Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 14 février 1851

Séance du 14 février 1851

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1850-1851)

(Présidence de M. Verhaegen.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Ansiau (page 675) procède à l'appel nominal à deux heures et un quart.

La séance est ouverte.

Il est procédé au tirage au sort des sections de février.

M. de Perceval donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est approuvée.

Projet de loi accordant un crédit extraordinaire au budget du ministère de l'intérieur, pour les frais résultant de l'exposition universelle de Londres

Rapport de la section centrale

M. Rousselle. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi ayant pour objet d'ouvrir au gouvernement un crédit de 75,000 francs pour les frais de l'exposition de Londres.

- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport, et en fixe la discussion à lundi.

Projet de loi sur les sociétés de secours mutuels

Discussion générale

M. le président. - Le gouvernement se rallie-t-il au projet de la section centrale ?

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je m'expliquerai à chaque article.

M. le président. - En ce cas, nous ouvrirons la discussion sur le projet du gouvernement.

La discussion générale est ouverte.

M. de Perceval. - Messieurs, chercher les moyens d'améliorer l'existence matérielle des classes ouvrières, tel est le problème qui demande une solution dans tous les pays. cette solution est devenue la préoccupation sérieuse et la pensée constante de tous les esprits éclairés.

A son tour, la législature belge s'est occupée d'une manière indirecte, de cette grave question.

En créant, l'année dernière, une caisse de retraite en faveur des classes ouvrières, vous avez voulu développer le sentiment de prévoyance et d'économie chez l'ouvrier en lui présentant la perspective d'une vieillesse à l'abri du besoin.

C'était un premier pas dans la voie des améliorations sociales. Vous l'avez opéré sans vous laisser influencer par des considérations d'un ordre peu élevé qui vous étaient énumérées pour vous faire rester stationnaires.

Et, en effet, ainsi que l'écrivait dernièrement un économiste éminent de France, ami de l'ordre, de la propriété et de la famille, il y a deux écueils à éviter, ce sont les deux extrêmes : le système de ceux qui, pour améliorer la condition des ouvriers, commenceraient par bouleverser la société ; et celui d'après lequel, par crainte des innovations, on trouverait mauvais de tenter quoi que ce soit. Ces deux manières de voir sont très dangereuses. La première est la subversion immédiate de l'ordre social ; la seconde, à cause de l'impatience fiévreuse qui anime aujourd'hui les masses populaires, on n'en saurait douter, nous exposerait à une explosion prochaine.

Oui, messieurs, quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse pour la cacher, une plaie profonde existe au corps social ; et, ce n'est pas en fermant impitoyablement les yeux pour pouvoir la nier, qu'on la fera disparaître. Elle est là, saignante, et elle réclame un remède.

Dans sa louable sollicitude, le gouvernement, j'aime à le reconnaître, poursuit l'œuvre de développement et de bien-être pour la classe ouvrière. Il soumet aujourd'hui à nos délibérations un projet de loi tendant à accorder certains avantages aux associations de secours mutuels.

Bien que j'aie une foi peu robuste dans l'efficacité de la mesure en tant que moyen sérieux d'améliorer le sort des travailleurs salariés, dont le nombre s'élève en Belgique à 1,301,353, je l'appuie néanmoins et je l'accepterai, comme j'ai appuyé et accepté la loi sur l'institution d'une caisse de retraite, parce que j'ai la conviction qu'il en résultera toujours du bien pour certaines catégories exceptionnelles d'ouvriers.

Mes sympathies et mon vote sont acquis d'avance à toute disposition législative qui peut, de près ou de loin, directement ou indirectement, alléger la malheureuse situation des classes ouvrières.

En avouant ces sympathies, en émettant des votes de cette nature, je ne pense faire autre chose, du reste, que confirmer mon serment d'observer la Constitution. A mes sentiments, se joint ici le devoir qui m'incombe comme membre de la représentation nationale.

Le Congrès, en écrivant au frontispice de la Constitution qu'il en proclamait les principes au nom du peuple belge et nullement au nom d'une fraction de citoyens, en répétant à l'article 23 que tous les pouvoirs émanent de la nation, et en exigeant le payement d'une contribution annuelle de 20 florins pour être électeur, c'est-à-dire pour exercer la souveraineté réelle, positive, le Congrès constituant de 1830, dis-je, a chargé évidemment les classes censitaires d'amener par tous les moyens possibles, et surtout par de bonnes institutions sociales, l'avènement à la souveraineté réelle des citoyens non censitaires auxquels il n'accordait momentanément qu'une souveraineté nominale. Sans cela, on ne peut concevoir ni accord ni unité entre les diverses manifestations de la volonté du Congrès. Prétendre le contraire, c'est attaquer à la fois la lettre et l'esprit de notre pacte fondamental.

En faisant la Constitution telle qu'il nous l'a léguée, le Congrès disait aux classes laborieuses et nécessiteuses :

Il n'y a en Belgique qu'une seule et même souveraineté, elle réside dans l'intégralité de tous les citoyens, quelle que soit leur condition sociale. Devant la nation comme devant Dieu, tous sont égaux en droits. Plus de privilèges, plus de bâtards dans la grande famille belge, mais des enfants légitimes marchant tous vers la conquête du bien-être, de l'instruction et de la moralité, vers le développement de leurs facultés. Dans tous les temps, pauvres et riches, ouvriers et maîtres ont combattu pour la liberté de la patrie, tous comptent des représentants parmi les martyrs de l'indépendance nationale. L'identité de nature, l'identité de concours, l'identité de sacrifices donne les mêmes droits. Cependant, les privations et l'ignorance constituent encore l'état du plus grand nombre d'entre vous, et le bien-être et l'instruction ne sauraient s'obtenir en un jour par un décret. Pour améliorer rapidement votre condition matérielle, pour arriver plus tôt à l'instruction, pour être promptement élevé à la véritable liberté de l'homme, confiez la recherche et la fondation des moyens à ceux de vos aînés déjà en possession du bien-être et du savoir, ces deux aspirations légitimes de votre nature, en même temps que ces deux leviers nécessaires à votre émancipation. Dans la situation précaire où vous ont mis des iniquités séculaires, et la juste impatience d'échapper aux maux qui en sont la suite, vous pourriez peut-être, en exerçant votre souveraineté, vous laisser entraîner loin du résultat que vous auriez voulu obtenir. Renoncez provisoirement à vos droits politiques, votre abnégation hâtera le moment de votre émancipation.

N'est-ce pas, messieurs, traduit en langage ordinaire, l'esprit de la Constitution qui nous régit et à laquelle nous ayons juré d'être fidèles ?

Le but social par excellence, la raison d'être des nations, c'est l'établissement des moyens d'assurer le bonheur de tous leurs membres. Et à quel titre, si ce n'est pour arriver plus vite à ce résultat, une minorité de citoyens peut-elle demander au plus grand nombre l'abdication temporaire de leurs droits naturels et sociaux ?

Le devoir des classes aisées en Belgique, investies du pouvoir de faire les lois et de gouverner la nation, s'est donc accru de toute l'étendue du sacrifice que le Congrès a exigé des classes nécessiteuses. Notre principale mission consiste à les faire sortir de la tutelle où elles vivent ; car, en acceptant de gouverner seuls l'Etat, nous nous sommes engagés de faire plus pour leur situation, plus sans elles qu'avec elles.

Si nous ne remplissons pas ce devoir, notre mandat, ou plutôt notre privilège est sans but comme sans justification.

C'est pourquoi, je vous disais, messieurs, en commençant, que mon vote favorable au projet de loi relatif aux sociétés de secours mutuels était la consécration pratique de mon serment d'observer la Constitution.

(page 676) J'ajoutais que je ne pouvais me défendre contre certains doutes sur la puissance que le gouvernement et la section centrale attribuent aux caisses de retraite et de secours mutuels.

S'il fallait se soumettre à certaines opinions émises, ces deux institutions établies, peu de chose resterait à faire en faveur des ouvriers.

Je ne saurais admettre cette conclusion.

Avant de venir dire aux populations ouvrières : Versez aux caisses de retraite et de secours mutuels, épargnez pour vos vieux jours, pour les chômages, les accidents et les maladies ; ne conviendrait-il pas de s'assurer si le salaire qu'ils reçoivent pour leurs travaux suffit pour les strictes nécessités de la vie ?

Jusqu'à quel point est-il rationnel d'ouvrir des caisses d'épargne et de prévoyance en faveur de ceux-là mêmes qui ont à peine assez pour leurs besoins légitimes ?

Dans une pareille occurrence, épargner et vivre me paraissent deux termes difficiles à concilier.

Demandons-nous donc d'abord, messieurs, si généralement le taux des salaires, le gain journalier des ouvriers leur permettent d'en retrancher une partie pour alimenter les caisses dont il s'agit.

Et si cette quasi-impossibilité pour le plus grand nombre vous était démontrée par des arguments officiels, n'aurions-nous pas agi, en généralisant déjà des institutions du genre de celles dont nous nous occupons, comme celui qui veut, ainsi que le dit le proverbe, faire aller la charrue avant les chevaux.

A cet égard, messieurs, je viens vous présenter des chiffres qui pourront vous éclairer. Je les ai trouvés dans les documents concernant le recensement général de la population et des industries en Belgique, documents recueillis par l'honorable ministre de l'intérieur.

Au 15 octobre 1846, toutes les industries, y compris l'agriculture et le commerce, occupaient ensemble 1,301,353 ouvriers salariés.

Les membres composant la famille de ces ouvriers, c'est-à-dire les personnes hors d'état de travailler ou ne gagnant rien, s'élevait à 934,757. Ensemble 2,236,090.

Sur ce nombre, l'industrie manufacturière, les fabriques de coton et de drap, les filatures, etc.. les usines de toute nature, les houillères, les extractions de minerais, toutes les industries manuelles des villes et des campagnes, en occupent 321,408, réparties de la manière suivante, en tenant compte des sexes et des âges :

Hommes adultes, 215,375

Femmes adultes, 39,884

Garçons au-dessous de 16 ans, 35,880

Filles au-dessous de 16 ans, 30,269

Ensemble, 321,408

Prenons à présent l'état des salaires.

Sur 215,375 hommes adultes, le recensement direct n'en a trouvé que 5,342 gagnant plus de 3 francs par jour. En évaluant les dimanches et jours de fête à raison de 60 par année, sans compter un seul jour de chômage, soit pour maladie, soit pour manque de travail, le revenu de ces 5,342 ouvriers exceptionnels se réduit à 3 francs 75 centimes par jour.

Le trouvez-vous trop élevé, messieurs, pour les plus strictes dépenses d'entretien, de nourriture, d'habitation de toute une famille ? Pensez-vous qu'on puisse, sans s'imposer de dures privations, en distraire un certain nombre de centimes par jour pour les verser à la caisse de prévoyance ou de secours mutuels ?

Ces 5,342 ouvriers sont cependant les heureux, les favorisés, je pourrais même dire les privilégiés, eu égard au bas salaire de l'immense majorité des autres.

Des 215,375 ouvriers adidtes, 180,440 ont un salaire de moins de 2 francs ; 113,950 ont moirîs de 1 franc 50 centimes.

N'oubliez pas qu'il s'agit d'hommes adultes dont le corps réclame certainement une forte nourriture pour effectuer de rudes travaux et vaincre une foule de causes morbifiques.

Décomptez 60 jours pour les dimanches et jours de fête, et supposez que les 215,375 adultes travaillent tout le reste de l'année, vous arriverez à un salaire moyen de 1 franc 27 centimes par jour et par ouvrier.

Quand il se sera donné le strict nécessaire, combien pensez-vous qu'un célibataire puisse porter de superflu aux caisses de prévoyance et de secours ? Dès lors, comment s'y prendra, à plus forte raison le père de famille ?

Voyons le salaire des femmes adultes, que la loi appelle également à profiter du bénéfice de ces caisses.

Le nombre de femmes adultes travaillant pour les industries prémentionnées est de 39,884.

162 seulement ont 2 fr. ou plus par jour.

37,721 ont moins de 1 fr. 50 c.

29,620 ont moins de 1 fr.

13,612 ont moins de 50 centimes.

Avec un tel salaire, j'estime que, pendant toute l'année, l'épargne devient impossible.

Le nombre de garçons au-dessous de 10 ans, qui viennent en aide à leurs parents, est de 35,880.

17,531, c'est-à-dire la moitié, gagnent moins de 50 centimes.

12,459, de 50 centimes à 1 fr. et

3,800, de 1 fr. à 1 fr. 50 c.

Parmi les jeunes filles au-dessous de 16 ans, et au nombre de 30,269, il y en a 22,538 recevant un salaire de moins de 50 centimes.

6,346 reçoivent de 50 centimes à 1 franc, et

1,385 de 1 fr. à 1 fr. 50 c.

De ce revenu, déduisez les chômages pour stagnation de travail, pour maladies, pour fêtes et dimanches, et vous aurez, j'en suis certain, la conviction que les moyens proposés jusqu'ici sont bien faibles pour améliorer sérieusement, efficacement la condition des travailleurs salariés de la grande et de la petite industrie qui comprennent plus de 300 professions distinctes.

Permettez-moi, messieurs, de vous citer ici en passant et à l'appui des idées que je viens d'émettre, l'opinion d'une chambre de commerce en France. Consultée par le gouvernement, sur la question des salaires et sur l'utilité de certaines associations de prévoyance pour améliorer le sort de l'ouvrier, voici ce que répondait la chambre de commerce de Clermont.

« Toutes les fabriques, toutes les industries qui travaillent sous le régime de la libre concurrence, ne pourront jamais arriver au salaire suffisant ; bien au contraire, le salaire suivra une progression décroissante nécessitée par le besoin de soutenir la lutte du bon marché, sous peine de ruine, tant contre les concurrents intérieurs que contre les concurrents étrangers ; il est donc inutile et pour ainsi dire inhumain de demander aux lutteurs désespérés de la libre concurrence, des retenues sur leur journée déjà insuffisante, pour constituer des caisses d'épargne, ou des caisses de prévoyance et de retraite. »

Dans l'enquête sur la condition des classes ouvrières en Belgique, la Société de médecine de Gand s'exprime ainsi sur le sort des ouvriers cotonniers :

« Depuis la renaissance de notre industrie cotonnière, c'est-à-dire depuis l'introduction des mécaniques, le prix du travail a éprouvé de grandes variations. Pour ne citer qu'un exemple, le fileur qui, déduction faite de ce que lui coûtent ses monteurs, ne reçoit plus que 13 ou 14 fr. par semaine, gagnait très facilement 30 fr. dans le principe.

« Cette diminution considérable n'a pas eu lieu d'une manière subite, mais elle s'est opérée successivement, et à mesure que la concurrence est venue diminuer les bénéfices des fabricants. Depuis 1830, la valeur du travail n'a pas sensiblement baissé : la raison en est toute simple ; c'est que dès lors elle était parvenue à sa limite la plus inférieure, et était insuffisante pour faire face aux besoins les plus indispensables. »

Et vous n'ignorez pas, messieurs, que la Flandre orientale contient 9,801 ouvriers cotonniers, hommes, femmes et enfants.

La société de médecine de Gand ajoute ensuite les réflexions suivantes dont la justesse est incontestable :

« L'homme qui donne à la société son temps et ses forces, a pourtant droit d'exiger d'elle, en retour de son utile labeur, des moyens d'existence pour lui et pour les siens, et, à nos yeux, la société est bien coupable quand, à la suite d'un travail opiniâtre, l'ouvrier honnête, au lieu de trouver une rémunération juste et suffisante, ne rencontre que ruine et désolation. »

Passons à l'agriculture.

Les domestiques à gages employés par les exploitants, s'élèvent à 107,323

Les servantes à 69,723

Total 177,046

Y en aurait-il parmi eux beaucoup à même d'économiser sur leurs gages de quoi s'assurer à 60 ans une pension de retraite de 75 centimes par jour ?

Je me dispense de répondre à la question.

Outre les domestiques habitant avec les cultivateurs, l'industrie agricole occupe encore un grand nombre d'ouvriers pendant une bonne partie de l'année. D'après le recensement de 1846, le nombre de journées de journaliers employées pendant l'année, s'élevait pour toute la Belgique, à 27,567,716 pour les hommes, et à 14,623,221 pour les femmes.

Posons qu'en moyenne l'ouvrier agricole travaille 275 jours de l'année, et qu'il en soit de même pour la femme. Vous aurez que le nombre d'hommes, ouvriers agricoles, employés annuellement dans toute l'étendue du pays, sera de 100,245 et le nombre de femmes de 53,175. Ensemble 153,420 personnes, toutes adultes. Voici l'état de leur salaire officiel :

(tableau non repris dans la présente version numérisée avec en ligne terminale :

« Dans tout le royaume, moyenne des salaires depuis 1850 est :

« avec nourriture : pour les hommes 61 c. et pour les femmes 41 c.

« sans nourriture : pour les hommes 1 fr. 13 c. et pour les femmes 70 c.

Ces chiffres résultent de renseignements fournis par 704 communes des neuf provinces pour les salaires avec nourriture, et. par 1,791 communes pour les salaires non compris la nourriture.

D'après ces résultats, la nourriture pour les hommes, est, par le fermier, évaluée en moyenne à 50 centimes par jour, et celle des femmes à 30 centimes.

Ces chiffres s'obtiennent en retranchant respectivement, pour les deux sexes, le salaire donné avec nourriture du salaire donné sans nourriture.

Supposez à présent que l'ouvrier agricole, homme, puisse sur son salaire économiser 25 centimes par jour de travail, et que l'économie soit la même pour la femme. À raison de 275 jours de travail, le total des économies réalisées sera de 68 francs 75 centimes avec lesquels ils devront vivre pendant les 90 jours non occupés de l'année, y compris les dimanches et les fêtes. Cela fait, pour couvrir toutes les dépenses, une moyenne de 76 centimes par jour et par ouvrier.

Je vous le demande, messieurs, ce salaire est-il suffisant pour les besoins légitimes de la vie humaine ? Il est trop faible, même pour un célibataire ; et combien de ces 100,245 ouvriers agricoles sont pères de famille ?

En dehors des catégories d'ouvriers que je viens d'énumérer, appartenant tous à des professions déterminées et exigeant un apprentissage spécial, le recensement direct de 1846 a constaté l'existence de 466,201 ouvriers des deux sexes, n'ayant aucune profession déterminée, travaillant à la journée, tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre exploitation, aux travaux publics, dans les ports, pour le haut commerce et pour les négociants, dans les villes et les communes rurales ; les personnes composant leurs familles atteignent le chiffre de ???. ???$. Il n’est rien dit du salaire de ces ouvriers, mais en peut s'en faire une idée d’après qui est perçus par les travailleurs soumis à un apprentissage. Il ne dépasse donc pas, en général, la moyenne de 1 franc 27 centimes, trouvée pour les ouvriers à professions déterminées. De plus, pour ces ouvriers non formés, les chômages doivent être beaucoup plus fréquents.

En présence d'un pareil état des salaires, peut-on dire avec fondement que les ouvriers doivent économiser pour les accidents de la vie et pour les vieux jours ? Et faut-il s'étonner si le nombre de personnes qui ont déclaré être secourues par les bureaux de bienfaisance s'élevait, au 15 octobre 1846, à 699,857 comprenant 149,707 ménages ?

Dans un ouvragé écrit par un haut fonctionnaire sur le paupérisme, je voyais dernièrement à ma grande surprise, et contrairement à vos croyances, sans doute, que le nombre de pauvres s'était accru en Belgique de 9 p. c. depuis l'année 1830, même en tenant compte de l’augmentation de la population.

En 1828, la Belgique comptait 563,565 indigents.

En 1839, il y en avait déjà 587,093.

En 1846, le nombre d'indigents s'élevait à 699,857.

Un point qui ressort clairement du rapport de la section centrale, c'est que le développement extraordinaire des institutions de prévoyance et de secours mutuels en Angleterre et en Irlande n'empêche pas ces deux pays de compter par millions d'indigents. On y trouve 33,232 associations de cette espèce ayant un revenu annuel de 1,980,000 liv. sterl., environ 120,000,000 de fr., et des fonds accumulés pour un capital d’au moins 11,630,000 liv. sterl., ou 290,750,000 fr.

D'après le rapport de la section centrale, la moitié au moins de la population adulte de ces deux pays serait affiliée à ces associations. Certes, nous sommes loin de cet état de choses en Belgique, où la populations ouvrière des 199 sociétés de secours mutuels existantes ne s'élève qu’à 68,297 individus. Cependant on peut affirmer dès à présent que l’exemple cité de l'Angleterre, et surtout de l'Irlande, démontre la vertu négative des institutions de ce genre pour combattre efficacement l'existence et la marche ascendante du paupérisme.

Un ministre de la République française, en rectifiant, l'autre jour, à la tribune de l'Assemblée législative, des chiffres cités sur la mortalité des enfants de la classe ouvrière à Lille, a fait connaître l'effrayante mortalité des enfants de la population salariée de Manchester, la ville manufacturière la plus considérable de l'Angleterre, et dans laquelle on ne compte pas moins de 4,000 sociétés de prévoyance ayant 240,000 membres et un revenu annuel de 400,000 liv. sterl., un million de francs.

En présence du chiffre de la mortalité à Manchester, je suis bien tenté de croire que les ouvriers salariés des manufactures qui se trouvent dans cette cité participent pour bien peu de chose aux sociétés de secours qu'on nous déclare y exister.

En Angleterre, malgré l'abolition, en 1834, de la loi sur la taxe des pauvres, mesure qui a considérablement empiré les conditions de secours à la classe nécessiteuse, le nombre d'indigents détenus dans les Workhouses (dépôts de mendicité), n'a cessé de s'accroître dans des progessions effrayantes.

Il était de 169,232 en 1840 ; en 1844, il s'élevait déjà à 230,818 : et, enfin en 1848, la population des Workhouses n'était pas moins de 305,956.

En même temps, le nombre de pauvres secourus à domicile a suivi une progression identique. Il était de 1,119,329 en 1840 ; en 1844, de 1,477,561 ; et de 1,876,541 en 1848.

Voici le tableau de ce double accroissement, pendant une période de neuf années.

(Ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée.)

(page 678) Ces chiffres, tirés de documents officiels publiés par le gouvernement britannique, ne démontrent-ils pas l'impuissance des institutions de la nature de celles que nous discutons pour arrêter l'agrandissement du paupérisme ?

La section centrale chargée d'examiner le projet de loi en discussion, déclare, dans son rapport, que « la condition des classes laborieuses s'améliore graduellement avec les progrès de la civilisation ».

Sur quels faits positifs, réellement existants et constatés, la section centrale se fonde-t-ellc pour écrire une semblable affirmation ?

Ne jugeons pas de la situation des ouvriers par le développement du bien-être au sein de nos familles. Je crains beaucoup que nous concluions trop souvent, à notre insu sans doute, par ce qui a lieu autour de nous.

Le prix des denrées alimentaires a augmenté continuellement depuis des années ; en est-il de même des salaires ?

Au moyen âge et aux temps qui suivirent, la condition de l'ouvrier différait à peine de celle du maître. Les patrons travaillaient eux-mêmes. Un savant historien de notre pays, M. Moke, dans son remarquable écrit sur les mœurs et les usages des Belges, donne, pour une profession, le tarif des salaires, des maîtres et des valets. Les règlements du métier des tisserands à Bruges ordonnaient que de cinq deniers le maître en eût trois, le valet deux. Et le maître fournissait le métier et le local. Plusieurs ordonnances réglementaires portent pour clause : « Du consentement des maîtres et des valets. » La bourse était commune et le patronage bienveillant.

Je découvre les mêmes idées, les mêmes principes, les mêmes sentiments dans les statuts des Guides ou confréries des gens de métiers, dans les dispositions réglementaires des Prairies de la province de Liège et des ouvriers des mines associés sous le titre de Comparchonniers. Ces derniers touchaient non seulement leurs journées, mais encore leur part dans les bénéfices, nonobstant toutes maladies ou blessures, durant six semaines. Au bout de ce temps, ils ne participaient plus qu'aux bénéfices, à moins que la blessure n'eût été grave. L'ouvrier blessé recevait la demi-journée.

La classe ouvrière vit-elle de nos jours dans les mêmes conditions ? De cinq deniers, le maître en a-t-il trois et l'ouvrier deux ? Le patron fournit-il aujourd'hui les instruments de travail, et l'ouvrier entre-t-il pour une part dans les bénéfices ? Quand l'ouvrier est malade, reçoit-il encore la moitié de son salaire ? Enfin le patronage est-il toujours bienveillant dans la généreuse et large acception du mot ?

Ah ! il est triste de devoir le constater, mais les faits qui se passent sous nos yeux le prouvent surabondamment, l'intervalle entre les maîtres et les ouvriers s'agrandit sans cesse, et les distances qui les séparent prennent, depuis des années, de bien grandes proportions !

Cet état de choses doit faire réflechir. Car, ainsi que le proclame, dans son rapport sur les sociétés de secours mutuels, la commission chargée, en 1849, de la mission de proposer au gouvernement un système de prévoyance en faveur des classes laborieuses, si la conquête de la liberté du travail est un bienfait, l'on ne peut cependant méconnaître que des forces extérieures, contre lesquelles l'individu isolé ne peut lutter, brisent souvent l'avenir d'une famille, découragent le travailleur honnête et paralysent des bras auxquels un peu d'assistance rendrait la vigueur.

J'en conclus, et ici, encore, je suis heureux de me trouver d'accord avec la commission précitée, que l'Etat doit son appui aux efforts louables des classes laborieuses.

Ces efforts existent ; c'est la caractéristique de notre époque ; car, ainsi que je l'ai dit en commençant, partout les classes ouvrières sont travaillées par des aspirations vers le bien-être. Ce désir qui les anime, n'a rien d'impie, rien d'immoral ; il est légitime, et, comme l'a fait remarquer la commission dans son rapport, il est louable.

Mettons-nous donc, messieurs, résolument à l'œuvre pour alléger des souffrances incontestées. La Religion non moins, que la conservation de l'ordre social et notre pacte fondamental nous en imposent le devoir. Faisons taire les dissentiments qui nous séparent dans la sphère des idées politiques, car pour chercher à rendre moins sensibles les souffrances de la classe ouvrière, nous n'avons pas trop de toutes les opinions, de toutes les conditions.

Chez nos voisins du Midi, ou bien on signale les maux sans y avoir proposé jusqu'ici peu de remèdes praticables, ou bien on nie résolument ces maux et on affirme, par suite d'un aveuglement déplorable, qu'ils n'existent que dans l'imagination des ennemis de la société.

Nous n'imiterons, dans notre pays, j'en suis certain, ni l'une ni l'autre conduite, qui accusent des sentiments peu chrétiens et peu patriotiques.

A l'aide de la compression et de la calomnie, on peut bien, pour un instant, égarer l'opinion publique et étouffer le cri de la douleur.

Mais quelle que soit l'habileté des hommes d'Etat et des publicistes qui se servent de ces deux armes, elles n'ont pas la vertu d'extirper le mal.

C'est parce que vous êtes convaincus de cette vérité, messieurs, que vos sympathies et vos votes sont acquis et continueront de l'être à toutes les mesures sages et prudentes en vue d'améliorer le sort de l'ouvrier. J'accepte celle que le gouvernement nous offre aujourd'hui, mais je le convie en même temps d'achever son œuvre. La tâche qu'il a entreprise n'est point terminée, et j'attends de sa prévoyante sollicitude des mesures plus larges et plus efficaces.

M. Dedecker. - (page 679) Messieurs, la discussion générale du projet de loi sur les sociétés de secours mutuels fournit naturellement l'occasion d'examiner la question importante des rapports entre la société et ceux de ses membres qui s'occupent de travaux manuels.

Permettez-moi, messieurs, de saisir cette occasion d'étendre un peu le débat et d'examiner devant vous cette question dont vous comprendrez tous la gravité et l'actualité.

Lorsqu'on examine l'état de la société moderne, il faut bien, messieurs, en revenir constamment au grand fait qui se trouve avoir inauguré l'ère moderne ; je veux parler de la grande révolution française.

Il est inutile de vous le rappeler, messieurs, cette révolution avait complètement bouleversé l'ancienne société au point de vue religieux, au point de vue politique et au point de vue industriel même. Toutes les lacunes faites par cette révolution, ont-elles été comblées ? Tous les liens brisés violemment ont-ils été renoués ? Tous les besoins vraiment sociaux ont-ils été satisfaits ? Je ne le crois pas.

On a admis, sans difficulté, les conséquences politiques qui découlaient des grands principes proclamés par cette révolution ; mais lorsque de nos jours, on prétend que toutes les conséquences sociales n'en ont pas été acceptées, on a raison, en ce sens qu'un grand nombre d'éléments de l'organisation sociale ancienne n'ont pas été remplacés, et que le système social, tel qu'il est sorti de cette révolution, est loin d'être complet.

On s'est préoccupé principalement de réformes politiques. Les gouvernements qui se sont succédé depuis cinquante ans dans les divers pays de l'Europe, se sont contentés de réformer tel ou tel système politique, d'examiner si telle forme de gouvernement convenait mieux que telle autre, si telle dynastie avait plus d'éléments de popularité dans un pays que telle autre. Mais les grandes, les véritables questions sociales, ont été oubliées ; et lorsqu'on examine l'histoire des derniers temps, on se prend à regretter que ces belles années de paix et de calme se soient ainsi passées sans qu'on se soit spécialement appliqué à chercher à achever et à compléter l'organisation sociale nouvelle, dans ses rapports avec l'intérêt des classes ouvrières.

Cela était cependant d'autant plus nécessaire, messieurs, qu'on ne devait pas espérer que ces questions resteraient inaperçues, irrésolues. Les progrès de l'instruction publique, les doctrines, même de jouissance matérielle, mises à l'ordre du jour, tout devait faire comprendre aux gouvernements qu'à certain jour, qu'à certaine heure donnée, on viendrait aussi réclamer, en faveur des classes inférieures de la société, les bénéfices de l'applicalion des mêmes principes révolutionnaires qui. avaient profité à d'autres classes de la société.

Il y avait encore un autre motif pour ne pas reculer devant l'examen de ces questions, c'est que l'on pouvait faire sortir de ces grands et féconds principes leurs avantages matériels et réaliser les réformes sociales sans bouleverser la société et ainsi prévenir ces attaques incessantes auxquelles la société est exposée depuis un certain nombre d'années.

C'est à ce point de vue, messieurs, qu'il faut envisager les révolutions de 1848. Elles n'étaient que des sommations de liquider l'arriéré social, qui avait été complètement oublié depuis 30 ans. C'est pour cela que ces révolutions ont eu, non plus un caractère politique, mais un caractère bien autrement profond, un caractère social.

Aussi, si l'Eglise, je n'hésite pas à le dire, n'avait pas, avec cette puissance morale qui est son apanage, soutenu l'édifice social exposé à tant d'attaques, ces crises effrayantes se fussent produites bien plus tôt.

Qu'avons-nous donc à faire ? Nous devons voir dans les dernières révolutions un avertissement de la Providence. Nous devons, non pas reculer la solution de ces grandes questions ; mais, au contraire, nous féliciter de pouvoir, dans le calme de la paix, en l'absence de préoccupations politiques, examiner et résoudre ces questions redoutables.

Permettez-moi donc, messieurs, de me livrer à cet examen, non pas tant au point de vue des droits des classes ouvrières qu'au point de vue des devoirs de la société à l'égard de ces classes.

L'examen de ces questions ainsi posées devient utile à la société, en ce sens que d'une part on peut se réjouir du bien déjà fait, et d'autre part se sentir invinciblement poussé à opérer encore des réformes qui n'ont pas été faites jusqu'à ce jour. Cet examen peut être utile aussi aux ouvriers, parce qu'il leur prouve que leurs intérêts ne sont point oubliés par ceux qui ont reçu la mission de les défendre ; il leur prouvera aussi que leurs véritables amis ne sont point là où ils croient si souvent les trouver, c'est-à-dire dans ces exploiteurs des misères publiques, qui se font de ces misères une arme pour battre en brèche la société elle-même, mais qui n'ont point l'intention de les soulager ou qui, en tout cas, se méprennent sur les véritables moyens de les soulager.

Examinons donc ce qu'il y a à faire avec la constitution actuelle de la société, pour améliorer la position des classes ouvrières. Je commence, messieurs, par constater, qu'avant tout, le secret de l'amélioration du sort des classes ouvrières est dans la réhabilitation, dans le développement du principe religieux et moral dans la société. Il est évident que si tout le monde, dans la société, obéissait aux inspirations de sa conscience, si tout le monde était dominé par le sentiment énergique de son devoir, l'ordre et le bien-être de la société seraient assurés.

Il suffit d'énoncer cette vérité pour en faire comprendre l'évidence. D'où viennent la plupart des malaises ? Nous pouvons le dire en toute vérité, rien que de la déviation des principes religieux et moraux. Toute déviation de ces principes cause nécessairement un malaise, et tout malaise amène des souffrances. L'homme seul, dans la création, où tout est soumis à des lois harmoniques, l'homme seul, abusant du privilège de sa raison et de sa liberté, peut se révolter contre les desseins de Dieu et se refuser à remplir la mission que la Providence lui a dévolue ; de cette déviation du principe religieux et moral doivent naturellement sortir une foule de malaises et de désordres.

Mais, messieurs, en dehors de cette première et essentielle condition de l'amélioration du sort des classes inférieures, il y a d'autres conditions qu'il est de notre devoir de remplir, pour arriver à la même fin. L'examen de ces conditions est le but principal de l'étude à laquelle je me livre devant vous.

Ce qui frappe surtout, quand on examine la question des classes inférieures, quand on se préoccupe de la question de leur amélioration matérielle, c'est l’état d'isolement dans lequel se trouve l'ouvrier.

Or, cet isolement est précisément le résultat immédiat des changements introduits par la grande révolution française, et qui ont créé le régime sous lequel nous vivons aujourd'hui.

Dans la société ancienne, le travail avait une certaine organisation ; il y avait une certaine protection pour le travailleur. Il est vrai que cette protection s'accordait toujours au détriment de la liberté du travail et parfois aux dépens de la dignité du travailleur. Aujourd'hui, il en est autrement.

La proclamation du principe de la liberté absolue, complète, a été sans doute un bienfait, sous le rapport de la liberté et du progrès dans le travail, comme sous le rapport de la dignité de l'homme ; mais, d'autre part, elle a produit pour l'ouvrier un état d'isolement qu'il importe de faire cesser par l'application du principe de la solidarité.

Pour obvier à cet inconvénient de l'isolement, on a placé sous les yeux de l'ouvrier deux systèmes également dangereux.

D'une part, exagérant le principe de la solidarité, on a dit à l'ouvrier : « L'Etat doit tout faire ; il est le tuteur de la société ; il a mission de répartir entre tous ses membres une certaine somme de bien-être, et vous y avez droit. » L'Etat a donc la mission d'être une espèce de providence administrative.

Chacun connaît les dangers de ce premier système.

D'autre part, exagérant le principe de la liberté, et ne tenant plus compte du principe de la solidarité, on a dit : « Chacun doit se suffire à lui-même. »

Or, l'homme ne peut pas se suffire à lui-même ; il ne faut que jeter un coup d'œil sur la constitution de la société, pour reconnaître que c'est là une idée tout à fait antisociale. Non, l'homme ne peut pas se suffire à lui-même ; il n'y a pas dans le monde un seul homme complètement indépendant des autres, comme il n'y en a pas non plus un seul qui soit absolument inutile aux autres. La société, c'est un enchaînement de besoins, un échange continuel de services, une série de dépendances mutuelles dans l'ordre moral, intellectuel et physique.

Je n'admets donc pas plus l'un de ces deux systèmes que l'autre ; la vérité est entre les deux systèmes. Il faut, d'une part, respecter la liberté ; mais d'un autre côté, il ne faut pas que cette liberté nuise à la solidarité. En même temps que l'homme se développe, il faut que la société se conserve.

Cet état d'isolement, déjà si fatal à tout le monde, l'est surtout à l'ouvrier. L'ouvrier, abandonné à lui-même, est souvent victime de ceux qui l'entourent. Manquant de lumières et dépourvu de conseils, il se dirige difficilement au milieu des complications des intérêts sociaux. Il est porté à voir dans la société une marâtre, dans ses maîtres des tyrans qui exploitent son travail et qui s'engraissent de ses sueurs. Son âme ulcérée est ouverte à toutes les séductions que les passions anarchiques exercent sur elle ; son esprit se révolte contre l'organisation d'une société où, en échange d'un travail opiniâtre, il ne recueille que privations et misères. Le moindre intérêt qu'on lui porte change ces dispositions de son esprit. La vue des sympathies qu'il rencontre le réconcilie avec la société, relève son moral et lui rend le sentiment de sa dignité.

Il y a deux moyens de faire sortir l'ouvrier de son isolement : l'association et le patronage.

Le patronage peut s'exercer de différentes manières. Il y a d'abord le patronage exercé par la famille elle-même ; c'est le plus naturel, le plus légitime ; c'est le premier qu'on soit en droit d'invoquer. Malheureusement, ne craignons pas de le constater, puisqu'il y a de si nombreuses et de si honorables exceptions, ce patronage fait souvent défaut. Nous nous plaignons souvent de l'affaiblissement de l'esprit de famille ; cet affaiblissement se fait surtout sentir de la manière la plus regrettable dans ses rapports avec les classes ouvrières.

Si l'esprit de famille était conservé, si les membres de la famille qui sont dans la prospérité se chargeaient tous de remplir les devoirs que la Providence leur impose, et de donner à ceux des membres de leur famille qui sont rejetés dans les classes inférieures aide et assistance par voie de conseils ou de secours, nous n'assisterions pas au spectacle que nous avons sous les yeux.

Quand il s'agit de recueillir les avantages de l'esprit de famille, tout le monde accourt ; mais quand il faut en subir les charges, on ne trouve plus personne. Y a-t-il une succession à recueillir dans la famille, il arrive une foule de parents ; y a-t-il des misères à soulager, il n'y a plus de parents. Les droits, on les invoque ; les devoirs, on les répudie.

Le second patronage pour l'ouvrier, le plus naturel après celui des famille, c'est celui des chefs d'industrie. Si nous pouvions établir de (page 680) bons rapports, des rapports consciencieux, paternels, entre les chefs d'industrie et les ouvriers, nous trouverions encore là un excellent élément pour la solution du problème de l'amélioration du sort des travailleurs.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Cela existe.

M. Dedecker. - Cela existe sans doute, et j'allais en faire moi-même l'observation, car je suis le premier à rendre hommage à un grand nombre d'industriels belges qui comprennent les devoirs que leur position leur impose et qui les comprennent d'autant mieux que les sentiments religieux se sont conservés plus forts et plus vivaces dans leurs familles.

En établissant des rapports plus immédiats, plus confiants entre l'ouvrier et le maître, bien des préjugés disparaîtraient et les chefs d'industrie comme les ouvriers n'auraient qu'à y gagner.

Un troisième patronage, c'est celui que j'appellerai, heureusement dans ce pays, le patronage historique de l'Eglise en faveur des faibles et des souffrants ; et si nos confréries, nos frairies, nos gildes auxquelles on faisait encore allusion tout à l'heure, ont eu à cette époque de si bons résultats, c'est qu'elles avaient un caractère religieux, et qu'elles constituaient ainsi, par les influences salutaires de la religion, des espèces de familles morales où l'ouvrier trouvait aide, direction, secours.

Il y a un autre patronage encore ; c'est celui qui consiste dans le concours de l'Etat, de la province et de la commune ; de l'autorité publique en général.

Je disais donc qu'il y a deux moyens généraux de faire sortir l'ouvrier de l'état d'isolement où il ne se trouve encore que trop souvent de nos jours.

C'est l'association et le patronage.

Heureux encore quand on peut combiner ces deux moyens comme ils l'étaient dans les confréries constituées sous l'influence du catholicisme.

Sous ce rapport je vois avec plaisir, dans le projet de loi qui nous est soumis, qu'à l'association le gouvernement nous propose de joindre le bienfait du patronage par l'autorité publique.

Pourquoi faut-il faire sortir les classes ouvrières de l'état d'isolement où elles se trouvent ? C'est moins pour leur donner des secours, les assister dans leurs souffrances, dans leur misère, que pour donner une direction à toute l'existence de ces classes. Il faudrait en faire une grande famille et trouver le moyen de les conseiller, de les guider dans des sentiments paternels, éclairés, de suppléer à leur manque d'instruction et d'expérience, de prévoir pour elles, afin d'être dispensé plus tard de pourvoir à leurs nécessités.

Voilà le but que nous devons poursuivre sans relâche.

Hâtons-nous de le dire : Nous avons déjà beaucoup fait, en Belgique, pour les classes ouvrières.

D'abord, sous le rapport moral et intellectuel, un vaste ensemble d'institutions a été organisé.

L'enseignement professionnel et littéraire est donné, de façon à être accessible à tous ; de nombreuses écoles fondées, soit par des congrégations religieuses, soit par des associations philanthropiques, soit par les communes, soit par l'Etat, telles que les écoles gardiennes, les écoles gratuites, les écoles dominicales, les écoles d'adultes, les écoles du soir, les écoles industrielles et d'autres encore, distribuent abondamment l'instruction aux classes ouvrières. Il y a là un grand bienfait dont l'influence se fera sentir dans un prochain avenir.

Sous le rapport matériel, la vie à bas prix est désormais reconnue comme une nécessité par les peuples, et comme le programme indispensable de tous les gouvernements.

Pour moi, j'ai défendu et je défendrai toujours, dominé par ces considérations sociales, le bas prix des céréales. Mais il faut poursuivre ce système, le compléter ; il faut s'occuper de la question de la boulangerie et de la boucherie. Il importe surtout de chercher, au moyen d'associations, à procurer aux classes ouvrières des objets de consommation qui soient de bonne qualité et à bas prix.

Les mesures hygiéniques prises pour l'assainissement des habitations de la classe ouvrière sont encore une excellente chose. Je ne puis qu'engager le gouvernement à intervenir par voie d'encouragement, dans tout ce qui se fera, sous ce rapport, soit par les communes, soit par les associations, soit par les particuliers.

Je me propose d'examiner rapidement quelques faits qui se passent dans le monde industriel et d'indiquer quelques lacunes à combler pour améliorer la situation des classes ouvrières, à ce triple point de vue : la direction du travail, la rémunération du travail et les ressources nécessaires en cas d'insuffisance de travail ou d'insuffisance de rémunération.

D'abord, pour assurer le travail, pour le diriger (sans prétention à l'organiser), il y a encore des mesures indispensables à prendre, afin de prévenir les effets fâcheux qui résultent pour l'ouvrier de l'état d'isolement dans lequel il se trouve.

Le travail a été moralisé par l'institution des livrets, qui sont, comme on l'a dit, les diplômes, les titres de noblesse de l'ouvrier. Le travail a été relevé, ennobli par les distinctions qui lui sont solennellement accordées, et que j'approuve pourvu que ce ne soit pas seulement l'aptitude, mais encore la moralité qu'on récompense. Le travail a été protégé, quant à la défense de ses intérêts, par l'institution des prud'hommes, institution utile, qu'il faudrait peut-être revoir et compléter, afin de donner de plus grandes garanties aux ouvriers eux-mêmes ; car c'est encore l'élément des maîtres-patrons qui y domine, Non pas que je veuille opposer ces deux intérêts ; mais je voudrais qu'il fût donné garantie complète à l'un et à l'autre.

Le travail que nous avons ainsi moralisé, ennobli, protégé, je voudrais encore qu'on parvînt à le diriger, quant au placement des travailleurs sans ouvrage, et quant à l'apprentissage des jeunes ouvriers.

En ce qui concerne le placement des ouvriers, vous savez que l'attention publique est aujourd'hui appelée sur cette question. Il y a encore là une initiative honorable à prendre, soit pour les communes, soit pour les particuliers, initiative à encourager par l'Etat. J'ai vu que récemment, à Liège, l'autorité communale vient d'établir, ou du moins, de patronner de son influence une institution de ce genre. C'est une excellente idée. Car nous savons tous quelles sont les difficultés que rencontre l'ouvrier, lorsqu'il s'agit de trouver un placement, les dangers de tout genre qui l'attendent dans cette position d'attente.

D'ailleurs, n'est-il pas immoral, en quelque sorte, que nous organisions des comités de patronage en faveur des criminels libérés, et que nous ne fassions rien pour le placement d'ouvriers honnêtes et dignes de notre plus vif intérêt ?

La question de l'apprentissage des jeunes ouvriers mérite aussi toute notre sollicitude. Dans cette direction encore, on a déjà pris une heureuse initiative ; le gouvernement l'a encouragée. J'ai vu avec plaisir que M. le ministre de l'intérieur a accordé, il y a quelques jours, un subside à la société de Saint-Vincent de Paul, de Gand, qui vient d'établir un atelier d'apprentissage. La société de Saint-Vincent de Paul, de Saint-Nicolas, vient d'établir un atelier du même genre dans cette ville, et l'on se promet les plus heureux résultats de cet établissement.

Cette question est plus importante qu'elle ne paraît l'être au premier abord.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Nous avons établi, dans les Flandres, quatre-vingts ateliers d'apprentissage.

M. Dedecker. - Oui, en faveur d'ouvriers déjà faits et pour l'introduction d'industries nouvelles. Mais ne confondons pas. Ce que je propose ici est tout autre chose. Ce sont des écoles d'application, des espèces d'écoles d'arts et métiers en faveur des jeunes ouvriers qui entrent dans la carrière.

Les avantages de ce genre d'institutions sont nombreux et positifs. Aujourd'hui, les enfants qui vont dans certains ouvroirs apprendre un métier, y sont longtemps retenus dans une espèce de vasselage sans profit ; on retarde leur instruction pour les exploiter plus longtemps ; ils laissent là presque toujours les meilleures années de leur vie, souvent même leurs meilleurs sentiments ; car c'est là qu'ils se corrompent par le contact avec d'autres ouvriers sur les relations desquels aucune surveillance ne s'exerce.

La direction à donner à l'apprentissage des jeunes ouvriers est avantageuse, d'ailleurs, dans l'intérêt de l'industrie même. Au point de vue de l'avenir de l'industrie nationale, il n'est pas inutile de conseiller les familles pour savoir dans quelle voie il convient qu'ils lancent leurs enfants. Il est désirable que les familles soient éclairées pour ne pas jeter leurs enfants dans une industrie qui n'a pas d'avenir, et pour donner la préférence à des branches d'industrie qui offrent le plus de chances d'avenir, de durée et de prospérité.

Ainsi, dans l'intérêt industriel même de la Belgique, il est utile que le gouvernement encourage par des subsides (car je ne demande pas qu'il agisse lui-même) l'établissement de pareils ateliers d'apprentissage.

Maintenant, il me reste à examiner la question de la rémunération du travail.

Permettez-moi d'appeler votre attention sur deux ordres de faits qui touchent à cette question, et qu'il est pénible de devoir révéler du haut de la tribune nationale, à cause du caractère odieux qu'ils présentent.

Il y a d'abord ce fait que beaucoup d'industriels payent leurs ouvriers en nature ; c'est une manière de retenir indirectement une partie du salaire. Cela ne se pratique pas si communément dans les grandes villes ; mais dans les petites villes, à la campagne, c'est l'usage ordinaire. Je puis vous assurer qu'il y a des ouvriers qui, dans l'espace d'une année, ne voient pas une pièce de monnaie. Vêtements et aliments, ils reçoivent tout en nature. De plus, les objets qu'on les force de recevoir sont souvent avariés ou sophistiqués ou de mauvaise qualité ; souvent même il arrive qu'on les trompe quant au poids et à la mesure, aucun contrôle n'étant exercé ; enfin, on leur fait payer ces objets plus cher que dans les boutiques où on les achète librement.

Je sais que, dans beaucoup de localités, l'autorité religieuse a donné l'éveil, en combattant cet abus avec toute l'autorité que donne le sacré ministère.

N'y aurait-il pas moyen de trouver quelques remèdes pour empêcher la reproduction de ce fait, le développement de cet abus ? On me dit : Pourquoi ces ouvriers ne protestent-ils pas ? pourquoi ne réclament-ils pas ? Ils ne peuvent pas réclamer ! S'ils réclamaient, on les renverrait immédiatement ; ils dépendent de leur chef d'industrie, ils ne trouveraient pas d'autre travail, de sorte qu'ils sont obligés de subir ces conditions onéreuses. D'ailleurs, les chefs d'industrie ne le font souvent pas eux-mêmes ; ils le font faire par un contre-maître.

Il est arrivé plusieurs fois qu'on a vendu à ces ouvriers des vêtements, des étoffes dont ils n'avaient pas besoin, et qu'ensuite on faisait racheter par un contre-maître ces mêmes étoffes à vil prix. Il y a plus encore ; il y a eu quelquefois des contre-maîtres, des chefs d'industrie qui, (page 681) dans des faillites, avaient été obligés d'accepter sous forme de payement tout ce qui se présentait dans la masse, et qui ont donné en payement aux ouvriers des peignes, des rasoirs et autres espèces de produits dont ceux-ci n'avaient aucun besoin, et dont ils étaient obligés de se défaire immédiatement à tout prix, de manière qu'en définitive ils n'obtenaient presque aucune rémunération de leur travail.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - C'est une mauvaise action isolée.

M. Dedecker. - Pas aussi isolée que vous le croyez. Ce dernier fait heureusement est rare ; mais les payements en nature sont devenus extrêmement communs dans nos petites industries.

- Un membre. - Vous calomniez les chefs d'industrie.

M. Dedecker. - Je ne calomnie personne. Je constate un fait, afin que l'attention du public et du gouvernement soit attirée sur ce point.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Le gouvernement a entretenu les chambres de commerce de ces abus.

M. Dedecker. - Donc, ces faits sont constatés ; donc ils ne sont pas si isolés ; donc il n'y a pas ici calomnie.

Je demanderai s'il ne serait pas possible que les prud'hommes fissent d'office des investigations sur ces faits. Car enfin l'ouvrier ne peut pas réclamer, s'il réclame, il perd son travail. C'est pour cela que ces faits peuvent se perpétuer, si l'on n'y met sérieusement obstacle. Il faudrait donc tâcher de trouver le moyen, par exemple par l'intermédiaire des prud'hommes, agissant d'office et sans réclamation préalable, de détruire des abus aussi révoltants.

Il y a, messieurs, un deuxième fait relatif à la rémunération du travail, que je veux signaler encore au gouvernement pour qu'il voie s'il n’y aurait pas moyen de prendre une mesure quelconque pour le prévenir : C'est que le salaire, bien souvent, ne profite pas à l'ensemble de la famille. L'ouvrier retient son salaire pour lui ; il ne le donne pas à la famille. Que voyons-nous, en effet ? Et ce n'est pas encore là un fait isolé ; très souvent l'ouvrier, arrivé à l'âge de 17 ou 18 ans, travaille pour son compte et abandonne ses parents qu'il laisse à charge au bureau de bienfaisane. Ce fait est encore combattu par l’autorité religieuse dans la mesure de ses forces. Je ne sais pas si le gouvernement pourrait de son côté faire quelque chose ; je lui soumets le fait afin qu’il examine si l’on ne pourrait pas trouver un obstacle à sa reproduction.

Il me reste maintenant, messieurs, la troisième question à examiner, c'est-à-dire, à rechercher ce qu'il y aurait encore à faire pour procurer à l'ouvrier des ressources en cas d'insuffisance de travail ou pour les époques de la vie où le travail n'est plus possible.

Nous avons déjà dans cet ordre d'idées, pour l'avenir, les caisses de retraite pour la vieillesse, les caisses d'épargne pour les grands besoins de la famille ; nous avons pour le présent, les monts-de-piété et les sociétés de secours mutuels.

Malheureusement, les sociétés de secours mutuels ne suffisent pas. Il arrive souvent que par suite de chômage, d'indisposition, de manque d'ustensiles, le travail ne produit pas de quoi entretenir la famille. Nous voyons par la statistique des monts-de-piété combien de personnes sont obligées d'avoir recours à la ressource des emprunts. Cette institution des monts-de-piété trouve donc sa justification dans sa nécessité, et à ce point de vue je l'ai défendue quand nous avons discuté la loi sur l'organisation des monts-de-piété. Mais il ne faut pas cependant (et je l'ai dit à cette époque) s'abuser sur le compte de cette institution.

Elle présente quatre grands vices que je voudrais prévenir par l'organisation d'un système de prêts gratuits. Le premier de ces vices, messieurs, c'est que les monts-de-piété prêtent à tout le monde, à toutes les personnes indistinctement, sans s'enquérir en aucune façon de leur moralité. Les monts-de-piété ensuite prêtent souvent, pour ne pas dire presque toujours, pour satisfaire des besoins factices, non pour des besoins réels, mais pour des plaisirs, pour des jouissances à poursuivre. En troisième lieu, les monts-de-piété prêtent à des intérêts ruineux pour le pauvre. Ces intérêts, ce n'est pas qu'ils soient exagérés à plaisir par l'administration de ces institutions, car il est reconnu que sur les prêts allant jusqu'à 12 fr., l'administration fait des pertes ; mais il n'en est pas moins vrai que ces intérêts sont ruineux pour l'ouvrier qui emprunte. Enfin, messieurs, le quatrième vice des monts-de-piété, c'est que par suite de la publicité des démarches qu'il faut faire pour obtenir les prêts, les pauvres pères de famille perdent le sentiment de leur dignité personnelle et de toute pudeur.

Si, messieurs, on pouvait organiser un système de prêts gratuits, pour ne prêter qu'à des personnes dont la moralité serait reconnue, dont les besoins seraient constatés, sans intérêts, et sans que le public le sût, c'est-à-dire en sauvegardant la dignité de celui qui a recours aux prêts, on aurait rendu un grand service à la classe ouvrière.

M. T’Kint de Naeyer. - Cela existe en Ecosse.

M. Dedecker. - Cela existe en Ecosse et dans différents autres pays. Ainsi, il ne faut pas croire que je fais ici de l'utopie. Toutes les mesures que j'indique sont parfaitement susceptibles d'une application immédiate.

Qu'est-ce qui empêcherait, messieurs, que, pour l'établissement de prêts gratuits, on eût recours aux administrations des bureaux de bienfaisance ? Les maîtres de pauvres font des visites ; ils connaissent presque toutes les familles pauvres.

Pourquoi l'administration du bureau de bienfaisance ne pourrait-elle être autorisée, dans tel cas donné, à avancer une somme de 10, 20 ou 30 fr., qu'elle retiendrait au besoin les semaines suivantes sur les charités hebdomadaires ? Il en résulterait, messieurs, pour la classe ouvrière un véritable bienfait. Je n'ai pas besoin d'insister sur l'avantage qu'il y aurait à substituer aux monts-de-piété les bureaux de prêts gratuits, que l'on pourrait facilement organiser.

Messieurs, comme ressource en cas de besoins extraordinaires et momentanés, il y a aussi les sociétés de secours mutuels, dont nous avons à nous occuper.

Je me propose de prendre part à la discussion des articles et de présenter alors quelques observations que j'ai à faire. Qu'il me suffise, en ce moment, de dire que j'approuve de tout mon ceeur le projet qui nous est présenté.

Les sociétés de secours mutuels provoquent à l'épargne ; elles stimulent la prévoyance des ouvriers ; elles établissent entre eux des liens de fraternité. Le principe de l'association, si utile et si digne d'encouragement, sera renforcé, modéré par l'adjonction du principe du patronage par l'autorité publique.

Le patronage accordé par le gouvernement aura encore ce bon effet d'augmenter, aux yeux de l'ouvrier, l'importance de cette institution, de rehausser les sentiments de dignité de ceux qui y prendront part.

De plus, messieurs, l'action du gouvernement ne sera ici, ni exagérée, ni dangereuse.

Enfin, j'aime à constater que nous n'avons qu'à sanctionner ce que l'initiative de la nation a produit spontanément depuis des siècles. C'est un grand bonheur pour le législateur de pouvoir s'appuyer sur des traditions nationales. Quand le fait précède la loi, quand la loi n'est que l'expression des mœurs et des habitudes d'un peuple, les institutions que cette loi consacre, acquièrent une force et une stabilité qu'elles n'ont pas quand elles sont, pour ainsi dire, improvisées et qu'elles s'appuient, non sur des traditions, mais sur des théories, quelque ingénieuses qu'on les suppose.

M. Lebeau. - Messieurs, si l'un de mes honorables collègues voulait attaquer le projet, je serais très disposé à ne parler qu'après lui. C'est l'ordre ordinaire de nos délibérations...

Si personne ne réclame la parole pour combattre la loi, je présenterai quelques observations pour l'appuyer.

Messieurs, vous venez d'entendre deux discours qui, quoique favorables au projet, sont marqués, selon moi, d'un esprit bien différent. A part quelques idées de détail plutôt que d'ensemble, émises par l'honorable M. Dedecker, je suis à peu près d'accord avec lui sur les principales raisons qui militent en faveur du projet en discussion ; mais je n'hésite pas à dire que si les paroles de l'orateur qui a ouvert la discussion servaient de préface à l'exposé des motifs du projet de loi, j'éprouverais de très graves scrupules à le voter, au moins à le voter sans accompagner mon vote d'une protestation formelle contre la plupart des idées émises par cet honorable membre.

Je n'hésite pas à dire que beaucoup de discours de ce genre, dans lesquels on semble s'être efforcé, à diverses reprises, de présenter le projet aux yeux des classes ouvrières, comme étant de la plus grande stérilité... (Interruption.)

Je n'accuse jamais les intentions ; j'examine les opinions et les arguments. Je n'hésite pas à dire que de semblables paroles, si elles étaient plus générales et si elles restaient sans réponse, rendraient l'adoption du projet très douteuse. Je croyais sincèrement, messieurs, que l'expérience, qui va si vite dans les temps où nous vivons, avait déjà fait justice, non par la controverse seulement, mais par ce qui est bien plus puissant, par la pratique librement faite, avait déjà fait justice de ces accusations dirigées contre la liberté d'industrie, en d'autres termes, contre la concurrence. Je croyais que ces accusations ne se seraient pas reproduites ici, attendu que les faits les ont condamnées et qu'elles ne sont plus qu'un anachronisme.

La concurrence, c'est-à-dire la liberté du travail, est une de ces conquêtes du grand mouvement de 1789 qui ne sont plus contestées aujourd'hui par aucun esprit sérieux et appliqué. L'émancipation du travail, l'émancipation des classes ouvrières par la libre concurrence, par la liberté industrielle, est regardée encore aujourd'hui, après une nouvelle et décisive épreuve, comme le fanal qui doit guider tous les réformateurs, tous ceux qui veulent améliorer d'une manière durable, d'une manière pratique, le sort des classes ouvrières.

On l'a dit depuis longtemps, messieurs, on fait dire à la statistique à peu près tout ce qu'on veut. Tout cela dépend de la manière dont on l'interroge.

On va chercher, dans les colonnes d'un travail fourni par le gouvernement, des chiffres qui vous représentent la journée de l'ouvrier comme pouvant à peine suffire à sa subsistance et comme ne pouvant dès lors le mettre à même de fournir le plus mince superflu pour alimenter les caisses d'épargne et de secours. On vous parlera de journées de 60 centimes, de 75 centimes, de 1 franc, de 2 francs ; mais on prendra ces chiffres isolement ; on oubliera de remarquer que les chiffres de 50 ou 60 centimes sont, le plus souvent, des salaires gagnés par des enfants, peut-être par plusieurs enfants d'une même famille, et qui, ajoutés à la journée du père, constituent pour cette famille des moyens de subsistance souvent très convenables. Voilà, messieurs, cependant comment il faut voir et analyser les chiffres ; il ne faut pas les isoler, il faut parfois les grouper, les combiner, pour en tirer des conséquences vraies. Ce qu'il faut encore conseiller aux classes ouvrières, au lieu de fulminer (page 682) contre la libre concurrence et de risquer d'exciter ainsi des haines aveugles contre les patrons avec lesquels elles sont continuellement en contact, ce qu'il faut leur conseiller, c'est la prévoyance. Il faudrait leur dire que la loi de Dieu est qu'on travaille sur cette terre six jours, pour se reposer le septième, et non qu'on chôme le lundi, alors que la famille a besoin d'être nourrie le lundi comme les autres jours, surtout après le chômage du dimanche. Voilà déjà un abus qu'il faut attaquer de front, sans crainte de blesser les préjugés des classes ouvrières.

Je ne crois pas, comme l'honorable préopinant auquel je réponds en ce moment, à l'insuffisance de l'institution que la sollicitude du gouvernement nous convie à sanctionner, et j'en ai pour garant ce qui existe déjà dans cet état social dont on nous fait un si lugubre tableau : par qui sont alimentées les nombreuses caisses des sociétés de secours mutuels qui existent depuis longtemps en Allemagne, en Angleterre, en France, en Belgique ? Est-ce par le gouvernement ? Est-ce par les caisses provinciales ou communales ? Non, messieurs, c'est uniquement par les ouvriers. C'est là un grand fait qui parle plus haut que toutes les prétendues impossibilités que l'honorable préopinant a annoncées sur l'efficacité de la loi.

Oui, messieurs, c'est un grand honneur pour la Belgique de n'avoir pas eu à suivre seulement les autres nations dans l'établissement de ces excellentes institutions de prévoyance dues à la moralité de nos classes ouvrières et de leurs patrons. C'est un grand honneur pour la Belgique que des institutions analogues à celles que le gouvernement veut voir se multiplier, existent chez nous depuis plusieurs siècles. Voyez à cet égard le très remarquable travail qui précède l'exposé des motifs du projet de loi.

Messieurs, voulez-vous une autre preuve de l'état, je ne dirai pas florissant, mais en général satisfaisant, des classes ouvrières en Belgique, au milieu de la situation difficile où se trouve l'industrie ? Voyez si nos caisses d'épargne ne peuvent pas supporter la comparaion avec la plupart des caisses d'épargne des autres pays. Par qui sont alimentées ces caisses ? Evidemment par ces nombreux ouvriers que vous dites n'avoir pas en général à apporter un sou à l'épargne. Tous les faits publics, quand on les examine d'une manière réfléchie, calme, impartiale, donnent un démenti au tableau véritablement trop lugubre que l'on nous a fait.

Messieurs, hâtons-nous de protester contre la tentative d'invasion de pareilles doctrines dans cette chambre. Si les pouvoirs publics songeaient à intervenir dans cette redoutable question des salaires, vous ne savez pas quelle responsabilité immense vous prendriez. Vous vous rendriez responsables, aux yeux des classes ouvrières, des suites funestes de la tentative imprudente à laquelle vous vous livreriez. Oublierait-on que devant cette redoutable question du règlement des salaires, tous ceux qui se disaient socialistes en théorie ont reculé quand ils ont eu la main aux affaires ?

C'est qu'on ne s'arrête pas dans cette voie. On veut réglementer les salaires ; vous aurez sans doute à fixer le prix de revient ; et quand vous aurez fixé le prix de revient, il vous faudra une loi pour forcer le consommateur à acheter. Ainsi, une fois que vous sortez de la liberté, pour vous lancer dans la réglementation, vous arrivez à toutes les folies qu'on a essayées, telles que le maximum, la réglementation de l'industrie, etc., toutes mesures qu'on a dû abandonner comme absurdes et comme désastreuses, même pour les classes qu'on voulait protéger.

Que veut-on donc, pour arriver à l'amélioration du sort des classes inférieures, si l'on ne veut pas du moyen modeste que le cabinet propose ? Veut-on la résurrection des ateliers nationaux ou plus exactement leur invasion dans notre pays ? Décrire des maux, des maladies, rien n'est plus facile, tout le monde peut entreprendre cette tâche ; mais nous demandons aux descripteurs de ces maladies de nous apporter au moins quelque chose de nouveau, de nous apporter la panacée dont ils paraissent avoir le secret ; je ne demande pas mieux que de l'examiner.

M. de Perceval. - Plus tard nous discuterons les remèdes.

M. Lebeau. - J'attends donc les mesures que l'honorable membre nous proposera ; et je dois dire que j'attends aussi un peu celles que proposera l'honorable M. Dedecker...

M. Dedecker. - Je les ai indiquées tout à l'heure.

M. Lebeau. - Je reconnais, du reste, que la plus grande partie de mes observations ne s'adressaient pas à l'honorable M. Dedecker ; cependant l'honorable membre me permettra de lui dire qu'à certains égards il a été aussi un peu loin.

L'honorable M. Dedecker peut en être sûr, pas plus que pour l'honorable collègue dont je me suis occupé jusqu'ici, je n'attaque ses intentions ; je regarde ces intentions comme excellentes ; si, de mon côté, je veux qu'on respecte les miennes, je déclare qu'on est parfaitement libre de faire main basse sur mes doctrines, comme j'ai le droit d'en user avec toutes celles qu'on émet ici.

L'honorable M. Dedecker a terminé son discours par une considération qui aurait singulièrement souri à l'auteur de la fameuse maxime : « La propriété, c'est le vol. » Car quel est, en définitive, le fond de la doctrine de Proudhon ? C'est la gratuité du crédit...

M. Dedecker. - Ce que vous dites est absurde ; je proteste contre vos paroles ; ce que j'ai indiqué est parfaitement pratique.

M. Lebeau. - Si l'honorable M. Dedecker demande la parole pour me répondre, je veux bien que M. le président la lui accorde ; mais je n'autorise pas l'honorable membre à m'interrompre.

M. Dedecker. - Je n'entends pas souffrir vos insolences.

M. le président. - M. Lebeau n'a parlé que de doctrines ; mais il n'y a pas eu d'insolence.

M. Dedecker. - Comment ! on m'assimile à un homme comme Proudhon !

M. Lebeau. - M. le président, je ne puis pas accepter l'expression de M. Dedecker.

M. le président. - J'engage M. de Decker à retirer l'expression dont il s'est servi et qui n'est pas du tout parlementaire.

M. Dedecker. - Je retirerai cette expression, si M. Lebeau retire les paroles qui l'ont provoquée ; M. Lebeau m'a comparé à Proudhon.

M. le président. - M. Lebeau a comparé des idées ; je vous engage de nouveau à retirer l'expression. (Silence de M. Dedecker.) M. Dedecker, je vous rappelle à l'ordre.

M. Lebeau. - L'honorable M. Dedecker prétend que je le compare à M. Proudhon ; c'est à mille lieues de ma pensée ; on peut soutenir très parlementairement qu'une opinion se rapproche par quelque détail de celle de M. Proudhon, sans qu'elle soit pour cela le moins du monde le système de Proudhon.

M. le président. - Je dois faire remarquer à M. Lebeau que l'incident est terminé.

M. Lebeau. - Assez souvent j'ai entendu taxer ici de socialisme certaines paroles des membres du cabinet ; je n'ai pas vu qu'ils fussent fort émus de l'accusation...

M. Dedecker. - La vôtre m'émeut.

M. Lebeau. - Messieurs, je disais que la gratuité du crédit avait été recommandée, et si l'on m'avait laissé achever, j'aurais dit que, commc affaire de libre initiative, cela était possible ; ainsi le bureau de bienfaisance, qui peut donner, peut évidemment prêter gratuitement ; mais prétendre que c'est dans cette gratuité de crédit qu'on peut trouver un des éléments de la solution du grand problème qui est agité en ce moment, c'est se faire complètement illusion.

Je crois que l'honorable M. Dedecker doit regretter maintenant de m'avoir interrompu, et qu'il doit se féliciter d'avoir retiré son expression...

- - Un membre. - Il n'a rien retiré du tout.

M. Lebeau. - S'il n'a pas retiré son expression, je prie alors M. le président d'en faire justice.

M. le président. - J'ai fait mon devoir : j'ai rappelé M. Dedecker l'ordre.

M. Lebeau. - Messieurs, je ne puis pas être non plus d'accord avec le préopinant sur les moyens d'arriver, je ne dirai pas à la guérison des maux dont souffre la société, je crois que cela n'est au pouvoir de personne, mais à leur allégement.

Je crois que vouloir qu'il n'existe plus de mal dans ce monde, c'est aller plus loin que la Providence. Que tous, pouvoirs publics, ouvriers, chefs de fabriques, écrivains, administrateurs, que tous, dis-je, nous cherchions à restreindre la part du mal dans ce monde ; que tous nous luttions constamment pour l'amélioration du sort de l'humanité.je le comprends. Mais ne disons jamais qu'il dépend des pouvoirs constitués d'extirper le mal de ce monde, parce qu'alors vous exposez les populations à subir bien des mécomptes. Si vous leur faites de pareilles promesses, vous les exposez à se livrer à des excès au jour de ces mécomptes ; vous exposez même la solidité des gouvernements les mieux établis.

Ne l'ignorons pas d'ailleurs, ce n'est plus aux gouvernements seuls qu'on peut faire craindre aujourd'hui des révolutions ; l'expérience a appris que les peuples ont au moins autant à souffrir de certaines révolutions que les gouvernements eux-mêmes. Il y a des révolutions qui, loin d'améliorer le sort des classes ouvrières, ont déchaîné, pour de longues années, le fléau du chômage et du paupérisme sur les classes ouvrières.

Messieurs, je fais comme le préopinant, une très grande part à l'influence du sentiment religieux et de l'intervention du clergé dans l'œuvre de moralisation et d'amélioration à laquelle nous nous livrons avec le gouvernement ; mais, qu'il me soit permis de le dire, il faut autre chose encore aux populations pour améliorer leur condition morale et matérielle ; il faut autre chose que l'influence du clergé et de la religion. Il y a des pays qui étaient réputés comme modèles en matière de sentiments religieux, où l'influence du clergé était fort grande, presque toute puissante, et qui sont beaucoup plus malheureux encore que les pays qu'on semble accuser de ne pas professer au même degré ces sentiments religieux et moraux ; il faut autre chose, dis-je, il y faut l'instruction professionnelle ; il y faut l'esprit de prévoyance ; il faut faire pénétrer partout de saines notions économiques. Et croyez-vous par exemple, messieurs, que ceux qui ont écrit contre le régime prohibitif, croyez-vous que ceux qui veulent les denrées alimentaires et les produits manufacturés à bon marché ; que ceux qui écrivent, qui pensent qu'il faut multiplier les routes et les canaux, qu'il faut des chemins de fer, des tarifs modérés sur ces chemins de fer, pensez-vous, messieurs, que ces hommes ne rendent pas aussi d'immenses services à nos populations ? Voilà, messieurs, encore un des moyens principaux, non pas d'éteindre le paupérisme, mais d'en restreindre le fléau. C'est de ces idées économiques que peuvent émaner aussi la moralisation et la prévoyance dans les classes ouvrières.

(page 683) En Angleterre, pays peu orthodoxe, en Angleterre, on se livre à des enquêtes perpétuelles sur le sort des classes ouvrières. Le parlement anglais s'est occupé notamment de la question qui nous occupe depuis un très grand nombre d'années, et un très grand nombre de bills ont consacré l'intervention du gouvernement anglais dans une foule d'institutions analogues à celle dont il s'agit dans la loi actuelle.

Messieurs, le point de vue sur lequel je suis d'accord avec le préopinant, c'est l'efficacité immense, et que rien ne peut remplacer, de l'intervention des patrons, des chefs d'atelier dans l'application des moyens que nous voulons sanctionner et propager.

On ne peut se faire une idée, sans avoir pénétré dans quelques ateliers de notre pays, de l'influence salutaire que peuvent exercer sur l'esprit de prévoyance de l'ouvrier, l'exemple et surtout la coopération des chefs d'atelier. Là il y aura beaucoup à faire encore. Je crois que si le gouvernement établissait une enquête pour connaître le régime intérieur d'une foule de nos établissements industriels, il y verrait des actes qui honorent au plus haut degré les industriels de la Belgique. Dans l'espèce d'enquête qui a été faite déjà, on a cité une seule maison qui en dix ou douze années a consacré en secours et autres modes généreux d'intervention, au profit des familles d'ouvriers frappées par la maladie ou par la mort de quelques-uns des leurs, une somme de près de 200,000 fr.

M. Dedecker vous a cité un fait très regrettable, mais que je crois beaucoup moins général qu'il ne le suppose ; ce sont les payements de salaires effectués en nature par des chefs d'atelier. Qu'il me soit permis de le dire, ce fait n'est ni du domaine de la législation, ni du domaine de l'administration.

C'est à l'opinion publique à le flétrir comme il doit être flétri. Je crois que l'opinion publique a déjà réagi avec une telle puissance contre de pareils faits, qu'il est devenu, au moins dans les centres industriels que je connais le mieux, la très rare exception. Je crois qu'il y aurait péril encore ici pour l'administration à intervenir entre les maîtres et les ouvriers.

Il en est certainement de même du reproche que le préopinant a fait à de jeunes ouvriers de conserver leurs journées au lieu de les remettre à leurs parents. Ce sont là des faits qui sont exclusivement du domaine de l'opinion publique, et pour lesquels l'intervention du clergé, ses conseils, ses exhortations peuvent être très utiles, mais où la loi et l'administration n'ont rien à faire.

Messieurs, les théories qui se sont fait jour depuis quelques années, et qui viennent se résumer sous le titre de socialisme, sont innombrables. Rien n'est moins défini et caractérise que ce qu'on appelle socialisme ; c'est devenu une espèce de lourde Babel, ou plutôt un champ clos où se disputent très vivement d'innombrables sectaires. Mais on peut prendre les deux points culminants de la doctrine, qui se résume plus spécialement dans deux hommes devenus célèbres, dont l'un veut que l'Etat fasse tout, c'est M. Louis Blanc, et l'autre prétend que l'Etat ne doit rien faire ; c'est le pôle opposé ; j'ai nommé M. Proudhon. Il a cru, lui, devoir donner un titre scientifique et peut-être un passe-port à cet étrange système en l'appelant « an-archie », avec trait d'union.

Ni l'une ni l'autre de ces opinions ne peut être acceptée par des hommes pratique. Il faut encore se placer là dans le juste milieu, quels que soient les anathèmes qui ont été lancés contre cette expression, employée pour la première fois par Washington. C'est ce que fait le gouvernement belge en vous présentant un projet très court, très modeste, qu'il est bien loin de vous présenter comme une panacée, que nous ne voterons pas comme tel. Ce que j'aime dans ce projet, c'est qu'on peut inscrire à son frontispice le mot « liberté ». La liberté y est proclamée et respectée en tous points ; l'Etat intervient avec une louable et prudente réserve ; cette réserve, je la loue très fort ; elle est extrêmement sage ; il serait imprudent d'en sortir, parce que vous iriez vers ce grand danger de restreindre, de refroidir l'initiative individuelle.

Or, d'après les documents qui accompagnent le projet, l'initiative individuelle, la liberté a déjà fait des merveilles dans ce pays.

Certes nous sommes loin de nier les merveilleux effets de la charité ; nous sommes loin de méconnaître que la solidarilé par la libre association, que la libre association sagement encouragée, peut être un des moyens les plus efficaces de conjurer les tempêtes qui grondent encore autour de nous ; mais la prévoyance excitée par l'instruction, par l'éducation surtout, voilà encore un des grands moyens de diminuer le mal, trop grand encore, certainement, qui, aujourd'hui, pèse sur les classes laborieuses.

Les associations ouvrières reçoivent un patronage qui ne porte aucune atteinte à la liberté, dans des pays où l'intervention du gouvernement est en dehors des mœurs politiques, des habitudes, en dehors du droit commun ; l'intervention du gouvernement dans les associations ouvrières existe très largement en Angleterre ; personne n'en peut douter. Que ceux qui en douteraient, consultent les renseignements si pleins d'intérêt fournis par la commission qui a préparé le projet.

En Angleterre, toute association de ce genre emprunte un caractère légal à un délégué du gouvernement qu'on appelle le registraire général. Au préalable, les statuts doivent être approuvés par lui.

Ce patronage du gouvernement, alors même qu'il n'est accompagné d'aucun subside, sera encore d'un immense avantage. Il inspirera une confiance très grande dans notre pays, où l'autorité est encore très respectée des classes ouvrières. Il les invitera, en quelque sorte, à porter leurs épargnes vers des institutions où l'on sait que pénètre l'œil du gouvernement.

Il n'y a rien de plus propre à détruire pour longtemps la confiance des ouvriers dans des caisses de retraite, d'épargne ou de secours, qu'une mauvaise gestion, une faillite, un accident grave quelconque.

La déconfiture d'un établissement pareil peut tarir, pour de longues années, dans certaines localités, l'esprit de prévoyance, Il est donc, sous ce rapport, d'une haute importance que la surveillance ou au moins l'autorité morale du gouvernement vienne planer sur ces établissements.

L'un des résultats les plus importants de ces établissements, c'est de susciter, de propager les habitudes de prévoyance dans les classes ouvrières. Si l'esprit de prévoyance pouvait exister dans les classes inférieures au même degré que dans les classes moyennes, soyez persuadés que bien des maux qui attirent l'attention du gouvernement, qui affligent les regards de l'administration, ne se produiraient pas. L'effet de l'imprévoyance de la classe ouvrière est encore immense : il n'est pas rare de voir, non loin du chef de la famille, promenant, le lundi, son ivresse dans les rues de nos villes, sa femme et ses enfants manquant de pain. Voilà ce qu'on voit trop souvent encore aujourd'hui.

L'esprit de prévoyance, c'est ce qu'il faut propager. Le patronage du gouvernement doit y contribuer.

J'y vois encore un autre avantage : c'est une bonne, une salutaire direction donnée à la charité individuelle, à la bienfaisance privée.

Très souvent assailli dans les rues par des malheureux en haillons, on est arrêté par certains scrupules ; on se dit : Faire l'aumône, ce serait encourager le vice, la fainéantise ; on la fait cependant, parce que le cœur parle plus haut que la raison. Quant à moi, je ne fais presque jamais l'aumône dans la rue, sans que cela blesse un peu ma conscience d'économiste. Je crois cependant que nous sommes tous assez souvent inconséquents sous ce rapport.

Donnez une bonne direction à la charité privée. Au lieu de distribuer quelques pièces de monnaie dans la rue, excitez à porter quelques pièces de 5 francs à la caisse d'épargne bien garantie, et donnez-en le livret à un pauvre et honnête ménage. Donnez quelque argent pour qu'on le porte à la caisse de retraite, à la caisse des secours mutuels, organisées sur de solides bases, ou portez-le vous-mêmes, et donnez-en le titre comme récompense ou comme encouragement.

Voilà encore, je le répète, un des effets inévitables d'établissements pareils qui inspirent une entière confiance : c'est de donner à la charité individuelle une direction bien plus efficace que celle qu'elle a aujourd'hui, s'exerçant trop souvent sous la forme d'aumônes.

Mais pour l'œuvre qu'il s'agit de fonder en ce moment, j'adjure mes honorables amis, mes honorables collègues de se joindre à moi pour crier bien haut que le gouvernemenl seul est impuissant, qu'il peut y aider,, mais que le succès dépend d'abord des ouvriers, des ouvriers surtout, des patrons, ensuite, des chefs d'établissements, qui peuvent beaucoup par leurs conseils d'abord, par des subsides, puis par leur participation à l'administration des caisses, et enfin (car on peut le faire sans violation du principe de liberté) par une retenue modérée sur les salaires.

Nous ne viendrons jamais prétendre qu'ici l'action de la loi est au-dessus de l'action des mœurs. Non, c'est là comme en politique. Que l'on donne à un peuple une bonne et sage constitution, de bonnes lois, on n'aura rien fait s'il ne possède, dans son bon sens, dans son instruction, dans sa moralité, la source vivifiante des lois et de la constitution.

Le clergé peut beaucoup s'il veut prendre aussi en quelque sorte ces institutions sous son patronage, recommander aux pères de famille la prévoyance comme l'un de leurs premiers devoirs ; s'il leur conseille, au lieu de dépenser au cabaret leur superflu, quand parfois il en ont, de le déposer tantôt à la caisse des secours mutuels, tantôt à la caisse d'épargne, tantôt à la caisse de retraite.

Je crains d'avoir abusé des moments de la chambre. J'ajouterai cependant (tout en reconnaissant que cette recommandation semble superflue, quant au cabinet en général, et quant au ministre de l'intérieur en particulier) que les bienfaits de l'association ne doivent pas se restreindre aux classes industrielles proprement dites. Je crois qu'il y a encore quelque chose à faire en ce genre pour les classes agricoles, à l'égard desquelles la sollicitude du gouvernement s'est manifestée avec une telle évidence que personne ne peut la nier, et avec une telle efficacité que tout le monde lui en doit de la reconnaissance.

Je crois qu'il y a une institution excellente, qui existait autrefois, et qu'on n'a pas encore remplacée : une caisse d'assurances contre les épizooties, contre la perte des récoltes, par la grêle ou autrement. Je crois que cette institution est très utile comme institution particulière, mais qu'on ne peut en généraliser les bienfaits qu'avec le patronage du gouvernement. Je la lui recommande donc, comme complément de la mesure qu'on prend aujourd'hui.

Nous aurons bientôt, je l'espère, à fonder une caisse d'épargne, régie sous le patronage de l'Etat. Nous serons d'autant plus fondés à le faire qu'avec les caisses d'épargne, confiées à des sociétés particulières, il ne dépendra jamais du gouvernement d'échapper à la responsabilité, non seulement morale, mais même matérielle, qu'entraîne la gestion de ces caisses, ni à l'obligation de faire face aux engagements de ces sociétés, quand celles-ci ne pourront les remplir. Le passé est là pour nous avertir.

Il est encore une mesure dont on nous parle, et qui serait extrêmement utile aux classes ouvrières : ce serait la création de bureaux de placement.

Il m'est arrivé, dans le moment où le chômage était le plus grand, de recevoir d'honorables artisans, d'honorables ouvriers qui venaient me (page 684) demander des lettres de recommandation pour des industriels avec qui j'étais en rapport, afin d'obtenir du travail. Ils chômaient depuis plusieurs mois, étaient dans la plus grande misère, ne savaient à qui s'adresser pour avoir du travail. C'était dans des moments où l'administration, les communes n'auraient su comment y suffire. Le chômage était général. Ils revinrent me trouver, m'annoncant que là où ils étaient, loin de recevoir de nouveaux ouvriers, on allait encore en revoyer.

Je pense que si des établissements de ce genre existaient dans la plupart des grandes villes, on rendrait un véritable service à beaucoup d artisans. Ensuite on prémunirait le public contre ces mendiants qui s'ingénient à exciter la commisération publique par des récits souvent ménagers, disant que le travail leur manque, car c'est presque toujours ainsi qu'on débute dans la mendicité. On pourrait souvent, par des établissements de ce genre, faciliter certainement à des bons ouvriers, cherchant sérieusement à s'occuper, quelques moyens de travail, ôtant aux autres l'excuse de la mendicité, qui ne devrait être tolérée que pour le malheureux repoussé des ateliers et qui est réduit aux abois. Car je voudrais que la mendicité, si on la tolère, fût la dernière raison de l'homme aux abois. Je voudrais que celui-ci eût, en quelque sorte, une médaille qui lui permît de mendier, pour constater qu'il a frappé à toutes les portes et qu'il n'a pas trouvé de ressources ni même un asile dans nos dépôts de mendicité.

Messieurs, c'est l'honneur du gouvernement actuel, je dois le dire, du gouvernement actuel dont j'ai dû me séparer dans une question spéciale et grave, mais qui a ma confiance (cette question réservée) ; c'est un grand honneur pour ce gouvernement d'être venu prononcer les paroles suivantes avant les révolutions de 1848 :

« Animé d'un sentiment de justice distributive pour tous les intérêts et toutes les classes de la société, le cabinet croit que l'attention et l'action du gouvernement doivent particulièrement se porter sur le bien-être matériel et moral des classes nécessiteuses et laborieuses. »

C'était, messieurs, au mois d'août 1847 qu'on prononçait ces paroles ; elles seraient beaucoup moins éloquentes si elles avaient été tenues un an plus tard.

Et ce que disait le gouvernement, il le pratiquait ; il avait déjà commencé à le pratiquer avant les grands événements qui ont mis plus spécialement à l'ordre du jour toutes ces questions. Il avait déjà honoré, encouragé, ennobli le travail, par des récompenses publiques, décernées, si je ne me trompe, par la main même du chef de l'Etat à d'honnêtes et modestes travailleurs.

Je termine en répétant que les pouvoirs publics peuvent quelque chose contre le mal qui afflige encore les classes les plus nombreuses de la société actuelle, et qui est le fait, je le reconnais, de la liberté même du travail, mal bien plus grand sous le régime de la réglementation ancienne ou de celle qu'on rêve.

Les gouvernements ne peuvent pas tout ; mais aussi, il ne faut jamais proclamer qu'ils ne peuvent rien. Non, messieurs, ils ne doivent pas assister à ce qui se passe immobiles, indifferenls, les bras croisés. Ils ne doivent pas être témoins impassibles des douleurs qui existent encore dans nos populations ouvrières.

Messieurs, nous pouvons le dire, la charité avait déjà heureusement inspiré le gouvernement de notre pays ; c'était spontanément que tous nous avions fait preuve d'un sage esprit de prévoyance et de philanthropie, alors que peut-être la Providence, voyant qu'ailleurs les jouissances matérielles avaient trop fait taire de tels sentiments, y suppléait par des avertissements terribles, par la peur et l'intimidation.

M. Dedecker. - Messieurs, je tiens à répondre quelques mots à l'honorable préopinant. Chose singulière ! après avoir commencé par dire qu'il se trouvait d'accord avec moi sur presque tous les points que j'avais touchés dans mon discours, l'honorable préopinant a lancé une phrase contre laquelle j'ai cru, dans l'intérêt de ma dignité personnelle, devoir protester à l'instant même.

Si l'honorable membre avait compris ce que j'ai dit relativement aux institutions de prêts gratuits, il n'aurait pas tenu le langage qu'il a tenu.

L'honorable membre paraît étonné de ma proposition d'un système de prêts gratuits. Mais, les prêts gratuits ont pour eux la recommandation constante de l'Eglise.

En fait, le prêt gratuit est pratiqué à l'heure qu'il est par un grand nombre de chefs d'industrie, il n'y a presque pas de chefs d'industrie qui, déjà aujourd'hui, dans certains moments exceptionnels, n'avancent des fonds à l'ouvrier qui travaille pour leur compte.

Ainsi la mesure que je préconise se pratique déjà chez nous ; le chef d'industrie, précisément parce qu'il connaît ses ouvriers, leurs besoins et leurs malheurs, leur fait des avances sans intérêt.

Le prêt gratuit, messieurs, est organisé dans plusieurs des pays qui nous environnent. Il est organisé en Ecosse où il existe une foule d'institutions particulières qui prêtent gratuitement aux pauvres reconnus et moraux.

Il existe à Paris une société du même genre. A Avignon, une de ces sociétés fonctionne depuis 30 ans et a fait le plus grand bien à la classe ouvrière. La ville de Hambourg possède la plus ancienne et la plus importante institution de ce genre.

Quand j'ai dit que les bureaux de bienfaisance pourraient se charger de ces prêts gratuits (c'était un exemple que je citais pour démontrer que la réalisation de cette idée était possible), j'ai voulu dire qu'ils pourraient s'en charger dans la mesure, bien entendu, des capitaux dont ils disposent, et dans le cercle de la bienfaisance.

J'ai demandé pourquoi, là où les bureaux de bienfaisance, donnaient deux, trois ou quatre francs, ils ne pourraient pas, constatant les besoins et la moralité des personnes, leur avancer 40 ou 50 fr. ?

Messieurs, cette idée est tellement pratique que M. le ministre des finances a dit immédiatement que cela pouvait se faire.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Certainement.

M. Dedecker. - Messieurs, en France nous avons dernièrement entendu le président de la République recommander, dans un message solennel, la même idée. Nous l'avons vu recommander l'institution des prêts d'honneur, ce qui est la même pensée.

Ainsi si je fais du Proudhonisme en recommandant le système des prêts gratuits, il faut avouer que je suis en très bonne société.

Quant à la comparaison que l'honorable M. Lebeau s'est permise de mes doctrines avec celles d'un homme qui a acquis une si triste célébrité dans l'Europe entière, je la regrette ; mais je ne crois pas pouvoir en souffrir dans mon honneur. Je suis parfaitement tranquille sur l'appréciation que le pays fera de mes intentions et de mes doctrines.

Messieurs, il n'y a pas, je ne dis pas seulement dans cette chambre, mais dans le pays, un homme plus tolérant que moi pour toutes les opinions, même les plus opposées aux miennes. Je n'en ai donc pas voulu à M. Lebeau parce qu'il a jugé convenable de ne pas approuver ma manière de voir relativement au prêt gratuit ; mais je me suis révolté à la pensée que, du haut de la tribune nationale, mes opinions fussent flétries et stigmatisées par leur assimilation avec des doctrines qui effrayent à bon droit la société.

Du reste, je le répète, je me repose sur l'opinion publique du soin de me défendre contre l'accusation que l'on s'est permise à mon égard.

M. le président. - Personne n'a suspecté vos intentions.

M. Lebeau. - L'honorable préopinant s'est donné le plaisir de réfuter ce que je n'ai pas dit. Je n'ai pas attaqué ses intentions, j'ai eu soin de le déclarer. Je regrette que l'honorable membre, qui se vante de sa mansuétude, ait cru devoir en donner au moment même une preuve, peu concluante, en m'envoyant l'épithète de doctrinaire, qu'il a ramassée sans doute dans quelques petits journaux, et qui n'est digne ni de cette discussion ni de cette chambre.

M. le président. - M. le ministre de la justice a déposé quelques, amendements au projet de loi en discussion.

- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ces amendements et les renvoie à l'examen de la section centrale.

La séance est levée à 4 heures trois quarts.