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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 7 mai 1853

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1852-1853)

(Présidence de M. Delfosse.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1301) M. Maertens procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.

La séance est ouverte.

M. Vermeire donne lecture du procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Maertens présente l'analyse des pétitions adressées à la chambre.

« Le sieur Renard, ancien militaire, prie la chambre de lui faire obtenir une gratification. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Haus, ancien militaire, prie la chambre de lui faire obtenir une gratification. »

- Même renvoi.


« Les sieurs Jacobs, Missel et autres membres de la commission provisoire de l'association générale des carabiniers belges prient la chambre d'autoriser le gouvernement à donner à cette association un subside qui la mette à même de pouvoir organiser convenablement ses concours. »

- Sur la proposition de M. David, renvoi à la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport.


« Un échevin, un conseiller communal et d'autres électeurs à Papignies déclarent protester contre la pétition de quelques habitants de cette commune, tendant à ce qu'il ne soit apporté aucune modification à la loi électorale, et prient la chambre d'adopter une disposition qui leur facilite l'exercice de leurs droits électoraux. »

- Renvoi à la commission des pétitions du mois de mars.


« Les échevins, des conseillers communaux et des électeurs à Olloy demandent qu'il ne soit apporté aucune modification à la loi électorale.

« Même demande des bourgmestre et échevins et d'autres habitants de Forêt. »

« Même demande d'un échevin et d'autres habitants de Ternath. »

« Même demande du bourgmestre et d'autres habitants de Morialmé.»

- Même renvoi.

Projet de loi sur l’organisation de l’armée

Discussion générale

M. Van Grootven. - Messieurs, lorsque des discussions fort graves se sont engagées, dans le cours des précédentes sessions, sur le budget de la guerre, c'est la loi de 1845, réglant l'organisation de l'armée, qui a été l'objet de toutes les critiques ; personne ne saurait le nier, je pense.

L'opposition, qui grandissait chaque année, reprochait surtout à cette organisation d'entraîner le trésor à des dépenses hors de proportion, non pas avec nos ressources, mais avec les garanties qu'elle donnait pour la sérieuse défense du pays et notre nationalité.

Je me suis associé à ceux de mes honorables collègues qui formulaient le vœu, bien légitime sans doute, de voir opérer la révision de la loi de 1845, et qui, en présence de la persistance inqualifiable du gouvernement à refuser une enquête sur cette importante question, ont opposé au budget de la guerre pendant plusieurs années un vote négatif.

Décidé aujourd'hui à accueillir les propositions du gouvernement, je crois remplir un devoir, messieurs, en exprimant avec franchise et loyauté les motifs de ma détermination. Je le ferai en peu de mots, car la question pour moi est exclusivement politique : si elle était une question d'art militaire, je me récuserais à l'instant et pour cause.

Vous ne l'avez pas oublié, messieurs, la question de l'organisation de l'armée a été, après des luttes qui déclassaient les opinions politiques dans cette chambre, l'objet d'une transaction d'autant plus honorable qu'elle était exempte d’arrière-pensée et qu'elle avait pour but ce sentiment vraiment national de fixer enfin le parlement et le pays sur les véritables besoins de la défense du territoire, et de déterminer les sacrifices que réclame le maintien de notre indépendance à l'extérieur, de nos libertés et de l'ordre public à l'intérieur.

Dans mon opinion, messieurs, cette transaction était honorable pour tous parce que son but était national, cette transaction était loyale dans ses intentions, et ne pouvait être qu'avantageuse dans ses résultats.

En effet, il s'agissait d'une enquête solennelle, impartiale et approfondie sur notre état militaire.

Il s'agissait aussi d'examiner, sans préoccupation d'un ordre secondaire, ce que la Belgique neutre et indépendante pouvait et devait faire pour se maintenir au rang que les traités lui ont assigné.

De la part du gouvernement c'était un engagement d'honneur de prendre en sérieuse considération toutes les réformes, toutes les lacunes que la commission d’enquête, dont nous examinons aujourd’hui le travail, lui signalerait dans l’organisation de l’armée ; de la part de l’opposition dont je faisait partie, c’était aussi une sorte d’arbitrage qu’elle s’imposait elle-même, bien entendu sans porter atteinte aux convictions que des études sérieuses ou des connaissances spéciales pouvaient avoir inspirées à d'honorables membres sur divers points ou sur l'ensemble de notre établissement militaire.

Quant à moi, messieurs, comme je ne fais pas partie de ces spécialités, je crois avoiir des motifs concluants de ne pas repousser les propositions arrêtées par une commission dont j'ai contribué, par mes votes, à provoquer l'institution et les travaux.

Ceux qui ont réclamé l'arbitrage de cette commission d'enquête n'ont pas voulu prolonger indéfiniment l'existence éphémère d'une de nos institutions les plus précieuses. Le pays veut avant tout, nous disait, dans une séance précédente, l’honorable ministre des affaires étrangères, le maintien de l'indépendance et de l'honneur national. Cette pensée est vraie, messieurs, et j'ajouterai que le moyen le plus efficace de faire triompher cette volonté nationale c’est d’asseoir sur des bases solides et définitives notre établissement militaire.

La transaction qui s'est faite sur la question de l'armée ne méritait pas les reproches injustes qu'on s'est plu à lui adresser. Ce qui se passe aujourd’hui en est unn preuve bien frappante. Au surplus, messieurs, que nos adversaires daas cette question, veuillent être de bonne foi et ne pas perdre de vue que les travaux de la commission n'ont pas donné raison, tant s'en faut, aux partisans quand même de la loi de 1845.

Les résultats de l'enquête ont prouvé à l'évidence que non seulement il y avait quelque chose à faire, mais que le système de 1845, dont nous, membres de l'opposition, nous nous méfions à juste titre, laissait beaucoup à désirer.

Pour vous en donner des preuves irréfutables, je n'ai qu'à vous rappeler ce qu'on réclame en plus dans le nouveau projet ; et cet aveu de l'insuffisance est pour moi la condamnation du système de 1845, tant prôné par vous dans cette enceinte.

On nous propose aujourd'hui une augmentation de l'effectif, base de toute l'organisation ; la prolongation de la présence active des miliciens sous les drapeaux ; la réforme en principe des lois sur le recrutement ; on convient de l'insuffisance du matériel et on soulève la question des forteresses.

Tous les points que je viens d'indiquer et qui sont bien, je pense, les points capitaux d'un établissement militaire, ont étés arrêtés par la commission mixte, après des discussions approfondies, et par des votes presque unanimes.

Il est vrai, messieurs, que la commission, au lieu d'économies à réaliser, s'est prononcée pour un accroissement considérable du budget de la guerre. Grand partisan de l'équilibre de nos finances, et peu rassuré sur l'horizon du trésor public, que nous étions parvenus à améliorer au moyen de quelques réductions de dépenses et de plusieurs impôts nouveaux, je regrette sans doute autant qu'un de vous, que telle soit la conséquence nécessaire et inévitable des propositions de la commission militaire. Mais je vous le demande, messieurs, est-ce une raison, si grave qu'elle soit d'ailleurs, de récuser l'autorité de la commission ? Est-ce une raison pour me rallier maintenant à cette même loi de 1845, dont j'ai reclamé la révision, parce qu'elle paraît rencontrer aujourd'hui pour défenseurs plusieurs de ceux qui l'attaquaient, et pour adversaire le gouvernement qui la défendait ? Non, je ne le pense pas.

Sans doute, pour les hommes spéciaux la controverse subsiste et subsistera longtemps encore, le discours que I'honorable M. Thiéfry vient de prononcer me confirme dans cette pensée ; mais pour ceux qui, comme moi, privés des connaissances élémentaires et spéciales en cette difficile matière, veulent agir uniquement au point de vue politique, il en est bien autrement. J'ai appelé la transaction parce que les tiraillements et les discussions irritantes sur une matière qui ne peut en comporter, me semblaient présenter des inconvénients généralement envisagés comme très regrettables ; et cette transaction, à laquelle je crois devoir me rallier, se trouve aujourd'hui traduite en projet de loi soumis a nos délibérations.

Voilà comment, à mon avis, il faut apprécier les besoins de notre situation.

Veuillez en être bien convaincus, messieurs, une organisation normale et permanente sur un pied respectable peut seule couvrir la responsabilité du gouvernement et lui fournir les moyens d’éviter la nécessité des mesures extraordinaires et précipitées, mesures qui offusquent l'étranger quand elles sont prises à contre-temps, et qui sont impuissantes pour la sécurité du pays quand elles sont prises sous le coup d'un danger réel et imminent.

Je voterai en faveur des propositions de la commission.

M. de Chimay. - Messieurs, avant d'aborder la discussion à laquelle je me suis préparé dans l'intention de soutenir le projet du gouvernement, je crois devoir soumettre à la chambre une observation, et je la ferai sous forme de motion d'ordre.

Nous avons entendu tour à tour le gouvernement, quelques adversaires et quelques partisans de la loi ; pour moi, messieurs, je suis convaincu d'un fait, c'est que, dès à présent, les opinions sont à peu près arrêtées, et que ce ne seront pas quelques discours de plus ou de moins prononcés soit contre soit pour le projet de loi qui modifieront nos opinions.

D'un autre côté, messieurs, je pense que bon nombre de mes collègues ont dû être péniblement affectés du fâcheux incident qui s'est produit hier. Or, messieurs, il faut bien le reconnaître, dans le cours d'une discussion nécessairement un peu irritante, rien ne garantit que de semblables incidents ne se reproduiraient pas. Ea présence de ces diverses (page 1302) considérations, je me suis demandé s'il ne serait pas plus conforme aux intérêts du pays et de l'armée, a l'intérêt même de la dignité de la chambre, que ces discussions cessent au plus tôt.

C'est mû par ces considérations, messieurs, que je proposerai à la chambre de clore la discussion. Je n'entends pas, bien entendu, imposer mon opinion s la chambre et j'y tiens d'autant moins que je suis prêt, ainsi que je viens de le dire, à parler sur la question qui nous occupe ; mais en vous soumettant ces scrupules, j'ai cru, messieurs, faire acte de bon citoyen.

M. le président. - La demande de clôture ne peut s’introduire que par dix membres. S’il n’y a pas dix membres qui se lèvent pour demander la clôture, je continuerai la parole à M. de Chimay.

M. de Chimay. - Messieurs, s'il était permis de faire intervenir une personnalité dans ces graves débats, je dirais combien je suis fier de voir les constants adversaires de la loi de 1845 la soutenir aujourd'hui de leurs sympathies et de leurs éloges, comme, naguère encore, ils la poursuivaient de leur opposition.

Mais je me hâte, messieurs, de réprimer cette velléité d'amour-propre et de dire au sujet de cette loi, comme un auteur célèbre, qu'elle ne méritait « ni cet excès d'honneur, ni cette indignité ». La loi de 1845 n'a jamais eu la prétention d’être complète et immuable. La présenter comme telle, c'eût été commettre, selon moi, un double non-sens, au point de vue de l'instabilité, ou, si l'on veut, de la perfectibilité constitutionnelle.

Beaucoup plus modeste dans sa portée, moins ambitieuse dans sa véritable interprétation, la loi de 1845 n'était destinée qu'à poser des règles, là où l'incertitude et les tiraillements régnaient seuls, à mieux coordonner notre situation militaire, à faire mieux comprendre au pays les exigences de son honneur et les nécessités de sa défense, à rassurer enfin, autant que la mobilité de nos lois le permet, nos braves officiers, sur un avenir sans cesse remis en question.

Je n'hésite pas à le dire, messieurs, je crois, et ce n'est pas ma moindre satisfaction, que cette loi, si controversée, si souvent en cause, a convenablement rempli cette partie de son programme ; et ce programme, voici en quels termes je le définissais alors :

« Messieurs, disais-je, avant d'entrer dans l'examen da projet qui vous a été soumis par le gouvernement, la section centrale a cru nécessaire de définir exactement le mot d' « organisation », écrit en tête de ce projet. Elle a pensé qu'il était de son devoir de placer, de prime abord, la discussion sur son véritable terrain, d'éclairer, dès le principe, l'armée et le pays, sur la portée réelle de la loi.

« En donnant à ces mots « organisation de l'armée » leur sens le plus étendu, on devrait comprendre dans le projet le remaniement de toute la législation qui se rapporte à la consiitution de la force militaire, et, par conséquent, celui des lois sur la garde civique, l'avancement, les promotions, etc.

« Il a paru évident à la section centrale que ni dans l'opinion du gouvernement, ni dans celle de la chambre, sa mission ne pouvait s'étendre à l'ensemble de cette législation. A ses yeux, le projet du gouvernement a simplement le caractère spécial d'une organisation de cadres. »

Etait-ce à dire, messieurs, que cette loi présentée aux chambres après tant d'essais infructueux pour concilier les opinions qui les divisaient, fût alors considérée comme une œuvre complète et comme un maximum ? Evidemment, non ; pas plus alors qu'aujourd'hui. Ici, je rencontre l'assertion de l'honorable rapporteur de la section centrale, M. Manilius, qui considère les cadres actuels comme plus que suffisants pour 80,000 hommes. Non seulement, ces cadres ne s'appliquaient, en principe, qu'au chiffre de 78,000 hommes, défalcation faite de la gendarmerie : mais en fait, ils n'ont même jamais été complètement remplis.

L'eussent-ils été, que je croirais encore utile d'appeler l'attention de l'honorable M. Manilius, devenu le défenseur de l'organisation de 1845, sur un fait important : c'est que notre système de défense a reçu une autre grave atteinte par la non-organisation de la réserve civique, qui devait te compléter, et que le gouvernement, doublement éclairé par le vote que nous venons d'émettre récemment, nous propose de remplacer aujourd'hui, au moyen d'éléments numériquement semblables, mais dont nul ne peut contester la supériorité et les avantages militaires.

L'idée d'un maximum était si loin de notre pensée, que je terminais mon rapport par cette phrase :

« Depuis 1843, de grands sacrifices ont encore été consentis, pour satisfaire aux vœux de la représentation nationale et aux exigences de notre état financier. La section centrale les rend plus grands encore, mais sa majorité n'hésite pas à déclarer que, dans sa pensée, on ne peut aller plus loin. »

N'était-ce pas, au contraire, constater un minimum ? Et ce minimum, messieurs, ne l'oublions pas, nous vous le proposions en 1845, date plus éloquente à mes yeux que bien des commentaires.

Pardonnez-moi cette courte revue rétrospective ; je l'ai crue nécessaire pour réduire à leur juste valeur les légères critiques qu'a fait entendre M. le ministre des affaires étrangères, en parlant de ses prédécesseurs, et d'une loi qui reste et restera, quoi qu'on en dise, non pas assurément le dernier mot, mais bien la base essentielle de notre organisation militaire.

On a reproché, je le sais, aux ministres qui se sont succédé depuis 1845, de n'avoir jamais exécuté cette loi. Mais leur tient-on compte, et des circonsiacces, et de la pression toute pacifique, que ces circonstances exerçaient sur les chambres, et par déduction sur les majorités ? Car alors, il fallait compter avec elles ! Je l'avoue cependant. Plus d'une fois j'ai moi-même regretté ces perpétuelles transactions du pouvoir avec les nécessités politiques. Je comprenais que c'était entretenir, dans le pays et en dehors du pays, de faux éléments d'appréciation ; qu'un jour ou l'autre il faudrait montrer à tous la vérité ; et que cette vérité, au gré des événements ou des préoccupations, revêtirait tour à tour un caractère d'inopportunité ou d'exagération.

Et cependant, messieurs, ce reproche d'inopportunité ou d'exagération est tout aussi peu fondé, tout aussi peu rationnel, que l'était la prétention d'exécuter sincèrement la loi de 1845 avec un budget de 25 millions de francs.

Ne serait-il pas irrationnel et peu fondé, en effet, de chercher à constater une augmentation de notre état militaire, dans les mesures que l'on nous propose, pour assurer l'exécution complète cette fois, de la loi de 1843, loi que certes nous n'improvisons pas ? Depuis que la Belgique s'appartient, un effectif de 100,000 hommes n'a-t-il pas été constamment reconnu comme la base fondamentale, pour ainsi dire, et immuable de tous nos plans, de toutes nos combinaisons militaires ?

Que fait, en résumé, le projet du gouvernement, si ce n'est de remplacer, non pas aujourd'hui, mais éventuellement, mais seulement en cas de guerre, par quelques classes de milices, les 25,000 à 30,000 gardes civiques qui devaient compléter l'effectif, et que nous sommes, je pense, à peu près tous d'accord pour reconnaître comme peu propres au service qu'on voulait leur imposer ? J'insiste sur ce point, parce qu'il me paraît capital. Il importe que chez nous, comme autour de nous, personne ne puisse se méprendre sur la véritable portée de la loi proposée, loi des cadres, comme celle de 1845, mais que nous discutons, il est vrai, dans des conditions nouvelles.

Car elle se présente devant nous, non plus comme sa devancière, après de longues luttes, et sous la pression des nécessités ou des orages parlementaires, mais avec le double appui d'un ministère étranger à ces luttes, à cette pression, et celui de la commission spéciale, vivement critiquée par l'honorable M. Vandenpeereboom, avec un si loyale et spirituelle naïveté. Permettez-moi, messieurs, comme membre de cette commission, de repousser ces critiques, en laissant à mon honorable collègue la permission de les faire remonter plus haut. Je n'ai pas besoin de dire que jamais je n'eusse accepté le rôle de mystificateur.

M. E. Vandenpeereboom. - Je n'ai pas dit cela. Telle n'est pas ma pensée.

M. de Chimay. - Quant à celui de mystifié, il m'eût fallu, pour le remplir, une candeur que j'avoue ne pas posséder.

J'ai longtemps été opposé à la formation de cette commission, si imprudemment lancée, sans guide et sans direction, à la recherche d'économies impossibles. Ce n'était pas que je redoutasse, pour l'armée, des investigations que je savais devoir tourner à son plus grand honneur, comme à son développement ; mais ce que je n'aimais pas, c'était de voir le gouvernement renoncer à son initiative ; c'était de voir une fois de plus le parlement aborder ce déplorable système d'enquête et de suspicion, qui porté à l'excès, tend à détruire l'équilible des pouvoirs, et amène bien vite la perturbation dans les Etats, quand il ne les conduit pas fatalement au despotisme.

Pour moi, messieurs, qui depuis si longtemps observe avec un soin scrupuleux, avec l'attention que donne une conviction aussi profonde, que sympathique, toutes les péripéties de notre état militaire, les résultats des travaux de la commission n'ont pas été un seul instant douteux. Je savais que sur tous les points, ou à peu près, le gouvernement était resté dans une réserve que l'on pourrait presque qualifier de coupable, si tant et de si puissants motifs ne la justifiaient.

En effet, messieurs, faisons un peu retour sur nous-mêmes, et avant d'inculper ces pauvres ministères déchus, rendons-nous compte de nos respectives exigences vis à vis d’eux.

L'i-onorable M. de Brouckere veut, dit-il, la vérité tout entière pour le pays, pour la chambre et pour l'armée, et je l'en félicite. C'est un beau rôle que de la dire et partout et toujours ; mais qu'il me permette, en lui rendant pleine et éclatante justice, quelque indulgence pour ses devanciers.

C'est une belle et noble tâche que de venir, fort de son dévouement, de son honorabilité et de son talent, s'interposer entre deux grands partis, de suspendre, au moins momentanément, leurs querelles et de pouvoir, dans la plénitude de son indépendance personnelle, attacher le sort de son individualité à une question d'avenir national.

Mais il est une autre tâche, messieurs, aussi belle et non moins ardue quand on occupe le pouvoir, au nom de l'un de ces deux grands partis : aussi belle quand on le dirige, mais non moins ardue quand on le subit ; quand il faut à chaque instant compter avec une majorité chancelante, non pas qu'en véritables hommes d'Etat et d'honneur on ait peur de tomber, mais parce qu'en tombant on sait qu'on entraîne avec soi son parti dans sa chute.

Ce qu'il y a de vrai dans le passé, messieurs, ce que je concède à l'honorable M. Vandepeereboom, c'est que les lois de milice, si importantes d'ailleurs, ont été, malgré de vives instances, ajournées dans la crainte fondée de prolonger outre mesure les travaux de la commission.

Ce qu'il y a de vrai encore, c'est que, dans l'esprit du ministère d'alors, la commission a été bien plus, il faut l'avouer, un moyen de tenir ensemble sa majorité que de l'éclairer, et encore moins de s'éclairer lui-même.

On conçoit à la rigueur les doutes, les scrupules, que pouvaient faire naître dans nos rangs tant d'assertions et de chiffres différents, tour à (page 1303) tour obtenus ou consentis par des ministres, obligés de compter avec des collègues politiques, sans en excepter l'honorable général Chazal, que je cite uniquement pour avoir occasion de rendre un public hommage à son dévouement comme à son intelligence. Mais admettre que la portion politique d'un ministère, entourée de tant de documents, de preuves et d'antécédents irréfutables, ait pu sciemment partager ces doutes et ces scrupules, ce serait lui décerner un brevet d'impéritie... passe encore pour un brevet de stratégie parlementaire.

A ce point de vue, messieurs, il est heureux pour la question militaire qu'elle vous apparaisse, enfin, dégagée de toutes considérations étrangères à son essence, et défendue par des hommes, non pas plus indépendants, ni plus patriotes que leurs prédécesseurs, mais plus libres dans leurs allures, plus dégagés de toute responsabilité de parti.

La loi sera attaquée, dit-on ; elle provoquera des réactions budgétaires. Soit, messieurs ; il est possible que les dépenses s'amoindrissent ou s'accroissent en suivant les phases des orages qui, longtemps encore, planeront sur l'Europe ; mais les cadres resteront, et avec eux les moyens de répondre toujours et rapidement aux besoins du pays.

Je me résume, messieurs, et je déclare que je voterai la loi de cadres qui nous est soumise, parce qu'à mon sens, elle atteint trois grands résultats : le premier, de donner une nouvelle consécration, et par conséquent de plus grandes changes de durée relative, à l'organisation actuelle en l'améliorant ; le second, parce qu'elle a pour but de donner plus d'homogénéité à nos moyens de défense ; le troisième enfin, parce qu'elle me paraît répondre à toutes les exigences nationales sans imprudente forfanterie, comme sans coupable imprévoyance.

Au nom de ces trois grands intérêts, après les apaisements politiques et militaires qui nous ont été donnés, en présence des déclarations si formelles de l'honorable ministre des finances, dont nous connaissons tous la franchise et la loyauté, et ne voulant surtout atténuer en rien la responsabilité que le gouvernement assume sur lui, je le remercie de sa courageuse initiative et je lui donne mon loyal concours.

M. Lebeau. - Messieurs, depuis la dernière discussion sur l'organisation militaire de la Belgique, deux faits importants se sont accomplis. J'ai été en dissentiment avec un cabinet qui avait, sous tous les autres rapports, mes sympathies, sur cette même question qui occupe aujourd'hui les moments de la chambre. C'est pour moi une raison d'équité de reconnaître que par un des deux faits que je viens d'indiquer, c'est à l'ancien cabinet que l'on doit en grande partie l'avantage de discuter, en dehors des préoccupations financières, notre organisation militaire ; c'est à lui qu'on doit d'avoir vu écarter ces préoccupations fâcheuses ; c'est à son courage, à son intelligence, à son mépris d'une popularité passagère et de sa position personnelle que nous devons la disparition d'un déficit qui exerçait une fatale influence sur les délibérations des chambres relativement à l'organisation militaire ; c'est à lui que nous devons, en grande partie du moins, d'avoir pu entendre les paroles si encourageantes, si rassurantes, prononcées hier par M. le ministre des finances.

Un second fait qui a complètement changé la situation, quant à notre organisation militaire, c'est la nomination d'une commission, nomination que je n'ai pas vue, quant à a moi, sans une certaine appréhension qui a dû cesser devant l'impartiale et intelligente composition, de cette commission.

Ce sont là des faits que nous pouvons qualifier d'importants ; il est impossible de nier la liaison heureuse qui existe entre ces faits et la disposition d'esprit dans laquelle il nous est permis d'aborder cette grande question, avec l'espoir de la résoudre d'une manière définitive.

Ce n'est pas que je veuille qu'aucun de nous fasse abnégation de son opinion, de son jugement devant le travail de la commission : après comme avant le travail de la commission, chacun de nous a sa complète liberté d’appréciation. Mais ce que personne ne contestera, c’est notre position financière améliorée par l’ancien cabinet, améliorée de nouveau - et c’est un juste éloge à lui donner - par l’honorable ministre des finances. Malgré son arrivée récente aux affaires, il a pu déjà préparer et consommer la conversion d’une partie de la dette publique.

Si nous sommes libres dans notre appréciation, il est impossible cependant de contester au travail de la commission et aux conclusions qui le résument une très grande autorité morale, car on ne peut récuser la compétence de cette grande commission arbitrale, ni sous le rapport du savoir, ni sous le rapport du patriotisme, ni sous le rapport de l'indépendance absolue des opinions.

J'ai fait partie de cette commission, et j'ai pu me convaincre que la même impartialité qui avait présidé à sa composition, a présidé à la direction de ses travaux ; que toutes les opinions y ont été libres, et librement émises. C'est probablement par un excès de scrupule, pour ôter même jusqu'à l'apparence d'une tentative de pression de la part du gouvernement, que le ministre de la guerre, président de la commission, s'est presque constamment abstenu d'y paraître.

Quant à l'un ou l'autre des officiers généraux qui présidèrent la commission en l'absence du ministre et qui se recommandent par la science, le talent, l'expérience, ils ont rencontré à chaque pas de libres, quelquefois de vifs contradicteurs dans ceux de leurs collègues qui sont en même temps leurs subordonnés dans l'armée.

Il n'est pas exact de dire, comme l'a fait l'honorable M. Vandenpeeboom, qu'il semblait à peu près convenu qu'on n'aurait pas très grand compte à tenir des décisions de la commission ; car à l'avance, les déclarations les plus explicites en sens contraire ont été produites dans cette chambre.

Je pourrais arriver ici avec de nombreuses citations pour montrer le contraire. Je me bornerai à en prendre deux, l'une dans la chambre, l'autre dans le sénat. L'un des plus grands promoteurs de la nomination de la commission, l'un des plus convaincus qu'il y avait lieu de faire des réductions sur le budget, déjà si réduit, présenté dans les dernières années, s'est exprimé dans les termes suivants, à la séance du 23 janvier 1851 :

« Quand nous soutenons, disait M. d'Elhoungne, qu'il y a lieu de réduire le budget de la guerre, nous le faisons parce que nous sommes profondément convaincus que les intérêts du pays exigent qu'il y ait réduction. Mais s'il nous était démontré, s'il y avait doute seulement que cette réduction fût praticable, dans le doute, nous nous abstiendrions ; nous ne voudrions pas prendre une mesure qui pourrait troubler en rien la sécurité du pays, qui pourrait mettre en péril sa nationalité....

« Je crois par là répondre à ce qu'a dit M. Lebeau, qu'il voulait une armée qui pût résister à un premier choc, qui ne fût pas balayée par la première éventualité qui se présenterait à nos frontières. C'est encore là la proclamation d'un sentiment qui est au fond de nos cœurs à tous. Nous sommes parfaitement d'accord avec l'honorable M. Lebeau, qu'un pays qui ne sait pas se défendre est indigne de vivre. »

Au sénat, voici comment s'exprimait un autre partisan des réductions sur le budget de la guerre.

M. Van Schoor : « Si cette commission, composée de façon à inspirer une entière confiance au pays, après s'être livrée sans idée préconçue et avec la plus grande impartialité à l'examen des questions qui lui auraient été soumises, venait à émettre l'avis qu'une armée de 80,000 hommes est nécessaire à la défense du pays ; que l'organisation des cadres, telle qu'elle existe actuellement, ne peut être modifiée sans s'exposer à de cruels mécomptes ; que le système de ne conserver les miliciens que quelques mois sous les armes offre les plus grands dangers, je ne me dissimule pas qu'on assumerait sur soi une grande responsabilité si l'on se refusait à augmenter de huit à dix mille hommes l'effectif de nos soldats et à majorer de ce chef le chiffre du budget de deux à trois millions ; parce qu'il est de ces dépenses qui deviennent utiles, si elles sont portées à un certain chiffre, mais qui sont souvent faites en pure perte du moment où on les réduit, même d'une manière proportionnellement minime. » (Séance du sénat, du 20 février 1851.)

Messieurs, moi-même, s'il m'est permis de me citer, comme membre de la commission, j'y ai fait les plus grands efforts pour obtenir la plus forte économie possible, conciliable avec une bonne organisation militaire. J'y ai exprimé l'opinion qu'il fallait se borner à maintenir l'organisation de 1845, c'est-à-dire le chiffre de 80,000 hommes pour l'armée, augmenté de 20,000 hommes de garde civique, comme l'avait indiqué la commission des généraux qui avait préparé la loi de 1845.

Mais, messieurs, cette opinion n'a pas prévalu ; et je ne me crois pas assez compétent pour la soutenir encore devant l'imposante majorité de la commission qui l'a repoussée. Je m'y crois d'autant moins fondé qu'après mûres réflexions sur le rôle que l'organisation de 1845 assigne à la garde civique, au dire des généraux qui avaient rédigé le projet, ce rôle, surtout depuis les modifications introduites à la loi, doit être mis complètement de côté.

Une autre raison pour laquelle je me suis résigné à un budget supérieur à celui que j'ai cherché à faire adopter dans le sein de la commission, c'est l'unanimité des plaintes qui se sont produites dans cette enceinte, et dont l'honorable M. Thiéfry surtout s'est fat l'organe, sur le peu de temps pendant lequel on conservait les soldats sous les armes. Non seulement il y avait là un immense danger pour le pays, en ce que l’on pouvait être pris à l’improviste, avoir à se présenter avec des soldats inexercés ; mais il y avait un devoir sacré à remplir, dans l'intérêt même de ces soldats qui, manquant d'instruction, auraient été conduits en quelque sorte à une inévitable boucherie.

Il y avait là, tout à la fois, un devoir de prudence envers le pays et un devoir d'humanité envers ceux de nos concitoyens qui sont sous les drapeaux.

Or, plus vous avancerez dans les détails de cette discussion, que je n'aborde pas encore en ce moment, plus vous vous convaincrez que c'est cette grande amélioration sur laquelle on a été unanime dans le sein de la commission, c'est-à dire la durée de la présence des miliciens sous les armes ; c'est cette grande amélioration, dis-je, qui emporte presque toute l'augmentation de dépense demandée aujourd'hui.

Je dirai quelques mots des comparaisons auxquelles s'est livré, dans la séance d'hier, un honorable député de Bruxelles, entre le budget de la guerre qui est implicitement proposé et les budgets de différents pays. Il est inutile de rapporter ici les chiffres qu'il a cités, quelque concluants qu'ils soient, et ils le sont beaucoup moins que le prétend l'honorable membre.

Il y a d'autres éléments d'appréciation qu'il a laissés à l'écart et qu'il faut prendre en très grande considération.

Les pays avec lesquels, sous le rappport de la population, on peut comparer la Belgique, ce seraient la Bavière, la Hollande, le Piémont, le Portugal. Il en est d'autres encore ; mais je veux abréger. Eh bien, alors même que les chiffres donneraient raison à (page 1394) l’honorable M. Thiéfry, je dirais qu'ils ne prouveraient encore que très peu de chose. Il faut tenir compte, grand compte de la différence de la délimitation des frontières, de la difference des moyens défensifs que la nature a départis ou des alliances.

La Bavière ! mais, en cas d'agression, elle aurait à l'instant pour elle toute la confédération germanique dont elle fait partie.

La Hollande ! on vous a cité son armée de terre ; mais on ne vous a pas parlé de sa marine. La Hollande a une marine militaire qui peut jouer un grand rôle et qui a joué un rôle immense dans les guerres de ce pays ; c'est sa marine qui a immortalisé la Hollande, qui a conduit la Hollande jusque dans la Tamise et fait trembler les habitants de Londres.

Ensuite oublie-t-on que la Hollande, par ses inondations, a reçu de la nature un moyen terrible, mais un moyen efficace de défense ? Oublie-t-on que lorsque les armées de Louis XIV étaient presque en vue d'Amsterdam, il a suffi à la Hollande de percer ses digues et d'inonder le pays ? Ce fut à tel point, dit un historien, qu'on n'apercevait plus, sur cette vaste mer, que les extrémités des clochers d'une multitude de villages. A-t-on oublié que la Hollande a toujours pour elle ce moyen de défense, si, comme j'aime à le croire, les habitants de la Néerlande ont, comme leurs anciens frères, l'âme assez fortement trempée pour y recourir au besoin ?

La Piémont ! J'accepterais, sous le rapport de la population et des chiffres, la comparaison entre la Belgique et ce pays.

Mais le Piémont, d'abord, jouit d'une nationalité que des siècles ont consacrée et qui n'est plus mise en question par personne aujourd'hui.

Ensuite le Piémont, si vous en exceptez la Savoie et le comté de Nice, a reçu de la nature un moyen de défense formidable ; c'est la chaîne des Alpes.

La vieille nationalité portugaise est protégée contre l'Espagne par ses montagnes et par l'Angleterre.

La Belgique jouit-elle d'aucun de ces avantages ? A-t-elle une marine ? A-t-elle des moyens d'inonder tout le pays autour de sa capitale ? La Belgique a-t-elle une chaîne de montagnes qui la protège contre le nord ou contre le midi ? Avons-nous rien de pareil ?

Mais nous aurions, messieurs, un état militaire presque double des peuples dont nous nous rapprochons par la population, que cela serait justifié par notre position géographique, par notre position politique et par la jeunesse de notre nationalité dans sa forme nouvelle.

Ajoutez à cela, messieurs, qu'avec cet excès de sécurité qui renaît si vite dans les esprits après quelques années de calme, nous avons encore affaibli nos moyens de defense par d'innombrables lignes de chemins de fer qui semblent avoir été faites en partie pour faciliter l'invasion de la Belgique.

Je crois avoir entendu prononcer le mot de neutralité. La commission arépondu à l'unanimité à cette question (il n'y a pas même eu de discussion). Non, la neutralité ne donne pas à la Belgique le droit de se reposer dms une aveugle sécurité et de licencier ou d'affaiblir son armée.

Mais est-il besoin de dire que dans l'ordre politique comme dans l'ordre civil, le droit sans la force est ce qu'il y a au monde de plus précaire ?

Le droit de propriété, par exemple, que personne ne semble vouloir attaquer, croyez-vous qu'il soit inviolable par cela seul qu'il est défini dans le Code civil, et garanti par la Constitution et par le Code pénal ? Que deviendrait le droit de propriété, si vous n'aviez des tribunaux pour le faire respecter et une force publique pour faire exécuter leurs décisions ? Au point de vue politique, Les conventions ont la même valeur à peu près, que le droit inscrit dans le Code civil et garanti par le Code pénal : si vous n'aviez que le Code civil et le Code pénal, sans juges, ou avec des juges sans force armée, vous auriez beau avoir votre droit écrit dans 50 ou 100 articles de loi, en certaines circonstances vous pourriez n'avoir absolument rien. Il en est de même des conventions politiques.

Ceci ne veut pas dire que la neutralité ne soit une force, comme le droit écrit, comme les contrats, pourvu qu'on ait quelque moyen de la faire respecter. Les avantages de la neutralité sont très grands en ce qu'elle nous donne le droit de ne pas être entraînés, au gré du caprice de nos voisins, mais il faut savoir au besoin la protéger par la force.

Mais, dit l'honorable collègue qui siège derrière moi, qui donc pourrait encore penser à la guerre ? Voilà 35 ans que nous vivons en pleine paix.

Je dirai d'abord que cela fût-il, ce raisonnement serait à peu près de la même force que celui-ci : Il y a 35 ans que ma maison est assurée ; elle n'a pas été incendiée, je serais dupe de payer plus longtemps une prime d'assurance.

Ensuite l'honorable membre, qu'il me permette de le dire, y apporte un certain optimisme.

Il y a trente-cinq ans que nous sommes en paix ! C'est-à-dire qu'il n'y a pas très longtemps encore, on se battait à peu près partout : d'abord les peuples contre leurs gouvernements, comme en 1848, en Allemagne, en Danemark, en Italie. Il y a eu quelque chose comme une guerre, en Hongrie. Si je ne me trompe, ensuite, nous avons vu deux puissances, qui ont tant d'intérêt à rester unies, la Prusse et l'Autriche, prêtes à en venir aux mains, à tel point que la landwehr prussienne a été mobilisée, complètement mobilisée, a bsolument comme en 1813 et 1814, et que toute l'Europe a cru que là aussi la guerre était imminente. Et soyez persuadés, messieurs, que si cette guerre, qui a tenu à si peu de chose, avait éclaté, vous auriez pu en voir sortir des résultais dont votre nationalité, si elle avait été désarmée, n'aurait peut-être pas eu à s'applaudir.

Quoi ! messieurs, la paix est assurée, et c'est naguère encore, il y a peu de mois, peu de semaines, que, sur quelques dépêches que le télégraphe avait apportées de Constantinople et de Vienne à Londres et à Paris, les fonds avaient baissé de 1 et de 2 p. c. dans la la même bourse ! On dit à mes côtés de 5 à 6 p. c. N’étant pas assez sûr des chiffres, je craignais d'exagérer.

L'honorable membre a dit : « Mais vous oubliez la puissance des intérêts nouveaux, l'immense développement des intérêts matériels qui sont une grande garantie du maintien de la paix. » C'est, en effet, là, messieurs, une grande garantie, je la mets au nombre des plus puissantes qui soient destinées à conjurer les velléités de conquête de guerre : mais l'honorable membre doit savoir qu'il faut compter avec autre chose en ce monde qu'avec les intérêts : il faut compter avec les passions humaines, et il faut compter avec ces passions non seulement quand il s'agit des gouvernements, mais quand il s'agit des nations elles-mêmes, facilement entraînées à la suite de leurs gouvernements, quand ceux-ci leur parlent de gloire, de conquêtes, d'agrandissement de territoire. Les intérêts matériels n'ont jamais empêché les grandes commotions, soit intérieures, soit extérieures. Jamais.

Une députation de négociants anglais est venue porter des vœux et des assurances de paix auprès de l'empereur des Français. Soit, je ne veux pas, comme certains journaux, examiner si l'amour de la paix a seul dicté cette démarche, je ne voudrais pas reproduire ici certaines conjectures. J'admets toute la sincérité, tout le désintéressement de la démarche qui a été faite.

Mais qu'est-ce que cela prouve ? Quelque chose à peu près comme une adresse du congrès de la paix.

Je n'en parle pas avec dédain, soyez-en sûrs ; je crois que toutes les grandes questions ont dû commencer à être ainsi débattues et poursuivies. Mais, hélas ! elles ne sont pas près d'être résolues quand elles en sont encore là. Mais il y a quelque chose de bien plus significatif encore, c'est ce qu'avait fait l'assemblée constituante de 1789 : l'assemblée constituante avait déclaré solennellement, écrit même dans la Constitution de 1791, je pense, que la France renonçait à toute idée de conquête. Vous savez, messieurs, comment la France a exécuté cette promesse.

J'ai souvent entendu d'honorables membres, disposés à faire largement la part des besoins du pays, manifester pour les dépenses de la guerre une très vive répugnance, parce qu'à leurs yeux les dépenses relatives à l'organisation militaire tout des dépenses essentiellement improductives.

Mais, messieurs, si l'on veut parler de la productivité dans le sens matériel du mot, les trois quarts des dépenses que nous votons sont improductives. Il n'y a pas jusqu'à la dérivation de la Meuse qui ne puisse être considérée à certains égards courne une dépense improductive. Ea effet, il est impossible, par exemple, quelle que soit l'élévation du chiffre consacré à la dérivation de la Meuse, qu'il y ait de ce chef productivité directe, car le péage est impossible. Mais il y a là uue productivité indirecte, et comment ? Parce que vous avez mis par là votre commerce dans le cas d'augmtnler considérablement ses relations.

Maintenant les dépenses de l'année sont-elles des dépenses improductives ? On aurait voulu, dans de très bonnes vues et pour leur donner une productivité directe, occuper l'armée à des travaux publics ; il a été reconnu que cela coûterait beaucoup plus que si on y employait des ouvriers ordinaires. Les armées sont douées d'une productivité immense, quoique indirecte, c'est la sécurité ; pour nos sociéyés modernes vouées au commerce, aux opérations de crédit, aux grandes affaires industrielles, la sécurité que donne l'armée est d'une productivité incalculable.

Licenciez la force publique, congédiez l'armée, et vous n'aurez peut-être pas un seul de nos grands industriels, armateurs, financiers, fabricants, qui consente à engager des capitaux dans une opération dont les résultats doivent s'échelonner sur plusieurs années.

Voilà quelle est la productivité d'une armée : c'est la protection de tous les intérêts, c'est la confiance des esprits sans laquelle les affaires sont mortes.

En faisant à nos besoins militaires toute la part qu'il convient de leur faire, vous pouvez encore arriver à une bien grande économie éventuelle ; c'est en prévenant l'invasion, même momentanée, de votre pays.

Que de budgets de la guerre nous vaudraient quelques mois d'occupation, y compris, à ce point de vue purement matériel, la décadence immédiate du commerce et de l'industrie, les réquisitions que nous aurions à payer ! Le passé est là pour montrer ce que pourrait être l'avenir, Vous auriez encore, en ce cas, au point de vue purement économique, fait un détestable calcul.

Cette occupation pourrait être opérée dans un esprit d'hostilité à notre nationalité.

Mais croyez-vous que si vous désorganisiez votre état militaire, vous pourriez vous soustraire à un autre genre d'occupation, moins dangereux peut-être dans ses résultats définitifs, mais non moins désastreux dans les résultats immédiats : l'occupation de votre territoire, même par des puissances amies ?

Il est sans doute des puissances sur lesquelles vous croyez pouvoir compter, et avec raison, dans le cas où vous auriez à répondre une injuste agression ; mais savez-vous que si vous ne faisiez pas votre devoir, si vous vous reposiez sur ces puissances du soin de votre défense ; savez-vous que votre pays deviendrait alors le but d'une course au clocher ? Si vous ne pouvez pas répondre à ceux qui vous entourent, soit à la France, si l'agression venait de l'Allemagne, soit à l'Allemagne, si l'agression venait de la France, qu'on n'entre pas aisément chez vous, c'est, en (page 1305) cas de conflit entre ces puissances, à qui s'emparerait le plus tôt de ce territoire dont vous auriez lâchement abandonné à la défense à d'autres.

C'est à qui s'en emparerait le plus tôt, parce que la possession de votre pajs pourrait, alors que vous en feriez un terrain vague et abandonné, devenir un moyen puissant d'attaque ou de défense puur celui qui s'en rendrait maître.

Vous devez donc pouvoir dire à vos amis : au Midi, si l'on vient du Nord leur faire une guerre d'invasion : « Je m'opposerai à l'invasion dans toute la mesure de mes moyens. » Au Nord, si l'invasion vient du Midi : « Je vous protégerai dans la mesure de mes moyens. »

Messieurs, la résistance, dans une certaine mesure, vous pouvez, vous devez la tenter ; c'est votre devoir le plus impérieux. Les hommes du métier, les hommes dont le sort serait de risquer immédiatement leur existence pour vous défendre, ces hommes vous le déclarent à l'unanimité ; la résistance dans une certaine mesure est possible ; si elle est possible, elle est un devoir sacré pour nous.

J'oppose à une voix isolée, sincère, je veux le croire, qui a exprimé ici une opinion qui m'a profondément affligé et qui, je l'espère, n'est ni celle de la nation, ni celle de la chambre ; j'oppose à cette voix isolée la presque unanimité des membres de la commission et celle de notabilités militaires de différents pays.

Quoi, messieurs, nous pourrions moins, nous autres Belges, et je l'ai dit dans plusieurs circonstances, nous pourrions moins pour notre salut que quelques volontaires, quelques soldats improvisés de Rome et de Venise ! Ce sont des faits accomplis sous nos yeux, c'est de l'histoire contemporaine.

Si je voulais faire quelque revue rétrospective ; mais, mon Dieu ! je pourrais vous citer de nombreux exemples de pays dont le territoire est plus restreint que le nôtre, dont la population est inférieure à la nôtre, qui ont joué un rôle militaire immense dans les affaires de l'Europe.

Est-ce que, - je vous demande pardon, j'ai déjà rappelé ces faits, ce n'est pas ma faute s'il faut insister sans cesse sur les mêmes exemples, - est-ce que la Suède seule n'a pas vaincu toutes les forces de l'empire légué par Charles-Quint ? N'est-ce pas la Suède qui a sauvé en Allemagne la cause du protestantisme ? lgnore-t-on le rôle joué par l'illustre Gustave-Adolphe ?

Avez-vous oublié que le grand Frédéric a lutté seul, au siècle suivant, avec le tiers du territoire qui constitue aujourd'hui le royaume de Prusse, contre l'Autriche, la France, la Russie et la Saxe, n'ayant avec lui que l'Angleterre dont il ne tirait guère que d'insuffisants secours ?

Privé de sa capitale, il ne désespère pas encore, grâce à son grand cœur, de recouvrer son pays. Il finit par reconquérir tout ce qu'il avait perdu, et par laisser à ses successeurs ce beau royaume de Prusse que nous voyons aujourd'hui et qui a son rang parmi les grandes puissances du continent.

Quand on fait son devoir, quand on s'aide énergiquement, on le sait, et on l'a dit, le Ciel vous aide. Nous ne sommes pas seuls intéressés dans les questions de délimitation territoriale ; nous avons, dans l'hypothèse d'une guerre, dans des projets de remaniement territorial, nous avons un nombre considérable de coïntéressés. Nous avons d'abord et en première ligne évidemment l'Angleterre, la Hollande avec le Limbourg et le Luxembourg, la Bavière, et par elle, la confédération germanique, la Prusse, et, dans certains cas, le Piémont.

Dans le cas d'une agression venant du Nord, on peut compter sur la France, puissance signataire du traité qui a reconnu l'indépendance de la Belgique, et qui s'en est portée le garant. Dans certaines éventualités, elle aurait un intérêt évident à protéger dans l'inviolabiliié de notre neutralité, l’intégrité même de son territoire et le maintien de son influence envers les autres grandes puissances.

Messieurs, songeons-y bien ; si nous lésinions sur les dépenses de l’armée, sur les frais d'une bonne organisaiion militaire, nous commettrions, j'ose le dire, l'expression n'est pas trop forte, nous commettrions un double crime : un crime envers la patrie, un crime envers l'armée, qui, insuffisante, serait envoyée inévitablement à une boucherie inutile. Il ne faut d'ailleurs laisser nul doute à cet égard dans l'esprit de l'armée ; car quand ses chefs auraient dit : « Nous ne pouvons pas répondre de la situation du pays, de l'efficacité des efforts de votre courage et de votre patriotisme ; l'organisation dont nous avions établi les bases n'a pas été admise » ; avant d'entrer en ligne, l’armée porterait le découragement dans son cœur, dans son esprit ; elle ferait encore son devoir, mais aurions-nous fait le nôtre, comme législateurs, devant le pays, devant la postérité ?

J'ai dit que même si nous pouvions, sans avoir opposé une énergique résistance, survivre aux désastres, aux dangers d'une occupation momentanée et de la convoitise qu'elle pourrait éveiller, ou à la puissance du fait accompli, la Belgique deviendrait l'objet du mépris de l'Europe, après avoir été, ce qu'elle est maintenant pour tous, un objet d'estime et de sympathie par le spectacle de patriotisme et d'union qu'elle offre à l'Europe dans les grandes questions qui se rattachent à l'indépendance nationale. J'ajoute enfin que si nous n'avions pas fait notre devoir, tout notre devoir, si le malheur nous poursuivait jusqu'au bout, et que nous fussions incorporés à une autre puissance, : n'ayant pas fait notre devoir de nation indépendante, nous devrions perdre l'espoir de renaître, et nous subirions, outre le malheur d'avoir perdu noue nationalité, l'humiliation d'être condamnés à rougir bien longtemps devant nos vainqueurs, devenus nos concitoyens,

M. Roussel. - Messieurs, tout en estimant fort improbable une guerre dans laquelle la Belgique devrait intervenir, je voterai l'effectif demandé par le projet qui nous est soumis.

L'invasion de notre pays par une puissance quelconque serait un attentat incroyable contre l'équilibre européen que toutes les nations ont intérêt à conserver, contre la civilisation du monde et contre le commerce et l'industrie, ces bienfaiteurs de l'humanité. Les contemporains et la postérité jugeraient sévèrement un si grand crime, et je ne crois personne disposé à affronter le châtiment dont la divine Providence ne manquerait pas de le frapper.

Mais les hypothèses même les moins probables doivent être prévues par les hommes honorés d'un mandat représentatif. L'histoire nous présente parfois la réalisation de faits qui semblaient moralement impossibles ; elle nous montre des crimes absurdes. Donc l'hypothèse de la Belgique envahie, quelque douloureuse et invraisemblable qu'elle soit, nous devons oser la regarder en face.

Cette hypothèse exige, en temps de paix, un armement suffisant pour pourvoir à toute éventualité dans la mesure du devoir. Dans l'examen de cet objet important, je ne refuse pas de m'arrêter aux considérations financières, mais je ne puis les envisager comme déterminantes.

L'argent du contribuable est beaucoup pour moi, j'en conviens, et j'en suis avare autant que je puis ; mais la nationalité et la patrie sont beaucoup plus encore, car il n'y a pas de bonheru dans l'esclavage, et l'argent qui ne sert pas au bonheur est un métal stérile.

Au surplus le discours prononcé par M. le ministre des finances nous a prouvé, je pense, que nos ressources ne sont point tellement affaiblies que nous devions refuser au gouvernement ce qu'il nous demande pour un objet sacré. Nous votons à l'unanimité souvent des dépenses ayant un caractère moins essentiel que celles dont il s'agit dans cette discussion. N'y a-t-il pas, d'ailleurs, messieurs, des précédents qui démontrent que la Belgique peut suffire aux besoins de sa défenuse éventuelle ?

Lorsque nous sortions d'une révolution, de 1830 à 1839, n'avons-nous pas supporté les frais d'un effectif plus considérable que celui qu'on nous propose ? Pour ma part, il me semble que plus nous vivons de cette vie libre et douce que la bonté du ciel nous a départie et conservée, plus nous devons être disposés à faire des sacrifices d'argent et d'amour-propre pour conserver un aussi grand bien.

En ce qui concerne la question stratégique, messieurs, je reconnais mon incompétence en toute humilité. Cependant, nul raisonnement même stratégique ne me persuadera qu'au cas d'une invasion la Belgique ne devrait pas se défendre, coûte que coûte, en suivant la vieille devise : « Fais ce que dois, advienne que pourra », en flamand : « Doe wel en zie niet om ». Pour ma tête et pour mon cœur, il n'y a point là question de possibilité ou d'impossibilité : devoir c'est pouvoir. On ne transige pas avec l'envahissement du sol de la patrie ; on se bat contre un tel attentat.

C'est matière grave que cette question que l'on appelle stratégique. Il n'y a point de stratégie pour une nation qui défend son existence, comme il n'y en a point pour l'homme injustement et brutalement attaqué, il se défend ; voilà tout.

Non, la force matérielle n'est pas tout dans ce bas monde. On a vu, plus d'une fois, une petite nation résister avec succès aux appétits injustes des grands peuples. Un grand roi n'a-t-il pas été tenu en échec par les provinces-unies des Pays-Bas, et cette énergique résistance ne fut-elle pas comme le signal de la diminution de ce puissent monarque ?

Bien que je ne sois pas tacticien le moins du monde, le bon sens me dit que 100,000 hommes forment quelque chose de plus que 80,000 hommes. Il me semble aussi, sauf erreur, que 100,000 hommes devraient, le cas échéant, servir mieux que 80,000 hommes à nous permettre l'attente des secours puissants qui ne nous manqueraient pas en cas d'agression ; il me paraît enfin, sans que j'ose affirmer la chose stratégiquement, que 100,000 hommes formeraient un plus beau contingent à ajouter à celui de nos auxiliaires que 80,000 hommes. M'est avis également que, dans les conseils des parties belligérantes, nous acquerrions une influence d'autant plus sérieuse que notre contingent serait plus utile et plus puissant.

Mais, sur tous ces points, je me place dans une casemate à l'abri de la bombe. Ce refuge est pour moi le pouvoir exécutif et la commission mixte qui l'a éclairé de ses longues et laborieuses délibérations.

Je dois le confesser, messieurs, je ne comprends pas le raisonnement suivant lequel de militaires ne pourraient obtenir notre confiance quand ils traitent de l'organisation militaire. Il me semble qu'obligés de placer notre confiance dans ces messieurs pour la défense effective du pays quand il sera menacé, nous ne pouvons leur refuser quelque foi lorsqu'ils préludent à ce devoir patriotique par de consciencieuses études. Aussi, lorsque j'ai voté en faveur de la nomination de cette commission organique, me suis-je promis à moi-même d'accueillir ses propositions.

Messieurs, je n'entends nullement diminuer la liberté des convictions de qui que ce soit. Puur mon compte, je veux rester fidèle à mes sentiments et à mes antécédents patriotiques ; je ne veux pas qu'on puisse me dire un jour : « Appelé dans les conseils de la nation, tu as hésité entre une question d'existence et une question d'argent. Représentant de la nation, qu'as-tu fait de ta patrie ? »

Je vote de bon cœur 100,000 nommes pour la défense improbable da mon bien-aimé pays.

(page 1306) M. Van Overloop. - En présence de la situation de l'Europe lorsque j'ai eu l'honneur d'être admis dans cette enceinte, une de mes plus grandes préoccupations a été l'organisation de notre armée. Après l'exposé si franc, si loyal, si sincère qu'a fait M. le ministre des affaires étrangères, la chambre et le pays comprendront combien étaient justes les appréciations que j'ai eu l'honneur de vous soumettre le 8 avril dernier ; combien mes appréhensions étaient fondées. Et cependant, le blâme ne m'a pas manqué hors de cette enceinte, il est vrai, parce que, comprenant la nécessité d'une forte organisation militaire, j'avais dit la vérité un mois plus tôt que le gouvernement.

On n'a pas réussi à faire croire à l'armée que je l'insultais, comme on le prétendait, car l'armée entière applaudissait à mes paroles, je ne crains pas de le dire, rendant hommage au courage que j'avais eu de dire la vérité tout entière.

J'attends le vote de l'honorable membre qui siège sur ces bancs de la gauche et qui m'a interrompu lorsque j'ai fait ma motion du 8 avril.

Je suis curieux de voir comment il votera, lui qui protestait, au nom de l'armée, contre mes paroles ; contre des paroles que l'honorable ministre des affaires étrangères est venu confirmer au début de cette discussion, et que vient de confirmer encore aujourd'hui l'honorable M. Lebeau.

C'est qu'avant de faire ma motion j'avais profondément réfléchi à un passage que j'avais lu dans les considérations militaires et politiques sur notre pays écrites, en 1851, par un des jeunes officiers les plus distingués de notre armée :

« On dira, dit-il, après avoir signalé la faiblesse de notre armée, qu'il n'est pas d'un bon citoyen de tenir ce langage. Nous ne sommes pas de cet avis. Ce qui perd les Etats, ce n'est point l'excès de prévoyance, c'est l'excès de sécurité. Il vaut mieux que la vigie, par trop de sollicitude, se trompe quelquefois en criant écueil trop tôt, que d'exposer l'équipage à périr sur un écueil trop tard signalé. »

Peut-être mes paroles ont-elles contribué quelque peu à précipiter l'arrivée de l'importante discussion qui nous occupe aujourd'hui.

Cette pensée, je ne le cache pas, est une consolation pour moi ; si cette pensée est vraie, j'en aurai toujours un légitime orgueil.

Le blâme, au surplus, ne m'avait pas ému ; je savais que j'avais dit la vérité et que justice me serait rendue, car le temps la rend à tous.

Messieurs, la première loi des nations, c'est incontestablement la loi de leur propre conservation. La conservation d'une nation, vous le savez, peut être compromise par trois espèces d'ennemis : à l'intérieur, par des individus isolés et par des individus réunis, à l'extérieur, par l'étranger. A l'ennemi intérieur, isolé, chaque nation oppose la police ; aux ennemis intérieurs réunis ; à l'émeute, en un mot, répondent la police et la force publique du pays ; pour résister à l'ennemi venant de l'extérieur, il n'est point de nation qui n'ait une armée.

Quelle doit être l'importance de l'armée ? Le bon sens ne nous dit-il pas que l'importance de cette force de résistance doit être proportionnée aux moyens probables de l'attaque ? Qui maintenant peut être juge de cette importance ? Encore une fois, le bon sens répond : C'est le pouvoir exécutif seul. La nature même des choses l'indique. Le pouvoir qui, par la nature de ses attributions, est chargé de faire respecter toutes les lois, est évidemment seul à même d'apprécier l'importance des moyens dont il doit se servir pour remplir son devoir, pour faire respecter la première de toutes les lois, la loi de la propre conservation.

D'ailleurs, messieurs, ce n'est pas seulement la nature des choses qui le dit ; la Constitution elle-même ne le dit-elle pas également ? N'attribue-t-elle pas au chef du pouvoir exécutif, au Roi, le commandement des forces de terre et de mer ? N'est-ce pas à lui qu'appartient la nomination des officiers chargés de commander nos troupes ? La Constitution donc, sous ce rapport, est parfaitement d'accord avec ce qu'indique la nature des choses.

Mais, dit-on, aux termes de la Constitution, les chambres doivent être appelées à traiter les questions relatives à l'organisation de l'armée. Oui, aux termes de la Constitution, les chambres sont appelées à connaître de l'organisation de l'armée, à voter annuellement le contingent de l'armée, à examiner enfin le budget de la guerre, mais pourquoi ?

Parce que l'expérience a appris que le pouvoir exécutif pouvait donner lieu à des abus ; et c'est uniquement pour cela, c'est parce qu'il pouvait arriver, comme l'histoire l'enseigne, que le gouvernement donnât à l'armée une organisation disproportionnée avec nos ressources, que le Congrès, toujours prévoyant, a chargé les chambres d'intervenir dans tout ce qui concerne le contingent de l'armée, dans tout ce qui est relatif au budget de la guerre, dans la loi d'organisation elle-même.

Ainsi, en droit, nous sommes parfaitement compétents pour apprécier le projet de loi sur l'organisation de l'armée ; mais en fait, tous, ou presque tous, nous sommes radicalement incompétents pour apprécier les mille et une questions qui se rattachent à l'organisation militaire de notre pays, à la défense de notre territoire. Un poëte l'a dit : « Pour savoir quelque chose, il faut l'avoir appris. »

Mais, dit-on, à quoi bon des cadres pour 100,000 hommes, puisque nous sommes neutres ?

M. le ministre des affaires étrangères a répondu à cette objection ; l'honorable M. Lebeau vient aussi d'y répondre, il n'y a qu'un instant. Eh, mon Dieu ! Venise et la Suisse y ont répondu, il y a longtemps.

Est-ce que Venise serait depuis de nombreuses années effacée de la carte des nations si elle avait appuyé sa neutralité sur les baïonnettes de ses enfants ?

Est-ce que la Suisse aurait vu son territoire violé, il y a un demi-siècle, si elle avait eu à sa disposition une armée organisée assez fortement pour le faire respecter ?

| Permettez-moi, messieurs, une comparaison vulgaire : dire que notre neutralité nous garantit contre les attaques, soit du nord, soit du midi, c'est absolument faire le raisonnement suivant à un habitant de Bruxelles, par exemple : « Mon cher concitoyen, supprimez les verrous à vos portes, laissez vos volets ouverts, car la police est chargée de veiller à la sécurité de vos maisons. » Cette comparaison est peut-être un peu triviale, mais je la crois parfaitement juste.

On dit encore : Il n'y aura plus de guerre, pourquoi donc une armée si forte ? La guerre, messieurs, ne nous le dissimulons pas, la guerre est une loi de l'humanité ; aussi longtemps que les passions bouillonneront dans le cœur des hommes, il y aura des guerres ou tout au moins des causes de guerre ; et ces passions, il ne vous est pas donné de les supprimer.

Il n'y aura plus de guerre ! Mais l'honorable M. Lebeau le disait, il n'y a qu'un instant, les champs de bataille de la Hongrie et de l'Italie sont encore fumants du sang qui y a été répandu ! Il n'y aura plus de guerre, et toute l'Europe est en armes !

En cas d'invasion, a-t-on dit encore, nous ne pourrions pas résister ! Heureusement ces paroles ne sont sorties que d'une seule bouche dans cette enceinte, et cette bouche, j'aime à le croire, exprimait des sentiments que le cœur n'éprouvait pas. Comment, nous ne pourrions pas résister à une invasion ! Est-ce que l'Espagne n'a pas résisté à l'invasion française ? Est-ce que la Vendée, la Vendée dont la situation topographique ressemble tant à la nôtre, n'a pas résisté aux armées républicaines ?

Soyez-en persuadés, messieurs, quand une armée ennemie manœuvre dans un pays dont les populations lui sont hostiles, il est bien difficile qu'elle en triomphe ; car chaque pouce de terrain doit être enlevé à la pointe de l'épée, chaque buisson est une forteresse. Dans de telles circonstances, quand la nation s'appuie sur un bon noyau de troupes, elle est invincible. Je ne me connais pas en stratégie, messieurs, mais ce que je viens de dire est l'opinion d'un homme que vous ne récuserez pas, c'est l'opinion que Dumouriez exprimait, à propos de notre pays, alors qu'il avait 124,000 hommes sous ses ordres et que la Belgique n'avait pas un soldat.

La chambre me permettra sans doute de lire un passage d'une lettre que Dumouriez écrivit d'Anvers, en 1793, à Miranda :

« Si, dit-il, nous ne réussissons pas dans notre invasion de la Hollande, n'ayant ni l'amour des Belges, que nous avons, au contraire, exaspérés contre nous, ni une armée propre pour la défensive, nous serons chassés de la Belgique avec la même promptitude que nous nous en sommes rendus maîtres... »

Voilà ce qu'écrivait, le 15 février 1793, un homme dont on ne récusera pas la compétence sans doute et qui se trouvait à la tête de 124,000 hommes, alors que la Belgique n'avait pas un seul soldat.

La situation financière ! Eh, mon Dieu ! le gouvernement a répondu à l'objection qu'on y a puisée. Quels sont les membres de cette chambre qui pourraient avoir encore le moindre doute sur le point de savoir si notre pays peut supporter un budget de la guerre de 32 millions ? Et s'il fallait à toute force réaliser des économies, eh bien, il y a dans nos autres budgets assez de dépenses facultatives ; que l'on commence par là. Mais qu'on ne touche pas au budget qui doit donner de la consistance à notre force armée ; à cette force qui est la base de notre sécurité et, par cela même, du progrès, car la première condition du progrès c'est l'existence. Ne progresse point qui ne vit pas.

Du reste, si de nouveaux impôts étaient nécessaires, que le gouvernement demande hardiment au pays ces 800,000 francs dont il a besoin pour augmenter les cadres de l'armée dans la proportion de 80 à 100, et je suis persuadé que le pays les lui accordera avec enthousiasme. C'est que le pays a du bon sens et que ce bon sens lui fait comprendre que les dépenses affectées à la défense du territoire sont, comme l'a dit l'honorable M. Lebeau, des dépenses productives.

Le pays se souvient encore de ce que nous a coûté l'occupation étrangère. Que la chambre me permette de lui faire quelques citations empruntées en grande partie à un discours de l'honorable M. Devaux sur notre état militaire :

« En 1794, à peine le pays fut-il occupé par l'étranger, que les contributions de guerre suivantes, payables dans les 24 heures, furent imposées : à Bruxelles 5 millions, Anvers 10, Gand 7, Namur 5, Bruges 4, Tournai 4, Courtrai 3, Louvain 2, Ostende 1, Malines 1.

« Le dernier envoi de numéraire se compose de 29 chariots, qui firent à Paris grande sensation, dit le Moniteur du 30 octobre 1794. »

Ajoutez à tous ces millions qu'on exigeait dans les vingt-quatre heures, les contributions en nature, les vols, les pillages sur tous les points du pays, ajoutez-y les dévastations de ces épouvantables colonnes mobiles, (page 1307) si bien décrites par un de nos littérateurs flamands les plus distingués, par le patriotique Hendrick Conscience !

Les souvenirs du pays sont vivaces sur tous ces excès ; voilà pourquoi il s'empresserait de donner cette misérable somme de 800,000 fr. Qu'on lui demande 8 millions, s'il le faut, pour la défense de notre territoire, et je suis persuadé qu'il applaudira !

Le pays, messieurs, fait un raisonnement fort simple : « Mieux vaut, dit-il, payer annuellement l'intérêt d'un capital de 620 millions, ou 32 millions, que d'être exposé en définitive à perdre en quelques jours, par l'occupation étrangère, avec l'honneur, un capital peut-être de 1,240 millions, représentant un intérêt annuel de 64 millions. »

Mais à quoi bon ces frais ? dit-on encore. Toutes les puissances ont intérêt à assurer notre indépendance. L'argument a été produit dans cette enceinte. Je réponds à cet argument : Un homme qui confie à un autre le soin de sa défense, dans le langage vulgaire, on l'appelle un lâche.

Quelle épithète appliquerait-on à une nation qui n'aurait pas le courage de se défendre elle-même ?

Mais admettons le fait ; admettons que les puissances étrangères aient intérêt à nous défendre. Qu'arriverait-il ? Oui, elles arriveraient à notre secours avec la baïonnette au bout du fusil, mais aussi avec un dédaigneux mépris sur les lèvres. C'est un sort que je ne veux pas réserver à mon pays.

Je consens, a-t-on dit encore, à vous donner tout ce qu'il vous faut pour défendre le territoire ; mais je ne veux pas voter une charte de l'armée, une loi qui rende permanent un budget de 32 millions.

Messieurs, restons dans la vérité des choses. Ce n'est pas une charte de l'armée qu'on vous demande. On vous demande une loi comme toutes les lois. Si jamais le rêve de l'abbé de Saint-Pierre se réalise, ce que je désire vivement, mais ce qui, je pense, n'arrivera jamais, on supprimera votre loi. Croyez-vous donc que nos officiers n'aient pas le cœur assez haut placé pour refuser de rester à charge de leurs concitoyens, s'ils n'avaient pas la conviction de pouvoir être un jour appelés à verser leur sang pour eux ?

Messieurs, j'ai une autre opinion de notre armée. Si nul danger ne pouvait se présenter dans un temps plus ou moins éloigné, nos officiers résigneraient leur position ; ils jetteraient une épée qui ne pourrait plus leur servir dans l'intérêt du pays.

Maintenant que vous demande le gouvernement ? Il vous fait un raisonnement fort simple. Pour défendre le territoire, vous dit-il, pour assurer votre sécurité, j'ai besoin, dans un moment donné, de 100,000 hommes exercés. Ces 100,000 hommes exercés, je ne puis, dans un moment donné, les avoir que pour autant que vous m'accordiez immédiatement des cadres suffisants pour y ranger ces 100,000 hommes.

Je n'examine pas, messieurs, dans ce moment le mode que le gouvernement adoptera pour avoir ces 100,000 hommes. Ce sera l'objet d'une autre discussion, l'objet de la loi sur le recrutement.

Mais 100,000 hommes sont-ils indispensables ? Peut-on encore en douter ? Est-ce que tous les hommes compétents, on vous l'a répété à satiété, ne sont pas d'accord que ces 100,000 hommes sont absolument indispensables ? Et tous les hommes compétents n'ont-ils pas été de tout temps d'accord, remarquez cette circonstance, avant la loi de 1845 comme après cette loi ? Tous les hommes compétents ont toujours été d'accord qu'il faut à notre pays, pour pouvoir faire respecter nos frontières, une force armée de 100,000 hommes.

Le gouvernement aussi vous dit : 100,000 hommes me sont indispensables. Eh bien, puisque j'ai la conviction, conviction que les hommes compétents et le gouvernement n'ont donnée, que les 100.000 hommes sont indispensables, je voterai la loi sur l'organisation de l'armée.

Je vais plus loin : si la chambre, ce qu'à Dieu ne plaise, n'admettait pas la proposition du gouvernement, je serais logique, la chambre voudrait accorder 80,000 hommes, je voterais contre les 80,000 hommes ; 60,000 hommes, je voterais contre les 60,000 hommes ; 40,000 hommes, je voterais contre ; 20,000 hommes, je voterais contre. Il ne me faudrait plus alors qu'un régiment de gendarmerie pour maintenir la police à l'intérieur. En agissant ainsi, je suis sûr que je ne serais que l'écho, que l'organe des sentiments patriotiques du pays, 80,000 hommes étant trouvés insuffisants, à quoi bon grever le pays de lourds impôts destinés à entretenir une armée qui ne pourrait pas nous défendre ?

Mais, messieurs, vous voterez tous comme moi ; car tous, j'en ai la conviction, vous êtes patriotes, et être patriote, c'est aimer, c'est haïr, c'est sentir comme aime, comme hait, comme sent son pays.

Transiger sur le chiffre nécessaire à la défense de nos frontières, jamais ! On ne transige pas sur l'honneur, sur l'indépendance de son pays.

Si, ce qu'à Dieu ne plaise, la chambre refusait au gouvernement le chiffre d'hommes qu'il croit nécessaire pour la défense de notre territoire ; eh bien, dans ce cas au moins je pourrais me retirer tranquille. Ma conscience me dirait : « Tu as fait ton devoir. »

Et si jamais plus tard de tristes prévisions devaient se réaliser, oh ! quant à moi, je crois que je m'éloignerais de ce pays ; car il me semble que je ne pourrais supporter la vue du drapeau étranger flottant au haut de nos édifices publics.

(page 1321) M. Renard, commissaire du Roi. - Après les discours chaleureux et éloquents que vous venez d'entendre, j'éprouve quelque méfiance à vous entretenir de mes froides considérations de métier. J'ai donc besoin de toute la bienveillance, de toute l'indulgence de la chambre. Heureusement, la cause que je défends a tant de grandeur par elle-même que les arguments mis en avant pour la soutenir n'ont pas besoin, pour fixer l'attention d'une chambre dont le patriotisme est si éclairé, d'être rehaussés par les pompes du langage. Je me permettrai donc de les énoncer dans toute leur simplicité.

Le projet du gouvernement a été attaqué dans cette enceinte au point de vue du chiffre de son effectif, et au point de vue des éléments qui le composent. On a blâmé la constitution de la réserve, on vous l'a représentée comme insuffisante, illusoire ; d'un autre côté on a représenté l'effectif de notre armée de campagne comme exagéré, et on vous demande de le réduire de moitié.

L'honorable membre qui s'est donné la mission de développer cette opinion dans votre sein, s'est fait l'écho d'idées qui, depuis longtemps, avaient été émises hors de la chambre.

Deux systèmes, en effet, s'étaient produits au sujet de la défense nationale ; et ils ont donné lieu, devant la commissioa de défense, à de longs débats.

Les uns disaient : Ce sont nos places fortes qui, seules, aux yeux des puissances, donnent de l'importance à la Belgique ; vous devez faire les plus grands sacrifices pour les conserver. Il serait chimérique de votre part de tenter une résistance utile en campagne. Cette résistance est impossible. La guerre, quand elle viendra, sera semblable au torrent qui renverse tout sur son passage. Lorsqu'il aura passé sur vos plaines, il ne restera debout que vos forteresses. Gardez-les donc avec soin. C'est là qu'est votre sûreté, votre salut. Si, après avoir assuré leur conservation, vous pouvez entretenir une armée de campagne, tant mieux ; mais pour elle, il n'y a ni maximum, ni minimum. C'est un auxiliaire qui peut être utile, mais auquel on ne doit consacrer que les sommes dont le pays peut disposer sans obérer ses finances.

Les autres disaient : Cette défense est une flétrissure pour le pays. Vous ne pouvez abandonner ainsi notre territoire à l'envahissement sans le disputer avec énergie. Une armée de campagne est nécessaire pour la conservation même de nos places dans lesquelles vous mettez votre unique espoir. Et ils démontraient que la résistance était possible si on l'entreprenait avec une force suffisante.

Vous avez entendu hier soutenir devant vous la première opinion. Je viens à mon tour développer la seconde, qui du reste a été adoptée par la commission mixte, comme la seule qui pût sauvegarder notre dignité et nos intérêts les plus chers. La commission dans sa haute raison et dans son patriotisme a jugé que nos lieux fortifiés ne devaient pas être uniquement conservés pour favoriser les opérations militaires des nations intéressées à guerroyer sur notre sol, mais qu'elles devaient, au contraire, servir à notre propre défense, à notre sûreté ; avant d'aborder le débat, permettez-moi de relever une expression de l'honorable membre qui s'est exprimé dans la dernière séance contre le projet du gouvernement.

On est venu vous dire : La Belgique ne saurait résister à ses puissants voisins. La Belgique n'a que 4 millions d'habitants ; elle se trouve vis-à-vis de nations qui en ont 30 à 36 millions ; nous ne pouvons pas résister, avec 60,000 hommes, contre les efforts dirigés par la France.

En même temps, il vous propose de réduire cette armée de moitié et de la faire descendre à 30,000.

Mais ce raisonnement, messieurs, pourrait s'appliquer à toutes les puissances. La Prusse confine à la Russie qui l'emporte autant sur elle que la Prusse l'emporte sur nous. Irez-vous dire à la Prusse : Comparez votre population à la population russe, comparez le chiffre de votre armée à celui de l'armée russe. Vous êtes trop inférieure en nombre, et vous ne pouvez résister. Que répondrait cette belliqueuse nation, si après ce raisonnement, on lui proposait de supprimer la moitié de son armée ? Elle répondrait qu'une nation, quelque petite qu'elle soit, s'il lui reste une étincelle de courage, doit et peut résister.

Du reste, messieurs, qu'entend-on par le mot résistance ? Que signifie le mot résister ? Il y a des résistances de toutes sortes. Résister n'est pas vaincre, envahir, ni même repousser. C'est s'opposer au choc autant qu'il est possible de le faire. Il existe des résistances héroïques et de lâches résistances, des résistances longues et vigoureuses et de faibles résistances. Eh bien, en vous demandant 60,000 hommes, le gouvernement veut que la résistance soit aussi longue et aussi énergique que possible. Il y a là une question d'honneur national, et cette question doit évidemment avoir de l'influence sur vos cœurs.

On vous dit : Vous ne pouvez pas résister; et tout aussitôt on vous conseille de diminuer votre armée de moitié. Je concevrais qu'on vînt exprimer une pareille opinion si l'on tenait ce langage : Votre armée n'est pas assez forte ; vous n'avez que 60,000 hommes, j'en réclame 100,000.

Quant à nous, messieurs, nous de l'armée qui, au moment du danger, ne ferons ni de la théorie ni de la spéculation, mais qui irons aux frontières pour nous opposer à l'ennemi, et sauvegarder du moins l'honneur de notre vieux nom, nous vous prions de ne pas écouter ce langage. Vous nous mettrez en main non une épée écourtée, mais une arme convenable.

J'aborderai maintenant la discussion des attaques principales dont le projet du gouvernement a été l’objet. Ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire, elles sont surtout dirigées contre le système de la réserve, et le chiffre de l'armée en campagne, je m'occuperai d'abord de la réserve. On vous l'a représentée comme faible, illusoire, sans consistance. Examinons donc ce qu'il y a de vrai dans ces assertions.

Ainsi que vous l'a dit M. le ministre de la guerre, l'armée contient des cadres actifs pour 60,000 à 63,000 hommes ; il est convenu que les forteresses en demandent 50.000 pour leur garde et leur défense.

Il est clair que, dans les circonstances actuelles, si vous n’ajoutez rien aux 63,000 hommes il ne nous restera que 15,000 hommes pour tenir la campagne.

De tout temps on a donc suppose qu'une réserve, au moment de la guerre, viendrait occuper les forteresses.

Ainsi, messieurs, si vous n'organisez pas la réserve, il n'y a pas d'armée en campagne possible. L'organisation, la réserve, c'est le nœud de la situation ; sans elle, comme vous l'a dit M. le ministre de la guerre, il n'y a pas de mobilisation possible; c'est en effet sur la réserve que portent les augmentations de cadres proposés par le gouvernement.

Il y a des réserves de diverses sortes. Les unes consistent en dépôts de conscrits ou de vieux soldats, destinés à recruter les cadres de l'armée active ; les autres constituent des corps en dehors de l'armée active ; elles ont des cadres séparés dont une partie seulement est en activité sur pied de paix ; elles ont pour mission soit de combattre avec les régiments de l'armée de ligne comme la landwehr du premier ban en Prusse, soit de défendre les places fortes comme en Belgique. On conçoit que la réserve ne peut être partout la même. Sa force dépend de la constitution de l'armée, de son genre de service, etc., etc. Ainsi en France les hommes de la réserve ne sont dirigés vers les bataillons qu'au fur et à mesure des besoins, et on a le temps de les rassembler dans les dépôts lorsque déjà l'armée est en campagne ; tandis qu'en Belgique le rassemblement des réserves doit précéder la formation de l'armée active ; sans cela les éléments de celle-ci resteraient forcément attachés aux remparts de nos villes de guerre, sans pouvoir se constituer.

Pour juger par comparaison de la valeur de notre réserve, nous ne devons donc pas nous tourner vers la France, dont l'armée, du reste, est organisée pour la conquête et a destiné tous ses corps organisés à la guerre en campagne.

Nous ne trouvons quelque chose d'analogue qu'en Prusse dans la Landwehr du premier ban. Comparons le système prussien au nôtre et voyons si ce dernier peut soutenir cette comparaison.

Je ferai remarquer, en passant, qu'en Prusse la Landwehr du premier ban est destinée a tenir la campagne; on la considère en conséquence comme possédant autant de consistance que la troupe de ligne. Une aussi grande consistance n'est pas nécessaire quand il s'agit de défendre des forteresses. Derrière les murs, il suffit d'avoir du cœur et de l'énergie. On n'a pas besoin de cette cohésion si nécessaire pour résister au choc de la cavalerie sur les champs de bataille.

En Prusse la Landwehr du premier ban est composée d'hommes ayant appartenu pendant 5 ans à l'armée active. En Belgique, la réserve sera composée d'hommes ayant appartenu pendant 5 ans à l'armée active ; déjà sur ce point les systèmes sont identiques.

En Prusse, les hommes restent sous les armes 2 ans à 3 ans, et vont ensuite en permission dans leurs foyers, pour le reste du temps de leur service dans l'armée de ligne ; ils appartiennent ensuite pendant 7 ans aux régiments de Landwehr du premier ban. Ici les soldats, après avoir passé 2 ans et demi sous les armes, restent en congé pendant 2 ans et demi dans leurs foyers ; puis ils appartiendront pendant 5 ans au lieu de 7 ans aux bataillons de reserve. C'est déjà un avantage que présente le système belge.

En Belgique, tous les cadres sortiront de l'armée active. En Prusse, une partie seulement des cadres appartiennent à l'armée active.

En Prusse, la Landwehr n'a sur pied de paix qu'un officier par compagnie appartenant à l'armée de ligne ; dans notre système la réserve en aura deux ; par conséquent nos cadres seront supérieurs en force.

Il n'est donc pas possible de soutenir que la réserve que nous demandons sera inférieure au premier ban de la réserve de l'armée prussienne. Or il ne peut venir à l'esprit de personne que la Prusse, cette nation militaire par excellence, supporterait une institution qui ne répondrait pas à son but, et si la Prusse croit que sa Landwehr est susceptible de tenir la campagne, à plus forte raison pouvons-nous soutenir hautement que notre réserve sera susceptible de défendre les places fortes. J'ajouterai que nulle part, en aucun pays, on n'a destiné à cette mission des troupes plus fortement constituées ; si l'on réfléchit surtout que les instruments spéciaux de la défense, à savoir l'artillerie et le génie, font partie de l'armée permanente.

Quant à la bonne constitution des cadres, j'ai encore une observation à vous présenter. L'honorable membre qui a critiqué dans cette enceinte la constitution de notre réserve, faisait partie de la commission mixte et a pris une part active aux controverses qui se sont élevées dans son sein, au sujet de la force à donner aux cadres de cette partie de notre armée.

Les premières propositions faites donnaient aux cadres de la réserve enr temps de paix une constitution de beaucoup inférieure à celle que le gouvernement vous propose. Ainsi on proposait des bataillons de six compagnies ; un officier par (page 1322) compagnie, deux sous-officiers comptables par bataillon, un sergent par compagnie, et un tambour seulement par bataillon.

On avait réduit les choses à leur plus simple expression parce qu'on était dominé par les idées d'économie. Eh bien, l'honorable membre auquel je fais allusion s'est élevé avec vigueur contre cet état de choses incomplet. Il a parfaitement démontré que les cadres seraient insuffisants. Il a fait des propositions qui ont été acceptées par la commission dans son vote définitif et auxquelles le gouvernement s'est rallié.

Ainsi, il a demandé quatre compagnies par bataillon, c'est le système du gouvernement.

Il a demandé deux officiers par compagnie : on propose deux officiers par compagnie.

Il a demandé un comptable par compagnie : on propose un comptable par compagnie.

Il a demandé deux sergents par compagnie : il y a deux sergents par compagnie.

Il ne demandait pas de caporaux, et le gouvernement, sur la proposition de la commission, en maintient deux.

Il ne demandait qu'un élève tambourn et on propose deux élèves tambours.

Par conséquent, messieurs, l'organisation de la réserve proposée par le gouvernement doit se présenter à vous avec toutes les garanties possibles de force et de solidité.

Après vous avoir parlé, messieurs, de notre réserve, après vous avoir convaincus, je l'espère, qu'elle est capable de remplir la mission s laquelle le gouvernement la destine, occupons-nous maintenant de notre armée active.

Pour comprendre de quelle importance est, pour la Belgique, l'organisation d'une force suffisante en campagne, il ne faut pas examiner la question au point de vue seulement du champ de bataille ; il faut examiner la question au point de vue de la position particulière de la Belgique et de ses devoirs envers l'Europe. Permettez-moi donc, messieurs, de vous présenter quelques considérations au sujet de la neutralité belge, considérée sous le rapport militaire.

Il existe, messieurs, en Europe certaines positions que toutes les nations envient, mais dont aucune ne peut rester en possession sans ébranler l'équilibre européen, attendu que cette occupation serait une menace permanente dirigée contre la sécurité des autres. La Suisse est dans ce cas.

La Suisse est située aux sources du Rhin et du Rhône. Son occupation offre à la France et à l'Allemagne des avantages presque égaux.

Les montagnes qui l'enserrent font face au sud vers la Lombardie, et au nord vers la Souabe. La France maîtresse de la Suisse déboucherait dans le Milanais, en tournant la barrière des Alpes et en places du Piémont; au nord elle dominerait les sources du Danube et tournerait la ligne du Rhin et des contrées montagneuses de la forêt Noire. D'un autre côté, si l'Allemagne était maîtresse de la Suisse, la France perdrait tous les avantages de ses lignes de défense du Rhône et du Rhin. Les ennemis seraient maîtres du point le plus faible de ses frontières de l'est. En effet, par la vallée de l'Isère ils peuvent se porter sur Lyon ou sur Grenoble ; ou bien ils ont devant eux cette grande trouée placée entre les massifs du Jura et des Vosges par laquelle ils peuvent descendre par Dijon dans la vallée de l'Yonne, et par Langres daus les vallées de la Seine et de la Marne.

La France l'a si bien compris que, depuis 1830, elle a construit le camp retranché de Lyon.

Cette situation de la Suisse est telle, que la France ne permettra jamais qu'une autre nation s'en empire, comme jamais l'Autriche ne pourra souffrir qu'un grand pays s'y établisse.

Examinons à ce point de vue la position de la Belgique. La situation est la même. Nous nous trouvons pour ainsi dire au carrefour des grands peuples. Nul ne peut s'y établir sans nuire aux autres. Aussi toute notre histoire est la conséquence de ce fait. Dès que la guerre se porte dans nos plaines, la France se trouve dans une position précaire ; les défaites essuyées dans nos champs, à six marches de sa capitale, lui ont toujours été fatales.

Mais si la France est maîtresse de notre pays, elle menacera l'Angleterre par Anvers, et l'Allemagne par le Rhin, et elle acquerra, pour envahir cette dernière, une prépondérance qui est pour ainsi dire irrésistible, sans compter qu'elle rendrait impossible toute possession de ce peuple sur la rive gauche.

Voilà pourquoi l'Allemagne a toujours cherché à faire de nous une barrière, et pourquoi la France a toujours cherché à nous conquérir. Voiià pourquoi l'Angleterre, dans les dernières guerres, aurait donné son dernier écu et son dernier vaisseau pour arracher Anvers à Napoléon.

Cet intérêt est tel qu'au moment de la guerre, si on ne trouve pas d'obstacle, pas de danger à venir dans notre pays, si nous ne possédons pas une force suffisante pour maintenir notre neutralité et défendre notre sol, on y viendra immédiatement, non pas seulement par esprit d'envahissement, mais par nécessité, par devoir : ce sera, comme vient de le dire l'honorable M. Lebeau, une course au clocher.

Il n'y a qu'un seul moyen de prévenir cette éventualité, c'est de convaincre les puissances qu'on ne peut pas arriver en Belgique sans danger. C'est de posséder un établissement militaire en raison de nos ressources, avec l'intention hautement avouée de le tourner contre qui nous menace ; de nous donner corps et âme aux nations qui respecteront notre sol. Si cette attitude est appuyée par une force suffisante, si nous formons, aux yeux des nations, un point d'appui solide, sur lequel elles peuvent avoir confiance, elles auront intérêt à nous respecter pour ne pas donner immédiament à d'autres le secours de nos richesses, de notre armée, de nos forteresses et la possession du point le plus délicat du théâtre de la guerre.

Ainsi, ne pas avoir une armée respectable en campagne, c'est déterminer au moment de la guerre l'envahissement forcé de notre pays. Votre armée de campagne ne pourrait donc jamais être assez forte, et si les ressources du pays vous permettaient de dépasser 60,000 hommes, vous ne devriez pas hésiter un seul instant à les mettre sur pied.

Je vens dirai tout à l'heure pourquoi, dans tous les cas, vous ne pouvez descendre en dessous de ce chiffre.

J'ai dit que, dans l'intérêt de notre neutralité, il faut une armée forte. Maintenant admettons une autre hypothèse. Supposons qu'une nation, se croyant assez puissante, ne craigne pas de nous jeter dans les bras de ses adversaires, et viole nos frontières.

De deux choses l'une : Si vous adopter le projet du gouvernement,, vous pourrez arrêter l'ennemi quelques jours et vous l'empêcherez de faire sur notre sol un établissement solide : ou bien si vous rejetez ce projet, vous vous trouverez si faibles au début des hostilités qu'il ne vous sera pas possible de tenir la campagne, et qu'il faudra vous réfugier au plus vite dans vos forteresses. Peu importe ! dira-t-on sans doute ; la politique des puissances étant de ne pas laisser occuper la Belgique, quel que soit donc l'état militaire dont nous disposons, elles viendront toujours, sinon dans notre intérêt, du moins dans le leur. Je réponds qu'il n'est indiffèrent, ni à notre honneur, ni à notre bonheur, que le secours se fasse plus ou moins attendre.

Si vous avez une force considérable à votre disposition, si vous pouvez résister aux premières troupes qui se présenteront, on viendra immédiatement à votre secours avec les premiers corps disponibles, parce qu'on ne voudra pas laisser détruire nos forces qui font dès lors partie du contingent commun.

Si, au contraire, il n'y a rien à sauver, les puissances que vous implorerez n'auront plus à consulter que leur propre intérêt. Elles n'agiront qu'à leur heure et à leur temps sans s'occuper directement de vous. Et pendant ce temps, notre terre restera exposée aux insultes et aux exactions des envahisseurs.

Je le répète : avec une force suffisante nous pouvons concevoir l'espérance d'éloigner la guerre de nos contrées; avec une force insuffisante nous l'attirerons fortement, indubitablement sur nos têtes ; avec une force suffisante nous pouvons compter sur un secours immédiat, avec une force insuffisante ce secours immédiat nous manquera. Du reste, à la paix si nous ne restons pas conquis, notre conduite sera pesée ; si le pays n'a pas fait son devoir, tout son devoir, il perdra sa nationalité. Les puissances victorieuses ne conserveront pas un peuple qui pour s'épargner quelques millions pendant la paix, aura spéculé sur l'intérêt des autres nations et sur le sang de leurs soldats.

Une force suffisante en campagne procure un autre avantage. Elle fait gagner du temps ; et le temps c'est beaucoup à la guerre. A la vérité on a dit : Nous serons brusquement envahis, si brusquement que nous ne pourrons rassembler notre armée.

Je ne crois pas à cette invasion à la bandit, en pleine paix, sans ultimatum, sans déclaration de guerre. Les chefs des grandes nations qui nous avoisinent ont trop de grandeur dans l'esprit pour ne pas agir envers une nation faible, comme ils agiraient envers une puissance plus considérable.

Vous verrez donc venir l'orage. Néanmoins si vous n'avez rien organisé, si vous ne possédez pas une force suffisante, le tonnerre suivra l'éclair de si près, que vous n'aurez pas le temps de vous mettre en garde. L'intervalle entre la menace et le coup sera en raison de la force de l'armée en campagne dont vous disposerez. On envahira la Belgique avec une force au moins égale à la nôtre : si vous avez 60,000 hommes à mettre en campagne, et c'est déjà une force assez considérable, il faudra un certain temps, malgré les routes et les chemins de fer, pour réunir une armée capable de la vaincre.

On ne fait pas la guerre avec des régiments et des escadrons seulement. Elle exige des approvisionnements, des boulets, des cartouches, des équipages nombreux ; toutes choses qui entravent considérablement la marche des armées dès que leur effectif atteint une certaine proportion.

Ainsi, avec une armée faible, vous n'auriez pas le temps de vous préparer ; avec une armée plus forte, vous gagnerez quelques jours pour assurer votre défense et réclamer du secours.

Permettez-moi maintenant d'entrer dans un autre ordre d'idées et de vous entretenir de cette force de 60,000 hommes qu'on nous conteste; et de vous exposer les raisons tactiques qui font désirer qu'on ne descende pas au-dessous de cet effectif pour l'armée en campagne.

Il faut d'abord se rendre compte du genre de guerre que nous devons conduire. Avant l'arrivée des secours, si l'ennemi est de beaucoup supérieur à nous, nous devons évidemment nous garder de livrer bataille. Ce serait, en cas de non-succès, marcher à notre perte. Notre rôle est de manoeuvrer devant l'ennemi, de ne pas le quitter des yeux, de l'arrêter par des combats continuels. Or, une armée, pour remplir un pareil rôle, doit avoir une certaine consistance. Il faut, si elle s'engage avec l'ennemin qu'elle ne soit pas forcée de pousser à fond le combat, et de donner tout entière ; il faut, en un mot, qu'elle reste maîtresse de ses mouvements. Dans des pays de montagne et de chicane, des corps peu nombreux, (page 1323) protégés par des accidents de terrain, peuvent jouer ce jeu ; dans nos plaines magnifiques, on ne le joue qu'avec un corps doué de certaines proportions.

On se fait de grandes illusions au sujet des armées. On compare les grandes armées à un torrent dévastateur qui va brisant tous les obstacles qu'on lui oppose. Ceci, au contraire, est vrai pour les petites armées. Une petite armée n'est pas embarrassée par des bagages, elle vit facilement partout, elle est leste, mobile, et peut s'avancer tout entière sur une même route. En peu d'instants elle se déploie pour marcher immédiatement au combat. Le général la tient tout entière dans sa main, et d'un seul regard domine tout le champ de bataille ; il suit les péripéties de la lutte, prévient les échecs et décide ses attaques avec la rapidité de l'éclair ; si l'ennemi recule, il se met immédiatement à sa poursuite et l'anéantit infailliblement.

Mais si les armées opposées acquièrent de certaines proportions, tous ces avantages disparaissent. Les ordres n'arrivent pas sans intermédiaires ; ils sont lents à parvenir et quelquefois parviennent mal ; le champ de bataille a tant d'étendue que le chef ne domine plus ses troupes ; celles-ci ne se meuvent plus avec la rapidité du torrent. Lorsque l'effectif arrive à un chiffre qui n'est même pas fort élevé, les lenteurs inséparables du nombre sont telles que si une armée a quelques lieues à parcourir avant le combat, ou bien si elle est arrêtée par quelques obstacles, ou une bonne arrière-garde ; de plus si elle trouve l'ennemi dans une bonne position, il lui est fort difficile, sinon impossible, d'attaquer sérieusement celui-ci le même jour.

Eh bienn c'est cette proportion que nous devons chercher à atteindre, et nous l'obtiendrons, si vous adoptez le projet du gouvernement, si vous nous donnez 60 mille hommes en campagne.

Dès lors tout se transforme. La retraite précipitée à laquelle, dès le début des hostilités, serait infailliblement réduit un corps trop faible, se changera en une guerre défensive, que nous pourrons conduire avec d'incontestables avantages. Nous manœuvrerons sur un théâtre de guerre restreint, bien étudié, dont nous avons reconnu, discuté toutes les positions ; nous manœuvrerons avec une incontestable mobilité puisque nous marcherons à proximité de places fortes dont nous pourrons tirer journellement des secours de tout genre. Nous agirons au sein de nos patriotiques populations, dont les enfants, soyez-en certains, feront héroïquement leur devoir dans nos rangs. Nous combattrons pour une cause juste et sainte, à la vue de nos champs dévastés.

Je dis que dans de semblables conditions, et contrairement à ce qu'on vous a dit hier, la Belgique peut et doit résister même à un ennemi très supérieur en nombre, et la chambre n'hésitera pas à nous donner les moyens de remplir ce devoir dans toute son étendue. L'armée vous en sera reconnaissante. L'armée, soyez-en certains, voit avec orgueil se développer notre belle patrie : à la vue des merveilles de l'industrie et des richesses qui la décorent, elle a senti grandir sa mission, et vous ne voudrez pas lui imprimer la honte de les abandonner sans résistance à l'étranger.

Mettons tout au pis. Supposons qu'après avoir défendu le terrain pied à pied, nous nous trouvions encore éloignés de tout secours, et que, débordés par un ennemi trop supérieur, nous soyons obligés de nous réfugier dans le réduit formidable que l'on élève sous le canon d'une des plus fortes places du monde, au point qu'avait déjà choisi pour un semblable usage le plus grand capitaine du siècle. Vous avez donné des millions pour cette œuvre nationale avec un patriotisme dont le pays vous tiendra compte. Là il faut que la lutte soit suprême; eut-elle lieu contre toutes les forces réunies d'un grand Etat. Eh bien, les 30,000 hommes auxquels on veut réduire votre armée de campagne, si tant est qu'ils arrivent intacts dans cette position, suffiront à peine pour assurer la défense à outrance des ouvrages élevés sur les deux rives de l'Escaut et en avant du camp retranché. Tandis qu'avec les 60,000 hommes, la défense n'est plus limitée aux glacis des chemins couverts des forts, mais elle peut être portée à la lisière de cette véritable Vendée belge, à travers laquelle coulent les Nethes et le Ruppel. Chaque champ est entouré des haies épaisses et souvent bordé de fossés ; de distance en distance, le terrain est traversé par des lignes de prairies humides et marécageuses ; tout le pays est parsemé de fermes entourées d'eau, de châteaux solides et comme fortifiés. Dans ce bocage, dans ce labyrinthe dont nous avons la clef, dont nous connaissons chaque maison, chaque obstacle, l'ennemi ne peut songer un seul instant ni aux charges de cavalerie, ni aux grandes batteries, ni aux attaques à la baïonnette, il lui faudra épuiser ses forces dans une guerre des tirailleurs et conquérir avec du sang chaque pied de terrain.

Le chiffre que le gouvernement vous propose comme minimum de l'armée de campagne assure non seulement les moyens de faire une guerre défensive sérieuse ; mais, en obligeant l'ennemi à ne nous attaquer qu'avec des masses assez considérables, il augmente nos chances de bonne résistance. Ceci au premier abord parait un paradoxe, mais je vais m'expliquer.

Il ne manque pas de généraux capables de mener des corps d'armée de 20,000 à 30,000 nommes; tandis que lorsque le nombre de troupes est plus élevé, les hommes capables de les diriger deviennent rares. C'est qu'en toutes choses l'esprit humain a ses limites. Ainsi pour commander une grande armée de 100,000 à 150,000 hommes il faut des qualités si grandes, si extraordinaires, si multipliées, que la nature ne produit par siècle qu'un ou deux généraux de cette force, si tant est qu'elle en produise autant. Déjà pour une armée de 50,000 à 60,000, il faut un homme hors ligne.

Voici quelques citations qui prouveront à la chambre ce que j'avance. Guibert, un des premier tacticiens du siècle, dit :

« Je crois que 60,000 à 70,000 hommes devraient être la proportion de l'armée la plus considérable, et qu'une armée pareille, bien constituée, bien commandée, lutterait avec avantage contre une de 80,000 et de 100,000. Je crois que tout général qui connaîtra les ressources de la tactique, et qui sera sûr de ses troupes, ne voudra jamais que la sienne soit au-dessus de ce nombre, il le perdrait par l'accroissement de l'embarras, par la lenteur des mouvements, et par la difficulté des subsistances. Enfin, Turenne disait, et l'opinion de ce grand homme de guerre en fait foi : Toute armée de plus de 50,000 hommes est incommode pour celui qui la commande et pour ceux qui la composent. »

L'illustre maréchal Gouvion Saint-Cyr dit à son tour :

« Les hommes capables de commander une armée de 60,000 hommes sont à toutes les époques assez rares, et tel peut commander à 60,000 hommes qui est tout à fait incapable d'en conduire 100,000.

« En 1800, Saint-Cyr ne connaissait pas en Europe un général capable de conduire 100,000 hommes. Cela nécessite de telles forces morales et physiques qu'on ne peut espérer de les trouver réunies dans un seul homme. »

Enfin le general Bardin, auteur d'un dictionnaire militaire d'un grand mérite, résume ainsi sa revue des généraux :

« Dans les temps modernes il n'y a que Luxembourg, Villars, Vendôme, Frédéric et Bonaparte qui aient su commander une armée nombreuse. »

Du reste, il suffit de lire attentivement les campagnes modernes ponr rester convaincu de la vérité de ces assertions.

Eh bien, je dis que c'est nous donner une chance de plus, à nous dont le rôle, plus facile d'ailleurs, est prévu, arrêté d'avance dans toutes les hypothèses qui pourraient se présenter; c'est nous donner, dis-je, une chance de plus que de forcer l'ennemi à ne nous attaquer qu'avec des forces considérables. Nous nous donnons ainsi pour auxiliaires les embarras, les lenteurs qu'amènera inévitablement après une si longue paix une grande réunion de troupes.

Je terminerai, messieurs, par une dernière considération. Jusqu'aujourd'hui le pays a cru que l'ennemi ne mettrait pas impunément le pied sur notre sol ; il a cru que la violation du territoire serait repoussée coûte que coûte ; il a cru que les régiments qu'il voit parader devant lui, que les drapeaux qu'il voit agiter au soleil dans les manœuvres et les exercices de paix ont une autre destination que de couronner le bastion d'une forteresse, et qu'ils marcheront fièrement au-devant des bataillons ennemis comme jadis le faisaient ceux de nos pères. Eh bien, si vous adoptez les propositions qui vous ont été faites dans la dernière séance, ce sera dire au pays qu'il faut abandonner nos champs à l'étranger sans les défendre.

Messieurs, permettez-moi une comparaison, bien triviale peut-être, en ce moment : Comment ! le passereau défend son nid contre le milan; comment ! il n'en est pas un d'entre nous, quelque faible et chétif qu'il pût être, qui, voyant sa mère insultée par un spadassin géant, ne le provoquât pour la venger, dût-il périr dans la lute ; et nous, nous hommes de cœur, ne ferions rien pour venger cette mère commune, qui nous a portés et nourris, pour cette terre illustre, si souvent arrosée du sang de nos aïeux dans leurs guerres inégales contre les conquérants étrangers ? Non, messieurs, ce langage, vous ne le tiendrez pas au pays, car vous porteriez un coup funeste à notre nationalité. Cette résistance que l'on dénie, l'armée est prête à l'entreprendre. Vous n'ébranlerez donc pas sa résolution par un vote fatal à son honneur, et dont son moral serait profondément altéré !

Le patriotisme de la chambre fera justice de la proposition de réduction qu'on lui a soumise hier.

(page 1307) M. de Theux. - Nous avons pleine confiance dans l'adoption des propositions du gouvernement. Les motifs de notre confiance sont que si plusieurs membres qui ont demandé autrefois l'institution d'une commission d'enquête, dans le désir d'arriver à une réduction du budget de la guerre au chiffre de 25 millions, n'hésitent pas à proclamer qu’un budget de 32 millions est nécessairen à plus forte raison devons-nous penser que les membres qui se sont opposés à la nomination d'une commission d'enquête, dans la crainte de voir mettre en question la force de l'armée, n'hésiteront pas à se rallier aux conclusions de la commission.

La question d'organisation d’une armée doit être envisagée sur trois points de vue : politique, stratégique et financier. Sous le rapport stratégique, le rapport de la commission et les organes du gouvernement ont donné à la chambre des explicitions telles, qu'il nous paraît impossible d'en contester l'importance ; elles doivent avoir porté la conviction dans tous les esprits. Reste la question polilique et la question financière.

Nous devons sans doute croire les organes des grandes puissances dans la confiance qu'elles expriment du maintien de la paix en Europe, mais aussi nous devons les imiter dans les mesures de précaution que toutes ont adoptées. A aucune époque, la puissance militaire n’a été aussi grande en temps de paix ; et aussi à aucune époque la puissance militaire n’a rendu de services aussi signalés.

En effet, c'est à la puissance militaire quel’Europe doit d'avoir été préservée en 1848 de l'anarchie qui menaçait d'envahir en quelque sorte dans toute son étendue ; c'est à la puissance militaire que nous devons la conservation de la paix, et ici ne craignons pas de dire que les armées, en inspirant la crainte de la guerre, ont rendu plus de services qu'elles n'en auraient pu rendre par les victoires les plus éclatantes. Si jamais ce vieil axiome « si vis pacem para bellum » a été vrai, c'est certes à l'époque où nous vivons.

Aussi, que voyons-nous ? C'est que toutes les puissances sont animées du désir de la paix et que, loin de réduire leurs armées, elles en augmentent la force. L'Angleterre, qui n'a cessé, en toute occasion, de se déclarer l'amie de la paix, qui y a le plus grand intérêt, vient tout récemment d'augmenter considérablement ses forces militaires.

Toutes les autres puissances en ont fait de même : les armées de la Russie, de l’Autriche, de la Prusse, de la France sont aujourd’hui aussi puissantes qu’elles l’aient jamais été.

Sans doute, l'entretien d'armements aussi considérables entraîne des dépenses excessives, mais les sacrifices seraient bien autrement grands, si, à défaut de prévoyance, l'une ou l'autre puissance, par l'insuffisance de son organisation militaire, donnait ouverture à une guerre générale.

Les guerres de 1792 à 1810 ont donné de grands enseignements à l'Europe : non seulement aux nations mais encore aux dynasties ; car on a vu tour à tour les nationalités et les dynasties disparaître à la suite de ces immenses campagnes.

On est encore persuadé aujourd'hui, comme on l'était alors, qu'une guerre générale en Europe peut amener de semblables catastrophes.

Et pourquoi, messieurs, en est-on persuadé ? C'est parce que, en présence d'armements aussi considérables, les guerres seraient plus terribles que jamais dans leurs suites.

Si donc des puissances obérées dans leurs finances n'hésitent pas à consacrer leurs ressources au maintien de leurs armes, la Belgique peut-elle s'isoler dans sa politique ? Nous ne le pensons pas ; d'autant moins que la Belgique a été de tout temps le théâtre de la guerre.

Il est vrai qu'elle est proclamée Etat neutre et que cette neutralité est garantie par les traités, mais à une condition, c'est qu'elle demeure réellement neutre, c'est-à-dire qu'elle ne permette à aucune puissance d'occuper son territoire et ses forteresses.

Mais, nous dit-on, la Belgique serait nécessairement secourue en cas d'invasion, et il lui suffit de conserver ses forteresses. Mais, messieurs, on l'a dit à satiété, ce rôle ne serait pas honorable : il faut, si la Belgique devait être aujourd'hui secourue par l'une ou l'autre puissance voisine, qu'elle puisse mettre une armée respectable à côté de l'armée de sa protectrice.

Il est impossible que la Belgique laisse l'étranger seul combattre sur son territoire et qu'elle reste spectatrice des combats sans y prendre part.

La force d'une armée, dit-on encore, doit être combinée avec les ressources du pays. Cela est vrai, et il serait dérisoire de vouloir entretenir une armée qu'on ne pourrait pas solder. Mais heureusement telle n'est pas notre situation.

L'exposé que nous a fait M. le ministre des finances de l'état de nos revenus et de nos dépenses est de nature à nous rassurer à cet égard.

Il est vrai que des charges sont encore à prévoir ; par exemple, celle qui peut résulter de la garantie d'un minimum d'intérêt accordée à des compagnies concessionnaires de chemins de fer ; mais, d'autre part, nous ne voyons pas figurer dans nos ressources ce que le chemin de fer peut nous rapporter encore au-delà des recettes actuelles ; et nous pensons que cet excédant probable suffira pour compenser ce que la garantie d'un minimum d'intérêt pourrait nous occasionner de charges nouvelles ; de manière que nous pouvons considérer notre situation fiiancière comme satisfaisante.

Une autre objection consiste à dire que la loi que nous discutons aujourd'hui sera perpétuelle ; que, par conséqueut, c'est une charge permanente que nous créons pour le pays.

Il est à désirer, messieurs, que la loi d'organisation de l'armée soit longtemps respectée ; mas ce qui est certain aussi, c'est que si, par suite de la continuité de la paix, les puissances venaient à s'entendre- pour un (page 1308) désarmement général, la Belgique ne maintiendrait pas son état d'armement ; elle n'y aurait point intérêt.

Nous avons vu qu'avec la loi d'organisation de 1845, des économies ont pu être réalisées ; eh bien, si une sécurité pareille à celle de cette époque se présentait encore, des économies analogues pourraient être opérées. Et ici, messieurs, nous n'adressons pas de critiques aux prédécesseurs de M. le ministre de la guerre actuel ; car ce sont les économies que l'on fait dans les temps de tranquillité parfaite qui permettent à une nation de faire des dépenses plus grandes quand les circonstances viennent à l'exiger.

Reste donc la question de la durée du service militaire. Les miliciens seront exercés pendant 2 ans et demi ; c'est là évidemment une augmentation de charge ; mais, d'autre part, il est essentiel de remarquer que cette charge est tout autant dans l'intérêt du milicien que dans celui du pays ; car plus le milicien sera exercé au maniement des armes, moins, en cas de guerre, il courra de danger pour sa vie. Au surplus, la charge de la milice est évidemment adoucie en Belgique depuis que celle-ci est devenue une nation indépendante.

Le milicien sert chez lui ; il sert pour le compte de sa propre patrie ; il est traité avec bienveillance et douceur ; il a des chances d'avancement plus qu'à aucune autre époque ; il n'est plus exposé aujourd'hui à aller au combat pour le compte de puissances étrangères. Ce sont là des considérations très importantes : le milicien sert aujourd'hui pour ainsi dire en famille.

Terminons, messieurs, par cette considération.

Si le service de la milice est aggravé par la durée des exercices, eh bien, d'autre part la force constitutive de l'armée sera une garantie d'autant plus grande du maintien de la paix, du maintien de la neutralité de la Belgique, et dès lors on sera moins exposé que si la Belgique avait une organisation militaire faible et insuffisante.

Je pense donc, messieurs, qu'à quelque point de vue que l'on sa place, soit au point de vue stratégique, soit au point de vue politique, soit au point de vue financier et au point de vue de l'intérêt des miliciens, nous sommes amenés à adopter les propositions que le gouvernement nous a soumises.

Je n'en dirai pas davantage. Car véritablement, après autant de discours qui ont été prononcés en faveur de l'organisation de l'armée, il est difficile d'éviter les répétitions, et je pense, d'ailleurs, que vos convictions sont parfaitement formées sur la question.

- La séance est levée à 4 heures.