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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 26 novembre 1861

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1861-1862>)

(page 61) (Présidence de M. Vervoort.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Florisone, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Boe, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance du 23 novembre courant.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Florisone, secrétaire, présente l'analyse des pétitions suivantes.

« Les membres du conseil communal de Sugny demandent que le chemin de fer projeté de Bastogne à Sedan passe par Herbeumonf, Beaubrut (Bouillon) et la vallée de Givonne. »

« Même observation du conseil communal de Corbion. »

M. de Moor. - Messieurs, l'objet de ces pétitions intéresse au plus haut point l'avenir de tout un arrondissement et deux industries importantes du Luxembourg ; la Chambre a bien voulu ordonner, il y a quelques jours, le renvoi d'une pétition semblable à la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport. Je prie la Chambre de vouloir bien appliquer cette décision aux pétitions dont l’analyse vient d'être présentée.

- Adopté.


« Des instituteurs communaux du canton de Jodoigne réclament l'intervention de la Chambre pour être déchargés de la responsabilité de la non-fréquentation des écoles primaires par les enfants indigents. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des bateliers du canal de Charleroi, propriétaires de bateaux, et bateliers à gages, présentent des observations contre le projet d'élargir le canal. »

- Même renvoi.


« Des habitants de Fontaine-l’Evêque demandent la révision de la loi du 23 septembre 1842 sur l'enseignement primaire. »

- Même renvoi.


« L'administration communale de Meerhout appelle l'attention de la Chambre sur l'insuffisance de l'indemnité accordée, par le gouvernement pour les logements militaires..»

- Même renvoi.


« Le sieur Quairia, milicien de la classe de 1857, demande l'autorisation de se marier. »

- Même renvoi.


« Le sieur Declercq, ancien préposé des douanes, demande une pension. »

- Même renvoi.


« Des commerçants, cultivateurs et industriels, à Helchin, demandent une loi qui abolisse les droits de barrière. »

« Même demande du chevalier de Schoutheete de Tervarent. »

- Même renvoi.

M. H. Dumortier. - Je demande en outre que la commission soit priée de faire un prompt rapport. »

- Adopté.


« Le sieur Hayez, ancien lieutenant-colonel, se plaint des mesures prises, à son égard par le département de la guerre, après qu'un arrêté royal l'avait admis à faire valoir ses droits à la pension. »

M. de Gottal. - Messieurs, j'appelle sur cette pétition l'attention tonte spéciale de la commission des pétitions.

Il s’agit d’un acte de la plus haute gravité, qui n’a pas, je crois, de précédent en Belgique depuis 1830.

En deux mots, voici les faits :

Un arrêté royal du 21 mai dernier met à la pension le pétitionnaire, ancien officier supérieur de l'armée, et fixe au 20 juin la date à laquelle la pension prendra cours.

Des difficultés se sont élevées sur le règlement de cette pension.

Une correspondance a été échangée entre le département de la guerre et le pétitionnaire, correspondance qui a fini, il est vrai, par devenir plus ou moins irritante.

Le 21 novembre, c'est-à-dire six mois après, M. le ministre de la guerre a provoqué un nouvel arrêté, qui révoque celui du 21 mai, place cet officier en non-activité et lui assigne la ville de Diest pour résidence.

Un nouvel arrêté pris le 23 novembre, si je ne me trompe, met au traitement de réforme ce même officier el l'envoie à la même résidence de Diest.

Je ne discute pas les faits ; je veux simplement les exposer et je me bornerai pour le moment à les laisser à l'appréciation de la Chambre et à celle du pays.

Je ne crois pas cependant pouvoir m'empêcher d'attirer l'attention de M. le ministre de la justice sur ces faits. Je me demande s'il n'entre pas dans ses attributions de prévenir une arrestation que je considère comme illégale et dont le pétitionnaire est menacé. Je m'en réfère, du reste, à sa sagesse.

Je demande que la commission soit priée de faire un prompt rapport sur cette pétition.

- Adopté.


« Le conseil communal de Longvilly demande une loi qui fixe le minimum des traitements des secrétaires communaux. »

« Même demande des conseils communaux de Chapon-Seraing, Aineffe, Kessenich, Molen-Beersel, Kinroy et Ophoven. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le docteur Durant présente des observations sur le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi concernant l'art de guérir. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur la police et la discipline médicales.


« Les membres des administrations communales d'Eelen, Rothem, Dilssen, Neeroeteren et Opoeteren demandent' que la résidence du commissaire de l'arrondissement soit rétablie à Maeseyck. »

« Même demande des conseils communaux de Kessenich, Ophoven, Kinroy et Molen-Beersel. »

M. Vilain XIIII. - Je demande que cette pétition soit renvoyée, comme celles de l'autre jour, à la section centrale chargée d'examiner le budget de l'intérieur.

- Adopté.


« Les membres du conseil communal de Peer déclarent adhérer à la pétition du conseil communal de Maeseyck, ayant pour objet l'établissement dans cette ville de la résidence du commissaire de l’arrondissement. »

- Même renvoi.


« Le sieur Iweins, commissaire de police à Namur, demande un traitement pour les fonctions d'officier du ministère public, qu'il remplit près du tribunal de simple police. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du budget de la justice.


« Par lettre du 25 novembre la cour des comptes transmet son cahier d'observations relatif au compte définitif de l'année 1858 et à la situation provisoire de l'exercice 1859. »

- Distribution à MM. les membres de la Chambre.


« Par dépêche du 25 novembre, M. le ministre des finances adresse les états sommaires des adjudications, contrats et marchés passés par les divers départements ministériels pendant l’année 1860. »

- Dépôt au bureau des renseignements.

Projet de loi portant le budget des non-valeurs et remboursement de l’exercice 1862

Rapport de la section centrale

M. Van Iseghem dépose sur le bureau le rapport de la section centrale qui a examiné le budget des non-valeurs et des remboursements pour 1862. »

- Le rapport sera imprimé et distribué et le projet de loi 'qu'il concerne mis à la suite de l'ordre du jour.

Projet d’adresse

Discussion générale

M. de Theux. - Messieurs, MM. les ministres ont vainement cherché à amoindrir le débat, à faire descendre la question qui nous occupe de la hauteur à laquelle l'éloquence et le patriotisme de nos amis l'ont portée.

M. le ministre des finances a vainement cherché à amoindrir le discours de M. Dumortier. En s'attaquant particulièrement à cet honorable membre, il a suivi le même procédé que lors de la discussion de la loi sur le cours légal de l'or, procédé imité par quelques amis du ministre et que je considère comme peu parlementaire, parce qu'il n'est point dans nos usages de prendre particulièrement pour point de mire un nom propre.

Du reste, messieurs, dans cette célèbre discussion sur le cours légal de l'or, l'autorité parlementaire se M. le ministre des finances a quelque peu fléchi.

L'honorable ministre a spécialement attaqué le discours de l'honorable M. Dumortier du chef d'offenses envers le chef d'un puissant pays voisin qu'il aurait représenté comme méditant l'annexion de la Belgique.

Or, pour quiconque a suivi avec attention les débats, il n'a pas été (page 62) question d'un semblable projet, mais on a fait allusion aux aspirations séculaires parfaitement connues d'une nation voisine, aux écrits et aux journaux qui ont traité, à des époques rapprochées, cette question si brûlante pour nous.

Et c'est pour cela que l'honorable membre et ses amis ont protesté contre les annexions faites en Italie, pour qu'il soit bien constaté qu'en Belgique personne n'est disposé à subir de pareilles annexions.

Le fait de la reconnaissance du royaume d'Italie est d'une très haute gravité. Malgré tout ce qu'on a dit en sens contraire, la création du royaume d'Italie c'est la rupture de l'équilibre européen, question fondamentale du droit international aujourd'hui ; c'est la destruction du quadrilatère, comme barrière principale de l'Allemagne, c'est retourner le quadrilatère élevé par l'Allemagne ; c'est la guerre générale en perspective. Le vainqueur dans la guerre d'Italie l'a lui-même reconnu ; il a déclaré que c'était l'un des motifs principaux du traité de Villafranca.

Une guerre générale est l'événement le plus dangereux pour nous.

La guerre d'Italie a créé pour l'Europe entière des charges immenses. L'unification de l'Italie perpétue ces charges et peut les agrandir encore. On voit donc la portée de la question de l'unification de l'Italie.

Mais pourquoi, messieurs, reconnaîtrions-nous ce royaume sans nécessité aucune, sans aucune utilité qualifiable ?

Pour le principe de la reconnaissance on a invoqué des thèses et des précédents ; mais aucune de ces théories, aucun de ces précédents n'est applicable ni à l'Italie ni à notre position spéciale d'Etat neutre.

La reconnaissance, en général, suppose un état de possession complète dont la durée a été plus ou moins longue, à peine contestable. La reconnaissance se fait plus ou moins vite suivant la grandeur des nations qui la réclament, suivant le danger de cesser des relations avec l'Etat qui la réclame, suivant aussi le profit politique que l'un ou l'autre Etat peut avoir à devancer les autres dans la reconnaissance.

Voilà, je crois, messieurs, ce qui est le véritable principe en cette matière, et ici aucune de ces circonstances n’existait. Le royaume d'Italie pour exister exige, tous les Italiens le reconnaissent, Rome pour capitale et la Vénétie pour sécurité.

II exige encore la possession paisible du royaume de Naples.

Que disait le baron Ricasoli, chef du cabinet de Turin, dans la séance du 20 novembre ? « L'Italie est dans un état de laborieux enfantement. » Il reconnaissait les plaies des provinces méridionales. Prenant ces mots à la lettre, on pouvait dire qu'elle n'est pas née. Il reconnaît les plaies des provinces méridionales. Quelles sont ces plaies ? C'est la guerre civile avec ses cruautés ; c'est l'absence d'un gouvernement régulier ; c'est le pays livré à l'arbitraire avec tous ses excès ; arbitraire encore insuffisant pour dominer la situation.

La France, qui a fait la guerre d'Italie pour soutenir le Piémont, pour la délivrer de la domination autrichienne, n'a pas elle-même reconnu le royaume d'Italie ?

En effet, que résulte-t-il de l'acte qu'elle a posé ? Elle se tient encore aux traités de Villafranca et de Zurich, elle ne reconnaît aucune des annexions en dehors de ces traités, elle occupe Rome pour que le Piémont ne puisse y entrer, elle dit à l'Italie : Si vous attaquez la Vénétie, ce sera à vos risques et périls.

Que résulte-t-il de là ?

Que la France a reconnu simplement le titre honorifique de roi d'Italie qui pouvait jusqu'à certain point être justifié par l'adjonction du Milanais au Piémont en dehors de toute autre annexion.

L'Angleterre seule a réellement reconnu le royaume d'Italie, cependant moins la Vénétie, car quant à la question de la Vénétie, l'Angleterre elle-même protégera plutôt l'Autriche et l'Allemagne que le royaume d'Italie.

Je disais, messieurs, que la création du royaume d'Italie est la rupture de l'équilibre européen ; en effet il s'agit non pas de reconnaître mais d'aider à créer une sixième grande puissante qui serait deux fois plus forte que la Prusse, si l'on tient compte des côtes et des ports du royaume d'Italie, de l'immense richesse de ce pays, mais à la condition qu'elle devienne une puissance militaire, qu'elle prenne des habitudes militaires qui depuis longtemps lui font défaut.

Dans ces conditions, c'est une puissance de premier ordre, une puissance qui peut donner la victoire à toute autre à laquelle elle s'associera, qui peut faire d'autres conquêtes encore, si le temps vient à ouvrir cette grande question d'Orient qui préoccupe aussi les esprits.

La création du royaume d'Italie, c'est la révolution dans les Etats autrichiens, c'est effacer cette grande protection de l'Allemagne et l'on croit que cela pourra se faire par simple reconnaissance sans qu'il en résulte de guerre générale ? C'est se faire trop d'illusion, c'est avoir trop d'amour de son repos.

La Belgique a-t-elle un intérêt quelconque à reconnaître le royaume d'Italie ? Non. Pouvait-elle le reconnaître sans sortir de sa neutralité ? Non. De quoi le royaume d'Italie a-t-il surtout besoin ? D'une force morale pour entretenir l'ardeur de ceux qui s'apprêtent à la conquérir dans son intégrité, elle a besoin surtout de crédit ; et chaque reconnaissance qui arrive au royaume d'Italie est un appui moral, un appui à son crédit, cela est incontestable. Supposons que la Bavière, la Confédération, la Prusse, la Russie, l'Espagne reconnaissent le royaume d'Italie, pense-t-on que l'existence de Rome indépendante puisse encore continuer ? Pense-t-on que l'Autriche puisse conserver encore paisiblement la Vénétie ? A l'instant même la guerre de Vénétie commence et avec elle toutes ses conséquences.

La reconnaissance n'est donc pas un acte indifférent ; c'est un véritable acte politique d'une grande portée, et surtout en tant qu'il s'agit de la question du royaume d'Italie.

M. le ministre des finances vous a dit que la reconnaissance d'un Etat nouveau est une obligation du droit des gens, à laquelle on ne peut se soustraire sous peine de compromettre les rapports de civilisation entre les divers Etats. Il nous a dit, et cette thèse a été également soutenue par M. le ministre des affaires étrangères, que les Etats neutres surtout sont obligés, en vertu même de leur neutralité, de faire acte de reconnaissance d'un Etat nouveau, d'un gouvernement nouveau.

Messieurs, en ce qui concerne la reconnaissance en général, la thèse est vraie d'une manière absolue. Mais quand ? Quand les conditions que j'ai indiquées existent ; mais non en l'absence de ces conditions. Si cette thèse était vraie d'une manière absolue, il suffirait que le gouvernement nouveau notifiât son existence aux autres Etats pour que de fait la reconnaissance existât.

Mais il n'en est pas ainsi. Chaque Etat auquel la notification est faite, conserve son libre arbitre et dans le cas présent, les puissances qui n'ont pas reconnu n'ont certainement pas contrevenu au droit public, au droit international.

M. le ministre des finances vous a dit que l'on peut reconnaître un Etat, un gouvernement, sans pour cela approuver les faits qui ont précédé et amené l'existence de cet Etat. Ainsi, l'on n'a pu supposer que la reconnaissance du dictateur Cromwell impliquât l'approbation du régicide de Charles I.

Assurément, l'on ne peut porter les conséquences de la reconnaissance aussi loin. Mais plus l'origine d'un gouvernement, plus l'origine d'un Etat nouveau est accompagnée de circonstances odieuses, plus, ordinairement, il y a de réserve dans les actes de reconnaissance ; plus il y a de lenteur, à moins qu'une force supérieure n'exige une reconnaissance plus prompte.

La république française a été reconnue après de nombreuses victoires sur les diverses puissances qui s'opposaient à son existence. Mais elle ne l'a pas été avant la pacification de la Vendée ou avant la pacification de la Bretagne. Elle ne l'a été que lorsque son gouvernement n'était plus contesté dans le sein même de la France, et quand sa puissance n'était plus contestable au-dehors.

Les autres faits de reconnaissance qui ont été cités n'ont, comme je l'ai déjà affirmé, aucune analogie avec la situation du royaume d'Italie ni surtout avec la situation spéciale de la Belgique, Etat neutre.

La plus grande concession qu'on pourrait faire au cabinet, ce serait de dire qu'il y avait doute sur le point de savoir s'il était opportun pour la Belgique, de reconnaître le royaume d'Italie ou de ne pas le reconnaître. Eh bien, dans ce cas-là, la prudence exigeait, de la part du cabinet, qu'il s'abstînt. Mais ce doute, nous ne pouvons l'admettre. Nous disons, messieurs, que la reconnaissance n'a pu se faire sans froisser profondément les cours de Vienne et de Rome, qu'elle n'a pu se faire qu'en congédiant le ministre du roi de Naples, qu'elle n'a pu se faire sans nous isoler de la politique des puissances qui n'ont pas reconnu le royaume d'Italie et qui ont de si graves motifs pour ne pas le reconnaître.

Ce n'est pas ici une affaire de caprice, une affaire de sentimentalité, c'est une affaire politique de premier ordre.

La Belgique n'a pas même suivi l'exemple de la France, car la France ne reconnaît pas le royaume d'Italie, elle reconnaît bien le roi d'Italie, niais pas le royaume d'Italie qui a été constitué contrairement aux traités de Villafranca et de Zurich.

L'Angleterre seule, messieurs, l'a reconnu pleinement et suivant son esprit, moins cependant la Vénétie. Et en quoi étions-nous obligés de suivre en ce point la politique de l'Angleterre ? Je ne sache pas qu'elle ait fait à cet égard aucune espèce de démarche auprès de nous. Je suis persuadé qu'il n'en est rien.

Ne pas reconnaître le royaume d'Italie n'était pas poser un acte hostile (page 63) envers le gouvernement de Turin. Qui s'abstient entre deux contendauts ne se fait l'adversaire d'aucun.

Et puis de quel droit le cabinet de Turin pouvait-il exiger de nous un acte de reconnaissance qui blessait plusieurs puissantes amies, qui nous isolait en partie des puissances qui ont garanti notre état de neutralité ? Dès que le cabinet de Turin n'avait pas ce droit, nous n'étions pas non plus obligés de déférer à sa demande.

Par le défaut de reconnaissance nos relations diplomatiques ne cessaient point avec la cour de Turin.

A la vérité notre ministre était décédé ; un nouveau ministre n'eût peut-être pas été reçu sans être accrédité auprès du roi d'Italie. Nous n'eussions peut-être pas obtenu la même faveur que le gouvernement prussien obtient dans ses notifications qu'il adresse au roi Victor-Emmanuel ; mais, messieurs, nos relations diplomatiques auraient continué sur le pied où elles sont aujourd'hui. Nous avons à Turin un chargé d'affaires et le cabinet de Turin n'a aucune espèce de motif pour en demander le rappel. Il arrive (et l'exemple est très fréquent dans les relations diplomatiques) que pour un motif quelconque un chargé d'affaires continue la protection des intérêts, la protection des nationaux.

Il y a plus : il arrive que pour un motif quelconque, insuffisant pour une déclaration de guerre, mais suffisant pour une rupture des relations, une légation entière se retire. Que voit-on dans ce cas ? Les nationaux de la légation qui se retire ne sont pas à la merci de l'arbitraire ; les intérêts commerciaux ne sont pas compromis ; c'est alors la légation d'un Etat ami qui se charge de cette double protection. Ainsi l'exige l'état de la civilisation de l'Europe ; ainsi l'exige le grand intérêt des relations commerciales.

Mais, dit-on, le royaume d'Italie pourrait contracter un traité de commerce avec la France, et nous eussions été privés des avantages de ce traité.

II n'en est, encore, rien. Le traité, que nous avons déjà, stipule pour nous que la Belgique jouira des avantages qui seront accordés à la nation la plus favorisée : il suffisait donc, en cas de traité entre la France et le Piémont, d'offrir à ce pays les avantages que la France lui accorderait, pour jouir de ceux qu'il accorderait lui-même à la France.

Un dernier argument, avancé par M. le ministre des finances, prouve, je dois le dire, la faiblesse de la thèse qu'il a soutenue, c'est que le souverain pontife lui-même n'a pas été froissé de la reconnaissance faite du royaume d'Italie par le cabinet de Lisbonne et par celui de La Haye, puisqu'il a continué lui-même ses relations diplomatiques avec ces deux Etats.

Mais, messieurs, retirer les légations romaines de Lisbonne et de La Haye, parce que les gouvernements ont reconnu le royaume d'Italie, serait un fait extrêmement grave.

Mais il n'est pas moins douteux que dans la situation de Rome, le bon sens l'indique, la reconnaissance par la Belgique a dû affliger particulièrement le saint-père, comme elle a dû affliger la cour de Vienne, et comme elle n'a pu être agréable à aucune des grandes puissances qui n'ont pas encore reconnu le royaume d'Italie.

On a demandé à nos amis quand ils auraient reconnu le royaume d'Italie, quel délai ils assignaient au gouvernement pour cette reconnaissance ; on a demandé si c'était trois mois, six mois, un an.

Messieurs, c'est là une question dérisoire. Lorsqu'on a développé les motifs pour lesquels la reconnaissance ne pouvait pas encore avoir lieu, il s'ensuivait clairement qu'aussi longtemps que ces motifs subsistaient, la reconnaissance ne pouvait pas être faite.

Mais il y a plus : qui oserait jurer aujourd'hui que le royaume d'Italie sera constitué réellement, comme il doit l'être, pour exister ; qu'il ne périra pas par les divisions intérieures et qu'il surmontera les difficultés qui s'opposent à sa création ? Personne.

Je conclus et je dis que la Belgique, comme Etat neutre, devait s'abstenir de tout acte de reconnaissance, que la Belgique a le plus grand intérêt et le plus grand devoir de ne jamais poser d'acte contraire à l'esprit de la neutralité.

La neutralité c'est la stipulation la plus garantissante de notre perpétuité. Les puissances ont stipulé dans leur intérêt ; mais c'est le plus grand service qu'elles aient pu nous rendre. Conservons donc avec soin ce bienfait ; n'en sortons à aucun prix ; aussi dois-je déclarer que je regrette et blâme l'acte de reconnaissance qui a été fait.

M. J. Lebeau. - Messieurs, les paroles que l'honorable membre qui m'a précédé, vient de faire entendre, il y a à peu près trente ans que je les connais. Des personnages diplomatiques, qui paraissaient doués d'une grande prévoyance des événements, disaient avec la même bonne foi :

« Vous venez de briser les traités de Vienne, vous allez provoquer une guerre générale ; vous devez nécessairement traiter avec votre ancien roi, sinon vous vous exposez à de terribles dangers ; peut-être à susciter une guerre où pourrait disparaître le nom belge. »

Voilà, messieurs, le thème que l'on commentait avec moins de modération et moins de talent, mais avec la même bonne foi que le fait l'honorable M. de Theux ; voilà ce que l'on disait alors : « La guerre générale était en perspective, elle était inévitable. Le nom belge pouvait y disparaître à jamais. » On n'a pas tenu compte de ces exhortations, et je crois que tout le monde s'en est bien trouvé.

On exagérait aussi singulièrement les mauvaises dispositions des grandes puissances dont, au reste, nous ne crûmes pas devoir tenir compte. Sous ce rapport nous nous sommes très peu amendés.

Si nous tenons de nouveau la guerre ou la paix ; si elle peut résulter de la reconnaissance du royaume d'Italie par la Belgique, j'ai bien peur que nous soyons assez mal avisés pour lui faire courir ces mêmes dangers qu'on nous signalait tout à l'heure.

M. de Theux. - Cela n'a pas été dans ma pensée.

M. J. Lebeau. - Je veux le croire sans la moindre hésitation. L'honorable M. de Theux qui m'inspire, je dois le dire, beaucoup d'estime, a droit particulièrement aux égards d'un de ses collègues qui a été membre du Congrès comme lui.

Si donc il pouvait y avoir dans mes paroles quelque chose de blessant pour l'honorable membre, je les rétracterais à l'instant.

Reconnaître l'Italie, dit l'honorable M. Dumortier, c'est provoquer une guerre générale, où notre indépendance peut s'engloutir, car c'est sortir volontairement de notre neutralité.

Pour sauvegarder sa dignité dans la reconnaissance de l'Italie, il faudrait donc que la Belgique cédât à des menaces et dans l'ordre matériel et dans l'ordre politique. Si ce n'est pas là le sens des paroles de l'honorable membre, je n'y comprends rien.

Je dis, messieurs, que précisément la Belgique, parce qu'elle est un Etat secondaire, doit, quand l'occasion s'en présente, proclamer son indépendance avec plus de fermeté peut-être que les grands Etats, et c'est ici une heureuse et légitime occasion de le faire.

Sur le fond même de la question, je crois que M. le ministre des affaires étrangères, M. le ministre des finances et l'ancien président de la Chambre n'ont laissé dans le champ de la discussion que bien peu de chose à glaner.

Avant d'exposer les considérations que je veux soumettre à la Chambre pour appuyer mon vote, je ne puis m'empêcher d'exprimer un sentiment qui doit être commun à tous les anciens membres du Congrès qui siègent ici, quelle que soit l'opinion politique à laquelle ils appartiennent.

C'est d'avoir vu, dans la dernière séance, en quelles mains tombera l'héritage qu'ils ont légué à la nouvelle génération, c'est de voir par quelles brillantes intelligences, par quels nobles cœurs il sera défendu.

Il est impossible, sans manquer de justice, de ne pas reconnaître que si nous faisons beaucoup de recrues comme celle de l'honorable député d'Anvers, qui a si dignement occupé votre attention dans une de nos dernières séances, nous pouvons compter sur un brillant avenir pour la Belgique, pour la continuation des traditions du congrès national.

Le vote que vous êtes appelés à émettre n'est pas la reconnaissance explicite du royaume d'Italie qui est du ressort de la couronne. C'est l'adresse que nous discutons et à laquelle il s'agit de donner un vote approbatif ou négatif, à moins qu'il n'y ait un amendement. Cela exige que nous fassions tout ce qui dépend de nous, et c'est bien mon intention en ce qui me concerne, pour indiquer la portée que nous, membres de la gauche, donnons au vote de l'adresse et particulièrement au paragraphe qui concerne le royaume d'Italie

Ce n'est point une approbation de tout ce qui s'est fait, je me hâte de le dire, et cela vous a été démontré avec la plus grande évidence par les deux ministres qui ont pris la parole. Nous n'avons à consulter ici exclusivement que notre honneur d'abord, nos intérêts ensuite.

Je dis, messieurs, que si nous sortions de cette manière d'entendre le vote que nous allons émettre, nous nous exposerions, de la part du roi d'Italie et ses ministres, à un mauvais compliment.

Si nous pensions, en outre, faire la reconnaissance, de ce souverain bien plus pour les Italiens que pour nous, nous nous exposerions à recevoir de la part du roi d'Italie et de ses ministres la réponse que le premier consul ftl aux plénipotentiaires de l'Autriche lors de la paix de Campo-Formio.

« Vous reconnaissez la république, disait-il ; vous voulez faire un grand étalage de cette reconnaissance.

« Nous n'en avons pas besoin, la république se porte très bien sans cela, elle brille au grand jour ; vouloir contester son existence, c'est vouloir contester le soleil.

« Je ne veux pas de la reconnaissance avec les explications que vous donnez, vous devez les retirer et alors j'accepterai la reconnaissance. »

(page 64) Voilà comment le premier consul exposait le sens de la reconnaissance de l'Autriche plénipotentiaires du cabinet de Vienne,

Je dis ensuite que vous n'avez, dans la reconnaissance du roi d'Italie, que votre intérêt et votre honneur à consulter. Tout le reste est étranger à la question.

C'est dans cette équivoque, selon moi, que se trouve l'erreur et probablement que prennent naissance les scrupules d'une foule d'honorables collègues..

Si la reconnaisance d'un gouvernement, comme vous l'ont dit MM. les ministres des affaires étrangères et des finances, impliquait nécessairement une approbation que, du reste, on ne vous demande pas, mais, mon Dieu !, quel long examen de conscience rétrospective n'aurions-nous pas à faire ?

Nous aurions, non seulement, reconnu, mais approuvé, faut-il le répéter : le gouvernement provisoire de la république française, le gouvernement du| général Cavaignac, président de la république, le gouvernement de l'empereur.

Nous aurions ainsi approuvé à plusieurs reprises, la chute de la famille de notre reine, de nos princes.

Voilà ce que vous auriez acclamé si la reconnaissance était autre chose qu'un simple acte politique, un simple acte de chancellerie.

Reconnaître et approuver sont donc, messieurs, il faut le répéter, des choses essentiellement différentes.

Qu'avez-vous fait lors de l'établissement du président de la république, du prince Louis-Napoléon ? Là on ne s'est pas borné à reconnaître. Evidemment, dans l'ordre politique et officiel, on s'en est tenu là. Mais le prince était dès le lendemain de son installation, en dehors de cette chambre, acclamé, comme l'on dit, par tous les amis politiques de l'honorable M. de Theux.

L'un d'eux, et c'était un des plus considérables, disait que c'en était fait du parlementarisme, que la France l'avait renvoyé et qu'elle n'en voulait plus. C'était un de vos amis qui disait cela.

Il paraît, cependant, que la France aime encore la liberté et qu'elle y revient, non par un caprice, mais par la salutaire influence de la nécessité, c'est plus sûr et plus stable. ; quelques-uns s'en affligent peut-être ; moi, messieurs, je m'en réjouis, même pour nous, et surtout pour nous.

C'est à peine si l'honorable M. Vilain XIIII, dont les paroles ont toujours été, et c'est avec raison, un grand poids ; c'est, à peine, s'il n'a pas dit le mot « jamais », pour la seconde fois, à propos de la reconnaissance du roi,

Il n'en veut pas aujourd'hui. S'il était ministre, il s’y refuserait.

J'ai la conviction que, l'honorable M, Vilain XIIII est parfaitement sincère quand il dit cela ; je n'ai pas le moindre doute à cet égard. Mais est-il bien sûr qu'il eût fait ce qu'il dit ? Ce doute paraîtra peu parlementaire, mais quand j'aurai expliqué ma pensée, on verra qu'il n'y a rien dans mes paroles, rien qui puisse blesser mon honorable collègue. Cette fois, ce n'est pas le mot « jamais » qui est sorti de la bouche de l'honorable M. Vilain XIIII. Il aurait attendu encore.

Je répète qu'il est parfaitement sincère ; je n'en doute nullement.

Mais si L'honorable M. Vilain XIIII avait été ministre, est-il bien sûr qu'il eût attendu aussi longtemps que M. le ministre des affaires étrangères pour reconnaître le royaume d'Italie ?

Je me permets d'en douter, et en cela, je le dis sans arrière-pensée, je crois rendre hommage au caractère et à l'intelligence de l'honorable M. Vilain XIIII.

Savez-vous pourquoi la conduite peut être différente dans le ministère et dans la Chambre ? C'est que dans le ministère on répond pour son pays et que dans la Chambre on ne répond que pour soi. C'est que dans le premier on a des devoirs bien supérieurs à ceux du député ; il s'attache à vos actes de bien autres conséquences comme ministre que comme simple représentant.

Je nie formellement pour moi comme pour tout le monde, je nie qu'un député qui ne relève que de lui, qui n'a qu'un suffrage à donner, je nie qu'un député puisse avoir la prétention de dire : Si je deviens ministre, je ferai ou je ne ferai pas, comme ministre, ce que je ferais aujourd'hui comme député.

Je dis qu'il n'oserait pas tenir ce langage.

La raison de cela, c'est d'abord qu'un ministre est mieux initié aux intérêts de son pays, aux dangers dont il peut voir les symptômes avant tout le monde ; et c'est ensuite qu'il a une responsabilité unique, à lui seul, tandis que nous, nous partageons collectivement cette responsabilité.

C'est précisément parce que je connais l'honorable M. Vilain XIIII, que je suis autorisé à dire, sans mettre un seul instant sa véracité en doute, que je crois qu'il aurait fait ce qu'a fait l'honorable M. Rogier, et je le crois d'autant plus qu'avec le noble caractère que je lui connais, il se fût défié des scrupules qu'il éprouve comme député ; il aurait cru que les obligations de sa charge lui faisaient un devoir d'agir ainsi.

Combien de fois encore j'ai vu de ces hommes qui s'engageaient, avec moins d'expérience que l'honorable M. Vilain XIIII, dans des professions de foi politiques qu'ils sont venus abjurer dans cette Chambre sans que nous en ayons été surpris. J'ai vu de ces prétendues palinodies qui honorent les hommes qui savent, dans certaines circonstances, sacrifier leur amour-propre à leurs devoirs mieux compris. J'avertis l'honorable M. Dumortier, dont personne ne prise plus haut que moi le patriotisme, j'avertis l'honorable M. Dumortier que, s'il devient un jour ministre (interruption), et certes, son talent autorise suffisamment à croire à une telle éventualité, j'avertis l'honorable membre qu'il sera exposé, en acquit de son devoir, à de nombreuses et de très sincères rétractations, je. ne veux pas dire palinodies, qui pourront plus ou moins édifier la Chambre.

Messieurs, on a voulu tirer de notre neutralité la conséquence que la Belgique devait s'abstenir.

Eh bien, je suis obligé de me mettre ouvertement et, peut-être, brutalement en opposition avec une pareille idée, en disant que je trouve dans la neutralité de la Belgique une raison de plus pour reconnaître le royaume d'Italie. Je dis que ne pas reconnaître ce royaume, c’est ne pas rester neutre, c'est faire un acte de défiance tout au moins, c’est prendre parti.

On parle, messieurs, de neutralité et on outrage en pleine tribune un prince qui ne peut pas même se faire entendre par un représentant, et on l'outrage en des termes tels, que si l'on en disait la centième partie de notre Roi, nous nous lèverions tous pour protester énergiquement.

Et c'est comme cela, messieurs, que vous comprenez la neutralité : la neutralité qui se signale par l'outrage, par l'outrage contre un prince absent ! Quant à moi, je dois le dire, messieurs, en donnant mon adhésion au principe de la neutralité, je n'ai jamais entendu contribuer à inscrire dans la Constitution belge rien qui autorisât, au nom de la neutralité, la centième partie de ce qui a été dit ici contre le roi d'Italie.

On invoque, on nous prêche la neutralité, et comment la pratique-t-on ? Je le dis uniquement pour qu'on soit un peu moins violent à notre égard, on nous accuse de violer la neutralité ; mais, vous, messieurs, l'avez-vous respectée le jour où, à la face des cinq puissances qui avaient concouru à la reconnaissance de la Belgique ? Vous leur avez lancé le défi le plus violent ; le plus alarmant pour nous ?- Est-ce nous qui avons mis à la tête de notre armée le général Skrynecki, comme un défi aux grandes puissances qui avaient reconnu notre indépendance ?

Est-ce là de la neutralité ? Permettez-moi de le dire,, quand on a dans son passé un pareil fait, il faut traiter les autres avec plus de charité, de modestie et d'indulgence.

Ces réminiscences de M. Dumortier, je les trouve produites bien mal à propos. L'Italie, dit-il, ne s'est pas levée comme la Belgique, autrefois ; Garibaldi est arrivé, tout s'est fait par l'étranger. Si cela implique l'idée que nous ne devons rien à l'étranger, c'est fausser l'histoire, c'est manquer aux devoirs de la reconnaissance ; il est évident que si l'initiative de la révolution est due à nous-mêmes, il est évident aussi que si, lorsque la moitié de l'Europe se levait contre nous, la France et l'Angleterre, avec tout le prestige que ces puissances ont en Europe, ne nous avaient pas soutenus, n'étaient pas venues nous donner la main, il est douteux qu'il y eût encore une Belgique aujourd'hui. Ce sont ces mêmes puissances signataires du traité qui a reconnu la Belgique, qu'on offensait, qu'on alarmait en mettant à la tête de l'armée belge le général Skrynecki.

L'honorable M. Dumortier a dit : L'Italie ne s'est pas levée comme la Belgique autrefois ; Garibaldi payé par l'étranger a tout fait. Je dis que ceci n'est pas exact, et j'ai été très surpris d'entendre de pareilles allégations de la part de M. Dumortier qui, est un de nos vétérans.

On critique le secoure que l'Italie a reçu de l'étranger. Avez-vous oublié le blocus des ports de la Hollande par les flottes de l'Angleterre au profit de la Belgique, avez-vous oublié l'envoi d'une armée française à la tête de laquelle le roi Louis-Philippe avait placé ses deux fils ?

Il faut être plus modeste quand on se reporte à ces souvenirs et parler de l'Italie avec plus de réserve, car si nous n'avions pas eu le concours des puissances étrangères et leur concours armé, la Belgique n'aurait pas l'honneur de jouer en Europe le rôle qu'elle y joue.

Soyons donc plus modestes, et cette protection plus morale encore que matérielle que nous avons reçue, ne la contestons pas à des populations qui déclarent ne plus vouloir vivre sous la domination étrangère, que nous avons renversée chez nous.

J'ai dit qu'un pareil langage n'était pas seulement maladroit, que c'était de l'ingratitude envers la France et l'Angleterre. Nous devons toujours conserver le souvenir des immenses services que ces puissances nous ont rendus.

Messieurs, j'aurais encore quelques observations à communiquer à la (page 65) Chambre, mais je crains d'aller au-delà de mes forces ; je demanderai la permission de m'arrêter ici.

M. Kervyn de Lettenhoveµ. - Messieurs, je ne me proposais pas de prendre la parole dans le cours de cette discussion. Mon insuffisance, mon inexpérience semblaient me faire une loi de garder le silence dans ce grand débat, abordé et soutenu tur à tout par les hommes d’Etat les plus éminents que comptent le ays.

Mais autant j'ai entendu l'honorable M. de Boe terminer son discours en insistant sur les devoirs des fils des communes flamandes vis-à-vis des héritiers des communes italiennes, quand j'ai retrouvé le lendemain, dans un discours de l'honorable M. Orts, le même appel aux traditions historiques de la Belgique ; il m'a paru que c'était un devoir pour moi et qu'il m'appartenait, à quelque titre, de venir opposer à ces paroles une vive et énergique protestation.

L'ancien droit de notre pays était, vous le savez, messieurs, la neutralité sur laquelle repose encore aujourd'hui notre existence politique.

Comme le disaient les magistrats d’une de nos cités dans une circonstance solennelle, la Belgique était une terre ouverte à tous les hommes, quelle que fût leur patrie, et je puis ajouter que cette généreuse hospitalité s'adressait encore plus aux grandes et nobles infortunes qu'aux succès douteux et passagers.

Est-ce à dire que les sympathies du pays, les sympathies des communes manquassent aux communes étrangères qui marchaient avec le même zèle dans la carrière du progrès industriel et commercial et qui se signalaient, surtout par le même dévouement aux institutions libres ?

A Dieu ne plaise que je songe à le dire : j'ai trop souvent reproduit et loué ces généreuses sympathies et je rappellerai encore aujourd'hui que lorsque au XIIIème Charles d'Anjou somma les communes flamandes de lui livrer les biens appartenant aux communes italiennes, nos magistrats répondirent à cette sommation par un refus énergique et absolu.

Messieurs, si cette liberté italienne née dans le même temps que la nôtre, qui a' subi comme elle de longues et pénibles épreuves, dont les vives espérances et les persévérantes aspirations ont eu pour organes les plus nobles cœurs et les plus sublimes génies depuis Dante, depuis Pétrarque jusqu'à Silvio Pellico et Manzoni ; si la liberté italienne s'était attachée à chercher l'union plutôt que l'unité, les rapprochements et les alliances intimes et loyales plutôt que la fusion et l'absorption ; si laissant au même rang ces grandes cités reines qui s'appellent Rome, Florence, Naples et Venise, elle avait renoncé aux discordes et aux rivalités pour écouter plutôt une patriotique émulation dans le domaine des lettres et des arts, 'ui seront toujours la grande gloire de l'Italie ; si nous avions salué au-delà des Alpes le développement pacifique et régulier des institutions, selon l'exemple qu'ont donné nos pères : ah ! alors, messieurs, la renaissance politique de l'Italie se fût légitimement appuyée sur nos traditions historiques, et je ne doute pas que la Belgique unanime n'eût répondu aux vœux de l'unanime Italie.

Mais est-ce-ainsi que la question est posée ? Le mouvement italien dont nous nous occupons dans cette enceinte depuis plusieurs séances répond-il à ces traditions historiques ?

Je ne le crois pas, et voici quelles sont les raisons sur lesquelles je m'appuie.

La première, c'est que nous n'avons jamais compris, dans nos vieilles communes belges, que (erratum, page 79) la liberté politique pût être imposée à une nation par la violence ; nous avons toujours cru qu'il y avait dans la liberté politique un acte spontané et volontaire d'adhésion à la forme de gouvernement qui paraissait la meilleure, la plus équitable, la plus protectrice.

J'ajouterai aussi : C'est que, pour nos pères, il y avait une autre liberté qu'ils jugeaient la première, la plus sacrée de toutes, parce qu'elle répond au besoin le plus élevé de la conscience de l'homme, à la plus noble sanction de la responsabilité morale. Je veux parler de la liberté religieuse.

Or, messieurs, la liberté religieuse, nous ne pouvons la trouver en Italie, où les évêques sont chassés de leurs sièges, où les monastères sont envahis, où l'on n'a pas même respecté la paisible enceinte des cloîtres, où des femmes pieuses et dévouées prodiguaient à la jeunesse leurs soins et leurs leçons.

Permettez-moi, messieurs (je m'adresse à l'indulgence de la Chambre, dans un moment où, pour la première fois, j'ai l'honneur de parler devait elle), permettez-moi, messieurs, de justifier ce que je viens de dire des traditions de nos communes par un seul exemple.

Il fut une époque où nos communes gémissaient dans le deuil, après cette désastreuse bataille de Roosebeke qui avait si tristement fermé le siècle inauguré par la journée de Courtrai. Affaiblies et épuisées, elles n'avaient accepté une réconciliation avec les ducs de Bourgogne. qu'en y inscrivant avant toute autre condition, le droit de conserver leur liberté religieuse.

Et cependant, au milieu de toutes leurs misères, elles tournaient sans cesse l'œil vers l'Italie déchirée et profondément troublée.

Il y avait à cette époque au-delà des Alpes, un prince nommé Ladislas, issu, par les femmes, de ces princes allemands contre lesquels l'Italie pendant si longtemps a conservé de vives inimités. Ladislas nourrissait, une ambition profonde. Il avait commencé par accueillir à sa cour les exilés de toutes les villes de l'Italie et en même temps il adressait au souverain pontife de solennelles protestations de vénération et de dévouement.

Cependant, à un jour donné ; il réunit une armée, il envahit la Romagne et il mit le siège devant Ancône.

Que se passait-il pendant ces luttes ? ' Le souverain pontife s'était retiré à Gaëte. Il avait également songé à se réfugier à Savone ; mais rien ne pouvait arrêter la victorieuse fortune de Ladislas, et il annonça qu'il prenait le titre de roi d'Italie. Il marchait de succès en succès. Naples lui avait déjà ouvert ses portes (Interruption) Je m’abstiens de toute assimilation, et je me hâte d’ajouter que s’il triomphait par la trahison, loin de récompenser les traîtres, il les faisait pendre lorsqu’il avait recueilli les fruits de leur trahison.

Les conditions de paix adressées par le roi Ladislas au souverain-pontife existent encore : je les résumerai en deux mots ; et ici peut-être y aurait-il lieu à quelque rapprochement puisé à une source récente. Le roi Ladislas, dans un programme très étendu (il a été imprimé par Baronius), annonça que désormais la ville de Rome ne serait plus gouvernée par le pape, que le Capitole redeviendrait le centre de l'administration municipale, que le pape et les cardinaux jouiraient seulement de l'immunité des impôts, et enfin que désormais le siège du pouvoir spirituel serait renfermé dans la cité Léonine, c'est-à-dire rejeté au-delà du Tibre.

Ceci me conduit, messieurs, à un seul fait ; et c'est ce fait que je voulais rappeler en m'occupant des véritables traditions des communes flamandes : c'est que lorsque le pape vit échapper à lui toute l'Italie,- depuis Gaëte jusqu'à Savone, il annonça, dans un manifeste adressé à toutes les nations de la chrétienté, que si l'Italie l'abandonnait et s'il ne trouvait plus un trône à Saint-Pierre de Rome, il irait demander un asile à l'ombre d'une autre basilique de Saint-Pierre, à Gand, au milieu des communes flamandes.

Telles sont les traditions historiques de nos communes, je demande. pardon à la Chambre de l'occuper aussi longtemps du passé et je me hâte de rentrer dans la question présente, telle qu'elle est soumise à nos délibérations.

Au point où en est arrivé le débat, je comprends volontiers l'impatience de la Chambre. Je m'efforcerai d'être aussi bref, aussi concis que cela m'est possible, et je prends d'avance l'engagement de me circonscrire dans les limites qu'ont tracées tour à tour les honorables organes du cabinet, M. le ministre des affaires étrangères et M. le ministre des finances.

M. le ministre des affaires étrangères a dit, et j'admets volontiers le-système qu'il a développé, que pour les gouvernements neutres, le premier de tous les devoirs, c'était l'impartialité. Je regrette seulement que M. le ministre des affaires étrangères ait cru devoir faire une exception ; à cette théorie en adressant des éloges à ce chef de condottieri, qui hier renversait le trône de Naples, et qui se vante aujourd'hui, d'aller dans d'autres pays renverser d'autres trônes. Il me semblait que de hautes convenances eussent dû engager M. le ministre des affaires étrangères à quelque réserve dans cet éloge. Mais n'importe ! j'accepte cette théorie de l'impartialité, de la réserve qui est imposée par la neutralité à la Belgique, et c'est sur ce terrain que je me place.

MaeRµ. - J'ai rendu aussi hommage au roi de Naples.

M. Kervyn de Lettenhoveµ. - Quelle était la question, telle qu'elle se posait dans les termes les plus simples ?

Le roi Victor-Emmanuel prenait le titre de roi d'Italie ; il le notifiait aux puissances étrangères. Qu'y avait-il à faire dans cette occurrence ? Voici ce qu'enseigne à cet égard un manuel du droit des gens qui est dans les mains de tout le monde ; je veux parler de l'ouvrage de Vattel.

Les nations étrangères, dit Vattel, ne sont point obligées de déférer aux volontés du souverain qui prend un titre nouveau, ou du peuple qui appelle son conducteur de tel nom qu'il lui plaît... Que si ce titre est contre l'usage, s'il désigne des choses qui ne se trouvent pas dans celui qui l'affecte, les étrangers peuvent le lui refuser, sans qu'il ait raison de se plaindre.

(page 66) Ce principe, messieurs, je le reconnais volontiers, s'adresse plutôt aux grandes puissances qui ont une part de responsabilité dans la conduite des affaires européennes ; c'est à elles surtout qu'il appartient d'intervenir ou de ne pas intervenir et d'ajouter à leur reconnaissance l'autorité de leur responsabilité.

Mais quel est le droit et le devoir des Etats neutres ? C'est la question la plus importante dont nous ayons à nous occuper.

Il y avait deux manières, à mon avis, de répondre à la notification du roi Victor-Emmanuel, il y avait deux termes dans lesquels cette reconnaissance pouvait être conçue : ou il s'agissait de la reconnaissance du titre de roi d'Italie, ou de la reconnaissance du royaume d'Italie. Entre ces deux termes il y avait, selon moi, une très grande différence.

En effet, le titre n'est souvent, pour celui qui le prend, qu'une question de vanité, à laquelle on cède par pure déférence, et, puisque nous nous occupons du roi Victor-Emmanuel, il est bon de rappeler que les rois de Sardaigne, actuellement rois d'Italie, ont toujours affecté des titres illusoires, et il n'y a pas bien longtemps que, peu satisfaits de leur couronne de Chypre et de Jérusalem, ils s'attribuaient aussi, non par le principe des suffrages populaires, mais en vertu du droit divin, le titre de roi d'Angleterre.

Je comprendrais jusqu'à un certain point que ce titre de roi d'Italie eût été attribué au roi Victor-Emmanuel parce qu'un titre, dicté par la vanité, comme je le disais tout à l'heure, n'implique, après tout, qu'un échange de bons rapports.

Mais en est-il de même lorsque le cabinet veut reconnaître le royaume d'Italie, comme le porte une lettre dont il a donné lecture, à l'état de possession.

Qu'est-ce donc que le royaume d'Italie à l'état de possession ? Deux votes mémorables du parlement de Turin nous sont connus. En conséquence d'un de ces votes, la royauté d'Italie a été promulguée le 17 mars 1861.

Le 26 mars de la même année, c'est-à-dire 9 jours après, le parlement de Turin a solennellement déclaré que Rome, la capitale acclamée par l'opinion nationale, serait rendue à l'Italie. Voilà donc le caractère du royaume d'Italie nettement tracé. C'est le royaume d'Italie avec Rome, la capitale acclamée par l'opinion nationale.

Si le royaume d'Italie se compose de certaines parties occupées aujourd'hui par le roi Victor-Emmanuel et d'une capitale que le roi Victor-Emmanuel n'occupe pas, nous pouvons en conclure que la possession du royaume d'Italie est incomplète.

Or, une possession incomplète et par conséquent équivoque, n'est pas une véritable possession.

S'il s'agissait du titre de grand-duc de Toscane ou du titre de due de Modène, nous ne contesterions pas la possession, mais quand il s'agit d'un grand et glorieux pays comme l'Italie, nous ne pouvons pas le séparer de cette grande et glorieuse capitale qui s'appelle Rome.

Dans la séance de samedi dernier l'honorable ministre des finances, dans un discours dont je reconnais volontiers l'éloquence el l'habileté, nous a dit que tant que le roi de Naples était à Gaëte, l'occupation du royaume de Naples par les Piémontais était incomplète, que la Belgique n'avait pas le droit d'intervenir dans cet état de choses, et que son devoir de neutralité lui prescrivait de conserver des relations avec les représentants du roi de Naples ; parce que, je le répète, la possession du royaume de Naples par les troupes piémontaises n'était pas alors un fait accompli.

Eh bien, messieurs, je m'adresse sans distinction à tous les membres de la Chambre. Si la possession du roc de Gaëte par le roi de Naples suffisait pour rendre la possession du royaume de Naples incomplète, à plus forte raison j'ai le droit de dire que tant que Victor-Emmanuel n'occupera pas Rome, la possession du royaume d'Italie sera bien plus incomplète encore.

Il est un autre principe qui a été posé, je pense, uniformément par tous les auteurs qui se sont occupés du droit des gens, le voici : Là où il n'existe qu'une occupation partielle du territoire sans que le vainqueur ait réussi à occuper le tout et sans que le plus faible ait abandonné ce qui lui reste, cet état, en dehors de tout traité de paix, constitue une situation permanente de guerre.

Ceci, messieurs, me conduit à examiner une autre question, une question qui a été soulevée et examinée tour à tour par M. le ministre des affaires étrangères et par M. le ministre des finances ; je veux parler de celle qui consiste à déterminer s'il y a, oui ou non, des parties belligérantes en Italie.

Plusieurs orateurs qui m'ont précédé se sont occupés du royaume de Naples. Je n'ai pas l'intention d'y revenir et je me bornerai à protester contre certaines interprétations, à mon avis beaucoup trop favorables, qui ont été mises en avant et qui ont été soutenues en ce qui touche les graves événements accomplis dans le midi de la Péninsule, Pour moi, j'adhère bien plus volontiers au langage tenu par les ministres d'un prince dont l'Italie a tour ùàfour emprunté l'épée et méconnu les conseils, au langage tenu par les ministres de l'empereur des Français.

M. Billaut rappelait avec plus de raison dans la séance du sénat du 2 mars que l'empereur avait remontré à l'Angleterre qu'il était indigne de deux grandes nations « qu'une pareille violation du droit des gens se consommât en présence de leurs flottes et de leurs drapeaux », et le même langage était tenu au corps législatif par un autre ministre de l'empereur, par M. Baroche, lorsqu'il disait qu'il ne pouvait pas approuver la politique piémontaise, « parce que l'empereur avait déclaré lui-même qu'il condamnait tout ce qui violait le droit et la justice. »

Du reste, je mets complètement de côté les affaires de Naples, et je désire, je l'ai déjà dit, limiter et circonscrire le débat. C'est sur le terrain des Etats pontificaux que je pose la question que je cherchais à développer tout à l'heure en me demandant : Oui ou non, y a-t-il des parties belligérantes en Italie ?

Vous savez tous, messieurs, ce qui s'est passé à une époque peu éloignée ; un général piémontais, le général Fanti, a adressé une sommation aux troupes pontificales.

Plusieurs villes ont été occupées de vive force, une bataille s'est engagée, vous en connaissez le résultat ; plus tard Ancone a été assiégée et bombardée, et le roi Victor-Emmanuel, ouvrant le parlement, a solennellement félicité son armée en déclarant que la prise d'Ancône pouvait être comparée à la prise de Gaëte. II s'agissait donc évidemment d'une campagne, d'une guerre.

Cet état de guerre subsiste-t-il encore aujourd'hui ? A-t-il été terminé par une trêve, sinon par une paix ?

Vous savez tous, messieurs, qu'il n'en a point été ainsi. Aujourd'hui encore les troupes piémontaises et les troupes pontificales se trouvent en présence les unes des autres, et la mission de l'armée française se borne à maintenir un armistice, une suspension d'armes.

Plusieurs ordres du jour du général de Goyon n'ont pas d'autre but, et il y a deux jours encore, nous apprenions par les journaux, que le député Brofferio avait demandé au parlement de Turin pourquoi le gouvernement, disposant d'une armée si forte, ne lui donnait par l'ordre de continuer sa marche vers Rome.

Il y a donc là, messieurs, non pas la paix, non pas une trêve, mais un armistice de fait provisoire et dont on ne peut déterminer la durée. Or, si l'on a recours aux auteurs qui ont traité du droit des gens, je lis de nouveau dans Vattel :

« La trêve ou la suspension d'armes ne termine point la guerre ; elle en suspend seulement les actes. »

Si le Piémont et le souverain pontife sont en état de guerre, il y a évidemment des parties belligérantes, puisque dans toutes les interprétations, on n'a jamais entendu, par la désignation de parties belligérantes, autre chose que des parties qui se trouvent en état de guerre.

Je crains, messieurs, d'abuser des moments de la Chambre, et je termine. Mais il est une question à laquelle j'éprouve d'abord le besoin de répondre, parce qu'elle a été posée à plusieurs reprises par M. le ministre des affaires étrangères et par M. le ministre des finances.

On nous a dit : « Si vous jugez que ce qui se passe en Italie est illégitime, pourquoi donc nous dire qu'il arrivera un temps, une époque où la reconnaissance de l'Italie pourra être faite, où elle pourra être approuvée et admise ? Pourquoi ce qui est injuste aujourd'hui, serait-il licite, légitime dans trois jours, dans trois mois, dans trois ans ? »

Il est utile de répondre à ces questions ; je le ferai dans les termes les plus catégoriques, les plus simples, et j'espère que M. le ministre des affaires étrangères retrouvera dans ma réponse l'application des principes mêmes qu'il a posés.

Messieurs, si la Belgique est un Etat neutre, s'il lui est défendu d'avoir des sympathies pour les vainqueurs ou pour les vaincus, si elle doit ne s'attacher qu'à des faits accomplis, et j'ajoute avec intention, reconnus comme tels par les puissances européennes impartiales et désintéressées, cette question de date ne repose-t-elle pas sur une base en dehors de tout contestation ? Et la date même de la reconnaissance de tel ou de tel fait, de tel ou de tel royaume, n'en déterminera-t-elle pas le caractère et la valeur ?

Tant que le fait n'est pas accompli, tant qu'il y a des parties belligérantes, tant qu'il n'y a qu'un état incomplet de possession, la Belgique, tenant compte des devoirs de la neutralité, ne doit pas, ne peut pas reconnaître un gouvernement nouveau.

Plus tard si les événements dont l'Italie est le théâtre se complètent et s'achèvent, si le pontife romain quitte le Vatican et descend au milieu de la chrétienté, errant et mendiant, comme le représente M. Guizot, la (page 67) Belgique n'aura qu'à reconnaître le fait accompli. L'histoire alors abordera sa tâche. Mais notre gouvernement, lié par les prescriptions de notre neutralité, aura fidèlement rempli la sienne sans approuver, sans juger les faits.

M. le ministre des finances ne nous a-t-il pas rappelé, dans notre dernière séance, que le gouvernement belge avait reconnu aussi la dictature de 1848, celle de Ledru-Rollin et de Louis Blanc ? Eh bien, si le mouvement italien atteint ses dernières limites, ses dernières péripéties, et lors même que l'idée mazzinienne aurait renversé et remplacé l'idée cavourienne, la Belgique n'aurait pas à s'en préoccuper, car elle n'aurait qu'à s'incliner devant ce principe de droit public moderne qui lui assure partout des alliés et lui défend de trouver, en quelque lieu que ce soit, des ennemis ; mais tant que ces conditions, dont elle ne peut s'écarter, n'auront pas été remplies, tant qu'il n'y aura pas de possession complète, tant qu'il y aura des parties belligérantes, la Belgique, je le répète, manquerait à ses devoirs de neutralité, et le gouvernement belge à ses devoirs d'impartialité, en donnant au mouvement italien, non pas, il est vrai, un appui matériel, mais un appui moral.

Or, messieurs, un appui moral, partant d'une nation libre et éclairée comme la Belgique, lorsqu'il est prématuré, lorsqu'il n'est pas dicté par les devoirs impérieux de la neutralité, est un fait grave, et pour ma part, je dois le repousser de toute la force de mes convictions.

M. De Fré. - Messieurs, les honorables membres de la droite qui sont venus attaquer l'acte de la reconnaissance de l'Italie, se sont laissé aller exclusivement à des préoccupations catholiques ; le discours de l'honorable M. de Theux et celui de l'honorable membre qui vient de se rasseoir le prouvent à la dernière évidence.

Je respecte les convictions catholiques de la droite ; mais je demande qu'on respecte aussi mes convictions libérales.

La violence avec laquelle cette grande révolution italienne a été attaquée dans cette enceinte, a dû produire dans l'âme des patriotes italiens une amère tristesse. Il est bon qu'à côté de ces voix hostiles, il y ait quelques voix amies et sympathiques.

Ce n'est donc pas un discours que je viens prononcer, je viens simplement faire acte de citoyen belge, acte d'homme libre. Je viens vous demander la permission de motiver mon vote.

Le gouvernement nous a fait voir quels étaient les motifs sérieux et puissants qui l'avaient engagé à reconnaître le royaume d'Italie ; il nous a fait voir que la reconnaissance du royaume d'Italie avait été commandée par l'intérêt même du pays ; qu'en ne reconnaissant pas le royaume d'Italie, il laissait sur le sol étranger nos nationaux sans protection, sans recours ; qu'en ne reconnaissant pas le royaume d'Italie, il fermait à nos industriels, à nos commerçants, à nos artistes, cet immense déboursé de la Péninsule italienne.

Il est à ma connaissance personnelle que le retard qui a été mis à la reconnaissance du royaume d'Italie a causé à l'industrie belge un grand préjudice ; nos fers et nos draps n'ont pas pu entrer dans ce pays. Mais j'écarte cet aspect matériel de la question.

Si je viens m'associer à l'acte du gouvernement, ce n'est pas seulement parce qu'il défend dans cette circonstance les intérêts du pays, mais parce que la reconnaissance de l'Italie est un hommage rendu à la souveraineté des peuples.

La Belgique libre est la consécration vivante de ce grand et fécond principe des sociétés modernes. Ces traités de 1815 que vous avez déchirés en 1830, l'Italie les a déchirés en 1860 ; et ce sont les vieux révolutionnaires de 1830, ce sont les honorables MM. Dumortier et de Theux qui viennent contester à l'Italie le droit de suivre leur exemple !

Ce spectacle, messieurs, est affligeant ; et, comme je vous le disais tout à l'heure, il y a autre chose que l'intérêt du pays qui dicte à la droite l'attitude qu'elle prend dans ce débat.

Il y a eu dans la droite une levée de boucliers, non seulement parce qu'il fallait attaquer le gouvernement, mais parce qu'il fallait outrager la révolution italienne.

On a contesté au peuple d'Italie ce droit que Dieu a inscrit dans la conscience de tout homme, le droit de vivre libre et de secouer la servitude partout où elle apparaît.

Gardez vos colères, messieurs ; nous garderons nos sympathies.

Je ne veux rien dire de désagréable aux honorables membres de la droite, mais il me semble que l'attitude que le parti catholique a prise dans cette question, lui fera perdre, en Europe et en Belgique, une grande partie de son prestige.

Déjà autour de nous, en Belgique, on se dit partout : Si le parti catholique était au pouvoir, le royaume d'Italie ne serait pas reconnu, et il en résulterait un immense préjudice pour le pays. Si le parti catholique était au pouvoir, le royaume d'Italie ne serait point reconnu, et notre bonne renommée libérale serait amoindrie ; la Belgique perdrait dans l'estime des peuples libres.

Le système que vous défendez et qui est inspiré par vos préoccupations catholiques qui ont percé dans tous vos discours, est contraire à l'intérêt du pays, contraire à la gloire de la patrie.

Messieurs, on vous a dit : Nous ne reconnaissons pas, nous ne pouvons pas, nous catholiques, qui aimons la liberté, reconnaître le royaume d'Italie, parce que la révolution italienne a détruit la liberté !

Et tout à l'heure, messieurs, tout à l'heure on est venu vous dire que la liberté de conscience n'existait plus en Italie depuis que la révolution italienne avait triomphé.

La liberté de conscience n'existe plus ?

Elle a donc existé !

Mais que dites-vous d'un régime où, au nom de l'intolérance religieuse, on volait des enfants à leur mère ? Voilà le régime que vous défendez !

Messieurs, ces scrupules de la liberté arrivent bien tard. Je ne veux pas dire de mal de la république de 1848 ; je ne veux pas dire de mal de l'empire français qui a suivi la république de 1848. Je ne le veux pas ; je ne le peux pas ici. Mais ce qui est certain, ce que l'histoire reconnaît, c'est que l'empire n'avait pas respecté les libertés de la république.

Or, si vous êtes conséquents, si ce que vous dites est vrai, vous auriez dû vous lever et attaquer le gouvernement d'alors, parce qu'il avait reconnu l'empire français. Vous ne l'avez pas fait. Et si vous attaquez aujourd'hui la reconnaissance du royaume d'Italie, c'est parce que le pape est au fond de ce débat, vous nous l'avez trop bien fait comprendre.

M. le ministre des finances vous a démontré que quand le gouvernement reconnaît un prince, il n'accepte pas les idées de ce prince. Mais je m'adresse à vous, et je dis que vos scrupules arrivent tard.

Messieurs, la révolution italienne, dit-on, c'est quelque chose d'épouvantable. Jamais dans l'histoire on n'a vu un pareil brigandage. Il y a eu trahison, il y a eu vol, il y a eu assassinat.

Je trouve la réponse à votre argument dans une œuvre de Macaulay.

Macaulay dit :

« Nous déplorons les excès qui accompagnent les révolutions, mais plus ces excès sont violents, plus nous avons la conviction qu'une révolution était nécessaire. »

Et appliquant ce principe à la révolution d'Angleterre, voici, messieurs, comment le grand historien répond à vos assertions.

« Les chefs de l'Eglise et de l'Etat ne récoltèrent que ce qu'ils avaient semé. Ils avaient interdit la liberté de discussion, ils avaient tout fait pour tenir les peuples dans l'ignorance de ses droits et de ses devoirs. (C'est l'histoire d'Italie.)

« La rétribution fut juste et naturelle. S'ils eurent à souffrir de l'ignorance populaire, ce fut parce qu'ils avaient eux-mêmes laissé la lumière sous le boisseau. Ils furent attaqués avec une aveugle fureur parce qu'ils avaient exigé une soumission également aveugle. »

Pour juger la révolution italienne il faut voir d'où elle est sortie.

Je ne veux lire, messieurs, qu'un passage d'un auteur qui résume la situation de tous les Etats italiens à la veille de 1859.

Un professeur de droit public en Italie, M. Diego Soria, dans l’Histoire générale de l’Italie, de 1846 à 1850, juge dans ces termes la situation d'où est sortie cette révolution violente que vous attaquez.

Après avoir rendu hommage aux libertés qui existent en Piémont, ensuite, parlant de tous les autres Etats de l'Italie, il dit :

« Qui pourrait recueillir tous les cris de douleur qu'on y élève et qui ne trouvent pas de réponse, sans avoir le cœur brisé ? Plus le bruit du monde se calme et achève de se perdre dans un silence de mort, plus les maîtres redoutables de cette terre se croient en sûreté. Mais combien cette assurance est éphémère !

« Si au milieu de ce silence, une seule plainte lamentable, un seul cri de colère s'élève, vous voyez les fossoyeurs couronnés craindre que tous les morts ne soient pas bien morts, que l'heure de la vengeance n'arrive, que tous ces tombeaux ne s'entrouvrent, s'abîment dans un gouffre, pour laisser surgir et briller sur leurs têtes des épées de feu. »

Messieurs, en admettant que cette révolution italienne eût commis tous les excès que vous lui attribuez, il faudrait s'en prendre à l'éducation que les gouvernements déchus ont donnée à ces populations soulevées.

(page 68) Si elles ont été cruelles, c'est qu'on les a élevées dans la cruauté : quand la tyrannie est forte, les moyens employés pour la renverser sont en raison des obstacles à renverser pour conquérir la liberté. Mais, messieurs, je conteste ces excès, je conteste qu'il y ait eu de ces violences abominables qui ne se sont jamais rencontrées dans l'histoire.

Et puis, que sont, d'ailleurs, ces excès d'un jour qui valent à un pays la conquête de sa liberté, de son indépendance, à côté de ces excès séculaires que vous semblez défendre ici et qui ne se perpétuent à travers les siècles que pour maintenir la servitude, que pour maintenir l'esclavage.

Messieurs, on a, dans le dessein sans doute de produire de l'effet sur les masses, on vous a parlé d'annexions et on nous a dit, à nous libéraux : « Puisque vous approuvez les annexions en Italie, vous approuvez lès annexions futures dont la Belgique serait victime. » Donc, messieurs, nous sommes partisans du système des annexions ! et c'est l'honorable M. Nothomb qui à particulièrement produit cet argument.

Il y a là une étrange aberration historique. Si, pour l'asservir, on voulait démembrer la Belgique, si l'on en donnait une partie à la France, une partie à la Hollande, une partie à la Prusse ; pourrait-on dire le jour où les membres dispersés de ce corps demeuré viendraient â se rejoindre, à se fusionner, que ce sont là des annexions ? Mais ce serait l'antique nationalité belge qui se reconstituerait dans des conditions meilleures. Pourrait-on dire, quand ces membres, dispersés par le despotisme étranger, se seraient réunis et auraient choisi un roi national pour les gouverner ; pourrait-on dire que ce roi serait un conquérant, venant envahir de malheureuses populations et s’imposant à elles malgré leurs sentiments et leurs vœux, pourrait-on dire qu’il a recours au vol et au brigandage pour réussir ?

Ne serait-il pas plus juste, au contraire, de dire que ce peuple, qi a chassé des maîtres étrangers, a reconquis ses droits légitimes, droits qu’on peut toujours revendiquer parce que contre l’ennemi la revendication est éternelle ?

Eh bien, cette hypothèse, c’est l’histoire réelle et trop véritable de l’Italie.

Que se passe-t-il aujourd'hui en Italie ?

Des provinces qui avaient été autrefois divisées par le despotisme des papes et des empereurs, se groupent, se réunissent en un faisceau pour constituer la grande nation italienne. Voilà ce que fait l'Italie, et vous venez nous parler d'annexions et toujours d'annexions !

Aussi, messieurs, je ne puis pas comprendre comment vous, qui connaissez l'histoire, vous puissiez reproduire sans cesse un pareil argument.

L'hypothèse que j'ai formulée tout à l'heure, ce fractionnement d'un pays pour l'asservir, c'est l'histoire de l'Italie. C'est contre ce fractionnement que l'Italie a lutté pendant trois siècles. La plus grande cause de ce démembrement, ce fut la cour de Rome, ce fut la papauté. J'en trouve la preuve dans un ouvrage d'un écrivain italien qui ne peut certainement pas être soupçonné de libéralisme. Voici ce que dit Machiavel :

« C'est à l'Eglise et aux prêtres que nous autres Italiens,, nous avons cette première obligation d'être sans religion et sans mœurs ; mais nous leur en avons une plus grande encore, qui est la source de notre ruine ; c'est que l'Eglise a toujours entretenu et entretient incessamment la division dans cette malheureuse contrée. Et en effet il n'existe d'union et de bonheur que pour les Etats soumis à un gouvernement unique ou à un seul prince comme la France et l'Espagne en présentent l'exemple.

« La cause pour laquelle l'Italie ne se trouve pas soumise à un gouvernement unique soit monarchique soit républicain, c'est l’Eglise seule, qui ayant possédé et goûté le pouvoir temporel, n'a eu cependant ni assez de puissance, ni assez de courage pour s'emparer du reste de l'Italie et s'en rendre souveraine. Mais d'un autre côté elle n'a jamais été assez faible pour n'avoir pu, dans la crainte de perdre son autorité temporelle, appeler à son secours quelque prince qui vînt la défendre contre celui qui se serait rendu redoutable au reste de l'Italie. »

Messieurs, c'est là de l'histoire, tous les grands hommes de l’Italie, tous les écrivains, tous les hommes d'Etat, tous les poètes, tous les artistes ont rêvé de cette unité qui vient de s'accomplirµ. C'est le sang, c'est la tradition même de l'Italie.

M. de Haerne. - Je demande la parole.

M. De Fré. - Eh bien, messieurs, savez-vous. comment on y a répondu à ce vœu séculaire de l'Italie ? De tous ces hommes de génie qui ont demandé l'unité italienne, les oppresseurs de l'Italie ont fait des martyrs ! Tous ces hommes ont subi la torture pour avoir voulu l'unité de l'Italie, pour avoir jeté dans toutes leurs œuvres ce mot magique de « hors l'étranger ! », mot que les mères apprenaient à leurs enfants, et qui a passé de siècle en siècle jusqu'à ce qu'un jour toutes ces douleurs, toutes ces aspirations de vingt générations passées, sont venus se glorifier dans la magnifique limité de trois hommes de génie dont je vous parlerai tout à l'heure.

Voici, messieurs, l'histoire de l'Italie par le martyre de ces grands hommes :

Dante, deux lois condamné à mort et sa maison rasée.

Arnauld de Bresse, brûlé vif.

Jean de Padoue, brûlé vif.

Savonarole, brûlé vif.

Platina et les académiciens de Rome, mis à la torture.

Machiavel, mis à la torture.

Spinula, noyé.

Bonfadio, auteur des Annales de Gênes, décapité, et brûlé.

Collenucio, étranglé.

Tibertus, décapité.

Carnesecchi, brûlé vif.

Paleario, brûlé vif.

Montalasio, étranglé.

Dominis, brûlé vif.

Giordano Bruno, brûlé vif.

Vanini, la langue arrachée et brûlé vif.

Campanella, mis sept fois à la torture et emprisonné vingt-sept-ans.

Scarpi, poignardé.

Berni, empoisonné.

Le Tasse, enfermé sept ans dans une loge de fous.

Galilée, mis à la torture et emprisonne à perpétuité.

Pallavicini, décapité.

Giannone, emprisonné vingt ans.

Tenevelli, fusillé.

Mario Pagano, pendu.

Conforti, pendu.

Voilà, messieurs, l'histoire de l'Italie par son côté le plus lugubre, je dirai le plus navrant ; voilà la démonstration la plus triste et la plus glorieuse de l'éternelle lutte pour l'unité italienne.

Soyez-en certains, le jour où les soldats de la nouvelle Italie se sont levés, le jour où l'heure du grand combat a sonné, ces âmes immortelles bénissaient les valeureux soldats de la cause italienne et les animaient de leur souffle puissant !

Messieurs, dans ce siècle-ci, en 1821, ni en 1832, ni en 1848, l’Italie n’a pu conquérir son unité, il a fallu des circonstances extraordinaires.

Ce fut en 1859 que se produisit en Italie un fait providentiel.. On y vit à la fois associés pour la même cause un grand homme d'Etat, M. de Cavour, un roi chevalier, Victor-Emmanuel, un grand capitaine, Garibaldi ; admirable trinité autour de laquelle se groupa toute une phalange d'hommes politiques distingués, mûris par l’expérience et à qui le malheur n'avait rien fait perdre de leur enthousiasme, et derrière eux une population frémissante, pleine de foi et d'héroïsme, marchant à la victoire ou à la mort. Ne reconnaissez-vous pas là la main de la Providence ?

Lorsque, après avoir examiné l'histoire.de l'Italie, qu'on ne peut jamais lire sans attendrissement, on se demande pourquoi depuis trois siècles il y a eu tant de tentatives infructueuses et tant de révolutions avortées, c'est parce que l'Italie n'avait jamais possédé les éléments nécessaires à sa délivrance. Il fallait, pour vaincre les grands obstacles qui se présentaient, des moyens supérieurs ; il fallait la réunion de trois hommes aussi grands par leur caractère que par leur intelligence ; il fallait un grand homme d'Etat pour plaider la cause italienne devant la diplomatie, de l'Europe ; il fallait un grand roi qui comprit son époque, les besoins de l'Italie, et qui voulût s'associer à son ministre ; • il fallait, à côté de ce grand ministre et de ce grand roi, un grand capitaine, électrisant le peuple, et qui portât en lui le courage d'un Gracques et la sérénité d'un Scipion.

Un grand capitaine pour vaincre l'ennemi, cela ne suffisait pas ; il fallait un grand homme d'Etat pour gouverner les provinces conquises, pour y consolider la victoire par une administration sage et intelligente ; niais ni Cavour, ni Garibaldi n'auraient réussi dans leur œuvre d’émancipation, sans un grand roi libéral qui avant la victoire était le représentant des aspirations unitaires de l’Italie, qui a empêché les divisions, qui concentrait tous les vœux ; il fallait un prince italien, non un étranger, afin que la victoire obtenue, il pût la sacrer, l’accepter et devenir le signe extérieur de la patrie, le représentant de l'unité italienne devant l’Europe monarchique. Ne reconnaissez-vous pas là la main de la Providence ?

Dans l’histoire de l'Italie, on trouve tantôt un grand homme d'Etat, tantôt un grand capitaine, mais à aucune époque ne s’est rencontré un groupe d’hommes aussi remarquables, réunissant autant de qualités (page 60) propres au but qu'ils poursuivaient en commun, jamais autant d'éléments supérieurs et nécessaires pour arriver à cette unité italienne poursuivie depuis trois siècles.

Et vous voulez faire opposition à la réalisation de cette grande unité italienne, poursuivie pendant des siècles et accomplie dans des conditions si merveilleuses ; vous voulez lui opposer une vaine protestation, et venez dire aux Italiens, émancipés : Rentrez dans l'esclavage, rentrez dans le sépulcre, il ne nous convient pas, à nous Belges, que vous en sortiez.

Voilà les doctrines que vous avez défendues.

Messieurs, l'honorable M. de Decker a cru faire une chose merveilleuse en venant parler ici du testament de Manin ; il vous a dit que Manin avait d'avance protesté contre ce qui se passe en Italie. C'est là une aberration historique. Ce qui s'est accompli en Italie, c'est la pensée, c'est la conception politique de Manin ; ce que voulait Manin, c'était l'unité italienne avec Victor-Emmanuel pour roi d'Italie, non seulement de la Lombardie mais de Naples, de toute la Péninsule.

Voilà ce que Manin voulait.

Lisons maintenant le passage de l'honorable M. de Decker, et prouvons-lui ensuite combien il s'est trompé. Voici le passage du discours de cet honorable membre : « Et Manin, le président de la république de Venise, cet homme que l'on a toujours représenté comme la figure la plus noble de l'émigration italienne, Manin, dans son testament, n'a-t-il pas protesté d'avance contre ce qui se fait aujourd'hui ? N'a-t-il pas dit qu'il a contribué à diriger le mouvement italien vers ce double but : l'expulsion de l'étranger du sol de l'Italie, la réunion dans un seul faisceau des intérêts généraux de la péninsule, mais en respectant l’autonomie et l'indépendance de toutes les nationalités qui la composent ? N'a-t-il pas dit qu'aller au-delà et constituer une unité factice, c'est se jeter tête baissée dans la guerre civile ? »

Ainsi, vous le voyez, d'après l'honorable M. de Decker, Manin voulait des Etats indépendants, et nous, en reconnaissant l’unité italienne, nous voulons le contraire de ce que voulait Manin ; Manin, ce président de la république de Venise, cet homme qui était un si grand patriote, qui devait mieux que nous connaître les besoins de l'Italie, est de l'opinion de M. de Decker. Or, messieurs, voici ce que Manin a écrit dans une lettre publiée par la Presse, de Paris, le 22 mars 1854.

« Le but que nous nous proposons, ce que nous voulons tous sans exception, le voici : indépendance complète de tout le territoire italien ; union de toutes les parties de l'Italie, en un seul corps politique. »

Après la guerre de Crimée, Manin publie à Londres, à Paris et à Turin des déclarations dans lesquelles on lit : « Fidèle à mon drapeau d'indépendance et d'unification, je repousse tout ce qui s'en écarte. Si l'Italie régénérée doit avoir un roi, ce ne doit être qu'un seul et ce ne peut être que le roi de Piémont. »

Au mois de septembre 1856, il écrivait : « J'accepte la monarchie, pourvu qu'elle soit unitaire. La monarchie piémontaise, pour être fidèle à sa mission, doit toujours avoir devant les yeux le but final : l'indépendance et l'unification de l'Italie.

« Elle doit profiter de toute occasion... qui lui permet de faire un pas en avant dans la voie qui conduit à ce but.

« Elle ne doit par aucun traité, et sous aucun prétexte, faire aucun pas rétrograde ou divergent.

« Elle doit éviter tout ce qui... lui pourrait lier les mains ; s'abstenir de tout accord arec les perpétuels ennemis de l’Italie, l'Autriche et le pape ; sous aucun prétexte, ne prendre part à des traités qui confirment et reconnaissent les positions territoriales et politiques qu'elle est appelée à détruire. »

Et l'on invoque l'autorité de Manin contre nous, contre l'unité italienne, et l'on dit que Manin voulait des Etats indépendants !

« La monarchie piémontaise doit se maintenir le noyau, le centre d'attraction de la nationalité italienne. »

Ecoutez, messieurs, car c'est très beau ; non seulement, cela sert de réfutation à l'honorable M. de Decker, mais c'est une belle page écrite par un grand homme :

« Quand la grande bataille de l'affranchissement national sera entamée, elle y doit prendre part résolument, et ne pas déposer l'épée avant que l'Italie ne soit faite, risquant sans hésitation de perdre le trône de Piémont pour conquérir le trône d'Italie. »

Voilà Manin. Et l'on oppose Manin aux Italiens, on l'oppose au gouvernement, on l'oppose à nous, et toutes les exagérations qui ont été débitées et tous ces outrages contre l'unité italienne, on les couvre du nom de Manin.

En novembre 1856, la question de Naples fut ravivée par un redoublement de tyrannie de la part du gouvernement napolitain. Manin propose le refus de l'impôt, et si le gouvernement ne donne pas satisfaction aux besoins méconnus, il propose l'insurrection. Et voici, messieurs, ceci est remarquable, ceci répond à cette idée que la prise de Naples constitue une annexion, voici ce que Manin dit : « A Naples Poërio ministre ou Victor-Emmanuel roi. »

II résume ainsi par une phrase la pensée unitaire de l'Italie, voulant une grande monarchie qui devait comprendre le royaume de Naples.

Messieurs, j'aurais d'autres objections à rencontrer, mais je veux finir. Je terminerai en répondant encore à un des honorables membres de la droite qui nous a dit : Prenez garde et craignez, en approuvant la révolution italienne, de devenir des révolutionnaires.

C’est encore l'honorable M. de Decker qui nous annonce cette sinistre prophétie.

Messieurs, s'il y a une vérité démontrée par l'histoire, c'est que ce sont, dans tous les temps, les partis rétrogrades et catholiques qui, en refusant des réformes, ont amené des révolutions. Prenez l'histoire d'Angleterre, prenez l'histoire de France, prenez l'histoire d'Italie. Quand voyez-vous arriver les révolutions ? Lorsqu'on n'a pas voulu, par des réformes, donner satisfaction aux besoins de l'époque, aux besoins moraux des populations.

Depuis 1688, pas une goutte de sang n'a été versée en Angleterre ; pas un cheveu d'homme libre n'a été dérangé. Pourquoi ? Parce que, quand un besoin naît, on lui donne satisfaction.

Est-ce ainsi que vous avez agi en Italie ? Je laisse là les remontrances de vos hommes d'Etat, de vos grands hommes et de vos poètes, mais je vais vous parler de quelque chose de plus sérieux.

En 1856, dans ce congrès de Paris, à cette même séance où M. le comte Walewski avait critiqué les libertés de la presse en Belgique, lorsqu'on voulut s'occuper de l'avenir de l'Europe, de la paix publique en Europe, et qu'on tourna les yeux vers cette péninsule italienne, M. Walewski, lord Clarendon et M. le comte de Cavour au nom de la paix publique, demandèrent à l'Italie de se départir un peu de son régime de tyrannie, de créer un régime intérieur compatible avec les besoins de l'époque, afin d'éviter cette révolution qui a éclaté en 1860, afin de maintenir sur leurs trônes ces gens qui se croyaient nés pour opprimer des peuples.

Eh bien, comment a-t-on répondu à la diplomatie ? Vous savez la fière note que le roi de Naples envoya à la France. Vous savez ce que l'Autriche a répondu.

Vous savez ce que Rome a répondu : « Non possumus », je ne le puis pas.

Messieurs, M. de Montalembert, répondant au nom du parti catholique en Europe, disait à la diplomatie : Vous prétendez imposer au pape !

Est-ce le gouvernement représentatif... mais le chef de l'Eglise perdrait sa liberté ; de sorte, messieurs, que la question se trouvait posée en Italie, posée ainsi : Ne sera-t-il pas désagréable aux oppresseurs de l'Italie, de ne plus opprimer leurs peuples ? Vous n'aurez pas la liberté, vous resterez dans la servitude. Cet insolent défi jeté à des populations intelligentes a produit une fermentation générale. Cette fermentation s'est accrue, et vous vous étonnez lorsque vous avez chargé le ciel d'électricité, vous vous étonnez que la foudre éclate, et quand la foudre éclate, quand la révolution arrive, vous êtes comme des enfants qui jouent avec le feu, et s'y brûlent ; puis vous vous lamentez et vous vous en prenez à ceux qui avaient voulu éteindre le feu pour prévenir l'explosion.

Vous vous en prenez à nous, libéraux, qui avons voulu toujours par des réformes prévenir les révolutions !!!

Messieurs, la moralité qui ressort de cette discussion, c'est que par les protestations produites ici, le parti catholique a prouvé qu'il n'a plus ni le sens ni l'intelligence des événements. Ni en Belgique, ni en Italie, ni en France, vous ne gouvernerez plus ; vous n'êtes pas dans la voie où l'humanité marche ; pour la conduire il faut comprendre ses besoins, ses besoins matériels et ses besoins moraux ; vous ne les comprenez pas, vous êtes des aveugles qui voulez conduire des clairvoyants : cette discussion l'a parfaitement établi. On ne s'arrêtera pas à vos protestations, et chacun ne reconnaîtra qu'une chose, votre impuissance ; l'heure de votre mort a sonné !

- La séance est levée à quatre heures trois quarts.