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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 13 février 1863

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1862-1863)

(page 375) (Présidence de M. E. Vandenpeereboom, premier vice-présidentµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M, Thienpont, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

Il donne lecture du procès-verbal de la séance précédente.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

Il présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.

« Le sieur Legon, ancien militaire, demande, une augmentation de pension ou bien la pension de 250 fr. en qualité de combattant de 1830. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« La veuve Crabbé demande que son fils Justin, milicien de la levée de 1862, soit libéré du service. »

- Même renvoi.


« Le sieur Verhaert prie la Chambre de voter un crédit pour améliorer la position des secrétaires communaux. »

- Même renvoi.


« M. Goblet, obligé de s'absenter, demande un congé. »

- Accordé.


« M. de Renesse, obligé de s'absenter, demande un congé. »

- Accordé.

Projet de loi portant le budget du ministère de l’intérieur de l’exercice 1863

Discussion du tableau des crédits

Chapitre XVII. Enseignement primaire

Discussion générale

M. le président. - La Chambre est arrivée au chapitre XVII (enseignement primaire).

« Art. 98. Inspection civile de l'enseignement primaire et des établissements qui s'y rattachent. Personnel : fr. 36,600. »

La parole est à M. Hymans.

M. Hymans, rapporteur. - Messieurs^ la Chambre a renvoyé à l'examen de la section centrale l'amendement de M. Guillery qui tend à porter à la somme de 2 millions le crédit demandé à l'article 101, littera C, pour le service annuel de l'instruction primaire.

L'honorable M. Guillery, invité à développer dans le sein de la section centrale son amendement qui n'avait pu être développé dans le sein de la Chambrera déclaré s'en référer aux considérations qu'il a présentées l'année dernière dans la discussion du budget. D'après l'honorable membre, la situation ne s'est pas sensiblement modifiée depuis l'année dernière. L'enseignement primaire n'est pas dans un état satisfaisant ; les écoles et les instituteurs font défaut dans beaucoup de communes ; ces derniers enfin n'ont pas, d'après l'honorable M. Guillery, la position qu'ils devraient occuper dans un pays comme la Belgique.

M. le ministre de l'intérieur, de son côté, a déclaré que la somme portée au budget était suffisante pour parer aux besoins actuels. L'enseignement primaire est essentiellement communal, et l'Etat n'intervient que pour suppléer à l’insuffisance constatée des ressources communales et provinciales.

Depuis le vote du dernier budget, un crédit supplémentaire de 345,000 francs a été voté par la Chambre, et réparti entre les provinces, surtout en vue d'améliorer le sort des instituteurs primaires. D'autres mesures ont été prises. Un crédit d'un million a été voté pour construction de maisons d'écoles. Par un règlement général du 10 janvier dernier, certaines mesures ont été prescrites dans l'intérêt des instituteurs. Enfin, le gouvernement ne néglige aucune occasion de témoigner ses sympathies à la cause sacrée de l'instruction populaire.

M. le ministre ne croit pas, du reste, devoir accepter un crédit dont il ne pourrait justifier l'emploi. Si les sommes votées cette année ne sont pas suffisantes, de nouveaux crédits supplémentaires seront demandés, avec l'indication détaillée de leur application.

Dans la discussion à laquelle s'est livrée ensuite la section centrale, un membre a déclaré qu'à son avis, il ne fallait pas grever davantage les budgets communaux, qui supportent déjà de lourdes charges du chef des dépôts de mendicité, du domicile de secours, et de l'entretien de la voirie vicinale.

Un membre a répondu que ce n’est pas toujours le défaut de ressources qui est la cause de l'insuffisance de concours des communes pour l'enseignement primaire, et qu'un contrôle sérieux, des mesures administratives, autres que le vote de crédits considérables pourront aider puissamment à développer l'instruction dans les masses.

La section centrale, par trois voix contre deux et une abstention, a rejeté l'amendement de M. Guillery et propose par conséquent le vote du chiffre porté au budget.

(page 399) M. Guilleryµ. - Messieurs, comme vous venez de l’entendre, l'augmentation proposée consiste à porter l'allocation qui figure, littera C de l'article 101, de 1,677,352 fr. 37 c. à 2 millions de francs, pour subsides à accorder aux communes du chef de l'instruction primaire. L'augmentation que je propose est donc d'un peu plus de 300 mille fr.

La section centrale s'étonne de ce que l'on propose au gouvernement de lui donner plus qu'i1 ne demande. Cela se résume à s'étonner de ce qu'il existe une initiative parlementaire.

La proposition que je fais, et je m'empresse de déclarer qu'elle n'est qu'une somme insignifiante auprès de ce que je désirerais voir allouer pour l'enseignement primaire, si cette proposition, dis-je, était une critique, je le regretterais puisqu'elle s'adresserait à l'un des hommes qui ont montré le plus de dévouement et de dévouement intelligent à un grand intérêt social, mais je n'en ferais pas moins mon devoir ; j'adresserais des critiques à mes amis comme j'en adresserais à mes adversaires. Je crois devoir signaler au gouvernement, lorsqu'il y va de l'avenir du pays comme de l'avenir du parti qui est aux affaires, les écueils qui sont sur sa route ; je m'appuierais pour le faire sur d’illustres exemples ; je pourrais citer les hommes les plus distingués du parlement, du ministère, qui ont donné l'exemple de cette indépendance consciencieuse, qui poursuit une réforme avec toute l'énergie de la conviction, sans prêter au soupçon de blâmer les hommes qui sont au pouvoir, et de les accuser de manquer à leurs devoirs.

Ce que nous devons avant tout au pays, c'est la conscience dans l'exécution du mandat qui nous est confié.

Mais il s'en faut de beaucoup, messieurs, que la proposition que j'ai l'honneur de faire soit, en quoi que ce soit, ni un acte d'opposition, ni un blâme, ni la moindre critique.

Comme je l'ai déjà déclaré, et comme rapporteur de la section centrale et dans le discours que j'ai prononcé dans cette Chambre à propos du projet de loi portant allocation d'un crédit extraordinaire d'un million pour construction de maisons d’école, on ne saurait assez féliciter l'honorable ministre de l'intérieur des mesures qu'il a prises en faveur de l'enseignement primaire.

On ne saurait assez le féliciter de l'intelligence qu'il y a mise et j'ajouterai de la bienveillance toute paternelle avec laquelle il a traité en particulier les instituteurs.

Ce que je propose est à la fois un vote sympathique pour l'enseignement du peuple et un acte de confiance pour le ministre.

Et en quoi, messieurs, pourrait-on mieux témoigner sa confiance à l'un des chefs du pouvoir exécutif, qu'en augmentant les crédits qui lui sont confiés, alors surtout que ces crédits, par leur nature, doivent être répartis, je ne dirai pas suivant son bon plaisir, mais d'après les règles que lui-même doit tracer et peut modifier à sa guise ?

C'est donc un vote de confiance, parce que j'ai la persuasion que l'honorable ministre à qui je n'ai qu'une chose à dire, c'est : soyez un peu plus hardi, ayez un peu plus de confiance dans notre dévouement à l'enseignement primaire ; vous avez toujours vu adopter à l’unanimité tout ce que vous avez proposé ; allez un peu plus loin, et s'il y a au sein de la Chambre quelques retardataires, le mal n'est pas grand, car vous avez toujours une majorité suffisante ; je suis persuadé, dis-je, que l’honorable ministre saura employer les fonds mis à sa disposition et s'inspirer des idées qui auront dicté le vote de la Chambre.

Du reste, messieurs, cette initiative parlementaire n'a rien d'insolite ni dans cette Chambre, ni dans aucun pays constitutionnel.

Déjà la Chambre a donné l'exemple d'une initiative semblable, lorsque, sur la proposition de la section centrale, elle a porté à un million le crédit affecté à la voirie vicinale.

Là encore on est allé au-delà des demandes du gouvernement ; cette fois, il est vrai, le gouvernement s'était rallié à la proposition de la section centrale.

De même dans les questions d'impôt, les membres de la Chambre ont pris l'initiative de réductions d'impôt et de réductions de péage, bien que les recettes du trésor en fussent diminuées et que l'équilibre financier pût en être plus ou moins compromis.

De même, messieurs, en Angleterre, qui est le pays classique des règles parlementaires, là où nous allons souvent chercher les exemples de la pratique large et intelligente des gouvernements libres, ce fut sur la proposition de sir John Paddington depuis membre du ministère Derby, que fut votée une motion ainsi conçue et qui vous montrera, messieurs, que l'Angleterre doit à l'initiative parlementaire les améliorations introduites dans l'enseignèrent du peuple.

« Une adresse sera présentée à Sa Majesté, afin qu'elle veuille bien nommer une commission charge d'examiner la situation de l'instruction du peuple en Angleterre, et de faire un rapport sur les mesures qu'i y aurait à prendre pour mettre à la portée de toutes les classes un enseignement élémentaire, à bon marché et basé sur de bons principes. »

La motion fut appuyée par les premières illustrations du parlement anglais, par ceux qui en connaissent le mieux les traditions, par lord Stanley et lord John Russell. Elle fut adoptée par 110 voix contre 49.

Cette commission, messieurs, nommée par la reine sur la demande de la chambre des communes, prépara le grand travail qui, aujourd'hui, sort de base à l'amélioration de l'enseignement primaire en Angleterre.

Après trois ans d'enquête, cette commission, dans un pays de liberté par excellence, dans un pays où l'intervention du gouvernement est si difficilement accordée, si peu demandée et même si peu acceptée, la commission déclara qu'elle avait été unanime à réclamer l’intervention du gouvernement ; il n'y eut dissentiment que sur le mode d'intervention.

C'est à la suite du rapport fait par la commission que fut créé le corps des inspecteurs pour lesquels fut votée une somme de 50,000 liv. sterling. La chambre des communes, comprenant combien il est important, essentiel, en matière d'enseignement primaire, de faire intervenir l'Etat, comprenant, après une longue discussion, où furent entendus les partisans de tous les systèmes, que l’initiative privée, l'initiative communale, l'initiative du clergé, que tout cela est inefficace, non seulement décréta la création d'un corps d'inspecteurs, mais voulut leur donner le pouvoir de fermer les écoles et de suspendre les instituteurs.

La chambre des lords n'admit pas ce principe ; elle admit cependant le corps des inspecteurs et le principe de l’intervention de l’Etat dans de larges proportions.

L'enseignement fut subordonné à l'inspection et les subsides de l'enseignement primaire qui prirent naissance seulement en 1832, qui en 1839 n'étaient que de 30,000 liv. sterl., furent portés en 1860 à 798,167 liv. sterl., pour la Grande-Bretagne et à 270,722 liv. sterl. pour l'Irlande, ensemble 1,068,889 liv. sterl., c'est-à-dire plus de 25 millions de francs.

En 1863 le subside est de 1,153,023 liv. sterl. tel qu'il est constaté par le budget que je tiens à la main.

Ainsi, messieurs, sur l’initiative de membres du parlement, en dehors de l'initiative gouvernementale fut établi en Angleterre le grand système de l'intervention de l'Etat en matière d'enseignement primaire. Le crédit fut successivement augmenté et le gouvernement, s'inspirant de l'idée généreuse adoptée par le parlement, sut le seconder avec le plus grand zèle.

En Belgique, messieurs, l'initiative parlementaire est-elle déplacée dans la question qui nous occupe ? Je veux répondre une fois encore à ce que, malheureusement, on rencontre souvent dans nos discussions, une malheureuse propension à faire descendre le débat des hauteurs où le place le sujet lui-même jusqu'à des questions de personnes.

Dans la question qui nous occupe, y a-t-il lieu pour la Chambre d'intervenir ? Je crois que oui. Je crois que oui, parce que tout en louant, comme je dois le faire, je ne puis pas ne pas louer ce qui est bien, je ne puis pas ne pas louer le zèle, et la bonne volonté, - tout en louant ce que le gouvernement a fait jusqu'aujourd'hui, dans ma conviction, l'on doit faire davantage. Il faut que l'on sorte de l’ornière dans laquelle on est depuis 1842, sous peine de ne pas aboutir, de ne pas plus aboutir dans vingt ans que nous n'avons abouti en vingt ans.

Le gouvernement, messieurs, par une mesure très sage, a amélioré la position des instituteurs, et le Moniteur du 14 janvier contient un arrêté royal, plus une circulaire de M. le ministre de l'intérieur aux gouverneurs, qui montrent avec quelle sollicitude il s'est occupé de ce sujet.

les traitements des instituteurs, vous le savez, sont à charge des communes. Mais le gouvernement croit devoir tracer aux gouverneurs une règle générale que les communes suivront autant que possible et qui servira de base à la répartition des subside.

Le maximum des traitements sera de 800 fr. pour la première classe, de 700 fr. pour la seconde, de 600 fr. pour la troisième. Les écoles sont divisées en trois catégories.

le traitement, plus le casuel, en un mot tout ce que touche l'instituteur, est fixé au minimum de 1,050 fr. pour la première classe, à 950 fr. pour la seconde, à 850 pour la troisième.

De plus les traitements sont payables par mois. C'est là une mesure très sage et qui apporte une notable amélioration à la position des instituteurs. Le gouvernement a ainsi fait droit à une demande qui avait été produite par l'honorable M. Hymans, je crois, au sein de cette Chambre.

Certainement, messieurs, c'est beaucoup, il y a là un progrès ; mais, comme j'ai eu l'honneur de le dire l'année dernière déjà, ce que je (page 400) demande pour les instituteurs, ce n'est pas seulement une amélioration de position, c'est un changement de système.

Suivant moi, l'instituteur est un fonctionnaire déclassé. Il faudrait adopter une règle nouvelle.

Si l'on se rend compte de l'importance de ses fonctions dans l'Etat, du rôle qu'il joue dans tout ce qui concerne l'avenir de la société, si l'on tient compte de ce que ces hommes peuvent faire de bien et de mal, suivant qu'ils auront été heureusement choisis, si l'on tient compte que les générations peuvent être infectées de vices ou peuvent être améliorées par l'exemple et les préceptes du bien, suivant que les choix sont malheureux ou sont heureux, évidemment l'instituteur n'est pas un fonctionnaire public ordinaire ; l'instituteur n'est pas un homme qui travaille pendant un certain nombre d'heures et qu'il faille payer pour cela. L'instituteur remplit une mission sacrée ; il doit avoir dans la commune une position de premier ordre, c'est-à-dire qu'il doit inspirer le respect à tous, et sa position doit être, non pas brillante, il n'est pas question de rien de brillant pour des hommes aussi modestes, mais assez assurée pour qu'il puisse élever honorablement sa famille, pour qu'il ne paraisse pas être le serviteur de ceux dont il doit être l'égal.

Ainsi donc, je crois qu'en fait de traitement il faut aller plus loin.

Mais ce n'est là qu'un des petits côtés de la question, une des mille choses qu'il y a encore à améliorer en matière d'enseignement primaire.

Je prévois une objection : on me dira : Mais vous venez demander que l'Etat intervienne pour une somme plus considérable dans l'enseignement primaire. Vous oubliez le premier mot de la loi de 1842, c'est que l'instruction primaire est essentiellement communale. C'est aux communes à pourvoir à l'enseignement primaire. Le gouvernement ne vient qu'en cas d'insuffisance de fonds donner une aide, un subside.

Oui, messieurs, l'enseignement primaire est essentiellement communal d'après la loi de 1842. Mais il y a une loi au-dessus de la loi de 1842, qui dit que l'enseignement primaire est social, que de l'enseignement primaire dépendent l'avenir de la société, la corruption du peuple, son ignorance ou son instruction et sa moralité. La question de l'enseignement primaire est celle-ci : Voulez-vous laisser à l'état de barbarie une notable partie de la nation, ou voulez-vous l'en faire sortir ?

Eh bien, en présence de questions si grandes, je ne me demande pas si l'enseignement primaire est essentiellement communal ; je ne m'enquiers pas des règles qui sont tracées par la loi et par des arrêtés royaux ; mais je dis que si la loi est impuissante, il faut la modifier, elle et tous les arrêtés royaux qui lui font cortège.

.M. Dechamps. - Je demande la parole.

M. Guilleryµ. - Ce qu'il faut avant tout, c'est que la société ne reste pas en retard de remplir le devoir social qui lui incombe.

Messieurs, si on voulait nous maintenir sur le terrain de la loi de 1842, l'honorable membre qui demande la parole m'y amène naturellement, je citerais les paroles prononcée, j'allais dire par l'auteur, mais en présence de l'honorable M. Dechamps, je dis par l'un des auteurs de la loi de 1842, par l'honorable M. Nothomb. Voici ce que disait l'honorable ministre de l'intérieur dans une circulaire du 9 avril adressée aux gouverneurs des provinces :

« Le législateur a placé, dans l'article 6 de la loi, le programme de l'instruction que le peuple a le droit de réclamer da ceux qui sont chargés de veiller à ses intérêts : minimum de connaissances que l'Etat, de son côté, peut aussi légitimement exiger de tous les citoyens. »

Eh bien, cette lettre de change que vous aviez signée en 1843, elle est protestée aujourd'hui. Ce que le peuple a le droit de réclamer, il l'a réclamé et il ne l'a pas obtenu.

Je prouverai par les enquêtes officielles, par tous les documents qui peuvent être invoqués, que cette promesse n'a pas été tenue. Je l'ai dit je le répète et je le répéterai toujours : je n'accuse pas les hommes qui ont été ou qui sont au pouvoir ; je n'accuse pas plus l'honorable M. Nothomb à qui, au contraire, on doit une véritable reconnaissance pour avoir fait une tentative sous la forme de la loi de 1842 ; je ne l'accuse pas plus que ses successeurs ; mais j'accuse la nécessité des choses ; j'accuse le malheur des temps ; mais je constate les faits parce que, pour guérir le mal, il faut avoir le courage de sonder la plaie.

La statistique des miliciens nous donne un aperçu de ce qu'est l'enseignement primaire en Belgique.

En 1861, d'après la statistique officielle, il y avait 31.53 p. c. de miliciens ne sachant ni lire, ni écrire, ni compter, c'est-à-dire ne sachant rien, alors que d'après la loi de 1844, d'après la circulaire de l'honorable M. Nothomb, ces hommes ont le droit de savoir lire, écrire et calculer, connaître le système des poids et mesures, ainsi que les éléments de la langue française ou de la langue flamande. Le chiffre était en réalité de 14,158 sur 44,894, c'est-à-dire 14,158 martiens ne sachant rien de rien.

Voyons combien sur ces 44,894 miliciens, il y en avait sachant lire, écrire et compter, sachant ce qu'ils ont le droit et le devoir de connaître ; il y en avait 15,000, c'est-à-dire à peu près un tiers.

Voilà, messieurs, l'état de l'enseignement primaire en 1861, constaté sur 50,000 miliciens qui étaient sortis des écoles primaires depuis 6 ou 7 ans.

Tel est donc le résultat de l'enseignement primaire, aujourd'hui même, dans la population masculine.

Voulez-vous, messieurs, descendre un peu dans les classes inférieures ? La première réflexion qui vous frappera, c'est que ce chiffre de 31 p. c. d'ignorance complète, c'est le chiffre de tous les miliciens, y compris les miliciens appartenant à la classe aisée. Or, quel sera le résultat si l'on ôte les classes aisées et si l'on recherche l'état de l'instruction uniquement dans la classe ouvrière ? J'ouvre l'enquête faite par ordre du gouvernement sur la condition des classes ouvrières, et voici ce que j'y' trouve :

Les renseignements relatifs à l'instruction n'ont été fournis que pour un petit nombre d'industries ; néanmoins voici le relevé de ce qui a été recueilli.

Ouvriers ne sachant ni lire ni écrire : 9,274

Ouvriers sachant lire et écrire imparfaitement : 3,571

Ouvriers sachant bien lire, écrire et calculer seulement : 1,468

Il résulte de ces données que, sur mille ouvriers des deux sexes employés dans ces ateliers, il y en a 648 qui ne savent ni lire ni écrire ; 249 qui savent lire et écrire imparfaitement, et 103 seulement, ou 1/10me sachant lire, écrire et calculer ; un dixième pour lequel on a payé la lettre de change souscrite en 1842.

Si l'on prend à part les ouvrières, il y en a, sur mille : 722 qui ne savent ni lire, ni écrire ; 228 sachant lire et écrire imparfaitement ; et 50 seulement ou un vingtième sachant lire, écrire et calculer. Et, chose plus déplorable encore, il se trouve que les ouvriers de moins de 16 ans sont plus ignorants que ceux qui ont dépassé cet âge.

La chambre de commerce de Bruxelles, - vous voyez, messieurs, que je cite des autorités compétentes et l'on n'accusera certainement pas ce collège, composé d'industriels considérables, de venir à plaisir exagérer l'ignorance des classes ouvrières, - la chambre de commerce de Bruxelles constate que, dans la classe la plus nombreuse, celle des dentellières, il y a si peu de ces ouvrières qui sachent lire et écrire, qu'on n'a pas pu lui indiquer la moindre proportion. Et, plus loin, elle dit : « Il est fâcheux d'avoir à constater que sur 518 ouvriers qui forment le personnel d'un établissement industriel, 263 ne savent ni lire ni écrire, 249 ne savent lire et écrire qu'imparfaitement ; et 8 seulement savent lire, écrire et compter. Huit sur 518 ! Ici il n'y a plus de proportion à établir. Et notez que de ces 8 sur 518, il n'y en a que deux qui possèdent quelques notions de dessin ; ce sont des mécaniciens.

Je termine ces citations, messieurs, par ce que dit la société de médecine de Gand. Vous savez, messieurs, avec quel soin l'instruction primaire a été organisée dans la ville de Gand ; c'est une ville qui, sous ce rapport, peut être citée comme modèle. Eh bien, le résultat le voici : la société de médecine de Gand montre d'abord, dans son mémoire, combien l'instruction est peu répandue parmi les ouvriers manufacturiers : sur mille ouvriers, dit-elle, elle en a trouvé 790 dépourvus de toute instruction ; 61 ayant su lire et écrire mais l'ayant oublié ; 101 sachant lire et écrire imparfaitement et 48 - 48 sur 1,000 ! - sachant lire, écrire et chiffrer.

Voilà, messieurs, d'après tous les documents que j'ai pu consulter, et quelques-uns d'entre eux sont tout à fait récents, l'état de l'enseignement primaire en Belgique.

Le système de l'enseignement communal, le système de la loi de 1842 le système que nous suivons est donc jugé. Après vingt années de pratique, voilà le résultat auquel nous sommes arrivés.

L'article premier de la loi de 1812 dit qu'il y aura un enseignement primaire dans toutes les communes, mais suffit-il de la promesse ? Louis XIV en 1698 avait dit que tous les enfants devraient fréquenter les écoles primaires, mais le principe est resté à l'état de théorie, sauf les petits huguenots qu'on envoyait aux écoles primaires pour les convertir au catholicisme. Quant au peuple lui-même, dont Sa Majesté s'occupait très peu à la vérité, il est resté complètement oublié.

Vous aurez beau dire : Il y aura un enseignement primaire ; les enfants sont obligés d'aller aux écoles ; cela ne suffit pas, c'est l'exécution qu'il faut, c'est à l'exécution que je vous convie.

Le moment est venu pour le pays, pour la Chambre, pour tous ceux qui s'occupent de l'avenir de la société, d'examiner ce que nous avons (page 401) fait depuis 30 ans, de nous demander, comme on s'est demandé en Angleterre en 1853, quel est notre bilan. Nous connaissons les moyens employés, voyons les résultats obtenus, faisons une enquête sérieuse, dût-elle durer trois ans comme l'enquête anglaise.

Il y a des villages possédant des écoles, mais des écoles qui sont inhabitables, où tout est à faire, en réalité.

Il faudrait tâcher de savoir quel est l'état de l'instruction primaire, la capacité, la moralité des instituteurs, en un mot faire un rapport complet sur l'état de l'enseignement primaire et sur ses résultats ; il faudrait savoir aussi combien d'enfants fréquentent les écoles primaires, combien de temps ils les fréquentent, et combien d'enfants ne les fréquentent pas.

Il faudrait aviser au moyen, après avoir enseigné les enfants du peuple, après leur avoir donné l'enseignement qu'ils doivent avoir, l'enseignement que prescrit l'article 6 0 de la loi de 1842, il faudrait trouver le moyen de leur conserver les connaissances acquises. Vous avez vu par la lecture d'un passage que j'ai donnée tout à l'heure que beaucoup d'ouvriers ont déclaré avoir su lire et écrire et l'avoir oublié ; de même, M. Louis Reybaud, chargé par l'Institut de France de faire une enquête sur l'état de l’enseignement primaire, a constaté que beaucoup d'adultes avaient oublié le peu qu'ils avaient appris.

Voici ce qu'il dit à ce sujet :

« Dans le cours d'enquêtes récentes que l'Institut a bien voulu me confier, j'en ai fait moi-même l'épreuve sur quelques villages, non de l'ouest et du midi, que des dialectes particuliers tiennent forcément en retard, mais de la partie de la France qui parle le plus habituellement notre langue. J'ai été surpris et affligé de voir combien peu d'individus au-dessus de vingt ans y savaient lire et écrire ; on les citait comme des exceptions. Parmi les illettrés, je pus m'en assurer, plusieurs avaient passé par les écoles. En Angleterre, dans les comtés de Lancastre et d'York, en Ecosse, dans le comté de Lanarck, j'ai continué cette recherche : sur tous ces points, elle m'a présenté des résultats plus favorables. »

Eh bien, pourquoi n'en est-il pas de même en Angleterre ? C'est qu'à côté de cet enseignement primaire qu'on organise avec tant de zèle par voie de subsides en provoquant l'initiative individuelle, en l'excitant par des subsides, mode excellent que je veux bien voir continuer, se trouvent les écoles du dimanche et du soir, véritable bienfait pour l'ouvrier, d'abord en ce qu'il développe son intelligence et lui permet de conserver les connaissances acquises, et ensuite parce qu'il lui donne un noble emploi de ses loisirs, en substituant à des plaisirs grossiers les plaisirs de l'intelligence qui ont pour l'ouvrier plus de séduction qu'on ne le suppose.

On ne peut se faire une idée des séductions qu'il trouve à des lectures, ou à des leçons faites par des hommes intelligents qui déroulent devant lui les grands principes de l'économie politique, des lois qui règlent les salaires, sa vie de tous les jours, ses rapports avec la société, avec son patron, avec ses camarades ; il est avide de ces connaissances. Lui donner occasion de les acquérir est une œuvre philanthropique, une œuvre utile à la société, une œuvre morale. En Angleterre, les écoles du dimanche s'élevaient, d'après l'enquête à 33,872, et elles étaient fréquentées par 2 millions 411 mille élèves.

Le nombre des écoles du soir n'était que de 2,036 fréquentées par 181 mille élèves.

C'est donc vers les écoles du dimanche, le jour où les ouvriers ont du loisir, que se sont portés les efforts des particuliers, du clergé qui en Angleterre s'occupe tant d'instruction, des paroisses et du gouvernement qui dirige leurs efforts.

Il y a là une grande mission à remplir pour le gouvernement. J'accorderai volontiers que l'enseignement primaire est communal légalement parlant, qu'il doit rester communal, qu'il faut avoir foi dans l'initiative privée, que l'enseignement de l'Etat ne doit venir qu'à défaut de l’enseignement privé. S'il y a un enseignement primaire, un bon enseignement s'entend, je ne demanderai pas au gouvernement d'intervenir.

Mais le gouvernement doit diriger, encourager les efforts privés, par des subsides, indiquer la voie dans laquelle on doit marcher. Il ne faut pas, par exemple, qu'un gouverneur dans un conseil provincial vienne dire : Le gouvernement vous engage à accorder des subsides ; quant à moi, je ne puis partager son opinion. Il faut des gouverneurs qui soutiennent le gouvernement et partant fassent prévaloir ses idées.

Par les écoles du dimanche vous assurerez l’enseignement primaire, l'enseignement du peuple, l’enseignement de cette classe de la société qui ne va pas au-delà, cet enseignement complet qui doit former l'éducation des ouvriers, cet enseignement que tous les hommes reçoivent en Prusse, dans le duché de Saxe-Weimar, en Suisse et dans d'autres pays que je pourrais citer, depuis un grand nombre d'années. Il y a un complément nécessaire à l'organisation de l'enseignement primaire, il consiste à rendre la législation efficace.

Il est bien prouvé aujourd'hui que, quelle que soit la propension du peuple pour l'enseignement, il faut cependant que le gouvernement y aide un peu.

Je laisse de côté la grande question de l'enseignement obligatoire, qui divise les meilleurs esprits, mais je crois que tout le monde est d'accord sur un point, c'est que si le gouvernement peut, par des moyens indirects, aider au développement de l'instruction, il doit le faire.

Ainsi, que l'on conteste au gouvernement, que l'on conteste à la loi le droit de coaction par l'emprisonnement ou l'amende, ou du moins l'opportunité d'une telle mesure, voilà une question fortement débattue ; mais qui contestera au gouvernement le droit d'exiger que pour certaines fonctions on fasse preuve de certaines connaissances ? Et n'avons-nous pas, dès à présent, des fonctions qui exigent un diplôme ; et cela non seulement pour des professions libérales, mais pour le commerce même, comme celui de pharmacien, pour lequel la loi exige un examen, un diplôme et même une surveillance et un contrôle de tous les jours ?

Rien n'empêche donc que le gouvernement ne mette certaines conditions aux privilèges qu'il accorde.

Par exemple, pour la milice : le ministre de la guerre donne des congés selon ce qu'il croit juste et convenable. Il fait choix lui-même des miliciens qui sont dignes de cette faveur.

Pourquoi ne pas dire aux miliciens : Personne n'obtiendra de congé s'il ne prouve qu'il sait lire, écrire et calculer ?

Ceux qui sont ignorants peuvent fréquenter les écoles régimentaires ; ils peuvent donc savoir ce que nous exigeons d'eux ; ils peuvent apprendre à lire, écrire et calculer. S'ils ne le savent pas, c'est qu'ils ne le veulent pas. Dès lors ils resteront au régiment et ils serviront au moins à quelque chose.

Ne serait-ce pas là un très grand stimulant ? Les parents en voyant que leurs enfants pourraient un jour être placés sous ce rapport dans une condition d'infériorité à l'égard de leurs camarades, ne seraient-ils pas portés, une fois de plus, à les envoyer à l'école ?

Ce n'est là, messieurs, qu'un moyen partiel ; mais la réunion d'une série de moyens partiels pourrait amener de très grands résultats.

M. le ministre des travaux publies ne pourrait-il pas décider parfaitement qu'à partir de telle année qu'il désignerait, il n'admettrait plus dans les ateliers du gouvernement que des ouvriers sachant lire et écrire ?

Il y a d'ailleurs des précédents.

Voici ce qui s'est passé à Gand il y a quelques années. Les industriels de Gand ont voulu avoir des chauffeurs capables. Comprenant que l'avenir de leur industrie et la vie des ouvriers dépend souvent de l'aptitude des maîtres chauffeurs, ils ont institué une école et déclaré qu'à partir d'une époque déterminée, on n'admettrait plus un seul chauffeur qui ne sortît de l'école et qui ne fût diplômé.

Au bout d'un certain temps, tout le monde a été en règle et tous les candidats chauffeurs se sont trouvés pourvus d'un diplôme.

Quoi de plus juste ? Vous voulez être ouvrier, montrez que vous avez les capacités nécessaires. Voilà donc encore un moyen que le gouvernement pourrait, par son influence dans beaucoup de circonstances, employer pour amener les parents qui sont trop ignorants pour comprendre même les bienfaits de l'instruction, à envoyer leurs enfants à l'école.

Un autre moyen, qui a déjà été employé avec succès, et M. le ministre de l'intérieur peut l'attester mieux que personne, consiste dans la manière de distribuer les secours aux nécessiteux.

Il ne s'agit pas ici d'un refus brutal et cruel ; il ne s'agit pas de refuser des secours à un moribond, mas sans être cruel ni brutal, le maître des pauvres peut utilement exercer son influence.

De même, messieurs, dans l'industrie le gouvernement peut beaucoup.

Le gouvernement institue des sociétés anonymes et il soumet ces sociétés à toutes les obligations que prescrit l'ordre public, de même qu'il soumet à toutes les obligations d'ordre public les établissements incommodes ou dangereux.

Il exige que telle société verse une somme de... comme traitement d'un commissaire du gouvernement...

Pourquoi n'exigerait-il pas que les sociétés anonymes, les grandes industries s'occupassent d'enseignement ? Pourquoi n'exigerait-on pas une école primaire dans tout établissement industriel et n'obligerait-on pas l'industriel ou la société à mettre dans son règlement, comme article premier, que tous les ouvriers enfants devront, à certaines heures du jour, fréquenter l'école.

Y aurait-il là un abus de la puissance gouvernementale, un abus de la loi ?

(page 402) Mais évidemment non ! pas plus qu'il n'y a d'abus de pouvoir à ordonner qu'il y aura des soupapes de sûreté ; pas plus qu'il n'y a d'abus à empêcher l'établissement de fabrications qui portent atteinte à la santé publique.

La moralité ne doit pas nous être moins précieuse que la santé en supposant même que, par la moralité, on n'arrive pas à la conservation de la salubrité publique.

En France, messieurs, l'article 5 de la loi du 24 mars 1841, comme on l'a rappelé dans une discussion récente, porte :

« Nul enfant âgé de moins de 12 ans ne pourra être admis qu'autant que ses parents ou instituteurs justifieront qu'il fréquente actuellement une des écoles publiques ou privées existantes dans la localité. »

Ainsi la loi a obligé les fabricants à n'admettre que des enfants sachant lire et écrire ou du moins fréquentant l'école.

Cette loi, messieurs, est-elle exorbitante, et le législateur français a-t-il en 1841 excédé ses droits ?

Je ne le pense pas. Je crois que le législateur a le droit de tracer les règles nécessaires à la conservation de l'ordre social.

On admet bien que l'on peut aller prendre à des parents leur fils et l'envoyer prendre, au besoin, par la force publique, parce qu'il y a nécessité sociale, dit-on, à ce qu'il existe une armée.

Mais y a-t-il nécessité plus grande à avoir une armée qu'à avoir la moralité, qu'à faire disparaître l'ignorance, qu'à faire disparaître ces sauvages (car, en définitive, l'ignorance complète, c'est l'état sauvage), générations que vous entretenez au milieu de vous, n'ayant aucune idée du devoir, prêtes à suivre les premiers qui voudront les séduire par je ne sais quel grossier appât.

Il y a donc pour la société, eu dehors de toute idée philanthropique, de toute idée généreuse, un devoir de conservation, et je ne crois pas que ce soit payer trop cher l'amélioration du sort des classes ouvrières, la diffusion de l'enseignement primaire, que d'inscrire dans notre législation l'article 5 de la loi française du 24 mars 1841.

Evidemment, messieurs, l'intervention du gouvernement doit être très large. En Angleterre où le gouvernement ne subsidie pas l'enseignement moyen, il subsidie très largement, comme vous le voyez, l'enseignement primaire ; tous les ans, les subsides augmentent. Dans ce grand pays de décentralisation, de liberté, de corporations, d'individualisme, on a vu que l'intervention gouvernementale était nécessaire.

Il en est de même en Suisse et aux Etats-Unis, comme je l'ai démontré l'année dernière.

Je ne demande pas que cette intervention soit directe. Je ne demande pas que le gouvernement ait une seule école, qu'il se fasse instituteur. En principe je préférerais toujours l'intervention indirecte par voie d'encouragement et de contrôle que l'intervention directe.

Je ne demande donc pas au gouvernement de se faire instituteur. Mais je lui dis : Les résultats de notre système ne sont pas satisfaisants : nous n'avons pas marché assez vite jusqu'à présent. Je demande d'abord que l'on fasse ce que l'on a fait en Angleterre, ce que l'on fait en France, que l'on fasse une enquête sur l'état et les besoins de l'enseignement primaire.

Je demande qu'après cette enquête et même en attendant les résultats, puisque les maux sont déjà constants, le gouvernement étende sa sollicitude, non seulement à la création d'écoles primaires là où il n'y en a pas encore, au développement de celles qui existent,, à l’amélioration du corps des instituteurs, mais à la création d'écoles du soir, et d'écoles du dimanche ; qu'après cela il s'attache, par des moyens indirects, à amener le peuple à recevoir l'instruction qui lui est nécessaire et qui est nécessaire à la société.

Je terminerai, messieurs, en répétant ce que je disais il y a un instant, c'est que nul ne me paraît plus digne que M. le ministre de l'intérieur de mener cette œuvre à bonne fin, et je suis heureux, quant à moi, d'avoir à produire l’amendement que j'ai l'honneur de vous soumettre, sous son administration éclairée. Je suis convaincu qu'il tiendra à honneur d'attacher son nom à une aussi grande réforme que celle de l'enseignement primaire., Je suis convaincu que l'histoire et les générations lui seraient plus reconnaissantes que s'il avait couvert le pays de forteresses ou amélioré ou créé un nouveau moyen de détruire les hommes.

(page 375) MVIµ. - Malgré les paroles si flatteuses que l'honorable membre a bien voulu m'adresser, malgré les témoignages de confiance qu'il me prodigue, je me trouve dans l'impossibilité d’accepter l'amendement déposé sur le bureau. Je dois même le déclarer, je regrette la présentation de cet amendement.

Je suis convaincu, et les paroles de l'honorable membre ne laisseraient aucun doute à cet égard, je suis convaincu qu'en le déposant, l'honorable M. Guillery n'a pas voulu infliger un blâme, même indirect, au gouvernement. Mais il est évident pour moi, messieurs, que ce blâme résulte implicitement du dépôt de l'amendement, puisqu'il porte à faire croire dans le pays, que le gouvernement est resté indifférent aux besoins de l'enseignement primaire, ou tout au moins qu'il n'a pas rempli ses devoirs, qu'il n'a pas fait tout ce qu'il devait faire.

Je suis loin de vouloir contester, messieurs, à l'honorable membre ou à aucun membre de cette Chambte.et, j'aurais mauvaise grâce à le faire, je suis loin de contester, dis-je, le droit de présenter des amendements même en matières financières ; le droit d'initiative parlementaire est une de nos plus précieuses prérogatives.

Les précédents que l'honorable M. Guillery a cités étaient donc parfaitement inutiles pour établir son droit et même pour justifier l'usage qu'il a cru devoir faire de ce droit. Mais je pense aussi qu'il est dans le droit et qu'il est du devoir du gouvernement de combattre des amendements présentés en vue d'augmenter les dépenses de l'Etat, lorsque, dans sa conviction il croit ne pas pouvoir faire de l'argent que l'on veut mettre à sa disposition un usage utile et actuel.

C'est donc pour ces motifs généraux que je ne puis pas me rallier à l'amendement de l'honorable membre.

Je ne veux pas, et c'est dans ce but que je prends la parole, je ne veux pas que l'on puisse croire dans le pays, que le gouvernement a négligé ses devoirs et que vous, messieurs, vous n'avez pas fait tout ce qu'il était juste de faire dans l'intérêt de l'enseignement primaire.

Messieurs, cet amendement a-t-il donc des motifs d'être, surtout dans les circonstances actuelles et après ce qui vient de se passer ?

Dans la présente session, la Chambre, sur la proposition du gouvernement, a voté d'abord un million pour construction d'écoles. C'est le troisième million qui a été voté pour cet objet depuis quelques années.

La Chambre a accordé en outre pour le service ordinaire de l'enseignement primaire, toujours dans la présente session, un crédit supplémentaire de 345,000 fr. pour parer à l'insuffisance des ressources communales et provinciales.

Et, messieurs, c'est après la présentation de ces projets de loi, après leur adoption par la Chambre, que l'on vient demander, par voie d'amendement, une augmentation nouvelle de crédit en faveur de l'enseignement primaire !

Je rends hommage aux bonnes et généreuses intentions de notre honorable collègue, mais il doit cependant comprendre que le gouvernement ne peut pas et ne doit pas accepter un crédit, lorsqu'il croit ne pas pouvoir en faire un usage utile.

Messieurs, indépendamment des crédits dont je viens de parler, d'autres mesures d'une importance considérable au point de vue de l'enseignement primaire ont été adoptées tout récemment. Vous ne l'ignorez pas, un arrêté royal récent a décidé que des récompenses en argent seraient accordées aux instituteurs qui se distingueraient par leur bonne conduite, leur zèle et leur habileté. Cette mesure, qui semble insignifiante en elle-même, est cependant, pour l'instituteur, un stimulant puissant, elle lui promet aussi une amélioration de position qui n'est pas à dédaigner.

En effet, veuillez-le remarquer, souvent l'on s'est plaint de ce que les pensions des instituteurs fussent insuffisantes. En vertu de l'arrêté dont je parle, les gratifications accordées aux instituteurs leur compteront pour leurs pensions ; un instituteur, qui aura obtenu trois de ses gratifications, verra sa pension s'accroître dans une mesure égale à la moyenne des gratifications qui lui auront été accordées, et cette augmentation de pension sera payée par l'Etat et non par la caisse de prévoyance comme les pensions ordinaires.

C'est là une grande et belle mesure, en la décrétant, le gouvernement a prouvé une fois de plus qu'il s'occupe avec sollicitude de tout ce qui favorise l'enseignement primaire.

L'honorable député de Bruxelles vous a parlé aussi de l'arrêté organique du 10 février, il l'a analysé avec une bienveillance dont je le remercie. C'est là encore une mesure de la plus haute importance et sur laquelle je demande la permission d'appeler un instant l'attention de la Chambre.

La loi de 1842 fixait le minimum des traitements des instituteurs, et (page 376) dans un très grand nombre de communes, on interprétait la loi en ce sens que ce minimum de 200 fr. était tout ce que l'on devait à l'instituteur. Dans ces communes on se bornait donc à allouer le minimum du traitement, 200 fr., outre le casuel qui est la propriété de l'instituteur comme on l'a dit hier.

Eh bien, par le règlement nouveau, le gouvernement a indiqué jusqu'où les communes pouvaient aller. Cette indication est une espèce d'encouragement, de conseil, et, à côté de ce conseil, il y a une promesse. Car le gouvernement s'engage indirectement à venir en aide à la commune quand ses ressources ne permettent pas de payer à l'instituteur ce traitement.

Voilà encore un acte dont les conséquences avantageuses ne peuvent être méconnues.

Le même règlement a d'autres avantagés, il donne à l'instituteur une certaine sécurité.

Jusqu'ici, l'instituteur ignorait ce qu'il pouvait espérer ; aujourd'hui, il sait quel est le traitement fixe qu'on peut lui accorder, tout en lui laissant le casuel tout entier pour les enfants pauvres et pour la rétribution des élèves solvables ; en lui garantissant ce casuel qu'il peut gagner, on alloue à l'instituteur une somme de recette qui peut s'élever au minimum de 800 à 1,000 francs.

Messieurs, je ne m'exagère pas la position des instituteurs primaires, je suis loin de dire qu'ifs sont dans une position brillante ; il faut cependant reconnaître qu'un traitement, casuel compris, de 800 à 1,000 fr. en minimum, la jouissance d'une habitation et d'un jardin, constituent pour un instituteur habitant la campagne, habitant une petite commune rurale, une position, je ne dirai pas, je le répète, brillante, mais du moins relativement aisée. Loin de moi la pensée qu'on ne puisse pas faire plus tard davantage, mais je constate que ce que nous faisons aujourd’hui est suffisant, et nous avons fait beaucoup, surtout depuis un certain nombre d'années, en pareille matière.

Le règlement du 10 janvier sera exécuté dans tout le pays, les instituteurs peuvent avoir sous ce rapport toute sécurité, et si les fonds portés au budget de 1863 sont insuffisants pour donner aux communes les subsides nécessaires, eh bien, messieurs, je crois l'avoir déclaré déjà dans d'autres occasions, et je le répète volontiers, je n'hésiterai pas un instant à venir demander à la Chambre une augmentation de crédit.

Mais je me demande pourquoi, aujourd'hui, à priori, en présence de ce qui a été fait, en présence des déclarations du gouvernement, l'honorable M. Guillery a cru devoir présenter sa proposition. Je me demande surtout pourquoi il a fixé le chiffre à 322,617 francs et 43 centimes.

M. Guilleryµ. - C'est de l'enfantillage.

MVIµ. - A 322,000 francs si vous voulez.

M. Guilleryµ. - J'ai discuté sérieusement. Je demande qu'on me réponde sérieusement.

MVIµ. - Soit, je demande donc très sérieusement pour quel motif l'honorable membre a demandé un crédit de 322,647 f r. 43 c.

Je demande comment il compte répartir ce chiffre.

Je n'y vois, en réalité, qu'un seul motif, c'est celui d'arrondir le chiffre et de porter le crédit de l'enseignement primaire à 2 millions juste. Je demande donc à l'honorable membre lui-même, et je ne veux pas le froisser, je m’étonne même qu'il s'anime, je lui demande pour quel motif il propose d'augmenter, dans cette mesure, le crédit proposé ? Quant à moi, en repoussant la proposition, je déclare au nom du gouvernement, et je suis convaincu que la Chambre me suivra, dans cette voie, je déclare que le jour où il sera constaté qu'il faut de nouveaux crédits pour faire face aux besoins de l'enseignement primaire, je serai le premier à venir demander les sommes utiles et nécessaires, mais alors je vous prierai de voter exactement ce qu'il faut et, à l'appui des demandes du gouvernement, j'aurai l’honneur de produire des documents et de vous dire : Les besoins de l'enseignement primaire sont de..., les communes intervenaient pour..., nous avons pu les déterminer à augmenter ce chiffre jusqu'à concurrence de..., les provinces sont intervenues pour..., donc il manque une somme de... Je viens vous la demander pour suppléer à l'insuffisance des ressources communales !

Messieurs, - et j'insiste sur ce point - il ne faut pas perdre de vue que d'après le principe de la loi de 1842, en matière d'instruction primaire, l'Etat ne doit a priori rien aux communes.

Là où les ressources communales sont suffisantes, l'enseignement primaire doit se donner exclusivement aux frais des communes, et, remarquez-le bien, messieurs, il y a dans le pays un certain nombre de communes qui ne reçoivent aucun subside de l’Etat.

L'obligation de l'Etat ne commence donc que du moment où l'insuffisance des ressources locales et provinciales est constatée.

Mais si, aujourd'hui, on augmentait jusqu'à concurrence de 2 millions le chiffre des crédits pour les services ordinaires de l’enseignement, croyez-vous que les instituteurs en profiteraient ? Evidemment non. Les provinces, en répartissant les sommes mises à leur disposition, ne seraient pas amenées à exiger des communes des augmentations de crédit ; si donc, aujourd'hui, vous votiez une augmentation, vous arriveriez à ce résultat d'augmenter la dépense de l'Etat à la décharge des communes sans améliorer le sort des instituteurs.

C'est là le seul résultat que vous obtiendriez dans le système de la loi de 1842.

Ce n'est pas tout ; par ce concours généreux mais irréfléchi de l'Etat nous arriverions à cette conséquence grave, selon moi, de modifier insensiblement dans son principe la loi de 1842. L'enseignement primaire, qui est et qui doit rester communale, deviendrait bientôt un enseignement de l'Etat.

La commune, comme je viens de le dire, diminuerait ses subsides, l'Etat augmenterait les siens, et peu à peu ce serait l'Etat qui ferait tout ; car je le déclare, dans ma conviction profonde, l'Etat serait impuissant à diriger convenablement toutes les écoles communales du pays.

Je dis que l'enseignement primaire doit être communal, parce qu'il faut que dans la commune il y ait pour l'école un protecteur, un surveillant-né, et en quelque sorte intéressé à la prospérité de l'institution, Or, qui peut mieux que l'administration communale, que l'autorité locale, exercer tous les jours, à chaque instant, cette surveillance paternelle sur l'école primaire ?

L'honorable M, Guillery vient de reconnaître qu'en matière d'enseignement primaire tout dépend de l'exécution donnée à la loi ; il avoue que la loi, mieux exécutée, peut produire de meilleurs résultats qu'elle n'en produit.

L'honorable membre a cité différents faits à l'appui de son opinion ; il a rappelé les mesures prises par certaines communes. Certaines administrations locales, a-t-il dit, invitent les bureaux de bienfaisance à imposer aux enfants des familles secourues la fréquentation de l’école et à surveiller avec soin cette fréquentation. Eh bien, messieurs, à ce point de vue, ne faut-il pas conserver à l'enseignement son caractère communal ?

Oh ! si les frais de l'école étaient supportés par l'Etat, croyez-vous que la commune porterait à l'établissement le même intérêt ? En général on n'attache du prix qu'aux choses qui exigent des sacrifices et que l'on paye parfois un peu cher ; il est donc tout naturel que les communes attachent plus de prix à des établissements qu'elles soutiennent de leurs propres deniers, qu'elles considèrent comme leur bien, qu'elles n'en attacheraient à des établissements payés sur le budget de l'Etat.

L'honorable M. Guillery nous a dit, et malheureusement il a raison jusqu'à un certain point, que la loi n'a pas produit tous les résultats qu'on pouvait en espérer ; on a parlé souvent déjà du grand nombre de miliciens illettrés, des ouvriers de fabrique dépourvus d'instruction ; messieurs, j'ai eu l'occasion de dire à la Chambre que, d'après moi, tout en professant un grand respect pour la statistique, l'on ne pouvait tenir comme parfaitement exactes celles qui concernent le degré d'instruction des miliciens.

J'ai déjà fait remarquer à la Chambre qu'en pratique souvent des miliciens refusent de déclarer qu'ils savent lire et écrire, et avouent au contraire qu'ils sont complètement ignorants, parce que, par suite d'un vieux préjugé qu'il importe de détruire, on suppose que les jeunes soldats lettrés doivent se résigner à obtenir des grades dans les régiments ; on croit, enfin, qu'au bout de peu de temps ces miliciens lettrés reçoivent les galons de caporal et que dès lors ainsi promus on les retient plus longtemps sous les armes.

M. Guilleryµ. - Ils peuvent refuser les galons de caporal.

MVIµ. - Oui, mais ils craignent, à tort sans doute, qu'on n'emploie des moyens indirects pour les contraindre à accepter.

Si, au moment d'accorder des congés de faveur, on demandait quels sont les jeunes soldats qui savent lire et écrire, je suis convaincu qu'on trouverait beaucoup plus d'hommes lettrés à la sortie qu'à l'entrée du régiment.

Quant aux ouvriers de fabrique, il est déplorable de devoir constater qu'il y en a un si grand nombre complètement dépourvus d'instruction, mais, messieurs, veuillez bien ne pas le perdre de vue, tous ces ouvriers n'ont pas pu fréquenter les écoles organisées en vertu de la loi de 1842 ; -il y a là des hommes d'un certain âge qui n'ont pas eu le bonheur de pouvoir fréquenter les écoles gratuites, et bien souvent j'ai vu de vieux, d'excellents ouvriers fiers de leur enfant qui savait lire et souvent (page 377) je les ai entendu exprimer leur regret de n'avoir pu. Dans leur jeunesse, fréquenter les écoles, bien rares alors.

Quoi qu'il en soit, les sacrifices faits par l'Etat et par les communes me donnent la conviction la plus intime que l'enseignement primaire se vulgarisera bientôt dans le pays.

Messieurs, ainsi que je l'ai déjà dit, l'adoption de l'amendement pourrait faire croire, en dehors de cette enceinte, que le gouvernement et les Chambres sont restés au-dessous de leur tâche ; qu'ils n'ont pas fait les sacrifices nécessaires pour le service de l'enseignement primaire.

Permettez-moi de vous donner à cet égard quelques renseignements statistiques résumés en très peu de chiffres.

En 1843, un an après h mise à exécution de la loi sur l'enseignement primaire, une somme de 1,852,000 fr. seulement était consacrée au service ordinaire de l'enseignement primaire. Les communes en 1843 intervenaient pour 785,579 fr. ; en 1861, leur part d'intervention a été de 1,921,000 fr. ; c'est-à-dire que la somme est plus que doublée.

Les provinces, en 1843, intervenaient pour 67,000 francs, et pour 252,000 francs en 1861.

En 1843, je parle toujours du service ordinaire, l'Etat portait à son budget une somme de 208.000 fr. En 1861, la part d'intervention de l'Etat s'est élevée à 1,677,000 francs, c'est-à-dire à une somme six fois plus élevée.

Et remarquez que dans ces chiffres ne sont pas compris ceux qui sont demandés en plus au budget de cette année. Pour l'année 1862, c'est à 1,677,000 francs que s'élèvera au moins le sacrifice à faire par l'Etat pour le service ordinaire, alors qu’en 1843, le gouvernement n'affectait à ce service que 208,000 fr.

Si maintenant nous comparons les chiffres du service général comprenant, outre le service ordinaire, les frais de construction d'écoles, de l'enseignement normal, enfin toutes les dépenses relatives à cette branche importante de l'administration publique, nous avons des écarts bien plus considérables, c'est-à-dire bien plus favorables.

En 1843, les crédits votés par les communes pour l'enseignement primaire étaient de l,031,000 francs ; en 1861, le chiffre s'est élevé à 3,088,000 francs.

En 1843, les provinces intervenaient pour 210,000 francs, et en 1861 pour 730,000 francs ; la somme est triplée.

L'Etat portait à son budget de 1855, un crédit de 465,000 francs ; en 1861 il est intervenu pour une somme de 2,354,000 francs.

Et ici je ferai encore remarquer que le chiffre de l’intervention pécuniaire de l'Etat s'élèvera probablement en 1863 bien au-delà de 3 millions.

Aujourd'hui donc la somme totale des sacrifices faits pour le service général de l'enseignement primaire s'élève par an à 7,555,000 fr. et quel était le chiffre affecté à ce service avant la publication de la loi de 1842 ? En moyenne 750,000 fr. pour les communes, les provinces et l'Etat. Le chiffre est donc décuplé.

L'honorable M. Guillery vient de nous dire : « Voyez l'Angleterre ; là on consacre 25 millions de francs à l'enseignement primaire. »

Je réponds à l'honorable membre : Venez en Belgique ; ici, on consacre 7,500.000 fr. à l'enseignement primaire, et j'ajoute... Comparez les chiffres à ceux des populations des deux pays, voyez si c'est l'Angleterre ou la Belgique qui doit avoir la palme.

Messieurs, les augmentations de crédit pour l'enseignement primaire suivent une progression extrêmement rapide.

De 1858 à-1801, l'augmentation sur les dépenses, service général, a été de 1,910,000 fr. ;

Sur les dépenses de construction de 835,000 fr. ;

Sur les dépenses du service ordinaire de 965,000 fr. ;

Sur les allocations communales de 890,000 fr. ;

Sur les allocations provinciales de 97,000 fr. ;

Sur les allocations de l'Etat de 775,000 fr.

Vous le voyez, messieurs, le gouvernement a fait tout ce qui a été en son pouvoir pour vulgariser l'enseignement primaire et il a notablement amélioré le service depuis vingt ans. Le nombre des écoles communales a été considérablement augmenté : en 1843, ce nombre était de 2,075 et en 1861, il était de 3,095, c'est-à-dire qu'il s'était accru d'un tiers.

La création de ces écoles communales n'a pas entravé le développement de l'enseignement primaire libre. Ainsi que j'ai déjà eu l'honneur de le dire l'année dernière, le nombre des écoles libres croît d'année en année, c'est un très grand bien, car non seulement toutes les communes, mais même tous les hameaux et toutes les sections des communes, dans notre pays, pourront ainsi avoir leurs écoles.

Une des dépenses de l'instruction primaire à laquelle la Chambre attache un certain prix, est celle qui se rapporte à la construction des maisons d’école. La Chambre me permettra de donner quelques détails intéressants sur ce point. Chaque année, on construit un nombre considérable d’écoles. La répartition du million qui a été alloué par la loi du 31 mai 1859, a déterminé une dépense totale de 3,420,000 francs. Au moyen de ce million, joint aux allocations provinciales et communales, on a construit 255 écoles nouvelles et l'on en a meublé 104.

La sollicitude du gouvernement a encore été appelée sur un autre point, sur le service normal de l'enseignement primaire. On a développé sur une large échelle cet enseignement, car les bons instituteurs faisaient souvent défaut.

On a donc donné plus d'importance aux écoles normales et l'on a bien fait. Je crois inutile d’indiquer le chiffre qui a été dépensé pour cet objet.

Messieurs, ces sacrifices ne sont pas restés sans résultat non plus pour les instituteurs.

Vous connaissez tous la position fâcheuse dans laquelle ils se trouvaient il y a une vingtaine d'années, vous savez qu'alors les maîtres d'école recevaient un salaire extrêmement minime. Eh bien, voici quelle était, en dernier lieu, en 1862, la position de ces instituteurs.

200 instituteurs sur 53,200 touchaient encore moins de 700 francs ; mais cet abus cessera bientôt.

958 recevaient de 700 à 800 francs ; 756 de 800 à 900 francs ; 475 de 900 à 1,000 francs et 294 de 1,000 à 1,100 francs ; 810 recevaient de 1,500 francs et au-delà.

Les sons-instituteurs, qui sont ordinairement les moins bien payés, touchaient un minimum de 500 francs ; 92 seulement d'entre eux touchaient ce minimum ; 312 avaient de 500 à 600 francs ; 552 de 600 à 700 francs ; les 1,100 à autres traitements varient de 700 à 1,500 francs.

Il esta remarquer aussi, qu'indépendamment de ce revenu, un grand nombre d'instituteurs sont autorisés à cumuler avec leurs fonctions celles de secrétaire communal ou d'autres emplois encore.

Voilà, messieurs, la somme des sacrifices faits par la Belgique ; voilà aussi les résultats qui ont été obtenus ; je suis heureux de trouver l’occasion de faire connaître dans cette Chambre et ces chiffres et ces résultats.

Je suis certain que le pays appréciera, comme ils méritent de l’être, les sacrifices que vous avez faits pour le développement de l’enseignement primaire. D'après moi, messieurs, c'est une des gloires de notre pays, de notre petit mais bon pays, de s'occuper aussi bien des intérêts moraux et intellectuels que de la satisfaction des intérêts matériels. Ni la législature ni le gouvernement n'ont jamais négligé, que je sache, aucun de ces graves intérêts.

Si de puissantes voix se font parfois entendre dans cette enceinte en faveur des grands, il est une autre voix qui toujours trouve de l'écho dans cette Chambre en faveur des petits ; cette voix, c'est celle de votre conscience ; le gouvernement n'a jamais fait défaut à cet appel. C'est par l'initiative du gouvernement qu'ont été proposées et par nos prédécesseurs et par nous, toutes les grandes mesures qui ont si puissamment contribué à développer l'instruction primaire dans notre pays.

Tels sont, messieurs, les motifs qui ne me permettent pas d'accepter l'amendement de l'honorable M. Guillery. Je repousse cet amendement, tout en rendant hommage aux intentions bienveillantes de son honorable auteur ; je le repousse, parce qu'il serait de nature à modifier les bases essentielles, en quelque sorte, de l’enseignement primaire en Belgique. Je le repousse encore au point de vue de l'enseignement même : il ne faut pas surexciter les appétits des instituteurs ; il ne faut pus faire miroiter à leurs yeux une position qu'on ne pourra pas leur accorder.

Je repousse encore cet amendement, parce que, s'il était adopté, on pourrait, hors de cette enceinte, croire que le gouvernement et les Chambres n'ont pas fait ce qu'ils devaient faire ; parce qu'on pourrait croire aussi que gouvernement et les Chambres ne sont pas disposés à faire par eux-mêmes en qu'ils croient bon et utile pour l'instruction primaire.

Et, en parlant ainsi, je ne crains nulle impopularité : je connais les instituteurs et je les connais de près ; j'ai vécu avec eux et je sais que ce sont des hommes d'intelligence et des hommes de cœur. Je sais qu'ils apprécient les sacrifices que le gouvernement a fait pour eux ; qu'ils sont convaincus que le gouvernement est tout disposé à faire plus encore et qu'ils savent discerner fort bien quels sont leurs vieux, leurs bons et leurs sincères ami.

M. Rodenbach. - S'il fallait en croire l'honorable M. Guillery, il semblerait que la liberté, en Belgique, est atteinte de paralysie, qu'elle n'y sera jaunis qu'un mythe, une chimère. Une telle opinion, messieurs, ne prouve qu'une chose, c'est que l'honorable membre n’a pas foi dans la liberté. Quant à moi, je ne partage point cette erreur et je constate que, depuis 1830, l'instruction, grâce à la liberté, a plus que doublé en Belgique. C'est la meilleure preuve, je pense, que la liberté n'est point (page 378) chez nous restée stérile ; au contraire, elle a largement répandu ses bienfaits sur le pays.

L'honorable député de Bruxelles a parlé de l'Angleterre ; il aurait dû nous dire qu'en Angleterre il n'y a point d'instruction publique. Le gouvernement anglais accorde des subsides à l’enseignement, cela est vrai, mais ces subsides, qui s'élèvent à 25 millions de francs, profitent à des établissements privés. Comment l'honorable député ne s'est-il pas aperçu qu'il se montrait infiniment plus centralisateur que le ministère lui-même en proposant d'augmenter de 322,000 fr. le crédit de l'instruction primaire, déclaré suffisant par M. le ministre de l'intérieur ? L'honorable membre trouverait-il, par hasard, qu'il n'y a pas assez d'écoles à Bruxelles ? Jugerait-il que les 140 écoles de la capitale, fréquentées par plus de 25,000 élèves, ne satisfont pas aux besoins de l'instruction primaire ?

Cela fait un habitant sur 7 fréquentant les écoles primaires de la capitale. N'est-ce point là un chiffre considérable ?

Mais savez-vous, messieurs, ce qui manque à Bruxelles, et ce que nous avons dans nos plus humbles villages ? Ce sont des écoles libres. Sans doute, il y en a plusieurs à Bruxelles, mais il s'en faut de beaucoup que le nombre en soit proportionné à la population. Je sais que la ville de Bruxelles possède, par contre, beaucoup d'établissements d'un autre genre ; je sais qu'on y trouve environ 2,000 cabarets. Or, je voudrais qu'on y rencontrât au moins autant d'écoles que de cabarets.

Voilà mon plus fervent désir, dans l'intérêt même des disciples de Bacchus, qui vont oublier dans les fumées du tabac et de la bière les connaissances qu'ils ont acquises à l'école. (Interruption.)

Beaucoup d'ouvriers de fabrique ne savent ni lire ni écrire, nous dit-on ; qu'on veuille bien ne pas perdre de vue que beaucoup de prolétaires appartenant à la génération actuelle n'ont pas eu occasion de profiter de l'instruction qui se donne de nos jours en Belgique.

En Angleterre et en Amérique, les écoles sont libres ; et cependant on ne prétendra certes pas que ce soient là des pays barbares au point de vue de l'instruction, comme semble le croire l'honorable membre.

Messieurs, la libre Belgique consacre à l'instruction primaire seule 7,500,000 francs par an, n'est-ce pas assez ?

Le budget de l'instruction en France, oh il y a 36 millions d'habitants, n'est pas, à beaucoup près, aussi élevé que le budget belge, eu égard à la population, et la France est un pays centralisateur. Notre budget est presque le double de celui de la Prusse et quatre fois plus considérable que 'celui de la Hollande.

Consacrer à l'instruction primaire seule 7 millions cinq cent mille fr., n'est-ce pas y affecter une somme considérable ? Et vous le savez, le gouvernement en fournit une grande part. La Chambre a tout récemment voté plusieurs millions pour l'augmentation des appointements des hommes en place ; je demanderai à M. le ministre des finances s'il a les trésors de Crésus, pour que nous soyons autorisés à voter constamment des augmentations ; qui payera tout cela ? (La bourse de Fortunatus.) Si nous continuons ainsi, que diront les contribuables ?

L'honorable député de Bruxelles a parlé des moyens de persuasion à employer pour faire envoyer les enfants à l'école. Mais dans plusieurs communes des Flandres, je le fais dans la mienne, on ne donne pas de secours à ceux qui ne veulent pas envoyer leurs enfants à l'école. Ces moyens, appliqués de certaine façon, ne sont pas contraires à la liberté. Je m'explique : j'entends que quand il y a, dans une commune, des écoles, on laisse aux parents pauvres la faculté de choisir. En un mot, qu'on respecte toujours la liberté du père de famille ; je suis partisan de la liberté, je l'ai toujours été ; je voulais la liberté avant la révolution, je la veux encore aujourd'hui.

Quant aux écoles du dimanche, cela existe dans presque toutes nos communes des Flandres, je ne sais s'il y en a à Bruxelles, mais il y a des écoles dominicales, partout dans les Flandres, et j'ajoute qu'elles sont l'œuvre de la liberté.

Nous avons au milieu de nous de jeunes députés qui déploient des talents réels, mais ils n'ont pas suffisamment foi dans la liberté ; la preuve, c'est que pour le développement de l'instruction ils veulent employer un seul moyen, de l'argent, toujours de l'argent de l'Etat. Se défier ainsi de la liberté, c'est méconnaître les sentiments généreux du pays. Hier encore, on voulait des bourses pour l'instruction moyenne ; cependant il y a 20, 30, 40 p. c. d'élèves qui reçoivent l'instruction gratuitement. Où allons-nous avec ce système ? Veut-on proclamer comme principe que l'instruction publique est gratuite ? Oh alors, on aurait étouffé la liberté ; heureusement la Constitution est là qui s'y oppose. L'honorable député de Bruxelles voudrait demander des diplômes aux instituteurs, ce serait inconstitutionnel. Je n'aurais pas de peine à le prouver, mais je m'arrête ici ; je suis votre doyen d'âge, je suis trop vieux pour parler plus longtemps. Je me tairai.

.M. Dechamps. - Messieurs, je ne viens pas renouveler les longs débats qui ont eu lieu l'année dernière sur la réforme administrative de la loi de 1842, je veux me borner à reproduire nos regrets, nos réserves et nos protestations, en en appelant de nouveau à la prudence ministérielle et à l'opinion publique.

Je voudrais même encourager M. le ministre de l'intérieur dans la voie des quelques concessions, trop rares à nos yeux, qu'il nous a faites dans la discussion de l'année dernière, voie dans laquelle nous pourrons voir s'il est entré, lorsque le prochain rapport triennal nous sera distribué. J'espère qu'il aura usé de plus de modération dans l'application de ses principes, que dans la manière trop absolue qu'il a mise à les exposer.

La proposition faite par M. Guillery, que le ministère a combattue et que la section centrale a rejetée, a changé le terrain de la discussion. Je veux l'y suivre et examiner à mon tour quels sont les principes en matière de budget d'instruction primaire, que la liberté politique avoue et que l'expérience des autres peuples consacre.

L'honorable M. Guillery s'excuse de l'insuffisance et de la timidité de sa proposition ; il a voulu probablement ménager nos préjugés retardataires, selon son expression. Aussi ce n'est pas le chiffre que je viens combattre ; 330 mille francs sur un budget de 2 millions et demi, n'est pas, au premier aspect, une augmentation bien effrayante. Si M. le ministre avait reconnu l'utilité ou la nécessité de cette majoration pour l'exécution fidèle de la loi de 1842, nous l'aurions votée, comme nous avons voté les 345 mille fr. qu'il a demandés pour combler l'insuffisance des crédits alloués pour l'instruction primaire ; mais voter une somme qui n'est ni nécessaire ni utile, ce serait la proclamation d'un principe, du principe qui consiste à laisser croire que c'est à l'aide de gros budgets et d'une intervention sans cesse plus grande de l'Etat, qu'il faut chercher à développer l'instruction primaire.

La proposition de M. Guillery n'est qu'une proclamation de principe ;, c'est ainsi que je la comprends ; l'honorable membre fait un signe d'assentiment ; eh bien, c'est ce principe que je combats.

Avant d'examiner cette question après lui, permettez-moi d'attirer l'attention de la Chambre sur l'élévation croissante, vous me direz tout à l'heure si je ne puis pas ajouter exagérée, de notre budget de l'instruction primaire.

M. Guillery a parlé de l'Angleterre ; j'en parlerai tout à l'heure à mon tour ; mais je commence par faire remarquer que la comparaison qu'il a faite ne repose sur aucune base. Il sait aussi bien que moi que l'allocation considérable de 1 million sterling confiée aux mains du conseil privé pour l'instruction primaire est distribuée à toutes les écoles qui veulent accepter l'inspection, écoles privées fondées et dirigées par les sociétés d'école, par les paroisses et par les cultes ; c'est aux cultes et à la liberté que cette subvention est en grande partie accordée.

Voulez-vous d'un pareil système, et je suis prêt à accepter l'augmentation que l'honorable député de Bruxelles propose.

Mais, messieurs, comparons la situation de la Belgique, sous le rapport de l'enseignement primaire, avec la situation d'autres pays qui se trouvent dans une position plus analogue à la nôtre : je veux parler de la France, de la Prusse et de la Hollande, où l'on est habitué à considérer l'instruction primaire comme y ayant reçu les plus puissants développements.

Comparons les budgets de ces pays avec le nôtre.

Le chiffre du budget de l'instruction primaire en 1843, c'est-à-dire dans l'année qui a suivi la loi de 1842, au moment où l'organisation se faisait, ce chiffre était de 425,000 fr.

En 1845 il a été porté à 700,000 fr.

Il était en 1857 de 1,500,000 fr.

En 14 années il y a donc une augmentation d'un million de francs, indépendamment du million voté en 1851 pour la construction de bâtiments d'école.

Messieurs, veuillez remarquer que je parle ici de la période d'organisation de la loi de 1842.

Pendant cette période il a fallu tout fonder, tout créer ; organiser l'inspection et les écoles normales ; donner aux provinces et aux communes les subsides nécessaires pour l'exécution de la loi.

Ainsi pendant cette période d'organisation qui comprend 14 années l'augmentation a été d'un million.

Depuis 1857 jusqu'en 1863, pendant une période de 5 ans seulement, alors que l'organisation était pour ainsi dire complète, qu'il ne fallait p'us que consolider l'édifice de la loi de 1842, à l'aide de dépenses qui devaient être bien moins élevées, savez-vous à quel chiffre l'augmentation a été portée ?

Le budget de l'instruction primaire s'élevait à 1,500,000 fr. en 1857 ; (page 379) ; il est aujourd'hui de 2,330,000 fr., et si je tiens compte, pour la fixation du chiffre de ce budget, des 2 millions votés en 1859 et en 1863 pour la construction des bâtiments d'école, le chiffre réel du budget actuel dépasse 2,700,000 fr.

Examinons la situation de la France. La France est le pays de la centralisation, de l'enseignement universitaire. Là l'Etat doit faire tout ce qu'il empêche de faire par la liberté, qui n'y est admise ou tolérée que dans des conditions restreintes.

La France, pays de centralisation, et d'une population huit fois plus considérable que la nôtre, devrait logiquement avoir un budget d'enseignement primaire huit ou dix fois plus élevé que celui de la Belgique, pays de liberté d'enseignement. Or, le budget français, les dépenses imputables sur les fonds généraux, en y comprenant même les subsides pour les écoles en Algérie, ne montent en chiffres ronds qu'à 5,700,000 fr.. C'est-à-dire, messieurs, que nous sommes bien près d'atteindre la moitié du chiffre de tout le budget de la France pour l'enseignement primaire.

En Prusse, où la population est presque quadruple de la nôtre, où l'enseignement primaire est très développé, les fonds alloués par l'Etat et formant sa part d'intervention dans l'instruction primaire, s'élèvent à 300,000 thalers, c'est-à-dire à 1,1-25,000 fr., c'est moins de la moitié de notre budget.

Pour la Hollande, messieurs, pays que l'on cite en tête de ceux où l'enseignement primaire est en progrès, le chiffre du budget de l'Etat est de 260,000 florins, c'est-à-dire de 550,000 fr. ; notre budget est donc 5 fois plus considérable que le budget de la Hollande.

Ainsi, le budget belge atteint presque la moitié du budget français ; il est plus du double du budget de la Prusse ; il est cinq fois plus élevé que le budget de la Hollande, et l'honorable M. Guillery trouve que notre budget est restreint, que nous ne remplissons pas nos devoirs envers le peuple et qu'il faut d'année en année augmenter ces dépenses au profit d'une centralisation excessive ! Je lui demanderai à quel degré et à quel chiffre il compte s'arrêter.

Messieurs, je comprends l'intention ; j'apprécie parfaitement le sentiment qui a dicté la proposition de l'honorable député de Bruxelles. Il est frappé, comme nous le sommes, de ce qui reste encore d'ignorance dans les masses et surtout parmi les classes ouvrières, malgré les efforts réunis de la religion, des associations, des communes et de l'Etat pour conjurer ce mal, le plus grand de tous à coup sûr, si, comme je le suppose, on comprend parmi l'ignorance que l’on déplore, l'ignorance religieuse aussi bien que l'ignorance intellectuelle.

Nous sommes donc d'accord ; nous avons un ennemi commun, l'ignorance, à combattre et à vaincre.

Mais comment, par quels moyens, par quel remède, par quelles armes ?

L'honorable député de Bruxelles a trop d'intelligence, trop d'expérience et d'instruction pour ne pas savoir qu'il ne suffit pas, pour guérir cette plaie, d'élever d'année en année le budget de l'instruction primaire, de mettre à la charge de l'Etat ce qui doit rester avant tout une charge des familles et des communes. On ne ferait que déplacer les efforts et les responsabilités, et en ouvrant d'une manière trop large là source du trésor public, on risquerait de tarir, comme l'expérience d'autres peuples nous l'apprend, les sources qui doivent rester plus fécondes, celles des efforts privés et des ressources locales.

M. de Naeyer. - C'est vrai.

.M. Dechamps. - Messieurs, deux solutions complètement opposées ont été apportées, relativement au problème que nous discutons, par les deux pays qui marchent à la tête du mouvement européen : la France et l'Angleterre.

En France, comme je l'ai dit tout à l'heure, la centralisation domine ; on y voit encore des traditions toutes militaires du premier empire et de l'université de 1804.

Tout part du ministère de l'instruction publique et tout y revient. Là se trouvent rassemblés dans quelques mains, tous les fils de cette centralisation universitaire qui comprend trente-six mille écoles.

Il en est résulté, en apparence du moins, un mécanisme merveilleux, une discipline toute militaire, une symétrie qui peut avoir des dehors brillants, mais il en est résulté aussi ce que tous les écrivains sérieux en France constatent et déplorent, l'énervement des forces individuelles et la prostration de la vie communale.

Voilà les résultats où le système français aboutit.

En Angleterre, des idées tout opposées ont triomphé. On y a laissé l’action principale, prépondérante, presque entière à l’initiative particulière, aux cultes, aux associations et aux paroisses. Le fonds voté par le parlement et confié aux soins du conseil privé, est considérable sans doute, mais il ne donne pas à ce conseil qui n'est nullement un ministère, d'instruction publique, un droit de direction ; les subsides sont distribués aux écoles libres qui se soumettent à une inspection dont les attributions sont très restreintes et ne concernent pour ainsi dire que le côté matériel des écoles.

En Angleterre, il n'y a pas d'enseignement public, dans le sens français et dans le sens belge de ce mot.

Le gouvernement de l'enseignement primaire est laissé, en grande partie aux grandes sociétés d’écoles : la société de l'Eglise établie, la société britannique et étrangère, fondée pour les cultes dissidents et les écoles plus ou moins sécularisées, la société catholique et plusieurs autres. C'est en grande partie à ces sociétés que la subvention nationale est accordée, c'est-à-dire que le million de livres sterling est donné en réalité aux cultes et à la liberté.

Messieurs, quelle est, en Angleterre, la source la plus abondante où l'on puise la dotation de l'enseignement primaire ? Ce n'est pas dans la caisse de l'Etat, qui fait cependant de si grands sacrifices, c'est dans les cotisations personnelles, les donations et legs et les taxes locales.

Je n'ai à ma disposition que des chiffres anciens qui datent presque de vingt années. Par conséquent je reste bien en dessous de la réalité. Or, le revenu des fondations et legs dont jouissaient les écoles dotées était de 500,000 liv., st., de 12,500,000 fr. Ces écoles dotées sont des écoles libres dirigées par les cultes.

En Angleterre, on n'enchaîne pas la liberté de la charité par des entraves qui lui lient les pieds et les mains. Voilà la première source où la dotation de l'instruction primaire est puisée.

M. Guilleryµ. - Je demande la parole.

.M. Dechamps. - Voici la seconde ; à côté et au-dessus de ces fondations, se placent les cotisations volontaires. Ces cotisations s'élevaient à un million sterling, à 25 millions de francs.

Le chiffre qui représente l'initiative privée, les sacrifices individuels, les dotations et les cotisations volontaires, s'élève donc à près de 40 millions de francs et je suis convaincu qu'à l'heure où je parle, ce chiffre est dépassé.

J'omets de parler des taxes locales. Je n'en connais pas le chiffre exact, mais chacun sait combien la somme des taxes locales en Angleterre est considérable.

Vous le voyez, messieurs, la part contributive de l'Etat, en Angleterre, dans la dotation de l'enseignement primaire, tout élevée qu'elle est, est loin d'atteindre la part contributive des particuliers, des associations et des communs.

L'honorable M. Guillery nous a parlé des résultats de l'enquête faite en Angleterre en 1861.

Cette enquête, dont les résultats ont été publiés dans six gros volumes, renferme des opinions divergentes, contradictoires, et il est bien difficile d'apprécier celles qui y dominent. L'ouvrage de M. Senior sur cette enquête vient d'être analysé par M. L. Reybaud dans la Revue des Deux Mondes, et je n'y ai vu nulle part que la commission d'enquête propose d'abandonner le système libéral qui régit l'Angleterre, pour entrer dans la voie où la France est engagée. Le système actuel y est, au contraire défendu et maintenu, et les commissions ne proposent que de toucher à des détails.

Quelle a été, en définitive, la conclusion à laquelle cette longue enquête a abouti ? Au code nouveau d'instruction primaire qui a soulevé de longs débats l'année dernière au parlement, et qui a été exposé et défendu à la chambre des lords par lord Grenville et à la chambre des communes par M. Law, vice-président du conseil privé. Quelles sont les réformes que ce code nouveau renferme ? J'en trouve trois essentielles à citer : la première consiste à maintenir le caractère religieux de l'enseignement primaire ; cet enseignement restera, disait M. Law, le fondement de l'instruction primaire.

Mais on y a introduit ce qu'on a nommé la clause de conscience, c'est-à-dire, la dispense que nous avons écrite dans la loi de 1842, pour les enfants appartenant à un culte dissident, d'assister au cours de religion donné dans l'école. Cette clause de conscience a soulevé une vive discussion et je ne sais jusqu'à quel point elle a été conservée.

Le second but que l'on a voulu atteindre, c'est la simplification, c'est-à-dire la'' décentralisation de l'action du conseil privé. On a proposé dans l'enquête de former des districts de 40,000 âmes, présidés par des commissions locales, qui participeraient à la distribution des subsides.

En troisième lieu, sir Law, dans l'exposé qu'il fait du code nouveau, déclare, avec la commission, que la dépense imposée au trésor général, pour un objet d'intérêt local, est excessive. Il pense qu'on a dépassé la limite au-delà de laquelle on énerve les forces individuelles et paroissiales, et il estime qu'il faudra ramener la subvention de l'Etat à la moitié du chiffre qu'elle atteint aujourd'hui.

(page 380) Vous le voyez, messieurs, l'Angleterre est loin de vouloir abandonner le système libéral qui régit l'instruction primaire. Sans doute des opinions opposées y luttent depuis longtemps, et le principe d'un enseignement public y trouve des partisans, mais je viens de prouver que le dernier acte du parlement a pour tendance marquée la décentralisation et la réduction des dépenses mises à la charge du gouvernement.

Je disais tout à l'heure qu'en Angleterre la source principale où l'on puisait la dotation de l'instruction primaire était celle des contributions volontaires, des donations çt des taxes locales, et que la participation de l'Etat, quoique excessive, selon l'expression de la commission d'enquête, était loin d'atteindre les sacrifices des familles et des paroisses.

En France, cette proportion est renversée, et il n'en peut être autrement. En se chargeant de tout faire et de tout diriger, le gouvernement a pris sur ses épaules un fardeau qui l'écrase, et cette intervention exagérée et cette tutelle a dû créer l'inertie, l'incurie et l'incapacité de la société elle-même.

En Belgique, nous sommes dans une situation meilleure qu'en France, parce que la liberté est plus grande chez nous, mais cette situation est plus mauvaise qu'en Angleterre.

Je vois qu'en Belgique plus du tiers de la population des écoles primaires fréquente encore des écoles privées. Je sais bien qu'une partie de ces écoles sont de petites écoles de hameau, des ateliers de charité et des écoles d'asile ; je crains que la jurisprudence nouvelle admise dans l'exécution de la loi de 1842 ne restreigne de jour en jour le champ laissé à la liberté d'enseignement, mais enfin, et c'est la seule observation que je veux faire, ces écoles privées, nombreuses encore, supposent, pour leur fondation et leur entretien, des sacrifices considérables dus à l'initiative et à la charité individuelle. C'est en quoi la Belgique est supérieure à la France.

Mais je remarque déjà une certaine tendance à voir se produire ici les inconvénients signalés en Angleterre.

Je vois que les allocations qui représentent les efforts de la famille, de la bienfaisance privée et publique et ceux des communes tendent à rester stationnaires et même à diminuer, tandis que les allocations au budget de l'Etat tendent à s'accroître dans l'énorme proportion que j'ai indiquée.

Ainsi, en 1845 les rétributions scolaires, l'effort des familles, s'élevaient à 800,000 fr. ; en 1857, elles étaient descendues à 760,000 fr.

La bienfaisance publique et privée figurait déjà en 1845 pour 335,000 fr. ; 12 années plus tard elle y figure pour un chiffre à peu près égal, 380,000 fr.

m. 'e ministre de l'intérieur a signalé tout à l'heure une augmentation, je pense, dans les budgets communaux ; cependant je vois que la somme de ces budgets qui était, en 1856, de 2 millions de francs, est descendue. en 1857 à 1,950,000 fr., ce qui prouverait un mouvement de décroissance. L'augmentation du budget de l'Etat, depuis 1843, est de 2 millions.

Messieurs, j'ai comparé tout à l'heure notre budget d'instruction primaire avec ceux de la France, de la Prusse et de la Hollande, et j'ai constaté qu’il était de la moitié du premier, qu'il était double du second et trois fois plus élevé que le troisième. Voulez-vous mieux mesurer encore les proportions que l'intervention de l'Etat a prises chez nous, étendons cette comparaison à l'instruction supérieure et secondaire.

Pour l'enseignement supérieur, le budget belge atteint la moitié de celui de la France, il est double du budget de l’Angleterre et triple de celui de la Hollande.

Pour l’enseignement secondaire, il est de la moitié du budget français, il dépasse cinq fois le budget de l'Angleterre et sept fois le budget de la Hollande.

Je vous le demande, messieurs, en présence de ce résultat, peut-on être admis à parler sérieusement de l’insuffisance de nos budgets d'enseignement public ? N'est-il pas évident qu'on a dépassé la limite équitable et prudente, puisque nous avons devancé la France elle-même en fait de gros budgets et de centralisation ?

Messieurs, si les résultats correspondaient au moins à ces sacrifices, il faudrait conseiller de les faire sans hésiter. Mais en est-il ainsi ? Je vais m'appuyer sur quelques données du discours de M. Guillery. Il a constaté, en citant le témoignage de M. L. Reybaud chargé par l'Institut de diriger une enquête en France et en Angleterre, qu'en France la proportion de 35 à 40 p. c. d'illettrés parmi les miliciens, était en réalité dépassée dans plusieurs départements considérés comme très éclairés et où les jeunes miliciens, âgés de 20 ans, sachant lire et écrire, formaient la rare exception.

En Angleterre, l'honorable membre l’a rappelé, les résultats sont beaucoup plus favorables.

En Belgique, nous sommes dans une situation intermédiaire, et la proportion de miliciens illettrés est d’environ 30 p. c.

Cette base est fort arbitraire et fort incertaine ; M. le ministre de l'intérieur vous en a donné les raisons, mais en la prenant, faute d'une meilleure, pour former notre appréciation, nous arrivons à cette conséquent que c'est dans le pays de la centralisation et de l'enseignement de l'Etat, la France, que le résultat intellectuel est le plus mauvais ; que c'est en Angleterre, pays d'entière liberté, qu'il est le meilleur, et que la Belgique, qui a adopté un système moins libéral que l'Angleterre et plus libéral que la France, se trouve, sous le rapport de ce progrès intellectuel, moins avancée q e la première et plus avancée que la seconde. C'est la confirmation exacte des principes que je défends.

Si je ne craignais d'être trop long, j'ouvrirais les statistiques curieuses publiées par M. Moreau-Christophe et M. Bechard, qui sont des autorités pour tous et qui constatent ce résultat moral affligeant que le nombre et la perversité des jeunes criminels eu France suivent, dans les départements les plus éclairés, la proportion même du degré d'avancement de l'instruction primaire. Faut-il en conclure, dit M. Bechard, que la culture intellectuelle nuise à la culture morale ? Evidemment non, mais il faut en conclure que cette culture morale est mal dirigée en France, et que l'éducation religieuse dans les écoles, malgré les efforts louables des gouvernements pour la fortifier et l’étendre, n'y a pas jeté les racines nécessaires.

Ainsi, messieurs, les résultats intellectuels, comme les résultats moraux, condamnent le principe d'intervention exagérée de l'Etat dans l'enseignement, et absolvent la liberté.

Messieurs, j'aime à le répéter, si, comme en Angleterre, les fonds de votre budget qui sont puisés dans la poche de tous, devaient profiter à tous, si ces fonds étaient destinés à encourager l'enseignement dans toutes les directions où il se donne, à aider l’école religieuse comme l'école laïque, à stimuler l'émulation utile au lieu de favoriser la rivalité jalouse de l'Etat contre les instituions libres, je pourrais peut-être donner la main à M. Guillery pour augmenter les dépenses de l’enseignement primaire ; mais en Belgique, comme nous l'avons constaté l'année dernière, le système admis consiste, au contraire, à développer l'antagonisme entre l'enseignement de l'Etat et l'enseignement des cultes, à contrarier le vœu des familles et la volonté des communes.

Messieurs, je ne veux pas discuter de nouveau, d'une manière approfondie, cette réforme administrative de la loi de 1842, que nous avons combattue ; mais permettez-moi, en passant, de rappeler en peu de mots la différence entre vos principes et les nôtres.

Le lendemain de la révolution de 1830, nous étions, en grande partie du moins, dans les idées décentralistes de l'Angleterre ; en 1834 et même en 1842 le principe accepté par tous était celui proclamé par M1. Rogier en ces termes :

« L'action de l'Etat doit se borner à suppléer à l'action de la liberté » ; cette action doit stimuler, encourager, jamais entraver ou étouffer ; elle doit être protectrice de la liberté, jamais sa rivale et encore moins son ennemie. Ce principe était celui du projet de loi de 1834 dont toutes les bases essentielles ont été conservées dans la loi de 1842,

D'après cette loi, telle que nous l'avons comprise en le votant et telle que nous l'interprétons aujourd'hui, lorsque dans une commune l'enseignement privé satisfait pleinement aux besoins des populations, cette commune peut être dispensée de créer ou d'adopter une école communale ; c'était la garantie de la liberté d'enseignement, et c'était la traduction du principe qui ne veut de l'action de l'Etat que comme subsidiaire de la liberté, qu'elle la supplée, mais qu'elle ne la remplace pas.

En dehors de l'enseignement, la commune avait le choix entre la création d'une école communale et l'adoption d'une école privée réunissant les conditions légales.

La commune pouvait accorder des subsides à une école privée, qui tombait dès lors sous le régime de l'inspection. L'adoption était la porte ouverte aux associations enseignantes.

La commune pouvait accorder à l'école adoptée une subvention globale, dans laquelle pouvait être comprise la prestation du local et du mobilier, pourvu que le chiffre de cette subvention ne dépassât pas et même n'atteignît pas, en général, le niveau des frais ordinaires d'une école communale.

La loi de 1842, ainsi comprise, était libérale et communale ; elle donnait accès aux écoles libres et aux associations enseignantes ; elle ne réservait pas exclusivement l'argent du budget pour les écoles de l'Etat ; nous restions dans la voie où l'Angleterre nous précède.

Cette loi organisait une véritable alliance entre les associations, les cultes, la liberté, et les communes et l'Etat, pour développer, par des efforts communs et combinés, l'instruction du peuple.

(page 381) D'après la jurisprudence nouvelle, contre laquelle nous avons élevé nos protestations l'année dernière, tous ces principes sont méconnus et ce résultat libéral et généreux est renversé.

D'après cette jurisprudence, lorsque la commune a des ressources suffisantes pour fonder une école communale, lorsqu'elle possède un local d'école, elle ne peut plus adopter une école privée, ni obtenir la dispense dont parle l'article 2 de la loi ; à l'école libre on ne peut plus accorder de subsides, à l'école adoptée on ne peut plus donner d'autre subvention que la rétribution pour les enfants pauvres qui reçoivent l'instruction gratuite.

Le vœu des familles, la volonté des communes ne sont nullement respectés, et on les force à fonder une école publique inutile et satisfaisant moins aux besoins de la population. L'Etat n'intervient donc plus pour suppléer à l'insuffisance de la liberté, il intervient pour remplacer celle-ci, pour lui faire une concurrence privilégiée et hostile, et l'argent du trésor est refusé absolument à l'instruction libre.

L'école, dans ces conditions, perd le caractère communal que M. le ministre de l'intérieur veut lui conserver,, elle devient l'école de l'Etat. La garantie réservée à la liberté d'enseignement par l'article 2 de la loi, on la supprime, la porte que l'adoption ouvrait aux associations enseignantes on la ferme, en principe du moins ; au lieu de l'alliance de tous les efforts, on crée l'antagonisme et la lutte et l'on exclut du budget les écoles de la liberté et des associations religieuses.

L'un des buts les plus intelligents de la loi de 1842 était d'appeler, sous la forme de l'adoption et de la dispense, les écoles religieuses et les écoles libres à se placer sous le régime légal, en les admettant, dans certaines limites, aux faveurs du budget. Aujourd'hui, en principe, on les repousse et on les exclut.

L'enseignement libre auquel, en Angleterre, on distribue 25 millions de francs votés par le parlement, est donc placé chez nous, en dehors du budget. Bien, il vivra donc des ressources individuelles et des libéralités privées.

En Angleterre, je le rappelais tout à l’heure, une des principales ressources de la dotation de l'enseignement primaire, ce sont les fondations et legs. Là, on n'enchaîne pas la liberté de la charité par de déplorables entraves.

Eh bien, cette ressource des libéralités privées, vous voulez l'enlever encore à l'enseignement libre. D'après le projet de loi qui a été présenté sur les fondations de bourses d'études, des fondations ne peuvent pas, sans être déclarées caduques, être faites pour l’enseignement privé ; les fondations seront détournées de leur destination, malgré la volonté expresse des fondateurs, pour être attribuées à l'enseignement public.

Voilà donc le système qu'on veut implanter en Belgique : exclusion de l'enseignement libre du budget, exclusion des libéralités des particuliers et des familles ; que lui restera-t-il en dehors des ressources de l'Etat et des ressources privées ? Des aumônes précaires. Après avoir occupé toutes les places, vous enlevez tout l'argent, et vous appelez cela la liberté comme en Belgique !

Messieurs, permettez-moi de m'étonner de la contradiction d'idée dans laquelle vous tombez. Je ne puis parvenir à concilier les principes que vous défendez en matière d'enseignement et les doctrines que vous professez dans toutes les autres sphères, le culte, la presse, l’industrie et le travail.

Dans l'ordre des intérêts religieux (le culte), dans l'ordre des intérêts intellectuel (la presse), dans l'ordre des intérêts matériels (l'industrie et le travail), comment appelez-vous l'intervention puissante, la tutelle, le protectionnisme de l'Etat ? Vous l'appelez idée arriérée, ancien régime, doctrine condamnée par le progrès moderne, vous l'appelez l'erreur et le mal. Comment se fait-il que, lorsqu'il s'agit d'enseignement, vous considériez cette erreur comme une vérité et ce mal comme un bien ? Comment se fait-il que cette idée arriérée vous la nommiez libéralisme et progrès ?

Comment conciliez-vous ces deux programmes contradictoires ?

Vous me répondrez : L'enseignement et surtout l'enseignement primaire est un intérêt social, une nécessité sociale tellement grande et impérieuse qu'on ne peut pas livrer cet intérêt au hasard des efforts privés, et l'Etat ne peut pas abdiquer dans cette matière les devoirs que la société lui impose.

Je pourrais vous répondre en vous opposant l'exemple de l'Angleterre oit l'Etat a abdiqué ces devoirs dont vous parlez, où cependant je ne vois pas le progrès en péril ni la civilisation en danger.

Mais j'admets que tous les pays ne sont pas l'Angleterre ; je ne veux pas tomber dans l'exagération et prêter à des objections que cette exagération soulèverait. Je reconnais que l'enseignement public peut être une utilité, une nécessité même, pour certaines nations, pour certaines circonstances et pour certaines époques. Chez nous la Constitution, si elle n'a pas imposé un enseignement de l'Etat, l'a du moins supposé et prévu. L'enseignement public peut être une nécessité, comme à certaines époques, la religion d'Etat et le protectionnisme commercial ont pu avoir leur raison d'être ; mais ce que je veux dire, c'est que cette intervention de l’Etat dans l'enseignement ne doit pas être principale et prépondérante, comme vous le voulez, mais subsidiaire et protectrice ; qu'elle doit stimuler et non combattre, énerver, décourager l'enseignement privé, comme vous le faites. Ce que je veux dire encore, c'est que le progrès n'est pas du côté du protectionnisme de l'Etat, dans la sphère des intérêts moraux et des intérêts matériels, qu'il est du côté de la décentralisation et de la liberté ; c'est que la mesure de l'intervention sociale de l'Etat doit être proportionnée au degré de civilisation d'un peuple, et que cette tutelle, cette intervention doit diminuer et se restreindre à mesure que le progrès s’accomplit et que la liberté se fortifie.

C’est parce que je pense que la Belgique est un pays de liberté, que nos traditions nous y ont conduit et que nos mœurs nous donnent le droit d'aspirer à la voir s'étendre, que je me refuse à voir le progrès, en matière d'enseignement, dans la voie de centralisation où la France nous précède, et que je le vois au contraire dans la voie libérale où l'Angleterre nous convie.

Pour cela, il ne faut pas reculer, comme nous le faisons, en fortifiant l'action de l'Etat, en l'agrandissant chaque jour, en grossissant indéfiniment nos budgets, il faut avancer en restreignant, avec prudence et mesure, le champ de l'enseignement de l'Etat, et en élargissant le cercle d'action de la liberté.

J'en reviens à l'objection : « L'enseignement primaire est une nécessité sociale : il faut que le gouvernement y conserve une haute direction. »

Mais la religion n'est-elle pas un intérêt social d'un degré égal, si pas supérieur, à celui que présente l’enseignement de la lecture, de l'écriture et du calcul aux enfants ?

M. Guizot n'a-t-il pas dit dans ses mémoires récents, que l'instruction primaire, sans la base religieuse, devient un danger, au lieu d'être un bienfait. La religion est donc une nécessité sociale de l'ordre le plus supérieur.

Faut-il nécessairement pour cela qu'il y ait une religion d'Etat, et ne combattez-vous pas avec hauteur et dédain la doctrine de la protection et de la tutelle en matière de religion et de conscience ?

La presse n'est-elle pas un intérêt social et politique à la fois ? Voulez-vous d'une presse officielle ou officieuse, comme dans des pays voisins ?

L'industrie, c'est à-dire le travail et le pain, n'est-elle pas un intérêt social ?

Faut-il que ce travail, l'Etat l'assure et que ce pain, l'Etat le pétrisse ? Permettez-moi d'insister encore un moment et je finis. En fait de culte, qu'appelez-vous la liberté de conscience, la liberté religieuse ?

Appliquons votre principe en matière d'enseignement à la liberté de conscience.

Votre principe, c'est un vaste enseignement public aux frais de l'Etat, faisant une concurrence privilégiée à l'enseignement libre, un budget réservé exclusivement à cet enseignement public ; et, en dehors, laissant à la liberté la place que l'enseignement officiel voudra bien lui abandonner, en livrant cette liberté à ses seules ressources et à ses seuls efforts.

Appliquez ce principe à la liberté des cultes, et vous arrivez à l'ancien régime que vous condamnez : une Eglise d'Etat, exclusivement protégée par l'Etat, un budget réservé au seul culte de la majorité ; en dehors de l'Eglise protégée, on peut laisser la liberté aux autres cultes jouissant de la tolérance civile, mais laissés à leurs seules forces et à leurs seules ressources.

C'est bien votre système tout entier, et veuillez m'expliquer pourquoi le protectionnisme de l'Etat est utile, nécessaire, pour sauvegarder l'intérêt social de l'enseignement, et pourquoi il ne l'est pas, pour sauvegarder l'intérêt social religieux ; pourquoi la liberté est la meilleure protectrice de la religion, selon vous, et pourquoi elle n'est pas la meilleure protectrice de l'enseignement,

L'honorable M. Guillery nous rappelait tout à l'heure Louis XIV, à'propos de l'enseignement obligatoire dont Louis XIV, paraît-il, a été l'inventeur, ce qui m'étonne moins que de voir l'honorable M. Guillery se réjouir de trouver Louis XIV pour appui. Louis XIV, a-t-il dit, en décrétant l'instruction obligatoire, ne l'a appliquée qu'à l'égard des petits huguenots que l'on forçait d'aller à l'école pour les convertir au catholicisme.

Ce souvenir de Louis XIV et de la révocation de l’édit de Nantes m'a fait naître une pensée que je soumets aux méditations de nos adversaires (page 382) qui, comme M. Guillery, veulent couronner l'enseignement public privilégié, centralisé, par l'enseignement obligatoire.

M. Guilleryµ. - C'est une erreur, je ne l'ai pas préconisé.

.M. Dechamps. - Je l'avais cru, mais soit ; je m'adresse donc aux partisans de l'enseignement obligatoire. Savez-vous ce que c'est que le principe de l'enseignement obligatoire appliqué aux cultes et à la conscience ? C'est la religion obligatoire comme Louis XIV l'entendait ; c'est précisément le principe de la révocation de l'édit de Nantes.

Je pourrais comprendre l'instruction obligatoire en Angleterre, où l'on n'en veut pas, parce qu'en l'absence d'un enseignement légal et officiel, la liberté de la famille pourrait ne pas être aussi directement atteinte.

Mais en Belgique, où l'enseignement public envahit chaque jour le terrain, où la liberté ne trouve plus qu'une place disputée et restreinte, l'enseignement obligatoire prend un tout autre caractère. N'oubliez pas qu'en vertu de l'article 5 de la loi de 1842, les familles pauvres, qui composent plus de la moitié de la population de nos écoles primaires, ne peuvent pas choisir librement leurs écoles ; c'est la commune qui les leur désigne, et cette école désignée est naturellement l'école officielle.

Vous le voyez donc, en Belgique, l'enseignement obligatoire, au moins pour la moitié de la population, serait l'instruction forcée dans l'école légale.

Or, pour exécuter votre principe, vous devriez envoyer vos gendarmes pour forcer les élèves récalcitrants à entrer à l'école ou mener le père a la prison, précisément comme Louis XIV envoyait ses dragons pour forcer les citoyens à entrer dans les églises. Louis XIV raisonnait exactement comme vous. La religion à ses yeux comme l'instruction pour vous, lui apparaissait comme une nécessité sociale, et il voulait une religion obligatoire, comme vous voulez une instruction obligatoire, par les mêmes raisons, et comme il n'avait aucune foi dans la liberté, c'était à l'Etat qu'il réservait le devoir de protéger ce grand intérêt.

Appliquons nos principes à la presse. Je suppose un gouvernement, même en Belgique, car aucun article de la Constitution ne s'oppose à la création d'une presse gouvernementale subsidiée par le trésor public, je suppose, dis-je, un gouvernement qui créerait, aux frais de l'Etat, une presse officielle. Il pourrait dire : J'ai un double intérêt à fonder une presse gouvernementale ; l'intérêt politique d'abord, l'intérêt de ma propre défense contre ceux qui m'attaquent dans la presse libérale ; j'ai encore un autre intérêt, celui de la diffusion des lumières, par ce rapide et puissant enseignement qu'on nomme la presse, que je ne puis pas laisser aux seuls efforts de l'industrie privée ; là aussi l'Etat a des devoirs à remplir. L'électeur a le droit d'être initié chaque jour à la pratique de ses obligations de citoyen ; il faut l'éclairer sur l'étendue de ces obligations ; il a besoin de cet enseignement quotidien que la presse lui donne. Créons donc une presse de l'Etat, de grands journaux aux centres, des journaux à bon marché dans les provinces et dans les arrondissements ; donnons même à cette presse, dans un intérêt de civilisation, la base de la gratuité. Eh bien, messieurs, je vous interroge et je vous demande si vous appelleriez ce régime la liberté de la presse.

Cependant la presse serait entièrement libre ; il n'y aurait ni censure ni avertissements ; mais la concurrence organisée et privilégiée de l'Etat laisserait-elle encore à la liberté assez d'air pour qu'elle puisse vivre ?

Ce que je dis de la liberté des cultes et de la presse, je pourrais le dire de la liberté commerciale. Vous avez plus que nous arboré le drapeau de la liberté commerciale ; nous vous avons suivi ; et la plupart de nous, nous sommes convertis à votre doctrine qu'en principe, pour ma part, j'ai professée, en laissant au temps et aux circonstances le soin de la développer. Mais encore là, vous croyez la liberté bonne et la protection mauvaise, et encore une fois je vous demande comment vous parvenez à concilier votre programme protectionniste en matière d'enseignement et votre programme libéral en fait de culte, de presse, d'industrie et de travail ?

Certainement les réponses et les explications ne manquent pas à l'habileté de nos adversaires. Pour moi, messieurs, permettez-moi de vous dire que je n'en trouve qu'une seule dans ma conscience et que vous n'en trouverez probablement qu'une seule non plus dans la vôtre. La vérité est celle-ci, c'est qu'en matière d'enseignement comme en matière de charité, nous avons, nous catholiques, fait un plus puissant usage que vous de ces libertés constitutionnelles ; nous en avons plus profité que vous, comme vous avez plus profité que nous de la liberté de la presse. Dans l'impuissance où vous êtes de nous faire, dans ces deux sphères, ure concurrence sérieuse à l'aide de vos propres efforts et de votre propre argent, vous trouvez plus commode et plus facile de demander les efforts et l'argent de l'Etat, qui est en grande partie le nôtre, pour nous faire une concurrence que vous vous croyez incapables de faire vous-mêmes. (Interruption.)

- La séance est levée à 5 heures.