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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 11 mars 1856

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1855-1856)

(Présidence de M. Delehaye.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 881) M. Maertens procède à l'appal nominal à deux heures et un quart

M. Ansiau donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la Chambre

M. Maertens présente l'analyse des pétitions adressées à la Chambre.

« La dame Clauwaert, veuve du sieur Charlier, ancien militaire demande une pension ou un secours annuel. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« L'administration communale d'Olne adresse à la Chambre un rapport de la commission chargée de vérifier le compte du receveur du bureau de bienfaisance de cette commune pour l'exercice 1854. »

- Même renvoi.


« Le sieur Dupont, charbonnter et cabaretier à Pâturages, demande que son neveu J.-B. Flcrou soit libéré du service militaire. »

- Même renvoi.


« Des secrétaires communaux dans l'arrondissement de Roulers déclarent adhérer à la pétition de plusieurs secrétaires communaux en date du 21 décembre. »

- Même renvoi.

M. Lelièvre. - J'appuie la pétition et je la recommande à l'attention partitulière du gouvernement. J'espère que celui-là prendra de suite des mesures sur l'objet dont il s'agit en la réclamation.

M. de Baillet-Latour. - J'appuie les observations de l'honorable M. Lelièvre.


« Les bourgmestre, échevins, conseillers communaux et d'autres habitants de Renaix prient la Chambre d'accorder au sieur Tarte la concession d'un chemin de fer de Braine-le-Comte à Courtrai. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la concession de plusieurs lignes de chemin de fer. »


« Le conseil communal de Boisschot prie la Chambre d'accorder à la compagnie Goddyn-Riche la concession d'un chemin de fer direct d'Anvers à Hasselt. »

- Même renvoi.


« Le conseil communal d'Olne présente des observations sur le mode de nomination des membres du bureau de bienfaisance. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur les établissements de bienfaisance.


« Les conseils communaux de Kemseke, St-Paul, Stekene, la Clinge, Meerdonck, Vracene et Nieukerken présentent des observations relatives au droit d'entrée sur le lin. »

- Renvoi à la commission permanente d'industrie.


« Le sieur Mors, ingénieur civil, transmet deux lettres qu'il a adressées à M. le ministre des travaux publics, pour solliciter la concession d'un chemin de fer de Grammont vers Gand, et demande qu'on lui conserve ses droits de priorité. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la concession de plusieurs lignes de chemin de fer.


« La députation permanente du conseil provincial d'Anvers demande qu'une loi détermine la part contributive des intéressés dans l'exécution des travaux d'amélioration de la Grande-Nèthe, et charge l'Etat d'exécuter ces travaux. »

M. Dellafaille. - Je demande le renvoi de cette pétition à la section centrale, chargée de l'examen du budget des travaux publics.

- Adopté.


« Des habitants de Liège demandent que les récipiendaires aux grades académiques soient transportés gratuitement par le chemin de fer sur la présentation de la lettre de convocation à l'examen écrit. »

- Renvoi à la commission des pensions.


« Le sieur Falkembergh demande l'établissement d'une caisse de retraite en faveur des conseillers communaux. »

- Même renvoi.


« Le sieur Parent, ancien colonel de volontaires, demande une pension proportionnée aux services qu'il a rendus au pays. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Par messages du 8 mars, le Sénat informe la Chambre qu'il a adopté les projets de lois relatifs aux objets suivants :

« Crédits supplémentaires au budget des affaires étrangères pour 1855.

« Crédit pour l'exécution d'ouvrages d'utilité publique (budget des travaux publics).

« Transfert au budget de la guerre pour 1856 d'une somme de 77,570 francs comprise dans le crédit alloué par la loi du 11 juin 1855. »

- Pris pour notification.


« La Société Thimister et comp., fait hommage à la Chambre de 110 exemplaires d'une note sur le chemin de fer du Nord-Est Belge, dont elle demande la concession. »

- Distribution aux membres de la Chambre et dépôt à la bibliothèque.


« M. Raingo fait hommage à la Chambre de 108 exemplaires de ses études sur l'article 67 du Gode de commerce. »

- Distribution aux membres de la Chambre.


« M. Mellon-Leduc fait hommage à la Chambre de 2 exemplaires de ses écrits intitulé : la Belgique et le Portugal, mémoire communiqué à quatre puissances. »

- Dépôt à la bibliothèque.


« M. Faignart, retenu pour affaires, demande un congé de quelques jours. »

- Ce congé est accordé.

Projet de loi accordant un crédit provisoire au budget du ministère des travaux publics

Rapport de la section centrale

M. de Man d'Attenrode. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné la demande de crédit provisoire de 4 millions pour le département des travaux publics.

- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport et le met à la suite des objets à l'ordre du jour.

Projets de loi de naturalisation

M. de Perceval dépose divers projets de loi de naturalisation.

- Ces projets de loi sont mis à la suite des objets à l'ordre du jour.

Projet de loi modifiant la loi sur les extraditions

Discussion générale

M. le président. - La commission spéciale à laquelle vous avez renvoyé les propositions qui avaient été faites vous a soumis son rapport par l'organe de M. Orts.

M. le ministre se rallie-t-il à son projet ?

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Non, M. le président.

Messieurs, je suis le premier à regretter de ne pouvoir me rallier à la proposition de votre commission. A l'accepter, mon rôle serait incomparablement plus facile. Si je maintiens ma rédaction première, ce n'est point par amour-propre, ni de parti-pris : cette attitude serait peu digne d'un débat aussi sérieux ; en agissant, comme je le fais, je cède au sentiment de mes devoirs, et en persistant dans le projet, le cabinet tout entier est convaincu qu'il sert les véritables intérêts du pays.

Vous vous rappelez quel a été le point de départ de la difficulté : c'est l'affaire, la trop fameuse affaire Jacquin. A l'occasion de cette demande d'extradition, la chambre des mises en accusation de la cour de Bruxelles a émis l'avis, le simple avis, remarquez-le, que l'attentat contre la vie du souverain est un crime essentiellement politique, que tout au moins, s'il ne l'est pas en lui-même, il constitue un fait connexe à un délit politique ; que dès lors, l'article 6 de la loi du 1er octobre 1833 fait obstacle à l'extradition.

(page 882) Mais la cour de cassation a eu à connaître la difficulté et l’a, ainsi que la cour d’appel de Liége, résolue dans un sens tout à fait opposé. Elle s’est prononcée, non point sous forme d'avis en émettant une simple opinion ; elle a rendu un arrêt.

Il y a eu chose jugée dans la plus haute expression, par un arrêt rendu par sept magistrats sur les conclusions conformes d'en autre magistral. Eh bien, la cour a décidé que l'attentat contre la vie d'un souverain est un crime de droit commun, devant suivre le sort que subirait le meurtie ou l’assassinat commis sur un particulier. Elle a, de plus, décidé, que la circonstance que ce meurtre, que cet assassinat serait mêlé, serait connexe à un délit politique, ne soustrairait pas le crime à la loi commune, c’est-à-dire que le fait resterait soumis à l’edxtradition.

C'est cette opinion, messieurs, que j'ai déjà eu l'honneur de soutenir devant vous lors des interpellations que l'honorable M. Verhaegen m'a adressées l'année dernière.

J'ai établi alors, comme je le maintiens aujourd'hui que le crime de meurtre, d'assassinat, d'empoisonnement, qu'il soit commis contre un souverain ou qu'il soit commis contre un particulier, reste essentiellement un crime de droit commun ; que c'est un acte qui viole à la fois les lois divines et humaines et que, comme tel, il est compris dans la loi de 1833 et par conséquent soumis à la mesure de l'extradition.

Dans le rapport de l'honorable M. Orls, je lis une citation d'un auteur, à coup sûr très recommandable, citation dont on pourrait induire que les crimes dont il s'agit doivent suivre, dans certaines hypothèses, le sort des délits politiques auxquels ils seraient mêlés, c'est-à-dire qu'ils échapperaient à l'extradition.

L'honorable M. Orts, en transcrivant l'opinion du M. Hélie n'a pas jugé convenable ou a cru inutile peut-être de citer tout le passage dont il est question.

L'opinion de l'auteur ne se présente pas d'une façon aussi absolue qu'on pourrait le croire à la lecture de l'extrait cité par l'honorable M. Orts.

En effet, M. Hélie conclut en disant qu'en cette matière il n'y a, en définitive, pas de règle absolue à tracer et qu'il faut s'en référer à l'appréciation des gouvernements qui ont à statuer sur les crimes connexes à des délits politiques.

M. Hélie a publié un autre livre qui jouit d'une réputation méritée parmi les criminalistes ; il l’a écrit en collaboration avec M. Chauveau, c'est l'ouviage si connu sous le nom : « De la théorie du Code pénal ». Là je lis une opinion qui est tout à fait différente de celle que M. Hélie écrivant plus tard, écrivant isolément, a paru admettre.

« Au n°983, Faustin Hélie et Chauveau se chargent précisément de réfuter, et victorieusement, la théorie de la cour d'appel de Bruxelles.

« Au surplus, disent-ils, nous n'entendons parler ici que des crimes essentiellement politiques et qui n'ont aucun rapport avec les crimes ordinaires, tels que la tentative de trahison et les complots. Les crimes complexes, c'est-à-dire qui réunissent un crime politique et un crime commun, doivent être frappés des peines ordinaires. On ne peut admettre, en effet, que les attentats contre les personnes ou contre les propriétés soient punis de peines moins rigoureuses parce qu'ils ont été commis dans un but politique ; car ce serait reconnaître que ce but est en soi-même une circonstance atténuante de tous les crimes. Si le délit politique reflète une immoralité spéciale, ce n'est qu'autant qu'il reste pur, pour ainsi dire, de tout mélange avec les délits communs.

« Mais si l'agent n'a pas reculé devant le meurtre ou le brigandage pour accomplir ses desseins politiques, il est évident que la criminalité relative de son intention ne saurait plus le protéger, et que le droit commun revendique un coupable qui s'est souillé d'un crime commun. Qu'importe que ce soit la vengeance, la cupidité ou le fanatisme politique qui ait mis le poignard au bras de l'assassin ? Cette action n'est pas moins un assassinat. »

Vous voyez, messieurs, que M. Hélie établit là une doctrine toute différente de celle qu'on pourrait lui attribuer à la lecture du passage cité dans le rapport de la commission.

Non seulement, messieurs, telle est l'opinion de deux criminalistes distingués, c'est aussi l'opinion d'un homme éminent de cette assemblée, de l'honorable M. Lebeau lui-même, quand il était ministre de la justice.

L'honorable membre a présenté en 1834 un projet de révision du Code pénal. Appelé à s'expliquer sur les crimes politiques et sur les crimes qui y sont connexes, il s'exprimait dans les termes suivants :

« Ajoutons que, quelque funestes que soient pour la société les attentats purement politiques, lorsque le sang n'a pas coulé, qu'ils ne portent pas la trace d'une perversité particulière, l'opinion ne les confond pas avec les crimes ordinaires. Celui qui est criminel aux yeux d'un parti est souvent un héros aux yeux du parti opposé. Lorsqu'un court intervalle de temps s'est écoulé, que les passions se sont apaisées, l'opinion n'a plus que de l'indulgence ou de l'indifférence pour un crime qui ne lui apparaît plus que comme une erreur ; elle ne garde de sévérité que contre les rigueurs d'une peine irréparable.

« Aussi la peine de mort ne répugne-t-elle en aucun cas autant que pour les crimes politiques. Comminer cette peine aujourd'hui pour les crimes purement politiques, c'est inviter le jury à prononcer dans tous les cas l’impunité du coupable. Nous croyons donc faire beaucoup pour l’efficacité même de cette partie de la législation, en proposant d’en diminuer la sévérité.

« Toutefois, on proposant l'abrogation de la peine de mort en matière politique, nous n'entendons pas y soustraire ces crimes complexes dans lesquels les coupables versent le sang de leurs concitoyens. »

« Ainsi, les massacres, les combats sanglants, livrés par des partis, ne troublent pas seulement l'ordre politique, ce sont des attentats contre l'humanité. Là se trouve le degré d'immoralité qui fait punir l'assassin du dernier supplice. Celui qui est teint du sang de ses victimes, de quel droit viendrait-il réclamer une absolution dans l'intérêt de ses idées on de ses chimères ?

« Ainsi, dans la répression des crimes contre la sûreté de l'Etat, nous avons conservé la peine de mort pour tous les attentais qui menacent la sûreté personnelle du Roi ou la vie des citoyens. Lorsque le prétexte ou le but politique a eu pour résultat la guerre aux propriétés, le législateur n'y voit encore qu'un crime complexe ; il n'y a pas là seulement aberration coupable, il y a encore crime contre les propriétés. Le droit commun réclame ici l'application des lois ordinaires. »

Incontestablement on ne saurait penser plus sainement, on ne pourrait mieux dire.

L'honorable M. Lebeau s'occupait de la punition de ces crimes ; il y a lieu, aux yeux de la raison comme de la morale et de la justice, d'appliquer ces règles si sages à l'extradition, car l'extradition n'a pas d'autre but que de faire punir le malfaiteur.

L'opinion de mon honorable prédécesseur de 1834, a trouvé un chaud appui dans un écrit d'un homme dont il suffit de citer le nom pour qu'à l'instant il soit entouré de respect et de considération, qui compte parmi les criminalistes les plus distingués de l'époque, de M. Haus, professeur à l'université de Gand ; M. Haus a écrit un livre, qui est un monument de droit criminel, à propos du projet de M. Lebeau ; voici comment l'auteur s'expliquait à l'occasion du passage que je viens de citer :

« Les crimes complexes entraînent des peines ordinaires. Nous approuvons cette règle adoptée par le projet. Il serait absurde, en effet, de punir moins sévèrement les attentats contre les personnes ou contre les propriétés, lorsqu'ils ont été commis dans un but politique, et de considérer par conséquent ce but comme une circonstance atténuante. Si ces mêmes crimes avaient été exécutés sans intention de renverser ou de troubler l'ordre politique, leurs auteurs auraient encouru la peine ordinaire ; à plus forte raison cette peine doit-elle leur être appliquée, si des projets hostiles à l'Etat viennent aggraver la culpabilité des accusés. »

La commission spéciale dans l'article premier qu'elle vous a soumis, accepte cette assimilation du crime d'attentat contre la vie d'un souverain au crime de meurtre, d'assassinat ou d'empoisonnement. Dans les termes où la commission fait cette déclaration, celle-ci me paraît même inutile. En effet, il n'est sérieusement entré dans l'idée de personne que l'assassinat d'un roi ne dût pas être envisagé comme un crime ordinaire.

Sous ce rapport, la première disposition de l'article premier de la commission est réellement sans portée ; ce qu'il eût été utile d'exprimer, c'est ce que devient l'attentat contre la vie d'un souverain, il fallait déclarer que cet attentat est assimilé au crime ordinaire d'assassinat, d'empoisonnement ou de meurtre.

C'est dans ce mot « attentat » qu'est le point de départ de la difficulté. On a cru que le mot « attentat » devait donner un caractère différent au meurtre. C'est donc la valeur du mot « attentat » qu'il faut expliquer. C'est sur ce point qu'il faut, je ne dirai pas interpréter la loi, mais lui donner toute sa valeur. Et c'est par ce motif essentiel que le gouvernement a cru devoir maintenir, dans sa rédaction, le mot « attentat ».

La Chambre aura remarqué que, dans son article premier, la commission s'occupe du meurtre, de l'empoisonnement ou de l'assassinat d'un souverain étranger, lorsque ce fait se présente dégagé de toute pensée politique, lorsque c'est un fait isolé, lorsqu'il constitue ce que l'on pourrait appeler le meurtre personnel du souverain. L'article premier ne s'occupe pas du meurtre du souverain, déterminé par une pensée politique ou rattaché à un délit politique. Elle fait donc la déclaration que c'est un crime de droit commun. Je le répète, cette déclaration me paraît inutile.

La commission partant de ce point déclare dans son rapport l'égalité absolue du souverain et du simple particulier, devant la loi, en ce qui concerne le crime d'assassinat. Le passage du rapport de l'honorable M. Orts est tout à fait explicite ; voici comment il est conçu :

« Au milieu de ces opinons si multiples, une pensée commune a toutefois réuni l'unanimité des suffrages, et c'est précisément la pensée mère du projet ; l'idée aussi morale que démocratique d'appliquer au monarque étranger, comme au plus humble de ses sujets, la grande règle de l'égalité devant la loi.

« Le régicide, au vœu de tous, doit désormais, en Belgique, être incontestablement réputé homicide. La vie du souverain étranger sera protégée à l'égal de la vie de tout étranger, sans distinction de rang, ni plus ni moins.

« Faire plus, ce serait, en effet, ériger le régicide en crime politique par un triste privilège et admettre ce que tous nous repoussons, l'extradition politique. Faire moins, c'est exclure le prince étranger du droit commun, et sanctionner une injustice. »

La commission ne veut donc pas sanctionner d'injustice, et (page 883) cependant, quelques lignes plus loin, par une contradiction étrange, la commission veut sanctionner cette injustice.

Elle insère dans le projet de loi cette disposition contre laquelle elle vient de protester. C'est lorsqu'il s'agit de la complicité.

« Vous le savez, la complicité des crimes et des délits est régie par les articles 60 et suivant du Code pénal et par l'article premier du décret du 20 juillet 1831 sur la presse.

Ce régime forme le droit commun, applicable à tous les crimes, sans distinction des personnes contre lesquelles ils sont commis.

La commission qui vient de déclarer que l'assassinat du souverain est un crime ordinaire, restreint la complicité lorsqu'il s'agit d'un crime de cette espèce ; elle met donc sous ce rapport, on peut le dire, le souverain hors du droit commun, elle crée une véritable mise hors la loi ; par une inconséquence que je ne puis comprendre, elle établit un privilège en faveur du complice de l'assassinat d'un souverain.

Ce système, je n'hésite pas à le déclarer, est inacceptable.

La commission a donc limité les cas de complicité ; elle a spécifié les éléments constitutifs de la criminalité, en ce qui concerne la complicité ; elle a exclu trois ou quatre modes de complicité : les actes de complicité commis par abus d'autorité ou de pouvoir, ceux qui sont commis par des machinations ou artifices coupables. Pourquoi la commission a-t-elle exclu ces éléments de complicité ? Sont-ils immoraux ? Oui, ils le sont. Sont-ils dangereux ? Oui, ils le sont. Vous les admettez quand il s'agit du meurtre d'un particulier. Pourquoi perdent-ils leur caractère odieux quand il s'agit de l'assassinat d'un souverain ?

Qu'ont-ils donc d'exceptionnel ? Ces éléments sont vagues, nous dit-on ; ils permettraient de comprendre, d'englober dans une accusation mystérieuse tous les hommes qu'on voudrait faire condamner.

Mais n'oublions pas, messieurs, qu'il s'agit de faits bien précis, bien déterminés.

L'abus d'autorité et de pouvoir n'a rien de vague, ni de mystérieux ; il tombe sous le sens ; l'appréciation en est facile. Les machinations ou les artifices, n'oublions pas qu'ils doivent être coupables.

La loi le dit en termes formels, et c'est la magistrature qui apprécie la culpabilité.

Pourquoi donc cette position inégale, cette différence lorsqu'il s'agit d'un attentat contre la vie d'un souverain et du même crime dirigé contre un particulier ?

Voyez dans la pratique ce qui arrivera. Supposons, dans un pays étranger, deux meurtres le même jour : l'un contre un simple particulier, l'autre contre un souverain, Les complices de ces deux crimes se réfugient en Belgique. Le complice de l'assassinat d'un simple particulier pourra être extradé. Le complice de l'assassinat du souverain ne pourra pas l'être.

Je le demande encore une fois, est-ce que ce système est acceptable ? est-il même sérieux ?

A voir la sollicitude de la commission à l'endroit des dangers que présente le maintien de ces modes de complicité, on dirait vraiment que ces modes de complicité sont quelque chose de nouveau, quelque chose d'extraordinaire.

Mais, non, messieurs, il n'en est pas ainsi, dans toutes les révisions de la législation pénale ces modes de complicité ont été maintenus. En 1832, lors de la révision du code français, élaborée sous l'empire d'idées extraordinairement libérales (à tel point qu'en termes du palais le Code pénal de 1832 est qualifié de « Code pénal progressif »), on a maintenu les « abus d'autorité » et les « machinations coupables ». L'honorable M. Lebeau, en présentant le projet de 1834, a maintenu les « abus d'autorité » et les « machinations coupables ».

La commission du Code pénal, qui est composée des hommes les plus distingués du pays, a maintenu les « abus d'autorité » et les « machinations coupables ». Il y a plus, les deux Chambres ont voté le maintien de ces éléments de complicité dans le nouveau Code pénal.

Tout cela, messieurs, ne doit-il pas nous donner la conviction que non seulement le maintien de ces éléments de complicité ne présente aucun danger, mais qu'il est essentiel de le décréter ?

En effet, quel est le motif qui a engagé le législateur à inscrire ces éléments de complicité dans le Code pénal de 1810 ? « La perversité humaine, a dit l'orateur du conseil d'Etat, est si remplie d'astuce que la société ne saurait s'entourer de trop de garanties. » Eh bien, messieurs, cela était vrai en 1810, cela est encore vrai aujourd'hui et cela sera toujours vrai.

On a paru craindre l'application du principe posé dans l'article premier du décret sur la presse qui regarde comme complices ceux qui par des discours prononcés dans un lieu public, ou par des placards affichés, ou par des écrits vendus ou distribués, auront provoqué à commettre un crime. Je crois que ce mode de complicité est aussi coupable que pas un, et je ne sais pas s'il peut en exister un plus dangereux.

En effet, messieurs, celui qui provoque directement un crime est imbu d'une méchanceté plus grande que celui qui, matériellement exécute ce crime. Provoquer à commettre un crime c'est en faire naître la pensée, et certes entre la pensée perverse qui combine une trame, et la main aveugle qui exécute, il y a une différence, mais cette différence n'est pas en faveur du provocateur.

Cette complicité spéciale du décret de 1831 est donc encore morale au premier chef ; elle est l'œuvre du congrès national dont les aspirations libérales sont l'honneur du pays, et certes le législateur de 1831 n'eût pas admis dans ce décret un mode de complicité dangereux, pouvant devenir une arme terrible contre des innocents. Du reste les deux Chambres, en votant la révision du Code pénal, ont inscrit littéralement dans le nouveau texte les moyens de complicité prévus par l'article premier du décret sur la presse ; et comment les deux Chambres ont-elles voté cette disposition ? Ce n'est pas seulement à titre de complicité., mais c'est à titre direct, c'est-à-dire que le provocateur au crime n'est pas un complice, mais que c'est un co-acteur, un agent direct, envisagé comme auteur direct du crime.

Je crois donc, messieurs, que le système de la commission qui tend à établir une complicité spéciale en matière de meurtre commis contre la personne d'un souverain, est un système impraticable, un système qu'il faut répudier au nom des vrais principes, au nom du droit, au nom de la raison et je dirai même au nom de la moralité politique.

J'arrive à l'article 2 de la commission.

Il y a dans cet article deux disposions qui semblent être inutiles : celle qui exige l'avis de la chambre des mises en accusation et celle qui exige la condition que ceux dont l'extradition est demandée, ne seront point poursuivis ni punis pour des délits politiques.

Vous savez, messieurs, que la loi de 1833 exige, dans tous les cas, que le gouvernement, avant de faire l'extradition, prenne l'avis de la chambre des mises en accusation. Cette chambre sera donc toujours consultée, elle émettra un avis sur l'ensemble de la demande telle qu'elle est formulée. Inscrire cette disposition dans la loi actuelle ce serait donc faire une chose qui constituerait une véritable superfétation.

J'en dirai autant de la garantie qu'on veut stipuler contre des poursuites pour délits politiques antérieurs à l'extradition. Cela se trouve exprimé d'une manière formelle dans la loi de 1833 et cette stipulation est reproduite dans nos traités d'extradition.

Mais, messieurs, si l'avis de la Chambre des mises en accusation doit s'appliquer au point de savoir si le fait dont il s'agit est un fait grave ou présentant un caractère exceptionnel, si telle est la pensée de la commission (et elle s'en expliquera, je pense) alors je dois repousser la disposition comme impossible.

£n effet, de quoi s'agirait-il ? Nous sommes dans l'hypothèse où l'on demande l’extradition d'un étranger auteur ou complice d'un meurtre, d'un assassinat ou d'un empoisonnement commis sur la personne de son souverain ; on demanderait donc à un corps judiciaire, à la chambre des mises en accusation si ce meurtre, cet assassinat, cet empoisonnement est un fait grave ; cela est-il possible ? Mais incontestablement le meurtre d'un souverain est toujours un fait grave, il est toujours dans une position exceptionnelle, il a toujours des conséquences immenses ; il est donc, de sa nature même, de son essence même, essentiellement grave ; pourquoi donc demander l'avis d'un corps judiciaire sur ce point ?

Si d'un côté les propositions de la commission sont en opposition avec les principes, elles offriraient d'un autre côlé des difficultés très sérieuses dans l'exécution.

Je viens de démontrer que l'article premier établit une complicité spéciale dont elle définit les éléments en ce qui concerne les attentats contre la vie des souverains.

La commission entend poser désormais cette complicité comme condition de toute extradition à faire ; ce principe nouveau, s'il était admis, devrait donc être reproduit dans toutes les conventions que la Belgique serait appelée à conclure dans l'avenir. Eh bien, messieurs, je n'hésite pas à dire que ce serait là une première source de difficultés inextricables. On ne ferait plus de conventions d'extradition ; il n'y aurait pas de gouvernement étranger qui consentît à stipuler avec la Belgique dans une situation pareille. Demandons-nous, messieurs, ce qui se passe depuis la loi de 1833, qui est la loi-mère de l'extradition.

La Chambre sait que dans toute cette loi il n'est question ni de complicité ni de tentative ; les mots ne s'y trouvent même pas. On s'est borné à faire l'énumération de certaines catégories de crimes devant donner lieu à l'extradition. Il est donc évident qu'on a dû se référer, pour les cas de complicité et de tentative, aux législations des différents pays qui contractant. Représentons-nous bien ce qu'est, en définitive, une convention d'extradition. La Belgique vient dire à un gouvernement étranger : Je m'engage à vous livrer ceux de vos nationaux réfugiés chez moi, qui seront condamnés ou accusés suivant les lois de votre pays, du chef de certains crimes déterminés, à la condition que vous, gouvernement étranger, vous consentiez à me livrer mes nationaux qui se seraient rendus coupables des mêmes crimes tels qu'ils sont définis par la loi belge. L'application d'une loi d'extradition est donc un contrat bilatéral, un contrat synallgmatique et où chacun des parties reste soumise à ses propres lois pour la définition des crimes du chef desquels elle peut demander l'extradition. Chaque fois donc qu'une demande d'extradition sera formulée de la part de la Belgique, la formule d'accusation devra comprendre les éléments constitutifs du crime, d'après la loi belge, car l'individu qu'il s'agit de réclamer a violé non les lois du pays où il s'est réfugié mais les lois de son propre pays.

Le bon sens indique par conséquent qu'en matière d'extradition c'est d'après les lois du pays qui demande cette mesure, qu'il faut se guider. Cela me paraît incontestable quant au crime lui-même et cela me paraît également incontestable quant à la tentative et quant à la complicité.

(page 884) Prenons un exemple : je suppose que la Belgique demande une extradition à la Prusse et qu'il s'agisse d'un fait de complicité. Les arrêts de mise en accusation que nous enverrons en Pruse seront conçus d'après nos lois, et définiront la complicité d'après ces mêmes lois. Supposons maintenant que la Prusse eût modifie ses lois en matière de complicité, qu'elle eût quelques éléments différents de complicité et qu'elle vînt nous les opposer ; incontestablement, nous nous refusions à une telle prétention et nous dirions : « Il s'agit d'un individu coupable d'après nos lois et non d'après les vôtres ; exécutez le traité d'extradition. »

Vous voyez donc qu'en pratique ce système nouveau deviendrait, quant au passé au moins, d'une complète inexécution.

Je dis d'une complète inexécution, car le pays étranger n'appliquerait pas moins, dans ses documents judiciaires, ses principes de droit pénal, comme nous continuerions à appliquer les principes de notre droit pénal.

La disposition proposée par la commission spéciale n'aurait donc aucun effet rétroactif quant aux conventions existantes. Ces conventions sont très nombreusés, la Chambre le sait : elles atteignent le chiffre de 40.

Eh bien, pour toutes ces conventions, nous resterions sous la situation ancienne, et la disposition nouvelle que nous inscririons dans la loi n'aurait aucun effet légal quant au passé.

Peut-être même pourrait-on soutenir que cette disposition serait la violation, la rupture des traités.

Nors ne pouvons vouloir ni violer la foi des traités, ni rétroagir sur le passé ; nous pouvons encore moins rompre par notre fait isolé les traités qui nous ont introduits dans la grande famille des nations européennes.

Pour l'avenir, j'ai déjà déclaré que la stipulation nouvelle de la commission serait inexécutable ; on ne ferait aucune espèce de convention.

D'ailleurs, comment pourrions-nous imposer aux magistratures étrangères l'obligation de conformer leurs arrêts de mise en accusation, leurs documents judiciaires à la complicité spéciale que nous établirions dans notre pays ? Ce serait radicalement impossible.

En effet, qu'on ne l’oublie pas, un arrêt de mise en accusation ne se formule jamais en vue d'une extradition ; un arrêt de mise en accusation et tous les documents qui le précèdent, sont faits comme compléments de l'instruction. On ne sait pas où l'individu sera ; on ne sait pas même s'il sera en fuite, s'il sera latitant ; on ne sait dans quel pays il se trouvera. En un mot, je le répète, jamais un arrêt de mise en accusation n'est formulé en vue d'une extradition ; par conséquent une magistrature étrangère n'aura janais non plus à se préoccuper de notre mode de complicité spécial.

C'est d'autant moins possible que lors même qu'une magistrature voulût faire un arrêt de mise en accusation en vue d'une extradition, elle ne saurait jamais dans quel pays se trouvera l'individu ; aujourd'hui il sera en Prusse, demain il pourra étre en Angleterre. Comment feront dans ce cas les tribunaux étrangers ?

Ce que je dis ici des magistratures étrangères trouve également son application chez nous ; en cette matière tout est basé sur la réciprocité.

Ce que les autres pourraient faire, nous pourrions le faire ; ce qui, pour le gouvernement étranger, deviendrait une difficulté inextricable, deviendrait également pour nous une difficulté invincible.

Je désire encore donner à la Chambre quelques explications quant à la suppression, qui est vivement demandée dans le rapport de la commission, du mot « attentat ».

Nous tenons à la conservation du mot « attentat », j'ai déjà eu l'honneur d'en indiquer tanlôt un motif à la Chambre ; il y eu a d'autres. L'un de ces motifs, c'est d'abord la qualification juridique du fait. En droit, le mot « attentat » a sa valeur propre ; on sait qu'elle signifie une atteinte violente portée à la personne d'un souverain ; le mot « attentat », quoi qu'on fasse, se trouvera toujours dans les documents judiciaires.

En effet, la loi sur les extraditions que nous discutons en ce moment n'est pas une loi nouvelle ; elle ne change pas, à proprement parler, le Code pénal ; le Code reste debout ; on aurait beau supprimer dans la loi nouvelle le mot « attentat » que nos magistrats, si par impossible ils avaient à s'occuper d'une demande d'extradition faite de chef d'attentat, emploieraient ce mot dans leurs documents ; le mot revient donc forcément ; il est donc essentiel que la valeur de ce mot soit bien caractérisée par la disposition nouvelle qui, dans la pensée du gouvernement, n'a en quelque sorte pour but que de lever les doutes qui, dans cette matière, sont toujours une source de difficultés.

Dans les pays où la législation se rapproche de la nôtre, par exemple en France et en Prusse, nous retrouvons également le mot « attentat » dans les documents judiciaires. Il est donc essentiel que ce mot soit conservé dans notre texte.

On demande la suppression de ce mot pour un motif qui est à la vérité grave et sérieux ; et à cette occasion je vais donner à la Chambre des explications qui, je l'espère, paraîtront satisfaisantes.

On demande la suppression du mot « attentat », parce que, dit-on, il est essentiellement vague ; on reproduit ici les observations qui ont été présentées à propos des mots : « abus d'autorité », machinations, artifices coupables ; on dit que le mot est vague, qu'il peut donner lieu à des poursuites injustes, vexatoires, tyranniques.

Messieurs, on aurait raison, si le mot était isolé ; mais nous avons pris le plus grand soin, non seulement de le définir, mais de le limiter ; nous avons dit que l'attentat, pour n'être pas réputé crime politique, doit être meurtre, assassinat ou empoisonnement. Loin donc d'être vague, ce mot s'explique autant que la chose est possible.

Ce danger qu'on redoute disparaît complètement devant le texte et devant les explications que je donne au nom du gouvernement.

Mais, a-t-on dit encore, le mot « attentat » présente cet immense inconvénient qu'il semble permettre de poursuivre du chef des tentatives spéciales d'attentat.

En effet, vous le savez, messieurs, le Code pénal de 1810, qui nous régit encore aujourd'hui, établit une tentative spéciale, en ce qui concerne l'attentat.

Le Code pénal, dans l'article 88, punit la tentative de l'attentat, lorsqu'un acte préparatoire seulement a été posé, pour parvenir à l'exécution, tandis que d'après l'article 2 du même Code, il faut, pour qu'une tentative soit punissable, il faut qu'il y ait un commencement d'exécution, un acte d'exécution. L'honorable M. Orts a bien fait ressortir la différence ; elle est effectivement très grande ; entre la punition de l'acte préparatoire et la punition de l'acte d'exécution, il y a je dirai presque la différence de la pensée du projet au crime même.

Aussi, n'avons-nous jamais eu en vue la tentative spéciale de l'article 88.

Nous avons toujours entendu nous en rapporter au droit commun pour la tentative, c'est là notre base, notre point de départ. Nous avons à dessein employé dans notre rédaction le mot « fait », nous avons dit le fait et pas le crime, parce que nous avons voulu rester conséquents avec le système de la loi de 1833.

En 1833 la question a été agitée ; et il a été parfaitement établi que le mot « fait » devait être employé de préférence au mot « crime », parce qu'il comprend la tentative et la complicité, tandis que le mot « crime » laisserait subsister certains doutes.

Voilà le motif pour lequel nous avons aujourd'hui employé le mot « fait » parce qn'il indiquait la tentative et la complicité, il va de soi que la tentative du meurtre est non point celle de l'article 88 du Code pénal, mais de l'article 2 du même Code. On est coupable de tentative de meurtre, non pour avoir posé un acte préparatoire, mais quand il y a eu commencement d'exécution.

Il y a une grande différenec entre la tentative de l'article 88 et celle de l'article 2 du Code pénal ; toutes les législations modernes révisées renoncent à la tentative définie par l'article 88. Déjà la France, en 1832, n'a admis la tentative d'attentat que quand elle présente les caractères de la tentative ordinaire.

Ainsi que je l'ai dit en commençant, mes collègues et moi, nous avons consciencieusement ei sérieusement cherché une autre formule qui pût nous rapprocher de celle que la commission vous propose, je le reconnais, avec un désir sincère de faire mieux que le gouvernement.

Si nous sommes forcés de maintenir la nôtre, c'est que seule elle répond aux exigences de la matière, seule elle répond et pare à des difficultés d'exécution de la plus haute gravité.

Je repousse ce projet parce qu'on veut faire au complice du régicide une position privilégiée ; c'est contraire à la loi, contraire à la morale, contraire à la justice ; c'est une énormité. Je repousse le projet parce que de deux choses l'une : ou il serait sans action sur nos conventions avec les gouvernements étrangers ou il en seraitla violation ; or je ne veux ni d'une disposition inutile ni d'une disposition qui nous exposerait au reproche d'avoir violé la foi des traités.

Je repousse enfin le projet parce qu'il rendrait impossible toute espèce de convention d'extradition dans l'avenir.

J'espère donc que la Chambre voudra bien voter le projet tel que nous l'avons présenté.

Qu'on soit bien persuadé que cette loi ne peut qu'honorer le pays ; elle est le eomplémeut de la loi de 1833 qui a fait le plus grand honneur au pays ; c'est la Belgique qui a inauguré ce système des extraditions que je qualifierai de solidarité entre les nations, d'assurance mutuelle contre les malfaiteurs.

Je n'ai qu'un vœu, c'est que l'extradition devienne la règle dans le droit public européen. La législature belge peut revendiquer l'honneur d'avoir voté la première loi d'extradition et d'avoir proclamé que jamais elle n'autoriserait l'extradition pour délit purement politique.

On a cité dans le rapport une circulaire du garde des sceaux de France de 1841 où il est dit que jamais la France ne demandera et n'accordera d'extradition pour délits politiques, mais avant la Fance nous avions inscrit ce principe dans notre loi et nous tenons à honneur d'y rester fidèles ; nous ne voulons admettre l'extradition que pour des faits qui outragent la morale et violent la justice dans tous les temps et dans tous les pays civilisés ; en émettant ce vœu que les conventions d'extradition se généralisent et deviennent ta base du droit public européen, je ne fais qu'exprimer le désir de voir se réaliser la pensée d'un homme célèbre, qu'on peut appeler le plus clément des criminalistes, de Beccaria, qui dans son livre si connu a émis le souhait qu'un jour il n'y ait plus sur la terre un seul lieu où le crime reste impuni ; il considère les conventions d'extradition comme le moyen le plus efficace d'arriver à ce résultat.

C'est de cette pensée si haute, si morale, si sociale que nous nous faisons l’écho aujourd’hui.

(page 885) M. Lebeau. - J'aurais été tenté d'adresser des remerciements à M. le ministre sur la manière beaucoup trop flatteuse dont il a parlé de l'opinion exprimée par moi lorsque j'ai présenté à la Chambre des représentants le projet de loi de réforme du Code pénal, si je n'avais cru que par une tactique parfaitement légitime, je le reconnais, M. le ministre n'avait pas eu pour but principal de mettre le député d'aujourd'hui en contradiction avec le ministre de 1833.

Par malheur, M. le ministre a fait à cette occasion une erreur fondamentale dans l'appréciation à laquelle il s'est livré, du travail de réforme que j'ai soumis au parlement belge ; il n'y a pas une des opinions exprimées dans le travail évoqué par M. le ministre que je n'accepte encore aujourd'hui. Mais il n'y a pas dans ces opinions un mot qu'il puisse invoquer à l'appui de la thèse qu'il soutient devant vous, vous allez comprendre tout de suite que cette distinction est élémentaire.

De quoi s'agissail-il dans le projet de révision du code pénal soumis à la législature belge ? De la répression des crimes et délits commis sur le sol de la Belgique, où nous exerçons une souveraineté absolue. Cette opinion, je la professe encore, et je crois qu'il n'y a pas un élève en droit qui ne soit de mon avis. Mais quand vous sortez du droit commun, quand vous sortez du pays où vous exercez votre autorité souveraine, quand vous n'avez plus ni juges inamovibles, ni publicité des débats, ni toutes les garanties de notre Constitution à offrir aux accusés que réclame un gouvernement étranger ; quand vous avez à les livrer dans tel pays, où n'existe point cette base fondamentale de notre justice criminelle, un jury indépendant, alors je puis reculer devant la perspective de livrer cet accusé.

J'ai hésité, lorsqu'il s'est agi d'appliquer certaines idées de philanthropes plus généraux que prudents, à proposer l'abolition de la peine de mort pour l'assassinat politique. Cela est vrai, mais il s'agissait de crimes commis chez nous et jugés pas nous.

Quand il s'agit de poursuites à exercer dans un pays étranger, de livrer à une juridiction étrangère un étranger réfugié chez vous, alors vous sortez du droit commun ; vous faites une loi internationaie, exceptionnelle, régie par des principes spéciaux et exceptionnels.

Je crois donc que vous devez être parfaitemeni d'accord avec moi sur la différence qu'il y a entre le cas dont il s'agissait dans le projet de révision du Code pénal et celui dont il s'agit dans le projet de loi en discussion.

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Pas du tout. Une frontière ne détruit pas le crime.

M. Lebeau. - Non, elle ne détruit pas le crime ; mais elle détruit parfois les garanties, elle peut au moins les amoindrir.

Si vous aviez à être jugé pour le même fait à Constantinople ou à Bruxelles que choisiriez-vous s'il vous plaît ?

J'ai proposé de maintenir, pour l'assassinat politique, dans le nouveau Code pénal ce qui existait dans le Code pénal ancien, et je le maintiendrais encore. Mais ce dont on s'est préoccupé dans le nouveau Code pénal, ç'a été de faire descendre d'un degré certains délits frappés de la peine capitale.

C'est ce qu'on a fait en France ; c'est ce qu'on appelle en France la nouvelle loi réformée du Code pénal.

Voici un exemple frappant de l'application de cette loi réformée. A la suite des troubles de juin en France, ceux qui ont été traduits devant les tribunaux ont été déportés. Mais ceux qui, ayant pris le général Bréa, se sont constitués en conseil de guerre, et l'ont froidement fusillé, c'est-à-dire assassiné, sous la république, à une époque où dominaient pourtant les idées démocratiques, ils ont été frappés de la peine capitale.

Voilà une distinction dans la peine, que le Code pénal a consacrée en France et que j'ai proposée pour la Belgique. C'est ici, du reste, une affaire d'ordre intérieur et qui ne peut trouver sa place dans le droit international.

J'en ai trop dit, je pense, sur cette question.

Malgré ma confiance dans le caractère et dans la sincérité du chef de la partie responsable de notre gouvernement, je n'ai pu ajouter une foi bien grande dans l'efficacité de son appel très sincère, je le reconnais, à la modération et à la conciliation. (Interruption.)

Je crois à la parfaite sincérité de M. le ministre de l'intérieur ; moins une personne, je suis tenté de contester cette sincérité. Je professe en matière politique comme en matière religieuse la plus grande tolérance.

Puisque vous m'interrompez, je dois m'arrêter un instant là-dessus. Je serre volontiers la main d'honorables adversaires politiques. Savez-vous à qui mes dédains sont réservés ? Aux trafiquants de leurs opinions, aux renégats politiques. Quant à des adversaires politiques, sincères dans leurs opinions comme moi dans les miennes, je leur serre volontiers la main.

Je regrette qu'on m'ait interrompu. J'aurais voulu conserver à cette discussion le caractère de gravité et de modération dont elle ne devrait pas s'écarter.

Dès l'avènement du cabinet, si nous avons refusé un concours politique qu'honorablement nous ne pouvions promettre, nous avons offert loyalement un concours pour l'expédition des affaires.

Or s'il était une circonstance où il fût d'intérêt général de satisfaire aux vœux du cabinet, en faisant de la conciliation, c'était aujourd'hui : il devait chercher à réunir une grande majorité dans la Chambre, au lieu de faire de cette loi, je le crains bien, ce qu'on appellera au-dehors une loi de parti. Mes précédents m'autorisent à tenir ce langage.

C'est moi qui, à une époque où il fallait pour cela plus de courage qu'aujourd'hui, c'est moi qui suis venu dans cette Chambre, il y à bientôt 23 ans, demander une loi d'extradition, que M. le ministre de la justice a dit vouloir conserver intacte, et que, moi, père de cette loi, je dis qu'il met en lambeaux. Il n'en restera rien de sérieux lorsque le système de M. le ministre de la justice aura prévalu.

J'ai dit qu'il n'était pas alors aussi facile qu'aujourd'hui d'obtenir une loi d'extradition. Quelques-uns de mes honorables collègues s'en souviennent. Pour avoir osé mettre la main sur un homme accusé de banqueroute frauduleuse et de faux en écriture de commerce et trouvé nanti en Belgique de la dépouille de sa victime, pour avoir osé consentir à cette extradition, en vertu de textes légaux, on a proposé de me mettre en accusation, très loyalement, je puis, je veux le reconnaître. Cela prouve un peu l'esprit du temps, et, j'ose le dire, un peu aussi le courage avec lequel j'ai rempli mon devoir.

J'aurais voulu pouvoir me borner à vous rappelez ces antécédents. Mais je veux cependant rappeler à quelques-uns de nos collègues qui l'ont oublié un seul symptôme de l'esprit qui dominait alors à la Chambre des représentants. Mon pauvre pays (disait un honorable député qui était en même temps fonctionnaire de l'Etat).

« Mon pauvre pays, depuis qu'il se trouve sous la férule d'un machiavélique juste-milieu et qu'il est à la merci des doctrinaires, serait-il donc condamné à vider jusqu'à la lie la coupe du déshonneur et de l'ignominie... ?

« Non, messieurs, j'espère que nous ne donnerons point au monde entier le scandale de nous laisser enlever le droit d'asile, et que cette fois nous échapperons encore au piège que nous tehd la perfide doctrine. »

Voilà quelques-unes des aménités que des subordonnés du gouvernement lui adressaient en pleine Chambre à la face du pays.

Il y avait alors quelque mérite, j'ose le dire, à remplir le devoir que nous remplissions.

Mais nous suivions une voie tout opposée à celle que suit l'honorable ministre de la justice, et si nous sommes parvenus à faire une bonne loi, car nous pouvons appeler ainsi celle qui a fonctionné pendant près d'un quart de siècle sans avoir soulevé au-delà d'une réclamation, ç'a été en concédant d'abord à l'opposition l'intervention du pouvoir judiciaire, qui n'était pas, je le reconnais, dans le projet ; ç'a été en concédant à l'honorable M. Liedts la connexité qui n'était pas non plus dans le projet ; ç'a été en concédant à l'honorable M. Gendebien lui-même, alors l'adversaire consciencieux, je puis le reconnaître, mais énergique du cabinet, la rédaction d'une disposition spéciale concernant les délits politiques.

C'est par ces concessions que nous sommes parvenus à réunir la presque unanimité des suffrages, à rallier la majeure partie des dissidents.

Voilà des précédents, M. le ministre, que je prends la liberté, sans aucun orgueil, de livrer à votre appréciation.

Ah ! que les temps sont changés ! oui, que les temps sont changés ! Nous qu'on accusait d'aller trop loin, qu'on essayait de mettre en accusation, pour avoir livré, en vertu d'une législation, sur laquelle on pouvait avoir des doutes, je le reconnais, un banqueroutier frauduleux, un faussaire, muni de sommes considérables enlevées à d'honnêtes gens.

Que les temps sont changés, lorsque c'est moi-même qui dois résister à l'entraînement en sens contraire dans lequel veut nous engager avec lui le cabinet actuel !

Je veux croire, je n'ai ni le droit ni l'envie de parler autrement, à la sincérité de l'honorable vicomte Vilain XIIII, lorsqu'il nous dit que c'est en vertu de son initiative, de sa propre impulsion que le gouvernement belge vient demander des modifications à la loi sur l'extradition. J'y crois d'autant plus que si une réclamation avait été adressée au gouvernement belge par un gouvernement étranger, contre des lacunes regrettables, que l'expérience aurait signalées dans un traité d'extradition ; si l'on avait démontré qu'un contrat international ne pouvait plus recevoir son exécution ; je reconnais qu'on eût été parfaitement dans son droit en adressant des observations au gouvernement belge.

Je reconnais que si le gouvernement belge avait trouvé les observations justes et fondées, il fût resté également dans son droit et dans sa dignité en accueillant ces réclamations. Mais il faut la confiance que j'ai dans les paroles, dans le caractère de M. le ministre des affaires étrangères, pour ne pas, à la vue d'un spectacle inouï, d'une obstination, d'un dédain dont nos annales n'offrent pas d'exemple depuis un quart de siècle ; il faut, dis-je, cette confiance pour que je ne cède pas à la tentation de croire que M. le ministre a reçu du dehors un texte « ne varietur ».

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - C’est une calomnie. (InterruptionI).

M. le président. - Vous voyez, messieurs, que les interruptions ne servent qu'a irriter les débats. Veuillez vous en abstenir.

M. Lebeau. - Je reconnais fort bien que dans une discussion semblable, M. le ministre étant le point de mire de beaucoup d'attaques, ne puisse pas toujours mesurer ses expressions. Quant à moi, je demande formellement qu'on n'insiste pas sur la demande du rappel à l'ordre.

(page 886) Messieurs, pour saisir le véritable sens de la loi actuelle, pour savoir en quoi elle est nécessaire, il faut remonter à l'origine, à la cause du projet que nous discutons.

Evidemment, messieurs, c'est un conflit entre diverses autorités judiciaires qui a amené la nécessité, l'idée tout au moins de présenter un projet de loi modificatif à la Chambre. Voyons comment la pensée ministérielle répond au motif tout spécial de la présentation du projet.

D'abord, messieurs, le dissentiment judiciaire était de telle nature qu'à la place de M. le ministre de la justice, si j'avais eu les convictions qu'il a exprimées, en présence de la manière dont la question juridique a été appréciée et par la cour de cassation et par la cour d'appel de Liège, au lieu de provoquer la révision de la loi, je n'aurais pas hésité un instant à consommer l'extradition.

Mais, messieurs, en supposant que ce dissentiment judiciaire nécessitât la présentation d'un projet de loi, à quoi fallait-il obvier ? Le siège de la difficulté, l'objet du dissentiment entre les cours était l'article 6 et non l'article premier ou l'article 2 ; que fallait-il modifier dès lors ? Evidemment l'article 6, le texte législatif sur lequel le conflit s'était élevé. Par quel procédé de logique, lorsque le siège de la difficulté se concentrait tout entier dans l'article 6, arrive-t-on à modifier l'article premier ? Je prie l'honorable ministre de la justice de vouloir m'expliquer comment, déduisant l'effet de la cause, on arrive à un pareil résultat ?

L'article 6 était donc le seul à l'égard duquel on pouvait demander uue modification.

La nécessité ne va pas au-delà ; et quand il s'agit de réviser une loi aussi importante qu'une loi d'extradition, il ne faut faire que ce qui est rigoureusement nécessaire.

Et pourquoi, messieurs, cette modification ? Pourquoi l'attentat a-t-il remplacé l'assassinat qui se trouve dans la loi de 1833 ? Où sont les plaintes formulées en ce qui concerne l'article premier ? Qu'on en montre une seule.

Savez-vous, messieurs, combien il y a de conventions dans lesquelles le texte de l'article premier de la loi de 1833 est reproduit ?

Il y en a près de 40 : presque tous les Etats de l'Allemagne, qui, évidemment, ne sont ni révolutionnaires, ni d'humeur régicide, l'Autriche, la Prusse, la Suède, le Danemark, Bade, les Saxes, les Hesses, enfin une quarantaine d'Etats. Voilà, messieurs, si le projet de loi est adopté, voilà évidemment environ quarante conventions d'extradition à modifier, quarante conventions dans lesquelles il faudrait substituer le mot « attentat » aux mois « assassinat », etc., et dont on s'est parfaitement contenté dans ces Etats qui ne passent pas pour être ultra-démocratiques.

Savez-vous, messieurs, pourquoi nous ne voulons pas du mot « attentat » ? C'est, parce que l'attentat est l'objet de définitions qui varient pour ainsi dire d'un pays à l'autre, et qui ont, en outre, constamment varié selon les temps.

Est-ce que, par hasard, on croit que l'attentat, tel qu'il était inscrit dans les lois des empereurs romains, pourrait trouver place dans un de nos codes ? Est-ce que l'on croit que l'attentat qui, dans l'ancienne Helvétie, consistait en une irrévérence envers le chapeau de Gessler, pourrait être considéré comme un crime en Belgique ? Admettrions-nous l'attentat tel qu'on le définit à Constantinople ou à Téhéran ? Nous avons cependant des traités avec la Turquie et la Perse, elles pourraient aussi nous demander de faire des traités d'extradition.

Si, après la modification proposée, une demande d'extradition fondée sur un pareil traité, nous était faite par l'un de ces pays contre l'auteur de ce qu'ils appelleraient dans leur législation un « attentat », évidemment M. le ministre ne pourrait manquer de faire droit à cette réquisition.

Je demande pardon à la Chambre de mon défaut d'intelligence, mais j'aurais besoin qu'on m'expliquât ce que c'est qu'un « attentat constituant le fait de meurtre ».

M. de Mérode. - Un meurtre.

M. Lebeau. - Mais si c'est un meurtre, pourquoi ne pas le dire ? (Interruption.)

Messieurs, puisque nous sommes en train de rire dans cette discussion si peu riante, permettez-moi de vous faire rire encore un peu. Les périphrases de M. le ministre de la justice me rappellent l'avertissement donné par un président de cour d'assises à un témoin quelque peu poète ; celui-ci, parlant de l'heure où le crime avait été commis, disait : « L'astre des nuits promenait son disque argenté... » Le président l'interrompant : « Dites tout bonnement : il faisait clair de lune. » Eh bien, que M. le ministre dise tout simplement assassinat, meurtre, au lieu d'attentat constituant le fait de meurtre ou d'attentat ; qu'il veuille bien s'abaisser au niveau de notre intelligence, car depuis huit jours je me creuse inutilement la tête pour déchiffrer le logographe qu'on appelle un « attentat constituant le fait de meurtre », etc.

Messieurs, les mots qui sont inscrits dans la loi de 1833, ces mots ont le même sens partout, partout le meurtre est le meurtre, partout l'assassinat est l'assassinat, partout l’empoisonnement est l'empoisonnement ; c'est là un sens universel, un sens admis partout, indépendamment de toute variété dans la législation.

Eh bien, messieurs, on l'a dit, et M. le ministre le sait mieux que moi, rien n'est plus dangereux que les définitions. Or, quand il y en a une qui est acceptée depuis vingt ans par la France, acceptée depuis vingt ans par la France, acceptée depuis longtemps dans presque tous les pays avec lesquels nous avons des traités d’extradition, je dis qu'il est imprudent, pour ne rien dire de plus, qu'il est imprudent de venir sur ce point changer la législation.

Et voyez, messieurs, comment M. le ministre se met à l'aise pour soutenir son système : il faut mettre les souverains, il faut mettre les têtes couronnées dans le droit commun ; il y a quelque chose d'impie, quelque chose de barbare à ne pas mettre les chefs des Etats dans le droit commun ; c'est le droit commun qu'on invoque pour eux, mais quand il s'agit d'écrire le crime, de le définir, oh ! alors ce n'est plus le droit commun ; le droit commun n'est plus bon à rien ; alors l'attentat contre le chef d'un Etat est un crime spécial, et doit désormais figurer comme dans la loi organique de l'extradition.

Messieurs, que voulons-nous tous, droite et gauche ? Que voulons-nous, nous autres gauche, par mon amendement, que la section centrale a fait sien ; vous droite, par la rédaction ministérielle ? Nous voulons tous la même chose.

Croyez-vous que s'il s'agissait de l'extradition d'un Louvel, d'un Fieschi, d'un Alibaud, de l'assassin du comte Rossi, de celui qui a attenté aux jours de l'empereur François-Joseph (de Pianori), croyez-vous qu'il y aurait deux opinions dans cette enceinte ? Croyez-vous qu'i y eût de l'hésitation ? Nullement, messieurs, et quoi que fasse M. le ministre de la justice, quelles que soient ses intentions charitables et celles de quelques-unes des feuilles qui appuient chaleureusement son opinion, quelles que soient, dis-je, les intentions charitables, quel que soit l'intérêt qu'on puisse avoir à fractionner cette Chambre en deux camps, en deux partis...

M. Visart. - Cela n'a point de rapport.

M. Lebeau. - L'un frappant de sa réprobation énergique l'assassinat politique ; l'autre indifférent, sinon indulgent, pour un tel crime. Honnête calcul, qui sera déjoué, j'ose l'espérer, dans cette Chambre où le bon sens, les sentiments honnêtes, malgré la divergence des opinions politiques, prévaudront toujours, honnête calcul qui sera déjoué au moins dans ce qu'il pouvait avoir de sérieux !

M. le ministre des affaires étrangères (M. Vilain XIIII). - Messieurs, une insinuation de l'honorable membre qui se rassied, me force à faire une déclaration.

L'honorable M. Lcbeau a bien voulu ne pas douter de l'exactitude des paroles que j'ai prononcées l'autre jour, lorsque j'ai dit que l'initiative de la pensée du projet appartenait à moi seul, sans que personne ni de l'extérieur, ni de l'intérieur du pays, m'en eût parlé. Je ne reviendrai point sur la déclaration que j'ai faite l'autre jour et qui est l'exacte vérité.

Après la résolution, prise dans le conseil des ministres, après communication de cette résolution à M. le ministre de France et à la Chambre (la Chambre se rappelle sans doute qu'il y a dix mois j'ai eu l'honneur de lui faire connaître la résolution qui avait été prise par le cabinet), M. le ministre de la justice s'est chargé de rédiger un projet de loi et il n'en a plus été question entre nous pendant plusieurs mois ; personne dans le corps diplomatique, personne de l'étranger ne m'en a ouvert la bouche, ne m'en a écrit une ligne. M. le ministre de la justice nous a dit un jour, en passant, dans le conseil, que la loi n'était pas aussi facile à rédiger que nous l'avions cru au premier abord ; il nous a entretenus des nombreuses conférences qu'il avait eu avec les fonctionnaires de son département, de la correspondance qu'il avait avec MM. les procureurs généraux du royaume, avec des criminalistes distingués du pays.

C'est dans le silence de son cabinet que M. le ministre de la justice a rédigé le projet de loi ; il l'a apporté lui-même tout rédigé au consul ; et j'affirme qu'excepté les membres du cabinet belge et les personnes que M. le ministre de la justice avait consultées dans le pays, j'affirme que personne n'a eu connaissance d'une ligne du projet de loi, avant qu'il ait été déposé sur cette tribune. Ce n'est que vingt-quatre heures après le dépôt du projet sur le bureau de la Chambre des représentants que, MM. les membres du corps diplomatique, accrédités à la cour de Bruxelles, en ont eu connaissance.

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Messieurs, après les déclarations que mon honorable collègue vient de faire, j'espère que l'honorable M. Lebeau aura la loyauté de retirer le mot de calomnie.

- Des membres. - C'est vous qui avez prononcé ce mot.

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Pas d'équivoque, je vous prie, messieurs, chacun comprend fort bien ma pensée ; il est inutile de se récrier.

L'honorable M. Lebeau m'a accusé d'avoir apporté à la tribune de la Chambre des représentants un projet de loi que j'avais reçu de l'étranger. (Interruption.) Vous avez dit que je l'ai reçu avec l'ordre de le déposer tel qu'il m'était envoyé, « ne varietur ». Tout cela n'est que calomnie. Je demande que vous reliriez des paroles qui contiennent une accusation aussi outrageante.

Je ne pense pas que jamais dans cette assemblée on ait dirigé contre un ministre du Roi une imputation aussi grave et aussi imméritée : celle de subir la volonté de l'étranger et d'apporter dans le parlement un texte de loi que l'étranger aurait imposé ; non, messieurs, on n'a jamais lancé à la face d'un ministre belge une accusation aussi grave, si ce, n'est peut-être en 1833, époque à laquelle l'honorable M. Lebeau, a lui-même fait allusion.

L'honorable M. Lebeau a rappelé les attaques dont il avait été alors l'objet (page 887) que la matière des extraditions est bien délicate et bien épineuse, qu'elle expose à bien des récriminations injustes (Interruption.) La loi sur les extraditions n'a-t-elle pas été la croix, le calvaire de l'honorable membre ? N'a-t-il pas été alors l'objet des plus violentes injures ? Que lui disait-on dans ce temps-la, à lui qui m'accuse de mettre en lambeaux ce qu'il appelle son œuvre de 1833, qui n'est que l'œuvre de la section centrale, que lui disait-on dans ce temps-là ? (Interruption.)

Je me défends ; j'ai le droit d'être écouté,

Eh bien, on lui disait qu'il avait violé la Constitution de la manière la plus révoltante, que c'était pour se couvrir, pour s'assurer l'impunité qu'il apportait sa loi sur les extraditions, et non pour rendre hommage aux grands principes de moralité dont il parle aujourd'hui. (Interruption.)

Je suis loin de croire qu'on eût raison de vous attaquer ainsi ; mais le souvenir du passé devrait vous rendre plus indulgent et plus juste envers un ministre qui n'est guidé que par sa conscience et l'intérêt de son pays.

J'en aurais fort à faire si je voulais rappeler ici les injures, les outrages dont l'honorable membre a été abreuvé à l'époque dont je parle.

Il faut que lui-même en ait gardé un souvenir bien cuisant, un fiel bien amer, pour qu'il vienne aujourd'hui me lancer à la face une aussi odieuse accusation.

Je suis vendu à l'étranger... (interruption) vous l'avez dit...

- Des membres. - Oui !

M. Lesoinne. - Cela n'est pas vrai.

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Calomnie ! Je ne déchire pas la loi sur les extraditions, je la complète ; les injures, dans ce temps-là, on ne vous les ménageait pas ; aujourd'hui, vous les rendez à d'autres ; ce fiel de vingt ans vous pesait sans doute encore sur le cœur.

Je fais de l’obstination, du dédain ! Où donc est le dédain, l'obstination ? Qui donc a passionné ce débat ? La Chambre me rendra cette justice, que dans cette discussion je n'ai pas cessé d'être sobre et contenu. Quel est mon crime vis-à-vis de l'honorable M. Lebeau ? J'ai cité le texte de son exposé des motifs de 1834 ; mais cela fait honneur à l'ex-ministre de la justice. Pourquoi donc cette colère à propos de cette citation ?...

M. Lebeau. - Il n'y a pas eu de colère de ma part.

M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Alors vos paroles n'en sont que plus blessantes ! Pourquoi alors, à propos de cette citation, vous lever ainsi contre moi ? Parce qu'elle accuse une contradiction qui vous a peut-être blessé. Mais enfin, citer avec éloge votre exposé des motifs de 1834, ce n'est pas un motif pour vous déchaîner contre moi.

Je le répète, je ne lacère pas la loi de 1833, je l'explique, je la complète ; et ici, je pourrais rappeler à l'honorable M. Lebeau, certaine opinion qu'il a jadis émise, et qui est bien plus de nature à froisser le sentiment national. En 1833, lors de la discussion de la loi sur les extraditions au Sénat, l'honorable M. Lebeau a été jusqu'à considérer comme possible par la Belgique, l'extradition d'un Belge pour être livré a des tribunaux étrangers.

Une disposition du code d'instruction criminelle, encore en vigueur à cette époque n'autorisait pas la poursuite en Belgique des Belges qui avaient commis un crime à l'étranger, contre des étrangers.

Un membre de cette assemblée, ayant signalé cette lacune, vous a prié de vous occuper des moyens de la combler.

Vous avezrlépondu que cette lacune existait réellement et pour y parer vous avez indiqué deux moyens, soit une loi nouvelle, soit, comme mesure praticable, la remise du Belge à l'autorité étrangère. Et lorsque vous parliez ainsi, vous n'étiez arrêté, ni par la Constitution, ni par le principe de la souveraineté, ni par le sentiment de la dignité nationale.

Ce n'est point une loi d'extradition que menaçait une pareille déclaration, mais la Constitution elle-même. Quant à moi j'aurais été incapable de le faire !

M. Lebeau. - Malgré mon désir de ne pas entraver cette discussion par des incidents personnels, il m'est impossible de ne pas répondre quelques mots à M. le ministre de la justice.

Quant au fait par lequel il vient de terminer, je dois dire que je l'ai complètement oublié. J'aurais désiré que le fait fût présenté avec les circonstances qui l'ont accompagné et qui l'eussent sans doute expliqué, car je n'ai pas habitué la Chambre à croire qu'en fait d'extradition je fusse disposé à agir légèrement et pour ainsi dire à casse-cou. Je ne veux pas nier le fait parce qu'il est possible qu'il soit vrai, mais entouré de circonstances qui l'expliquent suffisamment.

Quant à ce que j'ai dit de l'origine du projet et de l'obstination qu'on met à n'y pas changer une virgule, M. le ministre s'est complètement trompé sur la portée de mes paroles. Je n'ai rien à en rétracter, j'ai dit que j'avais une foi entière dans les paroles de M. Vilain XIIII. J'ai ajouté que si je n'avais pas cette foi, en présence de l'obstination de M. le ministre à maintenir son projet, j'aurais quelque peine à ne pas croire, ce sont mes expressions, qu'il l'a reçu parafé « ne varietur ». Si c'était là excéder le droit de critique parlementaire, je n'y entends plus rien ; il fallait que M. Nothomb arrivât dans cette enceinte pour faire notre éducation à cet égard.

J'ai subi plus d'attaques, plus d'expressions malveillantes cent fois, mille fois, que ce que M. Nothomb a subi, je ne dis pas aujourd'hui, mais depuis qu'il a mis le pied dans ce parlement. Il y a cette différence que de ceux mêmes qui m'accablaient de leurs attaques au sein de la représentation nationale, à l'occasion de la loi d'extradition, sans me laisser aller à des ressentiments personnels, j'acceptais tout ce qui me paraissait de nature à améliorer la loi ; je faisais droit aux réclamations de l'honorable M. Gendebien lui-même et de plusieurs de ses amis, pour diminuer ce qu'ils appelaient les vices de la loi. Tout ce que je reconnaissais de légitime dans les scrupules de ces honorables membres, je l'accueillais ; faisant bon marché de la forme dans laquelle ils présentaient leur observation, je me ralliais aux améliorations proposées par mes adversaires les plus prononcés.

J'engage M. le ministre à m'imiter en ce point.

M. de Theux. - Messieurs, je n'ai que quelques observations à présenter sur le discours que vient de prononcer l'honorable M. Lebeau.

C'est une loi de parti, a-t-il dit, elle tend à diviser la Chambre en deux fractions. Cette accusation s'adresse non pas seulement au gouvernement mais à la minorité de la commission qui a partagé son opinion, elle s'adresse à la cour de cassation et à la cour d'appel de Liège, car de quoi s'agit-il ? De consacrer par une loi l'avis de la cour de cassation et de la cour d'appel de Liège qui n'ont pas partagé l'avis de la cour d'appel de Bruxelles. Voilà toute la question, toute la loi de parti, toute la tactique.

Or le gouvernement en cette circonstance a suivi la règle qu'on a constamment suivie ; c'est-à-dire que dans toutes les lois qui ont été soumises à la Chambre ayant pour objet de rétablir l'harmonie dans la jurisprudence, il n'est pas un cas où l'on n'ait suivi l'avis de la cour de cassation, qu'on peut considérer comme le corps judiciaire présentant le plus de garantie, composé qu'il est des magistrats les plus anciens et qui se sont le plus distingués dans leur carrière. Nous pouvons donc discuter cette loi avec calme sans avoir besoin de recourir à des excitations de parti ou autres considérations de mauvais aloi.

L'honorable M. Lebeau a cherché à échapper à l'espèce de contradiction qu'il y a entre sa conduite présente et ce qu'il a dit en présentant le projet de réforme du code pénal, en distinguant d'après les pays ; sans doute il a reconnu que ce ne sont pas les frontières qui définissent les crimes ; les crimes se définissent d'après leur nature intrinsèque, mais c'est la juridiction qu'il faut considérer : ainsi, dit-il, iriez-vous abandonner l'étranger à la juridiction turque ? Cet exemple n'était pas très bien choisi dans un moment où la Turquie cherche à assimiler les principes gouvernementaux de son administration à ceux des autres Etals de l'Europe. Je lui répondrai que s'il s'agissait de traiter avec un Etat où l'administration de la justice ne reposât pas sur les bases régulières admises généralement dans les Etats civilisés, ce n'est pas la loi sur les extraditions qui devrait être révisée, c'est toute convention d'extradition qui devrait être refusée d'une manière générale par le gouvernement à tout pays qui n'aurait pas une magistrature assise, une juridiction ordinaire et la législation des pays civilisés.

L'honorable membre trouve que la loi que nous allons voter, je l'espère, amènera nécessairement des modifications à tous les traités qui out été contractés jusqu'à ce jour.

C'est là poser en fait que la loi qui nous occupe déroge à celle sur laquelle les traités sont basés. Puisque le doute a été soulevé en Belgique, je conviens que les traités déjà conclus peuvent être l'objet d'une explication entre les autres Etats et la Belgique ; qu'il sera nécessaire de leur adresser une note pour s'assurer s'ils admettent la même interprétation des traités que celle que nous aurons sanctionnée.

Voilà la seule mesure à prendre, je suis sûr que le gouvernement ne rencontrera aucun obstacle, tous les gouvernements avec lesquels il a traité accepteront indubitablement cette loi de garantie mutuelle, témoignage du sentiment de civilisation qui anime la législature belge.

On a parlé d'effet moral ; oui, il existe un effet moral qu'il est impossible de faire disparaître ; toute l'Europe est attentive à ce qui se passe dans le sein du parlement à l'occasion de cette loi, cela n'est pas douteux, à une époque où il s'est commis tant d'attentats sur la personne du souverain ; on attend avec une grande attention le résultat de nos discussions.

Je crois que dans les Etats de l'Europe on est persuadé que le résultat de ce débat ne peut pas être douteux.

En effet, nous sommes en présence de deux intérêts : d'une part l'intérêt de la conservation de la vie du souverain, d'autre part l'intérêt de l’humanité pour qu'un sujet accusé d'un crime qu'il n'a pas commis ne soit pas livré.

Quels sont les individus dont l'extradition a été demandée depuis un quart de siècle ? Des misérables que personne n'oserait prendre sous sa protection. Dans tous les attentats contre la vie des souverains, personne n'a été accusé qui fût dans le cas de trouver au sein du parlement belge une protection qu'il n'a pas méritée. Il n'y a rien à craindre pour des réfugiés honorables qui n'ont jamais été complices du meurtre, de l'empoisonnement ou de l'assassinat d'un souverain.

Je n'en dirai pas davantage. Mon opinion était formée sur cette loi, dès quelle a été présentée. J'ai retrouvé dans la rédaction du texte ce caractère administratif et loyal que M. le ministre de la justice imprime à tous ses actes.

C'est le résultat de la délibération des parquets et du comité de législation du ministère de la justice. Il n'y a dans cette loi aucune espèce d'esprit de parti. Je ne puis (page 888) blâmer le gouvernement de la persistance qu'il a mise à défendre le projet de loi, ici qu'il l'a présenté, je ne pense pas que le gouvernement, pour faire de la conciliation, doive abandonner des principes qui sont vrais pour adopter des principes qui ne sont pas basé sur la raison.

M. de Mérode. - Je ne m'occuperai pas de la question en elle-même, qui a été suffisamment débattue par d'autres. Je désirerais seulement faire une observation sur la manière dont on discute. Je trouve qu'on manque trop souvent de tolérance, et qu'il faudrait laisser toute liberté d'attaque et de défense.

Comme on l'a dit, à d'autres époques où j'étais au banc ministériel, on attaquait les ministres de la manière la plus violente. Mais s'ils étaient attaqués, ils avaient le droit de se défendre, et je ne m'en faisais pas faute.

Maintenant, j'entends que l'on voudrait rappeler un ministre à l'ordre, quand il s'exprime un peu vivement. D'un autre coté le ministre s'irrite un peu trop facilement. Je demande que la liberté de l'attaque et de la défense soit complète.

Si j'étais au banc des ministres, je m'embarrasserais fort peu de ce qu'on pourrait dire.

M. Orts, rapporteur. - L'honorable ministre de la justice me paraît avoir fait assez bon marché des doutes, des discussions, des difficultés qu'a rencontrés, dans l'aecomplissement de sa tâche, la commission chargée par la Chambre d'examiner les amendements au projet de loi sur les extraditions. Nous pensions, en déposant notre rapport, que des difficultés sérieuses avaient été soulevées, discutées et résolues par nous, qu'il était dès lors bon, ou au moins convenable pour le gouvernement, de répondre par quelques mots aux développements dans lesquels nous sommes entrés, de démontrer que les difficultés signalées n'avaient rien que de chimérique. Si telle était sa pensée, c'est ce que n'a pas fait M. le ministre de la justice.

La chose en valait pourtant bien la peine. Pour le démontrer à la Chambre il suffira d'appeler son attention sur deux de ces difficultés, entre tant d'autres.

Lorsque nous avons examiné la rédaction primitive du projet, nous avons été, comme la section centrale, arrêtés par une première et grave considération : avec la loi proposée ; il pourrait arriver des circonstances telles que tout le monde, l'unanimité dans cette Chambre et dans le pays s'accorderait pour refuser l'extradition de personnes venant chercher un asile sur le sol belge, alors que le texte donnerait aux gouvernements étrangers l'incontestable droit de les réclamer.

Nous avons demandé, par exemple, ce que M. le ministre de la justice aurait fait si sous son administration les combattants de juillet 1830, après avoir échoué en France, étaient venus chercher asile en Belgique, et se placer sous la protection de nos mœurs, de nos institutions, de nos lois, de nos traditions d'hospitalité ?

Ces hommes ont réussi, ce succès qui justifie seul, paraît-il, a valu à plusieurs, gloire et profit ; mais s'ils avaient échoué, ce qui ne change pas la moralité de leurs actes, la France des Bourbons aurait eu le droit de demander leur extradition. M. le ministre de la justice vient de le dire, jamais, dans le cas de meurtre, la connexité avec un délit politique ne pourra être un motif pour refuser l'extradition.

Et l'on cite des arrêts de juristes qui défendent la même thèse.

A l'opinion de la commission, qui veut distinguer, M. le ministre de la justice oppose l'opinion de criminalistes, l'honorable M. Lebeau vous a fait voir avec quel bonheur ! je ne reviendrai pas sur sa démonstration.

Nous avons demandé, en posant un second exemple, que M. le ministre s'explique et concilie sa théorie impitoyable, autant qu'absolue, avec la conduite tenue il y a quelques années en Belgique vis-a-vis d'autres étrangers qu'atteint la disposition du projet du gouvernement, vis-à-vis de proscrits que nous avons accueillis sans hésiter au milieu de nous, et je me hâte de dire qu'à mon sens, ç’a été l'honneur de la Belgique de les avoir accueillis.

A ces questions de fait et d'application, M. le ministre persiste à répondre par des théories juridiques ; réponse insuffisante, car c'est l'application, la pratique de la loi qui doit, qui peut seule nous rassurer sur son principe.

Nous ne discutons pas un Code pénal, mais une loi d'extradition, et pour l'apprécier, c'est au point de vue gouvernemental qu'il faut avant tout se placer.

M. le ministre de la justice a-t-il donc été plus heureux lorsqu'il s'est ainsi contenté de sa mission de jurisconsulte, et qu'il a oublié sa mission de gouvernement ?

Voyons, pour en juger, les objections doctrinales qu'il adresse à notre travail.

Qu'avons-nous fait ? Quelles modifications avons-nous introduites au projet de loi ? Il y en a trois ; la chose est simple : nous avons supprimé le mot « attentat ». On nous a donné tout à l'heure, messieurs, les raisons qui démontrent jusqu'à la dernière évidence que le plus simple bon sens, et le respect de la langue française, exigeaient cette suppression, sinon la nécessité politique et le désir que nous avions de rester toujours justes. Nous avons demandé que la complicité en cette matière si délicate et si exceptionnelle de l’aveu de tous, que la complicité fût restreinte.

Nous avons demandé une chose qui paraissait consentie partout le monde et qui, aujourd'hui, toujours par suite de cet esprit de conciliation qui anime le gouvernement, nous est retirée, nous avons demandé que la complicité fût bornée aux éléments de droits communs et qu'on ne l’étendît pas aux définitions des lois exceptionnelles, qu'on ne lui donnât pas une extention dont M. le ministre avait lui-même reconnu les dangers. Enfin, messieurs, nous avons demandé quelques garanties particulières pour des cas spéciaux daus lesquels nous accordons à M. le ministre de la justice les pouvoirs qu'il réclame. Voilà, messieurs, ce que nous avons fait.

Le gouvernement a-t-il donné des raisons pour démontrer que nos craintes étaient chimériques et nos réformes inutiles ? Non ; il s'est borné à nous dire : « Vous pouvez avoir peur, mais vous n'êtes pas logiques. » Messieurs, devant le danger, le premier besoin que j'éprouve, c'est de l'écarter, au risque de manquer plus ou moins aux règles de la logique.

L'argument, d'ailleurs, se rétorque contre son auteur. Vous mettes, dit M. le ministre, les souverains hors la loi. Soit ; mais nous suivons en cela votre exemple ; si nous mettons les souverains hors la loi au point de vue de la complicité, vous les avez mis au-dessus de la loi lorsqu'il s'est agi de qualifier les faits. Vous avez fait aux souverains une situation privilégiée en parlant d'attentat, et cela sans utilité.

Nous avions donc le droit, là où un danger se présentait, de ne pas tenir si excessivement compte de la logique et de faire dans le sens inverse, de faire dans le sens humain de la loi, ce que vous faisiez dans le sens de la pénalité.

Mais, en définitive, messieurs, pourquoi avons-nous restreint la complicité, pourquoi surtout écartons-nous ce que M. le ministre vient demander aujourd'hui, pour la première fois, ce qu'il n'a pas osé, ce que personne n'avait osé demander au début de la discussion, pourquoi écartons-nous la complicité spéciale établie par le décret sur la presse, pourquoi ne voulons-nous pas qu'un pays voisin puisse venir demander l'extradition de gens qui auraient posé sur le sol belge des faits que la loi belge autorise, mais qui sont envisagés à un point de vue opposé de l'autre côté de la frontière ? Nous avons insisté sur cette partie de notre travail, parce que M. le ministre, tout le premier, a signalé, sous ce rapport, un écueil grave qu'il fallait éviter : rappelez-vous, messieurs, ce que M. le ministre de la justice vous a dîi. Les faits de complicité, pour lesquels un gouvernement étranger pourrait demander l'extradition, pourraient avoir été posés en Belgique, alors que le fait principal aurait été posé sur le territoire étranger. M. le ministre de la justice, en partant de cette idée, qui est juridiquement vraie, dans une certaine mesure et sans péril pour la complicité matérielle, vient la combiner avec la complicité du décret sur la presse, complicité qui résulte de la provocation par des discours, des écrits, des articles de journaux, des affiches ; par cette combinaison, M. le ministre de la justice nous met devant cette situation-ci : un réfugié politique honorable se trouve dans notre pays, il y vit sous la protection de la loi belge, il use de nos libertés, il en use d'une manière convenable, le gouvernement belge, qui l'expulserait immédiatement s'il agissait autrement lui conserve la faculté de résider dans le pays, et cependant en écrivant, en parlant, en usant de la liberté des opinions avec cette indépendance que nous mettons nous-mêmes dans l'usage de ces libertés, un mot imprudent est lancé soit dans une improvisation, soit dans un de ces écrits de la presse périodique dont la soudaineté vaut celle des improvisations ; deux mois après, dans un pays voisin, il se commet un attentat contre la personne du souverain. Et l'on viendra vous dire au nom de l'étranger : L'assassin, sur lequel nous avons mis la main, a été perverti par les mauvaises doctrines qu'ont professées ou publiées en Belgique des réfugiés que vous considérez, vous autres Belges, comme très honorables, mais qu'ici nous appelons des complices ! Livrez-les nous.

Il suffira pour autoriser ce langage que l'instruction fait découvrir le fait le plus insignifiant, que l'auteur de l'attentat ait lu un journal écrit en Belgique : il a été perverti par cette lecture, vous répétera-t-on, et on vous demande l'extradition du réfugié.

Messieurs, cette extradition, l'accorderez-vous ?

- Plusieurs membres. - Non.

M. Orts. - J'étais certain que vous diriez : non ! mais je vous déclare que l'extradition sera demandée et qu'on nous déniera le droit de la refuser.

On nous dira : « D'après quelles lois se définit la complicité ? Selon votre ministre de la justice lui-même, c'est d'après la loi étrangère et non pas d'après la loi belge. L'honorable ministre ne vient-il pas de le déclarer ? Or chez nous, ajoutera fe gouvernement, réclamant la complicité, que nous appelons morale, résulte d'un article de journal qui n'aurait même aucune relation directe ni spéciale avec l'attentat. » Vous croyez peut-être, messieurs, que j'invente des exemples, que je les emprunte à la fantaisie, à l'imagination ? Il n'en est rien. Je vais citer des faits connus, accomplis sous vos yeux, vous verrez combien je voyage peu dans le monde des chimères et combien je suis malheureusement trop près de la réalité.

Reportez-vous, messieurs, vers ce qui s'est passé dans un pays voisin à différentes époques ; et ne vous effrayez pas de ma témérité. Je vais prendre mes exemples sous un gouvernement dont la forme avait parfaitement mes sympathies, je les emprunterai à la monarchie représentative de juillet. Lors du premier attentat contre la vie du roi Louis-Philippe, la justice française, dans un moment d'emportement, commaeil en existe pour la justice humaine aussi bien que pour les individus isolés, la justice française s'imagine que l'assassin, qui a tiré sur le roi, (page 889) appartenant au parti républicain, avait dû puiser dans les doctrines de ce parti, les motifs de son crime.

Ces doctrines étaient défendues par le « National » et le premier homme sur lequel on met la main, comme complice moral de l'attentat, c'est Arman Carrel, une des réputations les plus pures dont jamais parti se soit honoré. Il est vrai que la chambre des mises en accusation le fit mettre en liberté, mais cet exemple n'est pas isolé.

Il fut suivi d'autres qui sont moins rassurants. En 1834, lors du vaste complot qui amena un nombre inouï d'accusés sur les bancs de la cour des pairs, la même idée fixe préoccupa la justice ; elle se dit : « Il est impossible que tous ces hommes appartiennent au même parti et combinent ensemble un attentat, ne soient point inspirés par les journaux de ce parti. »

Et la partie toujours logique met la main sur un journaliste, que fera le directeur générale infériorée à la polémique de son journal, elle considérait comme coupable de complicité morale. Ce journaliste était Armand Marrast qui, plus tard, a présidé l'assemblée générale, vous savez avec quelle modération, quelle indépendance et quelle fermeté au milieu de l'agitation la plus fervente des partis.

Armand Marrast ne fut pas aussi heureux que l'avait été Armand Carrel, il fut condamné comme complice moral, a raison de la tendance de la polémique de son journal, qui disait l'accusation provoquait à la désaffection du gouvernement ; donc à son renversement.

En 1841, un journaliste fut amené tout seul sur le banc de la cour des Pairs comme complice moral de l'assassin Quénisset. Il eut beau, pour sa défense, objzter à ses accusateurs : « Je comprendrais que vous m'accusiez de provocation si j'avais prêché dans mon journal qu'il fallait à tel jour déterminé, tirer sur la personne du souverain ou d'un membre de sa famille, si même j'avais désigné cet attentat plutôt qu'un autre ; mais, vous ne trouvez dans mes écrits rien de spécial et direct, rien qui fasse allusion à l'attentat commis ; vous y trouvez, quoi ? une polémique dont la tendance est de soulever les passions ; vous dites qu'il y a entre cette polémique et l'attentat commis un trait d'union, et c'est en vertu de ce trait d'union que vous voulez me faire subir la même peine méritée par l'assassin ramassé dans la rue. » Le journaliste n'en fut pas moins condamné.

Voilà, messieurs, au nom de quelle complicité on vous demandera l'extradition.

Et ne prenez pas mes citations, messieurs, pour des cas d'application plus ou moins régulière. La théorie de ces arrêts déplorables est préconisée comme une vérité de doctrine, par des écrivains, par des jurisconsultes éminents en France.

Permettez-moi, pour vous le démontrer, d'emprunter quelques paroles à un magistrat des plus haut placés, en ce pays, un avocat général près la cour de cassation, M. Chassan. Vous verrez à quelles conditions on est complice d'après le droit criminel tel qu'on l'enseigne en France.

« Si la publication a été le véhicule du crime, si elle y a poussé, si elle l'a provoqué, l'auteur de la publication est responsable, il est rattaché au crime lui-même, indivisible avec la provocation. Il est puni comme le serait le complice. En excitant les mauvaises passions, l'auteur de la provocation, écrite ou parlée, devient responsable du résultat de ces excitations, on le punit comme s'il avait pris part au crime lui-même. Il n'est pas nécessaire, en effet, que le crime ou le délit qui a suivi la publication, fût dans la pensée de l'auteur de cette publication ; son but a pu être seulement à exciter les passions. Il se peut même qu'il n'ait pas eu l'intention que la provocation fût suivie d'effet ; mais il n'en sera pas moins réputé complice et puni comme tel, alors même que le crime ou le délit réalisé n'aura pas été présent à son esprit, pourvu qu'il soit démontré que la publication, quoique faite seulement dans le but criminel de remuer les passions, a été cependant le véhicule du crime ou du délit, car la loi n'exige pas, comme élément de cette complicité, ni comme élément de l'intention, l'espérance immédiate de la réalisation expresse du crime ou du délit qui a été ta suite de la provocation. »

Avec ce système, messieurs, je rendrai complice des attentats qui se commettent dans le monde entier, tous ceux qui se permettront d'écrire dix lignes dans un journal belge sur les événements politiques de l'extérieur ; cela ne s'appliquera pas aux Belges, fort heureusement : ils ne peuvent être l'objet de l'extradition, mais cela s'applique à tous qui viendront réclamer sur notre sol le droit d'asile, c'est-à-dire faire appel à l'un de nos plus beaux et de nos plus vieux titres au respect des nations. La logique me fait peur avec de telles conséquences.

L'honorable M. Lebeau nous disait tout à l'heure, messieurs, pourquoi, d'ailleurs, nous écartons, dans certaines circonstances, ce droit commun lorsqu'ils s'agit d'extradition, pourquoi nous n'envisageons point tel on tel délit politique au même point de vue lorsqu'il s'agit de l'extradition et lorsqu'il s'agit de la repression dans notre pays. Je ne reviendrai pas sur ce qu'a dit l'honorable M. Lebeau, mais permettez-moi une réflexion à l'appui de la thèse qu'il a si bien défendu.

Je n'accorde pas aux juridictions étrangères ce que j'accorde à la juridiction nationale. Je ne puis pas envisager ce qui se passe à l'étranger du même œil dont je considère ce qui se passe en Belgique, et vous me demandez mes raisons ? Mais j'ai chez moi un passé qui m'est une garantie de l'avenir, j'ai les moeurs, les traditions nationales qui me rassurent. Le législateur belge a tenu compte de ce passé, de ces garanties lorsqu'il a fondé la législation du pays. Nous savons que chez nous, de tout temps la justice a été plus calme, plus froide, plus modérée.

Nous n'avons pas à reprocher à notre magistrature les emportements qui se sont manifestés dans d'autres pays, dans des pays parfaitement civilisés, car il n'est pas nécessaire d'aller jusqu'à Constantinople pour rencontrer en Europe une justice politique peu propre à inspirer la confiance.

Avons-nous jamais eu, en Belgique, de juridiction politique exceptionnelle, quoique légale ? Avons-nous vu, en Belgique, condamner un maréchal Ney, en violation flagrante des traités, et commettre ce que l'on a justement appelé des assassinats juridiques ? Avons-nous vu, sur notre terre belge, fonctionner des cours prévôtales, des commissions militaires, des hautes cours exceptionnelles ? Non. Nous avons chez nous un jury indépendant, comme l'a fort bien dit l'honorable M. Lebeau, puis un passé, des mœurs, des traditions, des lois et une Constitution que chacun respecte.

Puis, lorsque notre justice si pleine de garantie punit, qui frappons-nous ? Des coupables. Lorsque nous accordons une extradition, qui livrons-nous ? Des accusés, c'est-à-dire des hommes présumés innocents. Il y a là une raison capitale de différence. Je m'étonne qu'elle n'ait pas attiré l'attention de l'honorable ministre de la justice.

L'honorable ministre de la justice vous dit ensuite quelles sont les garanties nouvelles que vous inscrivez dans la loi. Ce que vous y inscrivez est une superfétaiion. Déjà la loi le renferme.

Nos garanties sont grandes et nouvelles. D'abord, la règle devient l'exception, or, il y a certainement plus de bénéfice à être dans la règle que dans l'exception lorsqu'il s'agit d'appliquer une loi pénale.

M. le ministre veut qu'il n'y ait jamais de connexitc entre les crimes communs et des délits politiques, nous voulons que la non-connexité soit la rare exception.

Nous demandons que la magistrature belge apprécie et la connexité et la gravité des faits, car c'est dans la gravité seule que gît la raisan de l'exception.

Si tel est votre but, poursuit le ministre, vous dénaturez alors la mission des magistrats.

Vain reproche, messieurs ! Apprécier une question de connexité, ou la gravité de certains faits, c'est là une mission très ordinaire de la magistrature, mais cette mission est nouvelle, ainsi que je viens de le démontrer dans la loi actuelle, puisqu'elle tend à attirer l'attention sur des questions qu'au point de vue de l'extradition, nos chambres de mises en accusation n'examinèrent pas jusqu'à présent.

La magistrature ne fera que remplir une fois de plus une tâche qu'elle a toujours accomplie à la satisfaction de la Belgique tout entière.

On a rappelé en terminant l'un des criminalistes qui font le plus justement autorité dans le monde du droit, on a cité Beccaria exprimant le désir qu'un jour vînt où le crime ne trouverait plus d'asile chez aucune nation ; alors se réaliserait, paraît-il, ce beau idéal que rêve M. le ministre de la justice : l'assurance mutuelle entre toutes les nations pour se préserver des crimes et délits.

Oui, messieurs, le jour où le crime ne trouvera plus d'asile sur la terre sera un beau jour, et je serais fort heureux de le voir luire ; mais je demande, qu'à son aurore on nous fasse apparaître quelque chose de non moins beau, de non moins radieux ; et ce quelque chose c'est l'infaillibilité de la justice humaine, c'est l'absence de passion chez ceux qui peuvent être appelés à la rendre. Le jour où il n'y aura plus ni hommes passionnés, ni hommes faillibles pour juger, j'admets la réalisation de la pensée de Beccaria. Je l'appelle de tous mes vœux.

- La suite de la discussion est remise à demain.

Projet de loi visant à améliorer le sort des officiers qui ont combattu en 1830

Transmission du projet amendé par le sénat

M. le président (pour une motion d’ordre). - Messieurs, je viens de recevoir de M. le président du Sénat le projet de loi sur les pensions des officiers qui ont pris part aux combats de la révolution, projet que le Sénat a amendé. Je propose à la Chambre de renvoyer le projet amendé à la section centrale qui s'est occupée de cei objet.

- Cette proposition est adoptée.

La séance est levée à 5 heures.