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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 21 février 1852

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1851-1852)

(Présidence de M. Verhaegen.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 625) M. Vermeire procède à l'appel nominal à une heure et un quart ; il lit le procès-verbal de la séance d'hier, dont la rédaction est adoptée ; il présente l'analyse de la pièce ci-après qui a été adressée à la chambre.

Pièces adressées à la chambre

« L'administration de la Société Générale pour favoriser l'industrie nationale adresse à la chambre 112 exemplaires du rapport qu'elle vient de faire aux actionnaires sur les opérations de cet établissement pendant l’année écoulée et sur son bilan, arrêté au 31 décembre dernier. »

- Dépôt à la bibliothèque et distribution aux membres.

Projet de loi sur le code forestier

Discussion des articles

Titre IX. Des droits d'usage

Section I. Dispositions relatives aux droits d'usage en général
Article 81

M. le président. - La chambre est arrivée à l'article 81.

« Art. 81. Il ne sera plus fait à l'avenir, dans les forêts de l'Etat, des communes ou des établissements publics, aucune concession de droits d'usage, de quelque nature ou sous quelque prétexte que ce puisse être. »

- Adopté.

Articles 82 et 83

« Art. 82. Toute forêt pourra être affranchie de tout droit d'usage en bois, plus ample qu'en bois mort, moyennant un cantonnement ; et de tous autres droit d'usage, pâturage, glandée et panage, etc., moyennant une juste et préalable indemnité. »

M. Moncheur a présenté à l'article 82 l'amendement suivant : « Tout propriétaire pourra affranchir ses forêts de tout droit d'usage en bois, plus ample qu'en bois mort, moyennant un cantonnement, et de tous les autres droits d'usage, pâturage, glandée, panage, etc., moyennant une juste et préalable indemnité.

« Pour régler le cantonnement et l'indemnité, on aura égard plutôt à l'exercice réel des droits d'usage qu'aux titres qui les constituent, lorsque cet exercice se trouve réduit par la loi. »

M. Moncheur. - Messieurs, je ne m'oppose pas à l'adoption du premier paragraphe de l'article 82, pour autant toutefois que les mots : « toute forêt pourra être affranchie » ne préjugent rien à l'égard de l'article 83, c'est-à-dire à la question de savoir si on accordera aux usagers l'action en cantonnement contre le propriétaire.

Mon amendement porte principalement sur le paragraphe 2. [Interruption.) Je ne m'oppose pas, je le répète, à l'adoption de l'article 82, sauf à discuter le second paragraphe de mon amendement, comme second paragraphe du même article 82.

- L'amendement de M. Moncheur est appuyé.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, je ne sais pas au juste ce que veut en ce moment l’honorable M. Moncheur. Maintient-il le second paragraphe de son amendement, qui est la disposition principale ? ou bien renonce-t-il à ce second paragraphe ?

M. Moncheur. - Je le maintiens.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Dans ce cas, je le combattrai ; je le combattrai par les motifs qui sont mentionnés dans l'exposé des motifs du gouvernement et dans le rapport de la commission. J'attendrai, du reste, que l'honorable M. Moncheur ait développé son amendement.

M. Orts. -Je crois qu'il conviendrait de remettre la discussion du paragraphe 2 de l'amendement de M. Moncheur après la discussion de l'amendement de l'article 83.

L'honorable M. Moncheur demande que l'on fixe dans la loi les bases d'appréciation des titres des usagers au cas de cantonnement.

Je crois que l'opinion que l'on pourra se former de cet amendement dépendra pour un grand nombre de membres de la solution que l'on donnera à l'amendement de la commission spéciale à l'article 83, c'est-à-dire de la solution que la chambre donnera au point de savoir si le cantonnement sera réciproque ou s'il ne le sera pas, s'il pourra être demandé par les propriétaires et les usagers à la fois ou par les propriétaires seulement.

Dans le sein de la commission, la solution de cette question a pesé d'un grand poids plus tard sur la question que soulève le second paragraphe de l'article 82 de l'amendement de l'honorable M. Moncheur.

Je demande qu'on discute d'abord l'article 83 et qu'on s'occupe ensuite de l'amendement de M. Moncheur.

M. Lelièvre. - Messieurs, j'appuie la motion de l'honorable M. Orts. En effet, l'ordre logique de la discussion exige qu'avant de discuter si nous déterminerons dans la loi les bases du cantonnement, l'on examine la question de. savoir à qui appartient l'action en cantonnement, si elle sera réservée au propriétaire ou bien si elle sera également accordée aux usagers.

Je pense donc qu'il est préférable d'examiner d'abord la question que fait naître l'article 82 ; puis viendra naturellement le point concernant les bases du cantonnement. J'appuie donc la proposition de l'honorable M. Orts.

M. Moncheur. - Il m'est tout à fait indifférent que l'on discute le paragraphe de mon amendement maintenant ou après l'article 83. Je ferai seulement remarquer à la chambre que cet amendement n'est que la reproduction des propositions de la commission gouvernementale. J'ai suivi l'ordre dans lequel ces propositions ont été faites.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je n'attache pas grande importance à ce que l'amendement de l'honorable M. Moncheur soit discuté maintenant ou après l'article 83 ; mais s'il est des membres qui pourront se décider sur la question que soulève l'article 82 par la solution qui sera donnée à l'article 83, il est d'autres membres qui pourront faire dépendre leur vote sur l'article 83 de la décision que l'on prendra sur l'article 82. De sorte que cela revient pour ainsi dire au même.

M. Lelièvre. - On pourrait discuter l'un et l'autre en méme temps.

M. le président. - Je consulte la chambre sur le point de savoir si la discussion aura lieu dans l'ordre de numérotage des articles.

- Cette question est mise aux voix. Deux épreuves sont douteuses ; à une troisième épreuve la question est résolue positivement.

M. Moncheur. - Messieurs, ainsi que je viens de le dire, les amendements que j'ai présentés ne m'appartiennent pas. Ils reproduisent les propositions de la commission nommée par le gouvernement pour rédiger le Code forestier. Ces propositions j'ai cru utile de vous les soumettra sous mon initiative.

La question dont il s'agit est très grave, elle a été très controversée et elle a divisé nos cours et tribunaux au point de donner lieu à une loi interprétative, qui porte la date du 10 août 1842.

Voici cette question ; Lorsqu'il s'agit d'évaluer les droits d'usage, afin d'établir le cantonnement ou l'indemnité en argent, doit-on avoir égard au droit tel qu'il est exercé et tel qu'il a pu être réduit par des lois portées dans l'intérêt général, ou bien doit-on avoir égard aux titres qui constituent ces droits ?

Un exemple vous fera saisir parfaitemjnt le noeud de la question. Je suppose que des usagers aient obtenu par titre le droit de pâturage dans un bois lorsque le taillis est à l'âge de 5 ou de 7 ans ; vous savez que des lois anciennes et plus récemment le décret du 17 nivôse au XIII, ont, dans un intérêt général, réduit ces droits primitifs, et ont décidé que le droit de pâturage ne pourrait jamais être exercé dans les bois ou forêts quelconques, si ce n'est lorsqu'ils seraient déclarés defensables par l'administration forestière. Or, le propriétaire veut racheter cette servitude, ce droit d'usage, devra-t-on en établir la valeur comme s'il pouvait être exercé à l'âge de 5 ou 7 ans des taillis ou bien devra-t-on l'évaluer d'après l'exercice réel et légal, conforme aux lois du pays ?

Dans une affaire où il s'agissait d'un droit de pâturage, la cour de cassation a décidé, chambres réunies, qu'il fallait avoir égard aux titres primitifs, après avoir cassé deux arrêts des cours d'appel de Bruxelles et de Liège qui avaient adopté le système contraire.

C'est pour vider ce conflit qu'est intervenue la loi interprétative dont j'ai parlé tout à l'heure, et qui, conformément à l'opinion de la cour de cassation, a décidé que lorsqu'il y avait titre ou possession suffisante antérieurement à la loi du 17 nivôse an XIII, il fallait prendre ces titres ou cette possession pour base de l'évaluation et non point avoir égard à l'exercice seulement du droit d'usage, telle que cette loi l'avait réduit.

Or, d'accord avec la commission du gouvernement, je crois que c'est le système contraire qui est le véritable, c'est-à-dire que lorsque le droit est limité par une loi quelconque, c'est l'exercice, tel qu'il résulte de cette loi, qu'il faut prendre pour base de l'évaluation par rachat, et non le titre primitif. En effet, il est évident qu'on ne peut faire une distinction entre l'exercice du droit et le fond même du droit, l'un pouvant se concevoir sans l'autre.

Que doit le propriétaire, eu échange de la servitude qu'il veut racheter ? Il doit l'équivalent de ce que perd l'usager.

Or, que perd l'usager ? Il perd, par exemple, dans le cas que j'ai cité tout à l'heure, l'exercice d'un droit de pâturage, non point dans un taillis âgé de 5 ou 7 ans fixes, puisque ce droit est complètement annulé, mais dans un taillis déclaré defensable. Et comme le propriétaire qui veut racheter le droit d'usage ne doit à l'usager que l'équivalent de ce que perd celui-ci, c'est cette perte réelle qui doit être évaluée pour fixer soit le nombre d'hectares à donner aux usagers, s'il s'agit de cantonnement, soit la somme à leur compter, s'il s'agit de rachat.

Qu'objecte-t-on à ce système ? On objecte qu'il n'y a que l'exercice des droits qui soit pour ainsi dire suspendu par des lois d'intérêt général ; mais que le droit lui-même n'est pas affecté par ces lois ; que, par conséquent, lorsque les usagers se trouvent en présence du propriétaire, pour régler leurs droits quant au cantonnement ou à l'indemnité, il ne s'agit plus de l'intérêt général, mais seulement d'un droit civil et particulier, d'une question du mien et du tien entre l'usager et le propriétaire ; et que, dans ce cas, il faut recourir à leurs stipulations.

Mais c'est là, à mon sens, une veritable subtilité ; si la loi a eu la puissance de modifier les stipulations particulières, intervenues jadis entre les usagers et les propriétaires, et cela au point de ne plus permettre aux premiers ce qui était permis par les titres, évidemment elle (page 626) a eu également la puissance de modifier le droit lui-même, qui, je le réptle, ne peut pas se concevoir, abstraction faite de son exercice. Qu'est-ce en effet qu'un droit s'il ne peut être exercé ? Rien.

Une hypothèse toute simple que je vais vous soumettre et qui est puisée dans la matière même qui nous occupe, vous démontrera d'une manière péremptoire que le raisonnement que je combats ne peut résister à un examen sérieux.

Certains usagers avaient obtenu par titre le droit d'introduire des bêtes à laine dans des tallis même jeunes. Mais comme c'était là la ruine des forêts, qu'à fait la loi ? Dans un intérêt général, et depuis des temps immémoriaux, elle a banni complètement les bêtes à laine de tous bois et forêts.

Ainsi l'exercice de ce droit résultant pourtant de titres positifs, a élé tellement réduit qu'il a été ramené à zéro.

Or, à présent, messieurs, les usagers porteurs de semblables titres pourraient-ils venir dire aux propriétaires : il est vrai que l'exercice de mon droit est interdit aujourd'hui par une loi d'intérêt général ; il est vrai qu'il est réduit à rien. Mais cela n'affecte pas le fond même de ce droit entre vous et moi, et exige de vous un cantonnement dont la base sera mon titre primitif, c'est-à-dire la valeur qu'avait mon droit d'introduire des bêtes à laine dans vos taillis, n'importe à quel âge ?

Certes, messieurs, cela ne se pourrait pas, et cependant ce serait là la conséquence nécessaire du système du gouvernement, puisque, dans ce cas comme dans l'autre, les usagers seraient fondés à dire : la loi d'intérêt général qui a suspendu ou modifié l'exercice de nos stipulations particulières ne nous concerne plus dès qu'il s'agit du cantonnement, dès qu'ils s'agit de régler la somme équivalente à la valeur de mon droit primitif, et que vous devez me fournir. Ceci prouve la fausseté du système que je combats.

Je crois donc, messieurs, que, dans cette question si controversée du reste, la vérité est dans la proposition que je vous ai soumise. Mais, messieurs, une autre question se présente : c'est celle de l'opportunité ou de la nécessité d'insérer dans la loi actuellement en discussion une disposition quelconque qui tranche cette question si controversée.

La commission gouvernementale n'a pas hésité à reconnaître cette opportunité èt même cette nécessité. En effet, de deux choses l'une ; ou le principe que jè soutiens est juste ou il ne l'est pas. S'il est juste, il faut l'insérer dans la loi, s'il ne l'est pas, et si c'est le principe contraire qui est vrai, eh bien ! c'est le principe contraire qu'il faut convertir en loi. Mais il faut trancher la question .

M. le ministre m'a objecté au sein de la commission spéciale que cette disposition pourrait blesser dès droits acquis.

Mais, messieurs, cette disposition serait dominée, comme toutes les lois que nous faisons, par le principe général que la loi ne dispose que pour l'avenir et n'a pas d'effet rétroactif.

Si donc les usagers pensent qu'ils sont dans des circonstances particulières, s'ils soutiennent qu'il y a des stipulations spéciales entre eux et les propriétaires, ou bien qu'ils ont prescrit telle ou telle partie de leur droit par une longue possession réunissant toutes les conditions nécessaires pour constituer une prescription acquisitive, ils pourront faire valoir ces prétentions devant les tribunaux, et ce sera à ceux-ci à décider toutes les questions se rattachant à des faits antérieurs à la loi.

En outre, messieurs, voyez où le système contraire conduirait : il existe, comme je l'ai dit, une loi interprétative sur cette matière, mais quant à un cas spécial pour un genre d'usage particulier, pour le pâturage ; mais, messieurs, cette loi n'a aucune espèce d'effet pour les autres usages ; elle est spéciale au cas pour lequel elle a été rendue et applicable aux cas identiquement semblables à celui-là. Mais quant à d'autres usages, par exemple ceux de prendre du bois de chauffage ou n'importe quoi, si une question analogue se présentait, les tribunaux seraient encore libres de statuer comme il l'entendraient..

Eh bien, je suppose que les cours d'appel maintiennent, pour les autres usages, le système qu'elles ont adopté pour le pâturage ; et je suppose ensuite que la cour de cassation, par un revirement assez fréquent lorsqu'il s'agit de questions si controversées, adopte l'opinion des cours d'appel, il en résultera une bigarrure fâcheuse dans la jurisprudence et la législation.

Il y aura une jurisprudence contraire à la loi interprétative : ainsi pour les usagers de pâturage on aura égard au titre primitif et pour d'autres droits d'usage, on aura égard à l'exercice réel du droit. Eh bien, je pense qu'il suffit de signaler cette bigarrure possible pour démontrer non seulement l'opportunité mais même la nécessité de trancher la question par une disposition qui deviendrait loi, non seulement pour une espèce d'usage mais pour tous les usages quelconques.

Tels sont, messieurs, les motifs pour lesquels j'ai cru devoir reproduire devant la chambre la proposition de la commission gouvernementale, laquelle avait adopté cette proposition à l'unanimité moins une voix.

M. Lelièvre. - Messieurs, l'amendement de l'honorable M. Moncheur fait naître la question de savoir si la loi en discussion fixera les bases d'après lesquels le cantonnement doit avoir lieu, et par conséquent décidera si à cet effet l'on doit se référer aux titres des usagers plutôt qu'à l'exercice réel des droits d'usage, tels qu'ils ont été modifiés par le décret du 17 nivôse an XIII, dont les dispositions sont adoptées par le projet.

Il est d'abord incontestable qu'à l'égard des demandes en cantonnement qui ne sont pas encore formées, la loi peut sans effet rétroactif régler les conditions auxquelles sera soumis le cantonnement ; en effet, c'est là une simple faculté qui ne constitue un droit acquis que dans le cas où elle a été entièrement exercée.

Tant que le propriétaire n'a pas déclaré vouloir en faire usage, le législateur peut en subordonner l'exercice aux principes de justice et d'équité qu'il lui semble convenable d'adopter en cette matière, et en décrétant à cet égard des dispositions qui répondent aux besoins sociaux, il remplit sa mission gouvernementale sans qu'on puisse sérieusement critiquer semblable procédé.

Mais si nous avons le droit de régler les bases du cantonnement, il est évident que des motifs puissants doivent porter la législature à déposer dans le projet les principes qui désormais devront être suivis en cette partie par les tribunaux. En effet, tout nous convie à faire ce qui dépend de nous pour éviter les contestations nombreuses et ruineuses pour les communes que soulèvent les affaires de ce genre. Alors que nous pouvons prévenir des débats interminables entre les propriétaires et les usagers, il y aurait une imprudence blâmable à ne pas régler des intérêts qui ne peuvent être livrés aux incertitudes des décisions judiciaires.

C'est donc à la chambre qu'il appartient de décider si, comme le prétend l'honorable M. Moncheur, le cantonnement doit être effectué d'après l'exercice des droits des usagers, modifié conformément aux lois qui ont réglé le mode de jouissance des droits d'usage dans les forêts.

A mon avis l'affirmative est indubitable ; le cantonnement ne peut évidemment conférer aux usagers que l'équivalent des avantages qu'ils peuvent retirer de leurs droits d'usage ; or, ils ne recueillent ces avantages que dans la mesure des droits modifiés. C'est donc bien là une base naturelle et équitable du cantonnement.

Le cantonnement ne fait que remplacer l'exercice des droits d'usage, il ne peut donc conférer aux usagers au-delà de ce que les droits leur procuraient.

La loi du 28 septembre 1791 nous fournit dans son article 8, section 4, littera I, un argument auquel il est impossible de résister. Elle autorise entre particuliers le rachat du droit de vaine pâture, et elle adopte pour base du rachat l'avantage que pourrait retirer de la vaine pâture celui qui y avait droit.

Or, si l'on adopte ce principe en matière de rachat de la vaine pâture, pourquoi n'en serait-il pas de même lorsqu'il s'agit de l'extinction des autres droits d'usage ?

Prétendre le contraire, ce serait vouloir que les usagers obtinsent une indemnité supérieure à la valeur des droits éteints, ce serait leur faire une condition meilleure que s'ils exerçaient réellement les droits dont la jouissance leur appartenait.

Et puis les anciens litres ont cessé d'exister tels qu'ils avaient été créés originairement ; l'exercice du droit ayant été modifié par des considérations supérieures, le droit n'a plus la même valeur. La modification qui a restreint l'exercice des droits d'usage a nécessairement réduit l'importance de ceux-ci et il est rationnel que cette circonstance influe sur le rachat et le montant de l'indemnité qui doit revenir aux usagers.

L'indemnité est l'équivalent de ce que ces derniers perdent par suite du cantonnement ; il n'est donc pas possible de prendre pour base un ordre de choses détruit et de vouloir qu'il n'y ait pas d'harmonie entre la perte et la réparation.

J'appuie l'amendement qui vous est présenté et qui est conforme aux règles du droit et de l'équité.

C'est, du reste, en ce sens qu'a opiné la commission, qui a préparé le projet qui vous est actuellement soumis, et cette autorite est encore de nature à faire impression sur la chambre.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, le système qu’on vous présente n’a d’autre but que de dépouiller l’usager au profit du propriétaire. Voilà au fond toute la question. Elle a été décidée d’abord par l’arrêt de la cour de cassation qui a condamné le système que présente l’honorable M. Moncheur et qu’appuie l’honorable M. Lesoinne ; ce système a été condamné encore par la chambre à peu près à l’unanimité en 1842 ; je puis dire, sans vouloir blesser qui que ce soit, qu’il a été condamné par la presque unanimité des jurisconsultes qui à une époque se trouvaient dans cette chambre.

M. Moncheur. - Et M. Orts père ?

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je sa's que M. Orts père n'était pas de cet avis ; c'est pour cela que j'ai dit que le système avait été condamné par la presqu'unanimité des jurisconsultes qui siégeaient alors dans cette chambre. Ces jurisconsultes étaient MM. Raikem, de Behr, de Garcia, Donny, Dubus ainé, Fleussu, Huveneers, Scheyven, Thienpont, Jonet, de Villegas, Delehaye, Verhaegen, Delfosse, etc. ; ils avaient, pour combattre ce système, d'excellentes raisons.

Je vais tâcher de le démontrer.

D'abord, avez-vous le droit de faire une loi sur cette matière ? Je soutiens que non ; une loi ne pourrait pas intervenir à cet égard, sans qu'elle eût un effet rétroactif ; et si les honorables MM. Lelièvre et Moncheur veulent s'en convaincre, je les engage à relire ce que disait en 1842, sous ce rapport, l'honorable M. Raikem qui a prononcé alors un discours aussi plein d'érudition que de sens et qui a prouvé à la dernière évidence que l'on porterait atteinte à des droits existants, et que l'on ferait une loi rétroactive.

Et en effet de quoi s'agit-il aujourd'hui ? Il s'agit de déclarer de quelle manière le cantonnement sera fait. Qu'est-ce qu'un cantonnement ? Le cantonnement n'est en définitive que la conversion en droit de propriété, de certains droits de jouissance. Or, je vous le demande, ne (page 627) ne donnerez-vous pas à la loi un effet rétroactif, lorsque vous viendrez déclarer que les jouissances qui existaient conformément à un titre n’auront plus à l’avenir que telle ou telle valeur ? Qu’en cas de cantonnement, on les appréciera, non pas d'après les titres, mais d'après des actes administratifs ? Porterez-vous, oui ou non, atteinte au titre primitif ? Là est la question réduite à sa plus simple expression.

Ainsi, il est dit dans le titre primitif que je vous concède tel ou tel droit d'usage, par exemple, le droit de prendre les quatre cinquièmes des fruifs de la forêt ; eh bien, l'administration, parce qu'elle ne croit plus le propriétaire assez intéressé dans la conservation de la forêt par un cinquième qui lui est réservé, vient déclarer que le propriétaire aura un tiers. Dans un but d'intérêt général, cela peut se comprendre, être admis ; mais de quel droit venez-vous dire aux usagers : Vous devrez cantonner, non plus sur les quatre cinquièmes qui vous ont été concédés primitivement, mais seulement sur les deux tiers du produit, d'après la réduction qui a été opérée ?

Est-ce là, oui ou non, une expropriation dans un intérêt particulier ? Est-ce faire dégénérer une mesure d'utilité générale en une mesure d'intérêt privé ?

Vous dites que le cantonnement est une faculté pour le propriétaire et que nous réglementons cette faculté : cela n'est pas exact ; le cantonnement n'est que la conséquence d'un fait primordial ; ce fait, c'est le droit conféré par le titre lui-même ; et quand vous voulez réduire ce droit qui existe d'après un titre, vous portez une véritable atteinte à des droits acquis, à des droits que la loi n'a plus le droit de régler.

Je comprends parfaitement que le gouvernement, dans un but d'intérêt général, déclare, par exemple, que le pâturage ne sera permis qu'après la révolution de la cinquième ou de la sixième feuille, pour éviter que la forêt soit détruite. Mais que fait en ce cas l'Etat ? Il suspend, dans un intérêt général, l'exercice d'un droit ; mais il n'atteint pas le droit lui-même : il ne pose qu'un acte d'administration, acte d'administration que vous abandonnez à l'agence forestière et qui ne peut porter atteinte à des droits privés.

Voulez-vous une preuve que l'exercice du droit n'est que suspendu, que le droit lui-même n'est pas atteint ? Je suppose qu'une année l'administration forestière déclare par un arrêté que les forêts ne seront défendables qu'après 8 ans ; que deux ou trois ans après, l'administration, par une raison quelconque, déclare que les forêts seront défensables qu'après 4 ans ; le droit qui, d'après la déclaration primitive de l'administration, ne devait s'ouvrir qu'après 8 ans pour le pâturage, n'est-il pas de nouveau modifié ? Ne pourrai-je pas reprendre l'exercice de mes droits après 4 ans ? Si mon droit était atteint par une simple décision de l'administration, ce droit ne pourrait plus revivre, il ne dépendrait de personne de le faire renaître. Vous ne contesterez pas, sans doute, que lorsque l'administration, après avoir déclaré que le pâturage ne sera exercé qu’après huit ans, revient sur cette décision, et déclare ultérieurement qu’il pourra être exercé après 4 ans, je rentre dans une portion des droits qui m'avaient été primitivement enlevés par l'administration dans un intérêt général.

Aucun de mes honorables adversaires ne s'est donné la peine de justifier la légimité de la proposition qui est aujourd'hui en discussion. Cela est-il juste au fond, en supposant que le législateur ait le droit de faire une loi sur cette matière ? Ce droit de faire une loi, je le lui conteste, parce qu'il porterait par là atteinte à des droits acquis ; parce qu'il enlèverait à quelqu'un un droit qui résulte de titres ; parce qu'il ne peut pas plus enlever à un usager un droit qu'il s'agit de débattre, qu'il n'a le droit d'enlever sa propriété à un particulier ? Le législateur n'a pas le droit de dire à un usager auquel on a conféré un droit : «Vous usager, vous ne jouirez plus de ce droit ; ce droit, je vous l'enlève sans indemnité. » Cette loi serait inconstitutionnelle, parce que ce serait l'expropriation d'un droit.

Mais je suppose que vous puissiez faire une loi ; sur quel principe vous fonderiez-vous pour la faire comme vous le demande l'honorable M. Moncheur ? Qu'est-ce qui aujourd'hui légitimerait une disposition enlevant à l'usager un droit qui lui a été conféré primitivement ? Je suppose un usager ayant obtenu d'un propriétaire le droit de prendre dans son bois telle et telle quotité ou de faire pâturer des bestiaux dans un taillis après deux ans de recroissance ? Pourquoi la loi viendrait-elle dire : Quoi, il y a là une convention entre le propriétaire et l'usager par lequel le propriétaire confère à l'usager le droit de prendre, par exemple les 1/5 du bois ; mais il me convient de le lui enlever et de déclarer qu'au lieu des 4/5 du bois, il n'en aura plus que les 2/3, ou bien je déclare qu'il ne pourra plus introduire ses bestiaux dans la forêt qu'après cinq, huit ou dix ans. En vertu de quel principe ferez-vous cela ?

J'attends que l'honorable M. Moncheur veuille bien justifier la légitimité de sa proposition.

Je ne comprends pas de quel droit le propriétaire viendrait dépouiller l'usager et je ne vois pas pourquoi le législateur se rendrait complice de cette spoliation.

L'intérêt général peut faire ordonner certaines mesures, il peut exiger, pour la conservation des bois, que l'on déclare que les bestiaux ne pénétreront dans les forêts qu'après un certain délai, et cela se conçoit. A une époque reculée, pour que le propriétaire ait un plus grand intérêt dans la conservation des bois, les ordonnances sont venues réduire les droits des usagers. Cela peut encore se justifier ; il y avait un grand intérêt public engagé dans cette question. Si l'usager prend tous les fruits, le propriétaire n’a plus d'intérêt à veiller à la conservation, à l'amélioration de la propriété ; et l'on arrive à la destruction de toutes les forêts. Mais par le cantonnement, l'intérêt générai est dégagé. Le droit de jouissance se trouve converti en propriété et les inconvénients que l'honorable M. Moncheur voulait prévoir n'existent plus. Vous trouvez en présence le particulier, le propriétaire et l'usager, qui doivent discuter leurs droits, les régler, débattre les titres primitifs. Et une fois le cantonnement opéré, les abus que les actes de l'administration, restrictifs des droits des usagers, avaient pour but de prévenir ne peuvent plus se représenter. L'usager est devenu propriétaire, il a tout intérêt à la conservation de la propriété et se trouve soumis aux mêmes lois et règlements que le propriétaire primitif.

L'on nous a dit qu'il y aurait une certaine bigarrure dans la législation si aujourd'hui la cour de cassation admettait un autre système que celui qui a été admis par la loi de 1842. Si elle admettait, par exemple, pour le cantonnement des bois une autre base que pour le cantonnement des pâturages. En admettant ce fait, il ne vous donnerait pas le droit de faire une loi qui ait un effet rétroactif.

Dans le cas posé, vous n'auriez pas plus de bigarrure que dans d'autres matières, où existent des arrêts contradictoires ; si les cours d'appel n'étaient pas d'accord avec la cour de cassation, les chambres seraient saisies de la question et elles feraient ce qu'elles ont fait en 1842, elles appliqueraient aux bois les mêmes principes qu'aux pâturages.

Le droit de cantonnement doit être réglé d'après le titre, mais non d'après les modifications apportées à l'usage par l'administration. S'il n'en était pas ainsi, ce serait la seule matière où vous feriez dépendre le droit du propriétaire et de l'usager d'actes de l'administration forestière, et remarquez à quel grave abus vous pourriez aboutir. Aujourd'hui, c'est une chose incontestable, l'Etat possède le plus grand nombre des forêts grevées de droit d'usage. L'Etat fixera l'époque de la défensabïlité ; c'est-à-dire qu'on ne pourra introduire les bestiaux dans aucune coupe qu'à 5, 6, 7, 8, 9 ou 10 ans. L'Etat, qui a des forêts, pourra déclarer qu'on ne pourra y conduire paître le bétail qu'après la révolution de la 15ème feuille c'est-à-dire quand le taillis aura atteint l'âge de 15 ans.

De sorte que l'Etat, propriétaire et administrateur des forêts, aura le droit de détruire les droits d'usage en pâturage, il pourra les détruire en déclarant que la défensabililé n'existe qu'à partir de telle époque.

Voyez à quelle autre singularité on arrive. Je suppose que l'administration déclare que la défensabililé n'existera qu'après 8 ou 9 ans ; l'année suivante elle déclare que ce sera après 12 ans, puis après 4 ans ; quelle sera la décision que vous prendrez pour règle ; sera-ce celle de 8, 10, 4 ou 15 ans ? Vous ferez dépendre les bases du cantonnement, non plus des conventions intervenues, du droit résultant des titres, mais de l'arbitraire de l'administration.

Il y a une énorme différence entre le règlement de la défensabililé des forêts, l'étendue de l'exercice de la jouissance et le droit en lui-même. L'étendue de l'exercice du droit, les questions de défensabililé sont du domaine de l'administration forestière qui les décide dans l'intérêt général, mais les autres questions sont du domaine des tribunaux qui doivent les décider d'après les titres. Cela ne me paraît pas susceptible d'être controversé sérieusement.

Tout ce que je demande à la chambre c'est de ne pas s'occuper de cette matière. C'est de laisser pleine liberté aux tribunaux, de laisser à leur décision la question de savoir comment le cantonnement doit s'opérer, sur quelles bases il doit avoir lieu. Personnellement je crois que la cour de cassation a bien jugé ; mais je n'entends influer en rien sur la décision des tribunaux si la question se représentait sur un autre objet, par exemple à propos de droit d'usage en bois. Ce qui détermine surtout mon opposition à l'amendement de M. Moncheur, c'est que la loi réglerait le passé et que le législateur ne peut le faire que dans le cas où sa mission se rapproche de celle du juge, c'est-à-dire dans le cas d'une loi interprétative.

M. Moncheur. - M. le ministre s'est étayé de l'autorité des jurisconsultes qui siégeaient dans la chambre lors de la loi interprétative de 1842 et qui ont voté pour le système qu'il préconise. Je sais que des jurisconsultes distingués ont adopté ce système puisque, comme je l'ai dit, la question est très controversée, mais je pourrais éviter, comme M. le ministre, beaucoup de jurisconsultes très savants qui ont défendu l'opinion contraire à la sienne. Ainsi M. le ministre n'a pas fait mention du discours de l'honorable président de la chambre, à cette époque, de M. Fallon qui a combattu le rapport de M. Raikem ; il n'a pas parlé des discours prononcés dans le même sens par d'autres membres de cette chambre, entre autres d'un jurisconsulte distingué, M.Orts, père.

Il n'a pas dit que le savant procureur général près la cour de cassation était ministre de la justice, lorsque le système opposé au sien, système que l'on dit avoir pour but de dépouiller les usagers, a été présenté à la chambre pour être converti en loi.

Car, messieurs, il faut que vous sachi'ez que le ministère de 1840 avait proposé mon système à la chambre, et que c'est le cabinet qui a succédé à celui de 1840 qui, revenu au système opposé, l'a fait prévaloir. Or, vous conviendrez, messieurs, que lorsque le gouvernement propose une chose, il a toujours quelque avantage, et je puis croire que c'est à cet avantage-là qu'il a dû de faire triompher l'opinion que je crois fausse.

Au fond on perd de vue constamment la véritable question qui est celle- ci : que faut-il donner à l'usager en échange du droit d'usage qu'il (page 628) possède au moment où s'établit le cantonnement ? Je prétends, moi, qu'il faut lui donner précisément l'équivalent de ce qu'il perd, ni plus ni moins.

Il faut se demander ceci ; Qu'est ce que le droit d'usage qu'il s'agit de racheter, vaut en moyenne, à dire d'experts, au moment du rachat ? Et la réponse à cette question sera la valeur à donner à titre de cantonnement ou d'indemnité.

Mais, dit M. le ministre de la justice, le droit d'usage dépendrait donc de certains actes de l'administration, car il dépend de l'administration forestière de déclarer la défensabilité des taillis de tel ou tel âge, selon qu'elle le croit convenable ; or ces actes étant mobiles, comment voulez-vous en faire dépendre un droit ? A cela je réponds que ce n'est pas le droit d'usage qui serait soumis à l'influence de ces actes, mais seulement sa valeur. Mais, dit-on encore ; savez-vous quels actes l'administration posera dans l'avenir, comment évaluer un droit en considération d'actes futurs ? Messieurs, cette objeciion n'est pas sérieuse, car si elle l'était, on ne pourrait presque jamais rien évaluer, puisqu'on ne sait quelle influence l’avenir peut avoir sur les choses à évaluer dans le présent.

Il faut donc considérer les choses telles qu'elles sont, et avoir égard à toutes les circonstances actuelles.

On n'a pas répondu à l'hypothèse que j'ai soumise à la chambre, celle de l'usager possesseur d'un titre qui lui permettrait d'introduire les bêtes à laine dans des forêts, n'importe à quel âge.

J'ai dit que la conséquence nécessaire du système de M. le ministre de la justice serait que le porteur d'unr semblable titre pourrait réclamer un cantonnement basé sur ce titre.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - La justice l'exigerait.

M. Moncheur. - Vous voyez où l'on arrive. Eh bien, je dis que ceci suffit pour démontrer la fausseté du système de M. le ministre de la justice.

Comment ! depuis plus de trois siècles, on ne peut plus introduire des bêtes à laine dans les forêts, et certes il n'entrera plus dans une tête bien organisée de le permettre jamais, et vous iriez reconnaître la possibilité d'un cantonnement basé sur un titre permettant un pareil usage ! Cela ne peut pas être.

Le vice du raisonnement de M. le ministre de la justice consiste en ceci ; il prétend que notre système, celui des cours d'appel, blesse le fond du droit des usagers, alors que ce droit doit rester intact. Or, nous ne nous occupons pas du fonds du droit des usagers ; il reste ce qu'il est ; mais nous leur disons ceci : Lorsque le cantonnement s'exerce à votre égard, on doit prendre pour base de l'indemnité à vous donner, la valeur de votre droit tel que vous l'exercez, J'ajouterai que, messieurs, conséquents avec ce principe, nous pensons que si des lois d'intérêt général amplifiaient des droits d'usage, au lieu de les restreindre, ce serait l’'exercice amplifié de ces droits qui devrait être pris en considération pour évaluer le droit à racheter.

De même si des redevances étaient dues aux propriétaires par les actes de concession -ce qui, comme vous savez, arrivait très souvent, - eh bien ? dans notre système, si ces redevances ne sont plus dues aujourd'hui aux propriétaires, elles ne doivent plus influer sur l'évaluation du droit d'usage. La plupart de ces redevances ont été abolies par la loi de 1791, comme entachées de féodalité.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Une plus grande quantité a été maintenue. On les paye encore.

M. Moncheur. - Sans doute ; et là où on les paye encore, on doit y avoir égard pour l'évaluation des droits d'usage, puisqu'on doit considérer l'exercice du droit, tel qu'il est au moment où l'aménagement a lieu.

M. Roussel. - Il faut distinguer entre ce qui est d'ordre public et ce qui est d'ordre civil.

M. Moncheur. - Enfin, messieurs, j'insiste sur ce point, qui a été traité par l'honorable M. Lelièvre, et dont je vous avais déjà entretenus moi-même, à savoir sur la nécessité de régler cette matière par la loi, et de prévenir les procès très graves auxquels elle donne lieu.

J'insiste aussi sur la nécessité de ne pas laisser s'introduire dans notre jurisprudence la bigarrure que j'ai signalée à la chambre.

M. Roussel. - Je viens parler contre l'opportunité de la disposition proposée par l'honorable M. Moncheur.

Si la moitié seulement de ce que M. Moncheur a plaidé en faveur de son système était bien fondée, il serait inutile de rien insérer dans la loi ; tous les tribunaux auxquels la question serait soumise la résoudraient en faveur des principes sur lesquels repose la disposition.

Il n'y aurait nul besoin d'un article spécial du Code forestier pour terminer le différend. Mais il faut distinguer avec soin tout ce qui concerne la constitution de la propriété par tant la servitude qui n'en est qu'un démembrement et ce qui touche le règlement de l'exercice des servitudes.

Pour ce qui regarde l'exercice des servitudes, le Code forestier sur lequel nous délibérons en ce moment se donne les plus grandes libertés. Il prescrit ou défond dans l'intérêt même d’une bonne justice. Mais du moment où vous arrivez à la question du tien et du mien, il faut y regarder à deux fois avant de modifier le droit existant, en attribuant à des titres constants une valeur nouvelle ou bien en la diminuant ; car, ce que vous ôtez à l'usager, vous le donnez au propriétaire. Le cantonnement n'est autre chose que le rachat forcé du droit d'usag, et vous ne devez point écrire dans la loi un principe général qui puisse offenser un droit civil particulier, un droit purement privé.

Ecrire dans la loi, comme le veut l'honorable M. Moncheur, que les tribunaux, dans la question qui nous occupe, ne devront plus avoir égard au titre constitutif du droit d'usage, mais prendre exclusivement en considération des règlements variables, c'est déclarer le règlement du moment où la contestation s'élève entre l'usager et le propriétaire supérieur au droit privé ; c'est terminer une contestation non encore née.

Quoi qu'en ait dit l'honorable M. Moncheur, je me permettrai de soutenir que le droit d'usage ne peut s'apprécier d'après le passé seulement, mais qu'il faut tenir compte aussi du droit d'exercice dû à l'usager pour l'avenir.

Or le règlement de l'usage tel qu'il est établi dans l'intérêt de l'ordre public, au moment où se fait le rachat par le cantonnement, ce règlement sera-t-il encore le même dans la suite ? En d'autres termes, le titre constitutif de l'usage est permanent par essence ; il fixe d'une manière invariable entre les deux parties la manière dont l'usage devra s'exercer, tandis que le règlement que l'on voudrait superposer à ce titre a quelque chose de momentané, de provisoire, d'essentiellement variable et d'étranger aux parties qui ont contracté.

En vain, messieurs, a-t-on cherché à établir tout à l'heure une assimilation indirecte entre la redevance féodale qui accompagnait, dans certains litres, le droit d'usage et ce droit d'usage lui-même.

Ces choses sont tout à fait distinctes. Si l'on venait vous demander quelque modification dans l'exercice du droit de propriété en raison d'un principe politique qui paraîtrait incontesté, d'un changement formel de régime, si vous accordiez ce changement, vous l'accorderiez complet parce qu'il dériverait de l'ordre politique. Mais, messieurs, la question qui nous occupe n'a rien de semblable. Il s'agit simplement d'un démembrement du droit de propriété, que le Code forestier nouveau veut restituer en quelque sorte à la propriété même au moyen d'une transformation : il s'agit de droit civil, de contestations entre particuliers.

Voilà ce dont il s'agit. Je ne crois pas, messieurs, qu'en une telle matière on puisse écrire dans la loi l'assujettissement ou l'annihilation d'un titre constitutif.

Messieurs, veuillez aussi le remarquer, la proposition de l'honorable M. Moncheur tend à imprimer un caractère uniforme aux difficultés qui peuvent entre l'usager et le propriétaire.

Mais cette uniformité se reproduira-t-elle et peut-elle se retrouver toujours dans tous les procès sans exception qui pourront surgir ? et s'agira-t-il toujours et exclusivement d'un conflit entre le titre constitutif du droit d'usage et la loi ou les règlements sans qu'il intervienne des questions mixtes ? Nous l'ignorons.

Il est évident que lorsque des titres sont contestés ; c'est dans chaque cas particulier que le juge doit déterminer la valeur du titre, de quelle manière il doit être entendu, comment il doit être exécuté.

Comment, messieurs, spontanément, d'une manière générale, la loi réglerait tous les cas où il se présentera un confit entre le titre constitutif et les dispositions réglementaires de la loi, au préjudice de l'une des parties, en fixant l'appréciation d'une valeur qui ne dépend pas essentiellement (beaucoup s'en faut) de ces lois réglementaires ! On apprécierait la valeur d'un droit de servitude, non plus d'après le titre constitutif, mais d'après la loi étrangère à la volonté des parties.

Mais ne se présenterait-il pas des espèces qui donneraient le démenti le plus flagrant à la justice du principe que vous voulez proclamer dans la loi ?

Sans entrer profondément dans la question, nous devons être d'accord sur l'inopportunité de l'insertion dans la loi d'une disposition qui serait grosse de difficultés dans la pratique et qui pourrait mette en suspicion l'Etat, soit vis-à-vis des propriétaires, soit vis-à-vis des usagers, car l'Etat n'est pas lui-même dégagé de tout intérêt dans la question comme propriétaire de bois et forêts.

Nous ne sommes pas ici pour terminer des différends entre les particuliers, relativement à des droits civils nés et revendiqués : c'est la mission du pouvoir judiciaire.

Notre devoir est de réglementer d'une manière générale les droits de chacun, mais non de changer les conventions particulières, lois des parties.

Laissons au pouvoir judiciaire le soin de décider les différends que les titres existants peuvent faire surgir. Comment, d'ailleurs, prononcerions-nous sur des titres que nous ne connaissons pas, sur la valeur de titres que nous n'avons pas vus ? Je me souviens du vieil adage romain, qui défend de statuer sur un testament, nisi inspecctu tabulis testamenti, c'est-à-dire à moins d'avoir pris connaissance de la contexture et des termes du testament.

Eh bien, pour statuer dans des questions spéciales, autrement que par une loi interprétative, il faudrait nécessairement avoir sous les yeux tous les titres, examiner, scruter les difficultés et les conflits que ces titres font surgir en présence des lois existantes. C'est matériellement impossible, le fait confirme le droit. Le gouvernement et la commission ont donc exclu sagement du Code forestier la disposition que l'honorable M. Moncheur propose de nouveau d'y insérer.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, je demandais tantôt à l'honorable M. Moncheur de bien vouloir démontrer la justice de sa proposition. Il n'a pas voulu répondre à mon appel.

(page 629) M. Moncheur. - - Je l'ai justifiée.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Vous n'avez rien justifié. Vous avez dit que toute la question était celle de savoir ce qu'il faut donner à l’usager ? Voilà comment vous avez posé la question.

Eh bien, qu'est-ce que la justice exige que vous donniez à celui avec qui vous avez contracté ? que vous lui donniez ce à quoi vous vous êtes engagé ? Voilà ce que la justice exige : C'est que vous donniez à l'usager ce que par le titre primitif vous lui avez promis. De même quand vous avez promis à quelqu'un de lui donner dix stères de bois contre une somme de, votre obligation est de lui donner les dix stères de bois.

Maintenant que venez-vous dire ? Vous venez dire : Mas ce droit a été modifié.

Si ce droit a été modifié, et s'il a été modifié en faveur des propriétaires, si l'exercice en a été suspendu, je prétends d'abord que c'est une première injustice. Mais cette première injustice peut être acceptée, parce qu'il y a un intérêt général supérieur qui a exigé que vous ne donniez pas à l'usager ce que vous lui avez promis. Cependant, pour rester dans les véritables principes de la justice, il aurait fallu, lorsque vous suspendiez l'exercice de ce droit, accorder une indemnité.

Mais j'admets que l'intérêt général a voulu que l'exercice du droit fût suspendu. Arrive le cantonnement.

Allez-vous dire : Parce que j'ai déjà enlevé un droit pendant un certain temps à l'usager, je suis autorisé à le faire encore, alors que l'intérêt général, qui a seul pu légitimer cette première injustice, n'existe plus ?

Je dis que ce n'est pas admissible.

S'il est intervenu une loi qui, dans un intérêt général, a suspendu l'exercice d'un droit, cette loi, par cela seul qu'elle n'est pas conforme aux principes, qu'elle est exceptionnelle, vous devez la restreindre dans ses plus étroites limites et vous devez, le jour où l'intérêt général, qui l'a fait prendre, vient à disparaître, rentrer dans le droit commun, et ce droit commun veut que vous donniez ce que, par votre contrat, vous vous êtes engagé à donner.

Maintenant, messieurs, il y a un immense inconvénient à vouloir réglementer d'une manière générale des droits qui peuvent être tout différents, qui peuvent avoir une origine différente. L'honorable M. Moncheur nous disait tantôt : Dans mon système, il ne faut plus tenir compte, par exemple, des redevances ; ces redevances ont été abolies comme un droit féodal.

Cet argument, messieurs, prouve que vous ne pouvez pas, par une disposition générale, réglementer tous les droits d'usage. Différents droits d'usage existent, car, remarquez-le bien, il est des redevances qui n'ont pas du tout le caractère féodal et qui sont encore payées en ce moment. Ce sont des redevances qui sont le prix de la concession et qui, lorsque la concession a été faite, étaient, je puis le supposer, en rapport avec la valeur de cette concession. (Interruption.)

Vous admettez maintenant qu'il faut avoir égard à ces redevances, qui sont encore payées en ce moment !

Mais, dans ce cas-là, pourquoi ne voulez-vous donc pas avoir égard au titre primitif ? La redevance que moi je me suis engagé à vous payer primitivement et qui était le prix du droit d'usage que vous m'avez concédé ; pourquoi donc donc y auriez-vous plus égard qu'au titre primitif par lequel vous m'avez concédé telle ou telle autre chose ? Ainsi contre le propriétaire vous n'auriez plus égard au titre, vous ne reconnaîtriez plus que la jouissance, telle qu'elle a été modifiée par un acte de l'administration forestière, mais contre l'usager c'est autre chose, le titre sera exécuté contre lui ; c'est-à-dire que la redevance, qui est une charge, sera capitalisée et déduite de la part que le propriétaire devra donner à l'usager.

Ainsi donc, je le répète, vous maintiendrez le titre dans tout ce qu'il a de favorable au propriétaire, et vous le maintiendriez dans tout ce qu'il a de défavorable à l'usager.

Maintenant, messieurs, je voudrais bien savoir en vertu de quel principe vous admettez que les droits particuliers des individus entre eux soient réglés par une autorité qui est complètement étrangère au règlement de ces droits et qui n'a pas à s'en occuper ?

La Constitution déclare que toutes les affaires concernant les droits civils sont décidées par les tribunaux ; eh bien, que faites-vous ? Mais vous faites porter la décision par l'administration forestière, car il est positif que la base du cantonnement ne dépendra plus des tribunaux, elle dépendra de l'administration forestière. L'administration pourra modifier cette base aussi bien contre le propriétaire que contre l'usager et cela complètement en dehors de l'action des tribunaux. C'est là un système qu'il m'est impossible d'admettre.

Tout cela, messieurs, provient de la confusion que l'on fait entre le droit et l'exercice du droit. Quand il s'agit du droit lui-même il n'y a que les tribunaux qui puissent statuer ; quand il s'agit, au contraire, de l'exercice du droit, l'administration peut intervenir au point de vue de l'intérêt général ; mais les décisions que l’administration a prises au point de vue de l'intérêt général, ne peuvent pas être invoquées quand il s'agit des intérêts particuliers.

Quant à la rétroactivité de la loi, je ne puis que reproduire les observations que j'ai déjà faites : la chambre n'a pas le droit de porter une loi sur cette matière, car une telle loi decide sur la valeur des titres, elle enlève à des titres préexistants une partie de leur valeur. Le cantonnement n'est que la conséquence du titre primitif, et dire que le cantonnement se fera de telle ou de telle manière, qu'il ne se fera pas sur le titre, c’est dire que vous effacerez du titre telle ou telle chose. Vous pouvez parfaitement comparer ces titres à un titre de rente, par exemple : je suppose qu'il ait été dit dans un titre de rente que le rachat se fera sur telle ou telle base, par exemple au denier 20, au denier 25, au denier 30 ; la loi pourrait-elle dire que le rachat se fera sur d'autres bases ? Mais ce serait enlever un véritable droit acquis et c'est ce que la loi ne peut pas faire. La loi règle l'avenir, mais le passé lui échappe. C'est aux tribunaux qu'il appartient de régler les droits des particuliers quand ceux-ci ne sont pas d'accord entre eux.

M. de Mérode. - Messieurs, je ne comprends pas comment M. le ministre de la justice trouve qu'il est injuste de cantonner conformément à l'exercice du droit tel qu'il est reconnu devoir être. Si l'exercice du droit, tel qu'il résulte du titre, était juste, on n'aurait pas le droit de le suspendre. On a reconnu que le pâturage du bétail dans une forêt de l'âge de 4 ans, dans l'état actuel des choses, c'est-à-dire avec une très grande multiplication du bétail, que ce pâturage est destructif des forêts : pourquoi voulez-vous indemniser en raison d'une chose que vous reconnaissez être injuste ?

Je dis que vous reconnaissez que le droit de pâturage, ainsi entendu, est injuste puisque vous n'en permettez pas l'usage.

A l'époque où certains droits ont été établis selon certaines règles, ils ne s'exerçaient pas dans les mêmes circonstances qu'aujourd'hui. Le pâturage ne portait pas alors le même préjudice aux forêts ; il n'en portait même pas du tout, à cause du nombre restreint d'usagers et de la faible quantité de bestiaux.

Il me semble, messieurs, qu'on ne devrait pas décider une question si grave dans une loi sur l'administration des forêts.

On devrait réserver cette question pour une loi spéciale ; cela mérite un examen très sérieux. Une foule de membres n'assistent pas à la discussion ; ils ne savent pas de quoi il s'agit ; ils pensent qu'il est question de quelque règlement d'ordre secondaire ; car il s'agit réellement d'un droit très considérable de propriété et on ne peut pas régler cela d'une manière incidentelle.

Je ferai une autre observation : si on ne donne pas aux usagers le droit d'exiger le cantonnement, le recours aux titres offre beaucoup moins d'inconvénient, puisque le propriétaire sera toujours libre de ne pas demander le cantonnement, mais si l'on assujettit le propriétaire à subir le cantonnement l'affaire devient beaucoup plus grave.

Et je le répète, il me semble qu'il n'est pas à propos de décider cela maintenant, et d'une manière en quelque sorte accessoire, comme si c'était un simple règlement.

- La discussion est close.

M. le président. - M. Moncheur a renoncé au premier paragraphe de son amendement, pour se rallier à l'article 81 du projet ; il maintient le second paragraphe de l'amendement qui, s'il était adopté, formerait le paragraphe 2 de l'article 81.

Je mets donc d'abord aux voix l'article 81 du projet.

- Cet article est adopté.

M. le président. - Je mets maintenant aux voix le second paragraphe de l'amendement de M. Moncheur.

- Des membres. - L'appel nominal !

- Il est procédé à l'appel nominal.

56 membres y répondent.

47 répondent non.

4 répondent oui.

5 s'abstiennent.

En conséquence, l'amendement de M. Moncheur n'est pas adopté.

Ont répondu non : MM. Destriveaux, de Theux, de T'Serclaes, Dumont (Guill.), Jacques, Jouret, Julliot, Landeloos, Lange, Lesoinne, Mascart, Mercier, Moxhon, Pirmez. Roussel (Adolphe), Rousselle (Charles), Tesch. Thiéfry, Tremouroux, Van Cleemputte. Vandenpeereboom (E.), Van Grootven, Van Hoorebeke, Van Renynghe, Vermeire, Veydt, Vilain XIIII, Anspach, Bruneau, Cans, Clep, Cools, Dautrebande, David, de Baillet (Hyacinthe), de Breyne, de Brouwer de Hogendorp, Debroux, de Denterghem, de Haerne, Delescluse, Delfosse, de Meester, de Perceval, de Royer, de Steenhault et Verhaegen.

Ont repondu oui : MM. de Wouters, Lelièvre, Moncheur et de Man d'Attenrode.

Se sont abstenus : MM. Orban, de La Coste, F. de Mérode, de Mérode-Westerloo et Orts.

M. le président. - Les membrrs qui se sont abstenus sont invités aux termes du règlement, à faire connaître les motifs de leur abstention.

M. Orban. - Messieurs, je me suis abstenu, parce que je ne pense pas qu'on puisse introduire dans la loi une prescription qui pourrais porter atteinte à des droits acquis.

M. de La Coste. - Je me suis abstenu, parce que, quand au principe, je me rapproche davantage de l’opinion de l’honorable M. Moncheur, et que néanmoins je ne pense pas qu’il soit convenable d’insérer un pareil principe dans la loi.

M. de Mérode. - Je me suis anstenu, parce que j’airais en quelque sorte abondé dans le sens de M. le ministre de la jusrtice, en me prononçant contre l’amandement de l’honorable M. Moncheur. (page 630) M. le ministre de ta justice a décidé ce que les tribunaux laissent encore en doute, puisque la question n'est pas encore résolue.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - L'honorable M. de Mérode me suppose une intention précisément contraire à celle que j'ai exprimée ; je veux que les tribunaux restent saisis de la question, qu'ils aient seuls le droit de décider ce qui, d'après moi, n'est pas du domaine du législateur.

M. de Mérode-Vesterloo. - Je me suis abstenu par les mêmes motifs que l'honorable M. de La Coste.

M. Orts. - Je me suis abstenu, parce que mon vote était subordonné au vote préalable qui interviendrait sur l'article 83.

- La suite de la discussion est remise à jeudi 26 février à 2 heures.

La séance est levée à 3 heures et un quart.