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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 2 février 1849

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1848-1849)

(Présidence de M. Verhaegen.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 613) M. Dubus procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart. La séance est ouverte.

M. T'Kint de Naeyer donne lecture du procès-verbal de la précédente séance, dont la rédaction est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Dubus présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« L'administration communale de Dixmude demande que le gouvernement nomme un commissaire pour l'arrondissement administratif de Dixmude. »

- Sur la demande de M. de Breyne, dépôt sur le bureau pendant la discussion du budget de l'intérieur.


« Plusieurs habitants de Saint-Trond demandent que la garde civique soit divisée en deux bans et que le premier ban, composé de célibataires et de veufs sans enfants, de 21 à 35 ans, soit seul astreint, en temps de paix, aux obligations imposées par la loi sur la garde civique. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le conseil communal de Neerpelt demande le maintien de l'arrondissement administratif de Maeseyck. »

« Même demande du conseil communal d'Overpelt. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du budget de l'intérieur.


« M. Jobard fait hommage à chacun des membres de la chambre de deux exemplaires d'un nouveau projet de loi sur les brevets de priorité. »

- Distribution aux membres de la chambre.

M. Boulez demande un congé, à cause de la mort d'un membre de sa famille.

- Accordé.

Rapports sur des pétitions

M. Toussaint, rapporteur. - « Par pétition datée de Ledeghem, le 22 janvier 1849, l'administration communale de Ledeghem prie la chambre d'allouer au budget de l'intérieur un crédit de 180,000 francs, destiné à accorder à quelques communes des districts liniers des prêts sans intérêt, remboursables au moyen de centimes additionnels à percevoir dans ces communes. »

Cette pétition a été renvoyée à la commission avec demande d'un prompt rapport avant la discussion du budget de l'intérieur. Comme il s'agit d'un point important et d'un grand intérêt d'actualité propre à jeter quelque jour dans le vague qui règne dans les opinions, au sujet de ce qu'on est convenu d'appeler la question flamande, la commission a cru devoir d'abord prendre quelques renseignements sur l'objet de la pétition; et c'est seulement dans sa séance d'avant-hier lundi, qu'elle a pu achever son examen et prendre des conclusions.

La disette de 1846 et l'épidémie qui l’a suivie ont créé aux administrations locales et charitables de la Flandre centrale, plus encore que dans d'autres parties du pays, des devoirs impérieux, auxquels l'humanité commandait de satisfaire sans délai ni hésitation. La mortalité effrayante, bien qu'amoindrie, qui règne encore en ce moment dans un certain rayon très circonscrit, et qui est évidemment une conséquence prolongée des mêmes faits calamiteux, démontre à la fois qu'il était impossible d'éluder ces devoirs, et que la charité publique est loin d'avoir dépassé son but.

Ces circonstances ont entraîné les communes les plus éprouvées de la Flandre rurale et centrale à des dépenses momentanément au-dessus de leurs facultés pécuniaires, et à des déficits relativement considérables. Qui pourrait les blâmer d'avoir obéi à la loi de la nécessité et de l'humanité ? Sept communes des deux districts de Thielt et de Roulers se trouvent dans ce cas. Elles avaient ensemble, au 18 juin 1848, un arriéré de 300,190 fr. 06.

Au moyen de cotisations personnelles, d'emprunts et subsides, ce déficit a été réduit pour les sept communes de 217,773 fr. 44, de sorte qu'il est aujourd'hui encore de 82,416 fr. 62 c. dont pour Coolscamp, un arriéré de 6,082 89, pour Meulebeke de 11.744 31, pour Oostroosebeke, de 2,812, pour Oyghem, de 1,255 71, pour Pitthem de 32,060 59, pour Ardoye de 19,160 79 et pour Ledeghem de 9,301 34. Total égal à 82,417 83.

Pour faire face à cette situation, les communes que je viens de dénommer, considérant que les impositions locales déjà doublées ne peuvent plus être augmentées, ont demandé l'autorisation de lever un petit nombre de centimes additionnels, 5 ou 6, sur les contributions directes, et d'emprunter, contre affectation spéciale de ces centimes additionnels, la somme nécessaire.

Malgré l'avis contraire des autorités provinciales, le ministre de l'intérieur a cru avec raison devoir passer outre, et la double autorisation a été accordée par des arrêtés royaux successifs. C'était avant les événements de février. Malheureusement les sept communes n'ont pas trouvé de prêteurs avant ces événements; elles en ont encore moins trouvé après. C'est ce qui les a fait recourir de nouveau au ministère de l'intérieur afin d'obtenir que l'Etat leur prête la somme nécessaire à apurer leur situation contre affectation des centimes additionnels votés et dont la perception est en pleine marche depuis l'année dernière.

A la commune de Pitthem, en arrière de 32,000 fr., il a été fait sur le crédit de l'industrie un prêt de 8,000 fr., garanti par les centimes additionnels délégués à l'Etat ; et ce prêt a eu lieu afin d'encourager et de développer le travail linier perfectionné à Pitthem, tant dans l'atelier communal qu'en dehors de l'atelier.

Aux autres communes, et parmi elles Ledeghem, il a été répondu, cette fois, conformément à l'avis de la magistrature provinciale, qu'elles eussent à s'efforcer de trouver en elles-mêmes les ressources propres à aplanir leur situation. Ce sont les termes textuels.

C'est en conséquence de cette réponse que, par la pétition sur laquelle j'ai l'honneur de faire rapport, l’administration locale de Ledeghem demande à la chambre d'ouvrir au budget de l'intérieur de 1849 un crédit temporaire et extraordinaire de 150 mille francs, destiné à prêter aux communes obérées du pays linier flamand les sommes nécessaires pour apurer la situation financière, résultat de la disette et de l'épidémie, et de maintenir et développer en ces communes le travail. Les pétitionnaires subordonnent le prêt à l'affectation déjà consentie ou à consentir de centimes additionnels perçus par l'Etat pour l'amortissement en un temps peu long du prêt réclamé. Le prêt constituerait une simple avance. La pétition invoque l'exemple de sacrifices plus onéreux et plus considérables faits par l'Etat en faveur de grandes villes en des circonstances moins calamiteuses et moins pressantes que celles où se trouvent quelques communes rurales du pays linier flamand.

La commission pense, messieurs, que le budget de l'intérieur ne porte en réalité pas de crédit que le gouvernement puisse affecter à l'usage demandé; mais n'étant pas, en tant que commission de pétitions, en mesure de vérifier les circonstances alléguées, elle ne peut rien conclure au sujet de l'ouverture de ce crédit. Elle se borne à vous exposer, par mon organe, les faits qui se rattachent directement à la pétition rapportée, se référant sur le fond de la demande à la chambre elle-même et à la discussion que cette demande ne pourra manquer de soulever sur l'un des chapitres du budget de l'intérieur.

Votre commission, messieurs, croit entrer dans la pensée de la décision préalable prise par la chambre dans sa séance du 25 janvier, en vous proposant le renvoi de la pétition à M. le ministre de l'intérieur et le dépôt sur le bureau de la chambre pendant la discussion du budget de ce département.

M. Rodenbach. - Messieurs, nous ne discuterons pas aujourd'hui sur la pétition de Ledeghem ; nous nous proposons de l'examiner attentivement lorsque nous serons arrivés à l'article du budget auquel elle se rapporte. Nous demanderons alors au ministère s'il est disposé à faire droit à la demande des communes qui ne peuvent plus faire face à leurs dépenses, et nous proposerons un amendement en faveur des communes des malheureux districts de Roulers et de Thielt. Pour le moment, nous appuyons les conclusions de la commission.

- Les conclusions de la commission sont mises aux voix et adoptées.


M. Toussaint, rapporteur. - « Par pétition datée de Tervueren. le 25 novembre 1848, le sieur Vandersande réclame contre les dernières élections communales qui ont eu lieu à Tervueren. »

« Par pétition datée de Heer, le 1er décembre 1848, quelques habitants de Heer réclament contre la nomination du bourgmestre de cette commune. »

La première de ces deux pétitions a pour objet de réclamer près de la chambre contre les dernières élections communales de Tervueren.

Ces élections ont été déclarées valides par la députation permanente du Brabant, et la réclamation du sieur Vandersaude a été écartée par elle, comme ayant été faite tardivement, décision en fait qui est aujourd'hui inattaquable, et dont il n'appartient pas à la chambre de connaître.

(page 614) Par la deuxième pétition les électeurs de Heer (Namur) réclament contre l'élection du sieur Decesve-Lonnez comme membre du conseil communal de Heer et par conséquent contre sa nomination comme bourgmestre. La réclamation, qui se fonde sur le motif que l'élu a son domicile légal en France et non en Belgique, a été précédemment écartée par la députation permanente, juge légal du recours.

Sur les deux pétitions, votre commission, messieurs, a l'honneur de vous proposer Tordre du jour vu l'incompétence de la chambre.

- Adopté.


M. Toussaint, rapporteur. - « Par pétition datée de Bruxelles, le 20 janvier 1849, le sieur Guillaume-François de Bast prie la chambre de lui faire accorder la traversée gratuite aux Etats-Unis d'Amérique.

« Par pétition datée de Bruxelles, le 16 janvier 1849, le sieur Loriaux, entrepreneur de forages de puits artésiens et de sondage pour la recherche des mines, prie la chambre de lui faire obtenir le passage gratuit en Amérique.

« Par pétition datée de Zwevezeele, le 7 janvier 1849, le sieur Duvivier, boulanger et cultivateur à Zwevezeele, prie la chambre de statuer sur la pétition de quelques habitants de cette commune tendant à ce que le gouvernement leur fournisse les moyens de se rendre en Amérique pour y fonder une colonie. »

Les signataires des trois pétitions tendent également à obtenir d'être transportés aux frais de l'Etat aux Etats-Unis d'Amérique. Celle du sieur Duvivier et autres habitants de Zwevezeele (Flandre occidentale), demandent de plus qu'il soit donné publicité du résultat du voyage d'exploration officielle en Pennsylvanie fait par M. de Ham, chef du bureau flamand.

La population a évidemment tendance à se développer au-delà de la proportion convenable.

Les meilleurs esprits s'accordent, en principe, aujourd'hui, messieurs, pour désirer, dans l'intérêt commun de nos populations et dans l'intérêt de notre commerce transatlantique, qu'il puisse être créé sur un ou plusieurs points du territoire et du littoral américain de petites colonies libres de Belges. Mais on se divise dès qu'il s'agit de déterminer les lieux et les moyens matériels d'établissement et d'exécution.

La question est, du reste, une affaire d'administration et de gouvernement, et c'est pour ce motif que votre commission a l'honneur de vous proposer le renvoi à MM. les ministres de l'intérieur et des affaires étrangères et de la marine que la chose concerne.

Quant à l'exploration faite, au nom du gouvernement, du territoire qui a été officiellement indiqué comme pouvant devenir un lieu d'établissement d'une colonie belge aux Etats-Unis, la commission émet le vœu que le gouvernement donne quelque publicité tout au moins au résultat de l'exploration ; car il est nécessaire de fixer les personnes que l'administration a elle-même ajournées après le voyage de M. de Ham.

M. Cans. - Messieurs, si nous renvoyons au ministre de l'intérieur toutes les pétitions que l'on pourra nous adresser pour obtenir des moyens de passer en Amérique, il nous en arrivera de toutes parts. Je crois qu'il vaudrait mieux adopter l'ordre du jour.

M. Toussaint, rapporteur. - Messieurs, la décision que nous proposons est la même que celle que vous avez prise sur d'autres pétitions de même nature. D'autre part, il est connu que le gouvernement s'attache à étudier la question de l'émigration, et si nous lui renvoyons ces pétitions, sans rien préjuger d'ailleurs, elles ne pourront qu'engager le gouvernement à presser l'examen de cette grave question, qui vaut certes bien la peine d'être étudiée.

M. Cans. - Messieurs, j'insiste pour l'ordre du jour. Lorsque la question de la colonisation aura été examinée et quand le gouvernement aura fait connaître quels sont les engagements qu'il peut donner à l'émigration, s'il croit pouvoir en donner, alors on saura ce qu'on peut espérer, on ne se fera plus d'illusion et on ne nous demandera plus des choses impossibles.

M. de Haerne. - Messieurs, le motif allégué par l'honorable préopinant ne me semble pas déterminant pour vous faire adopter l'ordre du jour. L'honorable M. Cans dit que le travail dont s'occupe le ministère n'est pas encore terminé, en ce qui concerne la colonisation à l'intérieur ou à l'extérieur, et pour ce motif il demande l'ordre du jour. Est-ce ainsi que nous avons l'habitude de procéder à l'égard des pétitions qui nous sont adressées?

Mais, messieurs, jamais nous ne le faisons. Les pétitions dont il s'agit peuvent être utiles au ministère, pour l'éclairer dans la marche qu'il aura à suivre. On a demandé souvent, par exemple, si dans le cas où l'on voudrait coloniser, on aurait des colons, de quelle manière on pourrait les transporter, quelles seraient les catégories de personnes qui consentiraient à s'expatrier, quelle espèce de concours ces personnes préféreraient. Voilà toutes questions qui doivent être examinées et sur lesquelles les pétitions pourront éclairer le gouvernement.

J'appuie donc le renvoi au ministre de l'intérieur et c'est, je pense, la seule décision raisonnable que nous puissions prendre.

- L'ordre du jour est mis aux voix ; il n'est pas adopté.

Le renvoi au ministre de l'intérieur est mis aux voix et adopté.

Projet de loi portant le budget du ministère de l’intérieur de l’exercice 1849

Discussion générale

M. le président. - La parole est à M. Dedecker.

M. Dedecker. - Messieurs, après les remarquables discours que vous avez entendus dans les séances précédentes, je sens qu'il y a quelque témérité à moi à vouloir traiter encore devant vous, d'une manière étendue, la question des Flandres. Cependant, je tiens à dire sur cette question importante mon opinion personnelle ; j'y tiens comme à l'accomplissement d'un devoir. Il importe, me suis-je dit, que les Flandres sachent, qu'elles voient que leur situation est l'objet constant des préoccupations ainsi que de la sollicitude du gouvernement et de la législature.

Et moi, en particulier, comme Flamand, j'aime à apporter mon tribut de dévouement à cette Flandre qui, j'ose le proclamer hautement, n'a pas d'enfant plus sympathique à ses douleurs, mais aussi plus confiant dans son avenir.

J'ai donc hâte d'opposer aux paroles de découragement et de désespoir qui ne retentissent que trop souvent dans cette enceinte et au dehors, des paroles de consolation et d'espérance.

Est-ce à dire que je nie ces souffrances des Flandres? A Dieu ne plaise que je me rende coupable d'une pareille injustice! Ces souffrances ne sont que trop réelles. J'en admets la réalité, la gravité même, aussi bien que ceux de mes collègues, mes compatriotes, qui croient, de bonne foi sans doute, devoir y trouver un motif de désespérer de l'avenir des Flandres; mais, ces souffrances, je les apprécie autrement qu'eux.

Non seulement je crois à la réalité des souffrances des Flandres, mais je les vois même plus menaçantes, plus étendues que ces honorables collègues. En effet, ce n'est pas tant la misère actuelle qui m'effraye, ce sont les progrès de cette misère qui m'épouvantent, c'est le rapide et incessant accroissement du paupérisme qui m'inquiète. Un malaise mystérieux s'est emparé des couches inférieures de la bourgeoisie ; il gagne du terrain tous les jours; c'est là qu'il faut porter toute notre sollicitude. Tout en cherchant à soulager les maux présents, il faut s'efforcer de les circonscrire, les empêcher de s'étendre. C:est là la question de l'avenir; or, cette question doit être l'objet principal des préoccupations au parlement et du gouvernement, car, ainsi qu'on l'a dit, gouverner, en définitive, c'est prévoir.

Messieurs, pourquoi les Flandres, autrefois si remarquables sous le triple rapport de l'agriculture, de l'industrie et du commerce, languissent-elles depuis quelque temps? Pourquoi sont-elles déchues de l'ancienne prospérité? D'après moi, cela tient à un fait, très simple à observer, mais immense dans ses résultats. C'est que les conditions de la civilisation matérielle sont aujourd'hui tout autres que les conditions de la civilisation matérielle d'autrefois.

L'antique prospérité des Flandres était due à des causes qui, non seulement n'existent plus, mais qui sont même aujourd'hui un obstacle au retour de cette prospérité.

C'est en scrutant ainsi la question des Flandres dans toute son étendue sociale, qu'on lui restituera son véritable caractère et qu'on se rendra compte d'une masse de phénomènes qui, sans cela, seraient inexplicables. Car, ainsi que je le disais tout à l'heure, nous devons chercher à soulager les classes pauvres, sans doute, mais aussi, et surtout, préserver des atteintes de la misère cette petite bourgeoisie qui faisait dans les Flandres, plus que partout ailleurs, la force et la prospérité de ces provinces. Or, c'est de cette calamité que nous sommes menacés ; c'est elle qu'il s'agit d'écarter à tout prix.

J'en appelle aux souvenirs historiques de mes honorables collègues et compatriotes flamands. Qu'est-ce donc qui a fait pendant des siècles l'incontestable prospérité des Flandres? Etait-ce uniquement le travail? Non, messieurs. Le travail y était pour beaucoup ; mais il y avait, à côté du travail, une autre source de prospérité qu'on a complètement perdue de vue dans l'étude de la question des Flandres, c'est l'économie, l'épargne. L'antique prospérité des Flandres reposait donc sur la double base du travail et de l'économie.

Il est essentiel de tenir compte de ces deux bases (qui correspondent aux deux éléments de la production et de la consommation), pour apprécier, d'une manière complète et juste, la position que les Flandres ont occupée dans le passé et celle qu'on peut leur faire dans l'avenir.

Remarquons, en passant, comment cette appréciation repose sur une rigoureuse observation de la nature. L'Etat, la province, c'est la famille agrandie.

La prospérité ou la décadence d'une nation ou d'une province est, après tout, le reflet, le produit de la prospérité ou de la décadence des familles. On a trop longtemps cru qu'il y avait pour les nations d'autres causes de prospérité que pour les familles.

Eh bien, examinons la constitution de la famille.

La famille est composée de deux éléments essentiels : l'homme et la femme.

Il est évident que, pour assurer le bonheur moral et même matériel de la famille, la femme, aussi bien que l'homme, a une destination spéciale, un but providentiel. L'homme, dans la composition de la famille, représente la production de la richesse, comme la femme représente la répartition de la richesse.

A l'homme, la force pour produire la richesse par le travail ; à la femme, l'esprit de conduite, la vigilance, l'économie, pour régler l'emploi de la richesse acquise par le travail.

Ces deux éléments sont également indispensables pour la conservation et pour la prospérité de la famille. Si l'on ne tient compte que de l'un de ces éléments, évidemment on ne peut plus trouver l'explication satisfaisante des phénomènes sociaux qui se rapportent à la famille.

C'est de ce point de vue seulement qu'on peut étudier nettement le (page 615) jeu compliqué des influences exercées sur les Flandres par ces deux éléments de toute prospérité : le travail et l'économie.

Messieurs, je disais que les souffrances des Flandres sont dues à ce que, sous ces deux rapports, de la production et de la consommation, la civilisation matérielle est aujourd'hui tout autre qu'elle l'était à l'époque témoin de la plus grande prospérité des Flandres.

Examinons d'abord la question du travail.

Le travail manuel était autrefois seul connu. Aujourd'hui, et de plus en plus, l'homme tend à perdre sa valeur comme force musculaire : sous ce rapport, il est remplacé avec avantage par les machines.

L'homme, en revanche, acquiert de plus en plus de valeur comme intelligence, intelligence qui se manifeste par l'application des sciences. Les sciences jouent aujourd'hui dans la production le rôle principal : eu industrie la mécanique; en agriculture, la chimie.

Ce rôle de la science s'accroît visiblement de jour en jour ; et personne ne peut prévoir quelles destinées lui sont réservées dans un avenir peut-être prochain.

Cette première transformation du travail a amené à sa suite deux autres modifications non moins importantes. Jadis le travail, partout et notamment dans les Flandres, était isolé; il était limité, puisque c'était un travail manuel. Par suite de l'application des sciences, le travail est devenu illimité, et il repose sur un principe d'organisation, d'association.

C'est-à-dire que, la production étant illimitée, la concurrence a nécessité les bas prix ; les bas prix ont nécessité la production en grand ; la production en grand nécessite de grands capitaux. Ainsi, l'observation des faits nous prouve que, dans le phénomène de la production moderne, il y a deux éléments qui n'existaient pas autrefois, et qui aujourd'hui sont essentiels et dominants : la science et le capital.

Or, messieurs, comme j'ai eu l'honneur de le dire tout à l'heure, ce qui a toujours fait la prospérité des Flandres, ce qui y a répandu cette aisance modeste qui a frappé l'œil de l'observateur, c'est la partie inférieure de la bourgeoisie, c'est-à-dire la petite culture, la petite industrie, le petit commerce. Et c'est précisément dans cette classe de la société que manquent aujourd'hui les deux éléments nouveaux et indispensables de la production moderne, que nous venons d'analyser. De là le malaise actuel des Flandres.

Comprenons bien cette position nouvelle de la majeure partie des populations flamandes. Nous voilà donc en présence de deux ordres de faits qui se combattent sous nos yeux. D'un côté, l'impatience de parvenir, le besoin exagéré peut-être d'indépendance provoque chez les classes inférieures de la société un mouvement incessamment ascensionnel. D'un autre côté, la transformation de la production, en nécessitant absolument l'intervention de la science et du capital, tend à arrêter, à comprimer ce mouvement des classes et à réagir sur la couche inférieure de la société. Aussi, des deux choses l'une : ou le petit commerce, la petite industrie, la petite culture iront de plus en plus languissant, puis disparaîtront, et l'on verra s'élever une féodalité nouvelle de hauts barons de la propriété, de l'industrie et de la finance; ou bien, il faut fournir à ces classes sociales aujourd'hui abandonnées à elles-mêmes les moyens de s'élever et de lutter contre la production puissamment organisée, en acquérant, du moins dans certaines proportions, les deux éléments essentiels de la production moderne, la science et le capital.

Ce double mouvement, cette lutte ne doit pas nous effrayer pour le moment; au contraire, il y a là quelque chose de providentiel. S'il n'y avait pas, d'une part, ce besoin de science et de capital pour arrêter le mouvement irrésistiblement ascensionnel des classes inférieures, leur émancipation, pour le moment sans contrepoids, eût été probablement précoce ; la propriété se fût éparpillée à l'infini, et il y eût eu un danger réel pour l'ordre social. D'autre part, si le développement de la raison publique et de la liberté n'eût pas hâté et entretenu ce mouvement des couches inférieures vers les couches supérieures de la société, l'on eût assisté au facile triomphe des gros bataillons de l'armée industrielle, c'est-à-dire des capitaux, et l'ancien servage se fût reproduit sous une forme nouvelle.

Ainsi, tout en admettant l'existence de ces deux mouvements que je regarde comme providentiels, nous devons mettre à la disposition des classes inférieures des petits travailleurs, les deux éléments de la production moderne, la science et le capital.

Que faut-il faire, messieurs, pour développer l'élément scientifique chez nos populations flamandes?

D'abord (et je suis fâché de devoir articuler un mot qui échappe à regret de ma bouche), je suis convaincu que les Flandres ont été dominées trop longtemps et à leur insu, par l'esprit de routine ; non que l'intelligence manque aux Flandres ; qui oserait soutenir un si odieux paradoxe ! mais elles ont été entraînées par un respect exagéré, fort excusable à beaucoup d'égards, pour l'antique industrie qui fut la source séculaire de leur propriété, et l'origine des fortunes particulières de leurs principales familles.

Ajoutons qu'en présence de ces incessantes agitations qui menacent la société moderne, c'est à regret qu'on se sent obligé de critiquer cet attachement traditionnel à l'antique constitution du travail dans les Flandres. Du reste, cet esprit de routine disparaît de jour en jour. Pour le combattre, pour développer l'élément scientifique chez la classe inférieure de la population, dans ses rapports avec la production matérielle, on a déjà pris successivement et l'on prend encore des mesures dont personne, je crois, ne peut contester la portée et l'utilité. On a amélioré, complété la voirie vicinale ; on a ainsi facilité le contact entre des populations vivant depuis trop longtemps d'une façon trop isolée et pour ainsi dire en dehors du mouvement de la civilisation.

On a également facilité la circulation, la communication des idées, en conseillant ou en essayant d'organiser l'enseignement professionnel, oral et écrit. Les encouragements pour la publication de livres et de journaux utiles, les expositions, tant industrielles qu'agricoles, les récompenses publiques, etc., ont incontestablement leur utilité, parce que c'est en s'étudiant, en se contrôlant, en s'éclairant les unes les autres, que les populations se familiarisent avec le progrès et se sentent poussées surtout vers l'adoption d'idées nouvelles, vers l'application de procédés perfectionnés.

Voilà, messieurs, quelques premiers moyens généraux qui ont été employés. Maintenant, sous le triple rapport de l'agriculture, de l'industrie et du commerce, il y a encore, comme ou vous l'a dit dans la séance d'hier, beaucoup à faire. Du reste, la question est aujourd'hui singulièrement éclaircie. Presque tout le monde est d'accord sur les mesures à prendre.

En premier lieu, quant à l'agriculture, les engrais, les assolements, l'amélioration des races, les fourrages, les irrigations, les plantations réclament tous les efforts des amis de la science agricole. Sous le rapport de la manipulation des terres, de la culture proprement dite, l'agriculture est arrivée depuis longtemps, dans les Flandres, à un haut degré de perfection, et elle est citée comme modèle, chez les nations voisines. Mais sous le rapport de l'application des sciences et de l'introduction de systèmes nouveaux, de l'emploi de nouveaux instruments, notre agriculture laisse beaucoup encore à désirer.

Le gouvernement peut, sur ce point, donner une heureuse impulsion par lui-même et par l'action des comices qu'il a établis. Il peut imprimer une certaine direction fort utile. Mais ne nous trompons pas sur l'influence que peuvent exercer les mesures prises tant par le gouvernement actuel que par les administrations qui l'ont précédé. C'est aux propriétaires surtout qu'incombe le devoir d'aider aux progrès.

Proclamons-le bien haut, ce sont les propriétaires qui ont cette mission à remplir; il faut qu'ils l'acceptent. Car, c'est une chose extraordinaire et qui n'est pas assez remarquée, que la première de toutes nos industries, l'industrie agricole, est abandonnée aux mains d'hommes qui en définitive sont pour ainsi dire placés les derniers sur l'échelle de la civilisation. Dans toutes les autres industries, il y a des éléments de progresse science, d'initiative ; cet élément manque complètement à l'agriculture.

Cette remarque, messieurs, est loin d'être sans importance. Il n'y a pas longtemps (je vous demande pardon de ce souvenir classique), je lisais dans Cicéron que l'agriculture romaine avait décliné dès qu'elle avait été abandonnée aux mains des esclaves. Quelle est la cause des progrès rapides de l'agriculture au moyen âge ? Ces progrès, que nous devons (et j'espère que personne ne contestera ce fait historique) aux corporations religieuses, s'expliquent parfaitement. Il y avait là tous les éléments réunis d'une haute prospérité : la science, l'esprit de suite, la persévérance, ainsi que le capital, dont je parlerai tout à l'heure.

En second lieu, qu'y a-t-il à faire pour développer dans nos populations flamandes la science dans ses rapports avec le travail industriel?

Sous le rapport industriel aussi, des mesures ont été prises auxquelles il faut applaudir et dont il faut demander l'extension ultérieure. Là aussi on a perfectionné ce qu'il y avait à perfectionner : on a introduit les procédés nouveaux, la navette volante, les peignes, les temples, les dévidoirs métriques; cherché, en un mot, à porter l'industrie à la hauteur où elle était arrivée dans d'autres pays ; mais il est évident qu'ici encore, il faut introduire l'élément scientifique et le capital. Il faut organiser l'industrie linière surtout qui manque d'organisation. Il faut encourager les grands fabricants qui veulent se charger de la direction et de l'impulsion à donner à l'industrie, et qui puissent utiliser, sans l'exploiter, l'activité des travailleurs aujourd'hui sans ouvrage.

En troisième lieu, dans le commerce, mêmes besoins. Là encore le travail est inorganisé; là encore les efforts ont été isolés; là encore fait évidemment défaut une impulsion raisonnée, impulsion que le gouvernement peut et doit favoriser, et qu'il a déjà souvent favorisée avec plus d'ardeur que de succès. Il faut donc, et tout le monde le reconnaît, il faut créer, aussitôt que les circonstances le permettront, une société d'exportation qui ait l'intelligence nécessaire et les capitaux nécessaires pour faire lutter nos produis sur les marchés étrangers contre la concurrence de nos rivaux.

Messieurs, il y a encore, d'après moi, un autre moyen, plus important qu'on ne se l'imagine, pour relever l'intelligence de nos populations, c'est de provoquer l'éveil du génie de l'invention. Il est un fait qui m'a souvent frappé et qui vous frappera sans doute aussi, c'est que le Belge, en général et le Flamand, en particulier, a sous ce rapport, trop peu d'initiative. Ce défaut, cette lacune de notre génie national se fait sentir partout. Dans notre littérature ce sont les ouvrages scientifiques, les travaux d'érudition qui brillent presque à l'exclusion des œuvres d'imagination et qui en constituent, pour ainsi dire, toute la gloire. Dans le domaine de l'art, notre école, on peut l'avouer hardiment, ne se distingue pas sous le rapport de l'invention : elle n'a ni l'esprit de l'école française, ni le sentiment de l'école allemande ; mais elle est remarquable par l'exécution technique, c'est-à-dire par le coloris. Sous le rapport de la musique, nous avons d'excellents instrumentistes, mais nous n'avons presque pas de compositeurs. Sous le rapport industriel, le même (page 616) fait se produit : dans la fabrication des tissus, nous excellons pour les tissus simples ; mais nous faisons avec infiniment moins de succès les tissus façonnés. Pour le lin, nous confectionnons très bien, et de temps immémorial, les toiles unies, mais nous faisons moins bien les divers tissus liniers façonnés.

Pour la laine, nous faisons très bien les draps ; mais nous faisons moins bien les articles façonnés. Sous le rapport du coton, nous fabriquons parfaitement les calicots et les étoffes blanches, unies ; mais nous ne pouvons pas soutenir la concurrence pour les autres produits cotonniers. Examinez ce fait avec attention : dans toutes les directions de notre esprit national, ce qui nous fait défaut, c'est l'invention ; nous montrons infiniment d'habileté dans l'exécution manuelle ou technique ; mais nous manquons d'initiative. Cependant, messieurs, cette qualité est devenue pour ainsi dire indispensable pour la production. Aussi, je saisis cette occasion pour engager vivement le gouvernement à présenter la loi destinée à établir en Belgique la propriété intellectuelle.

Mais, messieurs, si je veux le développement de l'intelligence et de la science dans la production moderne, je n'ai garde d'oublier que là n'est pas toute la question; car, il a y aussi l'abus de l'intelligence et de la science, et il y a là encore d'immenses dangers pour la société. La science au service de la cupidité et de l'improbité, loin d'être un bienfait, devient un mal nouveau et redoutable. Or, ce qui rend notre civilisation matérielle si compromettante et souvent si odieuse, c'est qu'il lui manque la moralité, la bonne foi, la loyauté. Il faut, sous ce rapport, chercher, avant tout, à développer le sentiment religieux; il faut faire appel à la conscience. Mais il y a aussi des mesures gouvernementales à prendre.

Comment, messieurs, de temps immémorial on garantit aux populations les quantités qu'on leur vend et on ne se préoccupe pas du tout des qualités. De temps immémorial, il y a un système de poids et mesures ; et pourtant la mesure et le poids sont bien plus facilement appréciables par nos populations que la qualité des denrées ou des produits ; sous ce dernier rapport, la fraude est beaucoup plus facile. Le gouvernement, il est vrai, a pris certaines mesures pour empêcher, par exemple, la falsification de la graine de lin de Riga ; le public demande aussi des garanties contre la falsification des tourteaux de lin et du guano ; mais que sont ces garanties isolées pour combattre cette rage de falsifications de toute espèce qui s'est emparée de la production et de la vente des objets souvent d'une extrême importance sous le rapport sanitaire ? Il y a là, messieurs, plus qu'une question industrielle ou commerciale; il y a là une question de sécurité, d'humanité. La révision et le complément de la loi sur les marques, en réveillant le sentiment de la responsabilité personnelle, ne seraient-ils pas un grand pas fait pour neutraliser, sinon pour détruire le fléau des falsifications ? Ainsi, messieurs, si je demande l'application à l'industrie de l'intelligence et de la science, j'entends bien que l'intelligence ne soit point séparée de la moralité.

Je viens de prouver, messieurs, qu'il faut développer l'intelligence de nos classes laborieuses, qui constituent nos principales forces productrices. Il me reste à rechercher comment il faut leur faciliter l'acquisition du capital, cet autre élément indispensable de la production moderne.

J'ai déjà indiqué plus haut quelques moyens d'atteindre ce but, en recommandant l'association et l'agglomération de l'industrie. Alors, en effet, les grands propriétaires et les grands fabricants, en se chargeant de l'impulsion à donner au travail, contribueront puissamment, par leurs capitaux, à hâter le perfectionnement de l'industrie et la meilleure exploitation de la prospérité. Car, le manque de capitaux produit des inconvénients dont la gravité ne peut vous échapper. Pourquoi y a-t-il si fréquemment des crises industrielles? Parce que beaucoup trop de personnes se lancent dans la fabrication sans capitaux suffisants. Puis, lorsque viennent les jours mauvais, ces producteurs ne peuvent pas soutenir le moindre chômage; ils sont obligés de vendre à tout prix.

Puis encore, le gouvernement est obligé d'intervenir, dans l'intérêt de la conservation de l'ordre public. N'est-ce pas aussi au manque de capitaux qu'il faut attribuer le développement de l'usure dans nos campagnes? Cette plaie hideuse est devenue bien profonde, messieurs; vous ne sauriez-vous faire une idée des progrès effrayants que fait l'usure dans les campagnes. J'en avertis le gouvernement, cette usure en est venue à s'étaler cyniquement jusque dans les actes publics, dans les actes notariés.

Pour obvier aux inconvénients du manque de capitaux , l'attention s'est portée sur l'organisation de grands établissements de crédit d'une part, et d'autre part, sur l'organisation d'un système de prêts sur marchandises neuves et sur marchandises d'entrepôt. Mais ces moyens sont d'une organisation très difficile et d'un résultat fort douteux; et ils ont de plus le tort d'être presque exclusivement à l'usage des grands producteurs. Or, c'est la petite bourgeoisie qu'il faut maintenir et élever.

J'arrive ainsi à la deuxième question que j'ai à examiner, la question de l'économie.

L'économie n'est autre chose que l'accumulation des produits épargnés du travail ; c'est elle qui est appelée à créer le capital mis à la disposition de la petite production. Cette question de l'économie, qui renferme tout le problème de la consommation des produits, est une question dont on ne tient pas assez compte, dont jusqu'à présent on n'a pas parlé dans cette enceinte. On n'a cessé de s'occuper de la question du travail ; ce n'est là qu'un côté de la question, et le moins important, à mes yeux.

Produire la richesse, c'est en définitive peu de chose; le point essentiel c'est la répartition, l'emploi de la richesse. La situation actuelle du monde industriel est une triste mais irrécusable confirmation de cette vérité; c'est par une mauvaise répartition de la richesse que la plupart des nations européennes souffrent aujourd'hui. Que voyons-nous en Belgique même ? Il y a évidemment chez nous un accroissement incessant de la richesse nationale ; et cependant, cet accroissement de la richesse nationale n'y coïncide-t-il pas avec l'accroissement proportionnel de la misère ?

Il y a donc, à côté de la production de la richesse par le travail, un autre fait, c'est celui de la répartition de la richesse. Or, c'est là peut-être la question la plus ardue de l'économie politique. Bien répartir la richesse est bien autrement difficile que la produire. Il y a bien peu de personnes, dans les classes riches, qui sachent faire un emploi judicieux de leur fortune, comme il y en a aussi bien peu, dans les classes ouvrières, qui sachent faire un emploi judicieux de leur salaire. On se plaint souvent de l'insuffisance des salaires; sans doute qu'aux époques de crise, les salaires sont insuffisants, et il serait dérisoire, par exemple, de parler d'économie, d'épargne à une partie de nos malheureuses populations des Flandres. Aussi est-ce pour ce motif que j'ai dit que, dans cette étude sociale, je me préoccupe moins des pauvres que de la petite bourgeoisie flamande qui n'est pas encore pauvre, mais qui est sur les confins de la misère, et qu'il faut empêcher de tomber dans cet abîme.

Je disais donc que les salaires, hors les temps de crise, sont rarement insuffisants, et des économistes distingués l'ont remarqué; c'est presque toujours par l'emploi vicieux qu'on en fait, qu'ils ne suffisent plus à l'entretien des familles. Presque toujours, par conséquent, l’épargne est possible. C'est ce que les populations flamandes comprenaient autrefois admirablement. Eh bien, sous ce rapport encore, les anciennes mœurs et habitudes des Flandres sont complètement bouleversées. L'organisation de l'industrie moderne est une provocation incessante à une consommation exagérée. Notre société moderne, c'est une série de guet-apens pour le consommateur.

Nos mœurs, nos doctrines, nos institutions, la constitution même de l'industrie, tout provoque à la consommation.

Nos mœurs d'abord !... Absence complète de prévoyance et de solidarité ; tout le monde vit au jour le jour ; le père ne songe le plus souvent qu'à vivre vite et bien, léguant à son fils le soin de se faire lui-même sa carrière, et ne se préoccupant, en aucune façon, du soin de diminuer ses jouissances pour préparer l'avenir de sa famille.

Le luxe, que je suis loin de condamner chez les classes qui peuvent et doivent s'y livrer ; le luxe est devenu une lèpre chez les classes qui ne sont pas en position de l'adopter. Or, le luxe est provoqué par le désir incessant de s'élever, par cette impatience que tout le monde a d'améliorer son sort, de quitter la position de ses pères, parce que tout le monde est mécontent de sa position et trop content de sa personne.

Le luxe est encore provoqué par la substitution de la vie publique à la vie privée. Plus vous répandez les classes diverses de la société dans le public, plus aussi ces classes qui, auparavant, vivaient modestement au sein du foyer domestique, sont obligées de faire des dépenses.

Les doctrines qui ont cours aujourd'hui provoquent également à la consommation. Les économistes s’en vont préconisant toujours la consommation, encore la consommation.

Les gouvernements eux-mêmes, dans l'intérêt des recettes du trésor, poussent à la consommation ; et il n'y a pas encore fort longtemps que M. le ministre des finances citait, comme un symptôme favorable, comme un fait heureux, le maintien de la consommation; comme ministre des finances, il avait parfaitement raison; mais que dirait-il, s'il avait pu analyser devant lui les longues et pénibles privations que l'exagération de cette consommation a probablement nécessitées au sein de la vie domestique. Oh ! si l'on connaissait les mystères de bien des familles !

Les institutions provoquent, elles aussi, la consommation. D'abord, et pour ne citer que quelques faits, le développement de l'esprit public est une cause, une occasion de consommation.

Consultons nos souvenirs. Les élections, elles seules, ne donnent-elles pas lieu à une consommation énorme? (Interruption.)

Je parlerai tout à l'heure du maintien du chiffre des revenus publics sur la consommation. Pensez-vous que les élections pour la garde civique aient été étrangères, en 1848, au maintien des revenus de la consommation?

Je suis persuadé que sans les élections de la garde civique et sans quelques fêtes publiques, comme celles du mois de septembre, nous aurions eu, pour 1848, un déficit sur notre consommation. Cela est tellement vrai, que toutes les villes, qui sont menacées d'un déficit dans leurs finances, ont recours à des fêtes publiques. Cette année-ci, nous avons la perspective d'être favorisés par de fort nombreuses fêtes publiques, imaginées, non pour le plaisir des consommateurs, mais pour faire rentrer plus de fonds dans les caisses communales ; c'est-à-dire qu'il y a là encore un véritable guet-apens dressé aux consommateurs.

Enfin, je disais la constitution de l'industrie même provoque, nécessite la consommation par tous les moyens possibles : la diminution des prix, la production en grand, la concurrence, l'amélioration de l'étalage, l'amélioration de l'apprêt des étoffes, tout provoque à la consommation. Vous le voyez, messieurs, nous avions à examiner ce deuxième problème de la question des Flandres : l'emploi de la richesse publique; c'est-à-dire l'épargne luttant contre la consommation exagérée et presque toujours non reproductive. Je ne me fais pas illusion ; les faits que je (page 617) viens d'énoncer tiennent tellement à l'organisation de la société actuelle, qu'il faut en tenir compte; aussi je ne veux pas les détruire, ce serait vouloir détruire la constitution de la société elle-même. Nous sommes enchaînés à ces faits, mais ce n'est pas une raison pour se décourager ; il faut que des familles de la petite bourgeoisie, dans la mesure du possible, aient le courage de circonscrire leur consommation. Le gouvernement peut contribuer au succès de ces tentatives, par l'organisation des sociétés de prévoyance; il en existe dans plusieurs villes flamandes ; il doit s'occuper aussi d'organiser mieux nos caisses d'épargne.

Mais on n'aura fait que bien peu de chose si l'on ne parvient pas à créer l'esprit de prévoyance et d'épargne. C'est ici que l'action du gouvernement devient à peu près nulle ; c'est aux familles mêmes qu'il appartient de faire naître cet esprit. Nous-mêmes, dans nos relations, ne cessons de rappeler les familles à leurs devoirs, car là où est le devoir, là est toujours l'intérêt. Dans les hauteurs de la philosophie le devoir marche toujours d'accord avec l'intérêt bien entendu : si l'intérêt n'est pas d'accord avec le devoir, c'est qu'il n'est pas vrai, qu'il n'est pas durable et permanent. Un devoir social coïncide donc toujours avec un intérêt social.

Or, quand on aura provoqué dans toutes les conditions de la société l'accomplissement des devoirs, le problème de l'épargne, bien entendue, sera résolu. Alors le père comprendra la mission qu'il a à remplir au sein de la famille dont Dieu l'a constitué le chef ; il saura que la paternité impose des sacrifices, des privations pour assurer l'avenir de ses enfants; il restreindra sa consommation et celle de ses enfants. Alors se reconstitueront ces modestes patrimoines, ces petits capitaux dont l'industrie a plus que jamais besoin.

Ainsi, messieurs, pour faire disparaître les souffrances qui accablent les Flandres, il ne faut pas seulement se préoccuper du travail, mais aussi de l'économie, c'est-à-dire de la consommation autant que de la production. Mais vous n'aurez pas encore tout fait; il restera toujours, quoi que vous fassiez, dans la société moderne, une place importante pour la charité. Quoi que vous fassiez, vous avez besoin de ce troisième et dernier élément de conservation sociale. Dans les Flandres surtout, et, plus que jamais, elle est devenue une nécessité dans les circonstances actuelles, à cause même des bouleversements opérés dans les conditions de la civilisation matérielle.

En effet, lorsque le travail ne fournit pas toutes ses ressources, comme c'est aujourd'hui le cas ; quand il y a 200 mille individus sans travail, le moyen, je vous prie, de se passer de la charité? Lorsque l'économie est devenue pour ainsi dire impossible, n'est-ce pas là encore un motif pour activer, pour multiplier la charité? Là où la consommation est exagérée, n'a-t-on pas, en principe comme en fait, un besoin tout spécial de réveiller la charité ? En principe, la consommation exagérée repose sur l'égoïsme ; la charité repose sur le sacrifice de soi et le dévouement aux autres. En fait, plus on étend le budget de la consommation, plus on restreint le budget de la charité. N'est-ce pas un phénomène historique signalé par tous les philosophes, que le luxe, que l'excès de la consommation a toujours mené fatalement à l'avarice?

Ainsi, que les populations flamandes le sachent bien : leurs souffrances tiennent uniquement aux modifications profondes opérées dans les deux causes de toute prospérité, la production d'une part et la consommation de l'autre.

En effet, qu'est-il arrivé? En rendant de plus en plus inutile le travail manuel, en rendant de plus en plus impossible l'économie, n'a-t-onp as produit ce double résultat, que nos populations flamandes gagnent moins et dépensent plus ? Quelle est la province , la nation qui puisse résister à cette double et fatale impulsion vers la misère ?

Il faut donc perfectionner, d'un côté, le travail de nos petits producteurs en mettant à leur portée la science et le capital ; d'un autre côté, il faut ramener les populations vers les idées sainement entendues d'économie, en tenant compte, toutefois, des besoins de la société actuelle qui nécessitent une plus grande consommation qu'autrefois.

Le travail industriel perfectionné aura pour effet d'augmenter les moyens de placer de nos produits. Ce placement s'opérera sans secousse, sans violence, par cela seul qu'on aura perfectionné le travail, et ce perfectionnement sera introduit surtout par l'influence combinée du capital et de la science. Les débouchés seront trouvés, l'organisation du commerce venant en aide.

En améliorant le travail agricole, on aura augmenté les moyens d'acheter à plus bas prix les denrées alimentaires. La condition des classes inférieures dans nos Flandres sera améliorée. Alors la population, dont on s'effraye tant aujourd'hui, deviendra ce qu'elle est destinée à être dans les vues de la Providence, un bienfait. La population, quelque excessive qu'elle soit, est toujours une richesse, la première des richesses. Elle est un bienfait pour les nations comme pour les familles; mais il faut l'utiliser. Je sais que la population pour les nations comme pour les familles est une cause de préoccupation, d'embarras; mais aussi elle est un stimulant, et un stimulant providentiel.

Ainsi les faits naturellement expliqués, qu'on ne se berce plus d'illusions, qu'on sache bien qu'il n'y a pas pour les souffrances des Flandres de remède radical et infaillible. C'est une grande erreur. Il faut le dire aux populations flamandes, et sans cesse, qu'elles se gardent bien, d'une part, de compter trop sur le gouvernement, et, d'un autre côté, qu'elles comptent davantage sur le temps.

Je sais qu'aujourd'hui par une anomalie, à une époque où tout le monde a soif de liberté, personne ne veut accepter de responsabilité personnelle. Tout le monde veut de la liberté; mais quand cette liberté produit un malaise, tout le monde en rend la société responsable. C'est très commode assurément. Mais nous ne pouvons, par notre exemple, autoriser la proclamation d'une telle contre-vérité. Nous devons (c'est là une pensée salutaire et juste) rattacher nos malheurs à nos fautes!

S'il faut habituer les populations à ne pas trop compter sur le gouvernement, il faut, d'autre part, leur faire comprendre qu'elles doivent compter sur le temps. Ici, je rencontre un autre vice des temps modernes. C'est l'impatience d'obtenir des résultats. Chacun veut vivre à grande vitesse ; les résultats on les improvise; on ne consent plus à donner à l'arbre le temps de laisser mûrir ses fruits.

Comme si l'on se sentait sans lendemain, on épuise chaque jour la coupe des jouissances. On ne tient plus aucun compte de cet élément éternellement indispensable pour les grandes choses, le temps. Et pourtant, le temps ne respecte que les choses qu'il a été appelé lui-même à construire et à consacrer.

Il y a deux ans, un honorable député de Gand que nous regrettons tous de ne plus voir dans cette enceinte, l'honorable M. Van Huffel, a dit que les Flandres ne pouvaient attendre, que, pour elles, l'attente c'était la mort. Il avait raison, alors qu'on était sous l'étreinte de la crise alimentaire. Mais aujourd'hui, à côté de ces souffrances d'actualité contre lesquelles le gouvernement et la législature ont pris des mesures très actives, à côté de ces maux présents auxquels nous avons de concert cherché à remédier, nous avons surtout l'avenir des Flandres à sauvegarder.

Eh bien, ayons le courage de dire aux populations flamandes, qu'elles doivent savoir attendre; car pour leur réhabilitation, pour leur résurrection, pour la reconstitution de leur prospérité durable sur des bases normales, il faut le temps.

Les Flandres, qu'il me soit permis de le leur dire, peuvent attendre. Ce sont des provinces à immenses ressources.

Le plus grand homme d'Etat de tout le monde a dit que la Flandre est un pays « inruinable »; il avait raison; il y a dans ce pays un fonds inépuisable de vitalité et de force.

Les Flandres sauront attendre; j'en ai pour garant le bon esprit qui n'a cessé de les animer. Elles sauront attendre, si on les abandonne à leur bon sens naturel, si on ne les excite pas au profit de quelques ambitions, si on ne les entraîne pas sur la pente de certaines utopies. Oui, abandonnées à elles-mêmes, les Flandres sauront attendre, surtout quand elles voient la législature se préoccuper d'elles, étudier leur situation et chercher tous les moyens de leur porter secours pour le présent et de préparer leur avenir.

Les Flandres attendront. Elles sauront attendre aussi longtemps qu'on maintiendra intactes leurs antiques croyances religieuses, ces croyances religieuses auxquelles nous devons, depuis dix ans, la paix des Flandres, ces croyances qui ont produit la résignation des Flandres dans le passé, et qui nous garantissent leur calme dans l'avenir, par leur confiance filiale dans cette Providence qui veille sur elles du haut des cieux !

M. Rodenbach. - Il y a plusieurs années que j'ai dit, dans cette enceinte, que l'exubérance de la population dans les Flandres est une des causes de l'extrême misère. On a répété hier une foule d'arguments que nous avons fait valoir, lorsque nous avons parlé du paupérisme dans les Flandres.

L'honorable préopinant pense que la grande population est utile. Oui, elle était utile, quand nous étions les seuls qui fournissions des toiles à toute l'Europe, et lorsque nous en exportions outre-mer. Aujourd'hui, nous avons une grande concurrence en Angleterre, en France, en Allemagne. Certainement, dans de telles circonstances, l'exubérance de la population ne peut être utile, là où il y a manque de travail. C'est au contraire la lèpre du pays.

Je soutiens, malgré toutes les théories que l'on a développées ici, qu'une des principales causes de la misère des Flandres, c'était l'exubérance de la population. Je le répète, il y a des années que nous l'avons dit.

Je crois donc qu'il faudrait transporter une grande partie de la population, avec les femmes et les enfants, dans les autres provinces de fa Belgique. Sans quoi, l'on ne parviendra pas à déraciner cette misère.

Il y a en France 1,300 habitants par lieue carrée, en Angleterre 1,800, en Flandre 4,000.

Tous les moyens que l'on a employés (ateliers modèles, écoles de perfectionnement et d'apprentissage, etc., moyens que j'approuve, car il fallait bien essayer de quelque chose) ne sont que des tentatives. C'est très louable; mais ce ne sont que des palliatifs qui ne coupent pas le mal dans sa racine.

Je rends justice au ministère des efforts qu'il fait surtout. J'applaudis au moyen qu'a trouvé récemment la commission de la prison de Saint-Bernard avec la coopération du gouvernement. Elle a expédié dans mon district des fils étrangers que l'on emploie à confectionner de grosses toiles pour l'exportation.

C'est un moyen utile, c'est l'un des plus utiles auxquels on ait eu recours depuis quelque temps. Grâce à ce moyen, un certain nombre de tisserands ont aujourd'hui de l'ouvrage, tandis que les ateliers modèles ne produisent pas un bien immédiat ; ils n'auront de résultats que dans l'avenir. Mais je le répète, on a bien fait de faire des essais pour introduire de nouvelles fabrications dans nos Flandres.

Du reste, ce n'est que par la création d'une société d'exportation sur (page 618) une grande échelle, que je n'ai cessé de réclamer, qu'on apportera un soulagement réel aux maux des Flandres.

Il faut que le ministère s'empresse de présenter un projet de loi ; il aura fait son devoir ; la législature fera le sien. On a dit que ce n'était pas le moment, qu'il fallait quelques millions. Mais, si je suis bien instruit, il y a 7 à 8 millions de billets de banque de disponibles. En attendant que les affaires s'améliorent, il faut déposer le projet de loi. Cela encouragera les industriels.

Le gouvernement prouvera ainsi qu'il veut sérieusement améliorer le sort de nos malheureux compatriotes.

Lorsque, dans la discussion du budget des voies et moyens, j'ai cité des chiffres, j'ai toujours parlé du centre de la Flandre occidentale, où cette misère est extrême. Je dois le répéter: Là, la mortalité est grande.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Il y a une forte décroissance sur 1847.

M. Rodenbach. - Je n'en disconviens pas. Gela n'empêche pas que dans cette partie du pays, notamment dans nos villages, la mortalité est de 1 sur 18, tandis qu'elle est de 1 sur 47 dans le reste du royaume.

La mortalité est donc plus que double de la mortalité ordinaire. Je citerai le village d'Ardoye où il y a eu en 1848 4morts contre une naissance; à Cachtem il en a été de même ; à Pitthem 3 décès contre une naissance; je pourrais citer d'autres chiffres aussi effrayants.

Je ferai encore remarquer que dans certains villages, comme ceux de Moorslede , Ingelmunster, Lichtervelde , Rumbeke et d'autres , on trouvait, il y a quelques années, une population de près de 7,000 âmes. Aujourd'hui cette population n'est plus que de 6,000 âmes. Cela prouve que la faux de la mort a atteint beaucoup de monde.

Je le répète, messieurs, je ne veux pas attaquer le ministère, je ne veux pas attaquer le gouvernement, je sais qu'il a beaucoup fait. Mais il pouvait faire beaucoup plus encore, et je vous ai indiqué quelques mesures qu'on aurait pu prendre.

Messieurs, on vous a présenté, au commencement de cette séance, le rapport sur des pétitions qui nous ont été adressées par la commune de Ledeghem et autres villages des Flandres. Ce rapport vous a appris les sacrifices immenses que font les communes pour soutenir leurs populations malheureuses. Elles ont donné jusqu'à des 300,000 fr.

En vous parlant des communes où la misère exerce ses ravages, j'entends toujours désigner les villages du centre de la Flandre occidentale. Je ne parle pas des communes du nord de Bruges, des districts de Dixmude et de Fumes. Là il y a peu de misère. La population n'y est pas trop nombreuse et peut encore continuer d'être heureuse par l'agriculture.

Mais dans le centre de la Flandre occidentale, la moitié des habitants sont pauvres ; un autre quart se compose de pauvres honteux, il ne reste qu'un quart de la population composé de gens aisés, de cultivateurs qui ont une certaine aisance. Mais les riches ne sont plus à la campagne, ils vont dépenser leur argent dans les villes, en hiver, et aux eaux, en été. Ce sont de dures vérités à dire, mais elles sont vraies.

Messieurs, les communes des districts liniers font de grands sacrifices; elles payent en impôts locaux, dans certaines localités, le double des impositions du gouvernement. Cependant, les Flandres ne demandent pas à être dégrevées de leurs impôts. Je citerai plusieurs villages où, outre l'abonnement qui remplace l’octroi, on donne hebdomadairement du pain aux pauvres. Dans plusieurs communes, ces distributions entraînent une dépense qui s'élève de 10 à 15,000 fr., et comme quelques habitants ne voulaient pas y contribuer, on a demandé au gouvernement de sanctionner par arrêté ces distributions de pain. Enfin, plusieurs communes font encore mutuellement des dons aux pauvres.

Cependant, messieurs, malgré ces immenses sacrifices, les classes pauvres n'ont pas suffisamment de pain. Elles n'ont pour vivre que des carottes et des navets; elles n’ont pour couchage qu'une botte de paille jetée sur la terre humide. Elles n'ont pas, comme dans les villes, des hôpitaux, des asiles où elles envoient leurs malades.

Lorsque le typhus les décimait, elles étaient complètement dépourvues de ces asiles; beaucoup de communes n'en ont pas aujourd'hui encore qu'un fléau beaucoup plus effrayant les menace. J'engage vivement le gouvernement à prendre des mesures pour que l'on prépare des locaux où les malheureux qui pourraient être frappés par la contagion seraient soignés.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Toutes les mesures ont été prescrites.

M. Rodenbach. - Que le gouvernement persévère. Messieurs, dans la séance d'hier, un honorable député de Gaud, avec infiniment de talent et beaucoup d'éloquence, a préconisé les mesures prises par le ministère. Je viens aussi de lui rendre justice, mais je répète que le ministère n'a pas fait tout ce qu'il pouvait faire.

Ainsi, je vous citerai une réunion de bourgmestres qui a eu lieu il y a quelque temps à Roulers. Ils étaient au nombre de 18. Ils se réunissent tous les trois mois, sous la présidence du commissaire de district, pour s'occuper des affaires administratives de l'arrondissement.

Eh bien, j'ai entendu déclarer, par la plupart de ces bourgmestres, qu'il leur serait impossible d'administrer, parce que leurs communes étaient complètement ruinées, parce que les bureaux de bienfaisance étaient criblés de dettes, que les dépôts de mendicité ne pouvaient plus rien en recevoir. Je parle toujours, messieurs, des communes du centre de la Flandre occidentale; il ne faut pas que plus tard on dénature mes paroles.

Ces faits, messieurs, je les ai entendu articuler, et ils sont vrais. Je crois même que ces communes ont déjà pétitionné ou sont sur le point de le faire. Nous sommes saisis de sept requêtes sur lesquelles un rapport nous a été fait.

Loin donc , messieurs, de partager l'opinion de l'honorable M. d'Elhoungne, qu'il ne faudra plus donner de subsides aux communes, je crois que le gouvernement devra continuer à venir à leur secours.

L'honorable M. d'Elhoungne a d'ailleurs bientôt reconnu qu'il avait professé une opinion trop absolue. Lorsque, hier, j'ai eu le tort peut-être de l'interrompre pour lui dire que les subsides devraient être continués, il m'a répondu : Oui, je le crois, mais ce ne sera qu'à la fin d'avril, lorsque les provisions de pommes de terre seront consommées. Lui-même a donc senti le besoin de donner de nouveaux subsides. Mais je lui répondrai que sur 20 individus 19 aujourd'hui n'ont plus de pommes de terre.

On a dit : II ne faut pas faire la charité, il ne faut pas faire l'aumône; Je ne veux pas non plus l'aumône pour les hommes valides; à ceux-là c'est le travail qu'il faut leur donner; mais il est nécessaire que les bureaux de bienfaisance viennent au secours des vieillards, des enfants et des infirmes.

L'honorable député de Gand nous a aussi parlé des écoles. Il vous a dit que les écoles n'étaient pas fréquentées dans nos communes. Messieurs, ce fait est en partie vrai. Mais pourquoi les écoles ne sont-elles pas fréquentées? C'est que les enfants doivent avoir des aliments, doivent avoir de la soupe. On en a donné dans la commune où je réside ; mais dans beaucoup d'autres communes, les malheureux enfants n'avaient pas à manger ; ils devaient courir de ferme en ferme pour avoir un morceau de pain; la nature le leur ordonnait. Ils n'allaient pas aux écoles, parce qu'ils n'y trouvaient rien à manger.

Tous ces faits, messieurs, vous prouvent que le gouvernement a encore beaucoup à faire. Je ne dis pas qu'il doive tout refuser aux autres provinces pour le donner aux Flandres, mais il doit continuer à accorder à celles-ci des subsides.

Pour le moment, je bornerai là mes observations. Lorsque nous nous occuperons des articles, avec d'honorables collègues j'aurai un amendement à vous proposer, et je me plais à espérer qu'il recevra un accueil favorable de la part du cabinet et delà législature.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Messieurs, je ne dirai que quelques mots.

L'honorable préopinant a de nouveau dépeint la situation de certains districts des Flandres et particulièrement du district auquel il appartient par son mandat électoral; il a trouvé que le gouvernement avait déjà fait quelque chose, mais qu'il n'avait pas tout fait. Il a cité l'absence de locaux pour recevoir les habitants en cas de maladie, la mortalité croissante, la non fréquentation des écoles, attribuée à l'absence de nourriture pour les enfants dans l'école.

En ce qui concerne les malades, lorsque le typhus a éclaté, l'année dernière, dans différentes localités des Flandres, le gouvernement a prescrit toutes les mesures sanitaires qui étaient recommandées par l'expérience. Il a envoyé sur les lieux le chef du service de santé qui a séjourné pendant près d'un mois dans les districts attaqués. Le département de la guerre a mis à la disposition des communes des officiers de santé militaires qui sont allés aider les officiers de santé civils. Le gouvernement a prescrit l'établissement de locaux destinés à recevoir les malades. Il a mis des subsides à la disposition des communes qui en ont réclamé, dans le but de venir en aide aux malades, de distribuer même des aliments. Le typhus a maintenant presque entièrement disparu. D'après les derniers rapports des commissions médicales des deux Flandres, l'état sanitaire s'est grandement amélioré ; je ne puis pas donner maintenant des détails à cet égard, mais j'aurai peut-être l'occasion d'y revenir lorsqu'il s'agira du crédit relatif au service sanitaire; cependant je puis dire que, sous ce rapport, la sollicitude du gouvernement n'a pas fait défaut un seul jour. Quant à la fréquentation des écoles, on a recommande de donner des soupes aux enfants qui se rendent à l'école ; des subsides ont été donnés à cet effet à un assez grand nombre de communes, mais avec le peu de ressources dont il dispose, le gouvernement ne peut pas nourrir tous les enfants des Flandres; la charité particulière doit venir puissamment en aide aux efforts des communes et du gouvernement.

J'ai interrompu l'honorable député de Roulers lorsqu'il a parlé de nouveau de la mortalité. J'ai dit que les états de décès de 1848, comparés à ceux de 1847, annonçaient une décroissance notable dans la mortalité. Je n'ai pas nié qu'il y ait une mortalité plus forte dans ces districts que dans d'autres parties du royaume; mais j'ai dit qu'il ne fallait pas parler d'une mortalité croissante attendu que les états de décès annoncent au contraire une décroissance marquée.

M. Delehaye. - Messieurs, il est échappé au premier orateur que vous avez entendu aujourd'hui, un aveu qu'il est bien déplorable de n'avoir pas entendu sortir de sa bouche dix ou douze années plus tôt. L'honorable membre a attribué la misère des Flandres à ce grand respect qu'elles avaient pour une ancienne industrie. Je comprends, messieurs, un semblable respect pour une ancienne industrie de la part de personnes qui sont peu au courant des perfectionnements industriels, mais je ne le comprends pas de la part d'hommes qui ont reçu de leurs commettants le mandat de gérer leurs intérêts. Il y a 5 ou 6 ans, il y a (page 619) même dix ans, lorsque nous combattions dans cette enceinte les préjugés hostiles à la nouvelle industrie, comment nous traitait-on, surtout à la veille des élections? On nous traitait d'ennemis de l'industrie, d'ennemis des Flandres, parce qu'il nous était échappé de dire qu'il y avait absurdité à prétendre que les fileuses trouvaient au bout de leurs lèvres une vertu que n'avaient point les mécaniques.

On a dit que nous étions ennemis des Flandres, parce que nous disions qu'il fallait chercher à développer l'industrie nouvelle. Si cependant à cette époque on avait suivi nos conseils, si on avait donné une partie de cette bienveillance à la nouvelle industrie, serions-nous aujourd'hui dans la misère où nous nous trouvons? Les journaux du gouvernement d'alors nous dépeignaient comme des ennemis des ouvriers. Différents députés ont été accusés par les journaux du ministère d'alors, parce qu'ils avaient un intérêt dans la nouvelle industrie, d'être les ennemis des Flandres. On nous repoussait parce que nous avions osé dire que la nouvelle industrie avait de l'avenir. L'honorable préopinant doit se rappeler que ce membre de la chambre, dont il faisait tantôt l'éloge à si justes titres et qui ne siège plus parmi nous, a précisément rencontré de l'opposition dans un collège électoral, parce qu'il était favorable à la nouvelle industrie.

Ainsi, messieurs, on caressait les préjugés pour se maintenir au pouvoir, pour conserver un portefeuille. Allons plus loin, messieurs, ne savons-nous pas qu'un agent a été envoyé à Paris pour soutenir le même préjugé, pour célébrer toute la vertu de la salive des fileuses ? Eh bien, messieurs, si on n'avait pas caressé ce préjugé, si on avait loyalement embrassé le progrès de l'industrie, il est certain que nous marcherions aujourd'hui d'accord avec les autres nations, et que peut-être nous les dépasserions. Il n'est pas d'ouvrier au monde plus économe, plus laborieux, plus intelligent que l'ouvrier flamand; c'est une justice que tout le monde doit lui rendre. Il pousse l'économie jusqu'à se refuser le nécessaire ; il travaille alors que d'autres reposent. Si vous aviez profité de ses bonnes dispositions, vous auriez placé les produits de l'industrie flamande sur les marchés où l'Angleterre, la France et même la Russie font des exportations si considérables.

Ces préjugés, messieurs, qui nous ont fait tant de mal, ne sont pas encore éteints; ils n'ont pas cédé devant l'expérience. Il y a quelques jours, lorsque le gouvernement annonçait qu'il avait employé des fils étrangers pour faire des tissus que nous n'avions pas fabriqués jusqu'à présent, une certaine rumeur ne s'est-elle pas élevée dans cette enceinte? Eh bien, je dis que le gouvernement, en donnant aux classes ouvrières ce fil étranger, a agi avec intelligence ; mais j'ajouterai qu'il a un nouveau devoir à remplir; ce n'est pas le tout de prendre à l'étranger une matière première que l'on ne produit pas, il faut avoir le courage d'en introduire la fabrication dans le pays.

Je ne comprends pas qu'un pays comme le nôtre, qui est en possession de la matière première, qui cultive admirablement le lin, qui produit le charbon en quantité considérable, je ne comprends pas qu'un tel pays ne puisse pas, au bout d'un certain nombre d'années, fabriquer un fil mécanique quelconque, alors qu'on peut le fabriquer ailleurs. Il faut que le gouvernement cherche à doter la Belgique de cette nouvelle fabrication, il acquerra ainsi des droits à notre reconnaissance.

Je ne crois pas, messieurs, devoir insister beaucoup sur la question de l'industrie linière, après les développements que vous avez entendus hier et le jour précédent; j'étais même disposé à ne pas profiter de mon tour de parole, et j'y aurais renoncé, sans le discours de l'honorable membre auquel j'ai répondu en commençant. Mais puisque j'ai pris la parole, je réclamerai de votre indulgence, de votre bienveillance quelques moments encore d'attention.

Je crois que personne ne doit désespérer des Flandres, et quel que soit l'abaissement où elles sont tombées, j'ai foi dans les effets intelligents de la législature et du gouvernement, pour les faire remonter au degré de prospérité que nous admirions il n'y a pas encore fort longtemps.

Les Flandres possèdent tous les éléments de prospérité; mais pour les mettre en œuvre, il faut principalement qu'elles puissent se procurer les matières premières au même prix que les nations étrangères!

Et ici j'entends parler du droit de navigation dont est frappée une des matières premières si nécessaire à la production de nos tissus.

Je ne comprends pas que dans un pays industriel comme la Belgique, on en soit réduit à se procurer la houille à des prix plus élevés qu'on ne se la procure dans les pays voisins; je ne comprends pas que dans un pays où tout le monde apprécie la nécessité d'assurer le travail national, on en soit encore à se débattre ici sur les conditions de péage qui, aux yeux de quelques-uns, doivent rétablir certain équilibre. Messieurs, ce qu'il faut au pays, c'est de pouvoir se procurer au plus bas prix tout ce qui sert à alimenter la main-d'œuvre.

Le gouvernement peut être convaincu que la réduction des péages sur les canaux et sur les chemins de fer a eu toujours pour conséquence immédiate une plus grande masse de produits, et partant aussi une plus grande somme de revenus. Il faut donc, pour que les Flandres puissent reprendre le rang qu'elles avaient autrefois, il faut que le gouvernement mette à leur disposition, au plus bas prix possible, la matière première, c'est-à-dire la bouille.

Messieurs, j'ai eu l'honneur de dire, qu'en ce qui concerne le lin, tout devait être mis à notre disposition ; et ici je suis naturellement amené à vous entretenir de la question agricole.

Sans doute la Belgique a encore beaucoup de progrès à accomplir en agriculture; mais c'est une grande erreur de croire que la Belgique n’en a pas déjà accompli de grands sous ce rapport. On parle souvent de l'Angleterre. Eh bien, savez-vous que l'Angleterre, et principalement l'Irlande ont envoyé chez nous, pendant une année entière, une trentaine de jeunes gens, chargés d'étudier le mode de culture en Flandre? J'ai parlé à quelques-uns de ces jeunes gens qui sont tous fils de grands fermiers, et ils m'ont dit qu'à leur avis l'agriculture flamande pouvait très bien rivaliser avec l'agriculture anglaise.

Mais l'agriculture anglaise a un avantage qui résulte de l'élève du bétail. Il est encore donné à la chambre de procurer à notre agriculture, pour ce qui concerne cette partie essentielle, le complément dont elle a besoin, pour atteindre au degré de prospérité où est arrivée l'agriculture anglaise ; c'est en favorisant l'importation du bétail maigre.

Messieurs, le gouvernement nous a fait connaître quelques-uns des moyens à l'aide desquels il entend venir au secours de l'agriculture. Il a dit que, dans son opinion, il fallait se livrer au déboisement et au défrichement; il nous a enfin indiqué un domaine national sur lequel il entendait faire un essai.

Qu'il me soit permis de le dire, je ne partage pas l'opinion du gouvernement à cet égard ; le gouvernement se propose de faire procéder au déboisement et au défrichement du Houthulst; je ne mets pas en doute ici la bonne intention du gouvernement; mais qu'il soit convaincu que l'opération qu'il annonce vouloir faire au sujet de cette forêt, est une opération tout à fait désavantageuse.

S'il m'était permis de donner un conseil au gouvernement je lui dirais: « Commencez par faire traverser cette forêt par une chaussée ; quand la chaussée sera construite, ce n'est pas au défrichement que vous devez avoir recours, mais bien à la vente immédiate de la propriété.» Quand la chaussée sera construite, si le gouvernement prend le parti que j'indique, il sera étonné du chiffre de la somme que la vente lui rapportera. Un particulier, en possession d'un domaine de ce genre, le fera mieux valoir que le gouvernement, lui donnera une valeur que jamais ne pourra y attacher l'Etat lui-même.

C'est une erreur de croire que toutes les forêts, comme les autres propriétés, sont susceptibles d'un défrichement utile; il y a tel déboisement, tel défrichement qui donne une perte au propriétaire. Et ici cette question de défrichement m'amène à dire quelques mots, en réponse aux observations si judicieuses qui ont été émises hier par mon honorable ami, M. d'Elhoungne. J'ai été comme vous émerveillé du beau discours qu'il a prononcé, et comme toujours, j'ai été prêt à lui rendre un juste hommage d'admiration; mais je regrette d'être en dissentiment sur un point avec mon honorable ami.

Messieurs, voulez-vous qu'un défrichement puisse se faire d'une manière utile? Eh bien, ne perdez pas de vue qu'il faut une protection à l'agriculture, comme toute industrie elle mérite et réclame cette faveur.

Tous ceux qui ont assisté à des travaux de défrichement et de déboisement savent que tout n'est pas profit dans ces opérations; qu'on fasse le calcul de que peut produire le défrichement, et l'on sera étonné du faible produit qui en résulte dans les premières années surtout.

Les déboisements et les défrichements intelligents sont sans doute une chose fort utile au pays ; mais pour qu'ils aient ce caractère, il faut qu'ils soient opérés avec la chance de donner des produits ; il faut que le propriétaire qui se livrera à cette opération, ait la certitude qu'il retirera un revenu quelconque des sacrifices qu'il s'imposera.

Je désire donc que la chambre admette une protection pour l'agriculture comme pour tout ce qui peut contribuer à la richesse publique ; d'accord avec mon honorable ami, je repousse la protection qui a été demandée par l'honorable M. Coomans; il faut à l'agriculture une protection réelle, mais il ne lui faut pas une protection exagérée; rien n'est plus nuisible en général qu'une protection exagérée.

Messieurs, comme on vous l'a dit avec raison, un tarif exagéré doit avoir pour conséquence l'augmentation du prix des fermages; mais un tarif modéré, raisonnable doit produire de bons effets.

Messieurs, l'expérience nous l'apprend, ce qui a contribué le plus à l'augmentation des fermages, ce n'est pas le tarif protecteur, c'est l'habitude que nous avons de mettre en adjudication les fermages des biens des hospices.

Tous ceux qui habitent la campagne seront frappés, comme moi, du taux des fermages fixé d'après les adjudications publiques. Le système le plus nuisible au cultivateur, à l'agriculture elle-même, c'est celui des fermages mis en adjudication. Je n'en dirai pas davantage sur cette partie de la discussion.

Je ne terminerai cependant pas sans émettre mon avis sur la grande mesure dont on a parlé hier, mesure sur la nécessité de laquelle tout le monde paraît être d'accord; il s'agit de la société d'exportation.

Je ne me fais aucune illusion sur la portée d'une société d'exportation, telle qu'on l'a indiquée. Je suis même convaincu qu'une société d'exportation, quelles que soient les bases que vous adoptiez, n'aura pas infailliblement pour conséquence, dans le principe, de déraciner bien des préjugés, de faire disparaître bien des illusions. Ce n'est point parce que vous aurez organisé une société d'exportation que votre industrie linière reprendra immédiatement son ancienne prospérité.

Mais une société d'exportation est inévitable, indispensable à l'industrie linière, et elle sera avantageuse à la Belgique entière. Le Belge a un caractère éminemment industriel, mais il n'a pas un caractère commercial. S'agit-il d'entreprendre un voyage de long cours, d'explorer (page 620) un pays nouveau, ce n'est pas la Belgique qui s'y rend la première; si parfois vous rencontrez un Belge, c'est un jeune homme qui aura eu une conduite assez peu régulière; il aura jugé convenable de s'expatrier pendant quelque temps pour faire oublier une jeunesse orageuse.

Voyez au contraire en Angleterre, il n'est pas une maison un peu importante qui n'ait, sur les lieux de consommation, un associe, un fils, un parent, un ami.

En Belgique rien de tout cela ; on prend pour représentant un homme qui n'est pas plus disposé à soigner nos intérêts à l'étranger que les siens dans son pays natal. Souvent nous sommes obligés d'avoir recours à des personnes qui n'ont ni l'aptitude, ni les connaissances nécessaires. Une société d'exportation aura choisi son personnel qui devra répondre à la haute position qu'elle tiendra dans le pays. Avec le secours d'une société semblable vous pourrez rendre de grands services.

L'industrie linière, qui est encore la première industrie du monde industriel tout entier, quel avenir ne peut-on pas lui promettre si une société pareille est organisée?

On m'objecte la pénurie de fonds; je sais que le crédit n'est pas facile, qu'il sera très difficile de réaliser le capital de la société; mais, que le gouvernement y songe, chaque moment perdu est irréparable; plus nous retarderons, plus nos rivaux tireront parti de notre inaction, développeront leur industrie sur les marchés étrangers, s'y acclimateront et y prendront racine.

Mettons la main à l'œuvre. S'il faut faire quelques sacrifices considérables, que la chambre ne recule pas. Les Flandres dans les temps de prospérité ne se sont pas demandé si telle province payait plus ou moins, elles n'ont pas dit qu'elles payaient trop, quoi que pour elles la chose fût certaine, elles ont versé au trésor des sommes plus fortes qu'elles ne devaient; ce ne serait qu'un retour légitime, l'intérêt des sacrifices qu'elles ont faits autrefois.

D'ailleurs l'industrie linière ne profitera pas seule de la société qu'il s'agit de créer. Son action s'étendra sur le pays tout entier. Ce n'est que quand vous aurez décrété cette grande mesure que vous pourrez espérer de reprendre le rang d'où vous êtes fatalement descendus.

M. T'Kint de Naeyer. - La discussion a fait un pas immense; la question des Flandres se dégage insensiblement des préjugés, des préventions qui pourraient en entraver la solution. Tous les hommes pratiques sont d'accord sur les moyens d'améliorer la situation matérielle et morale des Flandres. Le développement de l'instruction publique, les défrichements, les améliorations agricoles, la colonisation intérieure, le perfectionnement de l'industrie linière, l'introduction d'industries nouvelles, et enfin la société d'exportation; telles sont, messieurs, les bases du système que le gouvernement a adopté. Vous voyez qu'il s'agit principalement de mesures d'intérêt général. Si nous réclamons des subsides spéciaux, c'est pour faire face à des besoins urgents, à des misères souvent trop réelles pour qu'il soit nécessaire d'en faire le tableau.

Le paupérisme existe ailleurs, nous en convenons; mais il s'est développé dans les Flandres avec une énergie sans exemple parce qu'après une révolution industrielle, la population s'est trouvée trop resserrée sur le sol livré à son activité. Appréciant ces circonstances exceptionnelles, le gouvernement, la législature n'ont jamais hésité, et je ne crains pas de dire qu'ils n'hésiteront pas à nous venir encore en aide dans les limites de ce qui est juste et praticable. Mais, messieurs, nous ne nous bornerons pas à toucher en quelque sorte la plaie au doigt, à appliquer quelques palliatifs dans les localités où les symptômes du mal se révéleront avec le plus de violence, nous aurons recours à des remèdes qui sont d'une nature plus latente, mais plus énergiques, parce qu'ils agissent sur l'ensemble de notre organisation.

Le gouvernement, disait M. le ministre de l'intérieur dans une dernière séance, doit stimuler les efforts des travailleurs, il doit même prendre l'initiative, donner l'exemple de certaines améliorations. Mais, messieurs, lorsque le terrain est préparé, quand la graine y est déposée, n'est-ce pas le crédit qui doit tout vivifier ?, C'est le crédit qui doit développer la production et la consommation. Et ici il m'est impossible de partager l'opinion de l'honorable M. Dedecker; car s'il était vrai que la diminution de la consommation est un bienfait, mais alors les Flandres seraient prospères; la consommation y a diminué dans une notable proportion.

Je sais qu'il est peu de questions qui soulèvent des idées plus chimériques que le crédit. Aussi, n'ai-je pas la prétention d'indiquer un moyen de multiplier les ressources du pays. Les capitaux sont abondants en Belgique, mais ils ne sont pas toujours en présence des besoins réels; il nous manque un centre vers lequel ils puissent converger, pour se répandre ensuite dans tous les canaux de notre organisation commerciale et industrielle.

Dans la dernière session, quand il s'agissait d'une nouvelle émission de billets de banque ayant cours forcé, j'ai présenté quelques considérations sur l'utilité qu'il y aurait à créer une banque nationale. Je sais que cette idée n'est pas neuve. Dès 1835, je pense, l'honorable M. d'Huart y avait songé.

D'autres ministres ont partagé cette opinion. Mais il est arrivé ce qui arrive souvent, quand on a une mission désagréable à remplir ; on n'est pas fâché de rencontrer un obstacle sur son chemin. Cette remarque ne s'applique pas à l'honorable ministre qui a actuellement les finances dans ses attributions. Je sais qu'il entre dans ses vues d'aborder les difficultés de front.

Parmi les objections qui s'élèveront nécessairement, on fera valoir l'impossibilité d'attirer les capitaux encore intimidés vers un nouvel établissement de crédit, les ménagements à garder pour les droits acquis. Mais est-il nécessaire de bouleverser pour réédifier? Je persiste à croire, comme je l'ai dit l'année dernière, que la fusion des éléments financiers des banques qui existent aujourd'hui, formerait le noyau d'un capital qui ne tarderait pas à se compléter, grâce aux garanties que présenterait une gestion, placée sous la tutelle et sous la sauvegarde du pays lui-même.

Loin de songer, comme l'honorable M. Dechamps, à une nouvelle émission de billets de banque, je voudrais, en ramenant la confiance, hâter le moment où il sera possible de supprimer le cours forcé et de rétablir le jeu normal de la circulation ; car il ne faut pas s'y tromper, ce n'est pas le signe monétaire, qui n'est que le véhicule du crédit, c'est le crédit lui-même que l'on doit s'efforcer de développer.

On comprend qu'un chiffre élevé de billets se maintienne dans la circulation ; mais, ce qui prouve qu'il n'est pas possible de l'étendre outre mesure, c'est que les banques n'ont pas usé de toute la latitude d'émission que la loi leur accordait.

L'établissement d'une banque nationale est, dans mon opinion, le pivot de toutes les grandes mesures que le gouvernement prendra, non seulement dans l'intérêt des Flandres, mais encore dans l'intérêt du pays entier.

Dans l'ordre agricole, cette banque doit exercer une grande influence sur le crédit foncier qui doit être à même de venir s'y retremper.

On a parlé, dans la séance d'hier, des lettres de gage. Si nous parvenons à introduire dans notre pays un système d'obligations foncières analogue à celui qui fonctionne si heureusement en Allemagne et en Pologne, les capitalistes rechercheront ce mode de placement, avec beaucoup plus d'empressement encore, lorsqu'ils auront un moyen facile de négocier ces titres, de leur donner, jusqu'à un certain point, la mobilité qui caractérise les valeurs industrielles et commerciales.

Les lettres de gage, comme l'a dit l'honorable M. Dechamps dans la séance d'hier, sont un nouveau mode de placement; ce n'est pas un papier-monnaie. Les caisses d'épargne et les caisses de prévoyance y trouveront peut-être la solution du grand problème qu'a soulevé l'emploi des fonds qui leur sont confiés.

Ainsi dans un avenir qui n'est pas éloigné, cette institution, qu'on a appelée avec raison l'école primaire du capital, cherchera sa plus ferme garantie dans la propriété du sol même.

Si, dans l’ordre industriel, nous créons de nouveaux instruments de travail, si nous perfectionnons, si nous améliorons les moyens de production, nous ne devons pas oublier que le crédit doit marcher parallèlement dans la voie du progrès. A défaut de capitaux suffisants, l'activité industrielle se consumera en efforts stériles.

La société d'exportation serait (on n'a cessé de le répéter dans cette discussion) la première ressource nouvelle que nous offrirons à l'industrie, et quant à moi, je désire que l'on mette immédiatement la main à l'œuvre. Mais la société d'exportation elle-même se fortifiera singulièrement, lorsqu'elle pourra s'appuyer sur une grande institution de crédit.

D'un autre côté, n'y a-t-il pas là un moyen de faciliter le complément des souscriptions particulières, qu'il est juste de demander, et dont le concours est même indispensable pour parvenir à fonder une société d'exportation sur des bases solides et avec des chances de réussite ?

Messieurs, vous le voyez, tout se relie, tout s'enchaîne dans une organisation financière complète et bien entendue. Une banque nationale est, à mes yeux, le cœur qui distribue le crédit, aussi indispensable au corps social que le sang l'est au corps de l'homme.

Le gouvernement a, me semble-t-il, le plus grand intérêt à ne pas différer la solution d'une question qui lui permettra enfin de donner le crédit au lieu de le recevoir.

Je soumets ces considérations à> l'attention la plus sérieuse de M. le ministre des finances, et j'espère que cette session ne se passera pas sans qu'il soit à même de présenter un projet de loi sur cette importante matière.

M. de Mérode. - Au début de la discussion actuelle, un orateur nouveau a reproché au ministère de n'avoir pas fait assez dans le sens du mouvement électoral d'août 1847, et de se croire plutôt le cabinet du 24 février. Quant à moi, membre des plus anciens maintenant dans cette enceinte, j'invite le ministère à se rappeler toujours et d'abord cette date du 24 février, qui lui a valu l'honneur de défendre, non un parti, non un système d'exclusion, mais le pays tout entier, la Belgique indépendante et sa nationalité.

Il est, en effet, bien clair que la domination redoutable de notre temps est celle de l’absolutisme radical, destructeur de toute prospérité comme de toute liberté politique. Nous y avons échappé jusqu'ici ; mais gardons-nous bien de trop abandonner les errements adoptés par l'ancienne majorité de notre congrès national, et d'oublier les causes morales, pour lesquelles notre peuple possède encore un esprit d'ordre et de raison, supérieur à celui qui se montre dans d'autres pays.

Quant à ses besoins matériels, ils méritent assurément toute notre attention ; aussi, je félicite les orateurs qui viennent ici, comme M. Coomans, porter leur tribut de lumières à ce sujet. Seulement je crois que l'honorable membre se trompe lorsqu'il avance que le développement indéfini de la population sur un territoire limité est providentiel et conforme aux véritables destinées humaines. La terre a été donnée à l'homme pour croître (page 621) et multiplier, cependant, bien entendu, avec prudence et prévoyance, et non d'une manière aveugle. L'économie sociale chrétienne est précisément contraire à ce développement outré et sans bornes, que préconisait le système aventureux du dernier siècle comme un bonheur pour les nations.

Elle a constamment recommandé et célébré la vie du solitaire qui renonçait aux douceurs de la famille privée, pour s'occuper de la prière ou du travail des mains sans ambition de lucre, si ce n'est pour en porter aux pauvres le bénéfice ; et quelque dégénérés que fussent les monastères à certaines époques, le paupérisme, tel qu'il se voit aujourd'hui, ne se montra point autour d'eux.

Une des plus graves erreurs du siècle présent qui pèche surtout par trop de confiance en lui-même, erreur dont on ne tardera pas à revenir, est la répugnance pour ce qu'on appelle la mainmorte, mot effrayant comme la figure d'un fantôme, et propre à intimider les simples qui s'imaginent voir une main de squelette quand on leur en parle. Toutefois, la mainmorte, c'est en réalité simplement celle qui exploite ou la terre ou un genre de travail quelconque par l'association, formant une famille religieuse, non perpétuée par le mariage, mais par l'adoption de personnes qui en deviennent volontairement et successivement les fils ou les filles. Pendant plus de mille ans, les peuples chrétiens ont chéri ces sociétés. Les Grecs comme les Latins, les peuples du Nord comme ceux du Midi, et parmi tous spécialement, le peuple belge, les considéraient comme excellentes et nécessaires.

Je sais qu'aux yeux de certaines personnes, porter ses regards en deçà des combinaisons économiques de la première révolution française c'est se montrer incapable de comprendre le progrès; mais comme je crois qu'en sculpture, en littérature, en peinture, il est permis de remonter à Phidias, à Cicéron, à Tacite, à Jean Van Eyck et à Raphaël, par conséquent d'être rétrograde avec bon sens, je crois aussi qu'on peut admirer les fondateurs de ces magnifiques et pieux asiles que nos pères avaient qualifiés, non de mainmortes, mais de délices des Pays-Bas, et qui ne sont plus aujourd'hui que des décombres entourés d'une foule de pauvres. Ainsi se présentent les ruines de celle ex-abbaye d'Afflighem, voisine du Brabant et célèbre en Flandre et autour de laquelle il n'existait point, pour ainsi dire, de pauvreté à l'époque de ma naissance. J'appellerais volontiers à l'appui de mon assertion le témoignage de M. Coomans qui possède à cet égard des documents certains.

Je touche, messieurs, une corde qui paraîtra peut-être malsonnante à bien des oreilles, mais j'affirme hardiment que l'exportation de marchandises aux frais du gouvernement, les primes de sortie, l'eau chauffée par millions d'hectolitres dans les locomotives aux dépens du trésor public, voire même le défrichement d'un certain nombre de landes et bruyères, ne remédieront pas aux inconvénients d'une population exubérante et qui se développerait encore ultérieurement sans se nuire à elle-même, selon la pensée de l'honorable M. Coomans.

La mienne, au contraire, est qu'il ne faut pas plus s'entasser sur un sol que dans une maison. Ma conviction est qu'on a grand tort de proscrire les familles de célibataires religieux, de chercher, par une légalité qui tyrannise les tendances sociales naturelles, à empêcher ces familles, non seulement inoffensives, mais bienfaisantes, de se multiplier.

C'est parce que l'on a voulu faire de la propriété une chose presque exclusivement privée, et par conséquent entachée d'égoïsme, qu'on a répandu l'esprit d'un communisme envieux, remplaçant le bienveillant communisme que créait la charité; et je le dis franchement, quand je me vois dans ma maison et ma famille établie par des liens naturels légitimes, je ne me trouve pas avec elle plus intéressant que la famille fondée et soutenue par les sympathies spirituelles. Je considère les deux genres d'unions comme destinées à une existence parallèle selon les vues divines, et je crois, sans hésiter et sans trembler devant les préjugés du jour, que le christianisme, civilisateur par excellence, ne recommandait pas en vain la vertu qui se prive du mariage par des motifs surnaturels, et qu'en constituant tant d'illustres et saintes communautés, il était plus sage que notre siècle, trop exclusivement enclin vers la perfectibilité matérielle et qui, pour cette cause, a perdu le sens profond des siècles spiritualistes. A cette liberté plus grande d'existence rendue à ces associations favorisées par nos pères, je voudrais joindre l'esprit d'entreprises lointaines.

Quoi de plus beau, en effet, que de convertir une terre déserte en terre habitée ? Les merveilles des Etats-Unis d'Amérique ne sont-elles pas le résultat des expatriations de la Grande-Bretagne ? Là où erraient quelques peuplades sauvages qui s'abreuvaient dans les crânes de leurs ennemis , quand ils n'en dévoraient pas la chair, s'élèvent des villes populeuses où règne l'aisance et la liberté. Là sont, au bord de l'Océan, des ports magnifiques d'où partent les vaisseaux au pavillon parsemé d'étoiles qui franchissent hardiment toutes les mers du globe. Là où dominaient l'ours et le buffle, la charrue trace ses productifs sillons.

En Belgique, au contraire, tenter quelque part de pareilles œuvres paraît une outrecuidance inouïe. L'audacieux qui en conçoit l'idée doit se féliciter si l'on ne fait en sa présence que hausser les épaules. Car tirer les Belges hors de leurs neuf provinces semble presque un acte antipatriotique. Et pourtant, comme je le proclamais le 15 août dernier devant la statue de Godefroid de Bouillon, telles devraient être les croisades de notre époque, et je dis croisades parce que c'est avec la croix et l'ingénieur, c'est-à-dire avec l'aide de Dieu et du travail bien dirigé, qu'il faudrait conquérir l'espace habitable et y fonder l'église avec la ferme, le chemin et l'atelier.

Mais autant, messieurs, dans ces régions encore incultes je verrais avec plaisir défricher les bois surabondants, autant avec peine j'entends annoncer que l'on veut détruire le peu qui en reste dans les Flandres, comme un remède un paupérisme ; car je ne puis que regretter ce procédé pour l'avenir, et pourquoi? Parce que c'est précisément en hiver, temps de chômage agricole, que l'on exploite les produits forestiers, et quand les villages n'ont plus au milieu d'eux aucune forêt, ils ne tardent pas à sentir la perte d'une ressource si précieuse. Momentanément, il est vrai, le défrichement leur donne du travail; cependant avant peu d'années le bois qui a disparu du sol se couvre de cabanes nouvelles et de pauvres, et le pays s'en trouve plus surchargé qu'auparavant.

M. le ministre de l'intérieur pense, dit-il, à encourager même par des primes accordées aux propriétaires la suppression des bois qui leur appartiennent en Flandre ; eh bien, je ne doute guère que cette spéculation, comme vient de le dire M. Delehaye, ne soit mauvaise. En effet beaucoup de terrains sablonneux et autres sont plus profitables pour la production des bois et spécialement des sapins en Flandre que pour celle des denrées alimentaires.

Si vous détruisez ces bois, vous serez obligés d'acheter ailleurs la matière qu'ils fournissent, et si le sol est rebelle à l'agriculture ou très peu fécond, vous aurez donné des primes bien mal appliquées. J'ai une expérience personnelle d'habitation dans les campagnes de diverses contrées, et j'ai pu remarquer que celles où les bois sont, en certaine proportion, entremêlés avec les terrains livrés à l'agriculture se trouvent plus heureuses que celles dont les forêts ont disparu.

L'arrondissement d'Avesnes notamment qui en possède encore plusieurs, est moins surchargé de pauvres que les cantons plus fertiles, mais trop peuplés par lieue carrée, qui forment le reste de cette partie de l'ancienne Flandre et de l'ancien Hainaut, nommée aujourd'hui département du Nord.

Je crois donc que c'est rendre mauvais service à une province que d'y provoquer la destruction des forêts pour obtenir de ce moyen une assistance temporaire contre le paupérisme. Plus tard, le mal s'accroîtra en raison même d'un procédé très contraire à une prudente prévoyance ; serait-il ensuite judicieux d'exciter à cultiver les plus mauvais sols dont l'exploitation est fort coûteuse, lorsqu'on persiste à vouloir laisser entrer, sans droits ou avec des droits illusoires, les céréales produites sur un sol fertile et souvent affranchi d'impôts à l'étranger; puis, pour compenser le déficit que cause au fisc cette libre introduction des produits extérieurs, de frapper encore de nouveau le capital de la propriété indigène par des droits de succession.

Toutes ces combinaisons ne sont pas suffisamment méditées et coordonnées entre elles, elles offrent trop le caractère d'expédients; mais aussi comment espérer que l'Etat ou plutôt, pour mettre un mot vrai à la place d'un terme ambitieux, comment espérer que quelques hommes, qui souvent traversent rapidement les ministères, après avoir porté précédemment les efforts de leur esprit sur des objets sans rapport avec leur mission improvisée, et qui embrasse le plus vaste champ, car tout se lie dans l'Etat, comment espérer que ces hommes, dont je suis loin de contester l'intelligence au présent comme au passé, se constituent utilement pour la société, non seulement directeurs des affaires propres du gouvernement, déjà nombreuses et compliquées, mais encore protecteurs immiscés dans la direction des entreprises et des affaires privées, et se transforment en espèce d'Atlas, portant sur leurs épaules le fardeau du monde administratif, commercial, industriel, agricole et financier ?

Sous Louis XIV, monté jeune, mort vieux sur le trône, prince absolu dont les ministres disposaient d'une grande autorité, d'une grande fixité, d'une grande longévité dans l'exercice du pouvoir, un Colbert était en position favorable pour embrasser de vastes desseins, pour les combiner entre eux avec une expérience longuement acquise. Sous le règne de Napoléon, se fondait aussi le régime persévéramment soutenu qui éleva très haut l'industrie dans l'empire français par la puissance gouvernementale. Maintenant attribuer à celle-ci, qui change avec le vent de l'opinion, tant d'influence, c'est la tirer des limites que sa nature lui assigne. Qu'on lui demande ordre, sécurité, bonne justice et liberté d'action, c'est là sa tâche native. Qu'on y ajoute un concours non ruineux pour le trésor, et bien réparti dans les travaux publics, enfin pour les producteurs belges protection douanière égale à celle dont jouissent en général chez eux les producteurs étrangers, et qui, n'étant pas excessive, apporte en même temps des ressources à l'Etat, on ne le fera plus sortir des bornes dans lesquelles il doit autant que possible circonscrire aujourd'hui son action.

Messieurs, je n'ai pas eu la prétention d'offrir des moyens prompts, efficaces et puissants de remédier au paupérisme qui afflige certaines parties des Flandres, et d'autres parties du pays; car, dans les environs d'Ath et ailleurs, on voit aussi beaucoup de misère; j'ai seulement indiqué les avantages trop oubliés, que procuraient au peuple les grandes familles fondées en Orient, puis en Occident, par des hommes vénérés et illustres, auxquels, non seulement la religion, mais l'agriculture et la science durent tant de progrès.

Partout où disparurent ces familles, le paupérisme se développa, et la taxe des pauvres en Angleterre fut le fruit malheureux de leur suppression au seizième siècle. Le même phénomène se produit en France, en Allemagne, en Belgique dans le dix-neuvième, et son intensité y augmente comme en Angleterre, à mesure qu'on s'éloigne du jour de cette destruction, qui n'aurait dû être qu'une réforme, qu'une direction nouvelle et mieux appropriée aux circonstances que le temps ne cesse de modifier.

Les anciens ont connu comme nous les embarras des populations trop nombreuses comparées à l'espace qu'elles occupent. Ils y portaient remède par des moyens cruels ou infâmes. Les missionnaires qui s'exposent au martyre pour prêcher l'Evangile en Chine, où l'ordre matériel et l'industrie favorisent le développement considérable de l'espèce humaine , font (page 622) des peintures déplorables de la faim qui torture souvent le peuple de ce vaste empire où l'infanticide est néanmoins permis.

Malthus a éprouvé que la misère extrême était, en Angleterre, la seule force limitative de la population; mais son compatriote Cobbett, protestant comme lui, a su rappeler, d'autre part, qu'avant les règnes de Henri VIII et d'Elisabeth, destructeurs des monastères et des ordres religieux dans les trois royaumes, de paupérisme et la taxe des pauvres n'y existaient point. Aussi, ce fut malgré nos paysans belges et surtout malgré ceux des provinces où se parle la langue flamande, que furent détruites, par l'invasion française , les abbayes qu'ils considéraient comme leurs propres biens et qu'ils essayèrent même inutilement de défendre par les armes contre une trop forte puissance. En Suède, la même résistance eut lieu, comme nous l'apprend M. le professeur Altmeyer, à l'époque du règne violent de Gustave Wasa.

Je crois donc qu'on cherche assez vainement, dans l'état actuel des idées, un remède efficace et durable contre un mal que la puissante Angleterre ne parvient pas à dompter chez elle, malgré son influence dominante, maritime et commerciale, dans les quatre parties du monde.

Je crains même que le mal, dans quelques années, ne passe des Flandres aux autres provinces, parce que leur territoire, pas plus que celui des Flandres, ne pourra nourrir indéfiniment une population toujours croissante, attendu qu'il a des limites, et que nulle part en Belgique on ne peut aller cultiver les déserts d'un sol fertile, comme dans le nouveau monde.

Quant aux mauvais terrains incultes qu'elle possède encore, une très grande partie et la plus grande ne sera jamais cultivée qu'avec perte, et si le gouvernement se mêle autrement de culture que pour certains travaux d'ensemble, comme ceux de dessèchement ou irrigation considérable, il prélèvera des impôts plus nuisibles aux populations que ne leur apportera jamais de profit le bien qu'il essayera de leur faire avec l'argent du contribuable.

En commençant j'ai dit un mot sur le premier discours prononcé à l'occasion du budget de l'intérieur; j'en viens au dernier orateur qui a parlé hier et qui a trouvé dans son talent d'élocution facile et incisive le moyen de se faire applaudir. Je dis son talent de parole uniquement, car dans l'opinion qu'il a exprimée se résume à peu près en ceci. Pour faire vivre les Flandres, il fallait ajouter, en faveur de grands travaux publics, des emprunts nouveaux à ceux que l'on a déjà contractés, emprunts nouveaux dont le principal objet que nous connaissons devait être le chemin de fer direct sur Gand par Alost; or je le demande, quelle part auraient eue les pauvres tisserands, les pauvres fileuses de Roulers, dont M. Rodenbach a décrit la pénible situation, dans ces douze ou quatorze millions que l'Etat eût dépensés pour un ouvrage superflu comparé à des besoins généraux, infiniment plus pressants, que j'ai déjà signalés? Bien peu des clients de M. Rodenbach se seraient transportés sur les lieux où se fût accomplie cette entreprise dont les terrassements, d'ailleurs, ne constituaient que les moindres frais, car il fallait payer chèrement le sol des emprises dérobées à l'agriculture, puis les billes et les rails, les coussinets et les locomotives que les Flandres ne fournissent pas, et desquels elles eussent soldé leur part contributive pour l'Etat chargé de cette coûteuse manière de donner du travail à leurs ouvriers.

Mais l'année ou les années suivantes, qu'eût-on fait pour ces ouvriers flamands ou, pour mieux dire, liégeois? Voici ce qu'on aurait fait de plus certain! Comme les dettes de l'Etat belge ne se payent point avec l'or de la Californie, il aurait fallu en prélever les intérêts nouveaux sur quelqu'un en Belgique. Ce quelqu'un, c'était le contribuable flamand et wallon, puisque le budget se prélève sur lui, quel que soit le langage dont il use ; l'honorable député de Gand possède, il est vrai, un talisman financier, mais dont l'usage ne plaira pas à tous ses commettants, je pense; c'est de trancher vigoureusement dans les revenus du propriétaire et même dans son capital, chaque fois qu'il y aura transmission de bien par héritage. L'honorable membre se persuade sans doute, car il est animé des meilleures intentions pour la classe ouvrière, que l'ouvrier qu'emploie ce propriétaire ainsi taillable à merci et miséricorde, que cet ouvrier, dis-je, ne souffrira rien des exutoires appliqués à la bourse de son patron; quant à moi, messieurs, qui aime aussi beaucoup les ouvriers, car je leur donne autant de travail que mes moyens me le permettent, toutefois en me ménageant dans l'usage de l'emprunt pour faire vie qui dure et non pas feu d'artifice, je n'ai jamais pu les payer autrement qu'avec ce que je recevais ou ce qu'on me laissait, puisqu'une solde en compliments et même en éloquentes paroles ne les satisferait pas du tout.

En outre, M. Coomans nous a rappelé fort à propos que les neuf dixièmes des propriétaires du sol étaient des cultivateurs ou des possesseurs de petites ou moyennes fortunes. Evidemment les taxer plus qu'ils ne le sont, ce n'est pas favoriser le travail agricole; et quant à l'argent que nous livrerons à New-York, à Odessa ou à Dantzick, pour acheter les blés d'Amérique, de Russie ou de Pologne en faisant baisser le prix des nôtres en même temps que nous frapperons la terre qui les produit par de nouvelles taxes; cet argent porté à l'étranger ne sert que très exceptionnellement, et pour quelques fabriques seulement, placé dans les mains de l'ouvrier de notre pays ou du marchand de nos petites et grandes villes; c'est la conviction que me donne un fait connu, à savoir que les denrées alimentaires importées en Belgique ne se soldent point par un équivalent de produits fabriqués ; or il ne suffit pas de trouver du pain ou des habits à bon compte pour s'en procurer, l'essentiel, l'indispensable c'est d'avoir en poche de quoi le payer, et quand le petit et le moyen propriétaire flamand sera surtaxé, les ouvriers du village qu'il habite en recevront d'autant moins d'ouvrage et d'assistance.

L'honorable et sévère député de Gand, car il a traité le représentant de Charleroy avec une grande rigueur, malgré la douceur de style de celui-ci, n'a pas été plus indulgent pour l'aumône et pour les comités qui l'ont répartie. Il me paraît cependant que, pour faire pénétrer quelque peu les secours dans tous les lieux ou la maladie des pommes de terre et la faible récolte de 1847 avaient énormément accru la misère, des travaux faits çà et là à coups d'emprunts ne suffisaient nullement, qu'il fallait y ajouter l'aumône et un supplément de solde au travail de fileuse et de tisserand, généralement répandu et en usage dans le pays. Que les comités aient tous rempli leur tâche avec une égale intelligence, je ne le crois pas. L'égalité de savoir-faire, pas plus que toute autre, n'existera jamais. Mais tous ont droit à la reconnaissance pour leur dévouement dans l'accomplissement d'une œuvre pénible qui n'est récompensée ni par les honneurs ni par la renommée.

J'ai cru devoir, messieurs, payer comme d'autres de mes collègues mon tribut à une discussion qui concerne les plus graves intérêts sociaux.

Je me suis prononcé sur certain point plus important qu'on ne l'imagine généralement, c'est-à-dire l'équilibre entre les populations et le sol qu'elles occupent, dans un sens qui probablement sera qualifié de rétrograde par plusieurs. J'ai expliqué comment cette sorte d'injure, toute moderne, ne m'effrayait point. Plus d'une fois en voyageant j'ai marché droit devant moi ; plus d'une fois aussi, voulant rejoindre la véritable route que j'avais à parcourir, j'ai rétrogradé pour ne pas me perdre. Dans la grande voie que suivent les nations par leurs générations successives, elles sont aussi exposées à l'erreur en croyant se diriger vers un mieux trompeur qui les séduit.

J'accepte volontiers toutes les suppressions de lois et d'usages contraires, aux convenances bien motivées du siècle actuel comparé aux siècles précédents; j'accepte avec non moins de satisfaction le progrès, pourvu qu'il soit vers le bien: mais malgré l'enthousiasma avec lequel on a proclamé la marche ascendante de l'ordre social en Europe dans ces derniers temps, il m'est impossible de ne pas voir que, s'il y a quelques bons progrès, il en est beaucoup de très dangereux.

On nous prétend plus heureux que nos pères, et cependant que d'inquiétudes surgissent de toutes parts! Qui aurait cru dans le milieu du siècle dernier, que la destruction de la propriété, l'anéantissement du capital, le glaive sanguinaire frappant systématiquement, non pour réprimer les crimes, mais pour assurer son triomphe, seraient publiquement célébrés, dans diverses contrées de la première partie du monde, la plus instruite et la plus policée? Qui aurait cru alors que les organes de cette effrayante barbarie paraîtraient en nombre considérable dans les assemblées législatives de grandes nations, et y traiteraient avec violence leurs adversaires, tandis que la force armée régulière serait obligée de veiller nuit et jour et parfois de combattre à outrance les ennemis de tout ordre véritable. Devant un tel spectacle, qui donc pourrait croire que les institutions nouvelles ont une incontestable supériorité sur tout ce qui appartenait aux régimes anciens, sur tous ces établissements aimés, vénérés, protégés pendant tant de siècles par ceux qui nous précédaient sur cette terre d'un passage plus ou moins laborieux pour tous? J'entends ici même trop de plaintes auxquelles personne n'offre une satisfaction positive et tant soit peu certaine, pour me courber avec profonde humilité et confiance exclusive devant les conceptions de notre temps.

Mes observations ne m'empêcheront pas de concourir à l'établissement d'une société d'exportation facilitée par le gouvernement, car je désire témoigner aux Flandres mon profond intérêt, et dans une autre circonstance je ne suis pas resté en arrière quand il s'est agi d'appuyer son industrie.

- La discussion est continuée à demain.

La séance est levée à 4 heures et demie.