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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 26 janvier 1850

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1849-1850)

(Présidence de M. Verhaegen.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 568) M. A. Vandenpeereboom procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.

La séance est ouverte.

M. de Luesemans donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. A. Vandenpeereboom présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« L'administration communale et plusieurs propriétaires et cultivateurs de la commune de Neerheylissem présentent des observations contre le projet de loi sur les denrées alimentaires.»

«Même demande de l'administration communale et des propriétaires et cultivateurs de la commune d'Esemael. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


« Les habitants de Verviers, Dolhain et Ensival demandent la libre entrée des denrées alimentaires. »

M. David. - Messieurs, quoique douloureusement éprouvées à bien des reprises, surtout dans les crises alimentaire, commerciale et financières de 1845 à 1848, les populations de l'arrondissement de Verviers sont restées parfaitement calmes; elles ont souffert avec courage et résignation tous les malheurs que je viens de rappeler. En 1848, elles sont restées complètement sourdes aux excitations des partis exaltés. Ces populations, messieurs, qui, dans les épreuves les plus longues et les plus pénibles, n'ont jamais demandé de subsides au gouvernement, réclament : aujourd'hui de pouvoir continuer à manger le pain à bon marché ; 5,277 signataires, dont les signatures ont été réunies en deux heures à peine, vous adressent une pétition dans ce sens, et ce n'est encore que le quart de ceux qui vous feront la même demande.

Ils vous prient, messieurs, de ne pas admettre les conclusions du rapport de la section centrale, et de décréter la libre entrée des denrées alimentaires ou, tout au moins, d'adopter la proposition du gouvernement.

Si la proposition de la section centrale était admise, ce serait une véritable calamité pour toute la Belgique, et principalement pour les classes laborieuses de l'arrondissement de Verviers.

- Plusieurs membres. - C'est le fond de la question.

M. David. - L'arrondissement de Verviers est tellement intéressé dans la question, que je prie la chambre de prendre sa requête en très sérieuse considération. (Interruption.)

M. le président. - M. David demande, sans doute, le dépôt sur le bureau pendant la discussion.

M. David. - Il n'y a pas autre chose à faire.

- Le dépôt sur le bureau est ordonné.

M. Delehaye, retenu à Gand pour affaires communales, demande un congé.

- Accordé.

« M. T'Kint de Naeyer, retenu pour affaires de famille, demande un congé. »

- Accordé.


M. le Bailly de Tilleghem, retenu chez lui par un violent rhume, demande un congé.

- Accordé.

Projet de loi accordant un crédit supplémentaire au budget des dotations

Vote sur l'ensemble du projet

M. le président. - Le premier objet à l'ordre du jour est le vote par appel nominal sur le projet de loi que la chambre a adopté hier en comité secret.

- Il est procédé au vote par appel nominal sur ce projet de loi qui est adopté à l'unanimité des 65 membres présents.

Ce sont : MM. Rodenbach, Rogier, Rousselle, Tesch, Thibaut, Thierry, Tremouroux, Vanden Berghe de Binckum, Vanden Branden de Reeth, Vandenpeereboom (Alphonse), Van Grootven, Van Hoorebeke, Van Iseghem, Van Renynghe. Vermeire, Allard, Ansiau, Boulez , Bruneau , Cans, Christiaens, Clep, Coomans, Dautrebande, David, H. de Baillet, de Baillet-Latour, de Bocarmé, de Brouwer de Hogendorp, Debroux, Dedecker, de Haerne, Delescluse, Delfosse, d'Elhoungne, de Liedekerke, Deliége, de Luesemans, de Meester, de Perceval, De Pouhon, Desoer, Destriveaux, de Theux, de T'Serclaes, Faignart, Jacques, Jouret, Jullien, Lange, Lebeau, Le Hon, Lelièvre, Lesoinne, Manilius, Mascart, Mercier, Moncheur, Moreau, Moxhon, Osy, Peers, Pirmez, Prévinaire et Verhaegen.


M. le président. - La chambre a chargé le bureau de nommer la commission qui examinera le projet de loi ayant pour objet de modifier le Code pénal militaire. Le bureau a composé lu commission de MM. Lebeau, Moncheur, Destriveaux, de Liedekerke, Orts, de Mérode et Van Hoorebeke.

Projet de loi relatif aux denrées alimentaires

Discussion générale

M. le président. - M. de Brouckere a déposé hier un amendement ainsi conçu :

« Supprimer les mots: «jusqu'au 1er janvier 1851, qui terminent le projet du gouvernement. »

- L'amendement est appuyé. Il fera partie de la discussion.

M. le président. - La parole est à M. De Pouhon, inscrit pour le projet du gouvernement.

M. De Pouhon. - La question des céréales, question sérieuse on tout temps, acquiert une gravité de plus par les circonstances sous lesquelles elle se produit celle fois dans cette enceinte.

La réforme introduite récemment dans la législation anglaise est l'événement le plus heureux qui pût arriver à la Belgique au point de vue des intérêts ruraux. Son agriculture en retire les avantages les plus directs, ses produits sont maintenant admis à pourvoir aux besoins du peuple qui est le plus grand consommateur, et à profiter de prix naturellement plus élevés puisque la production de l'Angleterre est constamment insuffisante à sa consommation.

Aussi, avons-nous déjà vu l'exportation des denrées alimentaires prendre un essor inconnu jusqu'à présent et comprendre, pour des sommes importantes, des articles auxquels on n'attribuait guères de valeur dans nos campagnes.

On aurait pu croire qu'entré en jouissance de faveurs aussi grandes qu'inespérées, l'intérêt agricole se serait abstenu de toute récrimination contre un régime qui n'a encore produit que de bons résultats et dont l'action bienfaisante promet de se développer progressivement.

Les doléances du cultivateur ne sont pas fondées, elles ne peuvent l'être après une récolte dont l'abondance a compensé et au-delà le bas prix des produits.

Je comprends que des cultivateurs se disent que s'ils pouvaient réaliser leurs belles récoltes à des prix normaux, ils s'en trouveraient bien mieux, et, à leurs yeux, cela ne dépend que du gouvernement; c'est à lui qu'on doit imputer les bas prix. On a dit aux cultivateurs qu'avec un chiffre, un seul chiffre de changé dans la loi, les grains hausseraient; que c'est une indignité de tolérer tous ces navires venant débarquer à Anvers des blés qui ne coûtent presque rien aux lieux de production et qui viennent faire concurrence aux leurs dans la consommation du pays, voire même de notre armée.

Je comprends que ces récriminations se fassent jour et se propagent parmi les populations simples des campagnes, mais je suis tout étonné qu'elles aient pu avoir autant d'accès dans cette enceinte, placée à un horizon plus élevé et d'où l'on devrait considérer ces questions à un point de vue général.

Comment se fait-il, messieurs, que tant de nos honorables collègues ne soient point frappés de l'imprévoyance qu'il y aurait à modifier un régime qui a semblé être une réponse, une satisfaction données aux auteurs et aux promoteurs de la réforme anglaise?

Cette réforme chez nos voisins n'a pas encore reçu la consécration du temps, elle n'est pas encore assez affermie pour qu'elle résiste à l'opposition formidable qui se forme contre elle par tous les intérêts, des intérêts puissants, qui sont ou se croient froissés.

Est-ce bien à nous, à nous qui profitons tant du free trade, à prêter des armes à ses ennemis? Quel argument plus fort pourriez-vous leur donner qu'une loi belge réactionnaire contre un système libéral si récemment mis en pratique? Je vous supplie, messieurs, de bien examiner, avant de déposer vos votes, si vous ne commettrez pas une extrême imprudence sous le rapport seulement de l'effet que votre détermination produirait au dehors.

Il y a d'autant plus de motifs d'hésitation pour ceux qui demandent une aggravation de droit, que malgré leurs convictions, que je sais être profondes et que je respecte, ils ne peuvent avoir la certitude de l'efficacité d'un droit plus élevé. Une grande partie des membres de cette chambre ont une opinion toute contraire et, quant à moi, j'ai la conviction tout aussi sincère, que le plus sûr moyen d'abaisser les prix des céréales, c'est d'élever le droit d'entrée.

Je vous demanderai la permission, messieurs, de vous exposer ma manière d'envisager la question. Je vous prie d'abord d'excuser une précaution oratoire que je prends afin de vous persuader que mon opinion sur la matière ne date pas des élections dernières el n'est nullement influencée par les intérêts de l'arrondissement qui m'a fait l'honneur de m'envoyer ici.

Il y a quinze ans et demi que je traitai la question des céréales; mon travail fut consigné au Moniteur belge du 25 juillet 1834. Je m'étais occupé de cette matière comme je l'avais fait précédemment, comme je l'ai fait depuis, de quelques grandes questions d'intérêt national, sans autre mobile que le désir d'être utile au pays et sans autre préoccupation que la recherche de la vérité. Je n'avais aucun intérêt dans la question, je n'en représentais aucun de spécial.

L'opinion que j'énoncerai n'est pas non plus le résultat d'un engouement pour un système quelconque d'économie politique. J'honore ceux qui professent publiquement la doctrine du libre-échange, parce qu'ils font contrepoids aux influences des intérêts privés peu soucieux de (page 569) l'intérêt général. Mais je ne suis pas encore parvenu à comprendre l'utilité de l'application absolue du libre-échange entre des pays séparés par des gouvernements des intérêts distincts.

J'admets donc la protection industrielle, mais non toutefois la protection exagérée jusqu'à certains droits qui déparent notre tarif et qui ne font honneur ni au pays ni à l'industrie qui les réclame.

On entend souvent dire que l'agriculture est la principale industrie d’un pays, la source la plus constante de sa richesse.

C'est une vérité vieille comme le monde et qui n'a pas attendu le XIXème siècle pour devenir banale. Oui, l'agriculture est la grande industrie, elle domine tellement les industries manufacturières qu'elle doit être régie en faisant abstraction de celles-ci.

C'est en rabaisser l'immense importance que de vouloir établir entre elles une rivalité qui n'existe point. Leurs conditions d'existence sont autres. Les gouvernements peuvent agir sur l'industrie manufacturière, mais l'agriculture échappe à leur action, elle relève de la Providence vis-à-vis de laquelle vous êtes impuissants.

Ce n'est pas avec des lois que vous arrêterez les effets de bonnes et de mauvaises récoltes, elles produiraient des résultats inverses de ceux que vous voulez obtenir. Il n'y a qu'un moyen d'atténuer les effets d'une grande abondance ou de la disette; ce moyen, le seul possible, le seul efficace, est encore un don du Ciel, c'est la liberté. Voilà la vraie, la grande protection de l'agriculture.

Je viens de dire que les conditions d'existence des industries manufacturières sont autres que celles de l'agriculture. Je ne chercherai pas à vous expliquer tout ce en quoi elles diffèrent, mon discours sera déjà trop long pour vous, messieurs ; je me bornerai à vous signaler la différence capitale que j'y vois.

Les denrées alimentaires se produisent et se consomment par tout l'univers. Le blé est cultivé chez tous les peuples qui ont une civilisation quelconque. Dans chaque pays, la production est plus ou moins en rapport avec la consommation ; mais le Ciel ne départit pas ses dons à tous, à la fois, et également. Pendant qu'un hémisphère a des récoltes généreuses, l'autre est accablé de disette. En Europe, il est rare qu'une année d'abondance au Midi ne soit point une année de stérilité au Nord et vice versa.

Quand l'équilibre est rompu entre la consommation et la production dans une région, il doit se rétablir par le concours de l'autre. C'est une loi de la Providence qui a répandu sur la terre les biens pour la satisfaction de tous et qui a placé dans le cœur et dans l'esprit des hommes le mobile, l'intérêt, qui les porte à rétablir la balance dans la répartition de ces biens.

Ainsi, ce qu'un pays a en surabondance, le commerce le déverse dans le pays où il y a insuffisance. La mesure de l'excédant de l'un et des besoins de l'autre se détermine par le prix que l'on attache à la denrée chez chacun.

Le régime le plus perfectionné consisterait donc à faire que la moindre différence possible décide le commerce à pondérer les prix entre tous les pays. La Belgique a tout à gagner à ce régime, l'importance de sa production agricole, sa position géographique, ses capitaux l'appellent à être le principal agent de cette œuvre de nivellement dans l'occident de l'Europe.

Le commerce extérieur étend les avantages que vous cherchez quand vous demandez des chemins vicinaux pour transporter vos denrées au marché voisin ; ceux auxquels le Luxembourg aspire en réclamant un chemin de fer qui conduise ses blés au cœur du royaume et, sans doute, le plus loin possible au dehors.

Vous voulez bien une branche de ce commerce, c'est celle qui consiste à exporter vos céréales ; mais vous repoussez l'importation des blés étrangers.

Vous pouvez, messieurs, fermer ou entrebâiller vos portes d'entrée, mais, sachez-le bien, messieurs, celles de sortie ne s'ouvriront, dans ce cas, que lorsque vos prix seront tombés très sensiblement au-dessous de ceux des marchés étrangers.

Parmi ceux d'entre vous, messieurs, qui demandent l'élévation du droit d'entrée des céréales, il en est qui portent un vif intérêt à l'amélioration du sol national et de ses produits; qui secondent le gouvernement avec le zèle le plus louable dans ses efforts pour étendre les cultures jusque dans nos contrées les plus stériles. Je suppose que l'on parvienne à fertiliser la Campine, nos fanges, nos Ardennes, nos dunes; je suppose que le Luxembourg atteigne bientôt le degré de prospérité agricole dont il est susceptible et vers lequel il fait de grands pas.

Dans cette hypothèse qui se réalisera du plus au moins et en plus ou moins de temps, la Belgique produirait un immense excédant de blé sur la consommation.

Pour être conséquents. Vous devriez alors demander, au lieu d'un franc, 3, 4, 5 fr. de droit, ou la prohibition à l'entrée! Car les importations devraient être bien plus redoutables dans votre manière de voir. Est-ce là le moyen de protection auquel, dans votre pensée, il faudrait recourir ? Il est permis de le supposer puisque sans cela vous condamneriez votre système.

Eh bien, messieurs, c'est tout l'opposé qu'il faudrait faire. La force des choses vous amènerait à reconnaître que, pour donner le plus de valeur possible à vos importantes récoltes nouvelles, il faudrait les déverser dans la consommation générale de l'Europe et que le moyen de le faire avantageusement pour le producteur, ce serait de favoriser le commerce le plus régulier, le plus actif et par conséquent le plus libre possible.

Ce n'est pas une simple théorie que je vous présente, messieurs ; ses conséquences dans l'application sont éclatantes pour ceux qui ont acquis la pratique et la connaissance des ressorts et de l'action du commerce. Quoi de plus simple en effet?

Après la récolte, le producteur agricole devient vendeur. En cette qualité n'a-t-il pas intérêt à se trouver en présence d'une concurrence d'acheteurs? S'il ne rencontre au marché que les facteurs de la boulangerie, il est à leur merci et il doit subir la loi, car la consommation du moment n'est pas en rapport avec la quantité de grains qui arrive au marché après la récolte. Les prix faiblissent forcément d'un marché à l'autre jusqu'à ce qu'ils soient assez bas pour attirer les acheteurs qui spéculent sur l'éventualité de mauvaises récoltes.

Ne serait-ce pas un bienfait inestimable que vous procureriez au cultivateur si vous parveniez à lui éviter les crises qu'il subit après des récoltes ordinaires ou à atténuer celles qui viennent à la suite de récoltes abondantes, en modérant la baisse, en l'arrêtant avant qu'elle ne descende aux prix avilis qu'exige le spéculateur qui calcule sur des années de stérilité, ou enfin en forçant celui-ci à acheter à des prix supérieurs?

Vous pouvez cependant réaliser ce grand bien en encourageant l'activité dans les transactions en céréales à l'intérieur du pays, et cela n'est possible que pour autant que ce mouvement s'appuie sur un commerce extérieur.

Si vous avez un ou deux grands marchés en grains dans nos ports de mer, des maisons traitant spécialement cette branche d'affaires n'attendront pas des prix avilis pour acheter. Dès que les prix seront un peu au-dessous de ceux des pays voisins, notamment de l'Angleterre, ces maisons feront acheter à l'intérieur pour appliquer leurs achats à l'exécution des ordres qu'elles attendront du dehors ou pour les consigner elles-mêmes au dehors.

Déterminées par une circonstance quelconque ou par une idée de légère hausse, même momentanée, ces maisons feront des approvisionnements pour être en mesure de profiter des oscillations qui se feront sentir aux marchés des pays voisins. Elles ont des capitaux dont l'emploi à un intérêt modique serait déjà un motif déterminant pour faire des achats. Elles achèteraient après la récolte pour revendre en hiver ou au printemps lorsque les prix le raffermissent, si les pronostics n'annoncent pas une mauvaise récolte ; elles garderont dans le cas contraire.

Si un grand marché se forme soit à Anvers, soit à Ostende, il sert de base aux marchés de l'intérieur. Ceux-ci se développent à leur tour; les négociants sont portés à étendre leurs achats par la facilité plus grande de réalisation.

Remarquez-le bien, messieurs, la facilite de réalisation augmente la valeur vénale de la marchandise. Vous vous déterminez plus facilement à acheter un objet de négoce quelconque quand vous avez la certitude de pouvoir le revendre à volonté au prix courant. Cette considération n'est pas seulement applicable aux céréales, mais à tous objets de commerce. Je citerai un exemple qui sera compris par plusieurs d'entre vous, messieurs. Quand vous faites des placements d'argent en effets publics, n'attribuez-vous pas une grande faveur, ne consentez-vous pas à payer plus cher ceux que vous pouvez réaliser à volonté ?

Ce n'est pas en fonds publics que j'encouragerais les spéculations, mais vous ferez une chose éminemment utile à l'intérêt agricole si vous les provoquez en céréales, car on ne peut spéculer dans les grains qu'en achetant. Ces achats arrêtent ou modèrent la baisse des prix et forment des greniers d'abondance pour les temps de disette.

Il y a, messieurs, dans le mouvement régulier d'un commerce établi sur de larges bases, la garantie la plus certaine, la seule certaine même, contre la dépression extrême des prix des grains aux lieux de production.

Afin de réaliser tous les avantages qu'un commerce extérieur doit procurera l'agriculture, il s'entend que la législation qui le régit doit être la plus libérale et la plus stable possible.

Il faut que les relations et les habitudes se forment; il faut que les négociants en grains des pays voisins aient constamment l'attention fixée sur le marché belge, qu'ils en connaissent régulièrement les prix, qu'ils sachent ce marché constamment approvisionné de toutes espèces de grains et de grains de toutes provenances, pour qu'au moment même où il lui vient un renseignement ou une idée de hausse, il passe son ordre d'achat au marché belge. Il faut encore et surtout qu'il soit déterminé à passer ses ordres d'achat au marché belge, par la différence la plus réduite possible dans les prix; ainsi pour que la denrée achetée en Belgique lui revienne, tous frais déduite, à 3 ou 4 p. c. de moins qu'il ne la payerait chez lui.

Si vous voulez admettre h-s conséquences que j'ai l'honneur de vous signaler, messieurs, vous reconnaîtrez immédiatement l'influence que devrait exercer l'augmentation de droits que l'on réclame, celle même la plus modérée que porterait le droit à un franc.

Un franc par 100 kil. ferait ressortit le droit à près de 5 p. c, le prix de l'hectolitre de froment étant calculé à 16 fr., et à près du 8 p. c. sur le seigle, le prix étant à 10 fr. Comment voudriez-vous avoir un commerce assez développé pour attirer des ordres d'achats qui nous seraient donnés en vue d'une différence de 3 à 5 p. c. quand le blé étranger aura déjà supporté 5 à 8 p. c. de droit? Indépendamment de l'effet matériel, vous créeriez un préjugé qui serait de nature à détourner de noire marché l'attention soutenue du commerce étranger.

Si vous croyez devoir changer, en faveur de l'agriculture, quelque chose à la loi existante, supprimez, messieurs, le droit actuel de 50 centimes et faites que le marché belge se ressente des moindres pulsations du marché anglais.

(page 570) Vous ne le ferez pas, les préjugés sont trop forts et il vous faut encore du temps avant d'admettre qu'il puisse être utile à l'agriculture d'ouvrir les portes aussi larges aux grains étrangers.

Permettez-moi cependant de vous rappeler une circonstance toute récente et qui me semble devoir agir sur votre esprit.

Après la dernière récolte, une forte impulsion de baisse fut donnée aux prix des grains. Je vis alors des personnes de la campagne très alarmées de la perspective d'un avilissement plus grand. Ce mouvement s'arrêta tout à coup, et il y eut même reprise au lieu d'une décroissance progressive dans les prix. Qu'est-ce qui avait opéré ce miracle? Des achats pour le marché anglais. Croyez-vous, messieurs, que si le pays a pu se remplacer d'une partie de ces grains vendus aux Anglais par des achats effectués à meilleur compte en France, en Prusse, dans le Limbourg hollandais, il n'ait pas fait une chose utile à l'intérêt agricole? Vous vous tromperiez. Les Anglais avaient arrêté la baisse, ils avaient même relevé nos prix. Les achats dans les autres pays vous mettent à même de revendre de nouveau au marché anglais et de maintenir ainsi une pondération des prix dans les marchés voisins.

Si le marché anglais s'est trouvé dans le cas de nous prendre des grains immédiatement après une abondante récolte, à plus forte raison le fera-t-il après une récolte ordinaire, toujours insuffisante dans ce pays de grande consommation. Qu'arriverait-il après que les achats opérés pour compte anglais auraient réduit nos approvisionnements beaucoup au-dessous de nos propres besoins, si les grains étrangers n'avaient pas un libre et constant accès chez nous? C'est qu'il faudrait se remplacer au-dehors, à des prix plus élevés que ceux que nous aurions retirés de nos produits.

La concession d'un droit très modique, à défaut de l'absence de droits, ne devrait pas vous paraître trop pénible à faire, si vous considérez, messieurs, que les grains étrangers, qui entrent dans notre consommation, ne resteraient pas aux bords de la mer Noire et de la Baltique, ni en Prusse ni en France. Ils ne se répandraient pas moins dans la consommation générale de l'Europe, où ils tiendraient la place que les nôtres y occupent.

Bientôt nous aurons une concurrence nouvelle très redoutable dans les grains des Etats-Unis d'Amérique. Si vous refusez de les recevoir à des considérations favorables, ils iront directement en Angleterre ou dans les ports hollandais, pour de là se rendre aux lieux de leur consommation.

Anvers et Ostende sont admirablement placés pour devenir un grand marché de céréales ; la proximité de ces ports avec ceux de l'Angleterre peut en faire les agents les plus précieux de notre agriculture dans ce pays de grande consommation ; mais c'est à la condition que vous consentirez à en faire aussi les intermédiaires du commerce des grains de provenances étrangères. C'est aussi à la condition que vous donniez un caractère de fixité à votre législation.

Messieurs, je suppose que vous me jugiez disposé à refléter dans cette discussion des intérêts de localité et que vous me demandiez pourquoi, étant l'élu d'un arrondissement qui réclame des blés à bas prix, je n'appuie point un droit élevé qui, dans ma conviction, doit contribuer aux bas prix des grains? je vous répondrais que si Verviers a besoin de pain à bon marché pour sa population ouvrière, il a plus de raison encore de redouter la cherté exagérée des temps de disette. Eh bien, messieurs, la loi naturelle du commerce libre des grains, qui prévient l'avilissement des prix, empêche aussi les hausses excessives par la juste répartition des produits universels et la pondération que le commerce opère.

J'ai essayé, messieurs, d'expliquer l'action et les ressorts du commerce des grains. Ma démonstration est imparfaite, j'en suis pénétré. Je n'ai pu définir, comme je le sens, le mouvement des rouages du commerce.

Je crois toutefois en avoir dit assez pour vous mettre sur la voie d'une étude utile de la matière. Ce qui doit vous engager à la prendre en sérieuse attention, c'est que tous les faits constatés par les renseignements statistiques qui accompagnent l'exposé des motifs du projet de loi, corroborent mes assertions, et attestent cette vérité que la liberté absolue du commerce des grains est la seule protection efficace que vous puissiez accorder à l'agriculture.

Si j'étais grand propriétaire en Hesbaye, vous auriez, messieurs, plus de confiance dans mes conclusions. Mais si j'étais né en Hesbaye, à Burdinne, par exemple, et que j'y eusse passé ma vie dans les travaux paisibles des champs, je ne serais pas à même de vous parler, en connaissance de cause, de l'influence bienfaisante du commerce extérieur.

M. de Denterghem. - Messieurs, parmi les orateurs que vous avez déjà entendus dans cette enceinte, plusieurs vous ont entretenus des différents principes d'économie politique appliqués dans les pays qui nous environnent. J'ai cru utile de m'abstenir de toucher à ce genre de question. Mon intention est de me renfermer simplement dans le cercle des observations pratiques. J'ai pensé qu'en ne sortant pas de ce cercle, je rencontrerais nécessairement plusieurs des objections, plusieurs des idées qui ont été émises par mes honorables collègues dans le cours de cette discussion et que je crois inexactes. Je crois qu'ils se sont trop préoccupés des théories et ne se sont pas assez préoccupés des leçons de l'expérience.

D'abord, quant à moi, je crois qu'il y a solidarité complète entre le propriétaire foncier et l'Etat; je crois qu'il y a solidarité complète entre le fermier et le propriétaire foncier; je crois encore à la solidarité entre l'ouvrier des campagnes et un grand nombre d'ouvriers dans les villes. Incontestablement la principale ressource d'un Etat est l'impôt foncier.

Du moment qu'on admet que l'impôt foncier est la principale ressource d'un Etat, qu'elle est la plus positive, il est évident que l'Etat se trouve intéressé à la prospérité, au bien-être de la propriété foncière Si le tenancier n'est pas dans une aisance convenable, il néglige de satisfaire à ses engagements vis-à-vis du propriétaire cl ainsi les obligations de ce dernier deviennent inexécutables.

Je trouve encore qu'il y a solidarité entre l'ouvrier des villes et l'ouvrier des campagnes; et cela se prouve tous les jours.

Quand les ouvriers des campagnes se rendent dans les grandes villes pour vendre leurs denrées, ils achètent tout ce dont ils ont besoin pour leur ménage ou pour leur famille, leurs dépenses sont toujours proportionnées aux recettes qu'ils font.

Et de là résulte l'alimentation de travail pour l'ouvrier des villes.

Si le cultivateur s'abstient d'aller au marché ou s'il vend à des prix trop minimes, il en résulte nécessairement alors que l'ouvrier des villes se trouve privé de moyens d'existence qui lui sont cependant nécessaires; car s'il est désirable que le pain soit à bon marché, cela ne peut suffire; il faut encore avoir l'argent nécessaire pour l'acquérir.

Je n'attribue pas la gêne qui existe encore parmi les cultivateurs, spécialement dans les Flandres, au prix où sont aujourd'hui les céréales. Je ne pousse pas les conséquences jusque-là. Je constate seulement un fait.

Je profite de cette occasion pour appeler l'attention de M. le ministre de l'intérieur sur un point très essentiel pour les Flandres. Je reconnais avec M. le ministre de l'intérieur que la position est réellement améliorée.

Cela n'empêche pas qu'il y a une partie de la population qui a pris des habitudes de mendicité; et, toutes les semaines encore, il y a des bandes nombreuses qui circulent dans les campagnes, et qui vont de ferme en ferme demander de la monnaie et du pain.

Je signale cet état de choses, parce qu'il en résulte une gêne considérable pour le fermier. Il n'est pas rare que cette dépense, qui est une espèce d'impôt et qui pèse sur le petit fermier, prive ce dernier d'un capital qui lui serait nécessaire, soit pour améliorer sa culture, soit pour se procurer des jouissances dont sa famille et lui peuvent avoir besoin.

Je fais cette observation à M. le ministre de l'intérieur, parce que je voudrais obtenir de lui qu'il s'occupât immédiatement des moyens de répression de la mendicité.

Il a été question de l'institution des gardes champêtres et de leur insuffisance dans une foule de communes. Une commission a été nommée. Je ne sais ce qu'elle décidera.

Voilà une question pendante depuis longtemps et qui n'a pas reçu de solution. Je demande que M. le ministre de l'intérieur s'en occupe de manière à arriver à un résultat quelconque , car il est nécessaire à une bonne organisation d'extirper ces habitudes de mendicité à mesure que la position s'améliorera.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Cela vaudrait mieux qu'une augmentation de droits!

M. de Denterghem. - C'est un fait que je signale à votre vigilance.

Je prie la chambre de remarquer encore l'immense différence qu'il y a entre l'agriculture et les autres industries. Les autres industries entraînent un déplacement de fonds qui, passant de la bourse d'un tel dans la bourse d'un autre, permettent à l'un d'eux d'acquérir un bénéfice. L'agriculture, au contraire, crée une valeur nouvelle, une valeur qui n'existait pas. Cette valeur est réalisée par l'agriculture et passe dans la caisse du propriétaire habitant les villes opulentes. Que devient cet argent qui est le résultat des travaux agricoles?

Il va se répartir dans la caisse des ouvriers nombreux, et leur permet d'acquérir le pain dont ils ont besoin pour leur existence et pour celle de leur famille; et ainsi, non seulement l'agriculture pourvoit aux besoins de cette classe nombreuse, mais elle permet aux industriels et aux commerçants de toutes les classes de réaliser les bénéfices qu'ils savent mériter par leur aptitude.

Je suis donc fondé à dire que l'agriculture forme la base de la prospérité d'une nation. C'est de là que part la principale valeur, la valeur la plus sûre, la plus certaine.

Puis enfin, messieurs, quand arrivent alors encore les jours de danger, quand arrivent alors encore des jours difficiles qu'il s'agit de traverser, où trouve-t-on des ressources si ce n'est chez les propriétaires? Nous en avons eu un exemple tout récent.

L'Etat se trouvait gêné, et pour sauver le pays, pour traverser les circonstances fâcheuses qui nous avaient surpris, il n'eut d'autre ressource que d'en appeler aux propriétaires.

Eh bien! nous avons entendu récemment encore M. le ministre de la justice nous dire que personne, dans ces circonstances, n'avait failli à son devoir; tout le monde s'est empressé d'accorder à l'Etat les sommes dont il avait besoin. Non seulement on s'est empressé d'accomplir ses obligations envers l'Etat ; mais vous avez vu alors encore faire un effort et un effort particulier, pour tâcher de procurer de l'ouvrage aux ouvriers des grandes villes.

Messieurs, je suis donc fondé encore à dire que non seulement le gouvernement trouve là ses principales ressources, mais que ces ressources sont dans les mains d'hommes qui ont su prouver qu'ils étaient les dignes dépositaires de ces biens.

L'honorable ministre des finances nous disait dernièrement que la nation n'était pas fatiguée, n'était pas lassée, qu'il y avait encore beaucoup (page 571) de ressources à en retirer. Je ne conteste pas ce fait; je le reconnais avec lui. Cependant il faut que je fasse remarquer que la nation était près d'être fatiguée après la perception du second emprunt ; et aujourd'hui ce qui a mis beaucoup de petits propriétaires plus à l'aise, c'est que, les circonstances ayant été favorables, il leur a été possible de réaliser une grande partie de ce capital qu'ils avaient dépensé. On ne peut contester qu'aujourd'hui la majeure partie des titres de l'emprunt forcé sont dans les mains des spéculateurs et ne sont plus dans les mains des petits propriétaires.

Messieurs, je cite ces faits pour prouver que la nation est intéressée et grandement intéressée à ce que la classe des cultivateurs soit dans la prospérité, soit dans l'opulence. Si sa situation eût été moins prospère, elle n'aurait pu satisfaire avec autant de facilité aux dépenses qu'on lui a demandées.

L'honorable M. Prévinaire demandait pourquoi tous les travailleurs en général n'auraient pas le droit d'exiger une rémunération fixe de leur travail comme les cultivateurs. En voici la raison; je viens de vous la montrer : c'est parce que l'Etat n'en dépend pas aussi directement.

Messieurs, on a présenté une autre, objection relativement à l'élévation des baux. On a paru dire que les baux étaient arrivés à un taux si extraordinairement élevé, parce que les propriétaires avaient eu un trop grand désir de réaliser des bénéfices. Quant à moi, j'ai été plusieurs fois, témoin des faits qui se sont passés à cet égard et je puis vous assurer que là n'en est pas la cause.

Cette cause doit être attribuée à plusieurs circonstances ; je pense que personne ne contestera que l'élévation du prix de la propriété foncière est une preuve du bien-être, est une preuve de la richesse d'une nation. Nous avons été dans le cas de voir des fonds nombreux se tourner vers l'agriculture.

Il y a des industriels de ma connaissance qui ont réalisé leur capital pour acquérir des propriétés foncières. Ces capitaux venaient nécessairement faire concurrence à ceux des autres propriétaires, c'est déjà là une cause de hausse.

Le fermier (et nous devons nous en réjouir), le fermier lui-même devenait le concurrent du propriétaire. Dans mainte occasion l'on a vu le petit fermier à même d'acquérir la terre qu'il cultivait ou qu'il voulait cultiver.

De ces circonstances est nécessairement résultée une augmentation de la valeur de la propriété foncière.

A côté de cela, messieurs, les hospices et les domaines publics ont loué leurs terres publiquement et alors, par suite de la concurrence, des offres qu'on faisait, les baux ont été exagérés; mais cela n'empêche pas que bien des gens qui avaient acquis récemment des propriétés ont été très étonnés de voir que des gens, à qui on ne demandait rien, venaient offrir ainsi des prix beaucoup plus élevés que ceux qu'ils avaient payés jusque-là. Il est connu que dans bien des cas où il s'agissait simplement de changer de locataire les fermiers venaient spontanément offrir des augmentations de prix.

Voilà, messieurs, d'où est résultée la hausse dont on se plaint. Mais ceci n'a pas tardé à apporter sou remède avec soi. Un fait a frappé les regards des propriétaires, de celui au moins qui veillait à ses intérêts : il a compris immédiatement que quand on demande au fermier des redevances exagérées, il ne lui reste plus les sommes nécessaires pour rémunérer le travail et pour acquérir les engrais dont il a besoin; que dès lors la terre diminue nécessairement de valeur : elle s'épuise, et le propriétaire y perd.

Messieurs, le fait que vous signalait récemment l'honorable M. Delehaye est parfaitement exact, car, à l'heure qu'il est, les propriétaires qui ont des terres à louer s'enquièrent bien moins du prix qu'on veut leur donner que de la situation financière et de l'aptitude de celui qui vient demander leur ferme.

Je n'attribue pas, messieurs, au prix des céréales l'immense bien-être de l'agriculture. Je reconnais avec l’honorable ministre de l'intérieur que les céréales ne forment pas le produit le plus essentiel de l'agriculture. Il en est ainsi, au moins, pour un grand nombre de fermes. Les céréales influent considérablement sur les revenus du fermier, mais elles ne constituent pas seules ces revenus. Il y a, des céréales, une autre côté de la question que, quant à moi, je regarde comme infiniment plus importante, c'est la question du bétail.

Je crois, messieurs, qu'il serait très important de s'occuper de tout ce qui s'y rapporte; je comprends parfaitement que la section centrale s'en soit préoccupé, et je crois qu'en le faisant elle a eu en vue le but le plus utile.

L'honorable M. Bruneau disait, il y a quelques jours, que les fermiers jouissaient de cet avantage, sur les autres industriels, qu'ils sont toujours certains de vendre leurs produits. Non seulement, messieurs, les fermiers ne sont pas toujours certains de réaliser des bénéfices, mais après avoir déjà supporté tous les frais nécessaires pour s'assurer une récolte, il leur arrive encore quelquefois que bien des circonstances détruisent toutes leurs espérances. Mais l'avantage que l'agriculteur peut avoir sur les autres industriels est tout simplement celui-ci : c'est que, sans augmenter son ouvrage, il lui est possible de créer des produits différents. Eh bien, messieurs, la principale source de bien-être pour l'agriculteur, la principale cause de fertilité de la terre, qu'est-ce autre chose, sinon les engrais, à l'aide desquels on peut satisfaire à toutes les cultures et au défaut desquels le fermier doit limiter sa culture?

On reconnaîtra donc, messieurs, que les questions qui touchent le bétail sont les plus importantes de toutes, et je prie instamment mes honorables collègues de ne pas perdre de vue, la proposition de la section centrale, relative au bétail, et que je considère comme la plus essentielle.

Il est encore un fait, messieurs, que je veux signaler, c'est la défectuosité de la plupart des régimes qui régissent les octrois des villes. Ainsi, messieurs, au moment où j'ai l'honneur de vous parler, le bétail est à un prix excessivement réduit et cependant, dans les villes, la viande est restée à des prix très élevés. Je crois qu'il y a à faire sous ce rapport : les villes, comme le gouvernement, sont intéressées à prendre des mesures.

C'est un sacrifice qui doit être fait à l'agriculture et qui profitera en même temps aux populations des villes. Je crois, messieurs, que si l'on pouvait trouver le moyen d'autoriser les bouchers étrangers aux villes à exposer la viande dépecée sur les marchés urbains, concurremment avec les bouchers des villes, il en résulterait une grande diminution dans les prix. Il s'agirait seulement d'assurer un bon système de surveillance dans l'intérêt de la santé publique, et je crois que ce ne serait pas là une bien grande difficulté.

Messieurs, cette discussion a déjà été fort longue, et je ne veux pas abuser de vos moments.

J'ai dit que je ne quitterais pas le terrain de la pratique et je crois ne pas m'en être écarté. J'ai voulu démontrer que si l'on s'occupe si souvent de la question agricole, c'est parce que le pays y est intéressé au plus haut degré.

J'ai voulu appeler votre attention sur un fait qui n'est, je pense, contesté par personne, c'est l'impérieuse nécessité qu'il y a de s'occuper du bien-être des agriculteurs, et je pense qu'on ne peut pas leur être plus utile qu'en s'occupant de la question du bétail.

Je termine, messieurs, en déclarant que pour ce qui concerne les prix des céréales, je me rallie à l'amendement de l'honorable M. de Binckum. Je crois qu'un droit aussi minime ne peut nullement influencer le prix du pain, je tiens à ce qu'il reste au taux où il est aujourd'hui. Ce droit pèsera sur les agriculteurs, sur les marchands, sur les boulangers, sur les consommateurs. En définitive, il sera supporté par un nombre d'individus si considérable qu'il se réduira à des proportions imperceptibles; l'expérience l'a appris; mais ce droit constituera un revenu considérable pour l'Etat, qui est, sous ce rapport, dans une absolue nécessité

Pour ce qui concerne le bétail, je me rallie à l'amendement de la section centrale. Cependant, j'appellerai l'attention des honorables membres qui composent la section centrale sur l'article relatif aux viandes séchées. Je pense qu'il serait utile d'abaisser le droit à cet égard : l'expérience qu'on a faite, depuis qu'on a modifié cette loi, tend, selon moi, à le prouver.

M. le président. - La parole est à M. Lelièvre, inscrit contre le projet du gouvernement.

M. Lelièvre. - Messieurs, après les discours prononcés sur la question qui nous occupe, vous n'attendez certes plus rien de nouveau eu faveur de l'amendement proposé par la section centrale. Décidé à voter cet amendement et à porter à un franc par 100 kilog. le droit d'entrée du froment, etc., je déduirai brièvement les motifs qui me déterminent à opiner en ce sens.

Il est un point incontestable, à mon avis, et fondé sur les principes de la plus sévère justice, c'est que, d'après les doctrines même les plus libérales en cette partie, nous avons droit d'arrêter des mesures qui placent le producteur agricole sur la même ligne que l'étranger. Il est impossible que celui-ci vienne jouir des faveurs qu'offrent nos marchés à des conditions plus avantageuses que nos propres compatriotes. Non seulement nous pouvons, mais nous devons même maintenir cette égalité, si l'on ne veut pas sacrifier l'industrie agricole du pays et la ruiner impitoyablement.

Or, messieurs, je crois pouvoir affirmer, et aucune statistique ne démentira mon assertion, je crois pouvoir affirmer, dis-je, que pour cent kilogrammes de froment, le cultivateur indigène paye certainement plus d'un franc à titre d'impôt direct ou indirect. Je ne pense pas qu'on puisse révoquer en doute ce fait que les détails donnés par l'honorable M. Thibaut sont venus confirmer.

Remarquez, messieurs, sur ce point qu'il faut prendre égard, non seulement aux impôts qui frappent directement la terre, mais également à ceux qui atteignent les objets nécessaires à la consommation du cultivateur et à l'exploitation de son champ, objets qu'il doit même, dans l'état des choses, payer à un prix plus élevé, à raison des primes d'exportation qui protègent la plupart d'entre eux. N’est-il pas juste, dès lors, que le producteur étranger, pour venir recueillir en Belgique les avantages de nos marchés, soit frappé d'un impôt équivalent? En décrétant cette mesure, la loi ne protège pas même, dans l'acception ordinaire de ce mot, le cultivateur belge ; elle assimile simplement l'étranger au régnicole et empêche que le premier ne vienne gratuitement recueillir des bénéfices dont l'indigène ne jouit qu'au prix d'impôts onéreux. C'est, en un mot, un acte de justice, et rien de plus.

Mais l'étranger, ne dira-t-on, est aussi astreint chez lui à des impôts. La réponse est facile. Du moment que l'étranger met le pied sur notre territoire et prétend jouir des avantages qu'offrent nos routes et nos canaux, de la protection de nos lois et, eu un mot, de tout ce qui forme le patrimoine naturel des indigènes, la justice exige qu'il soit astreint à une imposition analogue à celle qui atteint le producteur belge, et lorsque la (page 572) hauteur de l'impôt ne fait, à cet égard, que maintenir une balance équitable, il est satisfait à toutes les exigences légitimes.

Pour moi, je ne vois pas même une protection dans le chiffre que je défends. Il est tellement faible qu'il n'a pour conséquence que de nous mettre à même de soutenir la concurrence avec l'étranger; c'est un droit de balance et rien au-delà.

Je le demande, certaines industries commerciales et manufacturières qui se récrient contre le système de la section centrale consentiraient-elles, en ce qui les concerne, à accepter une position analogue à celle que l'amendement fait aux agriculteurs du pays?

On dirait certainement qu'à ce prix toute concurrence est impossible, et qu'un impôt aussi modéré consommerait la ruine de nos industries. Qu'on ne conteste donc pas à nos cultivateurs la modeste situation qui résulte, en leur faveur, de la proposition de la section centrale.

Le système que je défends est professé par les auteurs mêmes qui sont favorables à la doctrine du libre-échange.

M. Say, Cours complet d'économie politique pratique, tome II, page 364, s'exprime dans les termes suivants :

« L'intérêt d'une nation est de traiter toutes les autres également bien et non pas l'une d'entre elles mieux que ses rivales. En d'autres termes, son intérêt est de charger leurs marchandises d'un droit équivalent aux impôts que payent les produits indigènes afin de rétablir entre tous les produits une égalité de désavantages. »

Il est encore plus explicite, page 362.

« Les blés, dit-il (au moyen de la contribution foncière) payent leur impôt ; les produits de l'étranger doivent payer le leur.

« Cet impôt résultat d'une mesure générale n'est point combiné pour procurer un privilège aux produits intérieurs. Il ne va qu'au point de ne pas accorder aux produits du dehors un affranchissement que les premiers n'ont pas. »

On voit que cet auteur estimé considère comme approuvée par les vrais principes en cette matière, la disposition qui frappe l'étranger d'un impôt égal à celui que supporte le régnicole d'après les lois particulières du pays.

Du reste, tant et aussi longtemps qu'on n'admet pas les principes du libre-échange pour toutes les industries, il est impossible de les appliquer à l'agriculture d'une manière absolue. Pourquoi? Parce que le système de protection maintenu à l'égard de quelques industries aggrave la condition de l'agriculteur qui, pour des objets indispensables, est astreint à une augmentation de dépenses. Force est donc bien de lui accorder une compensation équitable jusqu'à ce qu'on ait adopté un système uniforme pour toutes les branches du travail national.

Je crois devoir, avec d'autant plus de raison, adopter le droit proposé par la section centrale, qu'à mon avis la faible augmentation de cinquante centimes par 100 kilog. ne saurait exercer une influence sensible sur le prix du pain, eu égard surtout à l'abondance de la récolte. Sous ce rapport, la mesure à laquelle je me rallie me paraît sans inconvénient. Il y aurait, du reste, un moyen efficace d'opérer une baisse du prix des céréales, ce serait de chercher à réduire les impôts qui frappent nos cultivateurs.

Une considération me semble de nature à faire impression sur la chambre. Lorsqu'en 1845 la question fut soumise à une enquête, les chambres de commerce du royaume demandèrent l'établissement d'un régime bien autrement favorable à l'agriculture que celui qui résulte de l'amendement de la section centrale. La chambre de commerce de Gand, qui s'est prononcée pour le chiffre le moins élevé, demandait qu'il fût porté à 1 fr. 50 cent, par 100 kilog., tandis que d'autres le portaient jusqu'à 6 fr.17 c. La chambre de commerce de Namur en fixait le taux à 4 fr. 50 c, et celle de Verviers elle-même le portait à 1 fr. 70 cent.

M. David. - Comme pis-aller, elle demandait de donner la préférence à la libre entrée complète.

M. Lelièvre. - Voilà, sur l'importante difficulté qui nous divise, l'opinion des hommes les plus compétents, de ceux qui connaissent particulièrement les besoins de l'industrie agricole. On ne peut dès lors hésiter à se rallier à la proposition plus que modérée de la section centrale qui, évidemment, s'est renfermée dans les limites tracées par les principes libéraux sainement entendus.

Pour moi, messieurs, je vois dans l'élévation du droit non seulement une disposition conforme à l'équité, mais aussi pour le trésor une source de revenu qui dans les circonstances actuelles ne saurait être négligée. L'augmentation des recettes est certaine et ce n'est pas au moment où l'on s'ingénie en moyens de combler le déficit que présente notre situation financière, ce n'est pas en semblable occurrence qu'on peut perdre de vue une imposition juste et légitime qui a le mérite de ne pas atteindre nos concitoyens déjà si fortement grevés.

Du reste je pense que nous devons nous borner pour le moment à porter des dispositions provisoires, parce qu'il convient de s'assurer de l'influence de la loi nouvelle sur nos intérêts agricoles et de laisser à l'expérience le soin de se compléter. D'autre part, la nature même de la loi en discussion ne permet guère d'adopter des mesures d'une durée illimitée, alors qu'il peut se produire à chaque instant des événements qui nécessitent des modifications à un ordre de choses essentiellement soumis à de nombreuses variations.

Sous ce rapport, je crois également devoir appuyer la proposition de la section centrale.

Qu'il me soit permis en terminant d'émettre une réflexion que je recommande à la méditation du cabinet.

Dans la question qui nous occupe, comme dans beaucoup d'autres, le gouvernement me semble envisager d'une manière trop absolue les intérêts des grands centres de population, il perd de vue les besoins des localités d'un ordre inférieur.

Qu'on ne se le dissimule pas cependant, cette politique, si elle présente certains avantages, n'est pas exempte de danger.

Le maintien du régime établi et de nos institutions dépend de l'union de tous les Belges, et il faut se garder de faire naître, sous le rapport des intérêts, des divisions fâcheuses qui pourraient avoir les plus funestes résultats.

M. le président. - La parole est à M. Anspach, inscrit pour le projet du gouvernement.

M. Anspach. - En voyant tant d'orateurs inscrits pour parler sur cette question, j'avais cru qu'il serait superflu de venir grossir cette liste et j'étais décidé à m'abstenir, certain que cette importante question serait traitée à fond, envisagée sous toutes ses faces, et que la chambre pourrait se prononcer en parfaite connaissance de cause; mais en relisant le rapport de la section centrale et l'analyse qu'elle donne des pétitions présentées à la chambre, j'y trouve un argument qui est représenté comme victorieux, comme irréfutable, et qui est employé sans exception par tous les partisans de l'augmentation du droit: c'est la prétendue injustice qu'il y a à refuser à l'agriculture des droits protecteurs, tandis qu'on en accorde à l'industrie. Cette comparaison est, dans mon opinion, complètement fausse ; il m'a paru nécessaire de le démontrer, et c'est ce qui m'a engagé à demander la parole. C'est du reste sous ce seul point de vue, mais qui est essentiel, que je traiterai la question.

Mais avant d'aller plus loin je dois vous dire, messieurs, qu'en principe je suis partisan de la liberté du commerce, et c'est ce qui explique pourquoi je suis toujours opposé à toute augmentation de droits, soit à l'entrée soit à la sortie; mais je ne suis pas de ceux qui disent : Périssent les colonies plutôt qu'un principe! Je connais la position des affaires industrielles du pays et je sais tout ce qu'on doit de ménagements à certaines industries et aux immenses intérêts qui y sont engagés. Cela posé, messieurs, je dis que si l'on doit faire quelques changements dans nos tarifs, c'est toujours pour abaisser les droits, jamais pour les augmenter.

Ici, messieurs, je dois relever les reproches d'inconséquence que l'honorable M. Coomans adresse aux partisans de la liberté du commerce, qui, comme moi, veulent procéder par des réductions prudentes et successives, faites en temps opportun, des droits protecteurs de l'industrie. Qu'avez-vous fait depuis deux ans? s'écrie l'honorable membre. Pas un seul article de nos tarifs n'a été abaissé; vous vous bornez à faire des vœux ! Je vous le demande, messieurs, est-ce de bonne foi qu'on peut nous adresser ce reproche? Avons-nous été en position de pouvoir le faire? Est-ce au milieu de la tourmente révolutionnaire qui a bouleversé l'Europe, qui a écrasé toutes les industries, qu'on aurait pu penser à faire quelque chose qui aurait aggravé le malheur de leur position? C'est dans des temps prospères qu'on peut, qu'on doit faire de pareilles réductions sans exciter des plaintes fondées. Mais était-ce bien à l'honorable M. Coomans à nous faire ces reproches? N'aurait-il pas dû garder un silence prudent, afin de ne pas exciter nos récriminations? Qui donc nous force à ces ménagements? Qui donc nous a mis dans la nécessité de les garder? N'est-ce pas l'application de ces principes surannés de protection, dont la continuation inintelligente a excité, poussé à des développements outre mesure, ces mêmes industries que nous sommes maintenant forcés de ménager, pour atténuer autant que possible les effets déplorables de ce système dont il est le défenseur.

Je reviens à la comparaison dont je vous ai parlé tout à l'heure. Cette comparaison entre l'industrie et l'agriculture pèche par sa base, c'est-à-dire par le résultat.

Dans l'une, par ces droits protecteurs vous aurez acquis au pays une industrie, créé un grand mouvement d'affaires et procuré de l'ouvrage à. beaucoup d'ouvriers; dans l'autre, l'agriculture, par ces mêmes droits, vous aurez produit une hausse de prix sur une denrée de première nécessité, consommée plus encore par le pauvre que par le riche, et cela au bénéfice, non pas de l'agriculteur, du fermier, du paysan, mais au bénéfice du seul propriétaire. Voilà les deux résultats que vous aurez obtenus, et je vais vous prouver que cela est exact.

Sans être aussi explicite qu'un honorable député de Gand qui disait dernièrement que les droits protecteurs étaient en faveur des consommateurs, je dirai que cette proposition, prise dans un sens absolu, peut paraître un paradoxe, mais sous certaines conditions dans beaucoup de circonstances, elle peut cesser d'être un paradoxe et même au bout de peu de temps devenir une vérité. En effet, messieurs, voici ce qui arrive; des droits protecteurs encouragent une industrie, l'industriel sans beaucoup de peine, sans beaucoup d'efforts, fait de beaux bénéfices ; une position aussi exceptionnelle trouve beaucoup d'amateurs; dans peu de temps plusieurs fabriques similaires s'élèvent à ses côtés et toutes font de bonnes affaires tant que la production ne dépasse pas la demande; mais lorsque ce moment arrive, la concurrence s'établit ; elle n'a que deux moyens à employer : faire mieux ou faire à meilleur marché.

Les fabricants les emploient ordinairement tous les deux, ils diminuent leurs frais généraux en augmentant leur fabrication, ils perfectionnent leurs machines, et ils arrivent enfin à produire à aussi bon marché que dans les pays d'où l'on tirait primitivement les objets qu'ils fabriquent. Alors, mais seulement alors, on peut dire que les droit protecteurs sont en faveur des consommateurs; car les produits dont nous parlons, fabriqués dans le pays, sont à meilleur marché que s'ils (page 573) venaient des pays étrangers chargés des frais de transport et de commission.

Ces industries protégées auront produit un mouvement considérable d'affaires, un grand emploi de capitaux, du travail pour beaucoup d'ouvriers, des moyens d'échange avec l'étranger. Voilà donc les heureux résultats possibles de ces droits qui, remarquez-le bien, cessent alors d'être nécessaires et doivent être abolis.

Mais en est-il de même pour l'agriculture? Evidemment non ; car il y a là un vice radical, c'est que le prix du capital employé par le travailleur lui revient plus cher et s'élève en raison du bénéfice qu'il peut faire, sans que le prix de ce même capital diminue jamais, alors même que, loin de lui donner du bénéfice, il ne lui donne plus que de la perte. Je m'explique.

Que les grains restent chers pendant quelques années, les fermiers font de bonnes affaires, ils gagnent de l'argent; mais malheur à ceux dont les baux expirent dans ces circonstances! Ils sont augmentés en raison du bénéfice qu'ils font, et cela est tout naturel. Les propriétaires qui retirent de leurs champs une faible rente, tâchent d'en retirer quelque chose de plus, surtout lorsqu'ils voient que leurs fermiers prospèrent; mais que les circonstances changent, que les grains baissent, croyez-vous que les baux seront diminués? Point du tout ! Mais, comme on voit que les fermiers n'ont pas une rémunération suffisante de leurs travaux, on vient demander à la législature de mettre des droits sur la nourriture du pauvre, pour que les fermiers puissent payer les baux élevés qui leur ont été imposés.

Voilà, messieurs, la différence des résultats, qu'on obtiendrait par les droits protecteurs appliqués également à l'industrie et à l'agriculture. D’un côté c'est la possibilité d'un grand bien avec retour au principe de la liberté commerciale, de l'autre, c'est la certitude d'un mal général au profit de quelques-uns sans espoir de le voir jamais cesser.

Quelle conséquence doit-on tirer d'un pareil état de choses ? C'est que le prix des terres est trop élevé et comme, dans mon opinion, ce prix ne peut pas baisser, parce que, malgré leur peu de produits, la demande des terres continue, il faut que les propriétaires se contentent d'une très petite rente ; et la force des choses les amènera à reconnaître qu'ils ne peuvent compter que sur 1, 1/2 à 2 p. c. de la valeur de leurs terres , valeur qui restera toujours très élevée ; c'est donc encore une très belle position qui ne doit en aucune manière nous préoccuper. Mais ce qui doit nous préoccuper, messieurs, c'est le déplorable effet qu'aurait sur le pays la proposition d'élever un droit sur la principale nourriture des classes laborieuses; ce premier pas dans cette voie est une chose funeste et vous aurez beau faire les plus belles phrases du monde, établir les plus beaux calculs pour soutenir cette proposition, vous ne parviendrez jamais à faire croire que c'est un bien. Je voterai contre toute augmentation et pour le maintien du droit actuel.

M. le président. - La parole est à M. Toussaint, inscrit sur le projet du gouvernement.

M. Toussaint. - Messieurs, il me semble que nous pratiquons un peu trop à la lettre le précepte de Boileau : nous nous hâtons trop lentement. Je crois que par la discussion qui a eu lieu jusqu'ici, la question commence à être assez éclairée pour être posée dans sa précision, c'est-à-dire dans l'objet qui est à résoudre par nous. (Interruption.) Je ne m'arrête pas à l'interruption, et je répète qu'il est temps que le débat soit précisé, et je pense que chacun de vous est de mon avis.

A travers la phrase brillante et poétique de l'honorable comte de Liedekerke, à travers la phrase nette et quelque peu puritaine de l'honorable M. Cans, à travers la logique absolue et quelque peu sarcastique de notre honorable collègue M. Coomans, à travers la véhémente défense de l'honorable M. de Brouckere, les tendances positives des diverses opinions qui existent dans cette chambre se sont dégagées; et déjà elles ont commencé à quitter leur terrain absolu.

Il ne s'agit déjà plus d'une question d'économie politique pure. Vous avez entendu, hier, le représentant le plus considérable de cette science (l'économie politique), dire, à la place que je devais prendre dans la discussion, que lui aussi avait grand égard aux faits et qu'il n'était pas l'esclave aveugle des principes.

Je pense que c'est sur le terrain des faits que la question doit être posée et que sur ce terrain une transaction est parfaitement praticable.

Cette transaction est possible, car elle est déjà, sinon dans les paroles, au moins dans les tendances que révèlent les diverses propositions dont la chambre est saisie.

En effet, les représentants du free trade passent condamnation sur un droit de 50 centimes; les partisans les plus exigeants de la protection quasi absolue descendent au chiffre d'un franc 50 centimes.

Eh bien, quelle est la signification de cette double tendance? C'est que, d'une part, les représentants du frer-trade reconnaissent que, dans notre législation industrielle et fiscale, il y a pour l'agriculture des charges incomparablement plus fortes que celles qui grèvent les agriculteurs dans les pays qui tiennent nous faire concurrence chez nous; et que, d'autre part, les partisans de la protection reconnaissent la nécessité de maintenir notre commerce de grains et de rester en rapport avec les pays agricoles voisins.

Messieurs, on a beaucoup attaqué le gouvernement à propos d'une espèce d'inconséquence dans laquelle il tombe à l'égard de cette question. Celte inconséquence est le fruit du programme ministériel qui a été publié dans les circonstances que l'on connaît ; cette inconséquence apparente est, en quelque sorte forcée, attendu qu'il est clair pour chacun de nous que, dans les circonstances actuelles, il serait impossible d'obtenir de la législature que les lois douanières, relativement à l'industrie, soient modifiées dans un sens de plus grande liberté, c'est-à-dire dans un sens de moindre protection, dans le sens d'exposer davantage notre travail à l'intérieur.

Mais, s'il va inconséquence et inconséquence forcée de la part du gouvernement, il y a également inconséquence do la part des partisans exclusifs de l'agriculture, à ne pas se renfermer dans l'espèce d'enclos absolu qui est l'utopie de cette opinion, et à condescendre à des droits relativement plus modérés.

Je dis donc qu'il y a possibilité de transaction ; dès qu'elle est possible sur une matière comme celle-ci, nous devons la tenter; il faut la tenter afin que cette question des denrées alimentaires soit vidée, et mise hors de débat. Les questions de ce genre sont toujours très irritantes: elles tendent toujours à diviser le pays en population rurale et en population urbaine; elles excitent l'une contre l'autre la classe des propriétaires fonciers et la classe bien plus nombreuse de ceux qui ne le sont pas....

- Un membre. - Il n'y a pas d'hostilité entre ces classes.

M. Toussaint. - Comment! il n'y a pas d'hostilité entre ces classes ! Jetez les yeux sur les pays voisins ; n'y a-t-il pas là hostilité entre les riches et les pauvres? Toute l'Europe est agitée par les questions sociales : et pourquoi les questions politiques ont-elles perdu leur intérêt, même en notre pays, si ce n'est parce que les questions sociales sont sur le tapis et absorbent l'attention publique?

Je poursuis, messieurs; il y a pour les partisans de la protection un grand motif de la vouloir modérée, c'est que dès que cette protection est trop forte, elle devient odieuse : dès qu'elle devient odieuse dans un pays de libre pensée et de libre discussion comme le nôtre, on est sûr qu'elle cesse bientôt. Dans l'intérêt de la protection, il faut la faire modérée, afin qu'elle subsiste et que toutes les populations urbaines et industrielles du pays ne se soulèvent point contre elle. A cet égard il ne faut pas se faire illusion, messieurs, dans l'état actuel du pays et de l'Europe, il serait impossible sans de graves dangers de maintenir une protection très élevée en ce qui concerne les denrées alimentaires.

Il importe d'ailleurs, pour les protectionnistes comme pour les autres , de ne pas vouloir la protection trop forte, pour qu'elle n'entoure point notre pays comme d'un cercle de fer, et qu'à notre frontière de terre, elle n'intercepte pas les communications avec les contrées voisines de cette frontière.

Sur une grande partie de nos frontières, il existe des marchés de grains où l'on apporte des grains des pays limitrophes étrangers, ce qui établit des relations qu'il est de l'intérêt de toute la Belgique de ne pas entraver. Je ne pense pas que les partisans de la protection aient la pensée de détruire ce genre de relations; je respecte trop ceux qui défendent la protection dans cette enceinte pour supposer que telle soit leur pensée.

Pour les libre-échangistes, il faut bien qu'ils passent par un droit modéré, plus élevé que le droit actuel, à raison de l'état de notre législation intérieure et de la législation qui existe sur les mêmes matières dans les pays voisins; surtout il faut qu'ils consentent à un léger droit pour compenser les impôts plus forts qui pèsent sur l'agriculture de notre pays. Il faut qu'ils y consentent pour que l'agriculture ne soit point découragée, délaissée, et pour qu'une notable partie de notre territoire continue d'être attachée à la plus solide et la plus morale de toutes les industries, l'agriculture.

Messieurs, j'en arrive à la proposition spéciale que j'ai faite, et qui consiste à établir un droit d'entrée de 1 fr. par 100 kilog. de froment, et de 75 centimes par 100 kil. de seigle. Je pense que ce droit est assez fort pour être efficace dans les moments où un droit quelconque peut être efficace.

Dans le moment actuel, l'abondance des grains est telle que tout droit reste sans effet et sans action ; mais dans les temps ordinaires, le droit étant élevé à un franc les cent kilogrammes de froment, comme il n'y aura pas de barrière à la sortie, il en résultera un grand avantage pour les producteurs agricoles; car l'importation des denrées alimentaires étant imposée dans une certaine mesure, par le droit d'un franc, et l'exportation continuant de s'opérer, principalement vers l'Angleterre sous le régime de la libre sortie, il y aura diminution des approvisionnements et tendance à voir s'élever le prix de ces approvisionnements.

Si vous éleviez le droit au-delà d'un franc, que vous établissiez une forte barrière d'une part, et que vous n'en mettiez aucune de l'autre, il en résultera un enchérissement des grains qui vous obligera d'intervenir promptement pour modifier la législation. Mais an taux d'un franc, je ne pense pas qu'il y ait jamais grand mal pour la consommation, et ce taux augmentera, je pense, dans une assez forte proportion, les recettes du trésor sur l'article des grains.

Ce droit, messieurs, n'est pas un droit fiscal, comme on l'a prétendu, mais dans les circonstances où se trouve l'agriculture et le pays légal en Belgique, ce n'est pas un motif pour ne pas établir ce droit. Il y a au contraire des motifs puissants de l'établir.

Pour moi, il est évident que, chaque fois qu'il sera perçu, il sera supporté en partie par le consommateur indigène, ou en cas de transit le consommateur étranger, et en partie par l'importateur dont il réduira légèment le bénéfice.

Je crois qu'il est nécessaire, et telle me semble être la tendance de tous les amendements, que le droit, fiscal ou non, soit proportionnel à la (page 574) valeur de l'objet qu'il frappe, connue cela a lieu pour la presque généralité des articles de notre tarif.

Je n'ai pas ajouté à mon amendement la proposition de déclarer que le droit sera permanent, car j'accorderais peu de confiance à une semblable déclaration; nous sommes tellement habitués à modifier notre législation à tout propos, que nous aurions beau inscrire le mot «permanent» dans la loi qu'elle n'en durerait pas plus longtemps pour cela.

D'un autre côté cependant, je trouve un inconvénient à stipuler que la loi est faite pour une année seulement, attendu que cela vous obligera fatalement, et quelles que soient les circonstances, de recommencer dans un an une discussion longue, fastidieuse et irritante. (Vous avez beau le nier).

Il est inutile d'abuser de la tranquillité, de l'excellent esprit qui règne dans notre pays en recommençant souvent des discussions de l'espèce. Messieurs, ne nous abandonnons pas à une sécurité excessive; les meilleures situations peuvent se gâter.

Je me résume : la transaction est possible, elle est nécessaire ; elle peut avoir lieu pour les deux opinions sans déshonneur pour elles, et au fond le plus grand pas, le rapprochement des extrêmes, est déjà fait. Le chiffre de la transaction semble indiqué, c'est le milieu entre la proposition de porter le droit à 1 fr. 50 et le droit actuel qui est 50 c. De plus, le droit que je propose est proportionnel à la valeur des différents genres de denrées, et, sous ce rapport, il est conforme à l'équité.

M. Christiaens. - L'honorable M. Coomans, qui m'a précédé dans cette discussion, a traité les régions supérieures de la matière d'une manière assez complète.

Au même point de vue que l'honorable membre, c'est-à dire au point de vue d'une protection douanière modérée en faveur de l'agriculture du pays, j'ai quelques observations à présenter à la chambre, qui, bien qu'elles ne s'élèveront pas au-dessus des plus bas degrés de l'échelle de cette vaste question, ne manqueront pas, je pense, d'un certain à-propos.

Le gouvernement, j'aime à le reconnaître, a fait de louables efforts, en prenant des mesures qui étaient inusitées dans le pays, afin de venir en aide à l'industrie agricole ; mais j'ajoute aussitôt que des mesures de ce genre, quelle qu'en doive être l'efficacité dans l'avenir sur la production de notre sol, ne sauraient suffire pour nous permettre de braver impunément la libre concurrence de l'agriculture des pays étrangers.

Dans les conditions où se trouve la propriété du sol en Belgique, c'est-à-dire avec les avantages que le temps et les lois y ont attachés, avantages qui en font aujourd'hui un élément capital de la société belge ; avec les charges considérables que, d'une autre part, les lois fiscales ont imposées à cet élément de la richesse nationale, au profit de l'Etat, de la province et de la commune, l'agriculture de la Belgique ne pourra jamais soutenir la lutte contre la libre entrée des produits agricoles étrangers.

C'est une idée irréfléchie, aventureuse, celle qui pousse nos libre-échangistes à mettre en parallèle la puissance de production de notre sol arable, tourmenté, fatigué et épuisé, avec la force productive du sol vierge de l'Amérique, du limon toujours renouvelé de l'Egypte et des jachères immenses des pays du nord de l'Europe, affranchies à la fois du taux élevé des fermages, de la cherté de la main-d'œuvre et de l'impôt exorbitant auquel les produits de l'agriculture se trouvent être assujettis chez-nous, sous de multiples formes.

Certes, le travail soutenu et varié, l'emploi intelligent des procédés scientifiques pour multiplier et diversifier les productions de la terre, auront pour effet de suppléer plus ou moins à l'épuisement où une longue tourmente n'a cessé de réduire le sol arable en Belgique; mais c'est à condition de ne pas laisser relativement avilir la valeur de ses produits.

Et, je vous le demande tout d'abord, messieurs, cette nouvelle ardeur, ce surcroît de travaux que l'on s'est pris à demander à nos cultivateurs; l'emploi dispendieux des agents artificiels auquel on les provoque sans cesse pour la culture de leurs terres, afin d'en augmenter la production ; tout cela, n'est-ce pas l'aveu le plus manifeste de li reconnaissance de cette infériorité relative de la force de production du sol arable en Belgique?

Mais ces efforts extraordinaires que l'on demande au cultivateur belge, les avances de fonds sans cesse répétées que réclament les moyens artificiels dont on lui conseille l'usage incessant, pense-t-on qu'il s'y résignera longtemps , s'il ne voit , au bout de ses avances et de ses travaux, un dédommagement dans un prix rémunérateur de ses récoltes, pour lesquelles il aura souvent dépensé le dernier sou de sa bourse, quelquefois même au moyen des plus dures privations qu'il s'est imposées à lui et à sa famille? Non, messieurs, ce qui soutient le travail, c'est l'espoir du gain. Ce qui invite à l'avance d'un capital quelconque, c'est la certitude de sa reproduction avec bénéfice. Autant que les autres industriels, les cultivateurs ont besoin de cette certitude ; et c'est là seulement qu'est l'origine vraie de l'amélioration de l'agriculture en Belgique et du développement qu'elle y a pris depuis un demi-siècle.

Otez le mobile puissant de ce progrès à nos cultivateurs, et vous l'arrêtez à l'instant même. Opposez aux produits de leurs pénibles travaux une concurrence étrangère, inégale, supérieure, et vous les découragez; et vous faites aussitôt rétrograder la production du sol en Belgique.

Déjà certains symptômes de cette vérité sont venus se manifester sur quelques points du pays.

Le fumier, par exemple, qui s'y vendait constamment à 5 et 6 francs la charretée, n'y trouve pas d'acheteurs à 3 francs à l'heure qu'il est. L'ouvrier de la campagne y est sans ouvrage; le petit cultivateur, loin de lui en fournir, se trouve forcé, pour vivre, de faire concurrence à l'ouvrier.

Les grands cultivateurs restreignent plus ou moins leurs travaux, même ceux qui sont utiles et immédiatement reproductifs, et le propriétaire à son tour, étant mal payé, dépense moins en travaux d'améliorations.

Ah! je sais que les antagonistes de la protection diront que ces plaintes sont exagérées; que ce sont des jérémiades d'un homme à courte vue, qui n'entend rien aux principes de la grande économie politique.

Je pourrais répondre à ces économistes satisfaits, qu'ils ne voient, eux, que la culture des environs de nos grandes villes, et que, s'ils sont contents, c'est peut-être parce qu'ils s'aperçoivent que la vie se met au centre du pays, sans s'inquiéter beaucoup si c'est la chaleur ou la glace qui se met aux extrémités! Et il n'est pas bien difficile de s'apercevoir que les choses tendent à cela en Belgique.

Chacun jugera, à son point de vue particulier, ces tendances qui sont peut-être irrésistibles, sous l'influence des idées dominantes. Je n'entends accuser ici personne d'un fait qui me saute aux yeux. Je n'en examinerai même, pour le moment, ni la source, ni le résultat probable, pour la prospérité et la tranquillité du pays.

Je tiens seulement à exposer devant la chambre quelles sont, à mes yeux, les causes qui rendent les produits de l'agriculture si éblouissants dans les environs de nos quelques grands centres de population; parce que ces résultats mêmes ont probablement leur part d'influence sur l'esprit de nos adversaires, pour les déterminer irrévocablement à repousser nos justes réclamations en faveur de l'agriculture du pays en général.

L'on peut, sans avoir la moindre intention de faire la guerre aux progrès industriels qui se sont réalisés en Belgique, se permettre de dire, qu'il y existe des aspirations ardentes et obstinées au monopole, et une fatale manie d'absorption à l'égard du travail national. Depuis quelque temps, cette manie , aidée de la haute finance, semble ne plus connaître de bornes; elle s'étend à tout, même aux choses que l'on croyait à tout jamais hors de son atteinte. C'est elle qui a amené dans le pays une certaine centralisation funeste pour son agriculture et nuisible aux moyens d'alimentation de nos populations; à savoir la centralisation de la fabrication de la viande et des engrais. Autrefois, on fabriquait ces éléments indispensables pour la fertilité de nos terres, dans de petites fabriques disséminées çà et là, sur toute la surface du pays.

Ces fabriques, on les comptait par mille encore en 1820, dans la seule province de Luxembourg. Aujourd'hui, cette même fabrication se trouve presque toute concentrée dans ou aux environs de quelques grands centres de population de la Belgique, tels que Liège, Gand, Anvers, Bruxelles et quelques autres.

Si vous joignez à cette circonstance l'abondance des engrais que fournissent les boues de rue de ces grandes villes, et prenant en considération la plus-value des produits de la culture de leurs environs à cause de la proximité même de ces grands centres de consommateurs, vous aurez le secret des merveilles de l'agriculture qu'on nous montre avec une certaine ostentation, dans ces quelques rayons agricoles privilégiés, et qui semblent avoir frappé d'étonnement quelques esprits peu habitués à réfléchir sur cette matière.

Mais la culture des terres dans ces rayons relativement fort restreints constitue-t-elle l'agriculture du pays? Forme-t-elle la culture des deux millions d'hectares que les campagnards belges arrosent de leurs sueurs? La richesse de végétation qu'on nous montre dans ces quelques lieux favorisés, n'y existe en quelque sorte qu'aux dépens de l'agriculture du reste du pays, par suite de la centralisation dans ces lieux de la fabrication de l'engrais des étables; fabrication qui, dans notre Belgique essentiellement agricole, comme on dit, ne devrait, pourtant exister que dans de petites fabriques disséminées çà et là dans nos campagnes à pied d'œuvre des cultures mêmes ; car en vérité, c'est un singulier pays agricole, celui où les fabriques de l'engrais des étables se trouvent comme rangées autour des salles de spectacle de nos grandes villes! Et maintenant, messieurs, que je vous ai montré là un fait qui constitue une si énorme anomalie à l'égard de l'agriculture du pays, n'ai-je pas raison de dire que tout tend en Belgique à mettre la chaleur au centre du pays, la glace et le découragement aux extrémités!

Messieurs, je me permettrai en passant de signaler à la chambre un fait digne de toute son attention et de celle du gouvernement, et qui entre autres est un des résultats de la centralisation dont je viens de vous entretenir. C'est un fait connu de tout le monde dans le pays, l'honorable M. Moxhon le signalait encore l'autre jour; il a beaucoup préoccupé nos économistes, mais ils en ont vainement cherché la cause ailleurs que là, parce qu'en effet elle n'est que là.

Il s'agit, messieurs, d'une denrée alimentaire de la plus haute importance pour nos populations, et à ce titre je trouverai peut-être grâce devant la chambre, pour venir me livrer devant elle à des détails qu'on pourrait trouver peu parlementaires dans une circonstance autre qu'une discussion entièrement consacrée aux denrées alimentaires du pays.

Il s'agit de viande, cette nourriture substantielle et réparatrice pour nos concitoyens excédés par un travail de tous les jours, et que nous devons nous ingénier à mettre à leur portée, par tous les moyens possibles, et surtout par les productions du pays même, afin de mieux l'assurer.

On ne cesse de se demander comment il se fait que le bétail gras sur (page 575) pied se trouve être par moments à très-bas prix, tandis que la viande de boucherie se maintient constamment à des prix fort disproportionnés?

Selon moi, messieurs, ce double fait prend sa source dans la centralisation de la fabrication de la viande en quelques grandes fabriques qui se trouvent autour de nos principaux marchés de bétail gras, fabriques où l'on nourrit de deux à trois cents tôles de bétail et plus dans chacune.

Messieurs, j'ai d'abord besoin de vous faire remarquer ici que, supposant cinq des grandes fabriques dont je viens de parler, opérant ensemble sur une contenance de mille hectolitres de matière par jour, ces cinq fabriques nourrissent un quart de bestiaux moins que cent petites fabriques qui seraient répandues dans nos campagnes, opérant également ensemble sur une contenance de mille hectolitres de matière.

Ce premier fait, qui est incontestable et que néanmoins on hésite à constater à cause de son impopularité dans cette enceinte, a pourtant, déjà une grande portée pour la démonstration où je veux arriver.

Mais il y a bien autre chose que cela.

Les engraisseurs de la grande industrie possèdent les moyens, pendant huit mois de l'année, de régler en quelque sorte le prix du bétail gras sur les principaux marché du pays; et voici comment : les petites fabriques de viande, les fabriques agricoles proprement dites, encore en si grand nombre en Belgique il y a vingt-cinq ans, ayant successivement succombé devant le développement des distilleries à grand appareil, il est avenu que la très grande partie du bétail gras du pays se trouve pendant huit mois de l'année dans les étables des grands industriels engraisseurs, et pendant ces huit mois, le bétail des étables devant seul fournir les marchés du pays, il s'ensuit que ce petit nombre d'engraisseurs en grand possèdent ce que l'on peut appeler avoir en mains, dans une certaine mesure, le prix du bétail gras, parce que les capitaux ne font jamais défaut à ces gros matadors, et que, se trouvant à proximité des marchés, ils ont soin de ne fournir ceux-ci que dans la mesure du strict nécessaire; outre qu'ils sont en position de pouvoir ramener sans dommage les bestiaux qu'ils avaient exposés en vente, lorsque les prix offerts ne leur conviennent pas.

Or, messieurs, l'époque de ces manœuvres du monopole de la grande industrie constitue le temps de la cherté du bétail gras sur les marchés. Mais au mois d'août, cette cherté commence un peu à diminuer, le bétail gras des pâturages venant déjà faire concurrence alors sur les marchés au bétail des étables.

C'est ici le commencement de l'époque du bon marché du bétail.

Ce bon marché devient de plus en plus sensible, jusqu'à la fin du mois de novembre, et pendant ce dernier mois, à commencer dès le mois d'octobre, les marchés se trouvent être surabondamment fournis de bestiaux, au point que les prix s'affaissent jusqu'à l'avilissement, surtout lorsque le bétail hollandais peut alors venir faire libre concurrence sur nos marchés.

D'où vient maintenant que, pendant cette époque de l'avilissement du prix des bestiaux gras, la viande de boucherie se maintient néanmoins au même prix qu'auparavant ?

Voici ma réponse :

Les quatre mois qui sont la temps du bon marché du bétail gras et surtout les mois d'octobre et de novembre, sont pour les bouchers ce qu'ils appellent leurs bons jours, les jours du dédommagement pour les pertes qu'ils ont éprouvées pendant les huit mauvais mois qu'ils ont été rançonnés par ces quelques gros détenteurs de bestiaux qui en possèdent alors le monopole.

Les bouchers sont donc forcés, afin de récupérer les pertes éprouvées par l'effet de ce monopole, de rançonner à leur tour les consommateurs de viande, durant les quatre mois de l'année qui constituent pour eux la bonne saison ; et la concurrence reste sans effet sur le prix de la viande de boucherie pendant ce temps, parce que ce temps du bon marché en bétail gras est trop court pour déterminer un affaissement dans les prix de la viande.

Les bouchers, d'ailleurs, ayant tous éprouvé des pertes, pendant huit mois de l'année, tous éprouvent le même besoin de devoir profiter de la bonne saison, comme ils l'appellent.

Messieurs, c'est là la clef de cette espèce d'énigme, à la recherche de laquelle nos économistes sont encore à se battre les flancs; attendu qu'ils ne peuvent se résoudre à chercher un effet dommageable pour la société, dans la centralisation d'une fabrication quelconque, parce qu'un effet de cette espèce contrarie leur théorie favorite qui est: Que tout en tout doit subir le joug de la grande industrie.

Je me permettrai ici une courte réflexion avant de poursuivre. Je pense qu'elle vient en son lieu.

Un homme d'Etat, un de nos anciens ministres, a dit, dans une circonstance récente et solennelle, s'adressant à un auguste personnage, que c'est grâce à la décentralisation administrative dont nous jouissons que la Belgique a échappé aux convulsions politiques qui viennent d'ébranler d'autres pays en Europe.

La décentralisation administrative est donc reconnue être une réforme salutaire pour les gouvernants comme pour les gouvernés.

Je suis aussi de cet avis là ; mais je suis aussi de l'avis qu'il est encore une décentralisation à introduire dans le pays : C'est celle du monopole du travail d'exploitation qui renferme la richesse nationale.

Cette décentralisation-là peut devenir tout aussi nécessaire , tout (page 575) aussi urgente peut-être, que la décentralisation administrative pour conserver la tranquillité des peuple.

Maintenant continuons sur l'agriculture, Loin d'être le détracteur du genre de protection que le gouvernement accorde à l'agriculture du pays, je lui en suis gré de bon cœur.

Mais à mes yeux, ce ne sont là que des stimulants à côté desquels doit être maintenue une protection plus positive, plus efficace, et que je n'aperçois jusqu'ici que dans une protection à la frontière.

Je le sais, messieurs. On va me dire : Vous demandez une chose qui ne doit profiter en définitive qu'aux propriétaires du sol. C'est là l'argument éternel des libre-échangistes contre la protection en faveur de l'agriculture; mais à Dieu ne plaise que je vienne jamais défendre l'intérêt de quelques-uns aux dépens de l'intérêt de tous !

Et d'abord, s'il était vrai que la prospérité de l'agriculture ne dût profiter qu'aux propriétaires du sol seuls, que n'adresse-t-on au ministère les mêmes reproches qu'on nous adresse, lui qui, par des encouragements dispendieux pour l'Etat, cherchant à rendre l'agriculture du pays de plus en plus prospère, tendrait ainsi au même but que nous?

Mais, messieurs, soyons plus justes ; disons que si les fermages des terres sont plus élevés aujourd'hui qu'au temps, par exemple, du règne d'Albert et d'Isabelle, tout le monde en Belgique a profité de ce renchérissement : en premier lieu, le trésor public et tous ceux qui en vivent ensuite les fabricants, les détaillants, les financiers, les artistes de toutes les espèces et tant d'autres classes encore. Les avocats les notaires, n'en n'ont-ils pas profité? Voit-on aujourd'hui, comme au temps du règne d'Albert et d'Isabelle, des avocats aller plaider au tribunal pour la somme de treize patards? Y a-t-il encore des notaires en Belgique qui dressent un acte authentique pour six escalins de Brabant, comme à l'époque que je viens de rappeler?

En vérité, si c'est à la diminution des baux de la terre qu'on vise, je crois qu'on a choisi le bon moyen, en retirant à l'agriculture du pays la protection douanière contre la concurrence étrangère.

Le libre échange pourrait faire atteindre le but désiré. Mais ceux qui désirent atteindre ce but auraient-ils la simplicité de s'imaginer qu'il n'y aura que le revenu du propriétaire foncier qui se trouvera être affecté par la diminution des baux de la terre? Pensent-ils qu'avec le taux des baux du XVIIème siècle, qui semble être un si beau rêve pour eux, l'on pourra maintenir longtemps à son chiffre actuel le budget des dépenses publiques, ainsi que le chiffre de ce million de petits budgets de dépenses privées?

Et puis, il est fort présumable que l'on n'obtiendra pas immédiatement la diminution des fermages, nonobstant l'avilissement plus ou moins continu du prix des céréales.

Il se pourrait que, dans ce cas, la ruine des locataires du sol précédât quelque peu la ruine des propriétaires, et qu'une calamité, ressemblant à ce qui se passe en Irlande aujourd'hui encore, malgré le libre échange des céréales en Angleterre, est réservée à la Belgique dans une circonstance donnée.

Messieurs, je vais essayer de vous faire comprendre que ces prévisions ne sont pas dénuées de fondement.

Le travail, tel qu'il est organisé chez nous, n'est pas au niveau des bras qui s'offrent pour l'accomplir. Il s'en faut de beaucoup, quoi qu'on ait dit. Afin d'y suppléer il faudra forcément, et de plus en plus, s'adresser au sol arable du pays. Cet état de choses amènera nécessairement la concurrence pour louer la terre par petites parcelles. Ce nouveau genre de location par distributions de petites exploitations agricoles commence à se pratiquer sur quelques points du pays sur une assez grande échelle.

Les administrations des hospices et de bienfaisance en donnent déjà l'exemple dans plusieurs localités, éprouvant le besoin d'augmenter leurs revenus. Eh bien, cette ressource pour hausser les fermages ne peut que s'étendre et prendre des proportions toujours plus grandes.

Par ce moyen, l'on pourra maintenir le prix des baux actuels pendant longtemps encore, nonobstant l'avilissement du prix des récoltes; mais le morcellement des exploitations agricoles utiles viendra s'opérer et s'étendre successivement, en présence d'une population et de la concurrence pour louer la terre toujours croissantes; jusqu'à ce qu'enfin l'agriculture, de la Belgique se trouve en grande partie dans les mains de tous petits cultivateurs; petits cultivateurs qui formeront enfin une population nombreuse de mangeurs de pommes de terre; ne plantant que ce tubercule, à côté de quelques arpents semés de seigle, qui ne produisent pas même pour la stricte consommation du ménage, population pauvre, qu'une seule mauvaise récolte repousse du foyer domestique, pour la répandre, misérable, sur les chemins publics, hurlant de faim et en si grand nombre qu'il est impossible de lui porter secours.

C'est là, messieurs, une phase, vous apportant le paupérisme sur la plus vaste échelle, par laquelle l'on pourrait devoir passer avant d'arriver à une diminution définitive et sensible des baux du sol arable en Belgique ; car on ne peut raisonnablement admettre que ceux qui y vivent du revenu de la terre, eu égard au genre de civilisation où nous sommes arrivés, civilisation qui ne consiste qu'à bien vivre, mieux vivre et toujours mieux vivre ; et en présence des besoins factices de toute nature que cette civilisation a créés parmi nous; que ceux-là, dis-je, s'interdiront un seul moyen, dès qu'il est légal, pour s'assurer la satisfaction de ces besoins.

Or, le morcellement des grandes exploitations agricoles sera indubitablement le moyen extrême auquel on aura recours; mais avec tous les (page 576) graves dangers que ce morcellement traînera à sa suite pour la seule espèce d'agriculture qui convienne à la Belgique : celle qui se lie aux moyens de multiplication de nos races d'animaux domestiques que les termes d'une certaine étendue peuvent seules propager et maintenir.

C'est pourtant à leur annihilation que le libre échange des céréales doit en définitive les conduire. Néanmoins, à en croire l'exposé des motifs du projet de loi en discussion, toutes ces inquiètes prévisions ne seraient que le produit de notre ignorance en matière d'économie sociale. Ce serait, au moins, le fruit d'un préjugé inspiré aux propriétaires par une vue fausse de leur propre intérêt ; car, dit l'exposé des motifs : il n'est pas douteux que les prix des céréales ne se fussent affaissés davantage et plus rapidement si l'exportation, stimulée par une législation libérale, n'avait diminué la quantité des céréales disponibles pour la consommation.

Messieurs, vous l'entendez: au dire du ministère, l'exportation de notre trop-plein en céréales n'aurait pu s'effectuer sans la libre entrée des céréales étrangères. Cela me semble vouloir dire que le libre échange nous a apporté l'avilissement du prix de nos récoltes et que c'est grâce à ce même avilissement que MM. les Anglais sont venus nous débarrasser de nos bons grains pour nous en apporter de moins bons plus tard.

Les Anglais, dont on a beaucoup parlé dans cette discussion, peuvent avoir de très bonnes raisons pour établir le libre échange des céréales chez eux.

Quand une nation, par la grandeur de sa position politique dans le monde, se trouve forcée de viser sans cesse au monopole du commerce et de l'industrie du monde entier, pour ne pas déchoir de cette position grandiose, elle a certainement autre chose à faire que ce que nous avons à faire, nous Belges, qui nous nous trouvons relativement sur l'échelle d'un humble terre-à-terre.

Je comprends de même que l'Angleterre peut avoir un puissant intérêt à pousser la Belgique dans la voie du libre-échange des céréales ; car, indépendamment de toute autre considération, notre position géographique à son égard le fait assez comprendre. Mais prenons-y garde, messieurs, la politique de l'Angleterre ne tend jamais, ne peut jamais tendre, telles sont les nécessités de la complication de son existence politique, qu'à son intérêt exclusif, en allant même jusqu'à sacrifier à ce but constant les intérêts les plus vitaux de ses alliés, de ses amis.

Qu'importe aux Anglais l'agriculture de la Belgique, à eux qui songent depuis longtemps à supprimer toute l'agriculture des céréales dans leur pays? N'avons-nous pas vu des hommes politiques considérables en Angleterre, proposer d'y transformer toutes les terres arables en prairies permanentes, en vue de faire de ce pays une vaste fabrique de viande?

Ce n'est donc pas pour en faire des ilotes politiques, comme l'honorable M. Coomans l'a supposé ; mais c'est pour en faire des fabricants de viande que sir Robert Peel veut transformer les cultivateurs anglais, et, pour y parvenir, il a poussé l'Angleterre à pleines voiles dans le libre échange des céréales. Et cela se conçoit encore de la part d'une nation qui est forcée de concentrer toutes ses richesses dans ses manufactures, toute sa puissance dans sa marine, ne voulant se réserver pour le sol que la production, mais la production en grand de sa principale denrée alimentaire, la viande, que sa marine n'est pas toujours à même de lui apporter des pays étrangers, comme elle peut lui apporter sans cesse les céréales de tous les points du globe.

Mais je vous le demande, messieurs, tout cela est-il applicable à la Belgique, dont les trois quarts du travail et des richesses nationales résident dans la culture de ses terres? Non, messieurs, la Belgique n'a aucune raison de suivre l'Angleterre dans la voie du libre échange des céréales. C'est la manie de l'imitation seule qui entraîne ici nos libre-échangistes.

L'année dernière, le gouvernement est venu nous engager à décréter le libre échange des céréales, déclarant que le pays se trouve devant un manquant annuel en blé de cinq cent mille hectolitres. Aujourd'hui, ce même libre échange est devenu aux yeux du gouvernement une nécessité pour le pays, et pour l'agriculture surtout, parce que, dit le gouvernement, nous avons du blé au-delà des besoins de notre consommation et que c'est lui, libre échange, qui seul possède la puissance de déterminer l'exportation de notre trop-plein.

On le voit, il n'y a pas à discuter en matière d'économie sociale avec les libre-échangistes. La statistique officielle est toujours là pour les tirer d'embarras, et quand celle-ci est en défaut, on crie : Législation libérale! proclamant ainsi le libre-échange, la grande figure du libéralisme du jour, comme devant et pouvant seul trancher toutes les difficultés matérielles et morales devant lesquelles la Belgique se trouve.

Mais, messieurs, serait-il vrai qu'on cesse d'être libéral parce qu'on n'adopte pas un libre échange de l'espèce de celui qu'on vient nous présenter ici?

Quant à moi, avant que je l'accepte, il faut que le libre-échange, puisqu'il est la panacée universelle, soit appliqué en Belgique en tout et pour tous; point de privilèges entre Belges.

Il faut surtout qu'il soit préalablement pratiqué à l'intérieur du pays en faveur de l'agriculture, avant que je l'accepte à la frontière, au détriment de l'agriculture; et il faut pour cela que le droit de barrière disparaisse au profit du transport des grains sur nos routes pavées, où chaque borne kilométrique forme une douane intérieure élevée contre nos campagnards.

Il faut que les octrois des villes cessent de former à l'intérieur du pays ces multiples lignes de douanes entravant le libre échange des produits de nos campagnes, et empêchant, par des taxes énormes la nourriture du peuple d'arriver à la bouche du pauvre citadin.

Après cela, qu'on me montre le libre échange comme le symbole du libéralisme belge, et je m'y rallie comme à un symbole généreux et magnanime pour la nation qui le proclame; mais je ne puis souscrire à cet autre libre échange, trop mesquin pour pouvoir l'appeler généreux ; trop exclusif pour qu'il lui soit permis de se proclamer libéral.

Qu'on nous donne le libre échange complet, sans privilèges ni pour les villes ni pour les campagnes, et je l'accepte des deux mains. Je me sens le courage d'aller aussi loin que l'honorable M. de Brouckere sur cette route de l'abnégation personnelle. Ah oui! j'y marcherais aussi résolument que lui, et si un jour même un décret de la Providence devait l'élargir encore cette voie de l'abnégation, quand ce serait pour le bonheur ma patrie, eh bien, je dirais : Dieu m'avait donné ; Dieu me reprend ce qu'il m'avait donné. Il en est le maître! Et en ce moment-là, je me verrais plutôt brûler la langue dans la bouche que de calomnier Dieu, comme on le fait, en murmurant une distinction judaïque entre le don du soleil, de l'air et de la terre, que Dieu n'a pas séparés dans la dispensation qu'il en a faite à toutes ses créatures...

Quelques mots encore sur la libre entrée du bétail, si vous voulez me le permettre, avant de finir.

Je devrais ici parler de la Campine. Je devrais même en parler assez longuement ; le sujet en vaut la peine, à cause de ses rapports intimes avec l'agriculture en ce qui concerne le bétail du pays : mais le temps nous manque.

Je me bornerai donc à poser quelques questions : Faut-il, à l'égard de cette contrée, aller au-delà des efforts communs appliqués aux autres parties de la Belgique, pour transformer la Campine?

En d'autres termes : faut-il arracher cette contrée, par des moyens extraordinaires et comme par une sorte de violence, à l'état de contrée semi-agricole et semi-pastorale où elle se trouve encore?

Cela est-il dans l'intérêt du pays en général?

Cela est-il dans l'intérêt bien entendu de la Campine elle-même?

Pour ma part, je pense que la diversité dans le travail de la production des richesses nationales, propre à chaque partie du pays par ses mœurs et par la nature de son sol, assure mieux que l'uniformité, le bien-être de la nation entière.

C'est mon opinion. Je sais qu'il peut y en avoir d'autres sur cette matière, et qui peuvent différer selon le point de vue social où l'on se place.

Je sais aussi qu'on promet de faire de la Campine une seconde Flandre! A cela je réponds :

Qu'il n'est pas plus possible de créer une deuxième Flandre en Belgique, qu'il n'est possible de créer une deuxième Angleterre en Europe. Mais venons au bétail.

Tout le monde reconnaît que le bétail que possède la Belgique est insuffisant pour les besoins de son agriculture; que cette insuffisance provient d'un manque de pâturages pour le nourrir. Le gouvernement lui-même est convaincu de la vérité de ce fait généralement reconnu; puisqu'il fait travailler à la création de prairies nouvelles et pousse par divers moyens à l'amélioration de celles qui existent dans le pays à l'état de semi-marécages. Selon moi, ces travaux et ces encouragements viendront encore échouer contre la libre entrée dans le pays du bétail hollandais.

Les résultats primitifs des prairies nouvellement créées, n'importe par quels moyens artificiels ces résultats aient été obtenus, ne sauraient être maintenus et fructifier qu'à l'aide du pacage et d'un pacage continu pendant de longues années.

Eh bien, comment donner à vos nouvelles prairies un pacage continu en présence de la libre concurrence du bétail hollandais sur vos marchés de bestiaux gras; leurs bestiaux n'ayant qu'à passer vos frontières pour être au milieu de la Belgique ; bestiaux engraissés dans des prairies naturelles de première qualité, louées beaucoup moins cher que les prairies de notre pays ; bestiaux consistant en races ayant des qualités supérieures aux qualités de nos races bovines, par leur ossature et leurs dispositions à l'engraissement?

Non, avec une concurrence qui se présente dans de telles conditions, et dont le point de départ est à la porte de vos marchés de bétail gras (un bœuf arrive de la Hollande à Bruxelles pour dix francs de frais de voyage) ; avec la concurrence d'un pays dont la majeure partie du sol consiste en pâturages d'excellente qualité, et qui, n'a que la Belgique pour déverser, un trop-plein toujours renouvelé de son bétail ; avec une semblable concurrence, dis-je, la création de prairies nouvelles ne peut s'opérer fructueusement chez nous. Les travaux de ce genre seront bientôt abandonnés, si l'on n'établit un droit de protection à la frontière en faveur du bétail indigène.

Messieurs, je vais me résumer par une seule réflexion. Certaines de nos industries, qui procurent en ce moment du travail aux classes ouvrières du pays, peuvent venir à nous faire défaut, en tout ou en partie.

L'intérêt des gouvernements étrangers à cause de la situation tous les jours de plus en plus tendue de leurs populations, peut d'un jour à l'autre les forcer à nous ravir par un trait de plume une partie de notre travail manufacturier. Notre industrie agricole, au contraire n'excitera jamais l'envie des gouvernements étrangers, jamais ses produits ne rencontreront de répulsion nulle part.

Tâchons de maintenir, de développer autant que possible le travail (page 577) manufacturier ; mais gardons-nous de sacrifier à ce travail l'agriculture du pays, en mettant en pratique de hasardeuses théories, et rappelons-nous que, pour les nations comme pour les individus : il vaut mieux un tiens que deux tu l'auras.

M. Osy. - Je ne serai pas long, parce qu'après une discussion aussi approfondie que celle qui vient d'avoir lieu, il y a des choses que je pourrais répéter. Je ne parlerai pas en économiste politique, mais en homme pratique. A cette tribune aussi bien que dans les brochures et dans les journaux, on dit que c'est Anvers qui pèse sur le gouvernement, pour avoir des droits très bas et que c'est dans son intérêt que nous parlons.

Effectivement, si Anvers était seul la Belgique, nous serions free-traders, nous demanderions la liberté entière du commerce; vous concevez que ce serait notre intérêt; mais Anvers n'est pas égoïste; il envisage l'intérêt général du pays.

Il est vrai, comme on l'a dit, qu'en 1845, la chambre de commerce d'Anvers avait demandé un droit de 2 francs par 100 kilogrammes sur le froment. Mais tout en proposant ce droit, elle avait insisté pour l'abolition de la loi de 1834, afin d'avoir des droits définitifs, de la stabilité.

C'est ce que le commerce désire avant tout; car, avec le système que nous avions alors, le commerce des grains était tout à fait anéanti. Aussi lorsque la crise de 1846 et 1847 est arrivée, il n'y avait pas de grains en entrepôt. Le commerce d'Anvers, obligé d'aller au plus pressé, a dû faire venir des grains, non des pays lointains, mais de l'Angleterre et de la Hollande. C'est ainsi que le peuple a payé le pain aussi cher. Avec la stabilité des droits, vous auriez les entrepôts toujours garnis, et, quand vous auriez des besoins, ce ne serait pas à des prix aussi élevés qu'ils seraient satisfaits.

Quand la chambre de commerce d'Anvers a proposé le droit de 2 fr., c'était surtout, je le répète, pour faire tomber la loi de 1834, et avoir des droits définitifs. Anvers ne regarde pas à ce que le droit soit de 50 c. ou de 2 fr. Ce qu'il lui faut, c'est la stabilité. C'est en ce sens que je donnerai mon vote à la loi.

Comme je l'ai dit, l'intérêt d'Anvers serait d'avoir la liberté du commerce. Mais nous, députés d'Anvers, nous devons considérer l'intérêt général du pays. Sous ce rapport, la chambre de commerce d'Anvers a toujours parlé dans le même sens. Elle dit : Nous devons nous préoccuper non seulement des intérêts du commerce, mais encore de ceux de l'agriculture; elle a prouvé qu'elle se préoccupait de ces derniers intérêts en demandant un droit de 2 fr.

Certes, si l'on pouvait lever toutes les barrières, nous y gagnerions beaucoup. Aujourd'hui il y a plusieurs de nos industries qui peuvent se passer de protection ; car, depuis la crise, il en est plusieurs qui ont fait de grands progrès : ainsi, aujourd'hui, l'on peut livrer en Belgique du fil au même prix qu'à Belfast. Déjà on fournit pour les russias des fils au prix auquel on peut les tirer d'Angleterre. Mais ce n'est pas, à mon avis, un motif pour lever les barrières; car nous savons ce que ferait l'Angleterre. Si nous levions les barrières, elle inonderait notre marché pendant une couple d'années; les fabriques que nous avons établies à tant de frais et avec tant de patience, devraient crouler. Puis, quand les Anglais seraient maîtres du marché, ils nous imposeraient les prix qu'ils voudraient.

Je dis donc que je suis free trader, que je suis partisan de la liberté commerciale. Mais je dois avoir égard à la situation générale du pays. L'honorable M. de Brouckere, qui est plus avancé que moi dans ce système, vous a dit lui -même qu'il fallait tenir compte des faits existants.

Sous ce rapport, je ne puis admettre le reproche que mon honorable ami M. de Liedekerke adresse au gouvernement. Si le gouvernement adoptait le système de la liberté commerciale en tout et pour tout, il ferait une grande faute ; il doit avoir égard à la situation du pays.

D'honorables collègues demandent qu'il n'y ait plus de barrière pour la houille et la métallurgie. Je crois qu'ils ont tort. Malheureusement croyant à la réunion douanière avec la France (à laquelle je n'ai jamais cru), on a créé trop d'établissements, et on les a montés sur une trop grande échelle. Il en résulte une grande gêne. Quand elle aura cessé, nous pourrons lever les barrières.

Raisonnons donc en ce sens qu'à la longue, lorsque nous aurons perfectionné nos produits, de manière à pouvoir les livrer à l'étranger, nous pourrons graduellement abaisser les droits.

Lorsque la chambre de commerce d'Anvers, dont j'ai l'honneur de faire partie, a, en 1845, proposé un droit de 2 fr. sur 100 kilog., c'est-à-dire un droit plus élevé que celui qui est proposé par la section centrale, il n'y avait pas encore ce grand fait pour la Belgique de la libre entrée des céréales en Angleterre.

Depuis, les opinions sont extrêmement changées; car quand nous importons de la Baltique ou de la mer Noire, nous devons compter sur deux acheteurs : sur l'acheteur anglais et sur l'acheteur belge. Si vous établissez un droit trop élevé, nous serons obligés d'aller au marché anglais. L'Angleterre, aussi bien placée que nous pour le commerce de la Baltique, aura la préférence sur nous. Dans des cas donnés, les entrepôts seront vides; et si la récolte vient à manquer, vous devrez subir des prix élevés.

Quant aux intérêts du trésor, dont ont parlé plusieurs honorables collègues, je serais heureux de continuer à augmenter les revenus publics. Mais la proposition que l'on fait d'un droit élevé a surtout pour but une protection exagérée dont je ne veux pas.

Ainsi l'honorable député de Turnhout propose un droit de fr. 1 50 c. par hectolitre sur le grain étranger; or comme le grain étranger pèse 70 kilog. par hectolitre, c'est un droit de 2 fr. par 100 kilog. Eh bien, avec ce droit, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, tout commerce est impossible.

Depuis six semaines, nous avons exporté beaucoup de grains, et pas un hectolitre de la Belgique. Toutes les céréales, exportées en décembre venaient du Rhin; elles n’ont fait que transiter. Vos prix sont plus élevés que ceux de nos voisins. Nous ne pouvons exporter aucun grain du pays. Ainsi, il y a en entrepôt 2 millions et demi de kilogrammes de grains. Au prix où sont les blés, il nous est impossible d'en importer par mer.

Quant à l'abondance, je partage l'opinion de l'honorable M. Coomans, que c'est un bienfait. Mais, on se plaint de l'avilissement des prix. Messieurs, il est certain , que pour le froment nous avons eu cette année une récolte superbe et qu'en moyenne on a récolté par hectare 3 hectolitres de plus que les autres années. Or, avec 3 hectolitres de plus sur une moyenne de 18, vous avez un prix rémunérateur de 18 fr. au lieu de 16.

Le cultivateur n'est donc pas encore si malheureux. Un fait qui prouve que sa situation n'est pas bien à plaindre, c'est ce qui s'est passé en 1848. Après la crise de février, il n'était plus possible de vendre une grande propriété en Belgique. Mais d'après les renseignements que j'ai pris chez des notaires, non seulement d'Anvers, mais d'autres parties du pays, j'ai appris que toutes les petites parcelles qui ont été exposées en vente à cette époque ont trouvé des acheteurs aux mêmes prix qu'avant la révolution de France. Et qui étaient ces acheteurs? Ce n'étaient pas les particuliers, c'étaient les fermiers. Ce n'est qu'aujourd'hui que la confiance renaît, qu'on peut vendre des propriétés quelque peu considérables; mais en 1848 et 1849, ce sont les fermiers seuls qui ont acheté les petites propriétés.

M. Coomans. - Cela prouve que les baux ne sont pas trop élevés.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Cela prouve que les fermiers ne sont pas ruinés, comme vous le dites.

M. Osy. - Messieurs, le cultivateur belge n'a pas à se plaindre des résultats de l'année 1849. Vous avez effectivement importé 40 millions de kilogrammes de froment, mais vous en avez exporté 55 millions; de sorte qu'il y a eu une exportation réelle de 15 millions de kilogrammes, ce qui, au prix de 16 francs, fait une somme de plus de 3 millions de francs.

Messieurs, il n'y a réellement dans ce commerce qui se fait aujourd'hui, qu'une sorte de mutation. Anciennement le pays wallon, la Hesbaye approvisionnait les pays de Namur et de Charleroy. Aujourd'hui depuis l'ouverture du marché anglais, tous ces grains du pays wallon arrivent à Anvers pour aller en Angleterre, et c'est la France qui approvisionne les contrées que je viens de mentionner.

Car, remarquez-le, en France, dans ce pays si protecteur, où les droits sont prohibitifs, le grain est à 14 fr. Mais si le prix n'est que de 14 fr., les frais de transport constituent pour nos cultivateurs une protection. Ainsi si vous prenez des informations au moulin de Châtelineau qui fait venir beaucoup de grains de France, on vous dira que le prix de 14 fr. ne donne sur celui des grains belges qu'une différence de 50 cent.

Messieurs, l'année 1849 a été une année d'abondance dans le monde entier. Nous avons dû naturellement en subir les conséquences comme tous les autres pays. Mais comme nous avons en même temps eu le bonheur d'avoir une très bonne récolte en froment, on a retrouvé sur la quantité ce que l'on perdait sur les prix ; c'est ainsi que je calcule que le prix actuel correspond à celui de 18 francs dans une année ordinaire. Tenons aussi compte des grands progrès qu'a faits l'agriculture et qui sont tels que si en 1834 on obtenait une moyenne de 20 francs, on peut très bien se contenter aujourd'hui d'une moyenne de 18 francs.

En ce qui concerne le seigle et l'orge, vous en avez de grands besoins. Aussi vous voyez que, pour ces deux articles, les exportations sont nulles, tandis que les importations sont très considérables. Je ne concevrais pas que vous voulussiez imposer des matières dont vous avez autant besoin.

Messieurs, on a parlé aussi du bétail. La section centrale propose d'augmenter les droits sur le bétail.

Messieurs, je vous citerai un fait qui est positif et qui peut être encore vérifié par le département des finances, c'est que depuis que vous avez abaissé les droits, nous exportons du bétail en Hollande. Nous importons de la Hollande des bêtes maigres et nous exportons des bêtes grasses dans le Brabant septentrional. Et pourquoi? Parce que la Nord-Hollande et la Hollande ont aujourd'hui leurs débouchés en Angleterre, et c'est la Belgique qui fournit au Brabant septentrional. J'ai beaucoup de propriétés dans le Brabant septentrional et j'y ai vu moi-même introduire du bétail gras venant de la Belgique.

Messieurs, les droits modérés peuvent seuls produire des résultats favorables pour le pays. Comme je viens de le dire, frappez les céréales d'un droit de 2 fr.. pourvu que le droit soit permanent, c'est indifférent pour le commerce ; nous savons à quoi nous en tenir. Nous ne ferons plus, dans ce cas, venir des grains étrangers en Belgique; lorsque nous voudrons spéculer, nous achèterons à Dantzick et à Odessa et nous irons en Angleterre. Ayez au contraire des droits modérés, vous aurez toujours des grains en entrepôt et vous préviendrez ainsi de fâcheuses éventualités.

Messieurs, la situation de la Belgique est aujourd'hui tellement heureuse que nous sommes plus près de Londres que Bristol même. Bristol est le port où se rendent les grains du pays de Galles, qui est le grenier (page 578) de Londres. Eh bien! nous pouvons transporter nos grains d'Anvers à Londres à des conditions plus favorables que Bristol. Et vous voudriez nous fermer ce marché!

Pourquoi, messieurs, sommes-nous obligés de faire venir en Belgique des grains de l'étranger? C'est parce que ces grains étrangers ne conviennent pas au marché de Londres. Nous exportons donc en Angleterre les grains du pays qui sont les plus beaux de tous, et nous les remplaçons par les grains que nous importons de l'étranger. Mais si nous devions payer un droit de 2 fr. par 100 kilogrammes, vous concevez que ces spéculations deviendraient impossibles, ce droit serait trop élevé sur une marchandise qui ne vaut que 10 fr. Ainsi vous pourriez momentanément obtenir une hausse à l'intérieur, mais vous n'exporteriez plus en Angleterre, et c'est alors que vous vous plaindriez.

Maintenez au contraire les droits à un taux modéré, vos exportations continueront.

Anvers est tellement bien situé pour ce commerce qu'en en partant ce matin, nous sommes le lendemain au marché de Marklane à Londres et nous y vendons sur échantillon des grains que nous prenons sur notre marché et aussi, quoi qu'on en ait dit, sur celui de Louvain. Nous sommes sous ce rapport aussi bien placés que les fermiers anglais eux-mêmes ; et avec l'activité qui règne aujourd'hui, avec le désir qu'on a de faire des affaires, si vous maintenez des droits modérés, on enlèvera vos grains, de préférence à tous autres.

Je crois donc, messieurs, que le plus sage pour le pays, c'est premièrement de décréter une loi définitive. On dit qu'il est indifférent de faire une loi jusqu'au 31 décembre ou une loi permanente. Pour moi, messieurs, il y aurait de grands inconvénients à faire une loi provisoire. Si, comme l'année dernière, la loi expire au 31 décembre, le commerce se dira : L'opinion du parlement peut changer, lu majorité peut se déplacer, et les ordres que je donnerai au mois d'octobre ou au mois de novembre pourront être exécutés dans un moment où il existera peut-être un droit très élevé.

D'ailleurs, messieurs, convenons que la question est trop importante, non seulement pour les intérêts agricoles, mais aussi pour les intérêts des villes, pour les intérêts industriels, qu'elle est trop importante pour y revenir tous les ans.

Je fais donc la proposition formelle, qu'après la clôture de la discussion générale, on décide, en premier lieu, si nous ferons une loi définitive ou une loi provisoire. De cette manière, chacun sera à son aise pour se prononcer sur le chiffre du droit.

Pour moi, messieurs, je vous avoue franchement que je considérerais comme une faute d'aller au-delà de 1 fr. par 100 kilog. Je veux bien, par conciliation, dans l'espoir de rallier une grande partie de la chambre, donner mon consentement au chiffre de 1 fr. par 100 kilog., à la condition que la loi soit définitive, mais je n'irai pas au-delà. Si, au contraire, on ne voulait pas rendre la loi permanente, je ne voterai pas plus de 50 centimes.

- La séance est levée à 4 1/2 heures.