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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 12 décembre 1863

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1863-1864)

(Présidence de M. Lange, doyen d'âgeµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 81) M. Jacobs, secrétaire provisoireµ, fait l'appel nominal à une heure et un quart.

M. de Conninck, secrétaire provisoireµ, donne lecture du procès-verbal de la séance précédente.

- La rédaction en est approuvée.

Vérification des pouvoirs

Arrondissement de Bruges

MpLangeµ. - L'ordre du jour appelle la suite de la discussion sur les élections de Bruges.

La parole est à M. le ministre de la justice.

MjTµ. - Messieurs, je ne comptais pas intervenir dans ce débat ; mais les accusations incessantes, réitérées, dont plusieurs honorables magistrats de Bruges ont été l'objet depuis le commencement de cette discussion, m'obligent à prendre la parole.

Déjà d'honorables collègues, et je les en remercie très sincèrement, ont fait justice de la plupart des reproches qui ont été adressés à tous les magistrats de Bruges qui ont participé à cette instruction. Je crois de mon devoir, messieurs, devenir compléter cette tâche : mon silence serait considéré, sinon comme une espèce d'adhésion, du moins comme la preuve de l'impuissance de répondre.

Nous nous trouvons en présence d'un dossier qui révèle les faits les plus graves, qui prouve, de la manière la plus évidente, que, dans l'élection de Bruges, on n'a reculé devant aucun moyen, quelque déloyal, quelque frauduleux qu'il fût, pour altérer la sincérité des élections.

Il fallait, dès lors, tâcher d'affaiblir la valeur de l'enquête, et pour y parvenir, on a jugé à propos d'attaquer ceux qui s'y étaient livrés ; on a pensé qu'en venant accuser de partialité le procureur du roi, le juge d'instruction, la chambre du conseil elle-même, qu'en venant accuser ces magistrats d'avoir été constamment guidés par un sentiment de prévention contre les individus qui appartenaient à l'opinion catholique, et par un sentiment de bienveillance à l'égard de ceux qui appartenaient à l'opinion libérale, on a pensé que le pays ne verrait plus dans l'enquête qu'une œuvre de parti dénuée de toute impartialité.

Je démontrerai à la dernière évidence, en parcourant les faits, que tel ne peut être que le but des accusations que nous avons entendues.

On a principalement mis en cause le juge d'instruction ; et pourquoi le juge d'instruction ? Tous ceux qui sont un peu initiés aux affaires de procédure criminelle savent que les instructions sont d'ordinaire dirigées par les parquets, par le procureur du roi, et il en a été de même pour l'enquête dont nous nous occupons : je crois pouvoir l'affirmer.

On a hésité à incriminer le procureur du roi ; parce que, dans d'autres circonstances, la droite a défendu, et avec justice, ce même magistrat ; parce qu'elle avait rendu hommage à son caractère et à son impartialité.

Comme elle se trouvait gênée par cet antécédent, elle a pris à partie le juge d'instruction.

L'on a dit : M. Khnopff est un homme politique.

Je pourrais demander ce que l'on entend par ces mots : homme politique ; je pourrais examiner s'il est bien opportun de mettre en suspicion, dans cette enceinte, les décisions des tribunaux où siègent des hommes politiques ; je m'en abstiendrai. Mais à l'appui de cette assertion que M. Khnopff est un homme politique, a-t-on au moins apporté la plus petite preuve, a-t-on cité le moindre fait ? Non, on a dit simplement : C'est un homme politique, et personne ne s'est donné la peine de justifier cette allégation, personne n'a pensé qu'il fût nécessaire de la justifier.

Vous pouvez avec autant de facilité dire de tout le monde ce que vous dites de M. Khnopff. Vous pourriez ainsi représenter n'importe quel magistrat comme un homme politique.

Il faudrait au moins, quand on se permet à l'égard d'un magistrat une accusation semblable, accusation grave puisqu'elle tend à faire croire qu'il n'aurait pas apporté dans une instruction qui lui était confiée toute l'impartialité désirable, il faudrait au moins démontrer qu'il a, dans une circonstance quelconque de la vie, fait acte d'homme politique, il faudrait au moins justifier cette accusation, et c'est ce qu'on ne tente même pas.

Quelles preuves de la partialité de M. le juge d'instruction a-t-on découvertes dans l'enquête ?

L'honorable M. Bara, dans la séance d'hier, a résumé les faits qu'on a reprochés a M. Khnopff.

On a dit que M. Khnopff avait mis en prévention le curé de Zerkeghem sur la déposition d'un seul témoin.

M. Bara a fait justice de ce reproche. Il a prouvé que le curé de Zerkeghem n'avait été mis en prévention qu'après que tous les témoins avaient été entendus, lorsqu'il était établi que ce curé avait escorté les électeurs, qu'il les avait choyés, qu'il les avait régalés et qu'il avait encore fait distribuer de l'argent à quatre cabaretiers de Zerkeghem.

Ce n'est qu'après que ces faits étaient parfaitement établis que le curé a été mis en prévention et le juge devait nécessairement l'entendre et le comprendre dans l'instruction puisque les faits étaient attestés par des témoins. Il n'appartenait plus ensuite qu'à la chambre du conseil de statuer sur le sort du curé de Zerkeghem.

Un reproche semblable a été adressé à la magistrature de Bruges par l'honorable M. Nothomb, et il n'est pas plus fondé que celui qui a été articulé par l'honorable M. Thonissen.

Voici ce que dit l'honorable M. Nothomb :

« Je ne puis, messieurs, m'empêcher de reproduire, à propos de la distinction faite hier entre les déclarations de témoins qui ont prêté serment et celles des inculpés, je ne puis m'empêcher, dis-je, de me joindre aux observations si justes qui ont été présentées par l'honorable M. Thonissen ; il n'est qu'e trop vrai qu’à Bruges, dans cette affaire, l'on devenait bien vite prévenu. A peine était-on indiqué d'une façon directe ou indirecte, qu'à l'instant même on passait à l'état d'inculpé.

« On y a été fort prompt à transformer en prévenus des hommes parfaitement honorables, tels que M. De Cock et tant d'autres, et cela sur de vagues imputations, parfois isolées. »

Voilà donc le même reproche reproduit par l'honorable M. Nothomb en ce qui concerne M. De Cock.

Examinons ce que ce reproche a de vrai.

M. De Cock a été mis en prévention pour des faits qui se rattachent au système général pratiqué dans l'élection de Bruges, pour avoir été demander des suffrages à des cabaretiers en promettant, pour le cas de réussite, de leur donner une somme de ... ou de leur faire vendre une certaine quantité de boisson.

Voilà les faits pour lesquels M. De Cock a été mis en prévention.

Voyons donc si M. De Cock a été si légèrement transformé en prévenu, s'il l'a été sur des témoignages vagues, sur des dires qui n'avaient rien de précis.

Voyons !

Les tentatives du sieur De Cock ont été faites vis-à-vis du cabaretier Doom et du cabaretier Jonckheere.

La femme du sieur Doom a été entendue le 28 août.

Un témoin présent à la conversation constate les offres faites par M. De Cock à la femme Doom. Il a également été entendu le 28 août.

M. de Naeyer. - Le témoin n'était pas présent à la conversation»-

MjTµ. - Il rapporte le fait.

M. de Naeyer. - Pour l'avoir entendu dire.

MjTµ. Doom a été entendu le 17 septembre, le sieur Jonckheere le 11 septembre. Sa femme a été entendue le même jour. Voilà donc cinq témoins, dont au moins quatre ont entendu les propositions du sieur De Cock et qui témoignent des faits qui lui sont imputés.

Le sieur De Cock n'a été mis en prévention que le 11 octobre. Et l'on viendra dire que c'est avec une grande promptitude et une légèreté extrême que le juge d'instruction mettait en prévention. Est-ce sérieux ?

Evidemment, l'on ne peut dire que ce soit sur des dépositions vagues que le sieur De Cock a été poursuivi, et c'est plus d'un mois après l'audition des témoins que le sieur De Cock a été interrogé et que la chambre du conseil a eu à statuer sur son sort.

On vous a parlé, messieurs, des complaisances du juge d'instruction pour M. le juge de paix Hermans. Ce reproche a été réfuté d'une manière péremptoire par l'honorable M. Jamar et par l'honorable M. Bara. Il n'appartenait pas du tout au juge d'instruction d'indaguer sur le compte du juge de paix Hermans et il n'appartenait pas, comme on a eu l'air de le dire, au juge d'instruction, de faire du juge de paix Hermans un prévenu.

Si la chose avait dû être faite, c'était au procureur du roi qu'il appartenait de le faire ; c'était au procureur du roi à rendre compte au procureur général, qui aurait alors prescrit les devoirs nécessaires.

Mais, messieurs, pourquoi cela n'a-t-il pas été fait ? Par la raison très (page 82) simple que les faits qu'on reprochait au sieur Hermans ne se rapportaient pas aux élections actuelles. Et la preuve manifeste que le procureur du roi, dans cette circonstance, a agi avec la plus grande impartialité, résulte du fait que je vais avoir l'honneur de citer à la Chambre et qui m'est assuré par M. le procureur du roi lui-même.

On a adressé à M. Hermans toutes sortes de reproches, et je constate, en passant, que lorsqu'il s'agit de la robe du magistrat, nous n'entendons que des paroles acrimonieuses dans la forme et injustes au fond ; tandis que quand il s'agit de la robe du prêtre, nous ne voyons que des complaisances.

On a prétendu que le juge de paix Hermans aurait emprunté le nom d'une autre personne pour aller solliciter, au nom de cette personne, les suffrages d'un électeur. Ce fait ne tombait pas sous l'application de la loi, mais il était de nature à engager la délicatesse du magistrat.

Et qu'a fait M. le procureur du roi ? C'était le nom du sieur Vander-got qui devait avoir été emprunté. M. le procureur du roi a fait demander à Vandergot ce qui en était, et Vandergot a déclaré qu'il avait parlé lui-même à ces cabaretiers et que le fait était complétement inexact.

M. B. Dumortier. - Cela n'est pas au dossier.

MjTµ. - Evidemment, cela n'est pas au dossier.

M. B. Dumortier. - Pourquoi le juge d'instruction n'agissait-il pas envers M. Hermans comme il a agi envers d'autres ?

MjTµ. - C'est réellement, messieurs, chose singulière. Je ne me plains pas des interruptions. Mais quand un membre de la gauche a le malheur d'interrompre un membre de la droite, on fait des discours entiers pour se plaindre de ces interruptions et à peine prenons-nous la parole, que l'honorable M. Dumortier nous interrompt et nous donne la preuve manifeste qu'il connaît fort peu les choses dont il parle. Il demande pourquoi le juge d'instruction n'a pas agi à l'égard de M. le juge de paix Hermans, comme il a agi à l'égard d'autres individus, alors que l'honorable M. Jamar et l'honorable M. Bara ont déjà prouvé que la chose était impossible.

M. B. Dumortier. - Il n'avait qu'à déposer la plainte et faire requérir par qui de droit.

MjTµ. - Mais avant de discuter ces questions, ayez la bonté d'apprendre les principes les plus élémentaires du Code d'instruction criminelle.

M. B. Dumortier. - De manière que M. Hermans peut être impuni alors !

MjTµ. - Messieurs, je continue parce que, avec ces interruptions, je n'en finirais pas aujourd'hui, et ce n'est pas ici le lieu de faire un cours d'instruction criminelle à M. Dumortier.

On nous a dit encore, et on nous a répété que M. Hermans avait joué le rôle d'un espion, que M. Hermans avait été se cacher derrière une porte. Et on se pique de citer textuellement l'enquête ! Où. donc a-t-on vu cela dans l'enquête ? C'est de la haute fantaisie, mais ce n'est nullement conforme à la vérité des faits.

On voit dans l'enquête que M. Hermans se trouvant dans une maison qui est sa propriété, un individu est entré dans cette maison ; M. Hermans s'y trouvait par hasard, et nulle part vous ne verrez qu'il ait changé de place ni qu'il ait joué le rôle qu'on lui attribue. M. Hermans appartient à l'opinion libérale, M. Hermans est magistrat et l'on a cru que, par une espèce de compensation, il était permis de l'incriminer et de lui reprocher des faits qui ne reposaient sur aucun témoignage.

Que reste-t-il donc des accusations dirigées contre M. le juge d'instruction ? Absolument rien.

On a encore parlé d'un scrutateur du cinquième bureau, que le juge d'instruction aurait entendu au lieu d'assigner le président du bureau. Si l'honorable membre qui a produit ce reproche avait bien voulu faire attention, il aurait vu que le président de ce bureau était M. Khnopff lui-même.

Et pourquoi a-t-il entendu le secrétaire ? Parce qu'il s'agissait d'un fait spécial et que le secrétaire pouvait connaître mieux que personne, le secrétaire était interrogé relativement à un bulletin qui avait été annexé au procès-verbal.

Maintenant, pour que cette circonstance que le secrétaire a été entendu, et non le président et qu'un seul scrutateur a été entendu, pour que cette circonstance ait quelque valeur il faut nécessairement que l'honorable M. Thonissen suppose ceci : c'est que ce témoin ait révélé des faits très graves et qu'on n'ait pas voulu entendre d'autres personnes de peur que ces faits ne fussent démentis par de nouveaux témoins.

M. Thonissenµ. - A peu près.

MjTµ. - Il faut cela absolument. Il faut supposer que le témoin est venu révéler un fait très grave et que l'on s'est arrêté à cette déposition, parce qu'on s'est dit : N'allons pas plus loin ; voilà un fait acquis, et il pourrait arriver qu'il fût démenti par d'autres témoins. Eh bien que M. Thonissen veuille bien relire cette déposition, et il verra que c'est la déposition la plus insignifiante de toute l'enquête.

Que dit le témoin ? Il parle d'un fait prouvé par le procès-verbal ; d'un bulletin annexé au procès-verbal. Voici la déposition :

« Demande. Vous avez été secrétaire au cinquième bureau électoral de Bruges, lors des élections du neuf juin dernier, n'avez-vous pas souvenir que des bulletins marqués soient sortis de l'urne ou des bulletins portant des traces de nature à faire connaître les votes ?

« Réponse. J'ai été secrétaire de ce bureau et je me rappelle fort bien qu'il est sorti de l'urne un bulletin qui a été annulé par le bureau pour le motif que, mis dans une enveloppe sur laquelle se trouvait inscrit au crayon l'enseigne d'un cabaret de Bruges, il a été considéré par le bureau comme un vote de nature à faire connaître l'électeur.

« Demande. Ne croyez-vous pas vous rappeler, comme moi, que le bulletin dont vous venez de parler était un bulletin portant les noms des candidats catholiques ?

« Réponse. Je crois en effet que c'était un bulletin catholique. Du reste le bulletin annulé se trouvant joint au procès-verbal des opérations électorales du cinquième bureau, il serait facile de vérifier l'exactitude de mon dire.

« Sur nos interpellations ultérieures, le témoin répond : Il n'est pas à ma connaissance que des observations aient été faites par le bureau relativement à d'autres bulletins, comme portant des désignations où des marques de nature à faire connaître le vote. »

Or, je demande s'il est possible de trouver une déposition plus inoffensive que celle-là. Si l'on avait eu les intentions partiales qu'on suppose, on aurait eu recours à d'autres témoins.

Dans le sixième bureau on entend M. le juge Van Praet ; M. le juge Van Praet dit qu'il ne sait rien, et on s'arrête-là ! Voilà ce qu'on appelle de la partialité. Cela n'est pas sérieux.

Voilà pour les reproches faits à M. Khnopff, voyons maintenant ceux qui concernent M. le procureur du roi.

On lui reproche d'abord d'avoir violé l'article 61 du code d'instruction criminelle. Cet article, comme vous savez, déclare que les membres du parquet feront leur rapport sur les instructions dans les trois jours ; tout le monde sait aussi que cet article ne contient qu'une recommandation faite au parquet, et que jamais il n'a pu avoir de sanction, par la raison très simple que dans bien des cas la prescription est d'une exécution impossible.

Et comment voulez-vous, par exemple, que dans cette affaire il eût été possible à un membre du parquet de prendre ses conclusions dans les trois jours ?

Voyons ce qui s'est passé ici. L'honorable M. Nothomb a eu le dossier pendant 12 jours...

M. Nothombµ. - Pendant 9 jours.

MjTµ. - Soit ; 9 jours, c'est 3 fois 3 jours. Eh bien, l'honorable M. Nothomb, au début de la reprise de nos travaux, est venu nous déclarer que s'il y avait des inexactitudes dans son rapport, c'est qu'il n'avait pas eu assez de temps pour examiner le dossier. (Interruption.)

Je n'accuse pas l'honorable M. Nothomb ; je dis seulement que cela prouve qu'il est impossible d'observer dans tous les cas la règle de l'article 61. (Nouvelle interruption.)

Du reste, mes observations ne s'adressent pas à l'honorable M. Nothomb ; 'c'est l'honorable M. Thonissen qui a produit ce reproche ; si je me suis adressé à l'honorable M. Nothomb, c'est qu'ayant eu le dossier entre les mains pendant 9 jours, en qualité de rapporteur, il s'est plaint de n'avoir pas eu un temps suffisant pour l'examiner, et qu'il a attribué à ce défaut de temps les inexactitudes qui pouvaient s'être glissées dans le rapport.

L'honorable M. Thonissen a dirigé une autre accusation contre le procureur du roi.

Pour que l'on ne puisse me reprocher de ne pas reproduire fidèlement cette accusation, je vais relire les paroles de l'honorable M. Thonissen ; elles font voir combien il est injuste d'imputer aussi légèrement de la partialité à la magistrature alors qu'on verse soi-même, de très bonne foi sans doute, dans une erreur aussi complète.

Voici les paroles de l'honorable M. Thonissen :

« L'honorable M. Jamar a invoqué également le réquisitoire du procureur du roi, et je l'en remercie, Je déclare, pour que l'on ne donne pas (page 83) une interprétation contraire à mes paroles, que je regarde M. De Ryckman, procureur du roi à Bruges, comme un homme d'honneur, comme un magistrat intègre ; mais je n'en affirmerai pas moins que son réquisitoire porte l'empreinte d'un préjugé, d'une prévention consente à charge des prévenus.

Voici la teneur du réquisitoire :

« Attendu qu'il en résulte ( de la procédure) une prévention suffisante : A. etc.,K. A. T. charge du curé de Zerkeghem, d'avoir, le 9 juin dernier, escorté à Bruges, traité et choyé un certain nombre d'électeurs de la commune de Zerkeghem et d'avoir fait distribuer, quelques jours après les élections, aux nommés Isidore Vanpoucke, Charles Vermaut, Pierre Lïivens et Charles Verbrugghe, cabaretiers et électeurs audit Zerkeghem, des sommes variant de 15 à 20 francs, à consommer dans leurs cabarets, soit pour récompenser leur zèle électoral, soit pour célébrer le résultat du scrutin. »

Et plus loin le procureur du roi ajoute :

« Attendu que les faits imputés au curé Albert De Man, d'avoir escorté les électeurs de sa commune à Bruges, de leur avoir fait distribuer des comestibles et du vin, de les avoir, avant le ballottage, excité à boire ; de même que celui d'avoir, après les élections, distribué des sommes d'argent à divers cabaretiers électeurs de sa commune, ne sauraient, en l'absence d'autres preuves, constituer le délit prévu par la loi. »

Donc il y a prévention suffisante, dit le réquisitoire : 1° d'avoir escorté ; 2° d'avoir choyé ; 3° d'avoir excité à boire avant la scrutin ; 4° d'avoir régalé à la suite des élections.

Eh bien, messieurs, lisez le dossier ; il y est établi qu'à la suite des élections, il y a eu régal à Zerkeghem. Mais le dossier, pour tout le reste, ne fournit aucune preuve quelconque. Pas une seule phrase, pas un seul mot n'y autorise l'allégation de pareils faits. Au contraire, tous les témoins disent qu'avant l'élection, il n'y a pas eu de régal ; qu'à Bruges, le curé n'a pas suivi les électeurs au cabaret et qu'il ne les y a pas régalés ou choyés ; le cabaretier lui-même déclare positivement que chacun payait de sa poche, et, malgré cela M. le procureur du roi aveuglé, je ne sais par quelle prévention, vient dire que le curé a excité les électeurs à boire avant le scrutin !

Voilà ce qu'a affirmé l'honorable M. Thonissen. Eh bien, c'est incroyable, mais c'est comme cela ; le réquisitoire de M. le procureur du roi est en tous points conforme à la vérité, aux faits attestés par l'instruction et dans les assertions de l'honorable M. Thonissen, au contraire, je ne veux y voir qu'une simple erreur, mais il n'y a pas un mot de conforme à la vérité. Je vais vous le prouver.

L'honorable M. Thonissen prétend que le curé de Zerkeghem n'a pas escorté, n'a pas choyé, n'a pas traité des électeurs ; il prétend qu'il n'y a pas un seul mot de tout cela dans l'enquête. Vous allez voir ce dossier. J'ouvre d'abord l'enquête à la page 241 et je lis dans la déposition du sieur Van Haverbeke :

« Le jour des élections, le matin, vers huit heures et demie, M. Deman, curé de Zerkeghem est venu avec les électeurs de Zerkeghem au nombre de dix-huit, ou peut-être plus. Un char à bancs en était tout rempli. »

Et l'honorable M. Thonissen prétend que le curé de Zerkeghem n'a pas escorté des électeurs,

M. Thonissenµ. - Non, il ne les a pas escortés, il a voyagé avec eux. (Longue interruption.)

M. de Theuxµ. - N'avait-il pas le droit de se rendre à Bruges avec d'autres électeurs ?

MjTµ. - Je ne m'occupe pas de cela.

M. de Theuxµ. - Ah ! ah ! que signifient alors les rires de vos amis ?

MjTµ. - Veuillez me permettre, je vous prie. De quoi s'agit-il ? Vous avez reproché à M. le procureur du roi d'avoir repris comme constants dans son réquisitoire des faits dont il n'est pas dit un seul mot au dossier. Eh bien, je vous prouve, au contraire, que c'est dans le reproche adressé à M. le procureur du roi qu'il n'y a pas un mot d'exact. Vous avez dit que le curé de Zerkeghem n'avait pas escorté des électeurs, et je vous prouve...

M. B. Dumortier. - Est-ce escorter des électeurs que de voyager avec eux ? (Interruption.) Est-ce que, par hasard, si je voyageais avec vous par chemin de fer, vous pourriez dire que je vous escorte ?

MjTµ. - Ne sortons pas de la question, s'il vous plaît. Vous avez prétendu qu'il n'y avait pas un mot de cela au dossier ; je vous prouve que vous êtes dans l'erreur.

M. B.. Dumortierµ. - Est-ce une cause de prévention que de voyager avec des électeurs ?

M. Hymans. - C'étaient les électeurs qui escortaient le curé. (Longue interruption.)

MjTµ. - Si l'on veut passer condamnation sur ce fait...

- Voix à droite. - Du tout ! du tout !

MjTµ. - Mais comment donc parviendrez-vous à maintenir votre allégation qu'il n'y a pas un mot de cela dans l'enquête. Ce que vous auriez de mieux à faire, croyez moi, c'est de ne pas insister et de passer condamnation sur ce point.

M. B. Dumortier. - Pas du tout. (Interruption.)

- Voix diverses. - Assez ! assez !

MjTµ. - Enfin, voilà déjà que vous reculez sur ce point-là.

- Voix à droite. - Non ! non !

M. de Mérode. - Est-ce qu'un curé n'a pas le droit de se rendre aux élections avec d'autres électeurs ?

MjTµ. - Sans doute, mais là n'est pas la question. La question est de savoir si le reproche adressé à M. le procureur du roi d'avoir parlé dans son réquisitoire d'un fait dont il n'est pas dit un mot dans l'enquête, si ce reproche est fondé.

M. B. Dumortier. - Eh bien, oui cela est vrai.

MjTµ. - Vous dites donc qu'il n'y a pas un mot de vrai dans l'allégation du procureur du roi que le curé de Zerkeghem a choyé, traité des électeurs. Nous allons voir.

Voici ce que je lis à la page 138 de l'enquête :

« Le jour des élections, après la première élection du matin, je suis allé dîner au cabaret la Petite Etoile. J'y ai vu les curés de Snelleghem et de Zerkeghem avec beaucoup d'électeurs de ces communes. » Voilà qui est bien précis, je pense. « Il y avait bien trente paysans qui tous étaient à table et buvaient du vin en masse. Les curés allaient continuellement autour de la table pour faire manger et boire. De temps en temps j'entendis appeler : « Nous avons déjà réussi avec. Soenens ! Hourra Soenens ! Maintenant nous devons réussir avec Visart. Vive Visart ! »

Eh bien, que devient, en présence de cette déposition qui va se reproduire plusieurs fois, la déclaration de l'honorable M. Thonissen qu'il n'y a pas un mot de cela dans l'enquête ?

M. B. Dumortier. - Les curés ne peuvent donc plus dîner.

MjTµ. - Ne détournons pas la question, s'il vous plaît.

Voulez-vous voir ce qui est repris à la page 239 :

« Le neuf juin dernier, vers une heure et demie de l'après-midi, je me trouvai à dîner dans le cabaret l’Etoile, près de la Grande-Place. J'y trouvai un grand nombre d'électeurs campagnards dont un grand nombre déjà ivres ; il semblaient accompagnés de deux ecclésiastiques qui, à ce qui se disait, étaient des curés ou vicaires des communes de Snelleghem et de Zerkeghem. »

D'après M. Thonissen il n'y avait pas un mot de cela dans l'enquête.

« Ces campagnards, qui tous semblaient avoir voté pour le parti catholique, prirent le dîner dans ledit cabaret et y burent une grande quantité de vin, qui leur était accordé sur la nouvelle, dont fit part un des ecclésiastiques, que le parti catholique venait de faire élire un de ses candidats ; même j'entendis dire par un des ecclésiastiques, qu'au lieu d'une demi-bouteille devin par électeur, une bouteille pouvait être bue. »

Prenons ce qui se trouve à la page 241, vous avez lu cette déposition, mais vous l'avez lue à moitié, vous n'avez lu que ce qui vous était favorable.

Vous avez lu ceci :

« Lorsqu'ils sont arrivés le matin il a bien été bu quelques petits verres et quelques verres de bière, mais chacun a payé sa boisson. » Je vais continuer.

« Puis ils sont tous ensemble allés voter. » (Interruption.)

On dit qu'il n'y a rien de cela dans l'enquête, dans le dossier.

Je répète :

« Puis ils sont tous ensemble allés voter. Vers une heure, après la première élection, ils sont revenus et se sont mis à table. Ils étaient au nombre de plus de quarante personnes. Celles qui étaient venues auprès des électeurs de Zerkeghem étaient, je crois, de Snelleghem, et aussi d'autres lieux.

« Il y a eu à table encore un autre curé, mais je ne sais pas d'où il était. Les deux curés ne se sont pas mis à table, mais tournaient autour de la table pour tout observer.

« Le curé de Zerkeghem, M. Deman (ce n'est plus un curé quelconque), le curé de Zerkeghem est sorti un moment pendant le dîner, je lui ai alors entendu dire à ceux qui étaient en train de manger qu'ils ne pouvaient pas partir, qu'ils devaient aller avec lui au ballottage. » (Interruption.)

(page 84) Est-ce clair ? Vous dites qu'il n'y a pas un mot de cela dans l'enquête. Vous ne m'empêcherez pas d'aller jusqu'au bout. Je reprends ma lecture :

« Il m'a dit en ce moment que je ne devais pas regarder à une bouteille, que je n'avais qu'à donner du vin. Etant occupé dans mon estaminet et dans ma cave à chercher du vin et à servir, je n'ai pas entendu ce qui s'est dit ou crié dans la salle à manger. »

Mettez cette déclaration en regard de ce qu'a dit M. Thonissen : Le dossier ne fournit aucune preuve quelconque, ne contient pas un mot qui autorise à dire que le curé Deman ait suivi les électeurs au cabaret, qu'il les ait régalés !

Et c'est au procureur du roi que s'adresse votre accusation ! Mettez votre discours en regard des conclusions du ministère public. Que dit le procureur du roi ?

« Attendu qu'il en résulte à charge du curé Deman prévention suffisante d'avoir, le 9 juin dernier, escorté à Bruges, traité et choyé un certain nombre d’électeurs de la commune de Zerkeghem, et d'avoir fait distribuer, quelques jours après les élections, aux nommés Vanpoucke, Vermont, Lievens et Verbrugghe, cabaretiers et électeurs audit Zerkeghem, des sommes variant de 15 à 20 fr., à consommer dans leurs cabarets, soit pour récompenser leur zèle électoral, soit pour célébrer le résultat du scrutin. »

- Un membre. - Est-ce avant ou après les élections ?

MjTµ. - Voulez-vous avoir la pensée plus précise de M. le procureur du roi, vous allez la trouver dans ce qu'il ajoute ; vous l'avez cité vous-même.

« Attendu que les faits imputés au curé Albert Deman d'avoir escorté les électeurs de sa commune à Bruges, de leur avoir fait distribuer des comestibles et du vin, de les avoir, avant le ballottage, excité à boire, de même que celui d'avoir, aptes les élections, distribué des sommes d'argent à divers cabaretiers électeurs de sa commune, ce qui est en tout point conforme à la vérité... »

M. B. Dumortier. - Le ballottage a eu lieu à 6 heures, je demande si l’on a pu rester à table jusqu'à 6 heures.

MjTµ. - Il s'agit de savoir si l'assertion de M. Thonissen est vraie, oui ou non, je n'examine pas si les faits sont ou ne sont pas condamnables, mais je dis qu'ils sont établis dans l'enquête.

Quand vous venez attaquer la magistrature, quand vous lui reprochez de la partialité, j'ai le droit de dire et de prouver que les réquisitoires du ministère public sont en tous points conformes aux faits révélés par l'instruction, que le procureur du roi a parfaitement rendu compte des faits établis par les témoins, ce que n'a pas fait M. Thonissen. Je ne lui en ferai cependant pas d'autre reproche, mais je l'engage à ne plus, à l'avenir, accuser aussi légèrement un magistrat dans cette enceinte.

M. Thonissenµ. - Je ne reconnais pas cela.

MjTµ. - Vous avez tort, M. Thonissen, de ne pas reconnaître que ce que je dis est parfaitement conforme à la vérité. (Interruption.)

Messieurs, avant d'abandonner les reproches adressés au procureur du roi, quoique ceux auxquels je viens de répondre soient les seuls qui aient été produits, j'ai un mot à dire, et je le dis bien haut et d'une place d'où il peut être entendu.

Parmi les prévenus s'est trouvé un M. De Cock, dont j'ai parlé tantôt ; la première charge produite contre lui remonte à la fin d'août.

Les prévenus étaient parfaitement au courant de ce qui se passait, ils connaissaient toutes les dépositions ; De Cock savait ce qui avait été articulé contre lui.

M. B. Dumortier. - Comment ?

MjTµ. - Comment, je n'en sais rien, mais vous ne ferez pas sans doute à la magistrature un grief de ce que les prévenus étaient informés de tout ce qui était déposé à leur charge.

De Cock rencontrant le procureur du roi à Blankenberghe et sachant qu'il devait être appelé, lui dit :

Quand donc serai-je entendu ? J'en ai long à dire sur les manœuvres des libéraux. Le procureur du roi lui dit : Il est inutile que vous attendiez qu'on vous appelle, je suis à mon parquet pour vous entendre ; si vous avez un fait à me dénoncer, je ferai instruire ; si vous craignez d'être accusé de dénonciation, remettez-moi des renseignements, je me charge de poursuivre, à quelque parti qu'ils appartiennent, ceux qui auraient commis des faits contraires à la loi.

M. De Cock ne s'est jamais rendu au parquet ; il a été entendu comme prévenu et il n'a pas su articuler un seul mot.

On ne s'est pas borné à critiquer les actes du juge d'instruction et du procureur du roi, on a été jusqu'à incriminer la chambre du conseil.

L'on a dit : La preuve manifeste qu'il y a eu là une certaine partialité, ce sont les termes de l'ordonnance qui porte : « Attendu que les sieurs tel et tel sont suffisamment prévenus. »

Mais, messieurs, c'est là une véritable querelle de mots.

Qu'eût-il fallu mettre ?

« Attendu qu'ils sont suffisamment convaincus ? » Le langage eût été peut-être plus juridique, mais il eût été plus dur.

Je préfère, pour ma part, entendre dire que tel est suffisamment prévenu que d'entendre dire qu'il est suffisamment convaincu.

Si l'honorable M. Thonissen est d'avis que « convaincu » serait plus juridique au cas actuel, je ne le contredirai pas, mais je suis persuadé qu'en langage vulgaire tout le monde préférerait « prévenu » à « convaincu ».

L'ordonnance même de la chambre du conseil n'est-elle pas la preuve manifeste de l'impartialité des juges qui y ont concouru ?

Tous les faits sans exception sont innocentés au point de vue pénal et cependant vous n'ignorez pas qu'il suffit de l'opinion d'un seul magistrat pour faire renvoyer des prévenus devant la chambre des mises en accusation.

Mais croyez-vous que, dans les faits constatés, il n'y en avait aucun qui pût donner lieu à des poursuites criminelles. Croyez-vous que l’impartialité ne puisse pas ici s'appeler de l'indulgence et une très grande indulgence ?

Il y a, entre autres, un fait qui est articulé, qui est prouvé, qui est établi. Mais il ne m'est pas démontré du tout que ce fait ne soit pas de la compétence des cours d'assises.

Si l'on n'y avait pas mis de l'impartialité et je dis même si l'on n'y avait pas mis de l'indulgence, c'eût été évidemment devant la chambre des mises en accusation que certains prévenus eussent été renvoyés.

Léon Bougne va voter pour son père.

Etes-vous bien sûrs que, comme le dit la chambre du conseil, ce fait ne tombe pas sous l'application de la loi ? Quant à moi, j'en doute fort, et je suis disposé à croire que c'est bel et bien un faux en écriture authentiqua par substitution de personne.

Pour vous le prouver, je vais citer un cas identique.

Un homme est condamné à l'emprisonnement, un autre consent à se constituer prisonnier à sa place et à subir sa peine ; il se présente à l'écrou et il est inscrit sous le nom du véritable condamné.

La jurisprudence est bien fixée aujourd'hui. C'est un crime de faux bien caractérisé. Je demande si le cas n'est pas identique.

Léon Bougne se rend au bureau électoral. Il se présente et se fait inscrire sur la liste tenue en vertu de l'article 27, je crois, de la loi électorale sous le nom de Laurent Bougne.

Je prétends qu'il commet aussi bien un faux en pratiquant cette manœuvre que celui qui va se faire inscrire à l'écrou pour un autre.

Je dis que tout au moins il y a là quelque chose de très douteux, et en décidant que ce fait ne tombait pas sous l'application de la loi, on a certes fait preuve d'une impartialité qu'on pourrait appeler indulgence.

M. Thibaut. - Il a voté pour les libéraux.

MjTµ. - Il m'importe peu de savoir pour qui il a voté. Cela ne change pas le caractère du fait. (Interruption.)

Je vais vous démontrer que cela ne fait absolument rien à l'affaire, car l'ordonnance de la chambre du conseil, et c'est, je pense, le principal motif qui a fait innocenter le fait, a basé sa décision sur ce que Léon Bougne ne s'était pas rendu compte de la criminalité du fait qu'il commettait.

Eh bien, cette exception de bonne foi à qui profitait-elle ? A Léon Bougne et à lui seul. Mais ceux qui avaient été ses complices, ceux qui lui avaient donné des instructions, qui l'avaient engagé à commettre le fait ne pouvaient pas, eux, excipe rde leur bonne foi ; ils auraient pu dès lors être envoyés en cour d'assises.

Cela prouve encore de plus près l'impartialité qui a présidé à toute cette instruction et à la décision qui a été prise.

Maintenant, messieurs, deux mots sur le fond de la question.

J'ai dit en commençant que les faits étaient excessivement graves.

J'ai dit que cette enquête prouve qu'on n'a reculé devant aucun moyen, quelque frauduleux qu'il fût, pour altérer la sincérité des élections de Bruges. Je vais l'établir en quelques mots.

L'honorable M. de Brouckere vous a hier parfaitement fait connaître le système. Il vous a dit avec raison, que le système de corruption que l'on a employé est nouveau ; il est le plus dangereux que l'on puisse inventer.

Il consiste à intéresser, à associer les cabaretiers aux résultats de (page 85) l'élection par l'appât d'un bénéfice qui doit en résulter pour eux en cas de succès.

L'honorable membre vous a dit : Ce système ne ressemble nullement à tout ce qui a été pratiqué jusqu'à présent dans le pays. Jusqu'ici on a donné à boire à l'électeur ; on a donné à manger à l'électeur ; on a, en deux mots, épargné à l'électeur les dépenses personnelles ; on lui a épargné les frais de déplacement. Ce n'est pas du tout ce que l'on a fait à Bruges.

L'honorable M. de Brouckere l'a dit avec raison, ici ce n'est pas à l'électeur qu'on s'adresse, ce n'est pas à celui qui boit, c'est à celui qui donne à boire, ce n'est pas à celui qui mange, c'est à celui qui donne à manger.

Le régal n'est pas un moyen d'indemniser l'électeur, de lui épargner des frais, c'est un prétexte pour acheter la voix du cabaretier.

Tel est le système qui a été organisé et pratiqué.

L'honorable M. de Theux a demandé la parole immédiatement après M. de Brouckere pour répondre au discours de cet honorable membre, mais il a eu soin de ne pas dire un mot en réponse à ce que l'honorable M. de Brouckere avait si nettement, si clairement, si péremptoirement établi.

L'honorable M. de Theux dit : Oui, il y a eu de petites fêtes, il y a eu deux francs donnés d'un côté et puis quelques pots de bière, mais cela n'a aucune importance, la valeur est trop minime ; mais le système de corruption tel qu'il a été organisé, pratiqué, on ne peut le nier, et on le passe sous silence.

Vous ne pouvez contester que le système ait été pratiqué par le vicaire Beckaert, vous ne pouvez contester qu'il ait été pratiqué par le vicaire Van Steenlandt, par le sieur De Cock, par le sieur Van Outryve, par le sieur Gey et par différents autres dont les noms m'échappent.

Et à côté de ce système n'y a-t-il plus rien ? Messieurs, je le dis en âme et conscience, il n'y a pas de moyens de fraude imaginables qui n'aient été pratiqués dans l'élection de Bruges.

Le talent de nos adversaires, c'est d'isoler tous les faits ; c'est d'en prendre un et de dire : Cela ne signifie rien ; puis d'en prendre un autre, et de dire : cela n'est rien, cela se pratique partout, et ainsi de suite.

Mais prenez les faits dans leur ensemble et voyez ce qui en résulte.

D'abord le système que l'honorable M. de Brouckere vous a indiqué hier, système de corruption organisé vis-à-vis des cabaretiers. Je n'entends pas dire que tous les cabaretiers se laissent corrompre. Il y a, dans cette classe, des gens aussi honorables que partout ailleurs. Mais il y a aussi des hommes besogneux et c'est principalement à ceux-là qu'on s'adressait.

A côté de cela, que voyons-nous ? nous voyons tantôt de l'argent distribué, tantôt de l'argent promis.

Nous voyons des fils aller voter au lieu et place de leurs pères, second moyen.

Nous voyons des individus aller, sans y être autorisés, trouver les électeurs et invoquer auprès d'eux le nom de leur propriétaire pour les engager à voter dans tel sens ; troisième moyen frauduleux.

Nous voyons encore des individus donner des bulletins à des électeurs qui ne savent pas lire en leur déclarant qu'ils contenaient tels noms, tandis qu'ils en contenaient d'autres. Quatrième moyen.

Et ainsi de suite. Tous les moyens les uns après les autres, et il n'est pas possible, je le répète, d'en inventer un qui n'ait été pratiqué dans l'élection de Bruges. De l'argent donné, des promesses faites, des restitutions, dont on avait contesté la légitimité, opérées au moment de l'élection, la bienfaisance ne se manifestant que juste au moment de l'élection, des fils votant pour leur père, des individus donnant des billets portant d'autres noms que ceux qu'ils indiquaient, voilà l'ensemble des moyens frauduleux qui sont employés ; aucun n'est excepté. (Interruption.)

M. de Theuxµ. - Un seul fils a voté pour son père.

M. B. Dumortier. - Et Rosalie sachant lire à côté de son père !

MjTµ. - Oui, c'est votre tactique d'isoler les faits en cherchant à les expliquer et à les justifier séparément.

M. B. Dumortier. - Il n'y a pas de tactique. Rosalie a lu le bulletin. Si son père ne savait pas lire, elle, elle savait lire.

MjTµ. - Si un membre de l'opinion libérale se permettait de semblables interruptions, comme M. Dumortier crierait !

M. Thibaut. - Vous faites de la rhétorique.

MjTµ. - Je fais de la rhétorique ! Non, je rapporte très fidèlement l'enquête. Si vous prenez les faits dans leur ensemble, vous ne trouverez, nulle part, dans aucun pays et depuis 1830 en Belgique, une élection où l'on ait combiné tous les moyens frauduleux comme dans l'élection de Bruges. C'est ce que je vous dis la main sur la conscience et après avoir examiné mûrement toute cette enquête. (Interruption.)

Messieurs, répondez. A-t-on distribué de l'argent ? le vicaire Beckaert a-t-il distribué de l'argent ?

M. B. Dumortier. - Après l'élection.

MjTµ. - Avant. Peu m'importe qu'on n'ait donné que 2 francs. Je dis que quand un électeur accepte 2 francs, 2 francs suffisent pour le corrompre ; sinon il n'accepte pas.

Oui, je vous l'ai dit tantôt, vous isolez tous les faits, toutes les circonstances, au lieu de les prendre dans leur ensemble. Et nous devons les prendre dans leur ensemble, quand nous voyons une organisation complète, quand nous voyons tous les fils arriver à la caisse de M. Boeteman, quand nous voyons les mêmes moyens employés par les divers agents mis en campagne pour les élections. La vérité résulte de l'ensemble des faits, et c'est pour cela que je dis que l'annulation est inévitable.

M. B. Dumortier. - Oui, elle est inévitable.

MjTµ. - Oui, elle est inévitable en bonne justice ; par respect pour la dignité du parlement, elle doit être prononcée. (Interruption.)

Vous m'interromprez autant que vous le voudrez, je ne m'en plains pas. Mais je vous déclare que plus vous m'interromprez, plus longtemps je parlerai, et comme je crois qu'il ne vous est pas très agréable de m'entendre...

- Plusieurs membres. - Si ! Si !

MjTµ. - Il est de votre intérêt de ne pas m'interrompre.

M. B. Dumortier. - Cela fait voir ce qu'on veut.

MjTµ. - Cela n'est pas difficile. J’ai ma voix à donner et je voterai l'annulation. C'est très clair, et je vous en dis les motifs.

M. B. Dumortier. - C'est connu d'avance.

MjTµ. - Libre à vous de le supposer ; vous qui vous plaignez toujours qu'on vous dise des choses désagréables, vous ne faites que cela. C'est là votre justice et votre impartialité.

Il est encore un argument invoqué par nos adversaires et qui consiste à dire : Vous ne savez pas combien de voix ont été déplacées.

Evidemment, vous ne pourrez jamais savoir d'une manière exacte le nombre des voix qui ont été déplacées. Mais le bon sens indique que le déplacement a été en rapport direct avec la multiplicité des manœuvres que l'on a employées, des tentatives que l'on a faites.

Mais n'avons-nous pas ici un moyen de contrôler jusqu'à quel point les manœuvres frauduleuses qui ont été employées ont pu influer sur l'élection de Bruges ?

Vous savez, messieurs, que les élections du mois de juin ont été suivies d'élections communales, et qu'à Bruges, l'honorable membre qui avait été éliminé au mois de juin, se trouvait sur les rangs au mois d'octobre dernier comme conseiller communal.

Eh bien, le nombre des électeurs communaux dans la ville de Bruges est, à 40 près, le même que celui des électeurs pour les Chambres. Ce sont les mêmes électeurs, sauf qu'il y en a quarante de plus qui peuvent, à titre de fils de veuve ou à d'autres titres prendre part aux élections communales, mais qui ne sont pas électeurs pour les Chambres.

Quelle est la majorité que, dans la ville de Bruges, l'honorable M. Devaux a eue au mois de juin et quelle est la majorité qu'il a eue aux élections d'octobre, pour lesquelles les électeurs étaient les mêmes, à 40 près ?

M. de Vrièreµ. - 55, je crois.

MjTµ. - 55, soit.

Il y avait lutte dans les deux cas et lutte très vive, très acharnée. La majorité que M. Devaux a eue aux élections pour les Chambres a été de 30 voix, et dans les élections communales cette majorité a été de 182 voix.

M. de Theuxµ. - Et l'hiver.

MjTµ. - Les objections que l'on fait sont réellement incroyables. Comment ! je compare les électeurs votant en ville au mois de juin aux électeurs votant en ville au mois d'octobre. Ce sont les mêmes électeurs, sauf 55 ; et l'on me dit : Mais l'hiver ? Qu'est-ce que l’hiver vient faire ici ? Les électeurs dont je parle n'ont voté ni la première ni la seconde fois en hiver et ils ont tous voté sur les lieux.

Eh bien, je dis que j'ai le droit de conclure de là que les manœuvres (page 89) pratiquées au mois de juin ont déterminé un déplacement de plus de cent voix. (Interruption.)

Voilà la vérité, et je n'hésite pas à dire que, dans des conditions pareilles, la Chambre ne peut pas hésiter un instant à annuler l'élection de Bruges.

(page 87) M. de Naeyer. - Messieurs, dans la séance d'hier, l'honorable M. de Brouckere, au début de son discours, nous a fait un brillant éloge de notre ancien collègue, l'honorable M. Devaux. Il n'entre aucunement dans mes intentions d'en retrancher quelque chose ; je dirai même que je m'y associe, sous la réserve, naturellement, des appréciations purement politiques.

Mais ce qu'il m'est impossible d'admettre, c'est ce qu'a dit l'honorable M. Bara que le résultat de l'élection de Bruges aurait un caractère outrageant pour l'honorable M. Devaux.

Je crois que c'est là rapetisser le débat ; c'est l'amoindrir. Car quelque haute que soit la personnalité qui est ici en jeu, il faut bien le reconnaître cependant, il y a ici une grande question politique qui doit dominer toutes les questions de personnes.

Le parti catholique a souvent essuyé des pertes cruelles dans les luttes électorales. Ainsi à Liège l'honorable M. Raikem a été éliminé. A Tournai l'honorable M. Dubus et l'honorable M. Dumortier. A Ypres l'honorable M. Malou, et l'honorable M. Dechamps à Charleroi. Je dirai même que cette liste est loin d'être complète. Sommes-nous venus reprocher amèrement aux collèges électoraux qui s'étaient prononcés ainsi d'avoir outragé les hommes éminents que je viens de nommer et que certes nous avons le droit d'appeler aussi des illustrations et des gloires du pays ?

Soyons au moins assez pénétrés de l'esprit de nos institutions pour comprendre que les échecs électoraux ne sont ni des outrages, ni des injures, alors surtout qu'ils ont pour cause principale des principes consciencieusement et vaillamment professés, par celui qui est éliminé, je dis que ce sont de glorieuses blessures, qu'on peut les montrer avec orgueil à ses amis et à ses adversaires. Si j'avais été électeur à Bruges, je le dis franchement, j'aurais voté contre l'honorable M. Devaux.

M. Baraµ. - Et contre MM. de Ridder et de Vrière.

M. de Naeyer. - Egalement, mais je dirai : surtout contre l'honorable M. Devaux, et voici comment j'aurais raisonné.

J'aurais dit : Oui, celui qui figure en tête de la liste libérale est un des hommes les plus considérables de la Belgique ; c’est une haute et vaste intelligence, une capacité hors ligne, un caractère franc, loyal et honnête ; mais en même temps, c’est le vrai type, la personnification incarnée de la politique qui nous gouverne actuellement et dont le pays commence à être fatigué. Il est, en quelque sorte, le père de cette politique ; il en est, je pourrais le dire sans blesser personne, le soutien le plus intelligent, et, dans tous les cas, le plus opiniâtre et le plus intraitable.

- Un membre. - C'est la bonne politique.

M. de Naeyer. - C'est la bonne pour les députés ministériels, c'est la mauvaise pour moi, et quand je vais aux élections, c'est d'après ma conscience que je vote et non pas d'après la vôtre.

Or cette politique, je la trouve mauvaise pour plusieurs motifs qu'il serait trop long de détailler, mais principalement parce qu'à cause de son caractère de violence et d'exclusivisme, elle sème à pleines mains l'irritation dans les esprits en faisant deux catégories de Belges dont les uns sont traités en vainqueurs et les autres en vaincus ; je la trouve mauvaise parce que, s'inspirant d'un doctrinarisme abstrait, inflexible, despotique, elle ne tient guère compte des sentiments traditionnels du pays, des sentiments profondément catholiques de nos populations.

Eh bien, messieurs, désapprouvant cette politique, comment eût-il été possible de choisir celui qui en était l'âme et la vie ?

Or, ce raisonnement qui, avec certaines variantes, a pu et dû déterminer les votes, a-t-il quelque chose de blessant pour l'honorable M. Devaux ? Est-ce qu'on l'outrage, est-ce qu'on l’injurie, parce que, tout en rendant hommage à ses grandes qualités, on désapprouve ses principes et sa politique qu'on trouve exagérée et fatale au pays ? Il serait absurde de le prétendre.

Ces considérations bien simples suffisent encore pour réfuter l'argument assez étrange par lequel l'honorable ministre de la justice a terminé son discours.

Suivant l'honorable ministre, nous devons aller chercher dans les élections du mois d'octobre l'explication, l'interprétation des élections du mois de juin.

Ces dernières ne sont pas sincères, parce que, au mois de juin, M. Devaux aurait eu dans la ville de Bruges un nombre de voix moins considérable que dans les élections communales du mois d'octobre. Je ne m'attendais pas, je vous l'avoue, que cet argument, qui est écrit dans la réclamation adressée à la Chambre, mais qui est éminemment faux et contraire à l'esprit de nos institutions, serait présenté ici par un organe du gouvernement ; car n'est-il pas de la dernière évidence que les principales considérations politiques que j'ai indiquées plus haut et qui ont pu et dû influencer les élections du mois de juin ne s'appliquent aucunement aux élections communales du mois d'octobre. Mais, dit l'honorable ministre, se faisant encore l'écho de l'argument produit par les réclamants, on était convenu que les élections d'octobre auraient un caractère politique, qu'elles seraient la contre-épreuve des élections précédentes.

Singulière convention, en vérité ! J'ignore si les journaux représentant les différentes opinions ont écrit quelque chose en ce sens, mais ce que je sais, c'est qu'il faut supposer bien peu d'indépendance chez les électeurs pour admettre qu'ils se soient soumis aveuglément à des stipulations aussi étranges, aussi exorbitantes. Bien des électeurs raisonnables n’ont ils pas dû se dire : M. Devaux ne me convenait pas au mois de juin, mais maintenant qu'il s'agit des affaires de la commune, je trouve que ses connaissances étendues et sa longue expérience peuvent être de la plus grande utilité pour contribuer à la bonne administration des intérêts communaux ? Je vote donc pour lui comme conseiller communal, après avoir refusé de lui donner un nouveau mandat pour la Chambre législative où il aurait concouru à maintenir et à renforcer une politique exagérée et qui deviendrait funeste au pays si elle n'était arrêtée dans sa marche.

Je pense d'ailleurs qu'il y aurait certaines rectifications à apporter aux chiffres cités par l'honorable ministre quant à la différence de voix obtenue au mois d'octobre et au mois de juin, car, si ma mémoire m'est fidèle, M. Devaux a obtenu, au mois de juin, dans les bureaux de la ville de Bruges, une majorité non pas de 30 mais de 60 voix au moins relativement à certains candidats de la liste catholique ; du reste, ceci a peu d’importance. L'argument principal que j'ai fait valoir subsiste dans toute sa force, et c'est par un incroyable renversement d'idées qu'ont nous renvoie aux élections communales pour savoir qui les électeurs ont voulu envoyer à la représentation nationale.

L'honorable M. Bara s'est livré hier, messieurs, a de longues considérations que j'appellerai politico-religieuses. Mon intention n'est pas de le suivre complètement sur ce terrain ; je me bornerai à dire quelques mois sur les attaques qu'il a dirigées contre le clergé, en me renfermant toutefois, autant que possible, dans ce qui se rapporte aux-élections de Bruges. Je vous l'avoue franchement, en entendant d'abord parler l'honorable M. Bara, je croyais qu'il allait nous prêcher une véritable croisade dont on aurait pu induire comme conséquence logique ce cri de guerre : « A bas le clergé ! » Mais je suis revenu immédiatement de cette opinion.

En effet l'honorable membre veut le bien de la religion ; il veut que la religion fleurisse ; mais il s'afflige dans l'amertume de son âme de la conduite du clergé qui, suivant lui, compromet les grands intérêts de cette sainte cause ; il comprend d'ailleurs que la religion sans clergé serait une chose peu sérieuse, et il s'efforce d'empêcher le clergé de se suicider. Je ne sais pas même s'il n'a pas employé cette expression. J'ai donc considéré le discours de l'honorable M. Bara comme un sermon éloquent, par lequel il veut ramener le clergé dans la bonne voie, c'est-à-dire le ramener aux idées de l'honorable membre qui, suivant lui, sout beaucoup plus conformes aux intérêts de la religion que celles qui semblent inspirer la conduite du clergé.

Eh bien, je me bornerai, à cet égard, à une seule observation. Je pense que l'honorable membre travaillerait plus utilement à atteindre le but qu'il se propose, s'il pouvait lui convenir d'employer un langage moins violent, moins injuste, je dirai même moins blessant.

Je commencerai par constater qu'on n'a révoqué en doute ni le zèle que les membres du clergé déploient dans l'exercice de leur saint ministère, ni les vertus dont ils donnent l'exemple dans l'accomplissement des devoirs de la vie privée, ni leur dévouement au soulagement des classes malheureuses, dévouement qui s'est montré d'une manière si admirable dans toutes nos grandes calamités publiques.

Eh bien, je me plais à le constater, et je crois que ce sera un motif de satisfaction pour l'honorable membre : c'est déjà beaucoup pour le bien de la religion à laquelle l'honorable membre s'intéresse avec une si légitime sollicitude.

Ce qu'il critique amèrement, ce qu'il blâme dans des termes virulents, c'est la conduite politique du clergé, c'est son intervention dans les élections au nom des intérêts religieux. Ici encore je ne saisis pas très bien la conclusion pratique que l'honorable membre peut avoir en vue, je ne pense pas qu'il veuille préconiser ce principe, que les élections doivent être annulées du moment que les prêtres sont intervenus au nom de la religion... Non, n'est-ce pas ? Evidemment ce serait réviser la Constitution sans tenir compte de l'article 131.

J'ai cru comprendre que l'honorable membre regrette que des libertés (page 88) un peu trop larges aient été faites au clergé dans notre Constitution ; ces mêmes regrets ont été exprimés, je pense, par un des organes les plus accrédités de l’enseignement officiel, de cet enseignement qu'on nous dit être indispensable pour inculquer à notre jeunesse l'amour de nos instituions. Mais évidemment l'honorable membre ne veut pas réformer la Constitution, au moins d'une manière indirecte et détournée, il admet pour le prêtre tous les droits du citoyen belge ; il en résulte que le prêtre a évidemment le droit de voter selon ses convictions, qu'il a le droit d'user de son influence pour propager ses convictions, de les propager surtout parmi les électeurs qui seuls peuvent en réalité contribuer à les faire prévaloir. Cela est de toute évidence.

Or, l'honorable membre trouve que la politique du gouvernement est excellente ; elle a, si je ne me trompe, toutes ses sympathies ; il y trouve des garanties pour la réalisation de ses idées et de ses vues sur le développement de l’humanité ; ce sont les appréciations de l'honorable membre, mais il ne saurait avoir la prétention de les imposer en quelque sorte aux membres du clergé. Ceux-ci ont le droit d'apprécier librement la politique du gouvernement ; s'ils trouvent que cette politique n'est pas bonne, par exemple, parce que le gouvernement a la détestable manie de vouloir concentrer dans les mains du dieu-Etat tous les grands intérêts sociaux de l'ordre social ; s'ils trouvent qu'elle est mauvaise parce qu'elle tend encore à faire de la religion une espèce de servante qui serait placée pour ses besoins matériel sous la dépendance la plus absolue du gouvernement ; si ce sont là leurs convictions, n'ont-ils pas le droit alors et même le devoir de combattre cette politique, en usant de tous leurs droits de citoyen, en allant aux élections, en engageant autant que possible les autres électeurs à y aller ? Ce sont là des vérités incontestables.

Donc l'intervention du clergé considérée en elle-même n'est pas un abus ; c'est en définitive l'exercice d'un droit ensuivant les circonstances, un impérieux devoir.

Je ne me le dissimule pas : cette intervention peut présenter des inconvénients ; elle peut offrir même des dangers, et j'ajoute qu'elle peut donner lieu à des abus. Eh bien, quand il y a des abus réels et constatés, il est de notre devoir à nous tous, non seulement de les blâmer, mais même de rechercher les moyens de les réprimer. Je crois qu'à cet égard nous sommes unanimes. Seulement je pense que ces abus, il ne faut ni les inventer à plaisir ni les exagérer, mais apprécier les faits avec justice, avec impartialité, sans désir préconçu de trouver des coupables, désir qu'il importe de combattre, surtout quand on est sous l'influence d'un intérêt politique, et puis j'ajouterai qu'en pareille matière nous devons nous garder d'un puritanisme outré qu'il ne nous conviendrait guère de pratiquer nous-mêmes, en évitant de nous scandaliser du brin de paille qui se trouve dans l'œil de l'un alors que nous ne ferions guère attention à des objets beaucoup plus volumineux qui se trouveraient dans l'œil de l'autre.

Messieurs, voilà les principes qui m'ont guidé dans l'appréciation des fais que l'enquête peut révéler, et j'ai ainsi acquis l'intime conviction que, pour pouvoir critiquer le clergé avec quelque apparence de fondement, on est obligé d'avoir recours à des amplifications et à des exagérations incroyables et de généraliser des faits isolés peu nombreux et très problématiques.

Ainsi l'honorable M. Bara a montré à la Chambre des curés de campagne se plaçant à la tête de bandes de paysans ivres pour les conduire au scrutin ; eh bien, il a vu cela dans son imagination probablement trop vivement impressionnée par l'apparition du fantôme clérical. Cela ne se trouve pas dans l'enquête.

Messieurs, si ce spectacle honteux, je l'appellerai ainsi, s'était produit à Bruges, il aurait été vu dans les rues et même dans la salle du scrutin ; vous auriez certainement de nombreux témoins pour l'attester, car, en fait de témoins, je crois que vous avez une collection complète de tout ce que Bruges peut fournir.

On a fouillé tous les coins et recoins, on a fait ce qu'on pourrait appeler une battue générale. La ville de Bruges a été remuée et secouée en tous sens, et positivement on en extrait tout ce qu'elle pouvait contenir de témoignages propres à être recueillis. Si les recherches de la police étaient toujours si actives et si persistantes, Dieu sait s'il y aurait encore des crimes impunis !

Le fait donc, s'il s'était passé, serait constaté dans l'enquête et même par plusieurs témoins ; or il ne s'y trouve rien, absolument rien ! Eu fait d'électeurs ivres nous ne trouvons dans toute l'enquête si volumineuse qu'un seul témoin dont M. le ministre de la justice vient de nous lire la déposition. Ce témoin (n°159) était évidemment de mauvaise humeur ce jour-là, car c'est un libéral, et le nom de M. Soenens venait de sortir victorieux de l'urne ; or il déclare que vers une heure et demie, il a vu dans un cabaret un grand nombre de paysans (la rédaction est même assez curieuse) dont un grand nombre étaient ivres. Eh bien, la traduction n'est pas même entièrement exacte, car le texte original, le texte flamand porte non pas dronken (ivres) mais beschonken, expression qui n'indique pas un état de véritable ivresse, et voilà, suivant l'enquête, l'actif complet en fait d'électeurs ivres ou prétendument ivres.

Y a-t-il lieu de se scandaliser et de se livrer à des déclamations ?

J'oserais dire que, sous ce rapport, l'élection de Bruges peut être considérée comme une élection modèle. Je parle des élections où il y a des luttes un peu vives.

Je crois que dans toutes ces élections si on faisait quelques recherches, on trouverait un nombre bien plus considérable d'électeurs pris de boisson, sans qu'on soit admis pour cela à les considérer comme des ivrognes. Évidemment on ne mérite pas cette qualification parce que, per accident. on s'est avancé un peu trop dans le royaume de Bacchus.

Un jour d'élections est un jour de tristesse et de joie, de tristesse pour les vaincus, de joie pour les vainqueurs, et vous savez, messieurs, que la tristesse et la joie portent naturellement à boire un coup de plus. (Interruption.)

Il arrive même, disons les choses comme elles sont, que ces jours-là les élus de la nation se donnent une petite pointe. (Longue interruption.)

Et voilà ces fameuses orgies dont la ville de Bruges aurait été le théâtre, et au sujet desquelles nous avons entendu tant de grandes phrases si vides de sens !

On a encore eu l'air de se scandaliser de ce que des ecclésiastiques en très petit nombre, en tout cas, auraient donné à boire dans les cabarets après les élections, et de ce que, le jour de la lutte électorale, quelques curés de campagne ont dîné dans des auberges ou cabarets avec les électeurs.

Remarquons d'abord qu'on ne signale aucun excès quelconque dans les régals qui ont eu lieu après les élections, et puis, je ne comprends guère cette réprobation du cabaret, alors que dans d'autres circonstances on en faisait ici l'éloge, on l'appelait même le forum du peuple, et maintenant le sacerdoce est avili parce qu'un prêtre met le pied dans un cabaret ou auberge, ou parce qu'il s'est trouvé en contact avec un cabaretier !

Est-il possible que dans une discussion qu'on prétend être sérieuse l'on vienne relever, comme une espèce de scandale, que des curés de la campagne soient allés, un jour d'élections, dîner dans un établissement public avec des électeurs ! En vérité, ce puritanisme-là me paraît bien étonnant.

M. Coomans. - Il faudra sans doute que les curés dînent dans la rue !

M. de Naeyer. - On a ajouté qu'ils avaient excité les paysans à boire. Effectivement, pour célébrer la victoire qu'on venait de remporter, au lieu d'une demi-bouteille de vin on a bu une bouteille entière. Le campagnard donc, qui boit une bouteille de vin, commet une grosse immoralité et que dire du citadin qui en boit deux ou plusieurs ? En vérité, ce sont là de pauvres misères, et l'on aurait mieux fait de les laisser dormir dans l'enquête ; il suffit d'ailleurs de les relever pour faire complète justice de l'odieux qu'on a cherché si injustement à faire peser sur le clergé en parlant de libations, d'orgies, de bandes de paysans ivres, que sais-je ?

J'en viens maintenant aux démarches que des ecclésiastiques auraient faites directement auprès de cabaretiers pour influencer leur vote (l'honorable M. Bara appelle cela les promenades dans les cabarets) ; j'en viens à la remise des bulletins accompagnés de prétendus marchés honteux, promesses d'argent pour intéresser les cabaretiers au succès de la liste catholique. C'est le système nouveau dit diabolique. Ne nous effrayons pas trop, examinons de près.

Or, quant aux promenades dans les cabarets, cela signifie tout bonnement que certains ecclésiastiques sont allés parler aux électeurs cabaretiers pour leur recommander la liste catholique ; et je ne vois vraiment rien de répréhensible dans un pareil fait. Qu'ils aient remis des bulletins à ceux qui en voulaient, est-ce que cela mérite un reproche quelconque alors surtout, qu'en ce qui concerne les bulletins remis par des ecclésiastiques, il n'est pas parié une fois, dans toute l'enquête, de bulletins marqués ou reconnaissables ?

Mais voici le monstre : il y a eu des régals après les élections, il en a été parlé à satiété dans cette discussion ; or, ces régals n'étaient que l'exécution de marchés conclus avant les élections, et par lesquels le cabaretier avait aliéné son vote en faveur de la liste catholique.

Messieurs, si de tels faits existent, je n'hésite pas à les déclarer coupables et honteux, et incontestablement suivant leur importance numérique, ils peuvent entraîner l'annulation des élections. Or on prétend que. ces faits ont été pratiqués d'après un vaste système combiné avec uns habileté infernale et dont la formule était conçue comme suit : Voici un bulletin catholique ; remettez-le dans l’urne électorale, et si les catholiques (page 89) sortent victorieux, vous aurez 10, 15, 20, 25 francs à dépenser dans votre cabaret. Système nouveau, système d'une habileté extrême puisqu'on obtient ainsi non seulement la voix du cabaretier, mais que celui-ci est encore intéressé à faire de la propagande, puisque l'exécution de la promesse qui lui est faite est subordonnée au succès de la liste catholique.

Messieurs, je puis dire avec vérité que j'ai lu et relu l'enquête, que je l'ai examinée sous toutes ses faces et je dois déclarer en âme et conscience que rien n'autorise à admettre l'existence de ce système. Il y a quelques faits isolés qui offrent une certaine analogie, mais dont il serait absurde de conclure à l'existence d'un vaste système. Je crois, moi, qu'on a cherché à accréditer l'existence de ce système à force d'en parler et de le faire circuler dans les conversation», et ce qui me paraît particulièrement remarquable ici, c'est l'habileté, l'adresse et la rare persistance des manœuvres employées pour faire annuler les élections. Et d'abord le grand mérite de l'invention diabolique consisterait, dit-on, en ce qu'on aurait fait du cabaretier non seulement un votant catholique, mais en outre un courtier électoral. Mais malheureusement pour ceux qui raisonnent ainsi, nulle part on ne rencontre cette prétendue propagande exercée par les cabaretiers, il n'en existe pas la moindre trace dans l'enquête. L'idée si ingénieuse croule sous ce rapport par sa base.

Messieurs, j'espère pouvoir examiner plus loin les faits dans leur ensemble et je démontrerai qu'il est réellement absurde de vouloir en induire l'existence d'un système. Je me borne pour le moment à faire voir qu'il est de toute impossibilité de soutenir sérieusement que le clergé serait l'auteur de ce prétendu système et l'aurait pratiqué sur une large échelle, car enfin quels sont les faits indiqués dans l'enquête en ce qui concerne sous ce rapport le clergé qui se compose, je suppose, d'une centaine de membres dans l'arrondissement de Bruges ? Il y en a deux, rien de plus ; il y a le fait du vicaire Beckaert et le fait du vicaire Van Steenland.

Quant au premier, la fameuse formule dont on a tant parlé : « Si nous réussissons, vous aurez tel ou tel avantage, » cette formule n'a pas été employée.

Voici comment les faits se présentent : le vicaire va trouver un électeur et l'engage à aller aux élections ; l'électeur lui fait cette observation-ci : Ce serait pour moi la perte d'une journée de travail ; j'ai une famille à nourrir ; je n'irai pas aux élections. Sur quoi, le vicaire lui répond : Allez voter, c'est un devoir, voici deux francs comme indemnité de votre journée.

Nous ne connaissons le payement de ces deux francs que par la déclaration du vicaire même. Suivant le cabaretier on aurait dit : Il y aura quelque chose à boire dans votre cabaret ; mais ce qui est incontestable, ce que l'on n'a pas fait une condition du succès des catholiques.

M. de Theuxµ. - Et c'est le seul fait de ce genre.

M. de Naeyer. - Et il n'y a eu de la part du cabaretier aucun engagement quelconque, autre que celui d'aller au scrutin en conservant la liberté de son vote. Le procureur du roi et la chambre du conseil ont reconnu positivement qu'il n'y a pas eu aliénation du vote. Eh bien, je dis que c'est un fait absolument identique à ce qui se pratique pour les dîners électoraux et les transports gratuits ; tout ce qu'on peut dire ici c'est que si on n'avait pas fait cette proposition à l'électeur il ne serait pas allé voter.

Mais ne devez-vous pas reconnaître que si l'on ne donnait pas de dîners électoraux, si l'on ne payait pas de voitures pour transporter les électeurs, un grand nombre n'iraient pas aux élections et resteraient chez eux. Cependant vous dites que cela ne corrompt pas l'électeur, mais lui donne seulement le moyen d'exercer ses droits. Eh bien, je le dis avec vous, mais à moins d'avoir deux poids et deux mesures, il faut admettre nécessairement la même interprétation en ce qui concerne le fait du vicaire Beckaert. Ainsi, ici rien, absolument rien quant à l'application du fameux système.

Quant au vicaire Van Steeland qui aurait dit en remettant un bulletin : Vous aurez un tonneau ou un demi-tonneau de bière si nous réussissons ! le fait qu'on lui reproche est pour moi très problématique ; dans tous les cas il est certain qu'il n'a exercé aucune influence sur les élections, cela est établi ; et voici pourquoi le fait me paraît douteux. Vous avez d'abord la dénégation énergique de M. Van Steenland.

Remarquez ceci, c'est que l'électeur Vermeersch, qui a voté dans un autre sens, n'a fait aucune difficulté d'accepter le bulletin ; cependant il reconnaît que dans la suite il n'y a pas eu régal chez lui. Il paraît même un peu de mauvaise humeur à cet égard, et on ne voit réellement pas pourquoi la promesse serait restée inexécutée si elle avait réellement eu lieu, puisque des régals ont été donnés chez d'autres cabaretiers en l'absence complète de tout engagement antérieur aux élections.

La version de Vermeersch n'est guère probable et, je le répète, elle est démentie catégoriquement par le vicaire Van Steenland, dont les antécédents sont irréprochables.

Faut-il revenir sur ce point, que le vicaire n'aurait pas été sincère devant le juge d'instruction, qu’il aurait été forcé de reconnaître ensuite ce qu'il avait nié d'abord ?

J'ai lu et relu plusieurs fois l'interrogatoire du vicaire Van Steeland, et en âme et conscience, je ne puis pas admettre que cette prétendue contradiction qu'on a signalée avec une espèce d'indignation existe réellement.

Le vicaire a répondu sur les interpellations du juge ; or, ces interpellations ne sont pas formulées dans le procès-verbal de l’interrogatoire ; on donne les réponses et on ne donne pas les questions, dès lors comment est-il possible de bien apprécier toute la portée des réponses ? En définitive, de l'ensemble de l'interrogatoire tel qu'il est rédigé, il résulte que le vicaire a reconnu avoir remis une somme globale au sacristain, mais qu'il nie avoir remis cette somme en indiquant les cabaretiers qui devaient la recevoir, ce qui évidemment n'implique pas contradiction ; mais, dit-on, il a commencé par nier la remise de toute somme de sa part pour les cabaretiers ; oui, mais comment était formulée la question qu'on lui faisait alors, voilà ce que le procès-verbal ne dit pas, et cela cependant serait essentiel pour apprécier sainement la première réponse. Il est plus que probable que les choses se sont passées de la manière suivante : Le juge venait d'interroger plusieurs cabaretiers chez lesquels on avait donné des régals après les élections ; il supposait que l'argent leur avait été remis de la part et sur les indications de M. Van Steenland et il a naturellement posé la première question en ce sens et il est évident que le vicaire a pu répondre négativement à cette première question sans se mettre en contradiction avec lui-même en reconnaissant plus tard qu'il avait remis au sacristain une somme globale sans indication de cabaretiers.

L'interprétation judaïque qu'on met en avant en sens contraire, serait d'autant plus injuste, qu'il est impossible de ne pas admettre que cet ecclésiastique n'ayant jamais eu de démêlés avec la justice et comparaissant comme prévenu devant un magistrat, a dû nécessairement éprouver un certain trouble dont il faut tenir compte pour apprécier ses réponses.

Avant d'articuler une accusation de mensonge, comme on l'a fait si légèrement, il faut y regarder à deux fois, surtout quand il s'agit d'un homme dont toute la vie a été pure.

Je soutiens donc hautement que la dénégation du vicaire Van Steenland opposée aux allégations peu probables de Vermeersch, conserve toute sa force. Le fait est douteux, il est positif qu'il n'a pas eu d'influence sur les élections et c'est le seul et unique fait que vous puissiez invoquer pour soutenir que le clergé a pratiqué largement le système diabolique dont on a tant parlé, car le fait du vicaire Beckaert vous échappe évidemment ; il s'écarte, cela est incontestable, de la fameuse formule : Si nous gagnons, vous aurez tel ou tel avantage. Voulez-vous encore ajouter à cela le fait dans lequel MM. Miersseman, Gillebaert et Vandenbusshe ont joué un certain rôle ? On vous en a parlé à satiété, il n'a rien de commun avec le prétendu système infernal de nouvelle invention, et en définitive il se réduit à ceci : un cabaretier se vante d'avoir réussi à jouer, en faisant l'hypocrite, ce qu'il appelle un malin tour à un ecclésiastique respectable. - Eh bien voilà le compte complet des méfaits du clergé dans les élections de Bruges. Dites-moi, ces accusations si graves, si injurieuses et si odieuses qu'on a lancées contre lui ont-elles le moindre fondement ? Je dis moi, avec une conscience indignée, que cela n'est pas sérieux.

Mais l’honorable M. Bara a présenté un argument plus fort, plus terrible que celui qui peut résulter de l'enquête.

C'est un argument métaphysique. Il n'y a pas d'effet sans cause, dit l'honorable membre ; or les régals ont eu lieu, vous le reconnaissez, c'est là l'effet ; la cause ne peut être que la promesse, le marché conclu avant l'élection, donc la corruption est prouvée à la dernière évidence, elle ne saurait ne pas exister. Ce raisonnement serait parfait si la mineure du syllogisme avait une valeur quelconque, si elle était autre chose qu'une pure supposition ; car enfin à qui ferez-vous accroire que de petites fêtes qui ont eu lieu vers le milieu ou même la fin du mois de juin n'ont pas pu se faire avec l'argent remis au moment même ou quelques jours d'avance, et cela sans la moindre promesse quelconque remontant à une époque antérieure ? L'argument n'est pas sérieux ; c'est une pure supposition - et en définitive - on ne fait que présenter en général des suppositions au lieu d'arguments de quelque valeur. Or, vous savez que, sous ce rapport, il y a une mine inépuisable ; nos adversaires l'ont exploitée avec une fécondité d'imagination surprenante, et voilà comment on est parvenu à faire tant de bruit autour d'une affairé se réduisant, en définitive, à des proportions assez mesquines ; mais puisque nous avons à remplir le rôle d'un grand jury national, évidemment (page 90) nous ne pouvons pas nous contenter d'un pareil genre d'argumentation, il nous faut des preuves au lieu de supposions ; car de supposition en supposition, nous arriverions à trouver des coupables partout.

Messieurs, je crois pouvoir me borner ici quant au rôle du clergé dans les élections de Bruges et je crois pouvoir dire que ces observations bien simples auront suffi pour faire pleine justice de toutes les incroyables accusations dont on a fait usage. Permettez-moi, maintenant, de vous exprimer ma manière de voir sur la question que nous discutons, envisagée dans son ensemble. Le dol, la fraude, la corruption sont de nature à annuler les élections et quelle âme honnête pourrait soutenir le contraire ? Mais la fraude, le dol, la corruption ne se présument pas ; ce sont des faits qui doivent être établis et prouvés.

Nous posons un acte d'une gravité extrême lorsque nous disons à un corps électoral : Ceux que vous nous avez envoyés et proclamés représentants, nous ne pouvons les admettre, car votre volonté a été corrompue ! Ce sont là des, compliments excessivement désagréables et qu'on ne peut se permettre qu'à très bon escient.

On nous dit que nous avons un pouvoir discrétionnaire, je l'admets en ce sens que nous ne sommes pas liés par des formalités de procédure prescrites par la loi ; mais notre pouvoir considéré en lui-même est limité ce n'est qu'un pouvoir de constatation, de vérification qui doit s'incliner devant la volonté des électeurs, et il faut des motifs clairement justifiés pour qu'il nous soit permis de méconnaître la volonté des électeurs.

Pour moi, messieurs, c'est en me plaçant au point de vue de ces principes que j'ai acquis la conviction intime qu'il n'y a pas de motif sérieux, assez sérieux pour annuler les élections de Bruges et ici je dirai que je m'inquiète fort peu du résultat de ces élections.

Qu'elles nous aient amené deux libéraux et un catholique, cela m'est indifférent au point de vue où je me place pour apprécier la validité de ces élections.

D'un autre côté, je ne m'inquiète pas non plus de savoir si quelques élus sont disposés à sacrifier leur mandat. C'est affaire personnelle, cela ne nous regarde pas. Mais il est évident qu'ils ne peuvent avoir ni l'intention ni le droit de sacrifier l'honneur et la considération du collège électoral qui les a envoyés ici.

M. Coomans. - Ils sont libres de donner leur démission.

M. de Naeyer. – La conviction intime dont je suis pénétré est brisée sur deux considérations principales.

D'abord je dis, et sous ce rapport je partage entièrement l'opinion de l'honorable M. Thonissen, je dis que l'enquête qui nous est présentée est insuffisante comme moyen de preuve. Je dis en second lieu qu'en admettant les faits tels qu'ils sont indiqués dans l'enquête, mais non tels qu'ils résultent des amplifications de l'enquête, ils ne sont pas de nature à vicier l'élection.

Messieurs, on a fait des observations critiques sur les principes émis par l'honorable M. Thonissen. Je crois que la principale considération qu'on fait valoir est celle-ci : Nous sommes souverains et l'on vient nous dire que nous avons à nous soumettre aux dispositions de nos codes de procédure. Cela n'est pas possible,

Nous sommes souverains. Oui, messieurs, nous sommes souverains. Mais nous sommes souverains à la condition d'être justes et raisonnables et je crois que sans cette condition notre souveraineté serait une très triste et très mauvaise chose.

Je crois même que personne ici ne serait disposé à s'en glorifier.

Or, les considérations présentées par l'honorable M. Thonissen pour faire voir qu'il est impossible d'attribuer à une instruction préliminaire les effets d'une véritable preuve, ces considérations qui sont sanctionnées par nos Codes et qui ont pour elles l'autorité de tous les criminalistes, ne sont ce pas des considérations de justice et de raison ?

Et pourquoi si elles s'appliquent aux juges, pourquoi ne s'appliqueraient-elles pas à nous.

Mais, en définitive, ces. dispositions n'ont pas été introduites arbitrairement. Il y a eu pour cela de bons motifs.

Ces motifs quels sont-ils ?

Il y a incontestablement un grand danger à former sa conviction d'après une enquête faite par un seul juge, à huis clos comme on l'a dit, sans contradiction sérieuse, sans que les prévenus aient pu présenter mûrement leur défense, et puis j'ajouterai sans la garantie résultant de pénalités comminées contre les faux témoins, car il est, je crois, de jurisprudence que le témoin qui a fait de fausses déclarations devant le juge d'instruction n'est pas punissable de ce chef. On a voulu laisser au témoin la faculté de se rétracter plus tard sans qu'il puisse être paisible d'une peine à raison de sa première déposition,

Voyez combien cette enquête préliminaire doit inspirer peu de confiance quand il s'agit de se prononcer définitivement sur l'existence de faits graves et puis le danger que j'ai indiqué comme le motif réel de l'interdiction faite au magistrat habitué à juger les contestations, n'existe-t-il pas a fortiori pour nous qui ne sommes juges que par accident, pour nous qui ne respirons pour ainsi dire que dans l'atmosphère des passions politiques ?

Messieurs, l'honorable M. de Brouckere, si je ne me trompe, et d'autres membres encore ont fait l'éloge de cette enquête préliminaire, et lui ont trouvé toutes sortes de bonnes qualités ; elle ne serait pas dépourvue de publicité, puisque le juge est assisté de son greffier ; il y a même eu une espèce de contre-enquête, puisque les prévenus sont confrontés avec les témoins.

Quant aux passions, aux préventions, aux préjugés de l'homme qui interroge et dirige toute l'information, tout cela n'est pas à craindre, puisque le juge d'instruction est revêtu de sa robe de magistrat.

A toutes ces considérations, il y aurait bien des choses à répondre. Mais je me demande, si l'instruction préliminaire a toutes ces bonnes qualités, pourquoi elle n'a pas de valeur devant les tribunaux, et pourquoi, comme le disait l'honorable M. Thonissen, elle ne peut pas même servir à une condamnation à une peine de simple police.

L'honorable M. de Brouckere nous a dit : Nous ne condamnons personne, je ne suis pas ici pour condamner.

Prenons-y garde, cependant, messieurs.

Non, nous n'infligeons pas de peines d'emprisonnement, ni d'amende, mais nos décisions touchent à quelque chose de plus précieux, à l'honneur et à la vie morale des citoyens.

Je crois qu'il y en a beaucoup qui font plus de cas de cela que d'une amende ou d'un emprisonnement, et je vous déclare franchement que je suis de ce nombre.

L'honorable M. Jamar, si je ne me trompe, a dit que la théorie de l'honorable M. Thonissen était tout à fait nouvelle, que cet honorable membre était venu tenir ici un langage nouveau qui serait de nature à amoindrir nos prérogatives. Evidemment on n'amoindrit ni ses prérogatives, ni sa dignité en s'imposant volontairement des règles de prudence et de sagesse, et quant à la nouveauté de langage, je ne pense pas que cela soit exact. On invoque souvent le droit romain comme raison écrite. Et pourquoi n'invoquerait-on pas au même titre les dispositions de nos Codes ?

D'ailleurs, si le langage est nouveau, ce ne serait du reste pas étonnant. Ce que nous faisons ici, voilà qui est nouveau, voilà ce qui ne s'est jamais vu, ni en Belgique, ni dans aucun pays, pouvant se vanter de posséder un système de garanties réelles pour sauvegarder l'honneur, la réputation, la vie morale des citoyens.

En effet, quels sont depuis quelques jours nos travaux législatifs ? Etrange spectacle ! nous discutons publiquement en face du pays une enquête qui était destinée à rester secrète, alors surtout qu'elle était suivie d'une ordonnance de non-lieu ; cette enquête devenue secrète, nous avons été l'exhumer du greffe où la justice en avait ordonné le dépôt.

Je crois pouvoir affirmer que le fait est unique dans les annales judiciaires et dans les annales parlementaires ; et, pour ma part, je le déplore amèrement.

Voilà ce qui est nouveau, voilà ce qui est grave, voilà le spectacle étrange que nous donnons au pays. Et si le langage de ceux qui l'ont critiqué était nouveau, cela ne serait pas étonnant. (Interruption.)

On a parlé, messieurs, de l'enquête de Louvain et l'on a eu l'air de dire que nous sommes bien difficiles.

Alors, disait-on, vous vouliez une enquête judiciaire et pas d'enquête parlementaire. Aujourd'hui vous voulez une enquête parlementaire et pas d’enquête judiciaire.

Eh bien, messieurs, c'est là une très grande, une profonde erreur.

Dans l'affaire de Louvain nous n'avons pas réclamé d'enquête judiciaire.

Voici ce que nous avons dit :

On nous présentait alors des dénonciations précisant des faits positifs, tandis que dans l'affaire de Bruges il n'y a que des choses vagues.

Les plaignants de Louvain avaient plus de courage ; ils citaient les faits et ils les précisaient, tandis que les réclamants de Bruges déclarent qu'ils ont la conviction intime que des achats et ventes de suffrages ont eu lieu, sans oser citer les faits qu'ils doivent connaître si réellement ils ont la conviction de leur existence ; mais ils trouvent plus prudent de se retrancher derrière des citations de témoins. Mais pour Louvain les faits étaient articulés, et parmi ces faits plusieurs, s'ils avaient été établis, seraient tombés sous l'application de l'article 113 du Code pénal.

Eh bien, que disions-nous ? Mais comment ces plaintes, ces dénonciations seraient-elles ce qu'elles paraissent être ? Il y a tant de mois que les (page 91) faits ont été commis. Puisqu'ils tombent tous l’application du code pénal, comment n'y a-t-il eu aucune poursuite, aucune enquête judiciaire ? Voilà à quel point de vue nous avons parlé alors d'enquête judiciaire et pas autrement.

M. B. Dumortier. - C'est très vrai.

M. de Naeyer. - Vous voyez donc qu'il n'y a pas d'analogie.

Mais, dans cette enquête de Louvain, permettez-moi d'en dire encore quelques mots, qu'avons-nous fait ? Nous l'avons organisée par une loi, et dans cette loi nous avons dit formellement qu'il fallait une enquête faite par cinq de nos collègues représentant les deux opinions de cette Chambre, et que chaque membre de la Chambre avait le droit d'y assister. Voilà les garanties d'impartialité que vous avez stipulées formellement.

Maintenant, je vous demande ceci : Si à cette époque on était venu vous dire : Mais vous allez faire une enquête parlementaire, cela vous prendra beaucoup de temps ; ce sera une lourde charge pour cinq de vos collègues, cela sera préjudiciable aux travaux de la législature ; il y a une chose plus simple à faire, c'est de charger le juge d'instruction de Louvain, magistrat aussi respectable que le juge d'instruction de Bruges, de faire cette enquête.

Vous serez dispensé de cette besogne, et vous aurez une enquête faite par un magistrat étranger à la politique ou qui devrait l'être. Comment cette proposition eût-elle été accueillie ? Je suis certain qu'elle n'eût pas trouvé un seul partisan dans cette Chambre.

Eh bien, que nous proposez-vous aujourd'hui ? Mais vous proposez évidemment de sanctionner le système que personne alors n'aurait osé proposer. Car ce que vous voulez, c'est donner une sanction législative en quelque sorte à cette enquête judiciaire qui a été faite en dehors de votre action, sans que vous ayez été consultés, et qui évidemment a été faite sous les inspirations d'une seule opinion et sans garantie aucune pour l'autre, et qu'avez-vous à craindre si vous posez cet étrange précédent ? Je le dis avec douleur, vous aurez en quelque sorte érigé en système les enquêtes judiciaires remplaçant les enquêtes parlementaires pour les faits relatifs à la vérification de pouvoirs, vous aurez les enquêtes judiciaires pour les faits politiques, et la magistrature sera transformée en instrument politique. Eh bien il y a là un immense danger, une atteinte grave à la vénération dont la magistrature doit être environnée, une atteinte grave à la division des pouvoirs.

Oui, je le répète, c'est là un danger grave que nous ne saurions assez énergiquement combattre comme précédent, comme système, qui va devenir habituel, partout où il y aura des mécontents à la suite des élections, et Dieu sait si le nombre est grand !

Messieurs, puisque nous avons à discuter une enquête judiciaire, permettez-moi d'appeler un instant votre attention sur les dispositions législatives qui règlent ces enquêtes judiciaires.

Quel en est l'objet ?

L'article 8 du Code d’instruction criminelle nous dit que cette enquête a pour objet la recherche des crimes, des délits, des contraventions. Voilà son véritable objet.

Eh bien, soyons francs, l'enquête n'a-t-elle pas dévié de son objet ? S'est-on borné à rechercher des faits punissables ? Et n'y en a-t-il pas un grand nombre, le plus grand nombre qui ont donné lieu à des investigations actives, minutieuses, je dirai même inquisitoriales et qu'en définitive on savait parfaitement ne pas être des faits punissables ? L'enquête judiciaire a été le prétexte et l'enquête politique la réalité. Et n'est-il pas arrivé même que, dans le réquisitoire du procureur du roi, ce dernier s'applique à discuter et à apprécier en général des faits qu'il sait parfaitement ne pas être punissables ?

La chambre du conseil elle-même statue sur des faits qui ne sont pas punissables, puisqu'elle dit qu'à l’égard de ces faits qui ne sont pas punissables, il y a « prévention. »

Je vous avoue que cela m'a étonné singulièrement, à la vérité, il y a assez longtemps que j'étais assis sur les bancs de l'école, mais enfin des professeurs éminents, et entre autres le savant M. Hauss, nous disaient alors que quand il n'y a pas de faits punissables, il n'y a pas de préventions possible, et il paraît que la chambre du conseil de Bruges a changé tout cela et vous savez dans quelles circonstances. Il est donc évident que toute cette instruction présente un caractère fort étrange et a incontestablement dévié de sa marche naturelle.

Eh bien, si une enquête faite dans les vraies conditions du code d'instruction criminelle ne peut pas déjà inspirer cette confiance qui est nécessaire pour former une conviction vraie, une conviction sincère, ne voyez-vous pas que cette enquête qui a dévié de sa marche naturelle, qui est devenue politique alors qu'elle devait rester judiciaire, doit inspirer bien moins de confiance encore ?

Messieurs, il me semble que l'on s'est trompé encore sur la valeur réelle, sur la véritable signification d'une ordonnance de non-lieu, car l'honorable M. Jamar est allé jusqu'à dire (je copie ses paroles) : « Le tribunal de première instanes de Bruges, réuni en chambre du conseil, a rendu une ordonnance qui déclare 20 prévenus coupables les uns d'avoir acheté, les autres d'avoir vendu leur vote dans les élections de Bruges du 9 juin dernier. »

Je ne sais où l'honorable membre a trouvé cette ordonnance-là, celle qui existe au dossier est tout autre. La chambre du conseil n'a déclaré absolument personne coupable. Ce n'est d'ailleurs pas là sa mission. Rigoureusement parlant, une chambre du conseil n'est pas un organe de la justice, elle ne rend pas de jugements ; car s'il s'agissait d'un jugement, il devrait être prononcé en public. L'article 97 de la Constitution est formel.

C'est plutôt une institution de police judiciaire et le Code nous le dit.

Le Code d'instruction criminelle est divisé en deux livres.

Le premier traite de la police judicaire, le second traite de la justice, et c'est dans le premier livre que figurent toutes les dispositions qui règlent la mission et les attributions des chambres du conseil. C'est donc une institution de police judiciaire ; elle ne rend pas de jugement ; elle ne déclare personne coupable. Elle n'a qu'une seule chose à faire : c'est d'examiner, non pas si les faits sont établis et prouvés, mais s'il y a des présomptions assez graves, s'il y a des indices de culpabilité suffisants, s'il y a assez de charges, non pas pour condamner un individu, pour déclarer que les faits existent, mais pour envoyer cet individu devant une juridiction répressive, afin que là on examine sérieusement, contradictoirement, si les faits existent réellement et si l'individu peut être déclaré coupable. Voilà toute sa mission.

Eh bien, comparez ces principes aux faits de l'enquête.

La chambre du conseil admet la prévention en abusant un peu du mot, il est vrai, mais enfin elle admet la prévention à l'égard de certains faits. Cela veut-il dire que ces faits sont prouvés, sont établis ? Aucunement. Cela veut dire qu'à l'égard de ces faits, s'ils étaient punissables, il y aurait assez de présomptions, assez d'indices de culpabilité pour qu'il y eût lieu de continuer la poursuite en portant l'affaire devant la juridiction de répression proprement dite.

Mais par contre, quant aux faits pour lesquels on n'admet pas de prévention, quelle est la signification de l'ordonnance. Cela veut-il dire qu'il y a des doutes ? Non évidemment, car si la chambre du conseil avait des doutes sérieux, elle manquerait à sa mission, si elle ne renvoyait pas les prévenus devant la juridiction répressive. Mais cela veut dire que pour ces faits il n'y a pas même de soupçons raisonnables.

Voilà le sens vrai de l'ordonnance de la chambre du conseil et je crois que cela ne sera contesté par aucun homme tant soit peu familiarisé avec les lois qui règlent ces matières. En effet, il s'agit de notions élémentaires.

Examinons maintenant de plus près les faits en les mettant en regard des appréciations de la magistrature. La chambre du conseil a admis la prévention à l'égard de certains faits. Quels sont ces faits ? Sont-ce tous les méfaits imaginables, ainsi que l'honorable ministre de la justice a semblé le dire ? Mais l'honorable ministre ayant affirmé cela sans preuve ou même sans indication de preuve, m'a évidemment dispensé de le réfuter.

Non, messieurs, ces faits sont relatés dans le réquisitoire du procureur du roi, ce sont des tentatives de corruption et autres manœuvres du même genre, très blâmables sans doute, mais en définitive sans influence sur le résultat des élections et n'ayant amené aucun déplacement de voix. Maintenant la prévention a été admise, mais cela ne signifie en aucune manière que les faits ont été considérés comme prouvés et établis. Prévention suffisamment établie et faits reconnus vrais et prouvés : ce sont là deux choses très différentes. En admettant la prévention, la chambre du conseil a déclaré uniquement que si ces faits étaient punissables, il y aurait assez d'indices de culpabilité, assez de présomptions, en un mot, des charges suffisantes pour continuer les poursuites et renvoyer les prévenus devant la justice répressive.

Or, ces faits n'ont pu affecter en rien le résultat des élections ; pour en être convaincu on n'a qu'à lire le réquisitoire du procureur du roi, puisque en réalité il n'est question que de tentatives avortées. Ainsi à Aertrycke, un individu qui n'est pas même électeur aurait dit à un cabaretier : Allez aux élections, et si vous restez au ballottage, je vous donne 5 francs. II est établi et reconnu que cette proposition n'a pas été agréée. Eh bien, quelle influence peut-elle avoir eue sur les élections ? Aucune, c'est clair comme le jour. Un même raisonnement s'applique absolument à tous les autres faits à l'égard desquels la chambre du conseil a admis la prévention, mais qu'elle n'a aucunement considérée et qu'elle ne (page 92) pouvait pas même considérer comme établis et prouvés. Il n'y a, en réalité, que les faits de trafic électoral, les voix achetées et vendues par des promesses d'avantages matériels quelconques qui auraient pu amener un déplacement de voix. Eh bien, à l'égard de ces faits-là, la chambre du conseil écarte complètement la prévention ; c'est la réponse aux plaignants, qui disaient qu'ils avaient la conviction intime que des voix avaient été achetées et vendues et qui citaient dix-huit témoins à l'appui de cette assertion si grave. Or, tous ces témoins ont été entendus, et, en outre, environ 150 autres témoins, et la chambre du conseil, après avoir examiné toutes ces nombreuses dépositions, déclare qu'elle n'y a pas même trouvé des soupçons raisonnables, de simples indices de culpabilité quant au trafic électoral, quant à la corruption capable d'influencer le résultat des élections ; elle le déclare en prononçant l'ordonnance de non-lieu.

Mais, dit-on, la législation est insuffisante, il y a des faits de corruption pouvant affecter le résultat des élections et qui ne sont pas prévus par la loi.

Messieurs, je crois qu'à cet égard encore on est dans l'erreur. Oui, je ne le conteste pas, la loi est incomplète quant à la répression des fraudes électorales, quant à la répression des faits coupables qui peuvent être commis à l'occasion des élections. Ainsi la tentative de la corruption n'est pas punie, cependant c'est un fait immoral et dangereux ; il y a là une lacune, car il est à remarquer que les faits de corruption sont, comme on l'a dit, difficiles à établir et à prouver ; ce n'est pas un motif certainement pour les admettre sans preuves bien convaincantes, mais c'est une considération des plus puissantes pour entourer l'élection de beaucoup de garanties, de beaucoup de précautions, afin que la corruption et la fraude ne puissent pas y pénétrer, et, sous ce rapport surtout, la législation pénale est incomplète et la tentative de corruption devrait être passible de peines, quoique, considérée en elle même, elle n'amène aucun déplacement de voix.

Il y a encore le fait de menace, de contrainte qui n'est pas prévu par la loi pénale.

Je pourrais citer également ce que j'appellerai la corruption administrative, celle qui résulterait, par exemple, de ce qu'à la veille des élections on promettrait, non pas à des individus, mais à toute une localité, à tout un arrondissement, certains subsides, certains avantages budgétaires ; c'est là incontestablement un grand moyen d'influencer les électeurs et de corrompre leurs votes.

Tout cela, messieurs, n'est pas prévu par la loi pénale, mais quant au trafic électoral, quant à la corruption de particulier à particulier, je dis que la loi est complète ; l'article 113 du Code pénal punit « tout citoyen qui, dans une élection, aura acheté ou vendu un suffrage à un prix quelconque », c'est-à-dire moyennant un avantage matériel quelconque. Voilà, si je ne me trompe, l'interprétation admise par tous les auteurs, et je crois même que les criminalistes admettent que celui qui aurait donné son vote pour une place, si la place est lucrative, tombe sous l'application de l'article 113.

Vous voyez donc, messieurs, que quant au trafic électoral la disposition est complète, tout y est, et je ne comprends guère quelle lacune le procureur du roi a voulu signaler en disant que l'article 113 punit seulement l'achat et la vente simultanés du suffrage. Le mot « simultanés » ne se trouve pas dans l'article 113. Les rédacteurs du Code comprenaient trop bien la valeur des termes juridiques pour admettre une pareille rédaction, car le mot n'aurait rien ajouté à l'article, et vous aurez beau réformer et remanier votre législation de toutes les façons, vous n'arriverez jamais à ce qu'il puisse y avoir une vente sans achat ni un achat sans vente.

Ainsi, messieurs, le trafic électoral proprement dit, c'est-à-dire, le cas où il y a aliénation d'un voie moyennant un avantage matériel quelconque, cela est prévu par la loi et cela est punissable.

L'honorable M. Hymans a encore eu l'air de signaler une lacune dans la législation, en disant : Mais les artisans habiles de la corruption qui a vicié les élections de Bruges ont su adroitement esquiver l'application du Code pénal en promettant avant et en ne payant qu'après. C'est une profonde erreur. La promesse faite avant les élections et acquittée après si le vote a été enchaîné, tomberait incontestablement sous l'application de l'article 113 du Code pénal ; que le payement ait eu lieu après, cela n'y fait absolument rien.

S'il y a eu aliénation du vote avant l'élection, il est complètement indifférent que le payement ait eu lieu avant ou après l'élection. La numération des espèces n'a jamais constitué un élément essentiel de la vente et de l'achat. Cela est encore élémentaire.

Vous voyez donc, messieurs, que par cela même que la chambre du conseil a donné une ordonnance de non-lieu, elle a reconnu incontestablement qu'en ce qui concerne le trafic électoral, l'aliénation du vote moyennant un avantage matériel quelconque, non seulement il y a absence de preuves, absence de présomptions de quelque gravité, mais même absence de soupçons raisonnables. Comment dès lors s'obstine-t-on à parler d'une corruption ayant vicié le résultat des élections dont la preuve serait acquise ? Mais la chambre du conseil, qui a examiné les choses de près, vous dit qu'il n'y a pas même de soupçons raisonnables, car si elle eût trouvé de simples indices de culpabilité de quelque importance, il lui était défendu de prononcer une ordonnance de non-lieu ; elle devait mettre les inculpés en état de prévention, attendu que le trafic électoral pouvant amener un déplacement de voix, sous quelque forme qu'il se produise, est un fait punissable. Je crois l'avoir démontré à la dernière évidence.

Maintenant, messieurs, voulez-vous une preuve plus directe encore, que s'il y a eu des tentatives elles n'ont produit aucun résultat ?

Messieurs, vous n'avez qu'à passer en revue les individus qui sont indiqués dans l’enquête comme ayant été l'objet de ces tentatives. Il y en a, je pense, une quinzaine, eh bien, il n'y en a que cinq qui aient dû comparaître devait le juge d'instruction comme inculpés, tous les autres ont comparu simplement comme témoins, c'est-à-dire que le juge n'a pas même trouvé à leur égard des indices permettant d'en faire des inculpés, non pas des prévenus, mais de simples inculpés qui est l'expression du minimum de suspicion que la justice peut faire peser sur un individu. Pouvez-vous avoir une preuve plus convaincante de l'absence de tout soupçon raisonnable quelconque quant au trafic électoral ? Quant à la corruption capable de changer les résultats de l'élection, cinq individus seulement ont donc comparu devant le juge d'instruction comme inculpés du chef d'aliénation de leur vote ; ils ont été naturellement soumis a une information, à des investigations plus sérieuses, et qu'en est-il résulté ? Mais, après un mûr examen, la chambre du conseil, y compris le juge d'instruction lui-même, a déclaré à l'unanimité, qu'à l'égard de ces cinq également qui paraissaient les plus compromis, il n'y avait pas lieu de poursuivre, qu'ici encore il y a absence de soupçons raisonnables, en ce qui concerne l'aliénation du vote, la corruption effective. Dès lors, je vous le demande, dites-moi, pour l'amour de Dieu, où je puis aller chercher les éléments de conviction dont nous devrions être pénétrés pour prononcer notre verdict de condamnation, comme un jury national sérieux ?

Un mot encore, et je tâcherai de terminer. On ne cesse de nous répéter qu'il y a un vaste système de corruption, parce que tous les faits sont jetés dans le même moule. Partout, dit-on, le même mot d'ordre : « Si nous triomphons, vous aurez quelque chose, » et cependant De Mey, à Aertrycke, se borne à dire : Vous aurez cinq francs, si vous restez au ballottage. Rien de plus. Le vicaire Beckaert ne subordonne rien au succès des catholiques. De Cock aurait dit à Jonchkeere, à Bruges : Je donne un tonneau de bière si Socnens sort victorieux, et à Assebrouck, au cabaretier Doom : Si vous prenez mon billet, je vous donnerai quelque chose pour organiser une petite fête, sans condition aucune, quant au succès des catholiques ; il y a plus : Valcke, l'ancien brasseur, et Vaune Putte l'engraisseur de bestiaux, les deux agents prétendument corrupteurs les plus actifs, n'ont mis nulle part pour condition le succès des catholiques, et ce sont là des hommes obéissant tous au même mot d'ordre ? En vérité, cela ne tient pas. Ajoutons à cela qu'en disant « partout la même chose », non seulement vous commettez une grave erreur, mais vous parlez de quelques cas véritablement isolés, car je les ai fait connaître, ils sont peu nombreux, à moins que vous ne vouliez vous attacher aux « propos en l'air » qui vous échapperont nécessairement chaque fois que vous voudrez les saisir. Le vaste système de corruption, combiné avec une rare habilité et ayant à sa disposition une formule diabolique, est donc tout bonnement un fantôme qui ne peut impressionner aucun homme raisonnable. Je termine en déclarant, avec la plus profonde conviction, qu'après avoir examiné très attentivement et très scrupuleusement le dossier, je n'y ai trouvé aucun motif sérieux pour annuler les élections de Bruges.

(page 86) - Plus de dix membres demandent la clôture.

M. Thonissenµ (contre la clôture). - Je demande à répondre quelques mots à M. le ministre de la justice.

M. de Vrièreµ (sur la clôture). - Messieurs, je prie la Chambre de me permettre de faire une simple observation préliminaire. J'ai demandé la parole depuis plusieurs jours ; je comprends que la Chambre peut être fatiguée de ce long débat ; je désire parler cependant ; mais si la Chambre désire la clôture et que les autres membres inscrits veuillent renoncer à la parole, j'y renoncerai également.

M. B. Dumortier (contre la clôture). - Messieurs, je ne pense pas qu'on puisse en ce moment demander sérieusement la clôture sur un pareil débat. (Interruption.) Comment ! il s'agit d'introduire dans le parlement un régime entièrement nouveau, de porter atteinte à notre prérogative, de l'abdiquer ! Il s'agit d'accusations de tout genre exclusivement dirigés contre la droite, à propos de l'élection de Bruges, et vous nous empêcheriez de parler ! Quant à moi, je suis inscrit, et je tiens à faire connaître au pays toute la vérité sur ce qui s'est passé dans cette affaire de Bruges. (Interruption.)

Oui, je comprends que c'est pour cela que vous voulez la clôture ; vous ne voulez pas que le pays connaisse la vérité.

Non, messieurs, il n'est pas possible de clore aujourd'hui un pareil débat, alors qu'il s'agit de nous faire adopter un système si inouï, si injuste, si contraire à nos lois, sans que nous ayons le droit de le dénoncer au pays !

.M. Dechamps (sur la clôture). - Messieurs, l'honorable M. Bara m'a cité nominativement dans son discours d'hier : j'aurais donc le droit de demander la parole pour un fait personnel. Cependant, je ne la demande pas. Je veux seulement faire une simple observation en deux mots, pour que le pays sache que, si je ne réponds pas à l'honorable M. Bara, c'est la clôture m'en aura empêché. Cette observation, la voici : l'honorable M. Bara a puisé dans un discours prononcé par l'honorable M. De Fré, en 1859, les passages de mes discours que l'honorable député de Tournai a cités hier ; j'ai, en 1859, répondu, dans un discours très étendu, à l'honorable M. De Fré, en ce qui concerne l'intervention du clergé dans les élections ; je renvoie l'honorable M. Bara, pour la citation entière du discours, aux Annales parlementaires.

- Plusieurs membres. - Aux voix !

M. De Fré. - Messieurs, j'étais inscrit, mais je ne me lève que pour déclarer que je renonce à la parole, en présence du désir manifesté par une grande partie de la Chambre de clore cette discussion.

- La clôture est mise aux voix et prononcée.

- De toutes parts. - L'appel nominal !

MpLangeµ. - Messieurs, le rapport de votre troisième commission sur les opérations électorales de l'arrondissement de Bruges conclut à la validation de ces élections, par six voix et une abstention. C'est cette conclusion que je mets aux voix. Ceux qui l'adoptent répondront oui ; ceux qui la rejettent répondront non.

- Il est procédé au vote par appel nominal.

114 membres prennent part au vote.

56 répondent oui.

57 répondent non.

1 membre (M. Nélis) s'abstient.

En conséquence, la Chambre n'adopte pas les conclusions. (Interruption.) Ont répondu oui :

MM. de Theux, d'Hane-Steenhuyse, Dubois, B. Dumortier, H. Dumortier, d'Ursel, Faignart, Guillery, Hayez, Jacobs, Janssens, Julliot, Kervyn de Lettenhove, Kervyn de Volkaersbeke, Landeloos, Laubry, Le Bailly de Tilleghem, Magherman, Moncheur, Notelteirs, Nothomb, Pirmez, Rodenbach, Royer de Behr, Schollaert, Snoy, Tack, Thibaut, Thienpont, Thonissen, Vanden Branden de Reeth, Vander Donckt, Van Overloop, Van Renynghe, Vermeire, Verwilghen, Vilain XIIII, Wasseige, Beeckman, Coomans, Coppens, Debaets, Dechamps, de Conninck, de Decker, de Haerne, Delaet, Delcour, de Liedekerke, de Mérode, de Montpellier, de Muelenaere, de Naeyer, de Ruddere de te Lokeren, Desmet et de Terbecq.

Ont répondu non : MM. de Vrière, Dolez, Frère-Orban, Frison, Goblet, Grandgagnage, Grosfils, Hymans, Jacquemyns, Jamar, J. Jouret, M. Jouret, Ch. Lebeau, J. Lebeau, Le Hardy de Beaulieu, Lesoinne, Mascart, Moreau, Mouton, Muller, Orban, Orts, Pirson, Prévinaire, Rogier, Sabatier, Tesch, Alphonse Vandenpeereboom, Ernest Vandenpeereboom, Vanderstichelen, Van Humbeeck, Van Iseghem, Van Leempoel de Nieuwmunster, Van Volxem, Allard, Ansiau, Bara, Bouvier, Braconier, Carlier, Crombez, Cumont, David, de Baillet-Latour, de Bronckart, de Brouckere, de Florisone, De Fré, de Kerchove, De Lexhy, de Macar, de Moor, de Paul, de Renesse, de Ridder, de Rongé et Lange.

- Voix à droite : Une voix de majorité !

M. Allard. - Et l'élection d'Anvers, vous l'avez annulée à une voix aussi.

M. B. Dumortier. - Nous l'avons validée.

M. Allard. - C'est ce que je voulais dire ; vous l'avez validée à une voix seulement de majorité.

MpLangeµ. - M. Nélis est prié de faire connaître les motifs de son abstention.

M. Nélis. - Messieurs, je n'ai pas voté pour la validation des élections de Bruges, parce que je ne veux pas que l'on considère mon vote comme une approbation de ce qui s'est passé à Bruges ; je blâme de toutes mes forces tous actes qui portent atteinte à la liberté de l'électeur et à la sincérité de son vote.

Je n'ai pas voté pour l'annulation de ces élections, parce que des faits également blâmables se sont passés dans d'autres arrondissements ; non seulement aux élections de 1863, mais encore dans les élections précédentes, et je pense que ce n'est pas par une mesure isolée, mais par une bonne loi, que l'on doit réprimer tous ces actes frauduleux pour conserver à l'électeur l'entière indépendance de son vote.

MpLangeµ. - Le second objet à l'ordre du jour est la formation du bureau.

- Voix nombreuses. - A mardi !

- La séance est levée à 4 heure et un quart.