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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 23 avril 1857

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1856-1857)

(Présidence de M. Delehaye.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1325) M. Crombez procède à l'appel nominal à une heure et un quart.

M. Calmeyn donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier. La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Crombez présente l'analyse des pièces suivantes.

« Des habitants de Grosmont-Brasmenil présentent des observations contre le projet de construction d'un pont sur le canal qui traverse cette commune. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des propriétaires de Flémalle-Haute demandent que les candidats notaires en stage soient nommés notaires suivant l'ordre d'ancienneté, â l'exclusion de tous autres, et que les notaires soient répartis dans les cantons en raison de la population. »

- Même renvoi.


« Le sieur Falkembergh, secrétaire communal, demande l'établissement d'une caisse de retraite en faveur des secrétaires communaux. »

- Même renvoi.


« Le sieur Defreyn, brigadier de la gendarmerie, pensionné, demande la médaille commémorative qui est accordée aux militaires ayant 25 années de service. »

- Même renvoi.

Motion d’ordre

Agrandissement des fortifications d’Anvers

M. Osy (pour une motion d’ordre). - Il a été convenu avant-hier que la Chambre statuerait sur la suite à donner au document déposé par M. le ministre de la guerre.

Ce document étant imprimé et distribué, je propose de le renvoyer à la section centrale qui a examiné le projet de loi relatif aux fortifications d'Anvers.

M. Thiéfry. - J'avais demandé le renvoi de cette pièce aux sections pour que la Chambre pût se prononcer sur son objet.

Il s'agit d'un des projets le plus importants que l'on puisse présenter à la législature.

La section centrale sera appelée à prendre une décision sans que les sections aient été consultées. Je croyais que, dans l'intérêt même du projet de loi, il était utile que les sections exprimassent leurs vues.

M. Osy. - Je lis dans le rapport de la section centrale de l'année dernière : « La section centrale forme le vœu que les détails d'une grande enceinte soient établis sans exagération. Une étude simultanée de cette enceinte et des forts lui paraît désirable, en considérant ces objets comme ne formant qu'une seule et même combinaison. »

Aujourd'hui M. le ministre de la guerre vous propose une grande enceinte.

Si la section centrale, à laquelle je demande le renvoi, trouvait de nouveaux renseignements nécessaires, elle les demanderait. Mais il me paraît qu'il ne s'agit que de la suite du travail dont a été chargée cette section centrale.

M. Coomans. - Ainsi que j'ai déjà eu l'honneur de le faire observer avant-hier à l'honorable M. Thiéfry, le renvoi des nouvelles explications fournies par M. le ministre de la guerre aux sections d'avril 1857, ne saurait aboutir. Je demande à l'honorable M. Thiéfry lui-même de quelle façon il s'y prendrait pour obtenir les nouvelles opinions de la Chambre ? Il faudra bien que les sections chargées, selon son désir, de l'examen des explications de M. le ministre de la guerre nomment des rapporteurs ; sinon elles n'ont pas le moyen de manifester leur opinion.

Or, si elles nomment des rapporteurs, il y en aura douze au lieu de six et nous sortirons du règlement de la Chambre qu'il n'est pas nécessaire, ce me semble, de modifier pour le cas actuel.

La section centrale de l'année dernière a demandé des explications. Ces explications ont été fournies par le gouvernement. Elles doivent être renvoyées à la section centrale. Si la section centrale ne croit pas son mandat assez large, elle le déclarera. Elle donnera sa démission, et les sections examineront derechef le projet du gouvernement. Mais pour le moment il n'y a pas d'autre moyeu d'aboutir que celui qu'a indiqué l'honorable M. Osy et j’insiste pour que sa proposition soit adoptée, et que le règlement de la Chambre soit respecté.

Les sections centrales sont composées de six membres, plus le président. Il ne peut y en avoir douze. Or, il y en aurait douze, si l'on obtempérait au désir manifesté par l'honorable M. Thiéfry. L'honorable membre me fait un signe de dénégation. Mais je lui demande de nouveau de quelle manière il prendra les nouvelles opinions de la Chambre, si ce n'est par l'organe des rapporteurs des sections d'avril 1857. Or, ces rapporteurs feront double emploi ; ils viendront se joindre aux six rapporteurs nommés déjà.

Si donc on n'adopte pas la proposition de l'honorable M. Osy, il faut tout simplement destituer la section centrale de l'année dernière, ce à quoi je ne m'oppose nullement.

M. Thiéfry. - Je n'attache pas d'importance à ma proposition. Mais je ferai remarquer à l'honorable M. Coomans qu'il se trompe sur la portée de cette proposition. Je n'ai pas demandé le renvoi à de nouvelles sections et la nomination d'autres rapporteurs. La section centrale est composée de six rapporteurs qui ont été nommés par les six sections de l'année dernière. Selon moi, ce sont ces six sections qui devraient être consultées sur un projet qui entraînera à une dépense de 25 millions.

M. Loos. - Il me semble qu'on ne peut que renvoyer à la section centrale ancienne les renseignements fournis par M. le ministre de la guerre. Ce ne sont pas les sections qui ont demandé ces renseignements, c'est la section centrale, et il n'y a aucun motif pour que les sections qui ont nommé des rapporteurs à la section centrale se réunissent de nouveau pour examiner les renseignements demandés par qui ? Par la section centrale. Si les sections étaient appelées à délibérer, il n'est pas dit qu'elles partageraient complètement l'avis de la section centrale, quant à la demande de renseignements qui a été faite. Je ne vois pas de moyen d'aboutir, si ce n'est par le renvoi des renseignements de M. le ministre à la section centrale. Celle-ci complétera son rapport ; la Chambre examinera et nous dira si ces renseignements satisfont aux demandes qu'elle a faites.

- La proposition de M. Osy est adoptée.

Projet de loi relatif aux établissements de bienfaisance

Discussion générale

- La discussion générale continue.

M. de Perceval. - Messieurs, à l'animation de la presse et aux publications qui ont vu le jour, aux discussions prolongées qui ont eu lieu au sein des sections, il est facile de comprendre que le projet de loi sur les établissements de bienfaisance sort du cadre des projets ordinaires, qu'il soulève des questions de la plus haute importance, qu'il renferme des principes qui menacent les bases mêmes de notre régime constitutionnel.

De toutes les délibérations auxquelles il m'a été donné de prendre part, il n'en est aucune qui m'ait pénétré, avec autant d'autorité et de raison, de l'étendue de ma responsabilité comme mandataire du pays.

Social par son objet, politique par ses conséquences, écho des sentiments à la fois les plus généreux et les plus passionnés du cœur humain, l'œuvre de la bienfaisance ouvre à l'esprit les horizons les plus vastes et les plus opposés ; suivant le point de vue auquel on se place, le principe d'où l'on part ou vers lequel on se sent entraîné, la bienfaisance publique apparaît aux uns comme un moyen de combattre des souffrances purement accidentelles, aux autres comme le procédé permanent pour alléger dans une certaine mesure, toujours inefficace, des maux inévitables, destinés, de par la volonté divine, à rester jusqu'à la fin des siècles le loi fatal de l'humanité.

Mais sous quelque point de vue qu'on l'envisage, vers quelque horizon qu'on se tourne pour la résoudre logiquement, l'organisation de la bienfaisance ne tarde pas à vous mettre en présence du problème politique et social tout entier. Je crois inutile de vous démontrer cette proposition ; l'honorable ministre de la justice s'est déjà acquitté de cette tâche par le discours qu'il a prononcé à la séance d’avant-hier.

Dans les considérations que je vais développer, je me suis proposé d'attirer votre attention sur les points suivants :

Sur l'accroissement du paupérisme en Belgique ;

Sur l'impuissance de la législation qu'on nous propose comme remède ;

Sur l'impossibilité de vaincre la misère sans l'extension du travail.

Un fait grave, messieurs, que je n'ai cessé de signaler aux méditations du gouvernement et des Chambres, c'est que dans les conditions actuelles de la production agricole, industrielle et commerciale en Belgique, la misère et l'indigence s'accroissent dans une proportion beaucoup plus forte que la population ; que chaque année d'une manière plus ou moins sensible, le paupérisme gagne du terrain sur le bien-être et l'aisance.

On a cherché longtemps à contester cette triste vérité. Chaque foi» qu'il m'arrivait d'y revenir et de l'appuyer de nouvelles preuves, l'un ou l'autre des ministres se levait, sinon pour contredire mes arguments du moins pour en atténuer la portée ; il semblait que je m'ingéniais à plaisir à ne pas voir les côtés riants du tableau social, pour m'attacher avec obstination à des détails passagers sans importance réelle. Pendant que je m'efforçais d'appeler l'attention de la législature sur les envahissements du paupérisme, d'entre part on ne cessait d'annoncer la certitude d’une prospérité toujours croissante.

Par cette tactique, devenue en quelque sorte un système, je passai plus d'une fois pour un esprit presque chagrin, pour un homme quasi-malheureux du bonheur de son pays.

Aujourd'hui l'accroissement de la liste des indigents, est avoué publiquement par toutes les autorités communales.

Ecoutez dans quels termes significatifs M. le bourgmestre de Bruxelles (page 1326) s’exprime à ce sujet dans un rapport présenté au conseil communal le 13 janvier 1855 :

« Le conseil communal, dans sa dernière séance du mois de décembre, a reconnu à l'unanimité, en comité secret, que le salaire des ouvriers, invariable depuis cinquante ans, n'est plus en rapport avec les besoins de l’existence ; il m'a autorisé à faire des démarches officieuses pour améliorer la condition des travailleurs.

« Nous désirons vivement que la récolte abondante de l'année ramène pour les denrées les prix de 1852, mais nous n'osons pas trop l’espérer. Nous croyons même devoir dire toute notre pensée : il se fait, nous le craignons et le déplorons, une révolution dans la valeur des métaux précieux.

« Depuis un temps dont il serait difficile d'assigner l'origine, les maçons, les charpentiers, les menuisiers, les couvreurs, les tapissiers, les plombiers, etc., reçoivent un salaire invariable, salaire insuffisant et qui les force à recourir à la charité publique. Si nos craintes se réalisaient, si la vie de l'ouvrier continuait à exiger plus de monnaie, il serait désirable que les salaires augmentassent et fussent en harmonie avec les prix des denrées.

« Pour tenir un pareil langage dans un document public, mes collègues et moi nous devions avoir une conviction profonde, nous devions éprouver un vif besoin d'arriver à une situation meilleure pour tous. Nous ne pouvons nous dissimuler que les privations deviennent chaque jour plus dures, que le nombre de ceux qui doivent recourir à l'assistance publique augmente avec une rapidité inouïe, que les économies des plus rangés s'épuisent, que le mont-de-piété regorge de petits gages, en un mot, que les ouvriers se trouvent dans une position déplorable. Les habitudes paisibles, le caractère patient, la soumission aux lois, peuvent faire supporter beaucoup de privations, mais il y a un terme à tout. Les privations ont aussi leurs limites, et, d'ailleurs, elles épuisent les forces physiques et morales ; elles rebaissent le niveau de la société.

« Malgré les tempéraments, les palliatifs, il arrive un moment où la loi économique reprendra toute sa force, toute son élasticité dans une population appauvrie et malade. Vous avez compris, messieurs, qu'il fallait devancer l'heure à laquelle l'ouvrier arracherait son salaire d'une manière violente, peut-être ; vous avez voulu prévenir l'abaissement de la population autant qu'il était en votre pouvoir. »

Cela, messieurs, se trouve écrit dans un rapport présenté par M. le bourgmestre au conseil communal de Bruxelles, le 13 janvier 1855. Je n'invente pas ; je cite.

Bientôt après parut un livre édité sous les auspices du gouvernement, contenant sur la situation des ouvriers salariés dans nos neuf provinces, des renseignements du plus haut intérêt, recueillis sur les lieux mêmes, par des hommes parfaitement placés pour connaître la vérité. Je parle de l'ouvrage intitulé : Budget économique des classes ouvrières en Belgique, par M. Ed. Ducpetiaux, inspecteur général des prisons et des établissements de bienfaisance.

En voici la conclusion :

« Lorsque l'on considère les diversités nombreuses que présente la condition de la classe laborieuse, selon les localités, les professions et les ressources dont elle dispose, on comprend l'impossibilité de ramener ses éléments si variés et si variables a un type unique d'après lequel on apprécierait les besoins et les privations du travailleur.

« Il faudrait, pour ainsi dire, avoir vécu de la vie de l'ouvrier pour pénétrer l'espèce de mystère qui enveloppe son existence, pour reconnaître et comprendre les expédients auxquels il a recours dans sa lutte incessante contre l'insuffisance des salaires, le prix élevé et toujours croisant des subsistances, les chômages, les maladies, les accidents de toutes portes auxquels il est exposé. Mais s'il est impossible de déterminer une base uniforme d'appréciation sous ce rapport, on peut du moins poser quelques hypothèses, instituer des comparaisons qui permettent de se rendre compte de la situation dans laquelle se trouve une fraction notable de la classe ouvrière.

« Nous avons réuni les éléments de ces comparaisons dans l'annexe qui fait suite à notre travail. En attribuant à l'ouvrier l'ordinaire, soit du soldat, soit du marin, soit du prisonnier, et en calculant les dépenses de son entretien, de son logement, de son coucher, de son habillement, etc.. d'après les données qui nous sont fournies par les budgets économiques eux-mêmes, nous aboutirons à des résultats qui ne sont pas sans intérêt.

« Adoptant la base arrêtée pour la formation des budgets, nous supposons que la famille de l'ouvrier se compose du père, de la mère et de quatre enfants ; que, sur ces six personnes, quatre peuvent être occupées utilement pendant l'année entière ; qu'il n'y a ni malades ni infirmes. Nous supposons que l'habitation se compose de deux pièces principales, l'une servant de cuisine et de lieu de réunion, l'autre de logement pour les parents, et de deux pièces accessoires ou cabinets où couchent les enfants ; que le ménage ne supporte de taxes et de contributions d'aucune espèce. Nous retranchons toutes les dépenses de l'ordre religieux, moral et intellectuel, sauf une somme très minime pour le culte (abaises à l'église) ; nous supposons, par conséquent, que deux jeunes enfants fréquentent l'école gratuite, que l'apprentissage des aînés ne coûte rien et que leur travail est, au contraire, productif ; nous n'admettons pas la possibilité de l'achat de livres, d'estampes, etc., des économies, de la participation aux caisses d'épargne, à la caisse de retraite ; nous éliminons enfin toutes les dépenses de luxe ou provenait de l'imprévoyance, pour nous borner à l'usage du tabac, qui constitue l'un des principaux besoins de l'ouvrier, et à la fréquentation du cabaret, le dimanche, pour le père et le fils aîné.

« Dans ces conditions moyennes, qui peuvent être considérées comme l'expression de la vérité dans un grand nombre de cas, et en calculant la consommation des six personnes qui composent la famille comme équivalant à celle de quatre adultes, voici comment se décomposerait son budget dans chacune des trois hypothèses que nous avons posées ci-dessus :

« Nourriture de la famille, calculée d'après l'ordinaire du soldat : 928 fr. 64 c.

« Habitation. Habillement. Coucher. Chauffage. Eclairage. Blanchissage. Soins de propreté. Traitement en cas de maladie. Entretien et réparation de l'habitation. Achat et entretien du mobilier. Achat de fil, cordon, aiguilles et ports de lettres. Frais du culte. Fréquentation du cabaret. Achat de tabac (voir les détails des chiffres dans l'ouvrage même) : 544 fr. 33 c.

« Total ; 1,472 fr. 97 c.

« Nourriture de la famille, calculée d'après l'ordinaire du marin : 1283 fr. 24 c.

« Habitation. Habillement. Coucher, etc. (comme ci-dessus) : 544 fr. 33 c.

« Total : 1,827 fr. 57 c.

« Nourriture de la famille, calculée d'après l'ordinaire du prisonnier : 567 fr. 38 c.

« Habitation. Habillement. Coucher, etc. (comme ci-dessus) : 544 fr. 33 c.

« Total : 1,111 fr. 71 c.

« Le prix des objets qui entrent dans la nourriture et l'entretien, en général, est calculé d'après la moyenne des prix d'adjudication pour les prisons, telle que nous l'avons établie pour la période de 1849 à 1854. Cette moyenne représente assez exactement la moyenne des prix courants des divers articles de consommation usuelle pendant cette période. Mais ces prix courants ne se rapportent qu'aux achats faits en gros, par quantités plus on moins considérables et aux époques les plus favorables.

« L'ouvrier qui achète les objets dont il a besoin en détail, au jour le jour et souvent à crédit, doit nécessairement subir une surtaxe. En évaluant celle-ci à 15 p. c, nous restons sans doute au-dessous de la vérité.

« Quoi qu'il en soit, dans l'hypothèse où l’ouvrier aurait la même alimentation que le soldat, la dépense annuelle de la famille serait de 1,472 fr. 97 c. ;

« Dans la deuxième hypothèse, celle où il serait nourri comme le marin de l'Etat, la dépensé s'élèverait à 1,827 fr. 57 c. ; dans la troisième hypothèse enfin, celle où sa nourriture serait assimilée à celle du prisonnier, la dépense serait réduite à 1,111 fr. 71 c.

« Si l'on compare chacune du ces trois sommes aux recettes et aux dépenses réelles constatées par le dépouillement des budgets économiques, on voit que peu de familles ouvrières peuvent atteindre, nous ne dirons pas à l'ordinaire du marin ou du soldat, mais même à celui du prisonnier.

« Il résulte de l'état général des salaires alloués aux ouvriers des diverses professions, que la moyenne la plus élevée du salaire journalier est de 1 fr. 56 c. pour les hommes, 89 c. pour les femmes, 56 c. pour les garçons et 55 c. pour les filles. Calculées à ce taux, les ressources de la famille, que nous avons prise pour type, s'élèveraieut, au maximum, à 1,068 francs annuellement.

« Le père, 300 jours à fr. 1 56 : 468 fr.

« La mère, 300 jours à 89 c. : 267 fr.

« Le garçon, 300 jours à 56 c. : 168 fr.

« La fille, 300 jours à 55 c. : 165 fr.

« Total : 1.068 fr.

« Il y aurait donc encore, dans cette hypothèse, quelque, favorable qu'elle soit, un déficit de 45 fr. 71 c. pour que la famille pût, en se nourrissant comme le prisonnier, pourvoir aux autres dépenses que nous avons énumérées ci-dessus.

« Dans le ménage que nous avons pris pour type, nous avons réuni toutes les ressources possibles. Mais en attribuant à la mère de famille un salaire, nous enlevons à ce ménage sa direction : comment sera soigné l'intérieur ? qui veillera aux jeunes enfants ? qui préparera les repas, fera les lavages, les raccommodages" : Tel est le dilemme incessamment posé aux ouvriers : vouer tous les bras au travail industriel, ceux des enfants, de la mère comme ceux du père, et négliger par suite les soins les plus indispensables du ménage ; ou bien laissera la femme sa position de ménagère, épargner l’âge et la faiblesse des enfants, mais accepter la misère avec toutes ses conséquences. En présence de ce fatal dilemme, faut-il s'étonner si l'ouvrier sacrifie aux exigences du présent, aux nécessités de la vie, son bien-être, sa dignité, la santé et l'avenir de sa famille ? faut-il s'étonner si, pour échapper momentanément aux embarras et aux inquiétudes qui l'assiègent, il va s'étourdir parfois au (page 1327) cabaret et chercher, dans l'abus des liqueurs fortes l'oubli de maux, auxquels il ne voit pas de remède ?

« Si l'on nous objecte que le chiffre, même le plus modéré, auquel nous évaluons les dépenses d'une famille entière, est exagéré et dépasse la mesure véritable de ses besoins, nous répondrons par un simple calcul et une comparaison dont chacun peut vérifier l'exactitude. 1,111 francs dépensés annuellement pour un ménage composé de six personnes, représentent, pour chacune de celles-ci, une dépense de 185 francs par an, ou de 50 c. environ par jour. Or, d'après le résumé des comptes que nous avons publiés naguère dans la Statistique décennale du Royaume (1841-1850), voici quel a été, en moyenne, le coût de chaque détenu dans les diverses prisons pendant la période de 1847 à 1849 (par an, par jour :

« Maison centrale de Gand : par an 218 fr. 38 c, par jour 60 c.

« Maison centrale de Vilvoorde : par an 534 fr. 48 c, par jour 70 c.

« Maison centrale de Saint-Bernard : par an 226 fr. 85 c, par jour 62 c.

« Maison centrale d’Alost : par an 220 fr. 46 c, par jour 60 c.

« Maison centrale de Namur : par an 254 fr. 12 c, par jour 70 c.

« Maison centrale de Saint-Hubert : par an 273 fr. 30 c, par jour 75 c.

« Maison de sûreté et d’arrêt en régie : par an 222 fr. 28 c, par jour 61 c.

« Maison de sûreté et d’arrêt en entreprise : par an 373 fr. 04 c, par jour 1 fr. 02 c.

« La moyenne générale pour toutes les prisons a été de 63 centimes. Ce chiffre, comparé à celui de l'entretien journalier du travailleur, présente une différence eu plus de 13 centimes. Il est, en outre, à remarquer que si, pour les prisons, il faut porter en ligne de compte les dépenses d'administration et de surveillance, par contre, les prisonniers n'ont pas à payer de loyer, que les achats qu'ils font aux cantines ne sont pas compris dans les frais d'entretien, et que ces frais sont fortement abaissés par suite du grand nombre de têtes qui composent les ménages, et de la mise en adjudication ou l'achat en gros des denrées et autres objets qui entrent dans leur consommation. Dans les petites prisons, où l'on ne jouit pas de ces derniers avantages, le coût journalier de l'entretien est de 1 fr. 02 c, et dépasse, par conséquent, de plus du double la moyenne de la dépense journalière de l'ouvrier, telle qu'elle résulte de nos calculs.

« Comment se fait-il, cependant, qu'un grand nombre, nous pourrions dire la grande majorité des travailleurs, vivent à des conditions plus économiques ? C'est, comme nous l'avons déjà dit, en recourant à des expédients dont l'ouvrier seul a le secret ; en réduisant sa ration journalière, en substituant le pain de seigle au pain de froment, comme c'est d'ailleurs la coutume dans une grande partie du pays et notamment dans les Flandres ; en mangeant moins de viande ou même en la supprimant tout à fait, de même que le beurre, les assaisonnements ; en se contentant d'une ou deux chambres où la famille est entassée, où les garçons et les filles couchent à côté les uns des autres, souvent sur le même grabat ; en économisant sur l'habillement, le blanchissage, les soins de propreté ; en renonçant aux distractions du dimanche ; en se résignant enfin aux privations les plus pénibles. Une fois parvenu à cette extrême limite, la moindre élévation dans le prix des denrées, un chômage, une maladie, augmente la détresse du travailleur et détermine sa ruine complète ; les dettes s'accumulent, le crédit s'épuise, les vêtements, les meubles les plus indispensables sont engagés au mont-de-piété, et, finalement, la famille sollicite son inscription sur la liste des indigents. Là est l'explication des budgets que nous avons passés en revue et qui, particulièrement dans les localités où l'ouvrier a conservé une certaine aspiration au bien-être, se soldent d'ordinaire par un déficit plus ou moins considérable.

« On peut contester les calculs sur lesquels nous nous sommes étayés ; on peut substituer à nos hypothèses telles autres hypothèses que l'on jugera préférables, mais toujours, quoi que l'on fasse, on aboutira au même résultat : que dans le plus grand nombre de cas, les ressources de la classe laborieuse ne sont plus en rapport avec ses besoins essentiels, que sa situation s'aggrave en raison de l'élévation continue du prix des denrées, et que si l'on ne parvient à rétablir l'équilibre entre son salaire et ses dépenses indispensables, il faut s'attendre à une crise sérieuse dont nul ne peut prévoir l'issue. »

Ce ne sont pas mes seules autorités.

Voici un tableau indiquant pour une période de quinze années consécutives, de 1841 à 1855, le prix du seigle et du froment, et en regard de ces prix le nombre de décès constatés en Belgique pendant les mêmes années. »

(Ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée).

« De ces chiffres irrécusables résulte, à toute évidence, que le sort d'une notable fraction de la population ouvrière est non seulement précaire, mais qu'une hausse sensible dans le prix des denrées alimentaires équivaut à de très nombreuses condamnations à mort.

« Dans son exposé au conseil communal de Bruxelles, M. le bourgmestre signale la misère comme une cause active de démoralisation et de criminalité. Les statistiques judiciaires justifient cette allégation ; de même que la mortalité, la criminalité suit en Belgique, pas à pas, le prix du pain. »

(Le tableau suivant, mettant en rapport le prix des céréales et le nombre de personnes poursuivies devant les tribunaux, n’est pas repris dans la présente version numérisée.)

« Il ne faudrait pas croire que la tendance à enfreindre les lois sociales se constate seulement parmi les adultes momentanément privés de travail. Non, ce qui, mieux encore que l'aveu des autorités publiques, démontre, combien l'extension du paupérisme est réelle.et, je dirai, générale au sein de la classe ouvrière, c'est l'accroissement du nombre des délinquants parmi les femmes et les enfants. L'augmentation de la criminalité existe pour tous les âges et pour les deux sexes, mais les enfants et les femmes y participent pour une proportion beaucoup plus forte que les adultes du sexe masculin. Cette vérité résulte à la dernière évidence de l'exposé de la situation du royaume publié par M. le ministre de l'intérieur. »

(Ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée.)

(page 1328) De l'année 1836 à 1849, le nombre de délinquants, âgés de moins de 16 ans, traduits devant la justice répressive, a donc plus que doublé. L'augmentation réelle est de 150 p. c.. Le nombre était de 788 pour l'année 1831 ; il était déjà de 1,061 trois années plus tard ; après trois autres années, c'est-à-dire en 1842, il se montait à 1,333 ; puisa 1,414 ; et finalement pour l'année 1849, il était de 1,974. Exceptionnellement, pour deux années, le nombre de jeunes délinquants s'est élevé jusqu'à 2,820, et même jusqu'à 4,053. Ces deux derniers nombres correspondent aux années calamiteuses 1846 et 1847. Le nombre véritablement effrayant des jeunes délinquants de ces deux années, exceptionnelles entre toutes, fait assez comprendre la cause réelle de la progression permanente et rapide qui se constate à partir de 1856. Triste éducation pour ces malheureux enfants que celle des geôles et des maisons d'arrêt !

Si, au lieu de nous borner aux jeunes délinquants nous considérons le sexe masculin tout entier, l'augmentation réelle de la criminalité est de 30 p. c. en treize ans. En 1836, il y a eu 18,569 prévenus ; en 1849, il y en a eu 25,471.

Pour qui sait envisager les choses d'un peu haut, ces chiffres ont un sens parfaitement clair, qu'on chercherait inutilement à nier. Ils démontrent que chez une bonne partie de la population du pays, au lieu de marcher d'un pas ferme et chaque jour plus rapide vers une condition en harmonie avec la destinée de l'homme, on rétrograde plutôt vers la barbarie et la dégradation. Pourrait-on interpréter autrement la progression des délits et des crimes commis par la nouvelle génération ? Si l'ordre social était entièrement dans le bon chemin, est-ce que la criminalité ne devrait pas diminuer d'année en année, est-ce que la mendicité et l'indigence ne verraient pas éclaircir leurs rangs, est-ce que les misères qui dégradent et avilissent tant de nos concitoyens ne les quitteraient pas progressivement ?

Des hommes passons aux femmes.

(Ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée.)

Ce tableau démontre que l'accroissement de la criminalité parmi les femmes a suivi une progression plus rapide encore que chez les hommes. En 1836, on a traduit devant la justice répressive 195 jeunes filles, âgées de moins de 16 ans ; en 1849, il y en a eu 630 ; c'est plus du triple. La permanence de la progression ressort de la plus simple inspection du tableau ; l'augmentation, en 13 ans, est de 230 p. c. ; 80 p. c. de plus que pour les jeunes garçons, pour lesquels l'augmentation est de 150 p. c. pendant la même période. Pour tout le sexe féminin, le nombre des prévenues s'est accru de 3,826 à 7,031, dans l'intervalle de 1836 à 1849. L'augmentation est de 86 p. c.

Rapprochez les chiffres de ces tableaux de ceux du budget des classes laborieuses, d'où il ressort que l'alimentation ordinaire chez un grand nombre de familles d'ouvriers est tombée bien en dessous de l'alimentation des prisonniers, vous n'aurez aucune peine à comprendre que lorsque le salaire du père n'est plus en rapport avec les plus stricts besoins de la famille, la femme et les enfants, qui ne veulent pas mourir de faim, sont infailliblement conduits à chercher dans le vol, le maraudage et la mendicité, le moyen de prolonger leur triste existence !

Afin qu'on puisse embrasser d'un seul coup d'œil les progrès du nombre de délits et de crimes commis en Belgique, nous réunissons en un seul les deux tableaux précédents.

(Ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée.)

Rien qu'aux fluctuations ascendantes et descendantes du nombre de la dernière colonne, on reconnaît les années de disette d'aliments ou de rareté de travail.

De l'année 1836 à l'année 1849, la population totale du royaume s'est accrue de 11 p. c. ; pendant la même période le nombre de prévenus ou accusés traduits devant la justice répressive s'est accru de 45 p. c.

Un autre symptôme significatif de la dégénérescence des forces morales parmi la population ouvrière des villes et des campagnes, c'est l'accroissement progressif du nombre des naissances illégitimes, autrement dit des enfants naturels. Dans une courte période de dix ans, de l'année 1841 à l'année 1850, l'accroissement des naissances illégitimes n'est pas moindre de 30 p. c. En 1841, on a présenté à l'état-civil, en Belgique, 9,354 enfants illégitimes ; en 1850, on en a présenté 11,309. Le total des naissances illégitimes, enregistrées dans toute l'étendue du royaume, pendant ces dix années, s'élève à près de 100,000. Il est vrai que, grâce à l'intervention active des sociétés qui se sont constituées avec la mission de travailler à détruire le concubinage, quelques milliers de ces enfants naturels, 30,000 environ, ont reçu la légitimation, par le mariage de leurs parents, mais le fait de la tendance au libertinage n'en reste pas moins prouvé à la dernière évidence.

Dans le mémoire adressé au ministre de l'intérieur par la Société de médecine de Gand, nous lisons ce qui suit :

« 1° Sur 100 ouvriers, sans distinction de sexe, il y a 8,88 enfants naturels. Ce rapport est de 2 p. c. plus élevé que celui des naissances illégitimes en Belgique. Cependant, que d'enfants naturels meurent avant d'avoir atteint l'âge où ils peuvent être employés dans les ateliers !

« 2° Le nombre des naissances par mariage est 4,65 ; de sorte que la fécondité de la femme de fabrique correspond à la moyenne du pays.

« 3° Le dixième des filles de fabrique sont mères ou en état de grossesse.

« 4° Le tiers des femmes qui se marient ont eu des enfants.

« Sur 16 enfants qui naissent, il y en a 7 qui meurent.

« Voici quelques renseignements sur la proportion pour cent des naissances illégitimes dans les villes principales du royaume :

« Bruxelles, 31, 69 ; Namur, 22, 78 ; Louvain, 18, 82 ; Gand, 20, 80 ; Mons, 19, 81 ; Liège, 16, 84 ; Anvers, 14, 86 ; Malines, 13, 87 ; Tournai, 10, 90 ; Bruges, 11, 89 ; Verviers, 7, 93. »

Le tableau ci-dessus représente une moyenne prise sur trois années, 1841 à 1844. Bruxelles, comme on voit, figure en tête des villes pour le nombre des naissances illégitimes ; la proportion y est de 31 enfants naturels sur 100 naissances ; cette moyenne est prise sur la population entière, mais si l'on se restreint à certaines classes, en laissant de côté les classes riches et celles qui vivent dans l'aisance, c'est-à-dire, si l'ont, veut se rendre exactement compte jusqu'à quel point la dissolution des mœurs est arrivée dans une partie assez notable de la population ouvrière de la capitale, on arrive à constater un état de chose véritablement effrayant. Un dépouillement effectué, par le secrétaire de la commission centrale de statistique auprès du ministre de l'intérieur, des registres de l'état civil de Bruxelles pour les années 1841,1842 et 1843, a mis au jour la situation suivante.

(page 1329) Lavandières et repasseuses : population : 2,586 ; enfants illégitimes sur cent naissances : 73 ; enfants légitimes sur cent naissances : 27.

Domestiques à gages : population : 7,956 ; enfants illégitimes sur cent naissances : 84 ; enfants légitimes sur cent naissances : 16.

Tricoteuses, dentellières et brodeuses : population : 3,934 ; enfants illégitimes sur cent naissances : 97 ; enfants légitimes sur cent naissances : 3.

Couturières, tailleuses, lingères, fleuristes, modistes : population : 5,110 ; enfants illégitimes sur cent naissances : 98 ; enfants légitimes sur cent naissances : 2.

Totaux : population : 19,586 ; enfants illégitimes sur cent naissances : 89 ; enfants légitimes sur cent naissances : 11.

Un rapport soumis en 1828 aux états généraux de l'ancien royaume des Pays-Bas sur la situation des établissements de bienfaisance porte à 563,565 le nombre de personnes alors inscrites sur la liste des pauvres dans les neuf provinces belges. Ces 563,565 personnes recevaient ensemble 4,779,279 francs.

Pendant les années 1831 à 1834, comptées l'une dans l'autre, les bureaux de bienfaisance des 2,522 communes de la Belgique ont secouru, année moyenne, 617,128 individus, pour une somme annuelle de 5,308,099 francs ;

En 1839, le nombre des pauvres secourus en Belgique a été de 587,095, et ils ont reçu ensemble 5,364,732 fr. ;

En 1846, le recensement à domicile de la population du royaume constate que 192,964 personnes dans les villes et 507,177 dans les communes rurales, en tout 700,141 personnes, étaient inscrites sur la liste des pauvres ;

En 1848, 433,610 pauvres ont été secourus pendant toute l'année, et 507,716 pendant une partie de l'année ; en tout 941,326 personnes secourues pour 7,854,173 francs ;

En 1849, il y a eu 411,646 pauvres secourus pendant tout le cours de l’année, et 464,135 secourus seulement pendant une partie de l'année, en tout 901,781 pauvres secourus pour 6,818,266 francs ;

En 1850, 398,558 pauvres ont été secourus pendant toute l'année, et 464,540 pendant une partie seulement de l'année, soit ensemble 863,098 pauvres, ayant reçu 6,331,240 francs.

Nous résumons cette progression du paupérisme dans le tableau suivant : (tableau non repris dans la présente version numérisée.)

Au point de vue des progrès généraux du paupérisme de l'année 1828 à l'année 1850, le nombre de personnes tombées à charge des bureaux de bienfaisance des communes, s'est accru de 300,000 personnes environ ; il était de 563,565 en 1828, et en 1850 il s'élevait à 863,098. L'augmentation est de 53 p. c. !

En 1828, la population de nos neuf provinces était de 3,679,000 âmes ; elle était au 31 décembre 1850, de 4,426,000 âmes. De l'année 1828 à 1850, l'accroissement a donc été de 747,000 âmes, soit de 25 p. c. ; ce qui veut dire que la gêne, la misère, en un mot, le paupérisme, a suivi en Belgique une progression double de la progression lie la population générale du pays.

Il ne faut pas perdre de vue que pour aboutir à cette conclusion, je n'ai pris pour terme de comparaison ni l'année 1847, ni l'année 1849, qui ont été des années calamiteuses ; la comparaison a été faite entre les années 1828 et 1850, qui ont été des années ordinaires.

De l'année 1840 à 1847, les communes ont été obligées de venir au secours des bureaux de bienfaisance pour une somme annuelle de 2,002,479 francs, qu'elle se sont procurée par une contribution extraordinaire frappée sur les habitants.

Pour l'année 1848, l'insuffisance des ressources ordinaires des bureaux de bienfaisance a grevé les budgets des communes de 3,484,778 fr. d'impôts extraordinaires.

En 1849, pour la même cause, les communes, ont subi 3,107,859 fr. d'impôts extraordinaires.

En 1850, pour 2,450,206 fr. ; toujours obtenus par l'impôt.

De 1840 à 4850, les 2,522 communes du pays ont donc ajouté environ 50 millions de francs, pris sur l'impôt, aux revenus habituels des bureaux de bienfaisance.

Sommes-nous à bout de preuves ? Non. De l'accroissement des indigents inscrits sur la liste des maîtres de pauvres à l'accroissement du nombre des reclus dans les dépôts de mendicité, la conclusion est logique. Aussi, que trouvons-nous ?

En 1831, les cinq dépôts de mendicité du pays ont eu une population moyenne, par jour, de 2,178 reclus, dont l'entretien a coûté 279,740 francs.

En 1840, la population moyenne, par jour, dans les cinq dépôts de mendicité a été de 2,828 reclus, et la dépense totale de 404, 253 francs.

En 1850, ces cinq dépôts ont eu ensemble une population moyenne de 3,478 reclus qui ont coûté aux communes 636,000 francs.

De l'année 1831 à l'année 1850, la population dans les cinq dépôts de mendicité s'est donc accrue de 2,178 à 3,478 individus, c'est à-dire de 1,500 reclus par jour. Quant aux dépenses, elles se sont élevées pendant la même période de 279,000 à 636,000 francs.

Pour se convaincre que l'augmentation de la population et des dépenses dans les dépôts de mendicité ne provient pas d'un événement fortuit ou accidentel, mais qu'elle est la conséquence logique d'une cause permanente, il suffît de constater que depuis vingt ans cet accroissement a suivi pour ainsi dire une loi de continuité.

Messieurs, je ne déduirai pas les conséquences des faits que je viens de vous exposer ; ils se résument en deux mots :

SI VOUS NE DÉTRUISEZ PAS LE PAUPERISME, LE PAUPERISME VOUS DÉTRUIRA.

Au point de vue de la destruction du paupérisme, quels peuvent être les effets des dispositions qui nous sont soumises ? Diminueront-elles le nombre de pauvres ? Auront-elles seulement la vertu d'apporter un soulagement sensible aux maux de ceux qui existent aujourd'hui ?

A moins d'admettre que nous devions faire des lois pour le seul plaisir d'en confectionner, comme ceux qui font de l'art pour l'art, n'est-il pas clair que la question des avantages que l'intérêt général doit recueillir des dispositions nouvelles proposées, est le premier point qu'il importe d'élucider ?

Pour que dans un pays la liberté illimitée des legs et des donations puisse être féconde, il est essentiel que le nombre de familles riches y soit considérable eu égard à celui des familles pauvres ? Si c'est le contraire qui a lieu, si pour de centaines de mille de familles indigentes on ne compte que quelques milliers de familles riches, à quoi bon s'ingénier à discuter les articles d'une loi dont la stérilité est connue d'avance ?

La première question à résoudre est donc celle-ci : Les grandes fortunes sont-elles nombreuses en Belgique ?

Sur ce terrain, messieurs, l'insuffisance du projet de loi éclate au grand jour. J'y appelle toute l'attention de ceux qui ne veulent pas de la personnification civile pour les couvents et qui paraîtraient disposés à voter le projet de loi dans l’intérêt exclusif des pauvres.

La nation belge comprend environ 908,000 familles ; je les répartis en trois classes, savoir :

Les familles formant la liste des électeurs pour la législature, soit 89,630 familles ;

Les familles de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes, soit 373,000 familles ;

Les familles des ouvriers salariés, soit 446,000 familles.

D'après ces chiffres on peut déjà se convaincre que, dans notre pays, le nombre de familles riches est excessivement restreint comparativement au nombre de familles de la petite bourgeoisie qui vivent dans la gêne, et des familles de travailleurs salariés qui vivent au jour le jour. Les 446,000 familles d'ouvriers en comprennent 226,000 inscrites sur la liste des indigents.

Si l'on admet pour un instant que toutes les familles d'électeurs indistinctement se trouvent dans le bien-être, on n'aboutit pas moins à cette vérité, qu'en Belgique plus des 9/10 de la nation sont dans une position incertaine ou malaisée. Je me demande, dès lors, quelle est la raison d'être d'une loi sur les legs et donations comme solution au problème du paupérisme ! Et ne perdez pas de vue que de 9,567 propriétaires-rentiers que notre pays renferme, la plupart sont mariés et pères de famille, qu'il en est de même du petit nombre d'industriels dont la fortune atteint un chiffre de quelque importance. Il ne peut donc rester le moindre doute sur les faibles espérances que les 226,000 familles d'indigents actuellement inscrites, pourraient avoir dans le projet de loi pour l'amélioration de leur sort.

Lorsque je me représente tout le bruit qui s'est fait autour de ce projet de loi par les partisans des dispositions qu'il tend à consacrer, lorsque je me rappelle que dans la séance d'avant-hier l'honorable ministre de la justice nous a dépeint cette nouvelle législation comme étant un moyen considérable de salut pour les pauvres, car, il nous a dit : « La loi se résume eu un double but : augmenter le patrimoine des pauvres : le conserver, » et que, scrutant la réalité, j'en prévois les très (page 1330) minimes résultats pour les classes nécessiteuses, je ne puis m'empêcher de déplorer cette funeste politique qui s'efforce d'égarer l'opinion publique, pour la conduire dans une voie au bout de laquelle il n'y aura que déception.

La liste des propriétaires fonciers en Belgique comprend, d'après le recensement effectué par le gouverneront, 758,512 personnes. Sur ces 758,512 propriétaires fonciers, il ne s'en trouve que 4,400 ayant un revenu de plus de 5,000 fr. Il n'y a en Belgique que 40 propriétaires fonciers qui ont plus 100,000 fr. de rente. Dans aucun pays la propriété foncière n'est aussi divisée, aussi morcelée qu'en Belgique ; et chaque année le morcellement s'étend. Cette progression rapide du morcellement de la propriété foncière bâtie et non bâtie, n'a rien de surprenant.

De l'année 1841 à l'année 1850, il est mort en Belgique 1,040,497 personnes : ce million de décès a ouvert des milliers de successions qui ont contribué à diviser de plus en plus la fortune générale.

Partageons en deux catégories les personnes décédées de 1841 à 1850, incitons dans la première catégorie les personnes âgées de moins de 30 ans au moment de leur décès ; et dans la deuxième, celles âgées de plus de 30 ans Or, sur les 1,040,497 décès il y avait 543,498 personnes âgées de moins de 30 ans, et 496,999 personnes âgées de plus de 30 ans.

Admettons que, parmi les 543,498 personnes de la première catégorie, aucune, absolument aucune, n'ait laissé de biens immobiliers à partager entre ses héritiers (une telle supposition est évidemment exagérée) ; admettons de plus, que, parmi les 496,999 personnes de la deuxième catégorie, il y en ait sur cinq, quatre dans le même cas (ce qui est encore exagéré), on n'en arrive pas moins à ce résultat, qu'en dix ans (de 1811 à 1850), près de 100,000 successions ont été ouvertes, dont l'avoir se composait, au moins en partie, de propriétés immobilières bâties on non bâties.

La plupart de ces successions étant échues à plusieurs héritiers, ont donné lieu à un partage, soit par simple acte notarié, soit par vente, pour sortis d'indivision.

Et il n'est pas douteux non plus que, pour le plus grand nombre de ces successions, les héritiers, après avoir recueilli leur part d’héritage, ne possédaient pas chacun individuellement une position de fortune à la hauteur du revenu du défunt.

Afin d'avoir une idée de l'état excessif de morcellement et de division parcellaire qu'un demi-siècle d'existence du Code civil a amené pour la propriété foncière, l'on peut consulter avec fruit le tableau, publié par le ministre des finances d'après le dépouillement des registres du cadastre de l'année 1846. Ce n'est pas tout.

J'ajouterai que les 900,000 familles dont se compose la nation pourraient se diviser de la manière suivante quant à leur situation sociale :

89,000 familles d'électeurs possédant plus ou moins de bien-être, ou vivant dans l'aisance, quelques-unes dans le luxe. Ensemble, elles forment une population de 580,000 âmes ;

373,000 familles de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes, trouvant dans une position demi-aisée, approchant de la gêne, et allant quelquefois jusqu'à la privation. C'est une population de 1,872,000 âmes ;

446,000 familles de la classe ouvrière n'ayant pas toujours le strict nécessaire pour vivre et parmi lesquelles il s'en trouve 226,000 inscrites sur la liste des indigents. Elles réunissent 2,174,000 âmes. C'est-à-dire qu'en prenant tout au mieux, sur 100 Belges, 9 tout au plus ont le bien-être ; 42 ont une position peu aisée, approchant de la gêne, et 49 une situation des plus précaires, soumise à toutes les incertitudes du lendemain.

Ceci, messieurs, ne le perdez pas de vue, est la situation sociale plutôt embellie que rigoureusement exacte.

De 1831 à 1855, la population de la Belgique s'est accrue de 761,000 personnes par l'excédant des naissances sur les décès ; cet accroissement s'est réparti entre les diverses classes de la population proportionnellement à leur nombre. Cessera-t-il d'en être ainsi dans l'avenir ? Non. De là cette conséquence, que pendant que diminue le nombre de ceux qui peuvent faire aux pauvres des legs ou donations, le nombre de ceux auxquels ces legs et donations sont nécessaires s'accroît incessamment. C'est au sein de la population un double mouvement diamétralement opposé aux effets que nous promettent les partisans du projet de loi.

Voulez-vous d'autres preuves de l'impuissance de la loi proposée, en tant que remède, ou seulement palliatif aux envahissements du paupérisme ?

Dans un document publié par le gouvernement : Statistique des hospices et des bureaux de bienfaisance d'après les budgets de l'exercice 1853, je vois que le revenu des hospices et des bureaux de bienfaisance s'élève à une somme annuelle de 10 millions de francs. C'est le revenu accumulé des donations et legs faits au profit des pauvres depuis le commencement de l'existence des provinces et des communes belges. En évaluant seulement à 800,000 le nombre des nécessiteux inscrits (et il y en a bien davantage),ta répartition du revenu donne une moyenne de 12 fr. par tête et par an ; pas 4 centimes par jour, y compris les frais d'administration, Dans combien de siècles les partisans du projet de loi espèrent-ils que ce revenu aura doublé, surtout en présence des faits sociaux que j'ai énumérés ?

Je crois, messieurs, vous l'avoir démontré d'une manière convaincante ; dans les termes où la question du paupérisme nous est posée par le projet de loi, elle est insoluble.

Et, en effet, lorsqu'une société est trop pauvre d'une manière absolue, je veux dire, lorsque de toute façon, elle n'a pas les richesses nécessaires à la satisfaction des besoins légitimes de tous ses membres, ce n'est pas dans la répartition, mais bien dans la production même des richesses qu'il faut chercher le remède.

Au point de vue de la richesse absolue, la Belgique est tellement dénuée, que si l’on répartissait la fortune générale par parts égales entre tous les citoyens, on aboutirait à un paupérisme universel. Et je vais en fournir la preuve.

Le recensement des maisons a constaté l'existence de 2,758,966 chambres petites et grandes. Réparties entre 890,566 familles, on arrive à une quotité de trois chambres par famille de cinq personnes. Or, la décence et l'hygiène exigent que l'habitation d'une famille se compose d'un minimum de quatre chambres, ce qui nous donne un minimum de 3,562,264 chambres. Le déficit réel est de 805,298 chambres.

Un fait identique se produit pour l'alimentation. Aucun riche ne mange de la viande, du pain ni des pommes de terre proportionnellement à sa fortune. Cependant nous devons importer, année moyenne, environ un million d'hectolitres de céréales, et du bétail en assez grande quantité. Nonobstant ces importations, des milliers de familles d'ouvriers, nous l'avons vu, sont encore moins bien nourries que les détenus dans les prisons dont l'ordinaire est calculé sur le strict entretien de la vie.

Ce qui est vrai pour l'habitation et pour l'alimentation, est vrai pour tout le reste. Il y a eu Belgique un manque absolu de richesses, et c'est tourner dans un véritable cercle vicieux, que de vouloir chercher l'amélioration du sort de la foule des nécessiteux dans la générosité d'une classe très restreinte de familles aisées.

Ma conduite au sujet de la loi qui nous est soumise sera conforme à celle que j'ai tenue lors de la discussion de la loi sur les sociétés de secours mutuels, et de la loi instituant une caisse de retraite au profit des ouvriers.

Que disais-je alors à la Chambre ? Dans l'état actuel des choses, vouloir améliorer le sort des ouvriers par la réunion et la capitalisation de leurs épargnes individuelles, c'est mettre la charrue avant les bœufs. Dans une foule d'industries, les ouvriers ne gagnent pas toujours le strict nécessaire pour vivre ; comment pourraient-ils économiser, verser à la caisse de secours mutuel, et, de plus, à la caisse de retraite dans le but d'acquérir des rentes pour leurs vieux jours ?

Voilà ce que je disais, et ce que j'appuyais d'ailleurs de preuves que personne n'a pu sérieusement contester. A cette époque, mon opinion fut accueillie avec beaucoup d'incrédulité ; il semblait, pour ainsi dire, que le lendemain de la promulgation des deux lois auxquelles je fais allusion, la situation des choses allait, pour la classe ouvrière, changer du tout au tout, que la position de ceux-ci allait comme par enchantement se mettre d'accord avec les désirs de mes honorables contradicteurs. L'expérience a prouvé combien j'avais raison contre eux.

Actuellement, ce n'est plus à l'esprit d'économie des ouvriers qu'on fait appel, c'est à la générosité posthume des capitalistes. Je vous ai démontré ce qu'on doit en attendre.

Mais, quel que soit mon peu d'espoir dans le projet de loi en discussion, comme moyen positif d'améliorer le sort des indigents, j'ai néanmoins à cœur qu'ils en retirent tout le bien possible, aussi minime qu'il puisse être ; que pas un centime des donations ou legs faits à leur profit ne leur soit enlevé. Partant de ce principe, plusieurs dispositions du projet de loi me paraissent vicieuses. Et, ici, j'aborde les détails du projet de loi.

La première disposition qui présente ce caractère est celle qui consacre le morcellement du service de la bienfaisance dans une même ville ou commune. Du morcellement des institutions résulte tout d'abord la multiplicité et la dépense exagérée des frais d'administration. Ceci ne saurait être contesté par personne. Un seul service centralisé donnera évidemment lieu à moins de frais généraux que cinq ou six services spéciaux procédant chacun d'après des règles qui lui sont propres et en dehors de tout concours, de toute communauté de vues ou de moyens avec les autres. Les revenus annuellement absorbés par le service administratif proprement dit, constituent une perte réelle pour les indigents.

Cette perte sera d'autant plus considérable qu'il y aura plus d'institutions charitables dans une même ville ou commune, et il faut l'éviter ; elle n'existe pas dans le système de centralisation qui offre ces deux avantages réunis : maximum de services, minimum de dépenses.

Ce n'est pas le seul avantage de la centralisation sur le morcellement.

La première condition pour que les sommes consacrées en œuvres de bienfaisance atteignent leur but, c'est de servir non seulement à soulager des infortunes réelles, mais encore de ne pouvoir, dans aucun cas, être pour l'indigent secouru, une prime à l'hypocrisie, un encouragement à la paresse.

L'œuvre de la bienfaisance doit être aussi une œuvre de moralisation.

Pour atteindre ce double but : soulager et moraliser, il faut soigneusement éviter que le service de la bienfaisance ne soit constitué de manière à favoriser chez les indigents l'esprit d'intrigue dont le but est de (page 1331) vivre sans travailler, de ces calculs honteux qui consistent à s'en remettre aux autres du soin de sa propre responsabilité. Si, dans son mode d'organisation, la bienfaisance permet et encourage, pour ainsi dire, de semblables abus, on peut affirmer sans crainte que sa mission sociale est manquée ; au lieu de servir à diminuer le nombre des indigents, la bienfaisance les multiplierait dans une ville ou une commune, en raison même des efforts qu'elle déploierait pour leur venir en aide.

La possibilité d'être secouru en cas de malheur ne doit, dans aucun cas, pouvoir devenir un moyen facile de déserter le premier devoir de l'homme vis-à-vis de lui-même et de ses semblables. Or, la désertion du travail par les indigents est le résultat inévitable du morcellement que le projet de loi propose de consacrer. Pour nous en convaincre, il suffit de connaître ce qui se passe depuis plusieurs années à Bruxelles. Dans la capitale, il y a d'abord la distribution des secours à domicile par les maîtres des pauvres des différentes sections de la ville : c'est le service de la bienfaisance officielle. A côté de celui-ci, l'on a les distributions de secours de la société Philanthropique, celles des diverses loges maçonniques, celles de la société de Saint-Vincent de Paul, puis les distributions provenant des souscriptions faites chaque hiver dans les divers cercles, etc., etc., sans compter les secours de la charité purement individuelle. Quel est, pour tout homme instruit de la vérité, l'abus auquel donne lieu forcément, fatalement cette multiplicité de distributions faites souvent (et cela se comprend) en dehors d'une connaissance suffisante de la véritable situation des indigents ? Messieurs, vous le connaissez tous.

Beaucoup d'individus, jouant avec une grande habileté la comédie de la pauvreté, reçoivent continuellement des secours de cinq, six côtés à la fois ; tandis que d'autres (et ce sont précisément les plus dignes de recevoir), ignorant les procédés béats pour s'attirer la sollicitude des distributeurs, restent dans le dénuement.

Voilà les abus qui doivent se passer à Bruxelles, et, sans aucun doute, partout ailleurs où l'anarchie existe dans l'action de la charité. Par la centralisation de la bienfaisance de pareils abus sont difficiles, sinon impossibles ; avec la centralisation, le jour où le travail renaît pour l'indigent, les secours de la charité lui sont infailliblement retirés ; aucun indigent ne reçoit la part légitimement due à un autre.

Il existe cependant, au sein de la capitale, un cercle charitable qui distribue ses secours avec une intelligente efficacité, c'est l’Association pour secourir les pauvres honteux. Et pourquoi ne tombe-t-elle pas dans les abus ordinaires ? Parce qu'elle s'adresse exclusivement à une catégorie déterminée de pauvres, à ceux qui ont connu l'aisance ; parce que pour avoir droit à l'assistance de cette association, il ne faut recevoir de secours d'aucune autre société de bienfaisance.

La disposition du projet de loi qui consacre la constitution d'administrateurs spéciaux, loin de tendre à diminuer les vices et les abus inévitables du morcellement de la bienfaisance, les aggrave, au contraire. Ouvrez tous les écrits sérieux sur l'assistance des pauvres, vous y trouverez sans cesse énoncée cette vérité pratique, que plus que toute autre fonction sociale, celle de distributeur de secours aux indigents exige des aptitudes particulières, une véritable vocation.

Le distributeur de secours doit réunir ces trois qualités essentielles : il doit savoir compatir au malheur, discerner sans préjugés et sans faiblesse les besoins du pauvre, allier la bienveillance à la fermeté. De semblables conditions sont-elles compatibles avec le droit qu'on veut accorder aux fondateurs d'institutions charitables ? Evidemment non. Je crois donc être autorisé à dire, contrairement à l'opinion émise par l'honorable ministre de la justice, que vouloir laisser aux fondateurs la faculté de stipuler que telle ou telle personne de sa famille, ou tel fonctionnaire laïque ou prêtre sera chargé de l'administration des revenus de la donation, c'est aller aveuglément à rencontre de l'expérience la plus vulgaire. Pour que tout fût parfait dans l'occurrence, il faudrait qu'en insérant dans l'acte de donation la clause des administrateurs spéciaux, le donateur pût, par la seule vertu de son acte, douer ses mandataires des facultés, des penchants, des aptitudes spéciales exigées par la nature des attributions qu'il leur confère. Enoncer cette condition, c'est déjà démontrer la valeur négative des administrateurs spéciaux.

Je sais bien que l'honorable ministre de la justice me répond que la loi a prévu le cas de mauvaise gestion, et que les moyens de coercition ne feront pas défaut, soit pour faire rentrer l'administration dans les termes de la donation, soit même au besoin pour la retirer et l'attribuer au bureau de bienfaisance. Mais entre un article de loi et la certitude de son exécution rigoureuse, la distance est grande.

Mieux vaut une loi conçue sans la nécessité de devoir y introduire des pénalités pour des cas d'abus prévus d'avance, car bien souvent l'abus se commet sans que la pénalité pour la réprimer reçoive son application. Voulez-vous un exemple de l'intervention peu active de l'autorité supérieure pour réprimer des abus ou des violations de mandat ? Je vous citerai la loi du 5 mai 1850 organique de la Banque Nationale. Dans quel intérêt cet établissement a-t-il été fondé, doté, privilégié ? Dans l'intérêt du commerce et de l'industrie belges, et dans le but d'amener un abaissement notable du taux de l'escompte pour le travail national.

Or, pour l'immense majorité des commerçants et des industriels de nos neuf provinces, le taux de l'escompte est resté aussi élevé qu'avant la loi du 5 mai. Les seuls qui ont largement bénéficié des moyens financiers mis à la disposition de cet établissement, ce sont MM. les actionnaires et les banquiers. Cependant l'article 24 a prévu également le cas d'abus de la part des administrateurs spéciaux de cette fondation, et il met aux mains des autorités publiques le pouvoir nécessaire pour le réprimer. A quoi cet article a-t-il servi jusqu'à ce jour ? A démontrer l'inefficacité de l'article qui se trouve inscrit dans le projet de loi en discussion.

Point de morcellement du service de la bienfaisance dans une même ville ou commune ; point d'administrations spéciales désignées d'avance par les actes de legs ou de donation.

Je veux que tous les habitants pauvres de la même commune soient placés sur la même ligne vis à-vis des services à distribuer dans la commune ; j’entends par là que le quartier que l'indigent habite ou la religion qu'il professe ne doit entrer pour quoi que ce soit dans l'appréciation de ses titres. Le malheur dont il est afflige nonobstant ses efforts, doit constituer l'unique raison de la protection à lui accorder, et cette protection cessera, aussitôt qu'il est constaté que ce pauvre se trouve dans la possibilité de se suffire à lui-même.

Enfin, messieurs, il est un article du projet de loi qui, à lui seul, déterminerait mon opposition. J'entends parler de la faculté de donner la personnification civile à des établissements d'instruction publique, fondés par des actes de charité.

Autant que qui que ce soit, je veux la liberté de l'enseignement, je la yeux dans le sens le plus large pour toutes les opinions, pour toutes les écoles philosophiques et religieuses ; mais, à côté du droit des particuliers, des individus ou des associations, se trouve le devoir sacré de l'Etat. Rattacher l’enseignement, la culture de la jeunesse, à la fondation d'établissements de charité, est un anachronisme qui aura pour conséquence fatale de vicier l’enseignement dans son principe. La nation a des devoirs vis-à-vis d'elle-même ; elle doit, sous peine de consacrer sa propre déchéance, organiser l'enseignement à tous les degrés, pour tous les besoins, pour tous les intérêts sociaux.

Une nation qui reléguerait les écoles parmi les établissements de charité serait, à mes yeux, déshonorée et indigne du nom de nation civilisée. Je. repousse donc de toutes mes forces la pensée inscrite dans le projet de loi qu'il est permis de ranger les écoles, quelles qu'elles soient, parmi les établissements de chanté.

Je viens, messieurs, de vous exposer mon opinion sur les dispositions principales de la loi. Telle qu'elle est conçue, elle aura dans la pratique une influence nuisible au progrès social en Belgique. Cette loi doit donner inévitablement un essor extraordinaire à un ordre d'idées et d'institutions peu en harmonie avec les tendances générales du siècle. Sous le manteau de la charité, de la bienfaisance, de l’enseignement de la jeunesse, le parti réactionnaire veut arriver au rétablissement, sur une vaste et large échelle, des couvents qui couvraient notre territoire au moyen âge ! En vertu de notre Constitution, les associations religieuses ont sans doute le droit d'exister en Belgique, et ce qui le démontre assez, ce sont les 945 communautés religieuses que nous possédons déjà, et qui renferment 14,854 moines et dominicains, rédemptoristines, bénédictines et maricoles, clairisses, collettines et paulines, carmes chaussés et déchaussés, récollets, capucins et capucines, etc., etc., etc. Mais, est-il de notre devoir, est-il surtout de l'intérêt général d'en amener l'extension par le privilège de la personnification civile ? Non !

Quel est donc le moyen positif de combattre le paupérisme ? Je vous l'ai dit, messieurs, au commencement de mon discours : c'est l'extension progressive de toutes les branches du travail national. La Belgique est-elle à même de créer les produits, les richesses que réclament si impérieusement les besoins du plus grand nombre de ses habitants ?

Je n'hésite pas à répondre affirmativement, et j'emprunte les termes de ma réponse à un ouvrage sous presse dont il m'a été donné de prendre connaissance. Cet ouvrage a pour litre : Organisation du crédit commercial, agricole, industriel et foncier en Belgique, et il est dû aux méditations savantes et aux recherches laborieuses de M. Haeck, chef de bureau au département des finances.

Voici comment il s'exprime au commencement de la troisième partie de son travail :

« Une partie du domaine agricole de la Belgique est restée jusqu'ici sans culture : on en peut évaluer la superficie à 250,000 hectares. Il n'est plus douteux aujourd'hui que ces 250 mille hectares de bruyères ne puissent être fertilisés, transformés en instruments de production. D’un autre côté, l'utilité de la partie déjà cultivée du domaine agricole peut être augmentée dans une assez forte proportion ; cela a été unanimement reconnu lors des débats qui ont eu lieu à la Chambre des représentants, au sujet du projet de loi sur l'organisation de l'enseignement agricole.

« Si de la surface du territoire nous pénétrons dans sa profondeur ; en d'autres termes, si du domaine agricole nous passons au domaine géologique, que trouvons-nous ? Des richesses minérales en quantités immenses, et pour ainsi dire inépuisables : de la houille en abondance ; du fer en abondance ; du plomb en abondance ; du zinc en abondance ; la pierre, le marbre, la chaux, en abondance ; en abondance enfin toutes les matières premières qui constituent la puissance essentielle de l'industrie moderne.

(page 1332) « Pour qu'elle puisse tirer parti de tous ces trésors, que faut-il à la Belgique ?

« 1° Une nombreuse population de travailleurs. Cette population de travailleurs, elle la possède.

« 2° La connaissance des procédés techniques, industriel et manufacturiers, physiques et chimiques, propres à transformer ces matières premières en richesses. Ces procédés de mise en œuvre, le peuple belge les a ; jamais il n'en eut autant à sa disposition ; jamais il n'en connut de plus puissants, de plus féconds, d'aussi infaillibles.

« 3°* Des moyens financiers pour commanditer le travail nouveau. Ces moyens ne lui manquent pas non plus : des millions en espèces monnayées moisissent, par sommes partielles, dans les coffres, les tiroirs et les cachettes, et, dans les limites de son territoire, la nation belge possède un capital foncier accumulé de 8 milliards, dont une partie peut être facilement mobilisée.

« Donc, ni les champs à fertiliser, ni les mines à exploiter, ni les procédés techniques, ni les travailleurs pour les mettre en œuvre, ni les capitaux pour commanditer le travail nouveau, pas plus que ceux nécessaires à l'extension de la circulation générale, ne manquent à la Belgique. On peut dire qu'elle possède, dans une large proportion, tous les éléments constitutifs du bien-être individuel et social.

« En présence de cet ensemble de moyens pour ériger l'édifice du bien-être général, comment se fait-il que jusqu'ici ce bien-être n'existe pas ? Comment comprendre que deux millions de nos concitoyens continuent à vivre dans la gêne, que deux autres millions ont de la peine à vivre même au jour le jour, sans compter ceux qui se trouvent à la charge de la commune, et dont la condition est tout à fait misérable ? Quelle peut être la cause déterminante de cette incapacité du travail national, laissant virtuellement en souffrance les besoins légitimes du plus grand nombre ?

A coup sûr, si la production ne se développe pas, ce n'est pas parce que les besoins de consommation manquent. Pourquoi donc alors sont-ce les produits qui manquent aux consommateurs ?

« Serait-ce que les cultivateurs refusent systématiquement d'augmenter leurs récoltes et leur bétail, la source de leurs bénéfices annuels ?

« Ou que les commerçants, les armateurs, les courtiers, tous ceux qui s'occupent de l'échange des produits, ont décidé de limiter, autant que possible, leurs affaires, afin de restreindre aussi leurs bénéfices ?

« Ou serait-ce que les manufacturiers, les industriels, les artisans voient avec effroi l'extension de leur fabrication, dans la crainte d'une extension correspondante de leur fortune ?

« Ou bien enfin la production nationale n'est-elle pas plus grande, parce que les ouvriers auraient l'habitude de déserter régulièrement les ateliers pendant cinq à six mois de l'année, préférant une existence oisive et misérable, à une vie honorée par le travail et récompensée par le bien-être ?

« Poser ces questions, n'est-ce pas y répondre ?

« Il est clair pour tout le monde, que si le travail national reste au-dessous de sa mission, s'il ne crée pas assez de produits pour les besoins de tous, ce n'est ni la faute des cultivateurs, ni la faute des ouvriers, ni la faute des artisans, ni celle des manufacturiers, ni des industriels, ni des commerçants.

« L'ouvrier et les siens ne consomment pas davantage, ce travaillent pas plus, parce qu'ils n'ont ni les moyens de travail, ni les moyens de consommation.

« Il est connu de tout le monde que si les cultivateurs n'élèvent pas la production du sol à son maximum, c'est faute de ressources financières.

« C'est aussi parce quels moyens financiers leur font défaut, ou qu'ils coûtent trop cher, que si peu de propriétaires terriens se livrent à des améliorations foncières.

« Et n'est-ce pas la même absence de moyens financiers qui empêche les commerçants d'étendre leurs relations et leurs entreprises ? Ainsi de suite pour tous les autres.

« Et, cependant, nous le répétons : des millions en espèces monnayées moisissent, par sommes partielles, dans les coffres, les tiroirs et les cachettes sans compter les autres ressources financières qu'on peut rendre disponibles et circulables.

« Qui donc mettra ces moyens financiers, ces capitaux, ces instruments de circulation générale, à la disposition de l'agriculture et de la propriété foncière, du commerce et de l'industrie, dans la mesure de leurs véritables besoins et aux conditions les plus avantageuses ?

«Nous répondons : Une organisation nationale du crédit agricole, foncier commercial et industriel.

« Moyennant de bonnes garanties, selon la nature et la valeur de leurs gages, mais au meilleur marché possible, donnez aux propriétaires et aux cultivateurs de nos 2,524 communes la possibilité de recourir au crédit ; bientôt vous verrez les améliorations agricoles et foncières se produire de toutes parts. La fertilité des 250,000 hectares du nouveau domaine se manifestera, la fertilité de l'ancien domaine s'accroîtra.

« Moyennant des garanties analogues, donnez aux fabricants, aux artisans, aux commerçants, aux industriels établis dans nos 2,524 communes, la sécurisé, la protection, toutes les facilités inhérentes à une bonne organisation du crédit ; facilités, protection, sécurité totalement absentes aujourd'hui, et vous verres la richesse générale s'accroître, se multiplier rapidement, par la confiance des producteurs dans le présent, et leur foi vive dans les perspectives de l'avenir.

« La même réciprocité qui se produit actuellement dans la restriction de la consommation et de la production, se manifestera dans un sens diamétralement opposé, dans le sens de la destruction du paupérisme par l'élévation progressive du bien-être général.

« Oui, par l'organisation du crédit établie sur de bonnes bases, et se ramifiant à toutes les communes du royaume, le travail national, constitué dans ses conditions normales, maître d'élargir presque indéfiniment son cadre et sa puissance, suffira aisément aux besoins légitimes de tous.

« Il est d'ailleurs facile de se rendre compte à priori de la transformation radieuse que subira notre travail national par une bonne organisation du crédit. Bien constituées, les institutions de crédit sont les organes de la vie de relation nécessaire entre toutes les branches du travail et de la richesse. Dans l'économie de l'être social, comme dans celle de l'être humain, les organes qui président à la vie de relation sont des organes essentiels, des organes nobles, comme on les appelle en physiologie, des organes dont l'état maladif ou imparfait exerce aussitôt une influence nuisible et funeste à l'accomplissement des fonctions de tous les autres organes.

« Par exemple : Un homme dont le système nerveux n'a pas le développement requis est idiot ; un autre dont les poumons sont trop faibles languit et meurt phtisique ; un troisième dont le cœur offre un vice constitutionnel est incapable de se livrer à aucun travail fatigant et soutenu, etc., quels que soient d'ailleurs la force, l'énergie, l'état normal de ses autres membres et facultés.

« D'où vient que, dans ces cas, la maladie ou l'imperfection d'un seul organe a pour l'homme des conséquences aussi graves, alors qu'il peut subir l'amputation d'une main, de toute une jambe, perdre l'ouïe et la vue sans que son état général en soit sérieusement troublé ? L'explication gît dans ceci : le cerveau et les nerfs, le cœur et les artères, les poumons et les veines, sont des organes de la vie de relation, et, comme tels, ils sont pour l'homme des organes essentiels ; lorsqu'ils cessent d'agir, il cesse de vivre ; tandis qu'il est bien loin d'en être ainsi en cas de perte de l'un des organes secondaires ; ceux-ci, quoique utiles et ayant leur raison d'être, n'ont cependant pas à beaucoup près la même importance capitale.

« Ce qui se passe dans l'homme se reproduit, avec une analogie frappante, dans le corps social. Pour ne parler que du travail industriel, commercial et agricole, lui aussi a ses organes essentiels et ses organes secondaires. Les organes par lesquels la vie de relation s'établit entre les agriculteurs, les industriels, les commerçants, etc., sont au nombre de trois, savoir :

« 1° Les routes, les fleuves, les canaux, les chemins de fer et les chemins vicinaux. Ensemble, ils forment le système de circulation des produits ;

« 2° La poste avec ses comptoirs se ramifient à toutes les communes. Ils forment le système de circulation des transactions.

« 3° Les institutions de crédit. Par leurs relations avec l'agriculture, l'industrie, le commerce et la propriété foncière, par les liens qu'elles établiront entre les prêteurs et les emprunteurs, les institutions de crédit sont appelées à former, dans le sein du corps social, le système de circulation des valeurs.

« Ne va-t-il pas de soi que là où les transactions circulent, là où les produits circulent, là aussi doivent circuler les valeurs, qui sont la représentation des transactions faites, des produits échangés ? Puisque la poste et les routes se ramifient par leur organisation aux 2,524 communes, comme à autant de foyers de travail, ne doit-il pas en être de même pour les institutions de crédit ? Dès lors, il est clair que le travail national a été privé jusqu'ici d'un de ses organes essentiels : de l'organe préposé à la circulation des valeurs. N'allez pas chercher ailleurs la cause de l'anomalie que nous avons constatée. De là vient qu'il souffre, qu'il languit ; de là vient qu'il reste au-dessous de sa tâche, qu'il n'accomplit pas sa mission ; en un mot, qu'il ne répond pas à sa destinée, ainsi qu'il arrive à tout être, lorsqu'un de ses organes de la vie de relation ne présente pas les conditions normales qu'exige le plein exercice de ses facultés. »

Je viens, messieurs, de vous indiquer ma solution de la question du paupérisme : elle ne réside ni dans la liberté illimitée des legs et donations, moyen tout au moins stérile ; ni dans le rétablissement des anciennes personnifications civiles, moyen équivalent à un danger social. Ma solution du problème de la misère ne consiste pas à chercher la salut des vivants dans le dogme délétère de la résignation, ou dans les disposions testamentaires de quelques morts. Non. La solution que je préconise et que je désire, c'est que les vivants (page 1333) puissent se suffire à eux-mêmes par leur propre initiative et sous le stimulant de leur responsabilité personnelle ; ce que je veux enfin, c'est de voir sortir le bien-être de tous, de sa source féconde et inépuisable : le travail ?

M. de Kerchove commence un discours qui sera continué dans la séance de demain et que nous publierons complet dans le compte rendu de cette séance.

(page 1341) M. de Kerchove. - Aujourd’hui comme toujours le problème de la misère et sa solution dépendent d’une sage combinaison entre les idées religieuses, philosophiques et les idées politiques et sociales.

Dieu et l’éternité en religion, la liberté et l’ordre et politique, sont des termes extrêmes dont la conservation de la propriété pour les possesseurs, et l’assistance pour ceux qui sont dans le besoin, sont la grande résultante que nous désirons tous.

Pour faire une bonne loi sur la charité, il faut considérer deux choses : les principes qui régissent la bienfaisance ; les besoins qu’il s’agit de satisfaire.

Les principales demeurent toujours les mêmes ; mais les besoins changent et varient dans chaque siècle et dans chaque pays ;

Comme il est impossible d’embrasser en même temps ce vaste champ, aujourd’hui j’exposerai les principes, j’en déduirai les conséquences générales ; j’appellerai votre attention sur quelques documents, sur quelques faits qui servent de fondement à l’important travail sur lequel nous sommes appelés à délibérer.

Quant à l’application de ces principes aux besoins spéciaux de notre temps et de notre Belgique, cela viendra dans la discussion des articles.

L’intelligence des principes, et aussi peut-être des sacrifices réciproques, nous mettra aisément d’accord sur les détails.

La bienfaisance est, et elle a toujours été inséparable de la foi religieuse ; conséquemment une partie de ses éléments échappe à la compétence du législateur politique ; elle est plus ancienne que la pauvreté ; un ministère d’anges subsistait avant l’homme qu’il avait mission de protéger.

Les livres sacrés nous font connaître l’existence et l’organisation de ce ministère protecteur de l’humanité.

Les préceptes qu’ils posent ne formulent aucun système ; mais leur ensemble ne servit pas moins de fondement à nos lois modernes.

L’Ancien et le Nouveau Testament sont ainsi la source première à laquelle la législateur actuelle emprunta ses plus belles dispositions sociales ; et, comme c’est à leur source que les principes sont plus purs, je vous demanderai parfois la permission d’y recourir pour en expliquer la portée et le sens vrai.

Voulez-vous une preuve de ce que j’avance, messieurs, jetez les yeux sur le régime de la tutelle et de la curatelle qui nous régit.

Tel que vous le rencontrez dans nos Codes, tel le retrouvez-vus dans le ministère évangélique du Pentateuque et de l’Evangile. La comparaison est digne de votre attention.

Le Moniteur donnera l’indication des textes sur lesquels se fonde la comparaison. (Ces références ne sont pas reprises dans la présente version numérisée.)

Le Code civil n’établir aucun principe, je dirai même aucun fait, dont la position et l’application ne se trouvent déjà dans les livres sacrés.

Dans l’intervalle qui sépare la législation hébraïque de la législation moderne, le προύιχος des Grecs, les tutores (protuitores), les curatores, les defensores des Romains ; les missi, les comites de nos capitulaires des VIIIème et IXème siècles ; les mambourgs, les avoués, les gardolphes, les voogden de nos coutumes ; les ruwarts (pro rust=bewaerders), les députés de toute espèce auxquels l’on confie la défense du faible contre un plus fort, du mineur contre le majeur, de l’infériorité contre la supériorité, sont autant d’envoyés (angeli, missi) dont le principe et la règle sont les mêmes que l’on retrouve dans le ministère évangélique des livres sacrés et dont les fonctions n’ont guère varié pour parvenir jusqu’à nous.

Les mots mêmes « anges » (de αγγελω, mitto), missi, comites, envoyés, députés, tuteurs, curateurs, n’indiquent qu’une seule et même mission de bienfaisance, dont la pauvreté, l’inégalité, l’infériorité, triste conséquence de la chute de l’homme, n’ot fait qu’étendre les limites, sans enlever la mission même à sa compétence première qui est toute religieuse.

Un grand administrateur que la France de 1789 enfanta, M. Portalis, que Napoléon Ier eut pour ministre, eut donc bien raison de dire tout haut que chez tous les peuples, la religion est la première amie de la pauvreté.

Plus tard un autre fonctionnaire supérieur du même pays, M. Duchâtel, arrive à la conclusion que la bienfaisance est une sorte de tutelle, et que les plus simples notions de la morale défendent de compromettre par la témérité ou l’ignorance les devoirs de ce grave ministère ; que la pratique de la bienfaisance forme un art et sa théorie une science.

(La charité dans ses rapports avec l’état moral et le bien-être des classes inférieures, Introd., sect. Il)

Ces vérités reconnues, si nous consultons l’histoire, la philosophie, la législation des premiers peuples, avec l’idée de remonter le fleuve de la vie sociale, pour en explorer le courant, le plus près de sa source, au point de vue des rapports bienfaisants, messieurs, que la Providence, en créant l’humanité, lui implanta dans le cœur le sentiment de l’assistance mutuelle à un degré tout différent de ce que nous remarquons chez la créature non douée de raison ?

La terre était encore humide des eaux du déluge que Job exhalait déjà ses plaintes immortelles, et traçait des maux de la pauvreté et des moyens d’y obvier un tableau qui conserve son actualité, depuis plus de quatre mille ans.

Dans ses gémissements, le saint patriarche se demande s’il a laissé couler les pleurs de la veuve, s’il a mangé seul son pain, s’il ne l’a pas partagé avec l’orphelin ? mais dans ma plus tendre jeunesse, répond-il, l’orphelin a trouvé en moi un père ; dès mon enfance, j’ai conduit les pas de la veuve.

Ai-je vu sans le secourir le pauvre mourant de froid et l’indigent sans vêtements ? et mes membres ne l’ont-ils pas aussitôt réchauffé par la toison de mes brebis ?

Ai-je levé la main contre l’orphelin, lorsqu’il siégeait à mon tribunal, aux portes de la vile ? Que mon épaule, si cela est, tombe séparée de mon corps, et que mo bras se brise avec mes os. (Job, chapitre XXXI.)

Homère, qui vivait neuf siècles avant l’ère nouvelle, et à peu près autant de temps après Job, rattache, à son tour, la pratique de l’hospitalité au souvenir des croyances religieuses, remarquons-le, messieurs, sur la fraternité et sur la liberté des dons. Il., IX-450, Odys., XI-182.

Le service du prochain ayant sa source dans le service de Dieu se découvre donc à l’œil attentif dans l’ancien monde. Les sacrifices aux dieux d’Homère se nouent, dans la chaîne des temps, à ceux de Jérusalem et des patriarches, et aboutissent à celui de l’homme-Dieu.

Si Jacob et Nestor, disons-nous avec M. de Châteaubriand, ne sont pas de la même famille, ils sont du moins l’un et l’autre des premiers jours du monde et l’on sent qu’il n’y a qu’un pas des palais de Pylos aux tentes d’Ismaël. (Parall. de la Bible et d’Homère, Génie du christianisme.)

Vous voyez, messieurs, que je prends la bienfaisance d’un peu haut. Mon but est de vous faire remarquer l’immutabilité de son caractère. Veuillez me suivre un moment dans la voie un peu ardue où mon sujet m’entraîne ; l’étude d’une science est inséparable de son histire. On ne connaît non plus bien un peuple et ses institutions, que par sa législation philosophique.

Permettez-moi de consulter également cette double source. Voulant me rendre compte de la pratique de la bienfaisance chez les anciens, j’ai comparé les principaux ouvrages qui en traitent.

J’ai étudié avec une attention soutenue l’Ancien Testament pour les Hébreux, le Chou-King de Confucius et de Mencius pour l’antiquité chinoise, les lois religieuses, morales et civiles de Manou pour l’Inde, la morale de Zoroastre du Zend-Avesta, pour la Perse et le druidisme de nos ancêtres, dont les doctrines ne sont, en réalité, que la tradition plus ou moins oblitérée de l’Ancien Testament ; j’ai aussi parcouru attentivement les lois de Lycurgue et de Solon pour la Grèce antique, les lois des XII tables pour l’empire romain ; eh bien, messieurs, dans ces divers recueils, qui régissaient le monde civilisé avant le christianisme, la bienfaisance se rattache aux croyances religieuses et aux idées politiques. Chez les Grecs comme chez les Romains, le patronage primitif est déféré aux sénateurs qui faisaient les lois et fournissaient les pontifes à la religion ; c’est au nom de celle-ci que Numa établit les premières sodalités, ces sociétés paternelles, différentes de la fraternité mosaïque, mais dont le but est toutefois le même : l’assistance mutuelle des associés.

Si la foi de l’église mosaïque ne reposait pas, comme la foi chrétienne, sur un dogme achevé, complet, arrêté, l’espérance au sauveur du monde et le bien de l’humanité en étaient néanmoins l’essence ; tout comme la foi des Grecs et des Romains et celle des autres peuples qui en avaient adopté la civilisation, était l’élément essentiel du patronage antique dans son double rapport du sénat avec le prolétariat et des prolétaires entre eux.7

Au témoignage de Denys d’Halicarnasse (liv. Il) ceux qui violaient la foi passaient pour infâmes et il était permis de les tuer comme des sacrilèges. Les anciens en reconnaissaient donc toute l’importance.

Si de la législation nous passons à la philosophie proprement dite, que nous révèle l’antiquité ?

Que la philosophie n’est qu’un lien, varié à l’infini pour la forme, mais le même pour le fond, pour attacher entre eux les divers membres de la société humaine par une foi commune dont l’Etre suprême et l’avenir sont la sanction.

La doctrine de Socrate enseigne que toute bienfaisance vient de la Providence ; la foi constitue le fondement de la doctrine de Pythagore : Magister dixit. Aristote qui donne à la philosophie une base plus solide (page 1342) et accorde davantage à l'expérience, sans méconnaître le rôle de la raison, enseigne que Dieu est la fin et le but du monde, le centre auquel tout aspire ; aux yeux de Platon, l'homme ne saurait réaliser l'idéal du bien sans chercher à ressembler à Dieu. Les mêmes sentiments se retrouvent dans les écrits de Cicéron, d'Epictète et de Marc-Aurèle. La métempsycose et la croyance de l'immortalité de l'âme ne sont que la foi dans les œuvres et l'espérance dans l'avenir, sous une forme différente des mêmes sentiments auxquels les Hébreux, et après eux les chrétiens, donnèrent de plus grands développements.

Les mots « sequere naturam », par lesquels la philosophie aimait à formuler son enseignement fondé sur la loi de la nature, comportaient la foi vers l'Etre suprême.

Cette croyance universelle ne commence à pâlir pour la première fois qu'environ trois siècles avant le christianisme, lorsqu'une école naissante, plus orgueilleuse que prudente, celle du Portique, admit un principe contraire autant à la loi naturelle qu'à la loi positive et proclama que l'homme, sans le secours continuel de Dieu, peut, par ses propres forces, trouver le bien et l'atteindre, la Providence dirigeant les êtres selon les lois immuables de l'ordre et de la raison. Cette école, fondée par Zénon, acceptait trop à la lettre le fameux et dangereux axiome du chef du Lycée : « Nihil sub intellectu quin fuerit prius sub sensu ».

D'après ce déplorable écart, qui rabaisse la raison humaine par son exaltation même, l'homme quasi divinisé perd le mérite du libre arbitre, devient insensible à la voix de la conscience et du devoir, et indifférent à l'avenir ; les mots « « sequere naturam » n'ont, aux yeux des stoïciens, d'autre sens que la foi de l'homme en lui-même en remplacement de la foi en Dieu, vieille déjà de trente-sept siècles.

Cette innovation introduite par Zénon dans les idées philosophiques devait être précisée pour deux motifs, sur lesquels je me permets d'appeler votre attention ; le premier, parce que c'est de la doctrine du Portique que prend date la bienfaisance appelée humanitaire aujourd'hui, dont la sécularisation telle que quelques personnes l'entendent de nos jours, n'est qu'une dérivation ; le second, parce que c'est précisément de la même époque que date également le bouleversement de l'ordre social dans les républiques anciennes. J'ai cru, messieurs, que cette coïncidence de date mérite également de fixer notre attention.

La doctrine de Zénon forma donc une époque nouvelle deus la philosophie. ancienne aussi bien que dans l'ordre moral et politique ; c'est la deuxième, elle ne fut guère longue ; car le Portique dut bientôt changer son enseignement, mais celui-ci laissa de tristes fruits qui devaient lui survivre.

En vain, Plutarque dont les écrits ouvrent la troisième époque de la philosophie, celle de la transition de la philosophie païenne à la philosophie chrétienne, en vain l'auteur des Pensées morales prouva-t-il par divers traités que la foi dans l'Etre suprême est le fondement indispensable de la bienfaisance, en vain Cicéron, dans ses immortels traités de Legtius (I, 5 et 6) de Officiis (1-17) et de Republica (III, 17), poursuivit-il la doctrine nouvelle de ses piquantes railleries et joignit-il son talent de philosophe et d'homme d'Etat à celui de l'auteur des Pensées morales, pour prouver que le stoïcisme n'est possible qu'à la condition de faire consister la vertu dans la soumission à la loi de la nature considérée comme règle du bien ; en vain, l'orateur romain démontre-t-il que la raison n'est donnée à l'homme que pour le rendre capable de connaître la loi souveraine de la nature, de la consulter et de lui obéir et conséquemment à condition de la reconnaissance de l'antique foi ; en vain explique-t-il que le « sequere naturam » n'a de raison d'être que comme trait d'union entre le Créateur et la créature douée de raison ; en vain le précepteur de Néron, dans ses traités (de Providentia Epist. 74, 90, 95, 107 à 110 - de Beneficiis, lib. IlI, cap. 20) ; en vain Sénèque fait-il voir la philosophie de plus en plus en progrès vers le christianisme et oblige-t-il l'école du Portique à modifier sa doctrine primitive dans le sens du principe ancien déjà développé par Plutarque et Cicéron, le dogme de la foi de l'homme dans ses propres ressources, sans l'intervention de la Divinité, reste debout pour tous ceux qui, à tout prix, rêvent une philosophie et un inonde social sans Dieu ni éternité.

En même temps que Plutarque et Cicéron travaillaient à la réforme de l'imprudente erreur de Zénon, un autre maître que la science grecque considère avec un noble orgueil comme un novateur philosophique, Aristippe donne le jour à la doctrine des libre-échangistes, en enseignant publiquement que les devoirs de la société ne sont qu'une suite continuelle d'échanges. Il n'y a qu'un pas de l'application de cette doctrine au christianisme, en matière de bienfaisance ; mais l'enjambée est grande encore.

Veuillez remarquer, messieurs, que l'échange d'Aristippe n'est possible qu'entre possesseurs. Que feront ceux qui n'ont rien à mettre dans la balance ?

Dans le christianisme un Dieu se fait homme et s'y place lui-même avec sa valeur infinie, pour offrir à ses frères en humanité de quoi accepter tous les échanges possibles.

Voilà, messieurs, dans sa plus simple expression, le christianisme, sa philosophie, et ses ressources nouvelles en matière de bienfaisance.Il remplit le vide immense que la doctrine d'Aristippe ne permettait pas de combler, celui qui sépare le pauvre du riche, au moral comme au physique. Ce qui n'est pas sans quelque importance, messieurs, c'est que les belles-lettres de l'antiquité n'offrent aucun défenseur sérieux du stoïcisme primitif, tandis que la science littéraire emploie ses sommités pour le combattre.

A côté des Plutarque, des Cicéron, des Sénèque, se rangent les Virgile et les Horace. Les Géorgiques (liv. I, V. 343, liv. Il, V. 598 et 599), l'Enéide (liv. I, V. 64 à 69, liv.II, v. 632 et 633) et les Poèmes (liv. V et VI tout entiers) du premier et les Odes du second (I-20, III-5 et I) sont des documents curieux sur la bienfaisance antique ; ces remarquables poésies sont aussi des monuments historiques qui honorent autant la fin de l'ère païenne que le commencement de l'ère chrétienne.

Dans notre pays même, une plume aussi ardente que logique traça des pages qui ne seront jamais effacées ; la foi de Tacite, encore obscurcie par le paganisme, au livre XV § 1 des Annales, est ébranlée par la réalité de l'histoire ; son âme mélancolique sent le vide qui l'entoure de toute part ; son esprit observateur aperçoit sans trop les comprendre les rapports obligés qui tiennent le ciel à la terre, dans les livres VI, § 22 et XV, § 44 du même ouvrage et dans le livre V, § 2 et 5, des Histoires.

L'homme éminent, qui, au témoignage de Montesquieu, abrège tout, parce qu'il voit tout, est encore réduit à expliquer la doctrine civile et la raison d'Etat, en les faisant connaître, par l'explication bonne ou mauvaise qui en est faite par les Germanicus, les Thraseas, les Agricola, dont il vante le gouvernement, qui avait l'antique foi pour mobile et qu'il oppose aux Tibère, aux Néron et aux Domitien, dont il déplore les erreurs.

Ainsi nous avons constaté le caractère religieux de la bienfaisance antique, en faisant son histoire, en indiquant quelle fut le principe générateur de l'assistance chez les divers peuples avant le christianisme. Considérons maintenant les formes que revêtit la bienfaisance. Cela nous conduira au même résultat.

Le patronage grec et romain, l'Ambachtia et le gazindium des Gaulois et des Germains, la première de ces formes, qu'était-ce autre chose que le trait d'union entre les grands-possesseurs et les prolétaires ? Les sodalités, les gildes, les fériés de nos ancêtres, qu'un autre moyen d'assistance entre prolétaires égaux ?

L'hospitalité, qu'un échange de services entre régnicoles et étrangers ?

Que nous apprend l'histoire, au sujet de ces institutions ?

Qu'aussi longtemps qu'aux yeux du peuple la foi de ses pères était restée le mobile de la bienfaisance, la société tout entière demeura paisible, les guerres civiles et sociales furent inconnues ; oui, messieurs, les guerres intestines datent du moment où le peuple voulut mettre en pratique la doctrine de Zénon. Sur ce point Cicéron et Salluste, Barthélemy et Franz de Champagne et avec eux les historiens anciens et modernes sont d'un parfait accord. La raison populaire, pour être moins étudiée que celle des savants et des philosophes, n'est pas moins logique ni moins habile à tirer la conséquence des faits.

Ce fut aussi à la même époque que le patronage antique fit place au régime turbulent de l'annone et de la sportule. L'annone, précédemment magistrature instituée par le sénat pour veiller au constant approvisionnement des céréales de manière que le peuple pût, en tout temps, se procurer du pain à prix modère, de simple mesure alimentaire, l'annone prit les proportions d'un vaste régime d'assistance obligatoire, au moyen duquel chacun prétendait vivre sans travailler en gueusant du matin au soir. La sportule, dont le nom, comme vous le savez, messieurs, indique le petit panier qui servait au client pauvre pour y déposer les secours que lui répartisse le patron, sa sportule devint une taxe obligatoire due par chaque patron à sa légion de clients, pour prix de leurs votes aux comices, de leurs applaudissements au Forum, de leur assiduité à saluer le riche à son lever et à le suivre connue un servile troupeau au sénat, au bain, au spectacle, quand elle n'était pas le prix de désordres plus honteux encore. Les livres non suspects de Cicéron, de Tacite, de Martial, de Virgile et surtout les Satires de Juvénal font connaître ce triste changement.

Aux distributions annonaires, originairement faites à titre de récompense ou comme moyen d'empêcher le monopole des denrées alimentaires, succédèrent les distributions à vil prix, et à celles-ci des distributions gratuites.

Epuiser le monde pour nourrir les prolétaires des grandes cités dont on craignait les séditions, telle fut la préoccupation presque exclusive de leur gouvernement.

Tel empereur ajouta aux distributions mensuelles l'huile de l'Asie et de l'Afrique ; tel autre imagina d'enivrer la plèbe des vins de la Grèce et des Gaules. Les divins Césars allèrent jusqu'à s'ériger en boulangers et à faire distribuer quotidiennement de petits pains de fine fleur de farine, avec une certaine quantité de viande, genre de distribution qui finit par devenir habituel et par lequel, dans les provinces tributaires, l'agriculture dut épuiser ses dernières ressources.

Telle fut la domination des masses fainéantes, à la chute de l'empire ; c'est l'exploitation du faible au profit du fort, de celui, qui ne veut rien avoir en propre, par celui qui possède, le nivellement des classes par la ruine de toutes.

Ce régime, comme les taxes des pauvres, là où elles subsistent de nos jours, eut comme elles son échelle ascendante : bientôt il ne suffit plus de nourrir les misérables auxquels il fut appliqué ; il fallut encore leur farcir l'esprit ; quand on leur eut ouvert les greniers publics, il fallut aussi leur ouvrir les spectacles et les amphithéâtres et faire tomber (page 1343) sur eux, comme une pluie d’or, la tessère qui leur en permettait la fréquentation.

Tel fut et sera toujours, messieurs, l'entretien obligatoire des masses sans Dieu et sans avenir.

Du pain et de l'amusement, « panem et circenses », voilà sa plus simple expression. L'Etat et ceux qui possèdent se ruinent, sans avoir jamais donné assez à ceux qui croient avoir un strict droit à recevoir sans mesure. Ce que l'aumône ne peut produire est exigé de la sportule. Pour le peuple qui raisonne de l'exploitation des caisses publiques mène à l'exploitation forcée, la propriété privée. De l'une à l'autre il n'y a qu'un pas, et ce pas est vite franchi par celui qui oublie Dieu et l'éternité.

L'aumône et la sportule de Rome eurent leur équivalent dans le triobole de la Grèce, le το δενασί εχον, la loi de Périclès et le décret d'Aristide, prouvent la similitude des faits et des dates. Le peuple d'Athènes comme celui de Rome ne fut pas seulement nourri ; il fut, comme lui, amusé aux frais de l'Etat.

Ce régime détermina en même temps et la ruine de la république qui y perdit ses domaines, et l'indigence universelle, issue de la paresse et de la soif inextinguible des plaisirs.

Sous ce rapport encore, Tacite, Martial, Virgile et Juvénal fournissent des tableaux que la science moderne ne retracerait qu'imparfaitement, mais dont elle doit tirer un salutaire enseignement.

Comme le remarque Mably (Législation, liv. I), c'est ainsi que ces besoins mutuels qui, dans l'ordre de la Providence, sont destinés à servir de principal lien entre les hommes, sont devenus, par les fautes et les erreurs de ces mêmes hommes, les causes les plus actives des troubles et des révolutions.

Nous venons de voir, messieurs, la première forme de l'assistance antique, le patronage. Jetons un regard passager sur la seconde.

Quand les sociétés ouvrières, que Numa fonda, comme secours entre prolétaires, en scellant leur existence du sceau de la religion, quand ces sociétés devinrent-elles des clubs de désordre ?

Encore une fois, messieurs, l'histoire est là pour nous l'apprendre, ce fut précisément eu même temps et sous l'empire des même causes qui avaient fait naître le régime de l'annone et de la sportule.

Vous citerai-je la troisième forme de l'assistance païenne, l'hospitalité ? Ce ne serait que pour vous faire remarquer, messieurs, que Juvénal pour l'antiquité, Gothopedus pour le moyen-âge, Montesquieu et Voltaire au XVIIIè siècle, reconnaissent unanimement, avec la science ancienne et moderne, que dans l'antiquité le régime patriarcal seul sut pratiquer l'hospitalité comme vertu et dans son application comme régime de bienfaisance.

L'hospitium publicum des Césars, dont les premiers chrétiens adoptèrent le nom, pour le transmettre aux asiles qu'ils ouvrirent à l'indigence, ne fut, avant le christianisme, qu'une hôtellerie pour les fonctionnaires publics et les personnes favorisées par la fortune ; la tessère, un billet de logement pour en faire ouvrir les portes.

Le Prytanée et le Cynosargue des Grecs présentent le même caractère. Le droit romain de Justinien, fait connaître l'hospitalité du peuple-roi, comme je viens d'en faire la description raccourcie.

Je vous ai rapidement fait voir, messieurs, l'assistance publique chez les 9/10 des peuples civilisés avant le christianisme. Les Hébreux et ceux qui en suivaient plus ou moins les préceptes, ne formaient pas le 1/10 des populations alors connues.

Voici comment la résume un écrivain fort compétent, M. Duchâtel, ancien ministre français, que nous avons déjà cité :

« Du côté du riche plus de don, mais un impôt ; du côté du pauvre, plus de prière, mais la réclamation d'un droit. Le riche, qui ne regarde plus la bienfaisance que comme une charge, cherche à en alléger le poids, ainsi que font les contribuables pour toutes les taxes ; il devient dur, cruel, avare. Le pauvre, fort des droits que lui attribue la loi, devient farouche, violent, haineux. Une relation de paix et d'union se change en une occasion de querelles et de procès ; on plaide pour donner moins, on plaide pour obtenir davantage ; la joie d'une cause gagnée ou le ressentiment d'une cause perdue remplacent le reconnaissance dans le cœur du pauvre. Quelque secours qu'il reçoive, comme tous ses désirs ne peuvent être satisfaits, toujours il se trouve lésé, et jamais il ne se retire content ; sa jalousie naturelle contre le riche, loin que l'aumône de l'Etat l'adoucisse et ne fait que s'envenimer et s'aigrir. » Page 183 et 184.

Vous m'objecterez, messieurs, que la loi soumise à nos délibérations est une loi sur la charité et non une loi d'assistance publique et que conséquemment ce que je viens de vous exposer au sujet de ta taxe des pauvres, dont l'assistance légale est la fille naturelle, n'est qu'indirectement en cause. L'objection est fondée.

Pour ma part je félicite bien sincèrement l'honorable ministre de la justice, le savant auteur de la loi que nous discutons, et tout en acceptant l'objection comme parfaitement fondée, j'en tire la conséquence que si vous voulez une loi sur la charité, vous devez vouloir les principes de la charité et non ceux de la taxe obligatoire.

De principes divers, découlent des conséquences diverses ; entre le système païen et le système chrétien il n'y a pas de milieu pratique ; d'autres l'ont dit avant moi, dans la lutte engagée contre le flot croissant des convoitises et des misères, il s'agit toujours de savoir si l'on prendra son point d'appui sur l'Eglise ou sur l'Etat, sur la conscience ou sur l'administration ; si l'on prendra pour type l'annone païenne ;ou l'agape chrétienne, le devoir de justice mondaine ou le devoir de charité. Si le devoir de justice est regardé comme le fondement des secours, les pauvres ont le droit d'en exiger ; à défaut de secours ils ont le droit de réclamer en leur faveur un impôt, une participation aux biens de ceux qui possèdent. La taxe des pauvres n'est pas seulement alors un fardeau que supporte la société, c'est une dette qu'elle paye, une obligation étroite qu'elle remplit. Le lien de reconnaissance ne peut pas plus exister entre le pauvre et le riche, qu'entre le créancier qui reçoit et le débiteur qui paye. Si au contraire c'est le devoir de charité : qui sert de fondement aux secours, rien n'est rigoureusement exigible. L'acte de bienfaisance et de vertu qui est exercé, laisse place à la reconnaissance ; la taxe des pauvres, l'impôt obligatoire disparaît complètement. Entre les deux principes je ne connais pas de mezzo termine.

Vers 1857, un écrivain français, dont la fin a laissé de tristes souvenirs, M. de Lamennais, croit-il voir dans quelques actes de la politique de son pays la tendance de combattre le sentiment religieux et d'anéantir peu à peu son influence sur la société, bien vite il demande aux hommes qui se trouvent au pouvoir, quand ils auraient détruit le christianisme, ce qu'ils offriraient en sa place au peuple ? Quelle autre doctrine ? Quelle autre morale ? Seront-ce les préfets et les sous-préfets qui lui enseigneront ses devoirs, qui mettront à côté de ses peines les consolations qui les adoucissent, qui menaceront le vice d'un châtiment qui n'est pas de la terre, et garantiront le ciel à la vertu ? Fondera-t-on dans les bureaux du ministère une nouvelle foi, un nouveau culte, une nouvelle Eglise ? Et une circulaire du ministre remplacera-t-elle aussi l'Evangile du Fils de Dieu ?

Après 1848, une des sommités du parlement belge reprend le sens des questions que M. l'abbé de Lamennais avait faites à M. le ministre de Corbière. Et quelle est la conclusion à laquelle arrive l'honorable M. Dumortier ? Vous la connaissez tous, messieurs, le jour où il n'y aura d'autre instruction que l'instruction de l’État, d'autres pauvres que ceux de l'Etat, d'autre bienfaisance que celle de l'Etat, d'autres établissements de charité que ceux de l'Etat, on arrivera à cette conséquence fatale, inévitable, que l'Etat doit à tout citoyen l'habit et l'aisance. Le monopole de la puissance administrative dans l'instruction et la charité, c'est le socialisme de l'homme moral, le socialisme par moitié ; étendez, si vous êtes logiques, cette puissance au travail et vous aurez le socialisme tout entier.

Comme l'a fait ressortir fort exactement un jeune avocat de Liégé, M. Emile Lion, dans notre pays, à l'heure qu'il est, deux systèmes se trouvent encore en présence, l'un qui enseigne à combattre la misère par le libre dévouement que la religion inspire ; l'autre qui, au risque de tarir la source de la charité et d'en altérer le caractère, compte sur un système d'institutions et de lois pour exercer la bienfaisance, ne reconnaît pas la nécessité de l'intervention de l'esprit chrétien dans l'administration des aumônes, veut que l'Etat devienne la seule providence des pauvres, et que les particuliers ne soient admis qu’à lui prêter leur concours dans le cercle étroit de la bienfaisance officielle. L'un admet que l'œil du gouvernement suive, sans les gêner, les efforts de la charité privée, afin d'être en mesure, au besoin, de réprimer ses écarts : l'autre exige que le bras du pouvoir civil vienne peser sur les volontés des donateurs et ne tolère la bienfaisance que par son intermédiaire, (Exposé du sujet, p. Vet VI.) U, fait conserve son importance, messieurs, c'est que pendant trente-sept siècles, Dieu et l'éternité ont été le mobile de la bienfaisance antique, tant au peint de vue de la législation naturelle qu'au point de vue de la législation positive, tant au point de vue social qu'au point de vue purement philosophique et moral.

Ce qui est arrivé après Zénon arrivera aujourd'hui si vous placez la société dans les mêmes conditions où elle se trouvait avant le christianisme.

Gardons-nous donc, messieurs, de poser légèrement des principes dont nous ne pèserions pas les conséquences : ou l'assistance est un droit strict et sans limites, c'est le principe païen, qui peut survivre au paganisme ; ou elle prend sa source au sentiment religieux, et dans ce cas, c'est le sentiment religieux qui doit en diriger les élans, sans que cette direction cherche à se soustraire à la surveillance obligée du pouvoir civil.

Les élans de la charité, partis du cœur et du sentiment du devoir, agissent sur les riches en même temps sur les pauvres. Volontaires dans leur expansion, ils sont un des lieus sociaux les plus puissants ; comprimés, ils produisent l'indifférence, voire même la haine des pauvres contre les riches, corrompent les cœurs et arment les bras.

Pour me servir de l'expression des économistes, l'amour du moi est obligé de chercher sa fin, le souverain bien du moi, dans l'un ou l'autre principe ; s'il le demande au premier, il s'identifie complètement avec cet intérêt passager, terrestre, qu'ils appellent temporel ; s'il le demande au second, il devient cet autre intérêt plus éloigné, mais permanent et céleste, auquel ils donnent le nom d'éternel.

Avant d'examiner si le projet du gouvernement doit avoir un autre but que celui de régler la surveillance du mouvement charitable dans (page 1344) son expansion volontaire et la plus libre possible, remarquons, messieurs, que le christianisme naissant trouva debout les deux principes : d'un côté la foi en Dieu, de l'autre la foi en l'homme. Quand le verbe se fit chair, l'un devint la charité, l'autre la philanthropie, dans le sens que les philosophes de 1793 attachent à ce mot.

Dans la première nous retrouvons la bienfaisance faite en vue de Dieu et d'après l'Evangile ; dans la seconde, la bienfaisance an seul point de vue de l'humanité ; et, si l'on veut, d'après la loi civile, quand celle-ci est en opposition avec le code divin, la bienfaisance légale ou toute autre qui ne s'inspire pas au sentiment religieux. Entre l'une et l'autre, l'horizon même est différent ; tandis que la première embrasse le ciel et la terre, les vivants et les morts de tous les temps, la seconde ne s'occupe que du monde et de ceux qui s'y trouvent.

Je ne fais usage du mot « philanthropie », messieurs, que parce que seul il rend complétement mon idée.

Aujourd'hui, comme autrefois, la lutte ne peut donc sérieusement exister qu'entre le christianisme et le rationalisme antichrétien ; entre la charité et la philanthropie qu'on lui oppose ; sur tout autre terrain elle est un non-sens incompréhensible, du moment que de part et d'autre, l'on ne refuse pas la surveillance gouvernementale dont, pour ma part, j'accepte sans détours la salutaire intervention.

Je n'ai aucunement l'intention, messieurs, de placer la lutte sur le terrain brillant des opinions, que je considère comme entièrement individuelles pour ceux qui les professent. L'individu c'est la poussière, dit quelque part Benjamin Constant : Quand l'orage vient, la poussière c'est de la fange.

Comme il arrive toujours, les luttes trop prolongées prennent un caractère fâcheux qui rend la transaction plus pénible ; mettons donc de côté, messieurs, le caractère trop politique et trop individuel que quelques personnes, en dehors de cette enceinte, ont voulu donner à la loi ; examinons-en, même scrupuleusement, les principes et le but, et tout espoir de nous mettre d'accord ne sera pas perdu.

On se fait souvent une idée fausse des mots charité et philanthropie ; plus d'une fois l'un est pris pour l'autre ; tel acte philanthropique est un véritable acte de charité, tandis que tel acte qui passe pour charitable, est un acte simplement philanthropique. La confusion des termes amène la confusion des idées, et la discussion roulant sur les mots, au lieu d'embrasser des principes, aboutit à une véritable Babel. Les principes, rien que les principes, dans leur plus large acception, voilà, messieurs, les seuls éléments sur lesquels, à mon avis, nous puissions baser une transaction solide et durable, les seuls dont j'ai l'intention de vous entretenir aujourd'hui.

Désirant éviter le chaos dont je viens de parler et avec l'idée préconçue de n'offenser personne, avant d'asseoir mon opinion sur le vote que j'ai à émettre, je me suis demandé, au point de vue exclusif des principes :

Qu'est-ce que la charité, qu'est-ce que la philanthropie ?

Quelle différence distingue leur doctrine respective ?

Quels principes et quels faits y rencontre-t-on ?

Quelles sont les conséquences de ces principes ?

Ces principes restent-ils immuables ?

De la solution de ces questions, je fais dépendre le vote que j'ai à émettre sur la loi que nous discutons.

Ce n'est qu'après avoir envisagé le débat au point de vue de cette solution, que j'ai acquis la conviction que c'est véritablement une loi sur la charité que le pays attend de nous.

Permettez-moi, messieurs, de vous communiquer la réponse que la nouvelle étude à laquelle je me suis livré me fournit aux questions que je viens de poser.

De même que j'ai eu l'honneur de vous entretenir de la bienfaisance, avant le christianisme ; de même, j'envisagerai, au pas de course, le régime de l'assistance à dater de ce grand événement, tant au point de, vue de la législation religieuse et morale, qu'au point de vue politique et administratif. Je n'exposerai que des principes et des faits généraux, pour aboutir à des conséquences générales, réservant de nouveau les particularités à la discussion des articles ou à la réfutation, s'il y a lieu.

Qu'est-ce que la charité ?

Je pourrais répondre à la question avec saint Paul, que c'est cette vertu patiente, bénigne, qui n'est point ambitieuse, qui ne cherche point ses propres intérêts, qui ne se pique point et ne s'aigrit point, qui supporte tout, croit tout, espère tout et souffre tout ; ou plus brièvement avec saint Jean, que c'est le précepte nouveau que le Christ donna aux hommes de s'aimer les uns les autres, comme lui-même les avait aimés. Je pourrai aussi, messieurs, vous dire avec le père Lacordaire, que c'est l'arôme qui empêche la richesse de se corrompre et de dégénérer en odieux égoïsme, ou avec notre honorable ministre de l'intérieur que c'est la plus sublime manifestation du catholicisme, la foi en action qui est et doit demeurer essentiellement religieuse dans son caractère et dans son but.

Au point de vue où je me place, il me suffit d'y voir la bienfaisance en vue de Dieu.

Pour les uns, la charité, au témoignage de l'honorable M. Dedecker, n'est qu'une affaire de sentiment ; pour les autres, elle n'est qu'un acte de piété. La science ne voit dans la charité qu'une simple question d'économie sociale ; la politique n'y voit qu'un vulgaire détail d'administration. Rarement notre intelligence s'élève plus haut, pour expliquer le but social de la charité et pour en constater la providentielle nécessité (Mission sociale de la charité).

Plus loin l'écrivain distingué que nous citons, l'honorable ministre de l'intérieur qui siège ici parmi nous, voit, dans la question de la charité, la question sociale par excellence, l'âme de la civilisation moderne (ibid., p. 7 et 8).

J'appelle ici toute votre attention, messieurs, pour vous prier de vouloir bien vous souvenir que sous la loi naturelle de l'ancien régime, et spécialement sous l'inspiration de la loi mosaïque, la foi seule suffisait pour combattre le paupérisme ; son affaiblissement amena la ruine de tous ; la nécessité de briser entre les mains des prolétaires le dernier moyen d'opposition dont ils ne pouvaient qu'abuser. De là le progrès de la civilisation en opposition avec l'amélioration du sort des malheureux ; de là aussi l'intervention obligée de l'Etat comme propriétaire primitif de la fortune privée, pour régler l'assistance comme charge civile de la propriété non encore détachée, avant le christianisme, de la fiction qu'elle tient de son origine purement mondaine ; l'Evangile au contraire enseignant que nous sommes tous enfants du même père, que tous, souillés de la faute originelle nous sommes des hommes faibles, peccables, mais aussi que le sang expiatoire a été versé pour tous, et que tous sont appelés à la régénération, afin de jouir après le combat de la félicité éternelle, héritiers de la même promesse, il nous invite tous, pour arriver au terme commun à nous entraider et à nous assister réciproquement sur les chemins divers que nous avons à parcourir dans le monde.

Quelle différence de moyens ? Lorsque dans son remarquable travail. sur la mission sociale de la charité, l'honorable M. Dedecker avance que la croyance en Dieu et en la vie future fait que le riche n'opprime plus et que le sacrifice a même des attraits pour lui ; que cette même croyance fait que le pauvre ne se révolte pas et que la souffrance a même des charmes pour lui, je suis parfaitement d'accord avec l'honorable ministre, et je conclus bien vite avec lui que la mission de la charité naissante était de relever l’humanité de l'abaissement complet dans lequel elle était tombée.

Or, et je le prouverai un peu plus loin, le caractère de la charité ne change pas ; si autrefois elle avait la mission de relever l'humanité, il lui incombe aujourd'hui de la soutenir et de la guider même dans le progrès social.

A ce premier titre, je donne un vote de conviction à la loi sur la charité qui nous est présentée, précisément parce que je la considère commune favorable à ce progrès.

Quels principes et quels faits pose la charité ?

Un jurisconsulte français, l'une des lumières de notre siècle, M. Troplong (de l'influence du christianisme sur la législation romaine), résout la question par le simple rapprochement de divers textes de saint Paul. Pour abréger permettez-moi de lui emprunter ce passage :

La terre est habitée par une grande famille de frères, enfants du même Dieu et régis par la même loi ; les murs de séparation sont rompus ; les inimitiés qui divisaient les hommes doivent s'éteindre, le cosmopolitisme qui est l'amour de l'humanité sur la plus grande échelle, succède aux haines des cités et le christianisme ne fait acception ni de Grecs, ni de barbares, ni de savants, ni de simples. Cette loi nouvelle qui vient rajeunir l'humanité n'a pas pour but de renverser l'autorité des puissannces établies. Il est vrai qu'elle reconnaît chez les faibles et les opprimés des droits que les grands doivent respecter. Aux maîtres elle commande la douceur et l'équité envers leurs serviteurs ; aux mères elle dit de ne pas irriter leurs enfants ; mais elle ne brise pas violemment les institutions consacrées par le temps, elle ne soulève pas l'esclave contre le maître, le fils contre le père, la femme contre l'époux ; elle veut positivement que l'on obéisse aux princes et aux magistrats.

La loi nouvelle recommande aux hommes d'être unis par une communauté d’affection, d'avoir entre eux une tendresse fraternelle, de se regarder comme les membres les uns des autres, de s'aider par une charité sincère, de ne pas rendre le mal pour le mal, mais d'aimer le prochain connue soi-même et de savoir que quand un homme souffre tous souffrent avec lui. Devant Dieu tous les hommes sont égaux, tous ne forment qu'un même corps, tous sont libres ou appelés à un état de liberté, car la providence est égale pour tous et la terre appartient au Seigneur avec tout ce qu'elle contient.

C'est ainsi que la doctrine de saint Paul suffit pour résoudre ma seconde question, en termes généraux ; mais là n'est pas toute la solution de la question.

De la loi de la charité découlent de grands principes d'application que l’onne peut passer sous silence quand on veut connaître le rôle auquel l'élément religieux est appelé dans la société chrétienne ; l'oraison dominicale rétablit non seulement la fraternité primitive de l'espèce humaine, mais elle en fait la conséquence naturelle de l'amour du prochain, uni à l'amour de Dieu, c'est l'union de la bienfaisance et de la foi des temps modernes.

L'individualité humaine se combine avec la solidarité humaine ; tous les hommes ne forment qu'un corps ; si un membre souffre tous souffrent avec lui ; les avantages des uns rejaillissent sur les autres.

Le sacrifice volontaire est le sceau de cette mal.

La prière collective de l'oraison dominicale, Un pour tous et tous pour chacun, est un diplôme qui constate l'égalité de tous ; un titre qui (page 1345) relève tous les hommes à la dignité du fils de Dieu, et place les besoins de chacun sous la toute-puissante protections du Père commun.

L'inégalité de position ne détruit point l'égalité humaine : donnez-nous notre pain quotidien, pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, est la prière quotidienne du grand et du petit. Elle apprend à tous que tous ont besoin d'assistance et de miséricorde. L'inégalité n'est que dans la position momentanée, et là elle est un besoin social.

Le code chrétien fait plus que supprimer la pauvreté ; il la représente comme une épreuve bénie, départie par Dieu à ses fils d'élection, « beati pauperes » ;_ et comme le fait remarquer un écrivain distingué de France M. Louis Carné, les indigents constituent l’aristocratie future de la nouvelle terre promise. Les riches, l'aristocratie du monde, ne possèdent les biens de la terre qu'avec l'immense responsabilité de remplir les intervalles infinis qui les séparent de la pauvreté, l'aristocratie du ciel.

Voilà des faits, messieurs, que l'on rencontre naturellement dans une ›discussion aussi grave que celle qui nous occupe en ce montent. Permettez-moi de m'y arrêter une minute.

Ressouvenons-nous, messieurs, que l'annone et la sportule, la taxe des pauvres des anciens, tendit à la pauvreté universelle. L'économie charitable au contraire, sans supprimer la pauvreté, ni attaquer l'inégalité des conditions sociales, que l'on voit déclarer légitime en mille endroits de l'Evangile, élève l'indigent sans faire descendre le riche, et la société entière repose sur les besoins mutuels de ses membres. Le riche voit dans le pauvre la personne même du père commun ; en lui il honore la pauvreté de celui qu'il représente ; en donnant au pauvre, il est persuadé que c'est à Dieu même que le don est fait. Il donne non seulement avec cette joie que la générosité procure aux âmes bienfaisantes, mais avec un sentiment particulier de vénération et d'amour. Loin de croire que c'est lui qui donne, sa foi lui rappelle qu'il est moins le propriétaire que le dépositaire fidèle et prudent du superflu dont il dispose ; il saisit à la fois et le sens de sa position privilégiée, mais critique, et l'obligation qui s'y rattache, celle d'être l'économe du pauvre, l'instrument de la Providence ; il comprend que s'il est traité libéralement, c'est pour donner libéralement, puisque l'éternité pour lui n'est qu'à ce prix.

Le pauvre, de son côté, apprécie également toute la valeur de sa situation et la fin de celle-ci ; il supporte avec résignation et avec courage l'épreuve que Dieu lui envoie.

S'il est secouru, il honore, dans le riche qui soulage sa misère, la main bienfaisante de Dieu qui n'oublie point ceux qui mettent en lui leur confiance. Que Dieu vous le rende, tel est le vœu puissant qu'il adresse au ciel comme moyen assuré d'en ouvrir les portes au riche qui soulage ses misères ; tel est le prix qu'il offre gaiement en échange du bienfait qu'il reçoit.

La pauvreté méritoire et qui, sous mille rapports, est commune à tous les hommes, est la pauvreté sans humiliation, devant la richesse obligée et dégagée de fierté. De la sorte, pour me servir de l'expression de M. Duchâtel, la charité retourne sur elle-même, et exerçant une double puissance, sert à la fois aux deux êtres qu'elle réunit par le bienfait,

Le principe de sacrifice uni au libre arbitre sauve ainsi les grands et les petits en apprenant aux grands que leurs droits sont des charges et aux petits que les grands sont leurs frères. C'est l'égalité chrétienne au milieu de l'inégalité mondaine, et pour tous l'obligation de porter le fardeau les uns des autres. Celui du pauvre, c'est sa misère ; celui du riche, c'est sa richesse. Heureux du siècle, dit saint Augustin, hâtez-vous d'alléger le fardeau des malheureux, et vous travaillerez à vous soulager vous-mêmes ; diminuez les besoins de vos frères, et ils diminueront le poids redoutable de vos comptes. (Serm. XXXIX, 6.)

Veuillez ne pas perdre de vue, messieurs, que ce plan charitable exige une grande liberté, et qu'il est connexe avec le culte religieux dont notre Constitution proclame la liberté pleine et entière, sauf la répression des abus.

Permettez-moi, messieurs, de citer également l'opinion d'un homme du monde de grande autorité en matière sociale :

La liberté, et la liberté religieuse essentiellement, disait M. Guizot en 1853, est devenue un des besoins permanents de notre société. La charité chrétienne est le vrai, le seul remède durable à ses inconvénients et à ses périls.

Sous ce point de vue, messieurs, la charité chrétienne a, de nos jours, une grande extension à prendre, une belle et salutaire mission à remplir ; elle ne se borne pas seulement à vouloir, et à faire du bien aux hommes dans leurs misères ; elle consiste aussi dans le respect de leurs droits et de leurs sentiments ; elle repousse, elle condamne toute contrainte matérielle, tout emploi de la force matérielle dans l'ordre spirituel ; et par là elle porte et maintient la paix au sein de la liberté.

Ainsi, messieurs, ajoute le grand écrivain, par les trois lois essentielles, par les trois vertus vitales, la foi, l'espérance et la charité, le christianisme répond aux besoins les plus généraux, les plus impérieux de notre temps et de notre pays. Hors de la foi chrétienne, vous n'aurez pas le point fixe ; hors de l'espérance chrétienne, vous n'aurez pas le courage inépuisable ; hors de la charité chrétienne, vous n'aurez pas la vraie paix. Et non seulement cela est vrai en soi, mais le pays en a l'instinct.

La charité ne se contente pas, messieurs, de faire disparaître les grandes causes de la misère ; mais elle en combat, arec non moins de vigueur, les causes particulières.

Dès le commencement de l'église chrétienne comme société publique Tertulien défiait avec orgueil les païens de désigner ceux de ses coreligionnaires qui avaient été condamnés pour vol, brigandage, adultère, viol, fraude ou parjure (Apoll, § 440).

Une même loi, le décalogue reconnaît l'inégalité sociale, le droit de la propriété, la réhabilitation et la prescription du travail comme lois fondamentales du christianisme ; si saint Paul, par sa doctrine et même par le fait, démontre aux pauvres qu'ils ne doivent manger gratuitement le pain de personne, mais travailler nuit et jour, en ne s'épargnant aucune peine, aucune fatigue, pour n'être à la charge de personne ; (Thess., III, 8), saint Jacques, le même qui affirme que Dieu a choisi ceux qui étaient pauvres dans le monde pour être riches dans la foi, l'apôtre saint Jacques enseigne aux riches que la foi sans les œuvres est une foi morte (Jacques, Il, 5 et 20). Mais déjà saint Matthieu avait donné la conséquence du principe et fait défendre le salut éternel des actions charitable (XXV, 14).

C'est ainsi, messieurs, que la charité agissant à la fois sur le pauvre et sur le riche, fut dès son principe, et qu'elle sera éternellement le mobile le plus puissant de la civilisation, et que sa loi, arec sa sanction rémunératoire et pénale, dont le jugement dernier des livres sacrés retrace la formule (Matt., XXV, 34 ) est et sera toujours le mobile essentiel des œuvres chrétiennes, la raison première et dernière des fondations, partant toutes d'un même esprit et aboutissant au même but.

Si par trop de rigueur, ce qu'à Dieu ne plaise, nous arrêtions la libre expansion de cet esprit, nous forgerions d'inutiles entraves pour la civilisation ; et, en comprimant les consciences, nous diminuerions le domaine des pauvres et ne ferions qu'ouvrir la porte aux voies détournées.

Je recommande, messieurs, cette observation pratique à votre attention.

Dépouillez l'Evangile de son ciel et de son enfer, et vous n'aurez plus qu'une lettre impuissante. L'amour du moi réduit aux insociables proportions de l'intérêt temporel la flétrira de ses amères moqueries ; opposez au contraire aux besoins de la vie qui passe les besoins de la vie qui ne passe pas, et vous aurez le seul ressort qu'on puisse utilement opposer à l'égoïsme.

L'enseignement de l'Eglise modifia-t-il la doctrine de la charité au lieu d'en développer les principes ?

C'est ma dernière question sur la charité. La solution sera toute négative.

A peine l'Eglise fut-elle libre, qu'elle statua que son bien serait en même temps le bien des pauvres (art. 37 à 40 des Canons des apôtres) ;

Que nul n'y prendrait part que dans la mesure de ses besoins réciproques et à l'exclusion de tous ceux qui pouvaient se suffire à eux-mêmes (Act. des apôt., IV, 55)

Elle institua des diaconies ou bureaux d'aumônes, dont l'organisation fut si complète, qu'elle subsiste encore aujourd'hui en Hollande, en plein dix-neuvième siècle (Act. des apôt., VI, 5), et des maisons de charité de toute espèce.

Dès le IVème siècle saint Basile le Grand élève à Césarée un hôpital pour les malades, les infirmes et les indigents de toute espèce.

Telles furent les proportions de ce vaste hôtel, que les femmes eu couche et leurs enfants y occupaient seuls sept bâtiments séparés. (Thomassin, tom. I, p. 1.)

Quel établissement aussi vaste l'Europe moderne possède-t-elle aujourd'hui ? Nos hôpitaux, nos crèches, nos hospices de maternité, nos refuges de toute sorte trouvent donc leur origine première, leur premier modèle dans l’institution de saint Basile.

Pendant près de quinze siècles l'Eglise chrétienne secondée par l'autorité civile sut approprier ce modèle à tous les besoins nouveaux. Aussi ne pourrait-on citer aucune institution antérieure à 1789, qui ne soit ou son œuvre exclusive ou celle du moins dont son esprit n'eût inspiré la création, favorisé et dirigé l'existence.

Les bureaux de bienfaisance actuels doivent-ils chercher ailleurs leurs premiers modèles ? Le contraire serait facile à prouver.

Les diaconies existaient en Orient et en Occident, et dans toute la chrétienté. Aujourd'hui elles subsistent encore en Hollande. En 1854, la ville de Groningue conclut avec l'une d'elles une convention en vertu de laquelle l'administration communale la charge exclusivement du sort des pauvres de cette localité pour la durée de trois ans, moyennant un subside annuel d'environ cent mille fr. (48,700 fl.) Inutile d'ajouter que cette convention fut ratifiée par l'autorité supérieure, la même qui n'hésite pas à accorder la personnification civile aux associations de St-Vincent de Paul. Notre loi donne les mêmes latitudes, mais sous la surveillance de l'autorité civile.

D'après la loi hollandaise de 1854, les charités religieuse ou privées ont officiellement le pas sur la bienfaisance légale qui n'a d'autre mission que de les remplacer au besoin. Plus loin nous verrons la cause de cette classification.

Tertullien indique l'emploi des revenus des diaconies : à nourrir les pauvres, à entretenir les orphelins des deux sexes, des veilliards, des condamnés aux mines, des prisonniers, des exilés.(Apoll., C., XXXIX.)

(page 1346) Dans son premier traité, celui de l'aumône, saint Cyprien, qui était évêque de Carthage au commencement du IIIème siècle, marque les fonctions principales des diacres qui desservaient ces diaconies :

En faisant la distribution des aumônes ils avaient à s'informer exactement des véritables besoins de leurs frères, afin de les assister et de faire des avances nécessaires à ceux qui ne trouvaient pas dans le travail des ressources suffisantes à leur existence.

Ils devaient tenir matricule exacte de l'âge, de la profession et des qualités de chaque pauvre secouru à domicile. (St-Cyprien, Lett. 42. )

Les membres des bureaux de bienfaisance actuels n'ont-ils pas la même mission ?

A l'aumône physique se joignit toujours l'aumône morale, car la charité ne consiste pas uniquement dans le service corporel des pauvres, « non in solo pane vivit homo sed in verbe Dei ». Le principe de faire à autrui tout ce que nous voudrions qui nous fût fait, a une tout autre portée.

L'aumône morale des chrétiens comprend deux parties entièrement distinctes ; dans la première se range la prévention du mal à côté de la correction du vice ; dans la seconde l'enseignement de la vertu à côté de l'instruction plus ou moins étendue que chaque homme doit recevoir d'après l'état dans lequel il est appelé à passer sa vie.

Sous ce rapport encore, messieurs, la charité privée réclame une très grande liberté, que nous ne saurions raisonnablement lui refuser quand elle est accompagnée d'une convenable surveillance et d'une empiète soumission aux lois.

Vous venez de voir, messieurs, par des faits et des documents historiques, comment la charité comprend l'aumône physique, le pain du corps ; permettez-moi aussi de vous exposer, an moyen de pièces authentiques, comment elle comprend l'aumône morale, le pain de l'âme.

Le même saint Basile dont nous avons déjà fait mention est chargé de formuler les principes de l'éducation morale que les orphanotrophes et les couvents de son temps devaient donner à la jeunesse confiée à leurs soins. Ses petites règles sont un document fors ancien que l'histoire nous a conservé et dont je vous prierai de me permettre de vous rappeler quelques dispositions.

Le saint docteur recommande avant tout d'élever les enfants avec toute sorte de charité, comme s'ils étaient les enfants de ceux qui les élèvent. N'est-ce pas un merveilleux appel à l'esprit de famille ?

Les garçons doivent être séparés des filles et chaque sexe habitué au genre de vie qui lui convient. Ne voyez-vous pas là, messieurs, le fondement de l'éducation sortable à côté de l'instruction professionnelle ? Il prescrit d'exercer tous les enfants au respect et à l'obéissance envers les adultes, d'éviter entre eux et ceux-ci trop d'intimité, de crainte qu'en voyant faillir de plus âgés, les enfants ne se relâchent eux-mêmes ou ne reçoivent de l'orgueil, en se croyant plus parfaits.

Il veut que les enfants puissent se livrer aux plaisirs de leur âge, sans troubler cependant la discipline des plus âgés.

Les prières doivent avoir lieu en commun, à l'effet de former les enfants à la piété et de faire profiter les plus âgés des prières proférées par ces bouches virginales et ces cœurs purs.

Ces premières règles, messieurs, ne représentent-elles pas un admirable ensemble de charité chrétienne, et la plus belle application du principe de la solidarité humaine d'après l'Evangile, si différent du principe de cohésion sur la place publique par l'action du patronage ancien, qui supprimait la responsabilité humaine et le travail personnel, et qui, ôtant son ressort au père naturel, détruisait complètement l'esprit de famille ?

La prescription d'enseigner aux jeunes gens, dès leurs premières années, les arts et les professions auxquels ils se montrent propres, appartient au même document. C'est l'enseignement professionnel.

Les principes de S.-Basile passent dans la loi romaine (L. 32 code VI-5 de episc. et cleric.) et l'orphanotrophie ne disparaît que pour faire place aux asiles similaires et à l'institution de Vincent de Paul, au XVIème siècle, et pour aboutir à l'œuvre de la Ste-Enfance, au XIXème.

Les enfants des pauvres ainsi formés dans les orphanotrophies du IVème siècle n'en sortaient que moralement et physiquement instruits et en état de pourvoir par eux-mêmes à leurs besoins.

Nos écoles sortables dont les Flandres, au témoignage de Damhouder, fournissent les premiers types, pour notre pays, au XVIIème siècle, nos pénitentiaires publics, nos colonies sous le gouvernement précédent, nos refuges modernes de toute espèce reconnaissent-ils un modèle plus parfait que les équivalents qui dès le VIème siècle se fermèrent d'après la règle de Saint-Basile ?

Ce n'est là, messieurs, qu'une partie du remarquable document que j'ai cru devoir signaler à votre attention ; la règle du vénérable évêque du VIème siècle renferme un autre trésor trop oublié de nos jours ; l'organisation du travail, d'après les livres sacrés.

Permettez-moi de vous en donner également un aperçu :

La loi ancienne présente Adam banni du Paradis et condamné à manger son pain à la sueur de son front. La loi nouvelle développe les conditions de cette position faite à l'humanité.

Celui qui travaille mérite qu'on le nourrisse (Matth., X, 10). Celui qui ne travaille pas ne doit pas manger (St. Paul aux Thessaloniens). Voilà pour l'ouvrier.

L'Ancien Testament place au rang des plus grands crimes le retranchement du salaire des ouvriers (Math., 111,5). Le Nouveau proclame qu'il crie vengeance au ciel. (Ep. de St. Jacques,V). Voilà pour le maitre.

Saint Basile, appliquant ces principes évangéliques, veut que l'homme se livre au travail d'abord pour soulager les indigents et qu'il n'ait toutefois pas une confiance aveugle dans les richesses périssables qu'il possède, ou dans ceux qui pourvoient à ses besoins, ni dans son mérite et les ressources de son industrie. D'après lui il ne peut se croire au-dessus des adversités, ni s'imposer à la charité du prochain, ni trop compter sur autrui, et il ne doit compter sur Dieu, qu'à la condition du labeur quotidien.

Il lui est défendu de chercher dans la vie spirituelle l'éloignement et la dispense du travail, pas même sous le prétexte de la prière, parce que chaque chose doit avoir son temps. Notre Seigneur ayant dit du figuier stérile : Coupez-le, il faut, continue le saint docteur, user de la même rigueur envers celui qui ne travaille pas et le retrancher du nombre des frères comme l'on fait du vicieux incorrigible.

Aucune excuse du travail n'est admissible de la part de celui qui ne mange pas moins que les autres, qui n'est ni malade ni faible de corps, l'homme étant tenu au travail jusqu'à la mort.

Enfin St. Basile défend de travailler avec un soin inquiet pour soi-même et il prescrit en même temps, au contraire, de prendre un très grand soin du prochain et de travailler pour lui avec ardeur et persévérance.

La science moderne a-t-elle inventé des principes plus larges et plus positifs ; le dix-neuvième siècle ne trouverait-il plus rien à la hauteur des besoins actuels dans les règles de saint Basile ?

Nous laissons, messieurs, la réponse de cette question à votre appréciation. Tout ce que je vous prie de vouloir bien remarquer, c'est que le programme de l'Eglise, en matière d'éducation sortable et d'aumône intellectuelle, prenant sa source à l'Evangile, n'a guère changé, en passant par les mains des Augustin, des Basile, des Charles Borromée, des Bossuet et des Fénélon ; pas plus que la bienfaisance corporelle, en passant par celle des Zotleus, des Ambroise, des Remi, des Jean l'aumônier, des Grégoire le Grand, des Chrodogany, des Edmond, des Vincent de Paul, des Triest et d'autres.

C'est que le Code charitable est immuable dans son caractère et ses principes.

Un mot, messieurs, sur le rôle du prêtre en matière de bienfaisance. Le caractère particulier de l'intervention du clergé dans la pratique de la bienfaisance est une nécessité dans l'intérêt des pauvres, une obligation de conscience et d'état pour le prêtre, protecteur naturel de tous ceux qui souffrent.

Ayons le courage, a dit l'honorable M. Dedecker, de le proclamer une bonne fois, le clergé seul par sa position de famille et son caractère, par la confiance qu'il inspire et le dévouement qu'il prodigue, le clergé seul connaît le pauvre. Les prêtres seuls osent respirer l'atmosphère du prolétariat : seuls ils en ont sondé les mystères et analysé les larmes seuls aussi ils possèdent le secret de sa réhabilitation sociale. (Monts-de-piété p. IX.)

L'honorable bourgmestre actuel de Bruxelles émet la même doctrine : Toutes les croyances religieuses imposent aux ministres du culte, à ceux qui ont la direction spirituelle des fidèles, le devoir d'aider le pauvre par la bourse et par la parole. (La charité et l'assistance publique, p. 48.) C'est moins que proposait le projet Faider.

Pour ma part, messieurs, j'estime que le courage de M. Dedecker est le résultat d'une profonde conviction, et cependant tout ce que la loi réclame pour le clergé, c'est une non exclusion, le droit commun de tous les Belges, rien de plus ; mais aussi rien de moins.

C'est la Constitution dans son application à tous les Belges sans distinction.

Ainsi que l'honorable M. Malou en fait observation dans son rapport, la loi n'appelle point les titulaires d'offices ecclésiastiques, elle se borne à ne point les exclure. Pouvait-elle constitutionnellement agir différemment ?

Quand l'enveloppe par trop politique, dont quelques personnes se sont plu depuis 1848 d'entourer la bienfaisance sera usée, la méfiance factice disparaîtra, et la charité reprendra je ne dirai pas ses droits, mais les devoirs impérieux que la religion et la société lui imposent. Ce que je réclame pour elle, c'est que le législateur écrive dans la loi des garanties qu'on ne saurait ni pratiquement ni légalement lui refuser. Sur ce point encore je suis d'accord avec le projet que nous discutons.

J'arrive au deuxième mode de la bienfaisance sous l'ère nouvelle : La philanthropie, ses principes, ses moyens et ses œuvres.

Qu'est-ce que la philanthropie ?

Je ne m'arrêterai pas, messieurs, à ne voir dans la philanthropie que la fausse monnaie de la charité avec M. de Chateaubriand, la chevalerie de la bienfaisance avec M. Dedecker, des jeux innocents avec un ancien saint-simonien, M. Emile Barrault, ou enfin le paradis de Mahomet réalisé sur la terre, selon l'expression de M. Emile Lion ; au point de vue où je me place, je n'y verrai que ce qu'il y a réellement, la bienfaisance purement humanitaire, celle qui envisage l'homme pour lui-même, abstraction faite de la Divinité ; la foi de l'homme en lui-même qui ne connaît des misères que le côté mondain.

A ce point de vue, toute bienfaisance qui n'est pas charité est nécessairement philanthropie.

(page 1347) En feuilletant le plus savant livre qui traite du droit romain, le Corpus juris, de l'infatigable Justinien, je n'y ai trouvé qu'une fois le mot de philanthropie. Voici, messieurs, en quelles circonstances : La société romaine avait recours au courtage pour toute espèce d'affaires ; toutes avaient leurs courtiers appelés proxenetici.

Au Vème siècle, il y avait même à Rome des courtiers d'amour. C'est à l'occasion du payement du salaire d'un des entremetteurs de l'espèce que la loi fait usage du mot philanthropie, en admettant que le proxénète obtienne une augmentation de salaire perphilanthropiam. (L. L., dig. 7 de proeneticis.)

Vers la même époque, les Pères de l'Église grecque, et spécialement saint Chrysostome, emploient le mot « philanthropie »dans un sens favorable, mais non pas comme synonyme de charité. Leurs traducteurs, pour rendre leur pensée, sont obligés de faire usage des mots humanité, clémence, miséricorde, bienfaisance, qui n'impliquent pas directement l'idée de la Divinité.

Quatorze siècles plus tard, un livre auquel le régime bienfaisant qu'on a fait revivre chez nous en 1848, a fait plus d'un emprunt, l'encyclopédie de Diderot et d'Alembert, article « Fondations », donne de la philanthropie la définition et les explicitions que je copie pour vous les transmettre : « La philanthropie est une vertu douce, patiente et désintéressée, qui supporte le mal sans l'approuver. Elle se sert de la connaissance de sa propre faiblesse pour compatir à celle d'autrui. Elle ne demande que le bien de l'humanité et ne se lasse jamais dans cette bonté désintéressée. Elle imite les dieux, qui n'ont aucun besoin d'encens ni de victimes. »

Tout en admettant les qualités de la philanthropie, l'on est obligé de reconnaître que son horizon ne va pas plus loin que le bien de l'humanité ; en voulant imiter les dieux qui n'ont aucun besoin d'encens ni de victimes, elle est réduite à supporter le mal moral ; c'est l'humanité et non la divinité qui est le mobile et le but de ses élans.

Pour la philanthropie ainsi comprise, la croix de l'homme Dieu transformée en instrument de rédemption est aussi inutile que l'encens et le sacrifice ; le bien qu'elle désire part de l'homme, pour aboutir à l'homme, la pauvreté corporelle seule en profite ; tandis que dans le système chrétien, la charité du riche versant ses consolations à l'âme et au corps, pour l'amour de Dieu, le riche en profite comme le pauvre. La doctrine de la philanthropie diffère donc essentiellement de la doctrine de la charité.

En fait, la philanthropie subsiste à côté de la charité, depuis plus de dix-huit siècles, l'une et l'autre vivant de liberté, voulant le bien de l'humanité, à un point de vue différent, mais sans que personne ait eu à redire contre cette double existence.

La philanthropie comme la charité rend des services à l'humanité ; l'une peut même être l'émule, un moyen de contrôle et d'encouragement pour l'autre ; mais l'insuffisance de l'une prouve la nécessité de l'autre. Si je vous laisse libre de n'étendre votre bienfaisance qu'aux hommes parmi lesquels vous vivez, de quel droit m’empêchez-vous d'étendre la mienne au corps et à l’âme de tous ceux qui souffrent et qui me sont chers par devoir de conscience, autant que par le lien d'une commune fraternité ?

Si votre principe vous oblige à supporter le mal, sans l'approuver, et si je le respecte, pourquoi ne respecteriez-vous pas le mien, qui prescrit une fraternité et une solidarité plus complètes entre tous les hommes ?

En faisant connaître l'insuffisance de la philanthropie, comme doctrine, j'explique une troisième fois le vote que je me propose d'émettre sur la loi qui est soumise à nos délibérations en ce qu'elle n'exclut aucun mode de bienfaisance, pas plus la bienfaisance humanitaire, la philanthropie que la charité. Les droits de la philanthropie sont-ils contestés, qu'on me présente un projet pour les garantir, et mon vote lui sera acquis sans hésitation. La liberté sage, la seule que je crois possible, messieurs, la liberté toute entière, moins les abus, tette que je la veux, la liberté qui n'est pas la licence, cette liberté n'a pas deux poids et deux mesures. Que les philanthropes soulagent l'humanité à leur mode et les chrétiens à la leur ; la loi civile peut favoriser le double élan ; parce qu'il est utile à la société. Que la philanthropie et la charité se tendent nt la main, qu'elles respectent les lois, se soumettent aux mesures d'ordre public et acceptait le contrôle et la surveillance de l’autorité, c'est tout ce que l'on peut raisonnablement exiger d'elles. C'est aussi ce que veut la loi. Poussez-vous le rigorisme jusqu'à ne vouloir la répression des abus que par l'autorité civile ; redoutez-vous la mainmorte et proscrivez-vous toute personnification civile qui les accrocherait pas à l'un ou l'autre établissement légalement existant ; eh bien, messieurs, si j'adhère à vos désirs, et si je demande même la surveillance du gouvernement sur toutes les fondations comme une institution utile et qui a toujours existé, et que je tes soumets toutes au contrôle que vous trouvez le seul efficace, quel droit avez-vous de ne pas être satisfaits ? Quand, ce que je considère comme impossible, vous ne voyez dans la philanthropie que l'adversaire obstiné de la charité, quels faits pose-t-elle ? L'expérience du passé est bien faite pour éclairer l'avenir. Qu'il me soit donc permis, messieurs, de demander à l'histoire la solution de cette question.

Au IVe siècle, Julien l'apostat, que M. de Chateaubriand appelle le Luther de son siècle, tente-t-il de séculariser la bienfaisance et d'imposer à la philanthropie les mêmes œuvres que fonde la charité, son entreprise, traitée de folie, échoue sous les traits accablants de l'ironie de ses contemporains.

La fameuse lettre 49e de l'empereur au gouverneur Azzace, et l'apologétique 39 de Tertullien sont des documents qui appartiennent à l'histoire. L'Empereur voyait avec envie le développement de la charité chrétienne, il avouait que c'était par là que la secte impie des galiléens s'était agrandie : « Ils nourrissent non seulement leurs pauvres, mais aussi les nôtres, » s'écriait-il. Il veut épuiser toutes les ressources de sa puissance, pour ériger un système de bienfaisance, avec monastères, hôpitaux et bureaux de distribution, qui lui permet de rivaliser avec la charité chrétienne, qui excitait de sa part plus que de l’admiration (La Bletterie, Préface de la vie de Jovien. Moreri, V° Julien). L'esprit chrétien ne se remplace pas, l'entreprise de Jovien demeura sans succès, tout comme après 1793 tomba l'hôpital général, parce qu’il n'était qu'un système ; tandis que l'Hôtel-Dieu survit depuis plus de quatorze siècles, parce que c'est un principe.

Notre honorable collègue, M. Van Overloop, à la page 21 de sa notice historique sur les institutions de bienfaisance, fait la comparaison des lois de Julien avec certains décrets de 1789. C'est un élément à consulter ; mais pour lequel nos adversaires répondent par un non-lieu, puisque le pouvoir demeura trop peu de temps entre les mains de Julien, pour aboutir à l'établissement complet d'institutions dont ce souverain éphémère pouvait vouloir la réalisation. Julien mourut eu effet deux ans après son entreprise.

Au commencement du IVème siècle, une tentative plus sérieuse, et qui dura près de deux siècles, eut lieu à Constantinople ; celle-ci est plus concluante.

En 802 précisément alors qu'en Occident commence cette belle législation des capitulaires, qui nous régit jusqu'au XIIème siècle, une révolte contre sa souveraine légitime, l'impératrice Irène, veuve de Léon IV, amena sur le trône de Constantinople Nicéphore I" de ce nom, dit Logothète, qui avait été intendant des finances et chancelier de l'Empire.

Sous le nom d'Allelingium le nouveau souverain rétablit la taxe obligée des riches au profit des pauvres, qui, en pratique, n'est autre chose que le régime de l'annone et de la sportule des païens.

Voici, messieurs, le dispositif du décret qui ordonne cette nouvelle réforme. Son ensemble est vraiment curieux ; permettez-moi de vous en communiquer sommairement les principales dispositions.

Je traduis le corpus juris de Justinien dont l'original est en latin ; vous pourrez tous vérifier mon exactitude au livre des constitution impériales V° Nicephore.

L'article 1 ordonne le rabaissement de l'armée et la vente des propriétés privées de ceux qui émigrent pour échapper à la révolte.

L'article 2 prescrit la levée d'une armée nouvelle composée uniquement de pauvres et qui sera nourrie et entretenue au moyen d'une taxe prélevée sous la responsabilité et la solidarité des possesseurs.

L'article 3 établit cette taxe, sur la propriété privée au profit d'une secte privilégiée.

L'article 4 supprime toute remise de contribution pour cause d'indigence, celle-ci ne pouvant plus exister.

L'article 5 proclame la fermeture des hôpitaux et l’anéantissement des établissements élevés par la charité.

Les articles 6 et 7 ordonnent l'inquisition sur la fortune et la saisie de celles que l'on supposerait acquises avec trop de promptitude.

L'article 8 établit l'impôt en ligne directe sur la succession des aïeuls et des bisaïeuls.

L'article 9 porte obligation pour tous ceux qui exercent le commerce, d’acheter les propriétés saisies, de les cultiver malgré eux pour en payer un rendage à l’Etat.

L'article 10 oblige les mêmes à accepter, sous rendage, les fonds de l'État.

D’autres articles enfin, que je supprime, fixent l'intérêt de l’argent, concernent les évêques ou les bies saisis du clergé. Le dernier laisse tomber un blâme sur ceux qui se permettrait nt de faire des legs prieux et ordonne même la saisie au profit de l'Etat des vases sacres appartenant aux églises et autres lieux de dévotion.

Lorsque Basile Porphyrogénète parvient à l'empire en 975, il blâme énergiquement cette constitution, sans oser encore abolir l'allelengium qu’il considère au moins officiellement comme la cause de tous les maux qui pèsent sur l’empire, depuis 173 ans. Il remet en vigueur le régime chrétien ; mais ce ne fut que sous Romain III, dit Argyre, qui régnait de 1028 à 1034, que des mesures furent prises pour rétablir complètement les droits de la charité (Corp. Jur. Const. Imp. V0 Argyre).

L’histoire ajoute, et telles sont aussi les conclusions de Basile etd ‘Agyle, que cette triste expérience de plus de deux siècles ne servit qu’à mettre le trouble dans l’empire, à ruiner tout le monde sans donner aucun bon résultat pour personne.

Les tentatives similaires du XVIème siècle, celle de 1789, celles enfin de 1848 furent-elles plus heureuses ?

Poser la question, messieurs, c’est la résoudre ; tôt ou tard et partout, les mêmes causes produisent les mêmes résultats.

Quand M. Robichon, dans son livre « de l’action du clergé dans les sociétés modernes », fait connaître la taxe des pauvres et ses effets en Angleterre, après la réforme du XVIème siècle, ne démontre-t-il pas que le lien de charité qui unissait les Anglais au nom de la fraternité chrétienne, devint (pag 1548) quasi subitement une barre de fer entre celui qu'on oblige à donner et celui que l'on arme imprudemment du droit à recevoir ?

Aujourd'hui même, sous nos yeux un document rapporté par les journaux, le rapport officiel que le docteur Lettreby de Londres vient de faire sur l'état du paupérisme de la capitale de l'Angleterre, ne glace-t-il pas le cœur au simple récit de l'abandon barbare dans lequel des millions de pauvres malades gémissent sous le régime de la taxe officielle ?

La comparaison des faits relatés dans ce document officiel, avec ce qui existe dans la capitale de la chrétienté, donne la mesure de ce que l'on doit attendre du régime en pratique dans l'une et l’autre cité.

M. Guizot ne représente-il pas la France dans une position identique après les événements de 1789 ?

Il n'y avait point de bien qu'on ne pensât de l'humanité, point de succès qu'on ne voulût et qu'on n'espérât pour elle ; la foi et l'espérance dans l'homme remplaçaient la foi et l'espérance en Dieu. (Guizot, de la Démocratie, chap. V).

La prudence conseille, messieurs, de ne plus provoquer de contre-épreuve, en votant une loi qui, par d'inutiles entraves, arrêterait les généreux élans de la charité, par cela seul qu'elle en froisserait les principes. Les décrets de 1789, dans leur dernière expression, ne sont que la copie de celui de 802 pour l'Orient, resté le type des dispositions similaires, que les mêmes principes dictent partout.

Quarante années de rudes efforts, de l'an III à 1830, suffirent à peine pour réparer l'imprudence pour ne pas dire la chimère de l'an II.

Soyons de notre époque, messieurs, proclamons hautement nos principes, soyons franchement de l'an IV, comme l'a déjà demandé, dans cette enceinte, l'honorable M. Nothomb, le ministre actuel de la justice ; soyons de l'an IV, c'est-à-dire de l'époque d'où date la réhabilitation de la bienfaisance, de crainte d'arrêter le progrès de la civilisation, de crainte de léguer à nos successeurs l'obligation de revenir d'une décision que nous prendrions aujourd'hui et qui en contrarierait le mouvement sagement progressif ; mais avant de lier l'avenir, consultons le passé :

Jetons, messieurs, un regard de fierté et de bienveillance sur l'œuvre de 1830, et admirons le mémorable arrêté du 30 octobre de cette année de bénédiction pour la Belgique libre. Nous y lisons, qu'à cette date, le gouvernement provisoire, d'honorée mémoire, « abroge tout ce qui peut gêner la manifestation de la foi ».

La liberté de la charité, qui est la foi en action, selon l'heureuse expression de notre honorable ministre de l'intérieur, n'est-elle pas une de telles que le gouvernement provisoire a voulu garantir par cet édit, expansion première de l'indépendance, dont nous jouissons paisiblement depuis un quart de siècle ?

S'il en est ainsi, messieurs, n'oublions pas un jalon si glorieux, que nous avons planté tous ensemble, sous la bannière de la liberté et de l'indépendance.

Ce jalon devenu pilotis aujourd'hui, sert de fondement à plus d'un édifice dont la Belgique peut être fière, et dont ses enfants qui sont dans la misère ont le principal bénéfice au point de vue humanitaire.

Quoique la charité aime à vivre de liberté, ne croyez pas, messieurs, qu'elle veuille se soustraire au contrôle légitime du gouvernement, ni à la publicité, ni à la modération dans ses œuvres. Lui supposer de telles intentions, ce serait ne pas la connaître.

Messieurs, dans ce qui précède j'ai indiqué le principe générateur de la bienfaisance dans les sociétés anciennes, savoir la religion. Je vous ai montré ce principe inspirant également la charité et les merveilles qu'il a produites dans les sociétés chrétiennes.

A côté de ce principe je vous en ai montré un autre naissant aux âges philosophiques de la Grèce et se perpétuant à travers les temps jusqu'à nous, savoir la philanthropie.

Quoique personnellement, je n'attende des secours efficaces pour les pauvres que de la charité chrétienne, puisqu'elle s'occupe et de l'âme et du corps, cependant j'ai réclamé la liberté d'allure pour l'une aussi bien que pour l'autre. Mais s'agit-il ici d'une liberté absolue ? Faut-il proclamer une liberté tellement large que toute correction, toute surveillance, tout contrôle soient interdits au gouvernement ?

Je ne le pense pas, messieurs ; cette matière mérite toute notre attention. Il s'agit ici du deuxième grand principe qui doit régir la loi.

Un contrôle a toujours existé. Je ne suis pas de ceux qui croient qu'il est possible de changer le double caractère que le christianisme naissant entendait imprimer à la société : la liberté sous l'autorité et la variété dans l'unité.

S'il est vrai qu'un document important, le 37ème canon des apôtres, abandonne à l'évêque l'administration de tout ce qui appartient à l'église, y compris les établissements de bienfaisance, déclarés divini juris, par la loi mondaine (Inst., lib. u, sit. s) omnium rerum ecclesiastica non curant episcopus gerito, et eas dispensato, quasi inspectanee Deo ; il n'est pas moins vrai que les lois de Justinien, et c'est à cet empereur que remonte, en réalité, la première organisation complète de la bienfaisance après le christianisme, il n'est pas moins vrai, dis-je, que les lois de Justinien s'occupent des établissements charitables dans un véritable intérêt général et qu'après cet empereur, ses successeurs maintiennent ces établissements de bienfaisance sur le pied d'institutions publiques, sous le haut patronage du gouvernement.

La législation est positive : les lois 19, 22 et 23 Cod. 1-2 de sacro-sanctis eccleus, les lois 15, 16 et 17 Cod. eod. ne laissent pas le moindre doute.

La novelle CLIII de Justinien en montrant les pauvres à secourir s'adresse à la fois et à l'évêque, religiosissimus episcopus, et au préfet civil, gloria tua, lorsqu'elle prononce le « His opent ferat » officiel.

Il n'est pas moins vrai qu'en fait, les établissements libres ont existé de tout temps sous l'égide protectrice du gouvernement.

Les premières lois qui organisèrent la bienfaisance de l'Empire, reconnaissent donc une double intervention, une double surveillance, celle de l'évêque et celle du préfet ; le fait est incontestable et je prouverai que cette double intervention n'a pas changé jusqu'en 1789. Le régime que ces premières lois établirent, si nous avions à le qualifier d’après nos idées modernes, serait un régime combiné, dépendant de l'autorité religieuse et de l'autorité civile.

Si l'héritier ou quelque parent du fondateur entreprenait quelque chose de funeste à l'institution, l'évêque interposait son autorité, même pour les établissements privés ; et s'il était nécessaire, on avait recours au souvenir en sa qualité de gardien et de défenseur de toutes les fondations du pays.

Déjà du temps d'Antonin (l'an 198 de l'ère nouvelle) les proconsuls qui remplacèrent les consuls dans les provinces, avaient reçu la mission de protéger les faibles contre les forts (L. 6, dig. 1-16 de off. proconsulis) et les présidents celle de protéger les pauvres de « humilibus protegendis » ; d'empêcher qu’ils fussent vexés à l'occasion de l'arrivée de quelques officiers publics ; « ne pauperes sub proetextu adventu officiorum vel militum vexentur », et de leur faire des remises de contribution pour cause d'indigence ; « de muletis remittendis ». (L. 6, dig. f-18 de off. praesidis). La pauvreté et la surcharge d'enfants étaient devenues une cause générale de dégrèvement des charges publiques (L. 4, dig. 4.4 de muneribus et honoribus) ; mais ce n'étaient là dans l'ordre des idées civiles, que des mesures provisoires qui annonçaient le progrès à réaliser.

Ce ne fut que sous Constantin que la loi de 315 imposa au fisc l'obligation de secourir les parents pauvres ; la disposition qui mérite ici une mention spéciale, c'est la constitution de 334, par laquelle le même Constantin accorde aux pauvres, aux pupilles et aux veuves le privilège de faire évoquer au tribunal suprême de l'empire toutes les causes dans lesquelles ils étaient partie (L. un. cod. IlI, 14, quando imperator inter pupillos).

Dès ce moment le pouvoir civil prit officiellement la bienfaisance sous son égide protectrice, pour ne plus l'abandonner ; et quelques années plus tard, c'est-à-dire en 382, Valentinien, Gratien et Théodose n'hésitèrent point à prescrire les mesures les plus sévères à l'égard des mendiants valides, auxquels la loi civile ne fit désormais aucun quartier pas plus que la loi religieuse.

L'obligation du travail imposée par l'Evangile passa de mème dans la loi civile (L. un. cod. XI, 25 de mend. validis), presque en même temps que les secours officiels et un patronage impérial furent organisés pour la véritable misère.

lci encore, messieurs, le concours bienveillant de la double autorité est patent ; l'empereur conserve pour ne pas l'abandonner, et la haute surveillance et le ressort en dernière instance sur tout ce qui concerne la bienfaisance.

En Occident les pauvres et les faibles ne furent pas moins bien protégés par la loi civile. (L. Baluz. Cap XV. Bal. 1-10.) Dès 795, des tuteurs y furent donnés aux veuves et aux orphelins pour les protéger, les pauvres y furent soignés dans les hôpitaux, comme des frères et partout où il fut possible d'en ouvrir à leur usage (Bal. 1-543 et 546).

En 789, grâce aux soins de Charlemagne et des évêques et des conseillers laïques qui accompagnaient l'empereur, des logements furent préparés dans tous les couvents pour les voyageurs et les pauvres (Bal. 1-238.)

En 802 et 803 les m&nes obligations incombent aux particuliers, aux riches comme aux pauvres, avec la seule différence que pendant la moisson les voyageurs ne peuvent forcément exiger la nourriture de ceux qui les logent gratuitement. (Bal, -370 et 390.)

En 806 chaque famille nourrit un pauvre. (Bal, 1-451.)

En 819 Louis le Débonnaire étend le régime de la tutelle officieuse des veuves et des pupilles en justice (Bal. 1-599) ; en 882 des besoins particuliers pendant une année de cherté fixent la taxe des denrées alimentaires (Bal. Il-290). Rien ne fut abandonné à l'arbitraire, l'alliance de la liberté et de l'équité bride partout ; partout la prudence préside à la répartition des secours qui sont calqués sur les véritables besoins, comme l'attestent les formules de l'époque (Bal. Il-599).

L'économie sociale de l'assistance publique une fois réglée, reste soumise à la même loi, au même principe chrétien, tant en Orient qu'en. Occident, pendant quatorze siècles sans varier d'une manière notoire.

Du IXème au XIIème siècle, les « missatici » (les comités) de nos capitulaires, sorte d'inspecteurs officiels, exercent sur la bienfaisance une surveillance mixte que nous appellerions aujourd'hui combinée, composée de fonctionnaires civils et de dignitaires religieux. Le Ban royal garantit la paix aux églises, aux veuves et aux orphelins (Bal. I-599-882) ; grands et petits ressortissent à ce tribunal suprême (Bal. I-510).

Le recours au souverain est ouvert pour redresser toutes les injustices, que les inspecteurs, les envoyés correcteurs (miss. Dominici) n'auraient pu réprimer. Les mêmes inspecteurs exercent une surveillance spéciale sur les agents royaux (Bal. I-642).

(page 1349) Les formules du temps nous montrent le souverain dans son palais, entouré d'évêques et de fonctionnaires de la cour, en présence du comte palatin, faisant ce que nous appellerions aujourd'hui fonctions de ministère public. (Marculfa, form. XXV. Bal. Il, 387-743.)

Sous le régime féodal, qui au fond n'est autre chose que la foi mise en pratique, d'après les besoins de l'époque, l'organisation ne change pas, l'union volontaire entre le faible et le fort, à divers degrés, comte, marquis, duc, évêque, abbé ou abbesse, devenu drud, leude, fidèle du roi, reste la même ; les vassaux ont sous eux d'autres vassaux qu'un même principe unit de bas en haut, jusqu'au sommet de l'échelle sociale. (Chateaubriand, Et. hist. IlI, 260).

Un peu plus tard l'union de la charité et de la liberté constitue le lien principal de la commune. Les commun mannen se juraient aide et assistance dans tout ce qui est honnête. Partout l'évêque et le comte ou son remplaçant protègent le pauvre et le misérable au nom de l'Eglise et de l'Etat. (Bal., I, 352 et 450.)

Plus d'une fois, le soin de secourir les pauvres incombait aux évêques, non sous la surveillance des juges et des grands, mais en défiance de ceux-ci et avec l'appui de la puissance royale (Bal. 1, 1175).

Le plus haut dignitaire du palais, le comes palatii, est tout particulièrement chargé des appels intentés par les pauvres (Bal. I, 498, II, 716, 779, 913 et 914), tandis que les grands, y compris les évêques, répondent de leurs actions civiles envers les pauvres directement au roi (Bal. Il, 786). Si les pauvres ne peuvent se rendre à la cour, des envoyés (missi) sont chargés de les y défendre (Bal. I, 507), leurs causes doivent être inscrites en tête du rôle et terminées avant les autres.

Ignorent-ils la loi, ou ne peuvent-ils se procurer des témoins à cause de leur dénuement, le magistrat leur vient en aide en leur assignant un défenseur spécial ; les frais de justice modérés ou réduits, en proportion de leurs moyens, constituent le pro Deo actuel sous sa forme primitive (Bal. Il, 325), et depuis lors celui-ci ne disparaît plus de notre législation.

Telles sont, messieurs, les dispositions principales des capitulaires qui se faisaient, comme vous le savez, en assemblée générale du souverain, assisté des évêques et des personnages principaux de la nation. Les évêques étaient chargés d'en proposer la rédaction et d'en soigner l'exécution dont ils étaient aussi tenus à rendre compte. (Bal. préface, pag. 10.)

Est-il possible, messieurs, de ne pas voir dans ces diverses lois un système complet d'assistance dont le souverain avait la haute direction avec le concours des principales autorités appartenant tant à l'ordre religieux qu'à l'ordre purement mondain ?

Est-il possible, messieurs, de ne pas reconnaître que l'action du gouvernement, en matière de bienfaisance, n'était que protection ? C'est parce que cela est encore son caractère dans le projet de loi qui nous est soumis, que je donne mon adhésion à cette loi.

La jurisprudence des capitulaires passe dans la législation moderne. En Belgique, à partir de l'édit du 31 octobre 1294, les princes portèrent une série d'ordonnances dans le but d'instituer un contrôle sur la création des établissements destinés au culte ou à la bienfaisance, et ils consacrèrent la nécessité de leur autorisation ou de celle des collèges qui les remplaçaient, pour valider l'acceptation des libéralités immobilières qui avaient pour objet de constituer ou d'enrichir des personnes morales.

En même temps aussi les princes reprirent leur droit de famille sur les établissements de leurs ancêtres, dont leurs prédécesseurs avaient négligé l'administration ; ils en fondèrent de nouveaux et ils donnèrent des règles afin d'éviter tous les abus. Par là, ils restaient fidèles à la pensée de l'Eglise et facilitaient le devoir que les évêques remplissaient pour maintenir l'ordre et la régularité dans les institutions de bienfaisance.

Aussi pendant toute cette période une entière harmonie régna en général dans l'action des deux pouvoirs sur les fonctions charitables.

L'administration de l'hospice de Messines, entre les mains du gouvernement depuis son institution en 1060, par Adèle, fille de Robert, roi de France, et épouse de Baudouin V, comte de Flandre, explique à elle seule le caractère pratique de la bienfaisance.

J'ai indiqué ailleurs l'esprit des actes nombreux qui le concernent. (Législation et culte de la bienfaisance, p. 120, 139 et 165.)

Après l'institution des parlements, le recursus ad principem, modifié quant à la personne du juge, reste le même quant au fond ; le conseil des Flandres prend la défense officielle dont précédemment la cour du souverain se chargeait. (Etabl. de St. Louis, liv. I, chap. 80 et liv. Il, chap. 15. Plac. des Flandres, 1-234, 210 ; III-1 et 2 ; V-170, 191 et 203.)

Même chose en Brabant (charte du duc Jean II, de 1312. Plac. I, 120).

Sous Philippe le Bon qui, en 1847, réunissait nos diverses provinces comme duc de Bourgogne, le souverain est tuteur suprême de toutes les institutions de bienfaisance, « supremus advocatus ad defensor piorum locorum. »

La création de conseils suprêmes au XVIè siècle fit passer cet état de choses dans l'organisation moderne du XVIIIème. (Miraeus, II, 1044.)

Toutes ces dispositions ne prouvent-elles pas, messieurs, que la charité n'avait aucun motif de se soustraire au contrôle de l’Etat ? Aujourd'hui il en sera de même quand le gouvernement veut en réalité que l’intérêt de tous et la justice.

La charité doit-elle davantage redouter la publicité ?

Cette question exige distinction :

Si, par publicité vous entendez cet entraînement désordonné qui dans l'antiquité poussait le peuple au forum, cette mise en scène dont le jugement de l'homme-Dieu rappelle un si triste souvenir, alors la charité doit en avoir horreur ; mais si vous n'y voyez que le correctif de la liberté si utile à tous, alors la charité ne peut que gagner à la publicité, et je ne crains pas d'être démenti en assurant qu'elle n'a aucun motif de la redouter.

La publicité sans le scandale et qui provoque le bon exemple et le bien partout, est l'un des éléments favoris de la charité. C'est à l'Evangile que la législation mondaine, avec le huis clos qui évite le scandale, l'a empruntée. (Matt., XVIII, 15 à 17.) Cette publicité, l'expose des motifs l'appelle la publicité soutenue par la conscience publique ; elle était inconnue avant le christianisme. Le jugement de l'homme-Dieu le prouve à l'évidence.

Ce procès historique, comme vous le savez, messieurs, a fait, il y a quelques années, le sujet d'une controverse entre un écrivain juif et divers jurisconsultes modernes, MM. Dupin aîné, Prost-de-Royer, etc. ; ce n'est pas seulement le fond, mais la forme même du jugement dont ces jurisconsultes distingués ont alors flétri l'iniquité.

Mais ce n'est pas la publicité seule que nous devons rechercher, messieurs, pour garantir les établissements de bienfaisance, il faut aussi empêcher la dilapidation de leurs ressources. Que trouvons-nous à ce sujet, après que le XIIème siècle eut eu le temps de réparer les abus et les désordres des deux siècles qui le précédèrent dans l'ordre des dates, et que l'on nomme les siècles de fer, à cause des désordres qui la signalaient ?

Un concile, celui de Vienne de 1311, est le premier acte public qui ordonne que la comptabilité des institutions de bienfaisance sera annuelle. En 1608, l'édit de publication du synode de Malines règle définitivement cette comptabilité, à l'intervention de l'évêque, du patron et des officiers du lieu.

Au XVIème siècle, l'Etat chez les divers peuples de l’Europe s'était constitué sous la direction suprême du pouvoir central. Dès lors les représentants de la puissance temporelle voulurent intervenir plus directement dans toutes les institutions qui concernaient l'intérêt public ; ils ne manquèrent pas d'étendre le droit de tutelle et de surveillance sur l'administration de la charité.

Le placet civil accordé au concile de Trente, par l'autorité souveraine de notre pays, est curieux à ce sujet. (Lég. et cult. de la bienfaisance, p. 84.)

L'Eglise, à son tour, ne pouvait tolérer que la charité eût des mandataires infidèles et les décrets du concile de Trente eurent de nouveau pour but de prévenir les abus. Des études récentes constatent qu'en réalité le clergé de cette époque seconda sincèrement les efforts de l'autorité mondaine, chaque fois qu'il ne s'agissait que de combattre les abus. La doctrine bien comprise des Pot d'Anvers, des Vivès d'Espagne, des Papeus d'Ypres, des Cellarius de Furnes, des Wytsius et des Damhouder de Bruges, sont en parfait accord avec celle de la Sorbonne de France et de l'université de Louvain. Le fameux règlement d’Ypres est l'œuvre du prévôt de Saint Martin de cette ville et de tout le clergé du diocèse de Terouanne, qui s'étaient concertés avec le magistrat pour sa rédaction et son exécution. D'autres documents prouvent l'existence du même accord dans d'autres localités et pour des époques plus rapprochées de nous. Des mémoires récemment lus à l'Académie attestent le fait.

Si le concile de Trente exigeait le contrôle et la surveillance de l'évêque, il ne prohibait pas pour cela le contrôle et la surveillance du magistrat, rappelés plus d'une fois par cet acte direct du clergé ; dès lors rien n'était plus simple que de convenir officiellement que l'évêque et le magistrat agiraient concurremment ; c'est ce qui existait de tout temps, et ce régime présentait toutes les garanties que l’État social pouvait réclamer avant 1789.

Vous me répondrez, messieurs, qu’aujourd’hui notre Constitution est fondée sur la séparation des pouvoirs.

J’en conviens, messieurs ; mais heureusement pour la société, cette séparation qui est le fondement du droit politique moderne, n'est pas radicale au point d'empêcher la bonne entente entre autorités diverses. Le tort de 1789, c'est d'avoir brisé la surveillance des établissements de bienfaisance, sans la remplacer convenablement par un lieu qui, en toute circonstance, puisse unifier sans gêner, protéger sans tracasser. Le projet qui nous est soumis satisfait à ce besoin, auquel il n'avait pas été pourvu jusqu'à présent. C'est un bienfait que nous devons compenser par quelque sacrifice : je consens, pour ma part, volontiers à fortifier le pouvoir, alors que celui-ci ne cherche qu'à remplir un devoir, à être utile à tous.

Mais avant de quitter l'ancien régime, une dernière observation reste à faire valoir.

Une disposition qui le concerne mérite encore votre attention, messieurs, c'est l'ordonnance du conseil des Flandres de 1646 qui prescrit que des personnes capables devront être choisies pour faire la recette et l’administration des biens des pauvres ; mais remarquons-le, (page 1350) messieurs, l'autorité civile qui sut si bien apprécier son indépendance, comme le prouve le placet du concile de Trente, l'autorité civile est forcée de déclarer l'office obligatoire pour ceux qui n'avaient pas d'autres fonctions à remplir. Telle serait aujourd'hui pour plusieurs l'administration de la bienfaisance, si elle déposait son caractère par trop politique et si l'on exigeait qu'elle fût faite sans lucre quelconque pour celui qui en serait chargé. « Mundus semper novus et idem ». Le temps nous apprendra si je me suis trompé dans cette appréciation.

Quant à la modération dans les œuvres, la doctrine de l'Eglise chrétienne n'a jamais changé. Dès le IVème siècle, un des premiers pères, saint Augustin, écrit à Macédonius, vicaire d'Afrique : Quiconque veut déshériter son fils pour enrichir l'Eglise, qu'il cherche un autre qu'Augustin pour accepter sa donation. (Lett. 153 et sermon 355). Ce principe était donc celui de l'Eglise longtemps avant que la législature civile crût devoir l'inscrire dans ses codes.

Messieurs, je vous ai démontré, l'histoire à la main, que la charité a la source dans la religion. Par une conséquence naturelle, puisque nous avons proclamé la liberté des cultes, nous devons aussi proclamer la liberté de la charité. Cependant je ne veux pas de la liberté entière et indépendante de toute surveillance gouvernementale. J'admets donc et je réclame même le contrôle du gouvernement ; mais outre cela je ne veux aucune entrave à la charité.

Entraver la charité, ce n'est pas seulement blesser le principe constitutionnel de la liberté des cultes, c'est encore froisser un autre principe auquel nous ne pouvons laisser porter aucune atteinte, surtout puisqu'il est le delenda Carthago des utopistes modernes, à savoir le principe de la propriété.

Permettez donc, messieurs, que je vous soumette aussi quelques considérations sur la propriété et son influence en matière de bienfaisance, afin de mettre en lumiere et de prouver mon assertion.

Le dualisme que nous avons rencontré en matière de foi, le même dualisme se retrouve dans la propriété. Tandis que la législation sacrée reconnaît la divinité comme propriétaire originaire et perpétuel de la terre (terra mea est, Exod, X1X, 4 et 5 ; Domini est terra et plenitudo ejus, Paul aux Corinth. X, 26), les lois purement mondaines (lex mun-dana) partent du principe qui proclame l'Etat propriétaire primitif du sol.

A cette différence d'appréciation se rattachent, dès la plus haute antiquité, deux systèmes d'assistance entièrement différents : la fraternité, d'une part, le patronage à la mode des Grecs et des Romains, de l'autre.

Dans les livres sacrés, l'humanité entière reçoit la terre et ses fruits pour lui servir de nourriture (Gen. I, 28, Il, Ci), et pour l'humanité déchue, la terre change en champ d'épines et de ronces, et ce changement amène la dureté du travail, la faim, la soif, la chaleur, le froid, les maladies, la mort, voire même l'erreur d'autrui, contre lesquels l’humanité est en lutte continuelle.

De là aussi la propriété individuelle, conséquence naturelle du travail personnel ; de là la nécessité d'un nouveau plan dans les vues de la Providence pour nourrir, vêtir, protéger l'humanité solidaire dans sa chute comme dans ses espérances.

Mais, messieurs, ce plan nouveau qu'il ne nous est donné que d'entrevoir, ne change pas le caractère de la propriété par rapport à la divinité. Comme nous le voyons encore tous les jours, souvent les fortunes ne changent elles pas par des motifs qui échappent à notre perspicacité, et sans qu'il nous soit donné de sonder le secret de ces changements ?

Aussi les livres sacrés de la loi ancienne se gardent-ils bien de considérer la propriété comme absolue, (la terre ne sera pas vendue pour toujours, car elle m'appartient et vous êtes étrangers et tenanciers chez moi (Lévit., XXV, 23).

Le partage en est fait aux enfants d'Israël d'après un relevé statistique préalable, portant le nom de chaque famille et le nombre des personnes dont chacune se compose.

Les familles qui sont en plus grand nombre obtiennent une plus grande part que celles qui sont moins nombreuses, de telle sorte néanmoins que toute la terre de Chanaan soit partagée en douze lots qui doivent être distribués au sort entre les tribus et les familles.

Il est évident, messieurs, que ce partage a pour but essentiel d’assurer l’entretien de la grande famille d'Abraham et de ses embranchements descendant d’Israël : on ne saurait s'empêcher de reconnaître dans ce partage le principe d’égalité à côté de celui d'inégalité. L'un et l'autre constituent le lien par lequel les membres divers d’une même famille se rattachent entre eux. Les tribus restent les mêmes, ainsi que leurs ressources respectives ; les familles augmentent ou diminuent, c’est l’égalité à côté de l’inégalité.

L’intégrité du peuple est liée à l’intégrité du territoire ; l’inégalité de fortune provient du développement inégal des familles. La répartition ne descend pas plus bas que la famille, et tous les membres de celle-ci ont un égal droit à l’entretien, mais inégal quant au partage, qui favorise les aînés et n’admet les filles qu’au partage des biens de la mère. (Deut., XXI, Nomb. VIII.)

Avec ce système, la centralisation de la propriété entre les mains de quelques-uns seulement est évitée, au milieu de l’inégalité. Elle ne peut exister pas plus que le prolétariat sans propriété ni possessions quelconques. La loi même en assure le maintien, en limitant l'aliénabilité des propriétés foncières, et en n'autorisant la vente qu'avec droit de reprise et restitution contrat et à époques fixes.

Ce régime, qui, à coup sûr, ne conviendra pas aujourd'hui, avait néanmoins l'avantage de nourrir tout le monde, en rendant la propriété accessible pour tous, dans certaines proportions, et en modérant chez l'individu l'idée désordonnée de richesse et de luxe qui le comprime si déplorablement de nos jours.

Le prêt sans intérêt atteignit le même but pour le capital mobilier (Deut., XV, 1, 2 et 3).

Le système, dans son ensemble, unit l'homme à la propriété et au service de ses frères ; sans lui laisser le terrible poids de la cupidité individuelle.

Le principe de la propriété se trouve néanmoins tout entier dans la loi, puisque celle-ci va jusqu'à prohiber le désir du bien d'autrui (Exod. XX, 17), mais l'usage du droit est adouci en même temps, puisque celui qui entre dans la vigne du prochain, peut y manger autant de raisin qu'il veut, pourvu qu'il n'en emporte rien. (Deus., XXIII, 9.4.)

La même doctrine d'assistance universelle à côté de la propriété privée est en mille endroits dans la loi mosaïque.

Celui qui aura coupé les grains dans son champ et qui y aura laissé une javelle par oubli, ne peut y retourner pour l'emporter, mais il la laissera prendre à l'étranger, à l'orphelin et à la veuve, « afin que le Seigneur son Dieu le bénisse dans toutes les œuvres de ses mains. » (Deut,, XXIV, 49, ta.) Voilà le fait et le but.

Comment expliquer ces diverses dispositions, que j'abrège, en me contentant d'en citer une sur mille, si ce n'est en les rapportant toutes à l'idée unique qui les a fait naître ?

L'auteur de toute chose voulait que chez son peuple d'élection, le principe de la propriété restât au premier degré de son développement, c'est-à-dire dans des bornes telles que tout le monde pût vivre et que celui qui n'avait pas de quoi pourvoir à ses besoins, reçût ce qui lui manquait, sans être obligé de commettre une injustice en se l'appropriant illégalement.

Dans ce plan bienfaisant, prélude imparfait du système chrétien, le devoir de l'assistance a le pas sur l'obligation résultant de la dette, comme la vertu et l'équité priment le strict droit et la justice ; la loi parle au cœur et à la conscience des possesseurs un langage qui les oblige à aider ceux qui sont dans le besoin, sans laisser à ces derniers l'occasion ni le droit de rien exiger au-delà de ce qui est rigoureusement requis. L'assistance existe sans taxe obligatoire, sans atteinte à la propriété, sans idée de communisme quelconque.

C'est ce système de liberté que le christianisme développa par l'esprit de la charité ; en maintenant le principe originaire de la propriété, « Domini est terra et plenitudo ejus » (Paul aux Cor. X, 2), et en respectant le fruit sacré du travail. « Debet in me qui arat, arare, et qui triturat, in spe fructus percipiendi » (le même aux Cor. IX, 7 à 10).

La sécurité qui se résume dans la foi d'un salaire, d'un produit, d'un bénéfice quelconque, est le motif déterminant du travail, la vertu génératrice de toutes les richesses humaines, le droit de propriété. Affaiblissez-là et vous verrez languir et s'éteindre le mouvement joyeux qui constitue la vie de la société. Respectez-la et bientôt elle pactisera avec le sacrifice volontaire et fera merveilles. Ce que la société peut faire par elle-même, c’est-à-dire individuellement par ses membres, ne doit pas être fait par le gouvernement. C'est pour ce motif, messieurs, que la charité privée est placée avant les institutions de la bienfaisance légale, et, qu'en saine raison celle-ci n'a d'autre mission que de suppléer à l'insuffisance de celle-là. Comme le rappelle fort à propos l'exposé des, motifs, sous ce rapport encore, messieurs, la loi serait stérile, si elle ne faisait pas une large part au principe de liberté qui est essentiel à la charité privée, et si elle n'accordait au sentiment religieux, dont cette charité s'inspire, les moyens de se manifester et le droit d'exercer sa légitime influence.

Ces considérations expliquent messieurs, l'attachement des chrétiens à la liberté de la bienfaisance, appliquée à la propriété, dont l'origine et le but n'ont jamais changé à leurs yeux. Pour eux, la propriété, la richesse sont aussi des moyens mènent à l'éternité.

En changer le caractère, c'est froisser leurs convictions, mettre des entraves à leur foi, les obliger à demander à la voie détournée ce qui leur serait arbitrairement refusé par la voie légale.

Ici, messieurs, nous devons comprendre tout à la fois, et la mission délicate du législateur, et l'esprit de la charité, et le vrai sens de la Constitution qui nous régit, et qui nous est trop chère et trop utile à tous les vrais Belges pour qu'aucun d'eux puisse songer à en provoquer en ce moment le moindre changement, sous quelque rapport que ce soit.

Chez les anciens peuples païens, l'on trouve également la destination de la propriété à l'entretien de tous, à côté du principe du droit privé. L'existence des castes, le lien de la famille, la division des populations, toute l'économie sociale de ces peuples prouve le fait ; mais ce qui faisait généralement défaut dans leur législation, c'était le moyen de faire servir la surabondance des uns à couvrir l'insuffisance des autres.

Ce nouveau moyen, comme je l'ai déjà démontré et comme je le prouverai davantage plus loin, c'est au christianisme que nous le devons. (page 1351) Dans l'antiquité, ce fut en vain que Lycurgue proscrivit l'usage de l'or et de l'argent et n'admit que la monnaie de fer pour amoindrir l'attrait du capital ; que Solon publiait sa Σεις αχθσια, pour le soulagement et la garantie individuelle des débiteurs ; que Pisistrate accorda au peuple un droit de présence de trois oboles (environ 75 centimes de notre argent), pour assister aux assemblées quotidiennes, où se traitaient les affaires publiques ; jamais ni l'un ni l'autre de ces législateurs ne parvint à établir l'équilibre entre les pauvres et les riches.

A Rome, où la lutte entre les classes aisées et les classes indigentes.atteignit des proportions plus inquiétantes encore, le fondateur de l'empire voulant assurer la subsistance de son peuple, divisa l’ager romanus, dépendant originairement de la ville d'Albe, en trois parts, dont la première fut consacrée au culte des dieux, la seconde aux besoins du roi et à ceux de l'Etat, et la plus considérable fut réservée aux trente curies dont se composait alors le peuple. Chaque particulier obtint deux arpents pour sa subsistance. (Strabon, lib. V ; Denys d'Halle., lib. Il.)

Depuis, Rome étendit peu à peu son territoire par les conquêtes qu'elle fit sur ses voisins, et l'habitude s'établit de vendre une moitié des terres conquises pour indemniser l'Etat des frais de la guerre et de réunir l'autre moitié au domaine public, pour la donner ensuite ou gratuitement ou sous cens modique aux pauvres citoyens, pour les aider à subsister. (Cic. in Verrem, § 53 ; in Marcum Antonium ; Philipp. XII, § 12.)

Vous connaissez tous, messieurs, le sang qu'ont fait verser les lois agraires, et le mince résultat social qu'elles produisirent, et néanmoins ce régime ne fut que le prélude de celui de l'annone et de la sportule, sur lequel j'ai déjà eu l'honneur de fixer votre attention. Les anciens Romains et les autres peuples de l'antiquité n'attribuaient pas à Dieu la propriété de toute chose ; ils ne remontaient pas aussi haut pour arriver à la source du dominium et ne voyaient dans celui-ci que générosité de l'Etat ou effet de hasard. Du droit de l'Etat découlait le droit du propriétaire privé, la légitimité du premier faisait la légitimité du second. L'assistance était un devoir corrélatif à ce droit, et c'est pour ce motif qu'elle était de droit civil, contrairement à ce que proclament les livres sacrés.

Aussi quelle différence entre le système païen et celui des Hébreux ! D'après la loi des XII Tables, les riches se doivent une mutuelle assistance ; mais les prolétaires n'ont de secours à espérer que de ceux qui veulent bien leur venir en aide, quand la police de l'Etat croit ne pas devoir intervenir. « Assiduo vindex assiduus esto. Proletario civi quivis volet vindex este. « (L. XII, tabl., tit. 7).

La tutelle descendant du père ou du mari, n'est qu'un droit illimité pour la conservation de leur propriété. (uti legasti super pecunia tutelare suae rei ita jus esto, L. XII tab., tit. 8 § 1 et 3.)

Dans ce système qui subsistait encore un demi-siècle à peine avant l'ère nouvelle, des changements ne furent introduits pour la première fois que sous l'inspiration du jurisconsulte Servatius-Sulpicius, dont la science pratique fit de la tutelle une autorité et une puissance sur une tête libre. Cette puissance est alors pour la première fois donnée et promise, par le droit civil, dans l'intérêt de celui qui ne peut se défendre. (Inst., lib. I, tit 13.) C'est ainsi que le droit sur la chose, la propriété, « jus suae rei » ne fait place à l'autorité protectrice de la personne libre, « potestats in capite libero ad tuendum », que quelques années à peine avant le christianisme, lorsque déjà les prophéties annonçaient de toute part l'année prochaine du nouvel Eden.

Le droit de régler le pouvoir protecteur de la tutelle comme charge publique ne surgit même que sous la législation des empereurs chrétiens.

Il en est de même de la curatelle que la loi des XII tables considère comme un droit sur la propriété (In furioso pecuniaque ejus potestas, L. XII tab., Lit. 18, § 7 et 8). L'esprit chrétien en fit un office de bienfaisance en même temps qu'une défense des intérêts matériels, c'est ainsi que la présente la législation de Justinien.

De même que sous les princes païens, il avait été de mode de donner à l'empereur une place dans les actes de dernière volonté, de même dans les premiers siècles du christianisme, les fidèles se faisaient un devoir de laisser à l'Eglise un souvenir de leur piété, pour rendre hommage au maîitre de toutes choses de qui toute richesse émane, et cet usage se conserva fort longtemps comme symbole de foi en matière de propriété. (Mém. de M. Pouillet. Acad. des inscriptions, tom. XXXIX, p. 581.)

L'annuaire de l'université de Louvain pour l'année 1839, p. 319, explique comment la plupart des fondations anciennes faites à cet établissement émanent d'une même idée, qu'on avait de la propriété et de son but.

Nos ancêtres encore païens, non plus que les Romains, ne remontaient plus haut qu'à la nation pour découvrir l'origine de la propriété.

Leurs droits découlaient de ceux de la nation et la propriété quasi commune devait servir à l'entretien de tous, eux, leur famille, leurs esclaves et leurs troupeaux. Cette destination de la propriété à l'usage de la famille entière se reliera longtemps dans leurs institutions. Une espèce de solidarité embrassait toute la famille dans la fortune comme dans l'infortune.

Tout homme libre, lésé dans ses droits ou dans ses biens, appelait ses parents à sa défense et la vengeance commune (faidha), acceptée par la parenté avec l'héritage de la famille, passe dans les lois postérieures, dans les capitulaires, comme devoir de composition judiciaire (wergeld), argent de garantie, satisfaction légale, à laquelle était tenu le chef du parentage d'abord, et ensuite tous les héritiers de celui-ci, à moins de prouver par la chrencknuda l'insuffisance de leurs moyens pour acquitter la dette solidaire.

Le caractère individuel par excellence, attribué à la propriété par les articles 544 et 545 du Code civil actuel est une loi de nécessité moderne, dont la conscience humaine et la religion doivent atténuer la rigueur. Sans cette interprétation, sauvegardée par la charité libre, je ne crains pas de le dire, messieurs, ces articles seraient une loi antisociale.

Dans les livres sacrés, la propriété individuelle née de la chute de l'homme, ne perd pas la destination bienfaisante qui lui est assignée par la Providence ; l'humanité solidaire dans sa chute doit aussi l'être dans ses espérances. Dans les décrets divins la propriété privée n'est qu'un mode de l'inégalité sociale ; mais comme rien d'imparfait n'est sorti des mains de l'auteur de la nature, à côté de l'inégalité de fortune, se trouve l'esprit de sacrifice volontaire qui en est l'indispensable tempérament, pour quiconque comprend toute la loi.

La propriété privée est ainsi un droit absolu, inhérent à l'homme : la charité seule peut, sans danger, tempérer ce droit dans l'intérêt de tous. Vous comprenez déjà, messieurs, toute l'importance de ne pas lier les mains à cette dernière ; pour moi la mission du législateur en matière de bienfaisance privée, et par rapport à la propriété, est donc celle de faciliter l'expansion de la charité, en lui octroyant toute liberté qui n'est contraire ni à l'ordre ni à l'intérêt public. En secondant les généreux efforts de la charité, le législateur sage contribue au bonheur de tous, dans l'intérêt de tous, et sans aller à l'encontre du plan providentiel qui veut le bien de tous.

Quelle est, se demande un respectable professeur de l'une de nos universités, quel est dans l'ordre de la richesse, cette perfection, objet des vœux et des efforts constants de l'homme réhabilité par le christianisme ? C'est de voir les biens de ce monde tellement répartis que le nécessaire ne manque à aucun des hommes que la Providence a placés dans les conditions les plus humbles et qui forment dans toutes les sociétés les classes les plus nombreuses. Rendre l'aisance aussi générale que possible, tel est, sous l'empire des idées chrétiennes, le but dernier de toute science économique. (Perin. Les économistes, les socialistes et le christianisme.)

Les lois d'économie sociale sont donc parfaitement d'accord avec le principe chrétien st j'aime à constater ici cet accord parfait par le témoignage d'un homme sérieux dont la science et les qualités personnelles sont appréciées partout.

Une seule chose, dit un autre publiciste célèbre de nos jours, une seule chose peut retremper la propriété dans les véritables conditions de son existence : c'est le dévouement, le sacrifice de la personne du maître et du riche, au soulagement des serviteurs et des pauvres, c'est la fonction sublime de la charité catholique.

Comme on disait autrefois : « noblesse oblige », il faut qu'on dise aujourd'hui ; « richesse oblige » ; il faut pouvoir, plus que jamais, dire du riche qu'il est charitable. Il faut que la charité, et la charité de la personne autant que de l'argent, soit sa profession et que sa fortune en soit la ressource. Alors seulement la propriété sera sauvée ; car c'est la charité qui seule peut racheter la propriété. (Du protestantisme dans ses rapports avec le socialisme, par Auguste Nicolas,)

Veuillez remarquer, messieurs, que l'homme, dans son état présent, ne peut se passer, même dans l'ordre moral, de moyens matériels d’action. La propriété, c'est l'un de ces moyens ; mais ce moyen n'est pas isolé, son action se combine avec d'autres. La loi religieuse veut que le riche soumis au précepte de la charité fraternelle, et, comme tous les hommes, a la grande loi de la solidarité dans la chute et dans le châtiment, prenne, par le sacrifice, sa part volontaire dans l'expiation imposée au genre humain, De là l'obligation de dentier à ceux qui n'ont pas, la renonciation qui embrasse l'humanité entière, le présent et l'avenir. L'intérêt personnel et la propriété individuelle sans lesquels une société humains n'est pas possible, ont besoin d’un contrepoids. Ce contrepoids c'est l'esprit de sacrifice du christianisme. Si donc l'intérêt est une puissante sociale, le sacrifice volontaire en est une autre. Ne gênons ni l'un ni l'autre au-delà des besoins impérieux de la société. L'équilibre entre les deux puissances, c'est l'ordre dans le monde.

C'est à la charité dans tous ses modes divers, dit avec raison M. Duchâtel, que nous avons déjà cité, c'est à la charité à rassembler ceux que la fortune sépare et, en conservant ce que l'inégalité a de nécessaire ou même d'utile, à la dépouiller de ce qu’elle a de dangereux et de mauvais ; grâce à son intervention pacifique, l'harmonie se maintient, le riche cesse de mépriser le pauvre, et le pauvre, à son tour, apprend à pardonner à la richesse. Eh bien, messieurs, tout ceci n'est possible que moyennant une très large liberté à côté d'une puissante surveillance pour réprimer les abus. C'est l'histoire de tous les siècles. La propriété est ou n'est pas, a dit une autre célébrité. Si elle est, elle entraîne le don, durant la vie comme à la mort. Loin de favoriser l'oisiveté par cette extension, elle ne devient au contraire un stimulant puissant, infini du travail qu'à la condition de pouvoir se transmettre.

Si chaque homme pouvait se jeter sur son voisin pour lui enlever les aliments dont il va se nourrir, celui-ci en faisant de même à l’égard (page 1352) d'un autre, la société ne serait bientôt plus qu'un théâtre de pillage. Supposez au contraire que chaque homme qui a trop, donne à celui qui n'a pas assez, le monde deviendra un théâtre de bienfaisance. Et ne craignez pas toutefois que l'homme pût jamais aller trop loin dans cette voie et rendît son voisin oisif en se chargeant de travailler pour lui.

Ce qu'il y a de bienfaisante dans le cœur de l'homme est tout juste au niveau des misères humaines, ce c'est tout au plus si les discours incessants de la morale et de la religion parviennent à égaler le remède au mal, le baume à la blessure. Ainsi le don est la plus noble manière d'user de la propriété. C'est la jouissance morale ajoutée à la jouissance physique. (Thiers, du droit de propriété, chap. VII et VIII.)

Si le gouvernement se substitue à l'action volontaire de la charité, n'est-ce pas enlever à celle-ci toutes ses principales qualités, voire même son mérite social, n'est-ce pas détruire l'action individuelle qui est toute-puissante, pour la remplacer par une autre qui, dans aucune circonstance, n'a pu faire ses preuves ?

Si nous considérons, messieurs, que nos Codes définissent la propriété, le droit d'user et d'abuser d’une chose, et qu'ils prescrivent que personne ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et moyennant préalable indemnité, pouvons-nous raisonnablement substituer l'action publique à l'action privée en matière de bienfaisance, et ne sommes-nous pas obligés d'être à la fois larges et reconnaissants à l'égard des personnes charitables qui s'offrent à faire un bien durable dont doivent profiter leurs semblables qui sont ou seront un jour dans la misère ?

Le système social chrétien, dit aussi M. Perin, est le système de la liberté ; tout y repose sur le principe de la responsabilité de l'homme.

Eh ! quel bienfaiteur de l'humanité décline cette responsabilité, quand agit-il dans l'ombre alors qu'il peut le faire ouvertement ? Alors seulement, messieurs, qu'il désire se conformer au principe religieux qui veut que l'une main ignore ce que l'autre donne ; mais alors, messieurs il ne s'agit que de dons manuels que la loi ne peut atteindre ; mais quand il s'agit de fondations durables, le bien public doit l'emporter sur l’humilité privée, et le fondateur, s'il ne veut pas se faire connaître, peut agir par personnes interposées, sans pour ce motif vouloir soustraire son œuvre protectrice à la surveillance gouvernementale qu'il appellera de tous ses vœux sur elle, lorsqu'il sera convaincu que cette surveillance lui est réellement utile.

En principe, messieurs, le droit de fonder, avec administrateurs particuliers, n'est qu'un des modes nombreux de la jouissance de la propriété, voire même une conséquence naturelle du droit de propriété.

Quand je cède mon bien, dois-je le céder tout entier ? ne puis-je pas le céder avec telles clauses et réserves, comme il me plaît ?

En fait, ce droit est reconnu par la législation romaine (L. 46, Cod. de episcopis Novell. de Just 57, cap. 2 ; 123, cap. 18), par les capitulaires de 650, de 793, 814, 816, 858 et autres ; par les conciles des premiers siècles tenus à Orléans, Tolède et Paris.

Après le XIIème siècle, ce droit fait l’objet de de plusieurs dispositions fort importantes émanées tant de l'autorité civile que de l'autorité ecclésiastique.

Telles sont pour notre pays, et dans l'ordre purement civil, l'ordonnance du 31 octobre 1294, celle du 19 octobre 1520, celle du 15 février 1528, et celle du conseil des Flandres du 23 juin 1646 ; le concordat fait en 1552, entre l'empereur Charles-Quint et l'évêque de Liége, le concile de Trente, le synode de Cambrai tenu à Mons en 1586, et celui de Malines en 1607, pour l'ordre religieux et l'ordre civil à la fois.

Toutes les dispositions prescrites par l'autorité religieuse sont soigneusement placetées par le pouvoir civil ; comme les prouvent la lettre de la duchesse de Parme du 11 juillet 1565, pour le Concile de Trente ; l’édit de Philippe II, du 1er juin 1587, pour le synode de Cambrai ; l’édit d'Albert et d'Isabelle du 31 août 1608, pour le synode de Malines.

Si j'aime à rappeler ici ces dispositions, c'est pour vous prier de remarquer, messieurs, que certains faits qui se sont passés ailleurs qu'en Belgique, et que les adversaires de mon opinion ne manquent pas de faire sonner fort haut, n'ont eu qu'un bien faible retentissement dans notre pays.

C'est ainsi que la lutte qui existait en France entre les deux puissances, au XVIème siècle, à l'occasion de l'administration du patrimoine des pauvres, et les édits de 1545, 1698, 1715, 1749 et 1781, que M. l'avocat général Delebecque a eu soin d'exhumer pour formuler ses conclusions dans la cause de Rare de Louvain, cause que la cour de cassation vient de juger contrairement à ces conclusions ; c'est ainsi, dis-je, que cette lutte et les lois qu'elle fit naitre n'ont qu'une importance secondaire pour notre pays qui n'y prit aucune part et sut conserver le caractère tout différent de sa législation.

Tandis qu'en France les autorités civiles et religieuses se disputent la charité, comme l'attestent les conciles de Paris de 1212 et 1346, et les édits souverains de 1536 et 1545 ; et que le résultat du combat amène la prépondérance de l'autorité laïque ; tandis que chez nos voisins du Midi, la guerre allumée dès le XIIIème siècle sous saint Louis, par la discussion doctrinale entre Cumère et Bertrand, mène aux libertés gallicanes ou quatre articles du XVIIIème siècle et à l'appel comme d'abus ; tandis que le rigorisme anglais aboutit à la réforme sous Henri VIII, les Belges, par plus de prudence et de sagesse, conservent leurs lois, leurs mœurs et leurs institutions jusqu'en1795.

L'histoire se joint à la législation pour prouver, messieurs, qu'en Belgique l'intervention de nos souverains fut toute paternelle, et presque uniquement de protection.

La centralisation et la sécularisation qui avaient passé sur la France sous le règne des François Ier, des Louis XIV, et sur l'Angleterre à dater d'Henri VIII, avaient trouvé en Belgique des institutions provinciales et communales dans toute leur sève et ayant conservé leur autorité, leur sphère d'action, leur activité et leur vie.

L'intervention des souverains en matière de bienfaisance n'était rien moins qu'absolue chez nos ancêtres. Le libre recours au prince leur suffit sans appel comme d'abus.

Dans le préambule de l'édit du 31 août 1608 Albert et Isabelle revendiquent une juridiction sur les biens des établissements charitables, comme provenant des princes leurs prédécesseurs et leurs vassaux (documents relatifs aux dons et legs charitables, p. Il). Ils aiment comme leurs prédécesseurs à puiser leur droit d'intervention dans la source même de la donation.

Aussi la liberté de fondation et le respect pour la volonté des fondateurs sont-ils le principe dominant de notre législation sur la bienfaisance, sans interruption, jusqu'en 1847 ; ce respect pour la propriété, la source et l'aliment du principe ; et c'est tel, que le principe même passa dans nos lois communale et provinciale en 1836, après avoir invariablement subsisté avec les mêmes conditions, dans la législation du royaume des Pays-Bas et dans toutes les législations antérieures. Le discours plein de conviction que l'honorable comte de Renesse a prononcé avant-hier et le jugement de la cour de cassation dans l'affaire de Rase de Louvain, me dispensent de fournir d'autres preuves de cette assertion. Je crois avoir développé devant vous, messieurs, que de tout temps, dans notre Belgique, les idées religieuses et les idées philosophiques se sont unies aux idées gouvernementales et au principe social de la propriété, pour la meilleure direction de la bienfaisance. Pour conclure, permettez-moi de vous dire à mon tour et avec sincérité, quelle est chez moi l'idée dominante qui me fera voter en faveur du projet.

C'est celle de donner à tous les sentiments leur influence légitime, de les harmoniser, d'empêcher avec le secours de la religion et de la saine philosophie, et en respectant la propriété, qu'aucun d'eux ne devienne prépondérant au point d'étouffer les autres et d'affaiblir surtout les nobles penchants qui créent des institutions durables. Voilà aussi, à mon avis, l'œuvre capitale que le projet ne perd point de vue et à laquelle il nous invite à prêter le sérieux concours de la législature.

Dans notre Belgique catholique, serait-il encore nécessaire, messieurs, d'invoquer l'opinion d'un des grands génies de la France, appartenant à l'une des sectes dissidentes du catholicisme, pour prouver que les institutions politiques et civiles sont impuissantes sans la coopération religieuse ?

La religion seule, dit M. Guizot, petit nous soutenir et nous apaiser dans nos douleurs, celles de notre condition ou celles de notre âme. Plus le mouvement social se ramifie et s'étend, moins les institutions humaines suffisent à diriger l’humanité ébranlée. Il faut des perspectives plus larges que celles de la vie. Il faut Dieu et l'éternité. La religion seule dresse l'homme à marcher droit et vers le ciel, sous tous les astres et par tous les chemins. La religion, la religion, c'est le cri de l'humanité en tous temps et en tous lieux. (Guizot, Revue française, 1838.)

Cet énergique langage d'un protestant convaincu est aussi celui des catholiques sérieux. De l'avis de tous, la puissance religieuse est seule capable d'arrêter les peuples sur la pente funeste des jouissances purement matérielles qui les entraîne en quelque sorte fatalement vers leur ruine.

C'est une ancre de salut qui les retient dans les voies de la morale, de la justice, et en même temps de la santé et de la prospérité. C'est sous son influence que les affections naturelles et primordiales celles qui nous attachent à Dieu, celles qui nous lient à notre famille, à nos parents, celles qui nous portent au bien-être du pays, celles enfui qui nous font sympathiser avec nos semblables, avec tous les hommes et qui ne nous permettent pas de demeurer étrangers au sort de l'espèce humaine dont nous faisons partie ; c'est sous l'influence de la religion, que ces affections grandissent et deviennent les éléments les plus puissants de la civilisation.

C'est sous le christianisme, qui proclame la fraternité universelle du genre humain, sous les regards du Créateur, qui commande le travail à tous les hommes et en quelque sorte le sanctifie ? c'est, sous le christianisme que naissent et se renouent constamment les relations pacifiques non seulement d'homme à homme ; mais aussi celles qui rattachent entre eux les principaux peuples du monde.

La douce influence de la charité encourage l'acquisition de toutes les connaissances utiles, parce qu'elle nous ordonne de ne négliger aucun moyen de concourir activement au bien-être de nos semblables ; elle aussi explique le mystère de la propriété, et l'importance relative qu'elle est appelée à exercer sur les diverses classes de la société.

Ces considérations appellent nos sérieuses méditations.

Les idées philosophiques forment une autre source d'influence morale dont nous avons eu l'honneur de,vous entretenir et dont le projet qui nous est soumis apprécie aussi l'importance.

La philosophie s'est développée avec l'intelligence, avec la raison de l'homme. Remontant des effets aux causes, elle arrive à des causes (page 1353) inconnues devant lesquelles il faut que la raison s'incline et reconnaisse son insuffisance, sans l'assistance de la foi.

Ne séparons donc pas, messieurs, ce qui ne peut être séparé ; la saine philosophie est sœur de la religion, première amie des pauvres. Depuis Socrate jusqu'à nos jours, elle prend à tâche d'étendre la sphère de l'intelligence humaine ; son plus beau rôle, c'est de faire servir les progrès des sciences à l'amélioration morale des sociétés. On s'est fait aujourd'hui une idée fausse de la philosophie, en croyant qu'elle est l'apanage exclusif des hommes d'étude et des savants.

Parmi les noms célèbres dont elle s'honore, nous avons vu Socrate, Pythagore, Platon, Aristote, Epictète, Aristippe, Cicéron, Plutarque, Sénèque, Marc-Aurèle et leur doctrine en matière de bienfaisance.

A des noms si illustres, et sans mentionner les contemporains, viennent se joindre dans les temps modernes, les Bacon, les Clarke, les Descartes, les Newton, les Leibnitz, les Malebranche ; tous donnent une tout autre idée de cette sublime science qui embrasse toutes les positions sociales et enseigne à toutes comment la bienfaisance est inséparable de la foi.

Il est vrai, messieurs, que parfois la religion et la philosophie se sont trouvées en état de défiance et même d'hostilité, qu'elles ont eu plus d'un abus à combattre ; mais cet état même, tout bien considéré, est le produit du choc de la lumière qui cherche à se répandre, et, à ce point de vue le choc des opinions ne doit pas nous effrayer davantage que les abus ; tôt ou tard la vérité triomphe dans tout son éclat, et les abus ne disparaissent, parfois même, que pour céder la place à d'autres abus. Tous les systèmes ont les leurs ; aucun âge n'en est exempt. On aurait tort d'en exagérer la portée ; ce serait un anachronisme de rêver le retour d'abus qui tenaient à des institutions qui n'existent plus et qui ne pourraient même plus exister dans leur condition primitive. Si les principes restent, les temps changent et avec eux la partie mobile de la civilisation, y compris les abus.

Le but de la loi actuelle c'est de combattre les abus actuels ; et, comme l'a fort bien dit notre savant rapporteur, le devoir du législateur s'accomplit non par la négation des droits, de peur des abus, mais par des mesures préventives et répressives efficaces. Sous ce rapport il y a luxe de précaution dans le projet dont nous nous occupons ; des garanties plus fortes sont exigées de la charité que de la bienfaisance publique.

Dès aujourd'hui pour tous les esprits de quelque valeur, les grands principes adoptés, en matière de bienfaisance et de propriété, les prescriptions morales professées, enseignées par la philosophie, sont les mêmes que ceux qui sont commandés pour la Divinité. Ils reconnaissent l'inégalité sociale comme une nécessité dont nous devons tacher d'atténuer les conséquences, autant qu'il est en notre pouvoir ; ils admettent que tous les hommes sont frères sous les regards de Dieu qui leur a donné l'existence ; qu'ils doivent s'aimer, s'entraider, se secourir mutuellement, se pardonner leurs torts ; ils proclament que la voix de la conscience et celle du devoir sont des inspirations et des guides dont nous ne devons jamais nous écarter.

La modération, l'amour du prochain, l'esprit d'abnégation et de dévouement, prescrits par le christianisme, sont des antidotes qui nous sont offerts par la Providence pour neutraliser le poison des ambitions égoïstes et désordonnées qui constituent le mal dominant de notre siècle.

Garantissons, messieurs, à ces nobles vertus, le seul bienfait qu'elles réclament de nous, la liberté civile dont elles ont besoin pour répondre complètement à l'importance de leur mission sociale.

Garantissons-la-leur avec confiance, mais dans les seules limites du droit d'autrui et de l'intérêt de la société, qui exigent que la surveillance soit assez forte pour comprimer les abus.

N'oublions pas, messieurs, que le développement de la nature individuelle et sociale de l'homme demande une forme large et généreuse, dans laquelle puissent se mouvoir la liberté et l'intelligence, sans autre limite que celle du bien public ; que l'intervention du gouvernement dans la charité privée n'est au fond qu'une espèce de veto fort utile, pour empêcher que la liberté des cultes, le libre usage de la propriété dans les limites de la loi et la surveillance des établissements, qui intéressent le public, ne deviennent lettres mortes.

L'Evangile et la liberté, disait Mirabeau, sont les bases inséparables de la vraie législation et le fondement éternel de l'état le plus parfait du genre humain. Si nous voulons poursuivre cette perfection, respectons les vertus qui y mènent.

Elles nous apprendront à modérer nos désirs, à calmer l'ardeur de nos passions, à considérer un peu les biens de ce monde à leur valeur providentielle, trop souvent oubliée de nos jours, c'est-à-dire comme des biens transitoires et passagers dont le libre usage, bon ou mauvais, fait pencher la balance de l'éternité ; elles nous apprendront à mieux apprécier la dignité et la fin de l'homme, à fonder nos droits sur nos devoirs, qui sont corrélatifs et inséparablement liés entre eux.

Voilà, messieurs, les considérations générales sur lesquelles je crois devoir motiver le vote que je me propose d'accorder à l'ensemble de la loi que nous discutons. L'examen des articles me fournira, au besoin, l'occasion de m'expliquer au sujet de certains détails non moins intéressants qui y ont été introduits par son savant et courageux auteur.

Par la comparaison raisonnée de la législation, qui régit actuellement la bienfaisance en Angleterre, en France, en Hollande, en Italie et en Prusse et l'application qu'on voudrait en faire à notre pays, il me serait facile, messieurs, de démontrer que le projet dont nous nous occupons, ou tout autre qui serait conçu dans le même sens et d'après les mêmes principes, est le seul qui convienne réellement aux besoins du moment et à nos institutions séculaires.

Le progrès, pour être durable, doit être nécessairement lent ; rien de parfait ne sort de la main de l'homme.

Je compte que des collègues plus habitués aux discussions parlementaires, voudront bien se charger de cette étude comparative.

C'est une mine nouvelle dont l'exploitation ne ferait que ressortir davantage les principes que j'ai cherché à développer devant vous.

J'ai dit.

(page 1325) - La séance est levée à quatre heures et demie.