Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 4 mai 1853

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1852-1853)

(Présidence de M. Delfosse.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1259) M. Maertens procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.

La séance est ouverte.

M. Vermeire donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Maertens présente l'analyse des pétitions adressées à la chambre.

« Des habitants de Jehanster, section de la commune de Polleur, déclarent retirer leur signature de la pétition qui a pour objet l'érection de Jehanster en commune distincte et prient la chambre de ne pas donner suite à cette demande de séparation. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Les sieurs Seutin, saunier à Lobbes, Chatel, saunier à Thuin, et Dupont, saunier à Charleroi, réclament l'intervention de la chambre pour obtenir la restitution ou remise des droits d'accise payés par eux ou portés à leurs comptes de crédits à terme à raison des sels et saumures qu'ils ont perdus le 16 août 1850 et jours suivants, par suite des inondations de la Sambre dont les eaux ont envahi leurs usines ; et subsidiairement ils demandent qu'il leur soit accordé sur les fonds de non-valeurs une indemnité équivalente à la perte qu'ils ont éprouvée. »

- Même renvoi.


« Des secrétaires communaux du canton de Celles déclarent adhérer à la pétition des secrétaires communaux de l'arrondissement de Mons qui a pour objet de faire améliorer la position de ces fonctionnaires. »

- Même renvoi.


« Les bourgmestre, échevins et conseillers communaux de Marchiennes-au-Pont prient la chambre d'accorder à la compagnie Lejeunc ou à d'autres, la concession d'un chemin de fer industriel de jonction des railways du Hainaut. »

- Même renvoi.


« Le sieur Hubert-Joseph Janssen, maréchal des logis à la 15ème batterie montée du 4ème régiment d'artillerie, né à Maestricht, demande la naturalisation ordinaire avec exemption du droit d'enregistrement. »

- Renvoi au ministre de la justice.


« Les membres du conseil communal et des électeurs à Pesches demandent qu'il ne soit apporté aucune modification à la loi électorale. »

« Même demande d'habitants de Vierves. »

« Même demande du bourgmestre, d'un échevin, de conseillers communaux et d'électeurs à Oignies. »

- Renvoi à la commission des pétitions du mois de mars.


« Les bourgmestre, échevins, conseillers communaux et d'aulres électeurs à Sainte-Marie demandent que les élections aux chambres se fassent au chef-lieu du canton. »

« Même demande d'électeurs à Tintigny. »

- Même renvoi.


« Les bourgmestre et échevins, des conseillers communaux et des électeurs de Lahamaide demandent que, pour les nominations aux chambres, il y ait un bureau électoral au chef-lieu du canton et que le bureau principal soit conservé au chef-lieu d'arrondissement. »

- Même renvoi.


« M. Closset, obligé de retourner à Verviers par suite de la mort de son beau-père, demande un congé de quelques jours. »

- Accordé.


« M. Allard, retenu par une indisposition, demande un congé. »

- Accordé.

Projet de loi sur l’organisation de l’armée

Discussion générale

M. le président. - La section centrale propose le maintien pur et simple de la loi de 1845 ; ce qui équivaut au rejet du projet du gouvernement. Je suppose que le gouvernement ne se rallie pas à cette proposition ?

M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Non, M. le président.

M. le président. - Alors la discussion s'ouvre sur le projet du gouvernement.

M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Je demanderai d'abord à la chambre la permission de lui soumettre quelques observations qui ont pour but de faciliter, de simplifier le débat, en quelque sorte de le spécifier.

Le rapport de la section centrale est négatif, c'est-à-dire qu'il conclut au rejet des propositions du gouvernement et au maintien de l'ordre de choses actuel.

Le gouvernement, au contraire, maintient toutes ses propositions, sauf en un seul point sur lequel je m'expliquerai plus tard.

Voici donc les observations préliminaires que je désire présenter h la chambre.

Le gouvernement vous a présenté successivement, et à de courts intervalles, trois projets de loi qui concernent l'armée : Le projet de loi sur le recrutement ; Le projet de loi d'organisation ; Et le projet de budget.

Par suite de circonstances qu'il est inutile de rappeler, la chambre a décidé que l'on commencerait dans les sections par l'examen du projet de loi concernant l'organisation des cadres. Mais dans les sections on a compris en général qu'il était convenable, avant de discuter une organisation de cadres calculée pour 100,000 hommes, de décider si l'on admettait le principe de l'effectif de 100 mille hommes.

C'est ainsi que, dans la première section, on a commencé par poser les questions suivantes :

1° L'effectif de l'armée sera-t-il porté à 100,000 hommes ?

2° Le service sera-t-il de dix années ?

3° L'effectif sera-t-il de 80,000 hommes et le service de huit années ?

Dans les autres sections il s'est passé quelque chose d'analogue, et dans la section centrale, on a suivi la même voie.

Vous lirez à la page 17 du rapport : « Il est décidé qu'on commencera par savoir si le chiffre de l'armée sera de 100,000 hommes. » Je pense que la chambre ne saurait se dispenser d'adopter la marche que je viens d'indiquer.

Mais pour que le débat ne se perde pas dans le vague, nous avons pensé qu'il était bon qu'il portât dès le début sur un texte précis, sur une proposition formelle. Nous avons donc distrait du projet de loi de recrutement l'article 2, et, après lui avoir fait subir une modification essentielle, nous le déposerons sur le bureau pour qu'il fasse partie de la discussion.

Voici comment est conçu cet article :

« Art. 2. La durée du service des jeunes gens appelés annuellement est fixée à dix années, qui prennent cours à dater du 1er avril de l'année dans laquelle ils sont incorporés.

« En cas de guerre, ou lorsque le territoire est menacé, le Roi peut rappeler à l'activité tel nombre de classes congédiées qu'il jugera utile à la défense du pays.

« Il en sera rendu compte immédiatement aux chambres. »

Voici, messieurs, la disposition que nous substituons à celle que je viens de lire :

« En attendant la révision des lois sur la milice, le Roi pourra, en cas de guerre ou si le territoire est menacé, rappeler à l'activité tel nombre de classes congédiées qu'il jugera nécessaire à la défense du pays. Il en sera immédiatement rendu compte aux chambres.

« A l'avenir, le compte des miliciens et remplaçants avec la masse d'habillement de leurs corps ne sera apuré qu'à l'expiration des deus années qui suivront leur libération. »

Cette rédaction, messieurs, vient réaliser la déclaration que nous avons faite devant la section centrale que nous renoncions à prolonger le service de la milice de huit à dix ans. Nous espérons que cette concession sera d'autant mieux appréciée par la chambre, que l'unanimité de la commission mixte s'était prononcée pour la prolongation du service de huit à dix ans.

De cette manière, messieurs, la discussion embrasserait les points suivants :

1° Effectif de l'armée et sa composition ;

(Vous savez que nous proposons le chiffre de 100,000 hommes et que nous n'y comprenons pas la garde civique.)

2* Autorisation pour le gouvernement de rappeler, en cas de danger, les classes libérées ;

3° Décompte avec la masse après la dixième année de service ;

4° Loi d'organisation.

Il est évident, messieurs, que le chiffre du budget entrera comme un élément dans la discussion générale. Je dis le chiffre du budget, car quant aux détails, il serait prématuré de nous en occuper. Nous discuterons le budget qui est la loi d'application, quand la loi de principe aura été votée.

M. le président. - Vous venez d'entendre la proposition que le gouvernement veut joindre au projet en discussion.

Quant aux dernières observations de M. le ministre des affaires étrangères, elles doivent être considérées comme un conseil donné aux orateurs ; mais le président ne peut limiter le champ de la discussion générale.

M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Telle n'est pas non plus mon intention.

M. le président. - La discussion générale est ouverte.

(page 1260) >M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Messieurs, les propositions du gouvernement relatives à l'organisation de l'armée et aux moyens d'y faire face ont produit dans une partie du pays - à quoi servirait-il de se le dissimuler ? - une certaine émotion. C'est sous cette influence que les sections en ont abordé l'examen et que la section centrale a été composée.

Cette première impression n'a toutefois pas été générale, loin de là ; circonscrite comme elle l'a été, elle était assez naturelle ; nous avions prévu qu'en ne verrait pas d'un œil indifférent des propositions qui devaient avoir pour double résultat de rendre plus lourdes et les obligations du service militaire et les charges du trésor public ; mais nous avions senti en même temps que, notre cause étant bonne, elle n'avait, en définitive, rien à redouter d'un jugement qui n'était que partiel et qui était soumis à révision.

Ce jugement un peu précipité ne nous a donc inspiré aucune inquiétude. Nous nous y attendions, et vous nous rendrez cette justice, messieurs, que le ministère n'a fait aucun effort pour modifier les manifestations de l'opinion publique quelles qu'elles fussent. Il les a laissées à leur libre cours, ne réclamant pour les combattre ni l'intermédiaire de ses agents, ni l'assistance des journaux qui ne lui a cependant pas fait défaut. Il n'a voulu les contrarier en aucune façon. A quoi bon ? L'appel devant les chambres ne lui était-il pas ouvert ?

D'une part, il a compté sur l'action du temps pour obtenir de tous une appréciation juste et impartiale de ce qu'il avait cru devoir faire ; d'autre part, il s'est remis à l'oeuvre afin de parvenir à modifier, si cela était possible, celles des propositions présentées par lui qui lui semblaient avoir reçu l'accueil le moins favorable.

Qu'est-il arrivé ? Après le nouvel examen auquel nous nous sommes livrés, nous avons cru pouvoir renoncer à la disposition qui portait le service de la milice de 8 à 10 ans, celle précisément qui avait rencontré le moins de sympathie, et, sauf les modifications que nous avons indiquées, maintenir telle qu'elle est la charge du service militaire.

L'exposé si net, si lucide de nos ressources financières fait par M. le ministre des finances, à l'occasion du budget des voies et moyens, a démontré aux plus incrédules que le trésor public pouvait, sans aucune augmentation d'impôts, subvenir aux dépenses inhérentes à l'armée. Enfin, les opinions qui s'étaient un peu émues, se sont rassurées, et je crois pouvoir affirmer aujourd'hui que nos propositions sont mieux appréciées et que partout on en a compris l'urgente nécessité.

C'est qu'au fond le sentiment public est favorable, éminemment favorable à l'organisation sérieuse de nos moyens de défense. Ce que le pays désire avant tout, c'est qu'on prenne des mesures efficaces pour assurer son existence politique. Il s'inquiète, et il a raison, du chiffre des dépenses ; mais il se préoccupe bien plus encore de l'indépendance nationale, de l'honneur national. Aussi est-ce avec la confiance la plus entière que nous abordons la discussion qui vient de s'ouvrir.

A peine la Belgique s'était-elle constituée en royaume indépendant, qu'elle se mit à l'œuvre pour organiser successivement toutes les institutions fondamentales. Finances, pouvoir judiciaire, jury, enseignement, administrations provinciale et communale, tout a été constitué sur des bases stables et régulières, et, en général, de façon, il faut le reconnaître, à répondre aux besoins réels et aux vœux du pays.

Une seule de nos grandes institutions et précisément la plus essentielle, l'armée, est toujours restée dans un état précaire et incertain. Je dis la plus essentielle parce qu'en effet c'est elle qui doit sauvegarder les autres, qui doit les garantir contre toutes les éventualités. Je sais bien qu'en 1845 nous avons voté une loi d'organisation ; mais elle n'était pas encore mise à exécution que déjà on s'appliquait de toutes parts à la démolir, les uns parce qu'elle était à leurs yeux incomplète, les autres parce qu'elle leur paraissait trop onéreuse. La vérité est qu'elle faisait trop ou trop peu. Aussi, ni le sort de l'armée, ni la défense du pays n’ont-ils été suffisamment assurés par cette loi sous l'empire de laquelle les crédits ordinaires ont d'ailleurs varié de 29,405,000 fr. à 26,403,000 francs.

N'est-ce pas malgré l'existence de cette loi, ou plutôt en raison même de son insuffisance enfin reconnue, que l'on a réclamé d'une commune voix, chambres et gouvernement, et que l'on a recherché les moyens d'arriver à quelque chose de plus satisfaisant et de plus stable ?

Je ne faisais plus partie de la chambre et je ne faisais pas partie du gouvernement à l'époque où fut arrêtée la création d'une commission mixte, c'est-à-dire composée de militaires et d'hommes politiques, qui devait être chargée de l'examen approfondi de tout ce qui concerne notre établissement militaire : je puis donc en parler avec un complet désintéressement.

Quant aux éléments dont cette commission fut composée, je crois qu'on est unanime pour reconnaître qu'ils étaient à l'abri de toute critique ; du moins n'en ai-je jamais entendu blâmer la composition.

Cette commission, espèce de tribunal arbitral, au jugement duquel on était pour ainsi dire convenu de se référer pour tout ce qui concernait l'armée, se mit à l'œuvre et examina avec un soin scrupuleux, avec une minutieuse attention, son rapport en est la preuve évidente, toutes les questions qui lui furent soumises. Après un labeur long et assidu, elle communiqua au gouvernement le résultat de ses délibérations.

C'est à quelque temps de là que le cabinet actuel arriva aux affaires. Un de ses premiers soins a dû être et a été, en effet, de s'occuper du rapport de la commission et de la suite à lui donner. Nous l'avons étudié attentivement, nous l'avons longuement discuté (si longuement qu'on nous en a même fait un grief ; nous nous sommes entourés de renseignements puisés aux meilleures sources, d'avis nouveaux pris auprès des hommes les plus compétents, et c'est alors seulement que nous nous s ommes décidés à vous présenter les projets de loiqui vous sont soumis.

Ces projets, nous n'en sommes donc pas les véritables auteurs ; cet honneur appartient à d'autres. Mais nous les faisons nôtres, nous les adoptons comme l'expression de ce qui est indispensable pour la défense du territoire ; c'est assez vous dire notre résolution inébranlable de les maintenir dans toutes leurs dispositions essentielles.

Nous comprenons deux systèmes : l'un, celui d'une armée assez nombreuse, assez fortement organisée pour parer à toutes les éventualités menaçantes ; ce système, c'est le nôtre ; il exige et le nombre d'hommes et les cadres et le budget que nous vous demandons. Ce que nous avons en vue, c'est la régularisation de notre état militaire, rien que sa régularisation ; aussi ne craignons-nous pas d'exciter le moindre sentiment fâcheux autour de nous. La Belgique, qui pourrait en douter ?, désire ardemment la paix ; elle en espère le maintien, elle y contribuera dans les limites de son action et de ses forces, par tous les moyens compatibles avec sa dignité, son honneur et le respect dû à son indépendance et à sa nationalité.

Sa faiblesse relative la met d'ailleurs à l'abri de tout soupçon d'ambition ou d'esprit de conquête. Selon nous, en établissant notre armée sur un pied convenable, loin de faire naître des susceptibilités autour de nous, nous ne faisons qu'accomplir un devoir à l'égard de toutes les puissances garantes de notre neutralité et de notre nationalité, car toutes ont le droit évident d'exiger de nous un concours actif et efficace, si cette neutralité et cette nationalité pouvaient être menacées.

L'autre système consiste à dire : Nous ne sommes qu'une petite nation ; si la guerre éclate, nous nous trouverons en présence de forces supérieures ; c'est donc en pure perte et avec la perspective d'une défaite certaine que nous organiserions une armée nombreuse, que nous grèverions notre trésor de lourdes dépenses ; ayons une armée pour assurer l'ordre intérieur, et, quant à la défense de nos frontières, rapportons-nous-en à nos alliés. Leur intérêt commun leur commande de nous protéger contre celui qui nous attaquerait.

Si ce système venait à prévaloir dans cette enceinte, nous laisserions à d'autres le soin de le mettre en pratique. A nos yeux, il est tout à la fois ruineux et flétrissant, et il ne serait propre qu'à amener infailliblement, tôt ou tard, la perte de notre nationalité.

Quels que soient les intentions, le bon vouloir, l'intérêt que vous supposiez aux puissances qui ont garanti notre existence politique, il est un fait incontestable, c'est qu'il leur faudra un temps assez long pour venir à notre secours dans le cas où l'une d'elles, se croyant dégagée des traités qui la lient aujourd'hui, envahirait une partie de notre territoire. Eh bien, cet envahissement, s'il ne rencontrait pas de résistance sérieuse et prolongée, serait notre condamnation ; ne fùt-il que partiel et momentané, il serait notre déshonneur, il serait notre ruine, et l'Europe aurait le droit de nous dire que nous avons trompé sa confiance, que nous n'avons pas su répondre au but qui l'avait déterminée à laisser la Belgique se constituer en nation indépendante.

Mais, s'écriera-t-on, notre neutralité, la comptez vous pour rien ? Assurément non ; la neutralité est une garantie réelle ; toutefois, gardons-nous d'en exagérer la portée ! Notre neutralité résulte des traités ; or, la guerre survenant, il y aura d'un côté ou de l'autre violation des traités. En cas de guerre, notre neutralité, si elle est inerte et désarmée, sera respectée juste comme on respecte le droit de propriété en cas d'incendie ou d'inondation. Et croyez-le bien, messieurs, dans l'éventualité d'une lutte européenne, que nous devons prévoir même en n'y croyant pas, quel que fût le parti vainqueur, il aurait peu de respect et peu de sympathie pour un peuple qui aurait lésiné sur sa défense et confié à d'autres le soin de protéger ses frontières et de sauver ou de faire revivre sa nationalité.

Stipuler avec un allié dont on a efficacement secondé l'action, ou traiter avec un protecteur dont on a, dans la détresse, humblement sollicité l'appui sont choses bien différentes.

Quoi qu'il en soit, peut-être à l'aide de sophismes et d'arguments spécieux ou bien en poussant à l'extrême la confiance dans le maintien de la paix, peut-on soutenir le système d'une armée réduite à sa plus simple expression !

Mais ce que nous ne comprenons pas, c'est qu'un ami de son pays, un homme éclairé puisse vouloir la continuation de l'état de choses actuel, car dans cet état de choses est une sorte de non-sens, une véritable fiction ; il ne peut pas ce qu'il veut.

Ainsi l'on croit assez généralement dans le pays que nous avons des cadres suffisants pour mettre en campagne une armée de 80,000 hommes, et il ne manque pas de gens qui estiment encore aujourd'hui que rien ne serait plus facile que d'y adjoindre 20,000 hommes de garde civique.

Nous aurons l'occasion de nous expliquer plus tard sur cet appel éventuel à faire au concours de la garde civique, appel reconnu impraticable (et il l'est devenu plus encore qu'il ne l'était à cette époque), reconnu, impraticable par l'unanimité de la commission mixte et nommément par l'honorable rapporteur de la section centrale qui disait : « que dans les circonstances de guerre on ne pouvait compter sur le concours de la garde civique parce que cette institution présentait dans son organisation des inconvénients graves qui devaient rendre son concours peu utile, » et par l'honorable M. Thiéfry, qui s'exprimait ainsi :

(page 1261) « Je répondrai d'abord que le premier ban de la garde civique n'est pas organisé, que l’entrevois de bien grandes difficultés à cette organisation, et que je partage l’opinion émise dans une lettre que l’honorable vice-président a écrite à M. le ministre de la guerre, où il dit qu’il ne faut compter, pour le cas de guerre, que sur les forces dont on peut, en temps de paix, constituer, former complètement et entretenir les éléments permanents, de manière à ce qu’ils répondent sûrement à ce que le paus aurait le droit d’attendre des ressources qu’il y consacrerait. »

Nous nous engageons, du reste, dans le cours de la discussion, à justifier péremptoirement sur ce point l'opinion de ces deux honorables représentants et de l'unanimité de la commission dont ils faisaient partie.

Quant aux cadres actuels, on se fait, messieurs, une complète illusion : la vérité est qu'ils ne s'appliquent qu'à une armée d'environ 63,000 hommes sur pied de paix. Le ministre de la guerre qui a présenté l'organisation de 1845, a eu soin de vous dire, en termes formels, « qu'au moment de la guerre, il resterait à pourvoir à la formation des cadres des bataillons de réserve. » J'ajouterai même que pour mettre ces 63,000 hommes sur le pied de guerre, il y aurait un supplément considérable d'officiers et de sous-officiers à nommer, puisqu'on en estime le nombre à plus de 400 pour les premiers, à 2,500 pour les autres.

Une pareille armée, fût-ce avec des cadres complétés, peut-elle être considérée comme présentant de suffisantes garanties de sécurité ? Est-elle en harmonie avec ce que réclame, en cas de danger, la défense de nos frontières ?

Lisez le travail de la commission, vous y trouverez à chaque page la réponse à ces questions. Et si je demandais à chacun de vous : En laissant les choses telles qu'elles sont, êtes-vous sûr d'avoir suffisamment pourvu aux éventualités qui se peuvent présenter ? Nul, à coup sûr, n'oserait me répondre affirmativement. Pour nous, nous croirions, si nous vous engagions à maintenir ce qui existe aujourd'hui, vous induire en erreur et nous craindrions d'exiger du pays des sacrifices d'hommes et des dépenses considérables en le trompant sur l'efficacité de ces dépenses et de ces sacrifices.

Que vous proposons-nous de faire ? De réaliser enfin ce qui a été dans la pensée de tous nos honorables prédécesseurs. Toujours et en tout temps, ils ont reconnu la nécessité d'une armée de 100,000 hommes. La commission dont nous avons adopté le travail ne fait autre chose que soutenir la même opinion ; seulement elle n'admet plus la garde civique comme un des éléments qui doivent composer cette armée. Quant au cabinet actuel, il tient le langage et la conduite qu'auraient tenus à cette place les anciens ministres ; il ne fait, en réalité, que mettre en pratique ce qui, toujours et par tout le monde, a été proclamé comme une indispensable nécessité. Ici je dois rencontrer une objection que je trouve dans le rapport de la section centrale. J'y lis :

« La commission des généraux a fixé, en 1845, le chiffre de l'armée à 80,000 hommes, indépendamment de la garde civique.

« On disait alors qu'il fallait 30,000 hommes pour tenir la campagne ; a maintenant on en demande 60,000. »

Jamais la commission des généraux n'a émis une pareille idée. Raisonnant dans l'hypothèse d'une armée de 80,000 hommes, elle dit : « Il n'est donc pas supposable que l'ensemble des forteresses exige moins de 50,000 hommes et, par conséquent, si l'armée était de 80,000 hommes, il en resterait seulement 30,000 pour tenir la campagne et couvrir la capitale. »

Mais la commission ajoute immédiatement :

« De ces considérations on peut certainement conclure qu'une armée a de 80,000 hommes, sans la garde civique, loin de paraître supérieure à ce que réclame la défense du pays, ne peut pas même satisfaire a tant qu'on devrait le désirer aux éventualités les plus probables. » C'est donc la condamnation et non l'approbation du chiffre de 30,000 hommes pour l'armée en campagne qui a été prononcée par les généraux réunis en 1843.

Ainsi, messieurs, à nos yeux l'existence prolongée de l'état de choses actuel ne serait pas justifiée par les règles de la prudence et d'une sage prévoyance. Permettez-moi de vous le dire, elle serait pour tout le monde un leurre dont nous ne prendrons point notre part de responsabilité.

Ce chiffre de 100,000 hommes semble exorbitant : il effraye quelques-uns d'entre vous. Mais en 1835, nous avons eu 103,000 hommes sur pied, en 1832 et en 1833, nous en avons eu 117,000, dont 14,000 seulement de garde civique ; le pays comprenait si bien alors la nécessité pour le gouvernement de pouvoir rappeler les classes libérées, que treize classes à la fois se sont trouvées sous les armes, et qu'il ne s'en plaignait pas.

Nous pouvors nous trouver dans des circonstances tout aussi sérieuses, tout aussi menaçantes que celles où nous étions à ces diverses époques. Aurions-nous aujourd'hui moins de patriotisme ? Je repousse de toutes mes forces une pareille idée.

Je l'ai dit d'ailleurs en commençant : le service de la milice quant à sa durée reste à peu près ce qu'il était : après huit ans le milicien est libéré, seulement le décompte de sa masse ne se fait qu'après la dixième année, et, quant au rappel en cas de danger, cela ne saurait, je pense, être un objet d'hésitation pour personne.

Je sais que je dois m'attendre à deux objections principales et quelque peu contradictoires de la part de ceux-là mêmes qui parmi vous adoptent le principe d'une armée de cent mille hommes. Les uns diront qu'en admettant les cadres tels que nous les demandons, il n'y a pas nécessité de tenir régulièrement sous les armes le nombre d'hommes qui entre dans nos prévisions, dans nos calculs ; que ce nombre d'hommes peut varier selon les circonstances ; qu'ainsi il y aurait moyen de faire de ce chef une économie sur le budget, sauf à allouer après chaque exercice au gouvernemen les crédits supplémentaires que les circonstances auront rendus nécessaires.

D'autres, au contraire, émettront l'avis que, sans toucher à l'effectif de l'armée, on peut réduire les cadres ; ils citeront des armées où, selon eux, l'effectif des bataillons et des compagnies est plus fort que chez nous et ils diront qu'un major ou un capitaine belge vaut un major ou un capitaine de toute autre nation.

A la première objection je répondrai : Une bonne armée ne se compose pas seulement de bons cadres, mais encore et surtout de soldats exercés, formés et capables de supporter les fatigues. Or tous les hommes de guerre compétents estiment qu'il faut trois années de service pour faire acquérir au milicien les qualités nécessaires qui le rendent propre à la guerre. Ce n'est pas seulement la commission mixte qui le demande ; la commission des généraux de 1843 énonçait la même opinion.

C'est ce qui existe en Prusse ; c'est le minimum fixé par la commission d'infanterie de France en 1828. Si l'on est descendu jusqu'à deux années et demie, c'est par transaction, et parce qu'on a pensé que l'armée faisant chaque année et presque tout entière un séjour au camp de Beverloo, la forte instruction qu'on y acquiert pourrait compenser six mois de service de garnison. Descendre au-dessous de deux années et demie, c'est renoncer à avoir de bons soldats. Avec des effectifs réduits on tombe dans le système hollandais de 1815 à 1830 qui a donné de si déplorables résultats.

Quant à la seconde objection, celle qui concerne les cadres, les organisations militaires ne peuvent être identiques. Elles varient avec le sol, la situation politique des Etats, la nature de la guerre à conduire, l'esprit et le génie des nations. La France a des cadres plus nombreux que la Prusse et l'Autriche ; ceux de l'Angleterre sont plus forts que ceux de la France, etc., etc. Ce qui varie le moins, c'esi la force du bataillon. Il se tient presque partout dans les limites de 900 à 1,000 hommes. Mais où l'on voit une plus grande variété, c'est dans le nombre des compagnies : il est de dix en Angleterre, de huit en France, de six en Suède, en Danemark, en Autriche, en Bavière, de cinq en Hollande, de 4 en Prusse.

La force des compagnies varie avec ce nombre. Nos compagnies sont de 144 hommes ; en France de 115, en Hollande de 175, en Prusse de 250. Est-ce à dire que les capitaines frarçais ne valent individuellement que la moitié d'un capitaine prussien ? Il y aurait absurdité à le prétendre. Le système belge est une moyenne entre toutes ces organisations.

Si nous comparons notre système à celui de la Hollande, voici les réflexions dont il faut faire précéder la comparaison.

Le bataillon belge de campagne est partagé en six compagnies et a sur pied de paix 18 officiers.

Le bataillon hollandais a 5 compagnies et a sur pied de paix 16 officiers.

Mais toute l'infanterie hollandaise a la même organisation ; son rôle, c'est la défense de points fortifiés ; elle doit agir dans un pays coupé de canaux, protégé par de grandes inondations, où les batailles générales sont impossibles.

L'infanterie belge de campagne, au contraire, est destinée à agir dans les plaines de guerre les plus belles du monde et a besoin de cadres plus nombreux. Si l'on voulait changer son organisation, il faudrait plutôt adopter le système français. Mais il est une partie de l'infanterie belge dont il faut tenir compte dans nos comparaisons, c'est celle destinée à la défense des places ; celle-là est formée à 4 compagnies seulement par bataillon, et chaque compagnie esl forte de 240 hommes, c'est-à-dire qu'elle renferme 65 hommes de plus qu'en Hollande.

Si maintenant nous comparons notre bataillon à celui de la Prusse, nous y voyons un autre champ d'observation. Cette puissance ne maintient cette organisation qu'au moyen de cadres extrêmement nombreux.

En Belgique, nous avons par bataillon 18 officiers, 36 sous-officiers.

En Prusse, on a 20 officiers, 56 sous-officiers.

Si je passe à l'examen du budget, ma tâche ne sera pas moins simple. Nous estimons les dépenses ordinaires à 32 millions environ, et il vous a été démontré que ce chiffre n'est pas hors de proportion avec nos ressources, qu'il ne nécessitera ni charges nouvelles, ni bons du trésor, ni emprunt.

J'ai sous les yeux un tableau résumant par année, depuis 1831, les crédits ordinaires, les crédits extraordinaires et supplémentaires, le total des allocations et les dépenses faites pour l'armée. Le terme moyen pendant cette période de 22 ans a été, pour les crédits ordinaires, 37,388,846 fr.

Pour le total des allocations, c'est-à-dire en ajoutant aux crédits ordinaires les crédits extraordinaires et supplémentaires, 38,668,541 fr.

Pour les dépenses faites, 38,179,058 fr.

Ces chiffres mis en regard de celui de notre budget nous défendent suffisamment contre toute idée d'exagération. Or, nous ferons face, à l'aide des allocations que nous demandons, aux dépenses ordinaires, et sauf le cas d'urgence reconnu, nous prenons l'engagement de ne faire aucune dépense extraordinaire sans avoir obtenu votre assentiment préalable.

Si vous admettez l'organisation qui vous est présentée, les dépenses annuelles de la guerre s'élèveront donc à 32,190,000 francs. Mais (page 1262) permettez-moi de vous le faire remarquer, l'organisation de 1845, avec les effectifs de la commission mixte, exigerait un budget de 31,037,978 fr. et avec les cadres complétés pour 80 mille hommes, un budget de 31,529,168 francs. La somme que notre organisation exige en plus n'est donc en réalité que de 793,166 francs.

Vous aurez lu comme moi, ces jours derniers, dans les feuilles publiques, le budget présenté au corps législatif par un gouvernement voisin. Le chapitre de la guerre y figure pour 308,386,000 francs, celui de la marine pour 116,476,000 francs. En prenant la population pour base de nos calculs, c'est à 50,000,000 au lieu de 32 que devrait s'élever notre budget.

Que si vous voulez, messieurs, d'autres chiffres pour juger si les dépenses de la guerre sont exorbitantes chez nous, prenez les budgets des autres nations et vous verrez que presque partout ces dépenses montent à un chiffre relativement plus élevé que chez nous. Ainsi en 1852, sur un budget général de 404,000,000, la Russie allouait 156,000,000 à son armée ou les dix vingt-sixièmes du budget, la France, sur un budget de 1,376,000,000, 416,000,000 ou les dix trente-troisièmes ; l'Autriche, sur un budget de 456,000,00, 146,000,000 ou les dix trente et unièmes ; la Prusse, sur un budget de 345,000,000, 96,000,000 ou les dix trente-sixièmes, tandis que nous, sur un budget de 126,000,000, nous n'en demandons pour la guerre que 32 ou les neuf trente-sixièmes du budget.

Il me serait facile, messieurs, de multiplier ces calculs comparatifs pour démontrer que notre budget de la guerre n'a rien d'exagéré ; mais je crois en avoir assez dit à cet égard.

Une observation essentielle que je dois cependant encore présenter, et qui, si elle n'a pas le mérite de la nouveauté, a le mérite bien plus réel d'être éminemment fondée, éminemment juste, c'est que dans le chiffre de 32,190,000 fr. auquel s'élève le budget de la guerre, sont compris les traitements et soldes de la gendarmerie, montant à 1,835,000 fr.

Or, la gendarmerie, sauf les circonstances exceptionnelles, rend des services judiciaires et administratifs plutôt que des services militaires ; et, n'était son organisation et sa discipline, qui sont militaires, et qui l'ont fait placer et maintenir dans les attributions du département de la guerre, elle pourrait à bon droit figurer au budget du ministère de la justice. En déduisant ces 1,853,000 francs du chiffre du budget, la somme réclamée pour les besoins de l'armée proprement dite ne serait plus que de 30,335,000 francs.

Mon but, en prenant la parole à l'ouverture de la discussion, n'a été que de vous faire connaître le véritable état des choses, la position dans laquelle nous nous trouvons, position qui, selon nous, ne peut se prolonger ; et de vous demander, sur les questions qui vous sont soumises, des résolutions nettes et catégoriques.

On nous a plus d'une fois interpellés à l'effet de savoir si nous entendions faire de nos propositions une question d'existence pour nous.

Messieurs, en nous mettant personnellement en scène dans un pareil débat, nous croirions le faire descendre à de trop mesquines proportions, ol nous attribuer vis-à-vis de la chambre et du pays une importance à laquelle nous n'avons nul droit et surtout nulle prétention. Veuillez-le remarquer, il ne s'agit ici ni d'une question de parti, ni d'une question de confiance.

Les partis sont en dehors de la lutte, et toute considération qui ne se rapporterait qu'au personnel du cabinet y doit rester étrangère. Il s'agit de tout outre chose, il s'agit d'une question de nationalité, il s'agit de sauvegarder notre existence politique, et soyez-en certains, nos successeurs médiats et immédiats, si vous adhérez à nos propositions, les accepteront, dans quelque camp qu'ils soient pris, à quelque opinion qu'ils appartiennent. Je vais plus loin ; si vous rejetiez nos propositions, ils auraient hâte de les reproduire.

Notre établissement militaire a été l'objet de discussions nombreuses où toutes les opinions se sont fait jour, dans les enceintes législatives, dans le sein des commissions spéciales, dans la presse et ailleurs. Un travail remarquable vous a été récemment distribué. Il offre, à lui seul, un arsenal complet de controverses habiles, de considérations et d'arguments de tout ordre. Il me serait facile d'y puiser à pleines mains et de faire, à l'aide de ce document, de l'érudition à peu de frais. Je m'en abstiendrai. Je crois, messieurs, qu'après les longues et patientes études auxquelles tant d'hommes éclaires se sont livrés depuis plusieurs années, ce qu'il faut, ce sont des actes plutôt que des discours.

Notre organisation militaire est un intérêt suprême ; ce n'est, je le répète, ni une question de parti, ni une question administrative ordinaire ; la réduire à ces proportions, la considérer comme telle, ce serait en méconnaître complètement le caractère ; c'est pour nous une question d'existence.

Il importe à tous, il est dans les vœux de tous et il est sans aucun doute dans les intentions de cette chambre dont les sentiments ont toujours été si patriotiques, que cette question reçoive une solution prompte et appropriée à la situation politique de la Belgique.

J'ai dit.

(page 1267) M. de Liedekerke. - Messieurs, éloigné depuis longtemps de cette tribune, je n'aurais certes pas songé à rompre un prudent silence dans une circonstance aussi importante, si, entraîné par un impérieux devoir, et en ma qualité de membre de la minorité de la section centrale, je ne croyais devoir donner au gouvernement un énergique appui et une publique adhésion.

Qu'il me soit permis, avant d'entrer dans les détails mêmes de cette discussion, avant de pénétrer dans le débat, qu'il me soit permis d'écarter une supposition et de prévenir une objection qui pourrait m'être faite.

Quelles que soient les dissidences qui peuvent éclater entre nous, j'ose affirmer, sans crainte d'un démenti, que sur le fond même de la question, il n'y en a aucune. Nous pouvons, en effet, différer sur la nature et sur l'étendue des moyens propres à assurer la défense du pays ; mais sur la nécessité de cette défense même, il ne saurait y avoir aucune divergence parmi nous. Assurément, ainsi que le disait M. le ministre des affaires étrangères, c'est une des questions les plus graves qui puissent préoccuper le parlement, qui puissent préoccuper le pays, soit que vous considériez ses besoins, sa sécurité et les circonstances extraordinaires au sein desquelles nous vivons.

Je n'insisterai pas, ce serait tomber dans des banalités, dans des vulgarités politiques que de vous rappeler que la liberté, les droits, les jouissances civiles ne sauraient exister sans la force qui conserve et sanctionne ces grands bienfaits ; qu'en un mot la puissance nationale, la sécurité au dedans, la grandeur au dehors dépendent d'une force matérielle permanente et suffisante.

Dès lors on peut s'étonner qu'après vingt-deux années d'une existence nationale aussi honorable, après tant de lois utiles discutées et votées par nous, nous soyons encore en face de cette grande question d'organisation de l'armée, que depuis trois ans elle soit tenue en suspens.

On s'étonne, non sans raison, que nous ayons passé à travers la désorganisation, alors que nous nous trouvions au milieu des événements les plus dangereux, les plus périlleux, les plus menaçants, lorsque nous étions en face d'une république anarchique, et dont la politique était mobile et incertaine ; qu'aujourd'hui enfin, comme si nous y étions provoqués par une tardive prudence, nous songeons à constituer, à compléter notre organisation militaire. J'ai entendu dire avec raison qu'à un certain moment nous avions commis un acte de faiblesse impardonnable et qu'aujourd'hui nous posions des actes téméraires et impolitiques.

Aussi, messieurs, afin de faire luire sur cette question toute la vérité, afin d'appeler sur elle le jour qui lui rendra sa situation réelle, son expression vraie, il ne faut pas la séparer de ses précédents, il est nécessaire de rappeler les faits qui ont amené jusqu'à vous la discussion de l'organisation de l'armée.

Je me place ici sur un terrain brûlant ; je vais peut-être raviver quelques dissentiments, quelques passions mal éteintes ; ce n'est pas, en vérité, ce que je cherche, je ne voudrais importer dans ce débat aucune chaleur, aucune animosilé qui lui fût étrangère ; mais il faut bien que chacun prenne ici la responsabilité de ses fautes. Je ne suis entraîné, je ne le serai jamais, par aucune animosité particulière contre l'ancien cabinet du 12 août.

Assurément, je ne sèmerai pas des fleurs sur sa tombe, mais je n'insulterai pas davantage à ses ruines.

La sévérité du jugement n'est pas la partialité. Pas plus aujourd'hui qu'aux jours où je soutins contre lui les luttes les plus vives dans cette enceinte, je ne veux mêler à mon langage des passions irréfléchies ; mais comment méconnaître les tristes effets de cette politique que j'ai combattue et qui de défaillance en défaillance n'a expiré que trop tard pour le bien-être du pays ?

Comment se dissimuler, messieurs, qu'elle nous a légué dans les questions les plus importantes, les plus vitales, dans les questions les plus précieuses pour le pays, l'anarchie ou l'injustice ? Laquelle de nos grandes lois, lequel de nos grands intérêts, la politique du 12 août n'a-t-elle point atteints ou bouleversés ? Quelle réforme n'a-t-elle point tentée pour la laisser inachevée ? Toujours cette politique a été tout à la fois téméraire et insuffisante. Vous m'opposez des dénégations, vous semblez contester ce que je dis ; eh ! mon Dieu ! parcourez quelques-uns des actes principaux de cette politique et à l'instant même vous trouverez des preuves infinies de la justesse de mes assertions.

(page 1268) Dans les matières économiques, le cabinet du 12 août a voulu cesser d'être protecteur et il n'a su être libre-échangiste ; aussi aujourd'hui encore les intérêts agricoles supportent-ils le poids et la peine inique de son insuffisante réforme. S'agit-il de la situation financière, il nous dépeignait sans cesse l'abîme du déficit et au même moment il réduisait les péages, il diminuait les tarifs, il supprimait des impôts qui étaient acceptés, accueillis par le pays et il torturait et le parlement et le pays en lui imposant des impôts détestables et détestés.

Et, aujourd'hui, étrange résultat, après avoir tendu la corde de tous les impôts, la situation financière est, qu'on me permette de le dire, au moins coûteuse. Les deux grands éléments, l'élément civil et l'élément religieux, n'est-il point parvenu à les séparer ? La bienfaisance, la charité, cette touchante vertu, il l'a frappée par la plus odieuse des interprétations.

M. le président. - M. de Liedekerke, il s'agit de l'organisation de l'armée.

M. de Liedekerke. - Permettez moi de vous dire, M. le président, que je dois pouvoir rappeler quelques-uns des actes principaux d'une politique précédente à laquelle je vais rattacher immédiatement la question de la guerre. Du reste, je ne demande pas mieux que d'abréger et d'aborder à l'instant même la question de la guerre.

Messieurs, c'est la suite des erreurs, des contradictions, des faiblesses du cabinet du 12 août, qui nous a transmis la question du budget de la guerre et de l’organisation de l'armée dans la situation où elle nous arrive aujourd'hui ; c'est ce que je vais avoir l'honneur de vous prouver par une simple déduction des faits.

En 1845, messieurs, vous fîtes une loi d'organisition ; cette loi d'organisation, que l'on a nommée la charte de l'armée, n'était point sans doute complète, n'était point parfaite, mais elle dessinait les cadres, elle posait les bases principales de l'organisation de l'armée. Cela est tellement vrai, messieurs, que le cabinet du 12 août la défendit de la manière la plus énergique et que l'honorable ministre des finances, M. Frère, appuyant les éloquents discours de son collègue, le ministre de la guerre, disait hautement, que le cabinet n'avait aucun doute sur cette grande question de l'organisation de l'armée telle qu'elle avait été formulée en 1845.

« Le gouvernement, disait-il, ne veut pas qu'on puisse supposer qu'il y ait du doute dans sa pensée. Il n'y a aucun doute dans la pensée du gouvernement. »

Dans cette même discussion, l'honorable M. Dumortier posa la question suivante afin d'établir un fait positif, saisissable ; c'était le 19 janvier 1850 :

« Y a-t-il lieu de réviser l'organisalion de l'armée ? » La motion fut repoussée par 61 voix parmi lesquelles on comptait celle de tous les ministres et on décida qu'il n'y avait pas lieu à réviser, on sanctionna l'organisation de 1845.

Dans le courant de l'année 1850, l'honorable général Chazal quitta le ministère de la guerre. Le général Brialmont lui succéda. Victime d'une équivoque, il quitta les affaires peu après pour ne pas s'associer à la décomposition des forces vitales de l'armée.

C'est alors en effet qu'on avait inventé cette distinction d'une finesse si sublime entre la force organique et l'organisation de l'armée. Et qu'était-ce que cette force organique de l'armée ? C'était le budget de la guerre ramené à 25 millions ? C’était l'armée réduite, qui convenait à l'élément civil du cabinet et qui souriait surtout à la petite église schismatique des membres libéraux qui s'étaient séparés de lui. Telle était la force organique de l'armée, telle que la comprenait le cabinet du 12 août. Il était donc dans une contradiction manifeste avec le vote du 19 janvier 1850, dans lequel il avouait hautement qu'il n'y avait pas lieu de réviser l'organisation de l'armée.

En voulez-vous une preuve immédiate, irrécusable ? Je la trouve dans la lettre adressée à la section centrale par le ministre de la guerre d'alors, par l'honorable général Brialmont, mais au nom du cabinet.

Voici cette lettre, du moins ses paragraphes les plus importants :

« Les vues du cabinet sont, ainsi que j’ai eu l’honneur de le dire à la section centrale, d’arriver à ramener le budget normal de l’armée sur pied de paix au chiffre de 25 millions, et d’atteindre ce chiffre par des réductions successives, réparties sur un espace de trois ans. »

Dans la séance du 17 janvier 1851, que disait encore M. le ministre des finances, l'honorable M. Frère ? Car les preuves de la versatilité du cabinet abondent et nous pressent de toutes parts.

« Voilà pourquoi le chiffre de 25 millions a été accepté. Le cabinet s'est mis d'accord sur ce point : il est désirable que dans un temps donné le budget soit ramené à 25 millions. Cela est désirable parce qu'il y aura désormais sur cette question une majorité compacte, unie, durable. »

Aussi, lorsque le 25 janvier, l'honorable M. Dumortier fit la motion suivante : « La ehambre passe à la discussion des articles, sans qu'il soit dérogé au vote du 19 janvier 1850 », le ministère vota contre cette proposition qu'appuyèrent une partie des conservateurs et les honorables M. Lebeau et Devaux.

Et le cabinet eut hâte de se rallier à la proposition de l'honorable M. Verhaegen qui lui donnait les moyens de procéder avec une lenteur calculée à la nomination des commissions et de la grande commission mixte qui étaient chargées de réviser toute l'organisation de l'armée, c'est-à-dire tout ce que le ministère avait abandonné, déserté, mis en question. Et lorsque je dis « avec une lenteur calculée », ii suffit de citer les dates pour justifier cette accusation.

En effet, le vote intervint le 25 janvier, et la grande commission s'assembla pour la première fois au mois de novembre suivant, c'est-à-dire huit mois après la date à laquelle la majorité de cette chambre s'était ralliée à la proposition de la nomination d'une grande commission. Voilà comment la question vous a été transmise.

Il y a donc là trois époques bien distinctes, bien nettement caractérisées. La première, c'est celle où le cabinet du 12 août défendait énergiquement l'organisalion de 1845, sur laquelle il déclarait n'avoir pas le moindre doute. La seconde, c'est celle où il voulait s'associer un honorable général pour amoindrir ce grand intérêt, amoindrissement auquel ce loyal militaire ne voulut point concourir. La troisième période est celle où, pour gagner du temps, pour abandonner aux chances de l'avenir la décision d'aussi importantes questions, décision à laquelle il voulait échapper dans le présent, le cabinet se rallia à la nomination d'une grande commission militoire.

C'est ainsi, messieurs, c'est par suite de cette politique incertaine, si peu sincère, pleine de tergiversations et de mobilité, que la question est venue jusqu'à vous et que vous avez aujourd'hui une grande mission réparatrice à remplir qui fasse disparaître les effets d'une politique contradictoire et funeste. Elle a, en effet, produit deux résultats que je vais vous signaler. Elle a découragé profondément l'armée et éveillé les préoccupations de l'Europe. Vous avez découragé l'armée comme lz seront toutes les grandes institutions sociales que le gouvernement désertera.

Vous avez découragé l'armée, en jetant le doute sur sa permanence, sur sa durée, sur la nature de son avenir, en la réduisant, en un mot, à n'être plus que l'enjeu de vos calculs politiques. Elle avait confiance en elle-même, cette confiance vous la lui avez ravie, et il faudra faire beaucoup pour la lui rendre. Il régnait, à l'égard de cette organisation de l'armée, une véritable confiance, tant dans l'armée qu'en Europe, et l'on avait raison, car avec l'organisation de 1845 il suffisait de quelques mesures de prudence et de circonspection prises sans éclat, sans bruif, sans retentissement, pour la mettre à la hauteur de toutes les circonstances, de toutes les exigences. Aujourd'hui il a fallu, grâce à vos fautes, à vos erreurs, mettre tout à nu, et il faut aussi pourvoir à tout ; il faut maintenant des armements plus considérables et instantanés qu'il eût peut-êlre été possible d'éviter, si vous n'aviez pas jeté le désordre, le discrédit et le bouleversement dans la loi d'organisation de 1845.

J'ai dit que vous aviez éveillé les préoccupations de l'Europe. Notre nationalité est respectée par l'Europe ; c'est un véritable intérêt européen, mais à la condition que votre nationalité ne sera pas un nuage, une fumée que le moindre vent peut faire évanouir ; et pour qu'elle constitue une réalité savez-vous ce qu'il faut, c'est qu'une neutralité forte et respectable lui serve de bouclier.

Messieurs, je suis ainsi naturellement amené à examiner les objections que font au projet, au système du gouvernement ses adversaires ; ces objections sont de deux sortes : les unes sont techniques, militaires, les autres financières. D'abord qu'il me soit permis de demander, quel que soit mon respect pour les lumières du parlement, si nous sommes bien aptes à discuter, si nous réunissons les conditions requises pour approfondir des questions purement militaires !

Je sais qu'il est de son devoir de contrôler tous les intérêts, mais depuis la réforme parlementaire qui a exclu du parlement toutes les illustrations, toutes les capacités militaires, possédez-vous encore les éléments nécessaires pour apprécier le mérite et l'importance d'une organisation militaire ? J'ai à cet égard les doutes les plus sérieux. Les autres assemblées où ces questions militaires ont pu se discuter avec éclat, avec fruit, possédaient des illustrations militaires considérables, qui avaient rendu les plus importants services à leur pays, qui s'étaient rendues dignes de sa confiance par de nombreux exploits.

Quand je cherche quelles sont les spécialités militaires que renferme la chambre, je n'y découvre, et non sans efforts, que MM. Thiéfry et Manilius.

J'ai le respect le plus profond pour les lumières de ces honorables membres, mais ils me permettront de ne pas mettre leur opinion un instant en balance, ni de la comparer avec l'avis, les connaissances, la science de toules les illustrations, les capacités militaires dont l'autorité a été invoquée.

Quand je trouve cet avis constant, presque toujours unanime, il m'est permis et à beaucoup d'autres d'entre nous, de ne me rallier qu'avec une certaine défiance à l'avis, à l'opinion de ces honorables membres.

Permettez-moi aussi de vous le dire : Les questions de la défense nationale et de la force armée sont des questions éminemment gouvernementales ; elles relèvent de sa responsabilité. C'est dans les circonstances extrêmes, difficiles, qu'une organisation militaire peut montrer tout son mérite. C'est au pouvoir exécutif à agir, à prendre ces résolutions promptes, instantanées, d'où peut dépendre le salut d'un pays et qui échappent toujours, l'histoire le prouve, aux assemblées délibérantes.

Je le répète, c'est une question de responsabilité gouvernementale, et lorsque le gouvernement s'est entouré de toutes les lumières, qu'il a provoqué tous les avis, qu'il s'est livré aux investigations les plus multipliées, qu'il a appelé les opinions les plus réfléchies, pouvons-nous dire : « Nous reconnaissons que vous n'avez rien négligé pour former votre conviction, que vous avez fait appel à toutes les expériences, que vous vous êtes entouré de toutes les lumières ; vous avez invoqué toutes les capacités, les hommes d'action comme les théoriciens, cependant nous refusonns de déférer à votre avis, d'adopter vos résolutions ? (page 1269) Vous resterez sans doute responsable des événements, à l'heure du péril vous veillerez sur nous, mais en voulant la fin, nous vous refusons les moyens, nous voulons que la responsabilité de la défense, de la sécurité du pays repose sur nous, mais nous ne consentons pas à vous accorder ce que vous réclamez comme une nécessité. »

C'est là une situation qu'aucun cabinet ne peut accepter. Jamais je ne pourrais soutenir une opinion pouvant aboutir à de pareils résultats ; je croirais avoir désarmé mon pays pour le moment du danger, je croirais avoir ravi au gouvernement, au moment où la guerre ou des troubles peuvent éclater, tous les moyens efficaces d'action, et je serais, je le confesse, assailli par les plus tristes prévisions, les plus sombres pressentiments.

Messieurs, qu'il me soit permis de dire qu'il y a chez nos adversaires une singulière inconséquence. Lors des débats qui ont eu lieu naguère dans cette enceinte, ils paraissaient d'accord pour accepter la nomination d'une grande commission, c'est ce qui semblait devoir satisfaire les opinions les plus divergentes, les plus avancées.

« Nommez une grande commission, disait-on, chargez-la d'examiner toutes ces questions, nous nous rallierons à son avis. »

C'était du moins ce qu'il était permis de supposer. Cette commission a été nommée, elle a tout examiné, rien n'a été négligé pour réunir les lumières qui pouvaient pénétrer vos esprits.

Que nous objecte-t-on pour trouver un sujet de défiance à son égard ? Cela peut êire habile, il y a là peut-être une tactique, une procédure parlementaire plus ou moins habile. Pour moi je ne la comprends pas. Mais enfin savez-vous ce qu'on dit ? On se plaint de ce qu'une catégorie d'officiers n'a pas figuré dans la composition de la commission, on se plaint de ce que dis officiers retraités, aucun n'a été appelé à y émettre son avis, et l'on conteste ainsi la valeur des résolutions, des projets de la commission. Dernière mais triste ressource d'nne opposition que rien ne peut vaincre.

Je dégage, messieurs, cette discussion des questions, des considérations incidentelles, pour ne toucher que quelques points principaux.

Eh bien, messieurs, quelle est une des grandes causes de dissentiment qui séparent ceux qui soutiennent le budget de la guerre et l'organisation actuelle de l'armée, de ceux qui les combattent ? Une des plus grandes causes de dissentiment, c'est l'effectif homogène de 100,000 hommes. Voyons donc ce chiffre, est-il donc un chiffre inconnu, inattendu, d'une frappante nouveauté pour vous ? Ce serait une véritable erreur de le croire.

Lors de toutes les organisations qui ont été discutées depuis vingt ans, ce chiffre de 100 mille hommes a toujours été cité comme celui auquel doivent aboutir les armements complets reconnus nécessaires pour le pays ? Eh ! mon Dieu, oui.

En 1832, vos forces homogènes étaient de 110 mille hommes, plus 20 à 30 mille hommes de garde civique.

Ces 20 à 30 mille hommes de garde civique ne tardèrent pas à être congédiés, et l'armée fut restreinte au chiffre homogène de 110,000 hommes ; cette situation dura de 1832 jusqu'à 1839.

En 1839, il survint une réaction de l'opinion publique. Alors le traité de paix avec la Hollande étant intervenu d'une manière définitive, l'opinion publique portée vers la paix, méconnaissant, car elle a ses ingratitudes, les bienfaits de l'armée, réagit contre le chiffre de 110,000 hommes.

Le général Willmar maintint cependant le chiffre de cent mille hommes comme effectif du pied de guerre. Mais le général Buzen cédant à la pression, à l'influence de l'opinion publique, ainsi qu'à celle du parlement, consentit à diminuer la réserve, toutefois, à la condition de la remplacer par 20 ou 30 mille hommes de garde civique miiitairemeut organisés.

L'honorable général de Liem, bientôt après également en bulle aux exigences, et, si vous aimez mieux, aux froideurs du parlement, craignant d'engager sa responsabilité, et pénétré de doutes graves et profonds, réunit une commission à laquelle il confia l'examen de toutes les questions d'armement. Quel fut l'avis de cette commission ? Il est trop important, trop intéressant pour que je ne vous le cite pas.

« La commission (nommée par le général de Liem) était unanime pour reconnaître, 1° que le complet de l'armée sur pied de guerre à 80 mille hommes, tel qu'il a été fixe par la loi du contingent, devait être mainte, même en supposant le concours de la garde civique convenablement organisée.

« 2° Que cette armée loin de paraître supérieure à ce que réclame la défense du pays, ne peut pas même satisfaire autant qu'on doit le désirer aux éventualités de l'avenir, que si donc on doit s'en contenter, ce n'est que parce que les ressources financières qu'on peut y consacrer ne paraissent pas pouvoir être augmentées. »

Voilà quelle était l'opinion de la commission militaire, nommée par le général de Liem : ainsi elle constatait deux choses : d'abord que le chiffre de 80,000 hommes ne pouvait être maintenu qu'à la condition de le renforcer par 20,000 hommes de garde civique fortement organisée, et que même en admettant l'armée ainsi composée, elle était loin de satisfaire à tout ce qu'on pouvait lui demander, pour suffire aux éventualités de l'avenir.

En 1845, intervint la loi d'organisation, loi contestée, affaiblie, mise en question depuis, par le cabinet du 12 août. Cette loi fixa le chiffre de l'armée à 80,000 hommes, avec 20 ou 30 mille hommes de garde civique fortement organisée.

En 1847, le général Chazal réunit une grande commission de défense. Quelle est l'opinion de cette commission ? C'est que 100,000 hommes sont encore nécessaires pour la défense du pays.

Enfin la grande commission mixte de 1851 s'arrêta d'abord au chiffre de 80,000 hommes de forces homogènes, qu'elle voulait compléter par 20 ou 30 mille hommes de garde civique.

Mais lorsqu'il fallut organiser la garde civique, lui donner cette organisation militaire, qui seule peut lui permettre de concourir d'une manière efficace avec l'armée à la défense du pays, elle recula. Pourquoi, messieurs ? Parce que, remarquez-le bien, il y a là une impossibilité insurmontable.

En effet, qu'est-ce que la garde civique ? C'est avant tout une force locale. Or, une force armée qui doit être à la disposition du gouvernement doit être une force générale. Ses officiers sont électifs. C'est un système détestable pour toute force armée. C'est un système qui, à toutes les époques, dans toutes les guerres, a été reconnu comme aboutissant infailliblement aux conséquences les plus désastreuses. Enfin, qu'est-ce qu'une force armée que le gouvernement ne peut mobiliser comme il l'entend, quand il le juge utile, n'est-ce pas là une souveraine nécesssité ?

Eh bien, il ne peut disposer ainsi de la garde civique, puisque sa mobiiisation ne peut avoir lieu qu'en vertu d'une loi.

Je sais qu'on dira qu'un bill d'indemnité serait accordé au gouvernement qui mobiliserait la garde civique. Mais que deviendraient, en attendant, les tribunaux militaires, la discipline, les punitions qu'il faudrait peut-être infliger aux gardes qui ne se rendraient pas à l'appel, on aux officiers qui ne se conformeraient pas aux ordres de service ?

Ce sont là, messieurs, des obstacles presque insurmontables, et fussent-ils surmontés, j'avoue que je serais encore loin d'être rassuré.

Vous le voyez donc, à toutes les époques, l'effectif de 100,000 hommes qu'on semble contester aujourd'hui, on l'a reconnu indispensable pour une saine, bonne et véritable défense du pays.

On a pu, selon la mobilité de l'opinion publique, varier sur la composition, sur les éléments de l'armée. Mais toujours le chiffre de 100,000 hommes a été reconnu nécessaire, absolument indispensable dans l'intérêt de la défense suffisante du pays.

Quelle est après tout la différence entre le chiffre du budget de l'organisation de l'armée dont vous êtes saisis aujourd hui et l'organisation de 1845 ? La différence, c'est le montant des sommes nécessaires pour organiser cette réserve de 20,000 hommes que l'on voulait avoir au moyen de la garde civique, et à laquelle il faut substituer une réserve palpable et sérieuse. En effet, le système du gouvernement esl complet : il pourvoit à la défense des forteresses, et à une armée en campagne.

C'est un tout homogène qui permet de parer à tous les besoins, à toutes les exigences, selon qu'elles apparaîtront. Mais lorsque nous abandonnons le système du gouvernement, lorsque, nous retournant vers nos adversaires, nous leur demandons de formuler leur système, lorsque nous leur disons : Cette réserve de 20,000 hommes que vous voulez ôter au gouvernement, remplacez-la. Eh bien, ils n'ont aucun système commun, à peine chacun d'eux en possède-t-il un qui soit avouable.

Est-ce l'honorable M. Allard ? Il a une réserve historique, c'est la schultery d'avant 1830. Je présume que personne d'entre nous n'est disposé à accepter cette réserve, et que fort peu en connaissent le mérite.

Esl-ce l’honorable M. Manilius ? Sa réserve se compose des vieilles classes de milice, dont il consent à exempter tous les nommes mariés, ce dont ceux-ci lui auront une grande reconnaissance que ne partageront sans doute pas les célibataires.

Est-ce l'honorable M. Thiéfry ? Je ne sais pas encore d'une manière précise quelle est sa réserve. Tout ce que je puis comprendre, c'est que sa réserve est des plus réservée ; car il ne veut que conserver les places fortes, et il consentira à laisser l'ennemi chevaucher comme il l'eutend à travers les plaines de la Belgique.

Le seul système un peu complet dont nous ayons été saisis, c'est le système de l'honorable M. Jacques. Il nous a présenté un système complet pour la mobilisalion de la garde civique ; et nous nous sommes trouvés incompétents pour en aborder la discussion. Nous l'avons trouvé tellement compliqué, nous avons trouvé qu'il avait introduit un tel bouleversement en toutes choses que nous n'avons pas osé en aborder l'examen.

Ainsi donc, messieurs, d'une part le système du gouvernement, système complet, système homogène, système avec lequel il espère pouvoir n'être au-dessous d'aucune circonstance et parer à toutes les difficultés, à toutes les exigences de la situation ; d'autre part, absence totale de système. Rien, absolument rien que l'on formule pour remplacer le système que l'on combat.

Messieurs, qu'il me soit permis, avant de quitter cette partie de la discussion, de vous présenter encore deux observations. L'uue c'est qu'avec une armée suffisante, vous aurez toujours chez vous des alliés et vous n'aurez pas des maîtres ; la seconde, c'est qu'avec uu budget insuffisant, vous faites une dépense qui n'est qu'une coupable prodigalité, car vous ne faites rien de suffisant pour l'intérêt du pays. Avec un budget élevé, vous faites une véritable économie, parce que vous atteignez la fin que vous vous proposez tous, celle de pourvoir avec votre armée, à la dignité, à l'honneur et à la sécurité de votre pays.

Messieurs, les autres adversaires du budget de la guerre sont les économistes, sont ceux qui croient que les charges qu'il entraîne avec lui pèseront d'une manière trop lourde sur les finances du pays. C'est là (page 1270) assûrement un côté très important, très grave de cette question. Il doit préoccuper tous ceux qui ont à cœur et les intérêts de l'armée et les intérêts du pays. Il serait, en effet, puéril de tenter de sauver le pays d'un côté, pour le voir périr de l'autre. M. le ministre des finances et M. le ministre des affaires étrangères nous ont donné à cet égard les chiffres les plus rassurants. Mais je manquerais à ma franchise et à ma sincérité habituelles, si je ne confessais pas que je ne partage pas dans toute leur étendue les confiantes prévisions de M. le ministre des affaires étrangères et de M. le ministre des finances.

J'ai lu attentivement le budget des voies et moyens que nous a présenté l'honorable ministre des finances, j'ai vu que les voies et moyens de 1853 étaient évalués à 124,224,000 fr., chiffre rond ; que les budgets des dépenses s'élevaient à 123,613,000 fr., laissant ainsi un boni de 610,000 fr.

Le budget de 1854, celui dont vous êtes saisis et dont le rapport n'a pas encore été communiqué à la chambre, s'élève, pour les voies et moyens à 126 millions et pour les dépenses à 122,473,000 fr., laissant un excédant de 3,526,000 fr.

Mais, messieurs, entre ce budget de 1853 qui vous présente un boni de 600,000 fr., et le budget de 1854 qui doit vous présenter un boni de 3,526,000 fr., se trouvent des crédits supplémentaires qui s'élèvent à la somme de 6,645,000 fr., auxquels on vient d'ajouter la dotation de l'héritier du trône, consacrée par l'enthousiasme de la nation ; puis les 971,000 fr. de crédits supplémentaires pour l'administration toujours si parcimonieuse et si économique de l'honorable M. Rogier, qui assurément seront accueillis par un sentiment national tout opposé.

Veut-on donc, messieurs, soutenir qu'en s'en rapportant uniquement à ces chiffres, la situation financière soit complètement bonne ? Peut-on dire qu'il y ait là un surplus de revenu ? Evidemment non. Car que vous mettiez au compte de la dette flottante votre déficit ou que vous le rattachiez à votre budget lui-même, ce n'est pas moins un déficit, déficit décoré ou déguisé par d'autres noms ; mais ce n'en est pas moins toujours un déficit.

Messieurs, on nous assure que nous n'aurons pas de nouveaux impôts. Je le veux bien. Je ne voudrais cependant pas m'en porter caution. Mais on ne mettra pas la même assurance à nous dire que nous n'aurons pas besoin de nouveaux emprunts. Or, qu'est-ce que l'emprunt ? L'emprunt, après tout, est l'impôt de l'avenir.

M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Il ne faudra pas d'emprunt du chef des dépenses de la guerre.

M. de Liedekerke. - Que les emprunts proviennent du chef de la guerre ou qu'ils proviennent d'autres causes, toujours faut-il reconnaître qu'ils pèseront également sur tous les contribuables, que ce sont toujours les ressources générales du pays qui devront les payer.

Mais, messieurs, si après avoir voté les impôts, si après avoir demandé de grands efforts aux contribuables, nous nous trouvons en présence d'une telle situation, quels en sont les auteurs ? Qui nous a légué cet embarras ? Pourquoi la situation financière actuelle est-elle encore grevée ?

Messieurs, les coupables, ce sont les hommes publics qui occupaient alors le ministère et qui, malgré nos sollicitations, malgré notre opposition, ont imposé à cette chambre avec une violence inouïe la grande loi des travaux public, cette grande loi des travaux publics déclarée par eux une et indivisible. Nous l'avons combattue cette grande loi des travaux publics, jour par jour, heure par heure, projet par projet. Nous avons essayé, mais en vain, de déchirer le voile épais dont on voulait couvrir alors le budget de la guerre qu'on discutait sans doute encore au sein de la grande commission, mais dont les besoins, les exigences, les nécessites n'étaient pas un mythe. On les connaissait alors.

Eh bien, nous vous engagions, nous avons supplié le ministre de ne pas grever le présent, de ne pas engager l'avenir avant d'avoir satisfait à ce présant interèt national.

Nous vous disions encore : Vous avez une grande branche de revenu public, une magnifique ressource de la fortune publique, celle du chemin de fer. Donnez-lui toute si valeur, toute son importance ; accroissez ses revenus. Le chemin de fer est dans une situation précaire, les crédits que vous avez votés depuis, que vous votez encore le prouvent ; il a de grandes exigences.

Un de vos anciens collègues, un ancien ministre des travaux publics, l'honorable M. Rolin avait même saisi cette chambre d'un amendement dont il déclarait l'adoption urgente. Un amendement de 4 millions, à peine suffisant pour les besoins les plus immédiats, les plus urgents de notre railway national. Eh bien, tel était votre désir d'écarter tout ce qui pouvait entraver un seul instant votre grande loi des travanx publics que vous vous êtes levés contre cet amendement, que vous l'avez combattu et que vous avez volontairement laissé peser une misérable situation sur le chemin de fer.

Messieurs, je me rappelle qu'à cette époque tout ce que nous disions était répudié. On disait : Vous êtes des hommes de l'opposition et comme hommes de l'opposition, vous ne pouvez que méconnaître tout ce qui est bon par cela même que le gouvernement le propose. Aujourd’hui cependant nos prophéties sont réalisées et l’honorable ministre des finances, M. Liedts, constate lui-même que si la situation éprouve quelques difficultés, on les doit aux crédits supplémentaires qui ont été nécessités par les grandes entreprises de travaux publics. Dès lors, messieurs, vous me demanderez sans doute quels sont mes motifs d'espérer, comment, si je trouve la situation financière si embarrassée, ou au moins si difficile, je puis consentir à faire peser de nouvelles charges sur les finances de l'Etat. Mes motifs d'espérer, je vais vous les dire. Mes motifs de sécurité, je vais vous les indiquer.

D'abord, messieurs, lorsque je scrute l'histoire des budgets de la guerre dans le passé, je trouve que pendant les neuf premières années de notre nationalité, les dépenses du budget de la guerre se sont élevées au chiffre de 455,720,000 fr. ce qui fait un chiffre annuel d'à peu près 50,600,000 francs sans compter les crédits supplémentaires.

Eh bien, si la Belgique a pu supporter à cette époque, à une époque où évidemment sa richesse était moins grande, où les ressources de la fortune publique étaient moins considérables, si elle a pu consentir sans arrêter l'essor de sa prospérité, à d'aussi justes dépenses pour son budget de la guerre, ne pourrait-elle pas encore les supporter si les circonstances les rendent indispensables ? Qui peut sérieusement en douter ?

Enfin, messieurs, j'espère qu'instruit par le passé nous aborderons franchement le principe de la non-intervention de l'Etat dans les travaux publics. Comment, en effet, messieurs, est-ii possible d'allier avec le principe de l'initiative et de la liberté personnelles le grand, le fécond principe de la puissance de l'association, comment est-il possible d'allier avec ces principes l'immixtion de l'Etat dans tous les intérêts ? Il y a des périls, des dangers infinis, il y a là une complication de devoirs pour l'Etat, à laquelle tôt ou tard, il ne pourrait suffire et qui se terminerait pour nous par d'effroyables désastres.

Messieurs, j'ai parcouru aussi le budget des voies et moyens, et j'y ai vu que, sur une série de branches qui constituent le revenu de l'Etat, il y a des accroissements considérables. Ainsi, je trouve un accroissement sur les résultais de l'impôt personnel, du droit de patente, de la redevance des mines, des hypothèques, du timbre, de la poste aux lettres, des recettes du chemin de fer. N'est-ce pas là une perspective rassurante que je puis invoquer, et dont j'ai le droit de me réjouir ?

Ainsi, si nous consentons désormais à liquider les charges du pass, à renoncer à l'abus des travaux publics, à ne pas contracter de nouveaux engagements, dont les charges sont certaines, dont les bénéfices sont douteux ;

Si, d'autre part, nos revenus, les ressources de la fortune publique vont en augmentant à l'avenir comme elles se sont accrues dans le passé, alors nous pouvons espérer de pouvoir suffire à toutes les exigences de notre situation sans danger pour nos finances, sans obérer aveuglément l'avenir.

Mais, messieurs, supposons un instant que la position financière ne soit point tout ce qu'elle doit être, admettons tous les doutes que vous voudrez, faisons des concessions extrêmes aux plus timorés, notre résolution en serait-elle ébranlée, l'hésitation serait-elle permise ?

Messieurs, il y a des instants où il ne faut point écouter les tièdes conseils d'une rigoureuse parcimonie.

Il est des moments, messieurs, où les parlements tout comme les nations doivent céder à des mobiles plus élevés, s'inspirer de motifs plus sublimes. Lorsque, d'une part, il s'agit de l'honneur, de la dignité du pays, des besoins sacrés de son indépendance et, d'autre part, de l'économie de quelques millions, comment pourrait-il y avoir doute, comment pourriez-vous hésiter ?

Comme le disait tout à l'heure M. le ministre des affaires étrangères, et j'applaudis à cette parole, ce n'est point ici une question de parti, ce n'est point la question du cabinet libéral plutôt que du cabinet catholique, du parti des conseils de guerre ou du parti de l'autorité et de la conciliation ; c'est par-dessus tout une grande question nationale. Oui, messieurs, pour la résoudre n'ayez d'autre pensée que celle de votre pays.

Que le souvenir de l'antique Belgique, de ces provinces célèbres par les arts de la paix mais qui le furent aussi par les travaux de la guerre de ces provinces illustres dans le passé et honorées dans le présent remplissent vos cœurs.

Songez-y, messieurs, un peuple, quel que soit son sort, est toujours grand pourvu qu'il sache se défendre, dût-il même succomber ; mais un peuple est effacé à jamais lorsqu'il tombe sans honneur ; car l'ignominie c'est la mort.

Eh bien, messieurs, voudriez-vous, par de coupables ou d'imprévoyants délais, retarder une organisation que l'on vous dit si nécessaire ? Voudriez-vous en la suspendant creuser peut-être une tombe prématurée à votre pays ? Non, messieurs, cela n'est possible.

Les circonstances, dit-on, sont rassurantes ; les circonstances sont rassurantes ; mon Dieu, messieurs, certes, pas plus qu'en 1852, pas plus qu'en 1838, moins peut-être !

Je sais, messieurs, que, dans cette enceinte il y a des philosophes politiques profondément sceptiques ; je n'ignore pas que les apôtres de la paix et de la quiétude à tout prix disent que ce qui n'est point arrivé dans le passé n'arrivera pas dans l'avenir ; ils disent (j'ai entendu leurs paroles, j'ai recueilli leurs motifs d'assurance et de sécurité), ils disent : En 1840 l'Orient semblait être en feu et cependant la guerre générale n'a pas éclaté.

En 1846, à l'occasion des mariages espagnols, tout paraissait perdu ; cependant tout a été sauvé. En 1848 l'Europe elle-même était livrée aux foudres de l'anarchie et cependant la guerre générale n'a point éclatée ! C'est ainsi, messieurs, qu'on voudrait vous dispenser de tout soin de prévoyance. Je vous en conjure, ne vous laissez point aller à d'aussi fausses (page 1271) allusions ne vous laisser pas entraîner à l'exagération d'une aveugle confiance. Regardez autour de vous, considérez la situation de l'Europe : qu’elle est-elle ?

Messieurs, d'un bout de l'Europe à l'autre tout est encore agité et remué. Si vous jetez les yeux sur le Danemark, vous le verrez inquiet et troublé. Plus près de vous, la Hollande est pour le moins préoccupée. En France, messieurs, le profond politique qui la gouverne et qui dirige actuellement ses destinées, sait aussi quels éléments de discorde et de trouble bouillonnent encore au fond de cette société tourmentée par de si nombreuses et de si violentes révolutions.

En Espagne règne la division, et peut-être la guerre civile est au moment d'éclater. L'Italie est fiévreuse et agitée. La Suisse est tourmentée par le communisme, le radicalisme et le socialisme politique. Dans toute l'Europe les intérêts domestiques des Etats sont mal affermis, et leurs relations extérieures sont encore incertaines et flottantes. Partout les armées sont sur le pied de guerre. Chacun la craint, mais veut la prévoir. Deux fois en moins de deux mois, les plus sérieuses complications ont failli surgir en Orient, et nul de nous n'ignore, personne n'est assez aveugle dans cette enceinte pour ne pas savoir que la question belge est tout entière sur le Bosphore.

Le mal révolutionnaire règne encore autour de nous avec une grande intensité et la force de son venin n'est pas épuisée. Serait-ce dans un tel moment que la chambre songerait à se séparer avec éclat du gouvernement ? Serait-ce sur une question que le gouvernement, après les plus mûres, les plus longues délibérations, déclare être une question vitale pour le pays, que vous cesserez de lui donner un témoignage nouveau de ce patriotique accord, de cette patriotique union qui a fait votre honneur, votre gloire et aussi notre force au milieu des divisions qui partageaient l'Europe.

Messieurs, on nous demandera peut-être si une pareille situation doit toujours durer ; on s'inquiète à la pensée, qu'à tout jamais la tranquillité, la sécurité de l'Europe doit relever des armées permanentes. Non, messieurs, je ne le crois pas : il est impossible, à la longue, que ces immenses armements puissent être supportés par les divers peuples.

Qul'que puissantes que soient les nations il peut exister pour elles des conditions contre nature qui finissent par les épuiser en ne leur donnant qu'un éclat et une force passagères.

Le véritable fondement de la sécurité permanente des sociétés est dans l'obéissance, dans le culte du respect, dans la vénération de l'autorité, dans la soumission qu'on lui voue.

Tout est là, messieurs. Non, il n'est pas possible, pas plus pour la Russie, pas plus pour les grandes puissances, qu'il ne le serait pour les puissances moindres de supporter à jamais les armements extraordinaires qui consument la fleur de leurs finances.

Messieurs, d'autres temps viendront sans doute ; les générations révolutionnaires, celles qui ont souffert des révolutions comme celles qui les ont faites, disparaîtront.

D'autres générations leur succéderont et recueilleront les incontestables bienfaits de notre époque, les progrès civils et politiques, les magnifiques découvertes, les admirables travaux des sciences et de l'industrie. Mais jusqu'à ce que ce moment soit venu, ne désarmez pas. Non, messieurs, jusqu'au lendemain d'un des plus grands combats livrés pour conserver l'ordre et perpétuer l'existence des sociétés en face du déchaînement des passions barbares et insensées, ne désarmez pas. L'Europe ne peut pas, ne veut pas désarmer, et vous ne pouvez vous séparer de l'Europe sans abdiquer.

Votez donc la loi d'organisation telle qu'elle vous est proposée. Cette loi, ainsi que le disait tout à l'heure M. le ministre des affaires étrangères, n'est peut-être pas une exigence permanente, mais qui du moins constitue aujourd'hui tout ce qu'exige la sécurité, la tranquillité, la prospérité et l'avenir de votre pays.

(page 1262) M. E. Vandenpeereboom. - Messieurs, la loi qui vous est présentée en ce moment n'est pas une loi de budget ; c'est une loi d'organisation de l'armée. C'est donc, malgré les espérances que vient de nous donner l'honorable préopinant, un état de choses qui peut durer très longtemps.

Et cependant que nous demande-t-on ? On veut aggraver non seulement les charges personnelles, mais aussi les charges du trésor ; on demande à la fois 5 millions de plus et deux années de service de plus. (Interruption.)

M. le ministre des affaires étrangères me fait un signe négatif ; je lui prouverai que la concession qu'il nous a faite n'en est pas une ; que loin de là, ce n'est plus de dix années de service qu'il nous menace, mais de 14 ans ou de 15 ans.

On s'étonne de notre persistance, de notre opposition. On nous dit : Que voulez-vous ? Vous avez demandé une commission ; cette commission a été assemblée et elle dépose ses propositions.

Je demande à tous les membres qui faisaient partie de la chambre au moment de cette discussion, je leur demande si, en adhérant, par transaction, à la nomination d'une commission, nous n'avons pas eu uniquement pour but de rechercher les moyens de faire des économies ?

Voilà la vérité. Si un membre peut le nier, qu'il se lève. Nous avons consenti, je le répète, à la nomination d'une commission, non pour avoir une augmentation de dépenses, mais pour réaliser des économies ?

Messieurs, je ne veux pas rabaisser le mérite des travaux de la commission. Je dois cependant me joindre aux plaintes qui se sont manifestées dans la note de la section centrale, où il est dit qu'il est très étonnant que, dans une commission semblable, il ne se soit pas trouvé un seul membre du corps des officiers pensionnés.

Nous avons parmi les officiers pensionnés beaucoup de personnes chez lesquelles une position désintéressée se joint aux connaissances acquises. Je ne veux pas faire de cet oubli l'objet d'un grief ; mais il est évident que du moment que vous mettiez dans la commission des généraux de brigade, et leurs colonels à côté d'eux, avec le pouvoir d'agrandir l'organisation actuelle de l'armée, vous deviez nécessairement arriver à des proportions plus grandes.

Mon Dieu ! si vous voulez soumettre à une commission d'ecclésiastiques les propositions à faire pour un chapitre cathédral, ils vont vous faire un chapitre comme en Italie et en Espagne. Chargez les membres d'un tribunal de première instance de faire des propositions pour l'organisation d'une cour d'appel, ils vous proposeront une cour d'appel analogue à celle de Paris.

Je ne reproche pas à la commission ce qu'elle a fait ; il est de la nature d'une commission de chercher à augmenter l'influence du corps qu'elle représente. Telle est sa tendance naturelle ; je la constate.

La commission a beaucoup fait, mais elle a oublié cependant de faire certaines choses : je vais les signaler.

Il était convenu qu'une des principales raisons d'être de la commission, c'était la nécessité de réviser la loi sur le recrutement ; eh bien, la grande commission, - et ici j'invoque encore une fois le témoignage des membres civils qui en faisaient partie et qui siègent dans cette enceinte, - la grande commission n'a pas été saisie de cette question ; elle a été dissoute, sans en être saisie ? Cela est-il vrai, oui ou non ?

Je ne parlerai pas non plus de l'incertitude des opinions de cette commission. Je me suis donné la peine de tout lire - car ces documents sont très volumineux - mais enfin ce que j'ai vu, c'est ceci : c'est qu'après avoir décide qu'il y aurait cent mille hommes, on ne s'entendait plus quand on demandait l'emploi de ces cent mille hommes. Les officiers du génie voulaient que la résistance consistât surtout dans les places fortes ; les généraux d'infanterie voulaient que l'armée restât en pleine campagne, qu'elle fût prête à résister à toutes les armées qui pouvaient se présenter.

Un autre côté de la question que la commission n'a pas entrevu ou qu'elle a perdu de vue trop souvent, c'est le côté financier. Cela est tellement vrai que je trouve parmi les documents deux notes de M. le général Goblet qui cherchait en vain à ramener ses plus jeunes compagnons d'armes à des idées plus modérées sur cet objet ; il disait en substance : « Il ne s'agit pas seulement de faire une forte armée, il s'agit de faire une armée qui puisse être payée ; quand vous aurez mis des hommes dans les cadres, il faudra les payer ; vous ne pouvez donc pas séparer la question financière de celle de l'organisation de l'armée. » On passa outre à ces observations ; quant aux moyens de faire face à la partie financière, on laissera à la chambre le soin de s'arranger comme elle voudra. Au reste, si je ne me trompe, il faut prendre les documents de la commission pour ce qu'ils sont. C'était une commission d'enquête ; je ne pense pas qu'on veuille que nous acceptions ses travaux comme les catholiques fervents acceptent une bulle du pape ou un décret d'un concile.

Pour mon compte, j'ai lu et je relirai encore le rapport de la commission, mais je reste sans doute parfaitement libre de discuter tous les points qui ont été rencontrés par la commission. La commission a rempli son devoir : elle vous a proposé une organisation ; nous, nous sommes ici, non seulement pour faire cette organisation, mais aussi pour surveiller les deniers publics ; nous remplirons aussi notre devoir.

Messieurs, tout le monde en convient, la mission de l'armée est double. Il faut qu'elle maintienne l'ordre à l'intérieur ; il faut ensuite qu'elle appuie fortement notre neutralité garantie par les traités.

Examinons si, d'après la loi de 1845 sur l'organisation de l'armée, cette double mission peut être remplie.

Quant au danger intérieur, on a dit dans la dernière discussion et on appuyait principalement sur cette considération : Ayez une forte armée, car vous pouvez avoir des émeutes dans la rue. Prenez garde, la (pge 1263) démagogie est à vos pertes. On cherchait à nous effrayer : on nous disait : Sur chaque partie du territoire peut éclater l'émeute, l'incendie. Les populations ont répondu à ces soupçons peu mérités en se tenant calmes et tranquilles ; elles sont restées calmes et tranquilles, parce qu'elles savent que ce n'est pas l'émeute qui leur donnera le travail nécessaire à leur existence, parce qu'elles savent que les réformes qu'elles peuvent désirer, ce n'est pas par le chômage qu'elles les obtiendront. Elles sont restées tranquilles, parce qu'elles ont confiance dans la législature, parce qu'elles savent que nous poursuivons avec constance la réalisation des réformes possibles. C'est pour ces causes que nos populations sont restées calmes.

Je dis, et sur ce point, je ne crois pas que l'on veuille me contredire, que pour les personnes qui raisonnent, il y a moins de danger maintenant de voir la tranquillité intérieure troublée qu'en 1848.

Quant aux dangers extérieurs, on peut se faire des opinions diverses. Chacun juge à sa manière, pourtant il faut reconnaître que les prophètes les plus vrais oat été les prophètes de la paix.

Depuis 35 ans on nous menace sans cesse de la guerre, tantôt c'est de l'Orient, tantôt c'est de l'Occident qu'elle doit nous venir et cependant elle n'arrive jamais. Sans doute personne ne peut dire qu'il n'y aura plus de guerre, mais ce qu'on peut dire c'est que les chances sont beaucoup moindres aujourd'hui qu'autrefois ; c'est que les communications rapides effacent les animosités de race, c'est que la fortune privée est tout autrement constituée qu'autrefois ; beaucoup de monde est porteur d'actions de chemins de fer, de canaux, de fond publics, de mines. Le premier coup de canon bouleverserait toutes ces fortunes. Aujourd'hui tout le monde est intéressé à la paix. Auparavant cela n'existait pas.

Ces symptômes de paix se sont manifestés dernièrement : aux yeux de quelques-uns c'était une manifestation ridicule : à mes yeux c'était importante très important. Je veux parler de la députation des principaux commerçants de Londres portant à l'empereur des Frauçais un vœu de paix, un vœu d'union. Il y a 25 ans vous n'eussiez pas vu une pareille manifestation.

Je pourrais dire encore que l'intérêt des princes est de ne pas faire la guerre ; mais je laisserai ce terrain, je craindrais d'aller trop loin.

Je ne veux pas, du reste, vous donner mon opinion personnelle, mon espoir de la paix, comme motif de détermination, je ne veux pas vous présenter mon appréciation personnelle comme un argument décisif en faveur ou contre l'organisation ele 1845 ; je vais faire une citation : vous verrez comment cette loi de 1845, que nous trouvions exagérée, que vous regardiez comme suffisante, était jugée par les hommes dont vous admettez la compétence.

Vous dites : Avec la loi de 1845, il n'y a sécurité ni au dedans ni au dehors. Si vous continuez à rester sous l'empire de cette loi, la Belgique est perdue.

Le ministre de la guerre, général de Liem., donnait en 1841, à la commission militaire composée de généraux, les instructions suivantes :

« 1° Rester en dessous des allocations de 1842 (fr. 29,058,129) ; 2° Maintenir l'ordre intérieur et faire respecter la neutralité garantie des traités au moyen de l'armée et de la garde civique. »

L'honorable général croyait donc qu'on pouvait atteindre ce double but avec moins de 29 millions. Aujourd'hui on nous demande 32 millions.

Dans la séance du 22 février 1849, le ministre de la guerre, général Chazal, s'exprimait ainsi :

« J'ai dit à la section centrale, et je répète, qu'avec l'organisation telle qu'elle est et avec le budget que je propose (27,085,000 fr.) je réponds de l'ordre et du maintien de la sécurité publique : je réponds également que si l'armée ert appelée à remplir une mission plus grande, plus noble, plus glorieuse, elle la remplira avec dévouement, avec patriotisme. Cette responsabilité je l'accepte de grand cœur, parce que je suis persuadé que tous les membres de l'armée voudront la partager avec moi.»

Vous le voyez, messieurs, le général Chazal répondait de toutes les éventualités avec 27 millions de francs, et voilà qu'on nous demande 32 millions, au moment où l'intérieur est plus tranquille et que l'on aurait moins de forteresses à défendre.

Le même ministre de la guerre disait à la séance du 15 janvier 1850 :

« Il faut se résigner, si l'on veut avoir une armée, à avoir un budget de 26 et demi à 27 millions. »

Après 9 mois de réflexions, le général trouve encore 27 millions indispensables, mais suffisants.

Le général Chazal disait encore, dans la séance du 25 février 1849 :

« Cette loi (celle de 1845) ne fut pas une improvisation, car elle était la conséquence naturelle, le corollaire, en quelque sorte, du système de défense générale du pays. Les hommes les plus compétents y avaient travaillé ; elle avait été, ainsi que le système de défense, l'objet de dix années d'étude. »

Et voilà que ce fruit de dix années d'études, que nous trouvions un peu trop développé, que vous trouviez excellent, voilà que ce fruit devient à vos yeux détestable et la cause future de la perte de la Belgique.

En 1832, M. de Brouckere, ministre de la guerre, faisait entrevoir la possibilité d'un budget ordinaire de 25 millions de francs.

En 1832, le général Evain croyait pouvoir arriver en même chiffre.

En 1841, M. Brabant demandait l'abaissement au-dessous de 26 millions

La moyenne des budgets de 1840 à 1849 a été de 28,440,000 francs.

Vous voyez qu'il y a là beaucoup d'exagération dans les demandes qui nous sont faites et je suis persuadé que si nous n'avions pas fait d'opposition au budget de 27 millions, nous marcherions avec la loi d'organisation de 1845. Il est dur de convenir de pareille chose, mais enfin on peut le faire, quand on n'a accepté cet examen que par conciliation.

Messieurs, pour un pays il y a d'autres dangers que l'émeute et l'invasion, c'est le déficit, ce sont les finances délabrées, les contributions trop fortes. Voilà, à mon avis, les grands dangers pour la nationalité. Nous avons rétabli l'équilibre dans nos finances, mais il ne faut pas le rompre. Nous avons voté des crédits supplémentaires ; nous sommes entrés dans la voie des minimum d'intérêt assurés aux sociétés, la moindre crise peut ébranler notre situation financière.

Tout le monde le sait, la situation financière entre les mains du ministère, c'est un décor à deux côtés ; quand on lui demande des crédits, il montre le côté sombre : quand il en demande, il montre le côté brillant. Voilà ce que c'est que la situation du trésor : un décor d'opéra à 2 faces, l'une sombre, l'autre brillante.

D'ailleurs, je le demande, M. le ministre des finances, si prudent, si habile, oserait-il nous dire quelles seront les recettes effectives de 1854 ? Qui peut dire cela si longtemps à l'avance ?

Je dis que nous devons prendre les plus grandes précautions pour ne pas tomber dans de nouveaux emprunts, dans de nouvelles contributions.

Au milieu de ces difficultés et de ces incertitudes, que vous propose-t-on de faire ? Je vais vous le dire : on vous propose d'abord, ou plutôt on vous a proposé des dépenses pour armements, qui s'élèveront à 20 millions.

Dans le premier comité secret on évaluait ces dépenses à cinq ou six millions. Nous sommes arrivés à 14 millions.

Quant tout sera fait, la somme totale à couvrir sera de 20 millions. (Interruption.)

Si c'est inexact, qu'on le dise, je réduirai le chiffre ; mais je pense que la dépense s'élèvera à 20 millions. C'est une dette annuelle d'un million sans l'amortissement.

A présent, nous avons un budget de 27 millions ; on propose de le porter à 32 millions. Voilà une augmentation de 5 millions. Ajoutez à cela le million dont je viens de parler. Et vous aurez un surcroît de dépenses de six millions. Si quelqu'un pense que nous pouvons porter ces 6 millions à notre budget des dépenses, et conserver l'équilibre financier, je crois fortement qu'il se trompe, car il y a un déficit au budget de 1853, et l'excédant de recettes du budget de 1854, annoncé par M. le ministre des finances, est très problématique.

Une telle position commande une grande prudence, et quant à moi, comme pour toutes les dépenses déjà consenties, j'ai voté, en même temps, les recettes, je ne puis pas, d'une manière irréfléchie, autoriser des dépenses qui, d'après ma conviction profonde, nécessiteront de nouveaux emprunts. Car, comme vient de le dire le préopinant, l'emprunt c'est l'impôt de l'avenir, et nos populations ne peuvent plus supporter de nouvelles contributions.

Les sacrifices d'argent ne sont pas les seuls qu'on nous demande : on nous demande aussi des sacrifices personnels. Je crois et je soutiens que, malgré l'assertion de M. le ministre des affaires étrangères, la durée du service sera de dix années. Car enfin que dites-vous dans votre amendement ? Vous dites : Le service sera de huit années, et vous ajoutez que la masse ne sera liquidée que deux ans après que la huitième année sera terminée. C'est-à-dire que vous laissez aller les hommes, et que vous conservez les habits et l'équipement. S'il en était besoin, ces habits et cet équipement ne marcheraient pas seuls : pour les faire marcher, vous devrez bien y mettre quelque chose, et ce quelque chose, ce sera la neuvième et la dixième classe, c'est-à-dire les hommes ayant déjà fait huit années de service. Aujourd'hui un homme est libéré après huit années ; il ne le sera plus, d'après votre projet, qu'après avoir servi dix années.

C'est donc deux années de plus que vous lui imposez. Aucune arithmétique du monde ne peut faire que huit classes de 10,000 hommes vous donnent 100,000 soldats.

Nous demandions, pour les lois de la milice, un soulagement, et c'est une aggravation d'un quart que vous nous imposez. Et cependant, remarquez bien la progression de ces lois.

Autrefois (avant 1830) le service était de 5 ans ; il commençait à 18 ans ; à 23 ou 24 ans un homme était libéré. Depuis, nous avons porté le (page 1264) service à 8 années ; nous l'avons fait commencer à 19 ans. Cela fait qu'un homme est libéré à 27 ans. D'après les propositions du gouvernement, un homme ne sera parfaitement libéré qu'à 29 ans. N'est-ce donc rien que de prendre ainsi la moitié de son existance utile au pauvre ouvrier, et cela sans compensation.

Nous demandions une réforme des lois de milice, même avec huit années de service ; nous la demandons, à plus forte raison, après vos exigences qui, à vos yeux, sont aussi cruelles qu'inutiles.

M. le ministre de l'intérieura dit, dans un de ses exposés, que cette loi était passée dans les mœurs. M. le ministre se trompe, elle n'est pas passée dans les mœurs. Passée dans les mœurs ! C'est la mauvaise raison, de ceux qui n'en ont pas de bonnes. Passée dans les mœurs ! c'est le voile sous lequel on cherche à cacher toutes les injustices et toutes les violences.

Vous dites que cette réforme est difficile. Eh bien, je vais vous donner le moyen de l'opérer d'un trait de plume. Chaque année, dites-vous, les finances prospèrent : portez deux millions de plus au budget et nous intitulerons ce nouveau poste « le pécule du soldat. »

Et pourquoi pas ? Les officiers ont bien trois millions de retraite. Avec (erratum, page 1288) deux millions annuels, je parviendrais à donner 250 à 300 fr. de pécule à chaque soldat qui aura terminé son service. Est-ce là une combinaison bien difficile ?

On a parlé de la « charte de l'armée ». Je ne comprends pas bien que, pour exprimer la fixité, la pérennité, l'on soit allé chercher un mot qui dans le pays auquel on l'emprunte, s'applique à une chose extrêmement mobile et éphémère. La charte de l'armée ! Croyez vous qu'avec vos demandes exagérées, vous aurez fixé le sort de l'armée ? Dès qu'il y aura un peu de calme, ou qu'il y aura une crise financière, croyez vous qu'on vous laissera avec 32 millions ? C'est une illusion complète et, je ne crains pas de le dire, cela n'a aucune chance de durée. Vous verrez, chaque année, surgir la même opposition. Croyez-vous qu'en faisant cette opposition, nous faisons quelque chose de très agréable ? Beaucoup de ceux qui s'opposent aux dépenses extraordinaires ont e rvi dans l'armée ou y ont des amis et des connaissances. Est-ce par mauvais cœur, par passion que nous résistons ? N'avons-nous pas prouvé dernièrement, dans la loi des pensions des officiers polonais, que nous étions toujours prêts à faire tout ce qu'il était possible de faire pour les personnes ?

M. le ministre des affaires étrangères a dit qu'il n'y a pas eu de pression sur la chambre ; il n'y eu a pas en sur moi, je l'avoue. Chaque membre doit savoir ce qui a été fait à son égard. Mais, que M. le ministre en convienne, notre rôle à nous opposants n'est pas le plus facile, ni le plus agréable, il est bien plus doux de se laisser aller au plaisir d'être agréable à beaucoup de monde.

Je vais, en très peu de mots, résumer quels seront mes votes. Je dis mes votes, car. d'après les indications données par M. le ministre des affaires étrangères, je présume que nous serons appelés à voter sur des questions de principes.

Je ne voterai pas les dix années de service, comme le propose le gouvernement, à moins qu'on ne donne aux miliciens une compensation équitable.

Je ne consentirai pas à donner à la dépense que vous demandez un caractère permanent et stable.

Si des fonds vous sont nécessaires pour des circonstances extraordinaires, demandez-les ; je réservc mon vote sur cette question.

M. de Renesse. - Messieurs, désirant motiver mon vote sur le projet de loi de l'organisation des cadres de l'armée, je viens vous présenter quelques considérations en faveur des propositions faites par le gouvernement.

Par suite des discussions qui eurent lieu, notamment en 1849, 1850 et 1851, sur le budget de la guerre, le gouvernement prit l'engagement d'instituer une commission mixte, chargée d'examiner toutes les questions qui intéressent l'établissement militaire du pays ; après de nombreuses séances et des recherches approfondies, cette commission a présenté un long rapport motivé, d'où il me semble résulter que, dans l'intérêt de la bonne et efficace défense de notre territoire, il serait nécessaire que l'armée en campagne eût au minimum 60,000 hommes, sans préjuger la force et la composition de l'armée de réserve.

Si l'on considère la position de la Belgique depuis les événements de 1848, il me paraît incontestable que l'on doit au plus tôt s'occuper de la bonne et solide organisation de l'armée, ainsi que de tout ce qui a rapport à son matériel, de manière qu'en cas de guerre, elle puisse offrir toutes les garanties de la bonne défense du pays. C'est donc pour parvenir à ce but que la commission, après mûres réflexions, a fixé ce chiffre de l'armée active ; cette fixation n'a d'ailleurs pas été prise d'une manière arbitraire, mais elle repose sur des notions de tactique militaire, appuyées par les plus grands hommes de guerre.

Une telle armée active de 60,000 hommes, bien commandés, est plus mobile, sait mieux combiner ses mouvements devant une armée supérieure en nombre ; elle conserve, notamment, l'avantage dans une guerre défensive, rôle de l'armée belge, de pouvoir prendre une certaine position qui lui permette d'éviter, autant que possible, une bataille générale, et, en outre, d'observer l'ennemi, de ne pas le perdre de vue, de l'inquiéter dans sa marche, de la retarder, de ne prendre, en définitive, l'offensive contre une armée plus nombreuse que lorsque celle-ci est déjà affaiblie par ses marches et par les détachements chargés d'observer les forteresses laissées en arrière.

Si, au contraire, l'on n'a à mettre en campagne qu'une armée de 30,000 à 35,000 hommes, elle sera trop faible pour agir contre une force plus imposante ; elle sera forcée immédiatement, de se retrancher derrière les forteresses, sans pouvoir retarder la marche de l'armée ennemie qui, en peu de jours, pourrait envahir et mettre à contribution une grande partie de notre pays, ainsi que cela a eu lieu en 1791, lorsque la Belgique a été occupée par les troupes françaises ; la plupart de nos principales villes ont été alors frappés de contributions extraordinaires, outre les réquisitions de toute nature que le pays a eu à supporter, et les vexations exercées par des fonctionnaires étrangers.

Une considération qui me paraît devoir militer en faveur d'une force armée active au minimum de 60,000 hommes, c'est d'empêcher une armée ennemie de faire de rapides progrès dans l'envahissement de notre territoire, et de donner le temps nécessaire à nos alliés de nous soutenir, si la Belgique était attaquée par l'un de ses puissants voisins.

Un pays qui veut conserver sa nationalité intacte de toute atteinte à son honneur, doit savoir s'imposer les sacrifices nécessaires pour avoir les moyens de la défendre cnergiquement, si elle était attaquée ; ce serait, d'ailleurs, une économie mal placée, au grand détriment de tous les intérêts du pays et de notre nationalité, que de ne savoir faire, en temps utile, les dépenses indispensables pour le maintien d'une armée, solidement organisée avec de bons cadres et des soldats ayant resté quelques années sous les armes, pour pouvoir acquérir cet esprit militaire qui est la force morale de toute armée destinée à concourir efficacement à la bonne défense nationale.

Dans un excellent essai sur la neutralité de la Belgique, publié en 1845, par M. Arends, professeur à l'université de Louvain, cet honorable publiciste s'exprime ainsi à l'égard de notre pays : « Pour que la neutralité de la Belgique en cas de guerre soit assurée, il ne suffit pas que les puissances qui pourraient la violer, soient portées par leur intérêt à la respecter ; il faut encore, et c'est là une condition tout aussi indispensable, que la Belgique elle-même sache la maintenir et la défendre sérieusement et fortement. A cet effet, deux choses sont nécessaires, d'abord la force morale du gouvernement s'appuyant sur une bonne organisation intérieure qui permette de concentrer et de diriger vers un seul but tous les efforts et toutes les ressources du pays, et ensuite la force matérielle, représentée par des forces militaires suffisantes, capables et prêtes à agir avec cette promptitude et cette unité d'impulsion qui assurent le succès.

« Il importe que, par sa conduite et par l'attitude qu'il prend en présence des événements, le gouvernement d'un pays neutre inspire aux belligérants une confiance entière dans sa ferme resolution de maintenir envers et contre tous sa neutralité.

« Il faut que le pays neutre possède des forces militaires suffisantes pour être en état de repousser à main armée toute tentative de violer son territoire ou de porter atteinte aux droits de différentes espèces qu'il tient de sa neutralité. »

Si donc, par malheur, par suite de notre incurie de n'avoir pas organisé une force militaire suffisante pour résister aux attaques de notre ennemi, notre territoire venait à être envahi ; que de contributions de guerre n'aurions-nous pas à payer ? N'aurions-nous pas à craindre, d'ailleurs, de devenir une province conquise ou de servir de partage, parce que nous ne serions plus dignes de conserver notre indépendance ?

Ce sont les nécessités financières qui paraissent avoir guidé la minorité de la grande commission ainsi que la majorité de la section centrale, pour ne demander qu'une force militaire active de 30 à 35 mille hommes ; ces considérations sont certes d'une certaine importance. Aussi, si j'avais pu me convaincre qu'une telle armée serait suffisante pour la bonne et l'honorable défense du pays, je me serais volontiers rallié à ce chiffre, car je n'aime pas plus que tout autre d'augmenter les charges des contribuables déjà assez lourdes ; mais en consultant consciencieusement, sans parti pris d'avance, le rapport de la commission mixte et les motifs longuement développés dans ce grand et remarquable travail, j'ai pu me former une conviction bien assurée que réellement le chiffre de 60 mille hommes de l'armée en campagne doit nous donner une plus grande garantie pour la bonne défense du pays, et lorsqu'il s'agit du maintien de notre nationalité, de repousser toute attaque à notre neutralité, je crois que tout homme bon patriote et sincèrement attaché à l'indépendance de son pays, doit savoir consentir aux sacrifices indispensables pour la bonne et forte organisation de l'armée.

Quant à l'armée de réserve, la grande commission a jugé nécessaire qu'elle soit portée au moins à quarante mille hommes pour la bonne défense des places fortes ; ce qui formerait un effectif général de cent mille combattants composé d'éléments homogènes. Cette fixation de la force militaire a toujours été considérée comme indispensable par le gouvernement, puisqu'il croyait qu'au contingent de l'armée porté jusqu'ici par économie au minimum de quatre-vingt mille hommes, il fallait, en temps de guerre, y joindre au moins vingt mille hommes de la garde civique mobilisée.

Aussi, la commission militaire instituée en 1843, qui avait été chargée d'examiner tout ce qui a rapport à l'organisation de l'armée et à la bonne défense du pays, avait reconnu à l'unanimité que ce contingent de l'armée de 80,000 hommes, « n'était qu'un minimum, que cette armée, loin de paraître supérieure à ce que réclame la défense du pays, ne peut pas même satisfaire autant que l'on doit le désirer aux éventualités de l'avenir, (page 1265) que si donc on doit s'en contenter, ce n'est que parce que les ressources financières qu'on peut y consacrer ne paraissent pas pouvoir être augmentées. »

La Belgique ne se trouvait pas cependant alors dans la même position qu'actuellement, après les événements de 1848 ; si la situation eût été identique il est plus que probable que la commission militaire de 1843 eût opiné, comme celle de 1851, pour que le contingent de l'armée fut porté à cent mille hommes, non compris la garde civique.

S'il faut faire des dépenses pour l'organisation de la garde civique mobilisée, afin de pouvoir en tirer tout le parti possible, pour son concours efficace à la défense nationale, il faudra nécessairement augmenter à cet effet les dépenses du budget de la guerre ; ce ne serait pas en cas d'événements majeurs qu'il s'agirait seulement de faire cette dépense pour cette garde ; mais il est indispensable que de ce chef, déjà actuellement, le crédit à la guerre reçoive une assez forte augmentation pour mettre cette force publique en état de pouvoir utilement concourir à la défense nationale ; je préfère toutefois, quant à moi, une bonne armée de réserve, composée d'anciens soldats, rompus à la tactique et à la discipline militaire, et présentant sous ce rapport plus de garantie que de jeunes soldats bourgeois qui pourraient néanmoins concourir à soutenir et à fortifier les moyens de résistance, car, en cas d'un danger de la patrie, il faut que tout le monde contribue à la défense de la nationalité, soit de sa personne, soit par son argent, et une nation dont les habitants ne sauraient comprendre et s'imposer de tels sacrifices, ne mériterait pas d'être maintenue au nombre des nations indépendantes, elle devrait passer sous le joug de l'étranger.

Si j'appuie le chiffre de 100 mille hommes proposé par le gouvernement, je ne puis cependant consentir à fixer la durée ordinaire du service militaire à 10 ans ; ce serait une aggravation de charge, pour ceux de nos concitoyens que le sort aurait frappés ; il me semble que tout en accordant au gouvernement le chiffre postulé, ainsi que les cadres, l'on pourrait stipuler dans la loi, ainsi que cela existe dans d'autres pays, et comme le gouvernement vient de le proposer à la section cen'rale, qu'au lieu de dix années de service, en cas de guerre seulement, le Roi aurait la faculté de pouvoir rappeler à l'activité le nombre d'hommes des classes congédiées qui serait nécessaire pour parfaire le contingent général de l'armée de 100 mille combattants, composés d'éléments homogènes.

Pour compléter les cadres des officiers de l'armée de réserve, le gouvernement serait autorisé à remettre en activité de service les officiers pensionnés qui voudraient prendre part à la défense nationale : leur patriotisme m'est garant qu'ils ne feront pas défaut au pays, au moment du danger de la patrie ; car, en 1830, ils n'ont pas manqué à l'appel.

Pour que le service militaire ne soit pas une charge, en grande partie, de la classe peu fortunée de notre pays, je serais assez dispose d'admettre dans la nouvelle loi sur le recrutement de l'armée, le système de l'exonération ou de la cotisation, afin de rémunérer ceux qui ont dû supporter la charge du service, et pour faire de l'état militaire une profession, de manière à assurer aux militaires qui,auraient fini leur service, soit un certain pécule ou une pension ; mais en adoptant l'un ou l'autre de ces systèmes, je voudrais qu'il n'y eût pas de taxe uniforme, qu'elle fût proportionnelle, afin que la classe intermédiaire, autant que possible, puisse y prendre part.

Comme ces systèmes pourraient cependant occasionner des inconvénients pour la bonne organisation de l'armée, n'ayant pas été jusqu'ici mis en pratique, je crois toutefois devoir attendre la discussion du projet de loi sur le recrutement, pour me prononcer définitivement sur leur mérite, sur la possibilité de leur exécution.

Quant à fixer la véritable organisation de l'armée, à désigner le nombre des divisions, des régiments, la composition des bataillons et compagnies, et à discuter la proportion des différentes armes, etc., il me semble que cela rentre plutôt dans les attributions du gouvernement, que dans celles des chambres législatives ; aussi, dans aucun Etat de l'Europe, l'organisation de la force publique n'est déterminée par la loi ; vouloir fixer les détails organiques par des dispositions législatives, ce serait donner à l'armée un état stationnaire qui deviendrait bientôt rétrograde, par les progrès des armées voisines.

Nous n'avons donc qu'à déterminer l'organisation des cadres des diverses armes sur le pied de paix, et à fixer ensuite le chiffre du budget de la guerre. Laissons au gouvernement, juge plus compétent que nous, et sous sa responsabilité, le soin d'organiser l'armée d'après les règles de tactique et de stratégie, afin qu'il puisse tirer le meilleur parti possible de cette force publique, et, le cas échéant, défendre avec énergie et honneur notre nationalité.

Je crois devoir aussi présenter quelques observations contre la formation de l'armée active avec le seul élément des volontaires ; il me semble qu'il ne peut être sérieusement question de composer en Belgique une telle force publique, qui est repoussée dans tous les Etats de notre continent, sauf l'Angleterre, comme présentant nécessairement une plus forte dépense des armées permanentes, et ne donnant pas autant de garantie, par sa bonne composition, que les armées recrutées chaque année parmi les citoyens, tous dévoués à nos institutions nationales et qui ont intérêt à leur défense.

Le recrutement d'une armée, par le seul enrôlement volontaire, n'est guère possible en Belgique, pays essentiellement industriel, où, en général, le travail ne manque pas,

D'après les considérations que je viens d'émettre sur le projet de loi de l'organisation des cadres de l'armée, je ne puis me rallier à la proposition de la majorité de la section centrale, pour le maintien pur et simple de la loi de l845, parce que j'ai l'intime conviction que, pour mettrel'armée en état de rendre des services utiles au pays, et pour qu'elle puisse concourir à la bonne et honorable défense de notre nationalité, il faut l'organiser actuellement de manière à ce qu'elle ait toute la consistance voulue pour répondre au but de son institution : la sécurité extérieure de la Belgique.

Je crois aussi, avec l'honorable rapporteur de la section centrale, d'après l'opinion qu'il a émise, lorsqu'il a été question de décider, à la grande commission de la guerre, la composition de l’armée de réserve, que dans les circonstances de guerre, on ne peut guère compter sur le concours de la garde civique, parce que cette institution présente dans son organisation des inconvénients graves qui rendront son concours peu utile.

Pour pouvoir maintenir le chiffre de l'armée à 80,000 soldats d'après la proposition de la majorité de la section centrale, et obtenir néanmoins les 10,000 hommes reconnus nécessaires pour la bonne défense du pays, il faudrait donc immédiatement organiser militairement le premier ban de la garde civique ; cette organisation entraînerait des dépenses assez notables qui ne pourraient compenser la bonne composition homogène d'une armée de réserve.

La prudence la plus ordinaire, et notre position toute particulière, nous font un devoir de maintenir sur le pied de paix les éléments permanents de forces indispensables à la bonne défense nationale.

Je voterai pour la composition d'une armée d'éléments homogènes, d'après la proposition faite par le gouvernement, et conformément à l'avis de la grande commission mixte de 1851 ; mais avec la réserve que la durée ordinaire du service soit limitée, comme actuellement, à huit années, sauf à autoriser le gouvernement à faire le rappel des classes libérées, si la défense du pays l'exigeait impérieusement.

- La chambre, consultée par M. le président, décide qu'elle n'aura pas de séance demain ; elle fixe sa prochaine séance à vendredi à une heure.

M. Dumon. - J'ai toujours été d'avis que, dans nos gouvernements, une des institutions les plus utiles, les plus indispensables, c'est l'année. C'est elle qui repousse l'invasion du territoire, qui maintient l'indépendance, c'est encore elle qui, au besoin, défendrait nos institutions, si des esprits égarés voulaient les détruire. Donc, sans l'armée, qui est la sauvegarde de la nationalité et de l'ordre public, il n'y a pas d'Etat.

L'armée belge, croyez-le bien, messieurs, est à la hauteur de cette noble mission. J'ai eu l'honnear de servir dans ses rangs, et j'ai pu juger par moi-même de son zèle, de son instruction et des nobles sentiments qui l'animent. Je suis heureux de pouvoir en faire ici la déclaration formelle. Vous n'avez pas oublié, messieurs, les services que nous a rendus notre armée pendant la crise de 1848 ; eh bien, soyez persuadés par là que dans les jours difficiles que la Providence nous réserve peut-être, son dévouement et sa bravoure ne vous feraient pas défaut.

Cependant, messieurs, il est bien temps, selon moi, de donner enfin une organisation définitive à l’armée ; car il lui a fallu une bien grande somme de patriotisme pour résister jusqu'à ce jour au découragement qu'a dû jeter dans son esprit la mise en question de son existence qui a lieu chaque année.

Pour qu'elle puisse remplir avec succès le rôle imposant qui lui est confié, elle doit être organisée sur des bases solides, en rapport avec les efforts probables qu'elle aura à soutenir.

Nulle puissance n'a, plus que la Belgique, besoin d'un état militaire fortement organisé. La Belgique est neutre, elle doit donc se mettre en mesure de faire respecter sa neutralité. L'histoire nous apprend que sans une armée suffisante cette neutralité n'est bientôt plus qu'un vain mot.

Ensuite la Belgique n'a presque nulle part de frontières naturelles ; elle doit, pour pourvoir à sa sûreté, s’entourer de forteresses nombreuses, susceptibles d'une défense énergique ; remarquez encore les puissances militaires qui nous entourent, l’instabilité des institutions, l'esprit de conquête de quelques-uns de nos voisins, et vous comprendrez que nous devons porter à notre état militaire plus de sollicitude que les autres Etats de même ordre que nous.

Enfin, messieurs, quelle nation doit se préoccuper de la garde d'autant de richesses et d'une aussi grande somms de libertés ? Ne (page 1266) devons-nous pas, pour les défendre, redoubler d’efforts, et ne reculer devant aucun sacrifice ?

Ce sont ces considérations qui, à toutes les époques, m'ont déterminé à appuyer les propositions du gouvernement relativement à l'armée. Ce sont elles encore qui me portent à venir aujourd'hui défendre le projet soumis à vos dèlibérations.

Voyons sur quelles bases ce projet est établi, et examinons s'il répond aux besoins de la situation. Trois opinions semblent ressortir des divers écrits qui ont été publiés sur la question. La première, basée sur de nobles et chaleureuses convictions, nous suppose capables d'entrer seuls en ligne avec nos puissants voisins, et paraît croire que l'honneur national est intéressé à cette lutte seul à seul. Je ne saurais être de cet avis, quand je songe surtout aux désastres incalculables qui résulteraient d'une défaite.

D'autres auteurs, tout en admettant l'utilité d'une armée, se basent sur les traités et sur notre neutralité pour la réduire aux moindres proportions possible et pour opérer des économies que je serais le premier à adopter si elles étaient praticables.

Mais vous remarquerez sans peine, messieurs, que dans ce cas la conquête de la Belgique pouvant être faite en quelques semaines, ce malheur passerait bientôt à l'état de fait accompli, et notre nationalité serait à jamais perdue pour notre honte et par notre faute. Car, je le demande, quels seraient les alliés qui songeraient à venir à notre secours, si nous n'avions rien fait pour notre propre défense et si nous ne pouvions joindre à leurs troupes l'appoint nécessaire peur former un tout capable de lutter avec succès contre l'ennemi commun ?

La troisième opinion, tout en proposant une armée suffisante pour tenir la campagne, maintient, par nos places fortes, l'intégrité de lignes principales d'opération. De cette manière, on empêche l'ennemi de faire des incursions sur notre territoire, de lever ces immenses contributions de guerre que les villes seules peuvent payer, on couvre les mouvements de notre armée, on assure sa retraite vers ses dernières retranchements, et on facilite sa jonction avec les troupes de nos alliés. J'adopte en tous points ce système de défense, et je pense même que c'est le seul qui satisfasse à tous les besoins de la situation. J'espère, messieurs, vous faire partager ma conviction à cet égard.

Ce système est celui qui a été adopté par le gouvernement, d'accord avec la commission mixte, et voici comment on propose de le mettre en pratique. L'armée serait portée sur pied de guerre au chiffre de 100,000 hommes, dont 50,000 pour la défense des forteresses et le reste pour tenir la campagne.

Ce chiffre de 100,000 hommes n'est pas neuf, il a été proposé à toutes les époques par toutes les commissions, et par toutes les personnes compétentes qui se sont occupées de notre organisation militaire. Si quelquefois la force de l'armée homogène a été fixée à un chiffre moindre, c'est qu'on attendait le concours de 20,000 ou 30,000 hommes de garde civique fortement organisée Aujourd'hui qu'il est démontré qu'on ne peut guère compter sur cet auxiliaire pour lui faire remplir le rôle d'une partie de l'armée active, il faut bien se résigner à organiser nos forces homogènes jusqu'à concurrence du chiffre nécessaire pour la défense nationale.

Nous avons dit que parmi ces 100,000 hommes, 50,000 sont destinés à la défense des places fortes. C'est le chiffre qui, de tout temps, a été demandé pour la bonne défense de toutes les forteresses qui seront conservées, et je ne pense pas qu'il ait été contesté. Il resterait donc, pour l'armée en campagne, 50,000 hommes qui seraient renforcés par 10,000 hommes pris dans les places les plus éloignées du théâtre de la guerre. C'est ce chiffre de 60,000 hommes qui semble avoir soulevé le plus de critiques, et cependant j'espère vous prouver qu'il n'est pas exagéré.

Le plus grand danger pour nous, c'est une attaque à l'improviste qui ne nous permettrait pas de prendre nos dispositions de défense. Eh bien, ce danger serait singulièrement diminué par l'adoption du système du gouvernement. L'attaque exigerait alors plus de troupes que n'en peuvent fournir les places frontières de nos adversaires ; ils devraient rassembler des troupes, former des parcs et préparer le matériel. Comme tous ces préparatifs ne se dissimulent pas facilement, nous serions prévenus en temps utile pour préparer une défense énergique.

Ensuite pour la guerre défensive, il faut une armée suffisante pour couvrir la capitale, pour manoeuvrer devant l'ennemi, pour le forcer à prendre position le plus souvent possible, assez forte enfin pour refuser le combat quand elle juge ne pas devoir l'accepter. De plus une telle armée garde bien mieux le pays, empêche les adversaires de vivre aux dépens de notre territoire et de lever des contributions.

Remarquez aussi, messieurs, que pendant ce temps, nos alliés auront pu réunir leurs troupes et venir à notre secours. Leurs plus petits détachements venant se grouper autour de nos bataillons peuvent être immédiatement utilisés et en voyant la fermeté de notre contenance l'on n'hésitera pas à nous envoyer des renforts qu'on ne craindra pas de voir battre en détail. Une armée plus faible, au contraire, peut être attaquée par surprise, forcée au combat dans des circonstances défavorables, contrainte à une retraite précipitée, qui peut conduire le pays à des désastres irréparables.

Pour sa réserve, le gouvernement compte sur les anciennes classes de milice. Ces hommes resteraient dars leurs foyers et ne seraient rappelés qu'au moment du danger. Vous connaissez, messieurs, comment ce rappel s'opère et vous avez été témoins du zèle que nos soldats mettent à rejoindre les drapeaux, surtout dans les circonstances difficiles. Dès que l'ordre en est donné, les bataillons de réserve sont réunis en quelques jours, les hommes retrouvent leurs armes, leurs habillements et sont immédiatement prêts à rendre les services qu'on attend d'eux.

Ces hommes auront peut-être un peu perdu l'habitude de l'état militaire, mais comme ils ne seront employés que dans les forteresses on compte bien plus sur leur force morale que sur leur adresse dans le maniement des armes. De plus ils seront encadrés par d'excellents officiers qui, ne provenant pas du cadre d'inactivité, auront conservé l'habitude du service et auront étudié les places fortes et les exigences de leur défense.

Remarquez encore, messieurs, que dans le projet du gouvernement tous les corps qui doivent encadrer les troupes du pied de guerre existent sur pied de paix ; c'est là un point essentiel. Ainsi donc pas de corps improvisés, pas de confusion au moment du danger, surtout pas de perte de temps. Chacun arrive à son corps et y trouve sa place marquée d'avance. Le cadre des sous-officiers et des caporaux se trouvera naturellement complété par ceux qui se trouvaient en permission. Car depuis quelque temps ces grades sont confiés à des miliciens. Cette mesure qui, lorsque les hommes ne restaient que peu de temps sous les armes, pouvait faire craindre d'obtenir des cadres peu exercés, sera à l'abri de toute critique quand ces miliciens seront retenus près de trois ans sous les drapeaux.

Le passage du pied de paix au pied de guerre s'opérera donc avec la plus grande facilité. Il est vrai qu'il y aura alors un certain nombre de nominations d'officiers à faire, mais l'armée belge est assez riche en sujets capables pour pourvoir sans peine à ces nominations, et je ne serais même pas étonné que le travail en soit toujours prêt au département de la guerre pour parer à toutes les éventualités, bien loin d'être une cause de faiblesse, cette promotion ajoutera encore à la force de l'armée par un juste stimulant accordé au courage et au mérite et en permettant de récompenser les longs et honorables services que le pied de paix avait dû laisser trop longtemps méconnus.

J'ai dit, messieurs, que tous les corps qui doivent encadrer les troupes du pied de guerre existent sur le pied de paix dans le projet du gouvernement. Voici comment l'exposé des motifs justifie la nécessité des dépôts de cavalerie destinés à encadrer en temps de guerre la réserve de cette arme :

« Aujourd'hui les dépôts de la cavalerie sont fictifs ; pour les administrer et les employer utilement on doit y détacher des officiers et des sous-officiers de tous grades tirés des escadrons de guerre, ce qui nuit au bien du service et oblige à faire continuellement suivre les régiments de leur dépôt ; or, dans la cavalerie surtout, il importe que les dépôts soient à couvert et, par conséquent, indépendants de la partie active de l'arme.

« Les cadres des dépôts de cavalerie formeront, d'ailleurs, les éléments indispensables d'un escadron supplémentaire par régiment, destiné à encadrer les trois plus anciennes classes de milice ; ils représenteront donc la réserve de l'arme et assureront les moyens de porter, en temps de guerre, l'effectif de la cavalerie au chiffre qu'il doit atteindre pour faire face à toutes les nécessités de la guerre. »

La nécessité des dépôts dans les régiments d'artillerie a été démontrée dans des termes aussi formels. J'ai donc été très surpris de ne pas trouver dans le projet de loi le cadre d'une compagnie de dépôt pour le régiment du génie, où le besoin indispensable m'en paraît également démontré.

En effet, eu égard au nombre de nos places fortes, à la constitution essentiellement défensive de nos opérations militaires, la proportion admise pour les troupes du génie par rapport aux autres armes est beaucoup trop faible. En France, où les besoins sont, sous ce rapport, inférieurs à ceux de notre pays, eu égard au nombre des places fortes, la proportion est de 1/30 ; chez nous, elle n'est que de 1/37, et cependant bien des auteurs pensent qu'elle devrait être de 1/20. De là donc la nécessité d'une réserve pour parer à toutes leséventualités.

Le régiment du génie est obligé de distraire un capitaine pour administrer son dépôt et son matériel, et veiller aux soins que ce dernier réclame. De plus, il est forcé de former une école parce que ses sous-officiers et caporaux ont besoin d'une instruction toute spéciale et très étendue et qu'il ne peut par suite trouver des hommes propres à ces fonctions qu'en faisant lui même leur instruction. De là, l'obligation de priver les compagnies de plusieurs officiers, dont deux capitaines, et de divers sous-officiers et caporaux.

Il doit encore pourvoir à une section d'ouvriers qui a dans ses attributions la surveilllaune, la confection, l'entretien et la réparation du matériel du régiment. Cette section composée d'officiers, de sous-officiers et de soldats recrutés dans les autres compagnies, nuit beaucoup au service de ces compagnies et cependant elle est insuffisante pour assurer le service dont elle est chargée.

Que serait-ce donc en temps de guerre quand les compagnies reprendraient leur personnel soit pour être détachées dans les forteresses, soit à l'armée active ? Qui s'occuperait de la confection, de l'entretien, de l'administration de ce matériel du génie si nombreux, si compliqué ?

Il est d'autant plus indispensable de créer des cadres pour le dépôt, pour l'école et pour les ouvriers, que cette partie du service n'est assurée qu'au détriment du reste du corps. Les cadres des compagnies sont diminués d'une manière d'autant plus dangereuse qu'ils sont déjà très faibles pour le service en campsgne ; car on ne doit pas perdre de vue que (page 1267) les compagnies du génie sont plus fortes en hommes que celles d'infanterie, qu'elles ont l'armement et l'équipement de l'infanterie, qu'elles ont en outre un outillage très difficile à entretenir, qu'enfin elles sont destinées à agir par petits détachements, ce qui complique beaucoup le service de l'administration et de la surveillance.

Je suis donc étonné que le gouvernement, qui a proclamé des principes analogues pour les autres parties de l'armée, n'ait pas proposé pour l'arme du génie les cadres suffisants pour un dépôt chargé d'instruire et d'habiller les miliciens, d'encadrer les réserves de l'arme, d'administrer et de surveiller les magasins, d'assurer le service de l'école et de construire, de réparer et d'entretenir le matériel du génie tant pour l'armée en campagne que pour la défense des forteresses. Je ne puis attribuer cette lacune qu'à une inadvertance et je prie M. le ministre de la guerre de vouloir bien la réparer quand on arrivera à la discussion de l'article 2 du projet de loi.

Sauf ce point, messieurs, je suis d'accord avec le gouvernement sur les principes qui servent de base à son organisation. Je vous en ai signalé les principaux avantages et les améliorations qui en résulteront pour notre système militaire.

Ce système répond à toutes les exigences de la situation et concilie d'une manière aussi heureuse que possible les intérêts toujours opposés du trésor et de la défense nationale. Nous ne devions pas attendre moins du zèle et des talents de la commission mixte. Cette commission composée de toutes les sommités militaires du pays et des membres de la législature qui s'étaient le plus occupés de ces sortes de questions, a produit un travail qui certainement a dû faire impression sur vos esprits. C'est ce travail si remarquable, où sont traités avec tant de savoir tous les points qui ont rapport à notre organisation militaire, qui a déterminé la conviction du gouvernement. J'espère de même qu'il parviendra à entraîner la vôtre.

Il serait désirable, dit-on, que la loi sur l'organisation soit votée à une grande majorité. Mieux vaudrait pour l'armée donner une nouvelle sanction à la loi de 1845 que de chercher à l'augmenter par une loi qui ne passerait qu'à une faible majorité. L'institution, par la loi actuelle, qui sera vivement combattue, n'aura pas toute la stabilité désirable. Pour ma part, je n'en crois rien. Quelle que soit la loi que vous votez, quelle que soit la majorité qui s'y rallie, je ne me flatte pas qu'elle obtienne le privilège d'être pour longtemps à l'abri de nouvelles attaques.

L'expérience démontre qu'après quelques années de paix, tout système militaire, quel qu'il soit, sera de nouveau battu en brèche ; c'est dans la nature même des choses. Je n'hésite donc pas à appuyer le projet en discussion que je regarde comme bien préférable à la loi de 1845, bien qu'il rencontre une certaine opposition dans cette chambre.

On reproche au système d'obérer les finances, d'exiger sur pied de paix un budget normal très élevé, d'entretenir des cadres coûteux. Ceci me touche peu. Quand il s'agit de l'honneur et de l'indépendance on ne marchande pas.

Cependant il faut réduire le reproche à sa juste valeur. Trouveriez-vous préférable d'entretenir sur pied de paix une nombreuse armée de soldats, presque sans cadres, qui ne serait susceptible d'aucune extension au moment du danger ? Ou bien si on rend cette armée suffisante pour parer à toutes les éventualités, ne sera-t-elle pas, sur le pied de paix, bien plus coûteuse que celle qu'on vous propose ?

D'ailleurs la Belgique qui a le territoire le plus difficile à défendre, les plus grandes richesses à garder, les plus précieuses libertés à protéger, la Belgique l'objet de la convoitise de ses voisins, n'est cependant pas le pays qui s'impose le plus de sacrifices financiers pour sa défense nationale.

Bien des puissauces mieux défendues qu'elle par la nature consacrent à leur état militaire une plus grande part que nous de leurs recettes, et comme la Belgique est un des pays où les impôts par habitant sont les moins élevés, j'en conclus que c’est en Belgique que chaque citoyen supporte la moindre part de sacrifices pour la défense de sa patrie et de ses libertés.

D'ailleurs M. le ministre des finances, que vous n'accuserez certainement pas d'être prodigue des deniers publics, est favorable au projet en discussion et il a déclaré qu'il ne le regardait pas comme dangereux pour nos finances.

Mais supposons encore que cela ne soit pas vrai, supposons qu'il faille s'imposer de nouveaux sacrifices, voter de nouveaux impôts, je n'hésiterais pas, car c'est là pour nous une question de vie ou de mort. On a quelquefois reproché aux défenseurs de l'armée d'être prodigues en dépenses, mais de se refuser à augmenter les ressources du trésor : entendons-nous, messieurs, c'est vrai quand il s'agissait de dépenses facultatives, de dépenses qu'on pouvait ajourner, de dépenses qu'il fallait repartir sur un certain nombre d'exercices ; c'est vrai quand il s'agissait de consacrer le principe dangereux du minimum d'intérêt.

Mais quand il s'agit de l'existence nationale, nous ne reculons devant aucun sacriûce. L'hésitation alors serait un crime.

Enfin, messieurs, et c'est par cette considération que je termine, la question de l'armée et de la défense du territoire est une question de responsabilité gouvernementale. Personne mieux que le gouvernement n'est à même de connaître les ressources du pays et les exigences de sa défense. Quand il vous déclare qu'il ne croit pas pouvoir assumer la responsabilité de la situation avec des moyens inférieurs à ceux qu'il sollicite, qui osera les lui refuser ? Ce serait poser envers le pouvoir un acte de défiance qu'il n'accepterait peut-être pas et qu'il n'a certainement pas mérité.

Enfin, messieurs, je viens vous prier de vouloir bien sanctionner de votre vote la loi en discussion, les éléments de conviction ne vous auront pas fait défaut.

Pour moi, j'appuie de toule l'énergie dont je suis capable les propositions qui vous sont soumises ; non seulement parce que mes études militaires m'ont mis à même de les reconnaître comme bonnes, mais encore parce que je suis persuadé que si la grande voix du pays pouvait se faire entendre, elle se joindrait à moi pour vous engager à ne pas sacrifier les questions d'honneur et d'indépendance nationale à une économie d'argent.

Je termine donc, messieurs, persuadé que, dans cette question comme dans toutes les autres, vous ne manquerez pas aux devoirs que vous impose un patriotisme éclairé.

- La discussion est continuée à après-demain.

La séance est levée à 4 heures et demie.