de juger alors jusqu'à quel point elles étaient fondées et s'il pouvait y être fait droit. (Interruption.)

J'entends les différents membres de la section centrale approuver mes paroles. Je les laisserai s'expliquer entre eux sur ce qui s'est passé en section centrale.

J'examinerai aussi brièvement que possible les différentes observations qui ont été faites par l'honorable M. Lelièvre, pour autant que j'ai pu les saisir. (Nouvelle interruption.)

Quoi qu'en dise l'honorable M. Lelièvre, le projet de loi en discussion améliore la législation actuelle. En effet, quelle est la législation actuelle, en fait de détention préventive ? En matière correctionnelle, le juge d'instruction a un pouvoir arbitraire.

Le juge d'instruction peut, à son gré, après avoir décerné un mandat de comparution ou d'amener, le convertir en mandat de dépôt et mettre sous les verrous jusqu'au jour du jugement l'individu inculpé d'un simple délit. Voilà la règle aujourd'hui ; le juge d'instruction est investi de l'arbitraire le plus absolu. Que faisons-nous ? Nous proclamons comme règle qu'en matière correctionnelle la liberté doit être laissée au prévenu. Certes, c'est là un pas immense. L'honorable M. Lelièvre voudrait aller plus loin ; il voudrait aller jusqu'à dire que dans tous les cas et toujours la liberté doit être laissée au prévenu.

C'est radicalement impossible. Ce système doit être repoussé par tout homme qui a la moindre pratique des affaires. Ainsi, supposez un homme qui a commis un délit, et qui en commet un nouveau le lendemain, le surlendemain, jusqu'au jour du jugement ; je demande s'il est possible que la société reste désarmée sans aucune espèce de moyen d'action vis à vis d'un individu qui pourra commettre quotidiennement des délits. Un homme se battra aujourd'hui ou cassera des vitres ; il en fera autant demain ; après-demain, il sera une cause d'émeute dans son village et jamais on ne pourra l'en empêcher en le privant de sa liberté !

Ce système est inadmissible. Nous allons aussi loin que possible ; nous déclarons que la conservation de la liberté est la règle ; que c'est seulement dans des circonstances graves, exceptionnelles, qu'un individu pourra être privé de sa liberté ; quand le juge prive le prévenu de sa liberté, le tribunal intervient pour décider si le mandat de dépôt sera maintenu.

Quand il s'agit de la liberté préventivement enlevée, vous pouvez vous en rapporter au tribunal qui plus tard sera appelé à prononcer sur la liberté définitivement enlevée par la condamnation. Je ne comprends pas comment on jette une espèce de soupçon sur le tribunal. Si on a confiance en lui pour le jugement qu'il portera sur l'affaire et qui peut aller jusqu'à prononcer une peine de 5 et même de 10 ans de détention, vous devez avoir quelque confiance en lui quand il est appelé à décider si la liberté provisoire doit être laissée ou non au prévenu.

C'est déjà un très grand pas de fait. J'ai été très étonné d'entendre l'honorable M. Lelièvre dire que l'article 3 aggravait la législation actuelle. Aujourd'hui, soit en matière correctionnelle, soit en matière criminelle, la règle est que, dans aucun cas, la liberté n'est un droit pour le prévenu, et en matière criminelle, elle ne peut lui être laissée dans aucun cas. Dérogeant à cette règle, qui est inscrite tout au long dans nos Codes, nous déclarons que pour les prévenus de crimes emportant une peine infamante, la réclusion ou les travaux forcés à temps, la liberté provisoire pourra être admis exceptionnellement parce que, quand il s'agit de crime, la liberté provisoire c'est l'exception.

C'est là une garantie de la liberté individuelle que notre Code ne consacrait pas.

Maintenant le projet présente bien d'autres améliorations. Aujourd'hui, la liberté provisoire ne peut être accordée que sous caution et cette caution ne peut jamais être inférieure au minimum fixe qui est de cinq cents francs. A l'avenir, la liberté provisoire pourra être accordée même sans cautionnement, aussi bien en matière correctionnelle que quand il s'agira du cas prévu par l'article 3 du projet. C'est encore la une très grande concession ; c'est une garantie qui n'existait pas primitivement ; car l'individu arrêté qui était hors d'état de fournir caution ne pouvait être mis en liberté ; désormais il dépendra du juge d'instruction de décider que l'indigent incapable de consigner la moindre somme pourra être mis en liberté sans aucune garantie pécuniaire.

Je ne parcourrai pas, en ce moment, tout le cercle des améliorations ; je signale en particulier celle-ci : qu'une fois un mandat lancé par le juge d'instruclion, il ne peut plus être levé qu'avec un cautionnement. Lorsque la chambre du conseil avait statué, son rôle était fini et le prévenu ne pouvait être mis en liberté avant le jugement. Tout cela est modifié. A toutes les époques de la procédure, la mise en liberté peut être acordée par la chambre du conseil, par le tribunal, par la cour d’appel ; il y a toujours une autorité qui peut mettre fin à l’arrestation. Voilà encore une fois des garanties qui n’existaent pas dans le Code.

L'honorable M. Lelièvre a parlé du cautionnement ; il a dit que nous modifions la législation actuelle ; il a cité un cas ; je ne suis pas du tout de son avis.

Le but du cautionnement est d'obliger l'individu à se présenter à tous les actes de la procédure. Le cautionnement oblige l'individu à faire ce à quoi il serait obligé s'il était sous la main de la justice.

Voilà le but, et évidemment on ne peut s'en départir. Je crois que le cautionnement doit être confisqué du jour où un individu se soustrait à l'action de la justice.

Ce sont là, je crois, les principales observations qui ont été faites par l'honorable M. Lelièvre ; s'il veut, à chaque article, les formuler en amendements, nous pourrions, le cas échéant, renvoyer ces amendements à la commission où ils seraient discutés et je me fais fort de démontrer alors, à la chambre qu'aucun des amendements formulés dans le sens de ses observations ne serait acceptable.

M. Lelièvre. - J'ai assisté à la plupart des séances de la section centrale et j'ai soumis à celle-ci presque toutes les observations qui ont été énoncées dans le discours que j'ai eu l'honneur de prononcer au commencement de la séance ; du reste, je pense que le rapport déposé pourrait bien présenter certaines omissions sur quelques-unes des propositions, et cela s'explique assez par le grand nombre de difficultés de détail que soulève le projet de loi.

Je persiste, messieurs, dans les observations que je vous ai soumises et je maintiens que, si le projet présente certaines améliorations, elles sont loin de suffire et de satisfaire aux légitimes exigences de l'opinion.

En effet, en matière de simples délits, l'arrestation est autorisée lorsqu'il existe, dit le projet, des circonstances graves et exceptionnelles ; mais rien de plus vague qu'une pareille disposition qui maintient évidemment en fait l'arbitraire actuel. Ne sait-on pas en effet que lorsqu'aujourd'hui on procède à l'arrestation, on prétend toujours qu'il y a des circonstances graves et exceptionnelles ? Le principe que l'on dépose dans nos lois ne présente donc aucune garantie efficace ; dans la pratique il sera illusoire.

Alors même qu'on ne croirait pas devoir admettre le principe absolu du droit à la liberté provisoire sous caution lorsqu'il ne s'agit que d'un délit correctionnel, il faudrait nécessairement spécifier les délits à l'égard desquels il pourrait y avoir détention préventive. Mais autoriser l'incarcération pour tous délits quelconques, au lieu de la restreindre à certains faits tels que le vol, l'abus de confiance, etc., c'est évidemment maintenir un arbitraire dont les inconvénients ne sont que trop certains.

Vainement M. le ministre prétend-il que de mon système il résulterait qu'un individu admis à la liberté sous caution pourrait pendant l'instruction commettre toute espèce de délits, car indépendamment que c'est là un cas très rare, il est facile d'éviter l'abus signalé en autorisant le juge à refuser la mise en liberté à celui qui, sous le coup d'une prévention à raison de laquelle il aurait obtenu une première fois sa liberté, commettrait de nouveaux délits pendant le cours de l'instruction.

Du reste, messieurs, on perd de vue la nature de la plupart des faits que la loi repute délits ; or décréter le droit d'incarcérer préventivement pour tout délit quelconque, c'est là une disposition rigoureuse à laquelle, pour ma part, il m'est impossible de souscrire, et, sous ce rapport, je rejette l'article 2 du projet, parce qu'il présente un vague qui ne doit pas se trouver dans une loi pénale.

Les autres critiques que j'ai dirigées contre le projet ne sont pas moins fondées. C'est ainsi que je n'admets pas que l'avis du procureur du roi puisse forcer le juge d'instruction à procéder à l'incarcération. Pareille disposition ne se rencontre dans aucune partie de notre législation et elle présente des inconvénients réels. Comment est-il possible que l'avis de la magistrature amovible puisse enrayer l'action de la magistrature inamovibîe ?

C'est ainsi que dans ce système le juge d'instruction pourrait considérer l'arrestation comme inutile. Eh bien, il ne sera qu'un automate et devra incarcérer un inculpé contre sa conscience et sa conviction parce que le procureur du roi n'aura pas donné un avis favorable. Selon moi, messieurs, c'est là un rôle qui ne peut convenir à la magistrature indépendante qui seule a le droit de statuer, et c'est du reste priver le prévenu des garanties qu'on a voulu lui assurer par l'inamovibilité des juges.

C'est encore avec raison que j'ai maintenu que c'était à tort que l'article 6 ne permettait pas à l'inculpé de demander à la chambre du conseil la mainlevée du mandat d'arrêt.

Ainsi, messieurs, pour tous crimes autres que ceux emportant peine infamante, la réclusion ou les travaux fores, le pouvoir illimité du juge d'instruction est maintenu sans contrôle. On ne permet pas même à l'inculpé de s'adresser à la chambre du conseil pour demander la mainlevée de la mesure rigoureuse dont il a été l'objet, on ne lui permet pas de prouver qu'il n'existe pas contre lui des indices suffisants pour maintenir l'arrestation. De bonne foi, pareille doctrine est-elle fondée en raison et en principe ?

Pourquoi ne permet-on pas même en ce cas à l'inculpé de (page 149) s'adresser à la chambre du conseil dont la décision peut toujours être déférée par le ministère public à la chambre des mises en accusation ? Ce recours est donc dénié à l’inculpé sans aucun motif fondé.

Il y a plus ; tandis qu’en matière de simples délits, le manday de dépôt peut être confirmé par la chambre du conseil dans les cinq jours, cette garantie tutélaire n’existe pas pour les crimes ; de sorte que c’est précisément à l’égard des faits plus graves que les garanties légales diminuent ; or, je considère pareil état de choses comme présentant une anomalie qu'il est impossible de maintenir.

Enfin je persiste à dire que le projet aggrave l'état actuel de la législation en ce qui concerne la confiscation du cautionnement. Sous le Code d'instruction criminelle, les meilleurs auteurs et la jurisprudence ont interprété le Code d'instruction criminelle dans un sens équitable. Ils ont admis que le seul défaut de se présenter à l'un des actes de l'instruction ne devait pas donner lieu à la confiscation définitive du cautionnement ; c'est là, d'ailleurs, une mesure rigoureuse qui suppose un préjudice irréparable occasionné par le prévenu.

D'après la jurisprudence, l'inculpé peut être relevé du défaut en se représentant ultérieurement. C'était évidemment cette doctrine que le projet aurait dû consacrer comme étant plus conforme à la justice et à l'équité. En s’en écartant, il est donc incontestable qu'on a encore exagéré les rigueurs de la législation telle qu'elle a été interprétée par la doctrine des arrêts.

La réforme résultant du projet est donc incomplète, elle maintient, à peu de chose près, les principes du Code d'instruction criminelle et je vous avoue qu'elle n'est pas de nature à me satisfaire.

M. Delehaye. - L'honorable M. Lelièvre n'a pas envisagé le projet de loi sous son véritable jour. Le gouvernement a présenté ce projet à titre provisoire ; il a voulu améliorer la législation sur la matière, et la section centrale a reconnu à l'unanimité que ces améliorations étaient obtenues.

Qu'il me soit permis de me joindre à l'honorable ministre pour regretter que les membres de la section centrale qui ont pour mission d'examiner un projet s'abstiennent de faire part de leurs observations en section centrale.

Pourquoi examine-t-on un projet de loi en sections et en section centrale ? C'est pour que la discussion en séance publique soit plus fructueuse... Si la section centrale vient en pleine séance détruire son œuvre, quelle garantie donne-t-elle d'un examen sérieux ?

Je dois le dire, il est peu de projets de loi qui aient fait l'objet d'une étude plus spéciale, plus attentive. La section centrale y a donné tout le temps, toute l'attention nécessaire.

Messieurs, est-il bien vrai de dire, comme vient de le faire l'honorable M. Lelièvre, que le projet n'améliore pas la législation actuelle ? Je crois au contraire qu'il est incontestable que dans tous les cas le prévenu obtient un grand adoucissement à sa position, que la loi nouvelle lui donnera des garanties qu'il ne trouverait pas dans la législation actuelle.

Mais, dit l'honorable M. Lelièvre, le juge d'instruction, d'accord avec le procureur du roi, a la faculté de ne pas arrêter un individu. Le projet sur ce point aggrave la législation actuelle.

Remarquez, messieurs, qu'il faut qu'il y ait accord entre le juge d'instruction et le procureur du roi pour ne pas arrêter l'individu ou plutôt pour ordonner sa mise en liberté.

Mais s'agit-il au contraire de l'arrestation de l'individu ? Le prévenu peut se présenter directement à la chambre du conseil. Ce n'est plus le juge d'instruction qui intervient, c'est la chambre du conseil elle-même. Or, le prévenu ne trouvera-t-il pas une garantie nouvelle très grande lorsque la chambre du conseil sera appelée à statuer sur sa demande ?

Voilà des faits sur lesquels j'appelle l'attention de l'honorable M. Lelièvre, et je suis convaincu que lorsqu'il aura examiné ce projet avec attention, avec impartialité, il reconnaîtra qu'il consacre des améliorations importantes.

Moi aussi, messieurs, j'aurais voulu des améliorations plus étendues sur quelques points. Mais le gouvernement a fait connaître à la section centrale les motifs pour lesquels il ne pouvait maintenant présenter un système complet, c'est que le projet a un caractère provisoire, c'est que vous n'avez pas arrêté les dispositions du Code pénal qui ont rapport au projet.

Nous ne savons pas les faits qui seront rangés dans la catégorie des crimes, quels sont ceux qui sont rangés dans la catégorie des délits. Or, tant que cette question n'est pas résolue, il est impossible de bien déterminer la législation.

Que devait faire le gouvernement ? Que devait faire la section centrale ? Ils devaient chercher à améliorer ce qui existe. Or, la loi qui régit la matière sera incontestablement améliorée.

Sans doute, il est des points sur lesquels nous sommes tous d'accord et que le projet ne consacre point. Par exemple, il serait à désirer qu'on pût trouver le moyen d'indemniser les personnes qui auraient été détenues et qui seraient mises postérieurement en liberté, parce qu'elles n'auraient pas commis le délit mis à leur charge ou qu'il n'y avait pas de preuve suffisante.

Or, comme l'a dit M. le ministre à la section centrale, il cherche les moyens d'arriver à ce résultat. Mais on ne peut improviser en pareille matière ; il faut réfléchir, il faut méditer sur les conséquences, il faut chercher les moyens de prévenir les abus.

Je sais aussi que pour les délits correctionnels, il serait peut-être bon de ne pas permettre l’arrestation provisorie. Mais comme je viens de vous le dire, il faut d’abord être d’accord sur ce que c’est qu’un crime, sur ce que c'est qu'un délit.

Ainsi, messieurs, les principes proclamés par M. le ministre de la justice et par la section centrale sont tels, que lorsque la chambre sera appélée à voter une loi définitive, ce sprincipes trouveront toute leur puissance dans cette législation définitive.

Pour le moment, la chambre ne peut faire mieux que de donner son assentiment au projet actuel, qui, comme je l'ai dit, a été, de la part de la section centrale, l'objet d'une étude spéciale. Sur plusieurs points l'honorable M. Lelièvre a bien voulu nous aider de ses lumières et il reconnaîtra que nous avons examiné dans tous leurs détails, dans toutes leurs parties, les propositions qu'il a bien voulu nous soumettre. Quant aux propositions qu'il nous fait aujourd'hui, je crois qu'il serait impossible à la chambre de bien en apprécier les conséquences.

M. Destriveaux, rapporteur. - Messieurs, j'ai peu d'observations à faire après celles que vous venez d'entendre. Mais il en est une qui s'adresse plus spécialement au rapporteur. Si j'ai bien compris un des honorables préopinanls, l'honorable M. Lelièvre, le rapport de la section centrale présenterait des omissions.

Le rapport, je crois, ne présente aucune espèce d'omission ; car il est absolument calqué sur les procès-verbaux des différentes séances qu'a tenues la section centrale. Il y a une circonstance que je dois faire connaître, c'est que l'honorable M. Lelièvre, qui, à la dernière séance, lorsque le rapport a été lu, n'était pas présent, a eu, de la part du rapporteur, communication du rapport manuscrit. Or, si ce rapport contenait des omissions, l'honorable M. Lelièvre pouvait à l'instant même faire ses observations, qui auraient été parfaitement accueillies par le rapporteur.

Maintenant, j'en viens aux critiques que l'honorable membre a présentées, et qui ont été relevées par l'honorable ministre de la justice et par l’honorable M. Delehaye.

La section a tenu trois séances, et trois longues séances. Par conséquent, la discussion n'a pas été ce qu'on appelle en style ordinaire étranglée : tout membre de la section centrale a pu faire ses observations. Si l'honorable M. Lelièvre avait bien voulu donner à sa pensée les développemenls qu'il vient d'y donner, on aurait pu entamer une discussion régulière, et alors peut-être lui prouver que, dans cette occasion, ses opinions ne sont pas fondées.

Il me semble, peut-être ce que je vais dire est-il exagéré, mais il me semble avoir entendu M. Lelièvre diriger contre le projet une attaque qui, en vérité, paraîtrait dirigée contre la législation actuelle.

Il semblerait que l'usage du mandat de dépôt fût laissé à l'arbitraire, que l'usage du mandat de dépôt pût avoir lieu presque dans tous les cas. Mais l'honorable M. Lelièvre a trop d'instruction et trop de jugement pour ne pas voir que le projet de loi soumis à vos délibérations change radicalement la législation qui existe aujourd'hui, en fait disparaître les défauts fondamentaux.

Sous la législation actuelle, qu'arrive-t-il ? C'est que l'arrestation est le droit commun. Sous l'empire de la loi proposée, qu'y a t-il ? C'est que le mandat de dépôt est l'exception en matière de police correctionnelle.

Ainsi, en matière de police correctionnelle, la règle est qu'il n'y aura pas d'arrestation. Cette règle est absolument contraire au principe général du Code d'instruction criminelle qui nous régit aujourd'hui. Mais cette règle peut cependant souffrir une exception ; est-elle arbitraire ? Cette exception quand est-ce qu'elle existe ? Lorsqu'il y a des circonstances graves et exceptionnelles.

Il faut donc qu'il y ait gravité dans les circonstances ; il faut que ces circonstances forment exception au système général des choses et là encore je ne vois pas d'arbitraire, car l'existence de ces circonstances graves et exceptionnelles doit être la base pour le juge d'instruction, et il doit les énoncer. Or, ici commence une série de garanties en faveur de celui qui est inculpé.

Peut-on dire, cependant, que c'est attenter à la liberté individuelle, que c'est exagérer la détention préventive que de maintenir en état d'arrestation celui qui, non seulement est chargé de l'inculpation d'un délit correctionnel ordinaire, mais qui a commis ce délit dans des circonstances extrêmement graves ? Il y a là, à côté du principe aimis, une circonstance qui empêche qu'on fasse une arme, une espèce de moyen de la prévention. Lorsque la prévention constituerait une espèce d'attentat à la liberté dans les circonstances graves lors même que la possibilité de la mise en liberté est étendue à des actes qui ne sont pas purement correctionnels, qui tombent sous l'application des lois criminelles, dans ce cas le mandat de dépôt ne peut pas être lancé d'une manièie qui serait arbitraire ; la chose est impossible. En augmentant le droit de liberté que j'appellerai presque préventive, qu'est-ce qu'on a fait ? On a poussé ce droit jusqu'au cas de l'inculpation de faits qui sont, dans la législation existante, criminels, qui tombent sous l'application de la loi criminelle et de faits tels que celui qui en est inculpé ne peut jamais obtenir la liberté provisoire, quelque caution qu'il donne.

Ainsi donc, voilà une grande amélioration.

Maintenant, peut-on dire que, dans le mandat de dépôt, la loi, en autorisant le juge d'instruction, le procureur du roi entendu, à statuer sur la liberté de l’individu, l'investit d'une espèce de pouvoir arbitraire ?

Mais on a perdu de vue la disposition de l'article 6 qui déclare que l'inculpé, frappé d'un mandat de dépôt, peut se pourvoir devant la chambre du conseil, et là, il peut attaquer le mandat de dépôt. Ainsi, il n’est (page 150) pas livré à l'arbitraire du juge d'instruction ; je vois qu'à côté de l'intervention du juge d'instruction et du procureur du roi, il y a une garantie très forte, à moins qu'on ne veuille prétendre que la chambre du conseil est disposée à se prêter à l'arbitraire, lorsque l’arbitraire aura entraîné le juge d'instruction et le procureur du roi.

Il me paraît que raisonner de cette manière, ce serait placer la magistrature bien bas. Je ne dirai pas que tous les magistrats sont infaillibles, qu'il ne se passe jamais d'abus dans l'application des lois de répression, mais je dirai que cela n'arrive que très rarement, et que votre magistrature a établi une vérité de droit et de justice, à savoir qu'elle n'est pas disposée à commettre de forfaitures, et cela pour attenter à la liberté d'un homme qu'elle ne connaît pas.

Je bornerai là pour le moment mes observations.

M. de Decker. - Messieurs, je crois qu'il est impossible de nier que le projet de loi en discussion apporte des améliorations notables à l'état actuel de la législation, en matière de détention préventive. L'honorable M. Lelièvre aurait voulu aller plus loin, dans la section centrale qui a été chargée d'examiner le projet. J'ai cru devoir me refuser à suivre l'honorable membre dans la voie des nouvelles modifications qu'il proposait.

L'honorable M. Lelièvre demandait que pour tous faits devant entraîner une peine correctionnelle, la mise en liberté provisoire fût de droit. Je crois, comme plusieurs des orateurs qui viennent de se faire entendre, que la consécration d'un principe aussi absolu donnerait lieu à de graves inconvénients.

Cela est tellement vrai que l'honorable M. Lelièvre, immédiatement après avoir posé le principe, a dû reconnaître lui-même la nécessité d'y faire une foule d'exceptions.

Nous avons donc fait chose sage en maintenant, dans le cas présent, la mise en liberté comme règle, mais non pas cependant comme un droit absolu.

Lorsque nous avons limité le pouvoir du juge, en statuant qu'il ne pourrait refuser la mise en liberté provisoire que dans des circonstances graves et exceptionnelles, nous avons posé un principe qui, dans l'application, n'entraînera pas de mesures arbitraires. Il faut supposer le juge animé de bonnes intentions. Je pense que quand la loi déclare qu'il faut des circonstances graves et exceptionnelles, le juge y regardera à deux fois, avant de refuser la mise en liberté provisoire.

Messieurs, je m'étais fait, au sein de la section centrale, défenseur d'un autre principe, d'une autre amélioration qui est bien plus importante à mes yeux.

La liberté individuelle, je ne dois pas le rappeler, est la plus intime, la plus sacrée, de toutes nos libertés ; la liberté individuelle c'est au fond la propriété ; la liberté individuelle est la partie la plus précieuse, la plus inviolable de la propriété.

Eh bien, de même que l'on applique le principe essentiel et fondamental d'une indemnité en cas d'expropriation pour cause d'utilité publique, je crois que, lorsque la société a jugé nécessaire de priver momentanément un homme de sa liberté, et que les tribunaux viennent à décider, par le fait même de l'acquittement, que cette mesure a été non-motivée ; dans ce cas, il y a lieu d'indemniser également le citoyen qu'on a privé momentanément de sa liberté. Ce principe me paraît d'une incontestable et rigoureuse justice.

Je présenterai encore quelques observations à l'appui du même principe.

Comment peut-on considérer encore la détention préventive momentanée ? On peut la considérer comme une espèce d'intervention forcée d'un citoyen dans l'action de la justice. Que fait-on, en pareil cas, pour les témoins et pour les jurés ? On les indemnise. Vous avez proclamé nécessaire l'intervention de quelques citoyens dans l'action de la justice ; ces citoyens, lorsqu'ils se déplacent, seulement pour quelques jours, obtiennent une indemnité. Eh bien, je trouve qu'un individu, dont vous avez jugé la détention préventive nécessaire, que vous avez arraché à sa famille dont souvent il est l'unique soutien, qui plus tard a été reconnu non coupable, je trouve, dis-je, que cet individu a au moins autant de droits à une indemnité qu'en a le juré qui se déplace pour quelques jours.

Il y a plus encore : il me semble que la détention préventive suivie d'un acquittement est une espèce d'erreur judiciaire, moins la condamnation. Vous êtes sur les confins d'une détention arbitraire : au fond, c'est une détention que l'on n'avait pas le droit de faire. Si la loi vous a donné ce pouvoir pour que l'aclion de la justice pût avoir son cours, au moins vous devez indemniser plus tard le citoyen que vous avez privé de sa liberté sans motifs.

Voyons d'ailleurs ce qui se présente en fait : pourquoi la détention préventive se prolonge-t-elle souvent ? Parce que très souvent le personnel de la justice n'est pas suffisant. Vous jugez convenable d'organiser la justice d'une façon économique ; faut-il qu'un particulier souffre de ce système ? Si la justice était organisée d'une façon plus complète, s'il y avait, par exemple, plus de tribunaux ou plus de juges d'instruction, il est de fait que beaucoup de détentions préventives seraient moins longues ; eh bien, je le répète, si la société trouve son compte, d'une part, à cette organisation économique de la justice, il ne faut pas que les citoyens à qui vous enlevez iromentanément la liberté souffrent de cette organisation trop économique de la justice.

Voici encore un autre motif : le gouvernement, lorsqu'il fait rendre la justice, tâche, autant que possible, de se décharger des frais de justice sur l'une des parties. L'Etat part du principe, qu'il doit sortir indemne de la reddition de la justice. Or, je crois que pour être juste, on doit appliquer le même principe à ceux qu’on a fait intervenir indûment dans l'action de la justice, à ceux dtnt l'acquittement a établi le droit à se trouver également indemnes.

Je passe avec rapidité sur ces arguments qui sont des arguments de fait. Je m'appuie surtout sur le principe. Je considère la détention préventive comme nécessaire pour l'action de la justice. Je ne veux pas empêcher la vindicte publique d'exercer tous ses droits, de prendre toutes ses précautions ; mais, à bon droit, je pense, je considère cette détention préventive comme une expropriation pour cause d'utilité ou de sûreté publique. Je ne vois pas pourquoi vous n'appliqueriez pas à la plus sacrée des propriétés, à la propriété personnelle, le principe de l'indemnité que vous appliquez à la propriété matérielle.

Prenez-y garde : ce principe devra recevoir plus souvent que vous ne pensez son application. Plus de la moitié des prévenus sont acquittés. J'ai consulté le dernier compte rendu de la justice criminelle comprenant les années 1840 à 1843.

Il en résulte que devant les cours d'assises plus de la moitié des accusés ont été acquittés. Il n'en est pas de même devant les tribunaux correctionnels et de simple police. Le nombre des acquittés n'est que du cinquième au sixième des prévenus. Cela prouve qu'il y a beaucoup d'acquittements ; beaucoup de personnes qui ont souffert indûment dans leurs intérêts les plus chers par la détention préventive.

Messieurs, le principe que je voudrais voir adopter peut entraîner, je le sais, certains inconvénients ; mais ce serait une nouvelle et éclatante consécration du principe de la liberté individuelle, qui est le caractère le plus saillant de la propriété. Or, ce seul résultat à obtenir serait déjà immense.

Et puis, l'instruction se ferait peut être mieux, d'une manière plus approfondie qu'aujourd'hui ; les détentions ne seraient plus aussi longues ; on y regarderait de plus près avant de priver uu prévenu de sa liberté. On éviterait des acquittements que j'appelle irréguliers, qui ont lieu parce qu'une trop longue détention préventive a précédé le jugement.

Il ne faut pas les encourager ; mieux vaudrait moins de détention préventive et plus de détention répressive, l'action de la justice eût été plus respectée et plus respectable.

Je n'entrerai pas plus avant dans le débat que soulève une question de cette importance.

Je sais qu'un pareil principe est très difficile à formuler en loi. Je ne demande pas à M. le ministre d'essayer de le faire dans la présente discussion. C'est un problème très grave à résoudre. Comme il se présentera plus à propos quand tout le Code d'instruction criminelle devra être révisé, je demande que M. le ministre fasse tous ses efforts pour introduire ce principe dans notre législation. Ce sera un honneur pour le gouvernement et le parlement belge de l'avoir les premiers proclamé. L'adoption de ce principe de justice datera dans les annales de la législation des peuples.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je dois rendre hommage aux sentiments qui ont dicté les paroles que vient de prononcer l'honorable M. de Decker. Le principe qu'il a invoqué est juste, moral, d'un ordre très élevé, mais, ainsi qu'il l'a dit aussi, c'est un principe d'une application difficile, dont la formule n'est pas trouvée ; je désespère même qu'elle soit jamais trouvée. Je vais lui signaler immédiatement combien il sera difficile de mettre son principe en pratique.

D'abord il n'a pas trait à la détention préventive ; c'est à la détention préventive qu'on pourrait le moins l'appliquer. Quand un individu est inculpé, une instruction se fait sur son compte. Qu'il y ait une ordonnance de non-lieu décidant que les charges ne sont pas suffisantes, l'innocence n'est pas proclamée pour cela ; de nouvelles charges peuvent être révélées ultérieurement et l'on comprend que tout n'est pas dit, que l'instruction n'est pas terminée, qu'il n'est pas définitivement statué sur le sort de l'inculpé ; jusque-là il est impossible d'accorder une indemnité.

Voyez la singulière bigarrure qu'il y aurait dans la législation, si, d'un côté, on admettait qu'on doit accorder une indemnité à un individu sur le compte duquel une première instruction n'aurait pas révélé de charges suffisantes, et si, quelque temps après, une instruction nouvelle révélait des charges nouvelles conduisant à démontrer que l'individu est coupable. Vous comprenez qu'il y aurait quelque chose d'anormal, quand une indemnité aurait été accordée, à ce qu'il intervînt une déclaration de culpabilité par jugement.

Je ne fais qu'effleurer la discussion de ce principe, l'honorable M. de Decker lui-même ne l'a pas approfondi ; j'indique seulement les principales difficultés d'application d'un principe juste au fond.

S'il est difficile de l'appliquer à la détention préventive, il ne l'est pas moins quand il s'agit d'individus sur le sort desquels il a été définitivement statué, soit par le tribunal correctionnel, soit par la cour d'assises. Vous devriez avoir pour l'acquittement deux formules ; aujourd'hui il n'y en a qu'une. C'est la formule de non-culpabilité. Vous ne pousserez pas le principe jusqu'à admettre que l'individu déchré non coupable en ce sens que la preuve n'est pas suffisamment acquise doit recevoir une indemnité. La grande difficulté c'est de distinguer le cas où l'innocence est démontrée de celui où la culpabilité n'est pas prononcée ; il faudrait un tribunal d'honneur qui, après l'acquittement par la cour d'assisess ou le tribunal correctionnel, jugera non seulement si l'inculpé n'est pas coupable, mais encore s'il est innocent ; car il y a là une nuance que la chambre doit parfaitement saisir.

Si l'on admettait que tel individu qui est déclaré non coupable a droit (page 151) à une indemnité, cela donnerait lieu à de très grandes iniquités. Beaucoup d'individus acquittés (j'ai un peu le droit de le dire, car j’ai plaidé dans des cas semblables pour beaucoup d'accusés déclarés non coupables par la justice) n'en sont pas moins coupables et n'échappent à la vindicte des lois que parce que des preuves suffisantes ne peuvent pas être produites contre eux. Il y aurait quelque chose de souverainement injuste à accorder une indemnité à des individus qui réellement sont coupables et qui n'échappent à la peine que parce qu'ils ont eu assez d'adresse pour commettre leur crime sans laisser des preuves suffisantes pour amener leurs condamnations.

Vous admettez donc que, dans ce cas, l'individu acquitté ne devrait pas être indemnisé ; vous devez admettre que ce n'est que dans le cas où l'innocence est véritablement reconnue qu'il peut y avoir des droits à une indemnité ; et alors vous devez, comme je vous le disais tantôt, avoir deux formules ; vous devez déclarer, d'un côté, que les déclarations de non-culpabilité émanées du jury seront basées tantôt sur l'insuffisance de preuves et, tantôt, sur ce que l'innocence est démontrée. Mais avec ce système vous flétrissez tous les individus acquittés de la première catégorie. Vous déclarez que tout ceux qui sont simplement déclarés non coupables sont en réalité des gens sur lesquels on conserve quelques soupçons et qui n'ont échappé à une condamnation que parce que des preuves suffisantes n'ont pas été produites.

De sorte que cette disposition introduite en faveur des accusés tournera en réalité contre le plus grand nombre d'entre eux, bien des individus, lorsque vous aurez deux formules, vont se trouver flétris par cette déclaration simple de non-culpabilité. C'est là, je le répète, un très grave inconvénient que je signale dès maintenant.

J'ignore s'il n'y a point une formule à trouver. Mais je regarde quant à présent le système comme inadmissible au point où sont arrivées les études sur ce point.

Du reste, cette matière n'a guère trait à la loi dont nous nous occupons en ce moment ; ce serait lorsqu'il s'agira des conséquences de l'acquittement qu'une semblable législation pourrait être introduite.

M. Roussel. - Messieurs, le projet apporte des améliorations incontestables au régime des arrestations autorisées par le Code d'instruction criminelle. Néanmoins, je crois que ces améliorations ne sont pas définitivement limitées par le projet qui nous est soumis.

Lorsqu'on révisera définitivement le Code d'instruction criminelle, grâce à l'essai que l'on aura tenté, l'on reconnaîtra si les adoucissements proposés ne peuvent pas s'étendre encore. Il est à regretter cependant qu'un projet dont le but principal est de réglementer la détention préventive ne s'occupe absolument que de deux choses : 1° du mode et des moyens d'arrestation ; 2° du mode et des moyens de mise en liberté provisoire accompagnée ou non de cautionnement.

Tout en déterminant dans quels cas un prévenu pourra être arrêté ou mis en liberté, le projet abandonne complètement le détenu lorsqu'il se trouve arrête jusqu'à l'instant de sa mise en liberté provisoire ou définitive et de sa condamnation.

Cependant, messieurs, le détenu n'est pas déchu de ses droits, il a besoin de garanties légales, et la nature même de la détention préventive exige que vous les lui donniez.

Il peut nous les demander à bien meilleur titre que le condamné auquel pourtant vous ne les refusez pas.

Qu'est-ce, en effet, que la détention préventive ? Une simple mesure provisoire, assise sur un soupçon. Cette mesure provisoire a pour objet d'assurer la présence de l'homme préventivement détenu aux actes de l'instruction, et de garantir de cette manière à la société une véritable justice.

Car remarquez-le bien, messieurs, si l'on exige la présence d'un accusé ou d'un prévenu aux actes de l'instruction, ce n'est point tant dans l'intérêt de ce prévenu que dans un intérêt social, celui d'une justice réelle, incontestable ; il faut à la loi pénale une application aussi sûre que possible.

Cet homme se trouve détenu pour rendre en quelque sorte à la société, s'il est innocent, le service de l'éclairer par la contradiction qu'il opposera à la prévention par les réponses qu'il fera aux demandes qu'on lui adressera et par les résultats utiles qu'elles provoqueront. La première des indemnités à accorder à ce détenu, c'est de lui assurer pendant sa détention toutes les garanties légitimes et justifiées par sa position ; on l'a dit mille fois, soupçon n'est pas crime, et l'homme simplement prévenu doit être présumé innocent jusqu'à ce qu'une condamnation en règle ait été prononcée à sa charge.

De ces prémisses il me paraît résulter à l'évidence que les mesures de précautions à prendre vis-à-vis des individus détenus préventivement doivent être réglées par la loi. Il ne suffit pas de déclarer dans la loi que, dans tel cas, l'on pourra procéder à la privation et prolonger la détention, il faut ajouter les règles auxquelles ces mesures seront soumises dans leur exécution ; jusqu'où la privation de la liberté pourra s'étendre ; quels droits l'instruction confère sur la personne du détenu.

En vain prétendrait on que la place de telles dispositions se trouve non dans la loi qui nous occupe, mais dans une loi sur l’emprisonnement.

Il est indispensable de remarquer d'abord que la loi sur l'emprisonnement cellulaire n'existe pas encore et que nous cherchons à améliorer la législation existante aujourd'hui sur la détention préventive par une loi provisoire qui tombera devant le Code d'instruction criminelle révisé.

Deuxième observation : la loi sur l'emprisonnement cellulaire ne peut concerner les individus qui, n'étant que prévenus ou accusés, ne sont encore jugés coupables d’aucun délit, mais sont placés, au contraire, dans la presumption de l'innocence et à l'égard desquels on prend une simple mesure de précaution, pour garantir leur présence aux actes d'une instruction et d'une procédure qui peut fort bien se terminer par leur acquittement.

J’ajouterai que mes observations sont légitimes par l’abus qu’on a fait, dans d’autres temps et d’autres pays, du silence du Code d’instruction criminelle à cet égard, pour introniser, en matière correctionnelle même, le secret complet des détenus préventivement ; dans certains pays même, le secret a dégénéré en une espèce de torture et matérielle et morale.

Il faut que de pareilles mesures, si elles sont parfois jugées nécessaires, aient une limite précise et dans le temps et dans l'intensité de la mesure elle-même.

Il faut nécessairement que, soit dans la loi présente, soit dans toute autre, on s'occupe de régler le sort des détenus préventivement.

Il faut que l'on soit assuré que ni le juge d'instruction, ni le ministère public, ni l'administration des prisons ne pourront infliger aux détenus un traitement autre que celui auquel l'individu simplement soupçonné a droit.

Ce détenu se trouve en état de dépôt provisoire ; il est, si je puis m'exprimer ainsi, à la disposition de la justice ; rien de plus, sans cela il n'y aurait plus aucune distinction entre la peine de l'emprisonnement comme telle et la détention préventive.

M. le ministre de la justice aura réfléchi sans doute à la place que des dispositions aussi salutaires pourraient prendre soit dans le projet de loi actuel, soit dans tout autre.

Tous les motifs indiqués par l'honorable M. de Decker pour justifier en faveur des acquittés la consécration d'une indemnité que, pour ma part, je ne puis admettre, militent à plus forte raison en faveur d'un règlement par la loi elle-même de l'état des détenus préventivement dans les prisons, car l'honorable orateur demande un allégement à ce que la détention préventive appliquée à un innocent présente de cruel, et tout détenu préventivement est présumé innocent.

Il est vrai, comme le faisait observer l'honorable M. de Decker, que la détention préventive est une espèce d'attentat nécessaire à liberté individuelle.

Nous devons non seulement régler les cas dans lesquels cet attentat pourra se produire légalement ; il faut aussi et surtout par des mesures sages de précaution dans l'intérêt de la société et des prévenus, déterminer la manière dont ils devront être traités.

Dans plusieurs livres on s'est élevé contre la mesure du secret appliquée d'une manière indéfinie à toute espèce de prévention. M. Berenger a par exemple, publié en France un écrit très remarquable dans lequel il indique les conséquences graves de cette mesure.

Le secret n'est souvent qu'une dégénérescence de la torture ; il n'a pas tous les avantages qu'on lui a supposés relativement à l'instruction criminelle elle-même, c'est-à-dire que cette obligation complète de laisser le prévenu sans aucun contact avec qui que ce soit, va quelquefois contre le but même que l'on se propose par la détention préventive.

J'avais l'honneur de vous dire tantôt que le but de la détention provisoire était d'assurer la véritable justice sociale, en obtenant la sincérité dans l'application de la loi.

Eh bien, un homme démoralisé par le secret et qui comparaît devant le juge d'instruction, fait souvent, pour échapper à ce secret, des aveux qu'il rétracte ensuite. Au lieu de favoriser la découverte de la vérité que la justice recherche, il complique la situation. Il devient difficile au juge de découvrir s'il est innocent ou coupable, précisément à cause du luxe des mesures qui ont été prises pour assurer la découverte du coupable.

Ces observations me semblent n'être pas dénuées de toute importance : car elles tendent à garantir non seulement la liberté individuelle, mais encore l'application d'une bonne justice dans la société.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, je ne discuterai pas ce que les observations de l'honorable M. Roussel peuvent avoir de juste. Je me bornerai à faire observer que l'on oublie complètement les circonstances dans lesquelles le projet actuel a été présenté.

La chambre n'ignore pas qu'une commission a été nommée pour réviser le Code d'instruction criminelle. Elle n'ignore pas davantage que plusieurs fois elle a manifesté son impatience de voir présenter une loi sur la détention préventive qui est une des parties les plus défectueuses de ce même Code. Pour satisfaire à la légitime impatience de la chambre et du pays, j'ai fait détacher de la révision du Code d'instruction criminelle le titre qui a rapport à la détention préventive, et j'y ai introduit de nouvelles garanties pour la liberté individuelle.

C'est cette loi, messieurs, que nous discutons en ce moment.

Aujourd'hui on veut aborder des dispositions d'un autre ordre et se rattachant à des parties du Code que nous rencontrerons par la suite. Mais si j'avais suivi ce système, la chambre ne discuterait pas en ce momeml le projet qui lui est soumis. J'aurais dû attendre la révision complète du Code d'instruction criminelle.

Dans la détention provisoire, il y a deux aspects principaux ; c'est d’un côté la liberté qu'on enlève ; c’est de l’autre la possibilité de la rendre sous caution ou sans caution.

(page 152) Eh bien voilà les deux objets qui sont réglés par le projet de loi. Ce qui s’en écarte fera l’objet de la discussion lorsque nous réviserons le Code d’instruction criminelle en son entier. Pour le moment, je dois me refuser à ce qu’on introduise dans le projet d’autres dispositions que celles qui ont un trait tout à fait direct à la détention préventive.

M. Roussel. - Le projet dont nous nous occupons mériterait mieux le titre de projet de loi sur l'arrestation en matières criminelle et correctionnelle, et sur la mise en liberté provisoire, que celui de projet sur la détention préventive. En effet, ce n'est pas, à vrai dire, la détention préventive qui se trouve réglée dans ce projet.

- La discussion générale est close.

La séance est levée à 4 heures.