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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 28 avril 1857

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1856-1857)

(Présidence de M. Delehaye. )

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1387) M. Tack procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.

M. Calmeyn donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Tack présente l'analyse des pétitions suivantes.

« Des habitants de Denderleeuw demandent que les élections aux Chambres et au conseil provincial aient lieu dans la commune. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Cloquet, garçon boulanger à Enghien, demande si la loi ne contient aucune disposition applicable à celui qui, voulant contracter mariage, ne peut produire l'acte de consentement d'un de ses parents, attendu son état mental. »

M. Lelièvre. - La pétition dont il s'agit a un caractère d'urgence incontestable. La législation actuelle permet d'établir l'impossibilité où se trouve le père de donner son consentement au mariage de sou fils. Il ne s'agit que de faire constater l'état de démence par acte de notoriété. Comme il est question d'un obstacle apporté à un droit légitime, je demande que la pétition soit renvoyée à la commission avec invitation de faire un prompt rapport.

- Adopté.


« « Le sieur Winkels, ancien ouvrier employé à l'administration des chemins de fer de l'Etat, se trouvant dans l'impossibilité de travailler par suite de l'accident qui lui est survenu dans son service, demande un secours. »

M. Coppieters. - Je prie la Chambre de bien vouloir inviter la commission des pétitions à faire un prompt rapport sur cette requête. Il s'agit d'un malheureux ouvrier qui est digne de notre intérêt.

- La proposition de M. Coppieters est adoptée.

Projet de loi relatif aux établissements de bienfaisance

Discussion générale

M. le président. - La discussion générale continue.

La parole est à M. Vervoort, inscrit contre le projet.

M. Vervoort. - Messieurs, je ne suivrai pas le brillant orateur, que nous avons entendu hier, dans les sphères élevées où son argumentation a plané avec un éloquent abandon. Ce rôle serait au-dessus de mes forces. Je ne chercherai dans son discours que la pensée dominante. J'en examinerai la portée et je m'efforcerai de rencontrer ensuite quelques propositions sur lesquelles l'honorable orateur fonde son système, et celles à l'aide desquelles l'honorable ministre de la justice a défendu son projet de loi.

L'honorable comte de Liedekerke a cru, messieurs, qu'en rappelant les services rendus à l'humanité par le christianisme, par les nobles apôtres de la charité, par ces sublimes femmes qui vouent une existence d'abnégation et de sacrifices au soulagement des pauvres ; l'honorable membre a pensé qu'en invoquant ces titres des doctrines et des enfants de l'Eglise à la reconnaissance du monde, il marchait à la conquête de l'opinion publique au profit de sa thèse.

Je regrette de devoir troubler ses espérances et ses calculs. Sachez-le bien, lorsque vous invoquerez les doctrines du christianisme et toutes ces vertus pour développer le sentiment religieux ; lorsque pour vaincre l'indifférence religieuse, vous parlerez au nom du sublime martyr qui a dit : Mon royaume n'est pas de ce monde ; lorsque d'une main vous montrerez la croix plantée sur le Calvaire et de l'autre le ciel, le peuple s'inclinera et se sentira entraîné par un attrait invincible.

Mais quand vous invoquerez ces titres sacrés et que vous vous mettrez au pied de la croix pour disputer des choses terrestres, alors le peuple se rappellera ceux qui pendant tant de siècles se sont placés entre le divin maître et lui ; ceux qui ont oublié les franchises et les droits qui dérivent du principe de l'égalité ; il se souviendra des tortures exercées, des bûchers élevés au nom d'un Dieu de miséricorde et de paix, il se rappellera ces biens, ces richesses accumulées pendant un si long laps d'années à la faveur d'une religion qui recommande l'humilité et le désintéressement ; alors, sans oublier son culte religieux, il tournera ses regards vers les grands génies, les apôtres des grands principes civils qui ont, dans un temps peu éloigné de nous, édifié sur des bases solides ses droits précieux ; il portera sa pensée vers les institutions qui font son bonheur, sa force et sa gloire, et il en viendra à bénir, oui, à bénir ce que vous avez appelé si improprement la tyrannie civile se nourrissant de liberté !

Ne cherchez pas à renverser l'influence religieuse, a dit l'honorable orateur. Eh ! qui cherche donc à attaquer l'influence religieuse ? Quel est celui qui ne soit heureux de la voir, quand elle se renferme dans le culte de Dieu ? Ce qui doit être renversé et ce qu'il faut prévenir, ce sont les abus et les privilèges vivant d'influences religieuses !

« Quel est donc votre système ? nous dit l'honorable comte de Liedekerke. Le mien se renferme en ces mots laissez libre la charité. »

Eh bien, notre système a nous, le voici ; que la charité soit libre, mais sans privilèges, sans autres droits que ceux accordés par la loi.

L'honorable comte de Liedekerke, entrant dans le débat, a prétendu que la faculté de nommer des administrateurs spéciaux est établie par la loi communale ; c'est une vérité, a t-il ajouté, acquise à notre cause.

Avant lui, l'honorable ministre de la justice est venu présenter son projet de loi comme un bienfait pour ses adversaires. La législation actuelle sert mal leurs vues, selon lui ; « c'est un point qu'il signale à l'attention toute spéciale de la Chambre ; le système de l'honorable M. de Haussy, c'est-à-dire la proscription des administrateurs spéciaux, n'existe plus qu'en théorie. C'est un système renversé par sa base, un système qui n'a plus d'assiette légale. » S'il en est ainsi, je demanderai à l'honorable ministre de la justice, pourquoi il n'a pas appliqué dans les actes de son administration le système qu'il préconise.

Je lui demanderai comment il se fait que ces actes renferment une appréciation toute différente, postérieurement au jugement de certains collèges auquel il a fait allusion ?

Je sais que la jurisprudence des collèges électoraux n'est pas uniforme sur ce point, mais, enfin, lors de son avènement, quelques-uns s'étaient prononcés, à ce qu'il a prétendu, contre la circulaire de M. de Haussy.

L'opinion émise dans la Chambre sur l'article 84 de la loi communale et sur l'arrêté de la cour de cassation, m'amène à examiner l'état de notre législation, sur la question résolue par la cour suprême. Je demande pardon à la Chambre, si, faisant une diversion à l'éloquente dissertation qu'elle a entendue hier, je suis obligé d'appeler son attention sur des principes de droit et sur des textes de loi et de la traîner à travers une courte, il est vrai, mais sévère discussion.

L'honorable comte de Liedekerke ne s'effraye point de la mainmorte. La mainmorte a fait tant de bien ! Elle a eu de si brillants résultats ! Voyez l'éclat des anciens monastères ! Jetez un regard sur l'Angleterre, ce pays de la mainmorte. Voyez comme elle est florissante, comme son industrie brille à côté de celle de sa rivale, malgré les 300,000 indigents valides qui rongent son sein ! La mainmorte, c'est un fantôme (page 1388) que l'on emploie encore pour effrayer les populations, mais dont il ne faut plus avoir souci.

Son temps est passé ! Mais dans le siècle dernier, Warnkœnig nous l'apprend, la mainmorte possédait la moitié des biens-fonds du pays. En 1753 Marie-Thérèse disait, en parlant de la mainmorte : « Par là les biens sont soustraits au commerce, au grand dommage du bien public. » Et par les articles 12 et 13 de l'ordonnance du 15 septembre 1753 elle prescrivait aux gens de mainmorte « de remettre les biens en mains vivantes. »

Les Etats du Brabant, dans leur représentation du 22 juin 1787, estiment à 300 millions de florins la valeur des biens du clergé !

Il est certain, il est incontestable que les abus de la mainmorte et ses désastreux effets ont été un des plus sérieux griefs imputés à l'ancien régime. Dans la violence des premiers mouvements de la révolution de 1789, tous les biens des mainmortes sans distinction furent confisqués et la vente en fut ordonnée. Les administrations des institutions charitables furent supprimées et la bienfaisance fut érigée en une dette nationale.

Mais une réaction salutaire s'opéra en faveur des institutions charitables.

Deux lois, du 16 vendémiaire et du 7 frimaire an V, et un arrêté de pluviôse an XII, organisèrent définitivement les hospices civils et les bureaux de bienfaisance sous la surveillance immédiate des administrations municipales.

La pcrsonnilication civile est accordée à ces établissements charitables. Ils sont exclusivement chargés d'accepter, sous l'autorisation du gouvernement, les fondations, legs ou dons au profit des pauvres et de les administrer et appliquer à leurs besoins.

La charité se trouve ainsi sécularisée, et ses institutions sont confiées à des administrations publiques, donnant accès à tous les pauvres, et placées sous la surveillance exclusive de l'autorité civile.

Des réclamations furent adressées au gouvernement, et deux arrêtés du 28 fructidor an X et du 10 fructidor an XI, rétablissent au profit des fondateurs de lits dans les hospices de Paris, ou de leurs héritiers, le droit de désigner les pauvres qui devaient occuper ces lits ; mais ces arrêtés ne confièrent point aux fondateurs ni à leurs héritiers l'administration des biens destinés à réaliser l'œuvre charitable.

Un décret du 31 juillet 1806 accorde aussi aux fondateurs d'hospices et à leurs héritiers le droit de concourir avec les commissions instituées à la direction des établissements dotés, et d'assister aux séances des administrations, à la charge de respecter les lois et les règlements relatifs à la direction des pauvres et des hospices.

Ces deux arrêtés et ce décret n'ayant pas été attaqués du chef d'inconstitutionnalité, ont acquis force de loi.

Ce sage régime a-t-il été modifié par une loi quelconque depuis 1806 ?

Je n'hésite pas à répondre négativement et j'ajoute, qu'à moins de vouloir revenir à un état de choses suranné et dangereux, le législateur doit le maintenir.

Sous le gouvernement des Pays-Bas aucune loi n'a modifié la législation de l'an V.

Je sais que souvent on a invoqué l'article 68 du règlement des villes.

Cet article décrète que les membres des hospices et des bureaux de bienfaisance seront nommés par le conseil de régence, et il ajoute : « Pour autant qu'il n'ait pas été décidé autrement par les actes de fondation. »

Faire des réserves à l'égard de ce qui a été décidé par des actes de fondation, ce n'est point invoquer la disposition testamentaire qui établit la fondation, mais bien l'acte qui se compose de la libéralité approuvée par le gouvernement et acceptée par l'administration compétente.

La réserve ne s'applique qu'aux fondations légalement constituées, aux actis de fondations consacrés par le fait en vertu des lois existantes.

Et il ne pourrait en être autrement.

Aux termes des articles 5, 132, 152 de la loi fondamentale de 1815, tout ce qui touche à l'exercice des droits civils ne pouvait être déterminé que par la loi, tandis que les administratîons provinciales et locales pouvaient être organisées par un règlement.

Je veux, messieurs, rester dans la légalité et je tiens peu compte de quelques dérogations plus ou moins importantes concédées sous l'empire ou sous le gouvernement des Pays-Bas, parce que ces concessions constituent des privilèges en faveur d'établissements déterminés et non une règle commune a tous, dont tous puissent se prévaloir et exiger l'application.

Ces exceptions peuvent servir merveilleusement les intérêts de ceux qui les obtiennent, mais elles conduisent à confirmer la règle et jamais à la détruire.

Voici ce que je lis à cet égard dans un arrêt de la cour de Bruxelles du 14 août 1846 :

« Attendu que les pouvoirs extraordinaires que l'empereur exerçait de son propre mouvement, et que le sénat ratifia par un complaisant silence, n'ont pas survécu à sa chute, et qu'en Belgique, aussi bien qu'en France, ils ont fait place au règne des principes ;

« Attendu que c'est un principe universellement reçu que les droits civils dérivent de la nature même de l'homme et de la société, mais que la loi, et la loi seule, détermine par qui, comment, à quelles conditions et dans quelles limites ils sont exercés ; »

Il résulte encore à toute évidence du rapport du commissaire du gouvernement chargé de présenter la loi fondamentale à l'acceptation des notables, il résulte de ce rapport que le roi Guillaume ne pouvait pas changer la législation relative aux fondations charitables sans le concours du pouvoir législatif.

Voici comment s'exprimait M. le comte de Thiennes :

« La plupart des corporations, tant civiles que religieuses, la plupart des institutions politiques et même les hommes, leurs biens, leurs mœurs, leurs habitudes, leurs libertés, ont été détruits et anéantis par la révolution.

« Il appartient à la sagesse du gouvernement, au Roi, de concert avec les états généraux, d'apprécier ce qui devra être conservé pour le bien-être de la patrie et ce qu'il importe, dans ces circonstances, de modifier, de rétablir et d'améliorer. »

Or, aucun acte décrété de concert avec les états généraux, avec le pouvoir législatif, n'est venu modifier la législation de l'an V par application de laquelle l'article 68 du règlement des villes ordonnait la nomination des membres des hospices par les conseils de régence.

La législation belge a-t-elle modifié cet état de choses ?

L'article 84 de la loi communale de 1836 confère aussi aux conseils communaux la nomination des administrateurs des hospices et des bureaux de bienfaisance et il se termine ainsi ;

« II n'est pas dérogé par les dispositions qui précèdent, aux actes de fondation qui établissent des administrateurs spéciaux. »

Ce texte prouve qu'on a voulu mettre les actes de fondations existants à l'abri d'une interprétation outrée et qu'il n'a été question que des actes alors en vigueur.

On ne déroge qu'à ce qui existe ; et un acte de fondation n'existe que lorsqu'une fondation a été acceptée avec l'agrément du gouvernement.

Il résulte de la discussion qui a eu lieu lors de la présentation de la loi communale, que la chambre n'a rien voulu innover à la législation sur les fondations charitables et que personne n'a entendu introduire dans l'article 84 le droit de désigner des administrateurs spéciaux.

M. Henri de Brouckcrc avait fait remarquer que le paragraphe final de cet article était un hors d'oeuvre.

M. Julien avait proposé la suppression du paragraphe.

Il retira sa proposition sur la foi de la déclaration qu'il n'avait pour objet d'apporter aucun changement aux lois existantes.

Voici ce que disait M. Dubus :

« Il n'y a donc pas de danger de voir donner à la disposition un effet rétroactif ; ce n'est pas une législation nouvelle qu'on propose, mais le maintint de la législation actuellement en vigueur.

« Il est bien entendu qu'il s'agit d'actes approuvés par l'autorité compétente. Jusque là il n'existe pas de fondation. La fondation n'a d'existence que quand l'approbation que la loi exigea été donnée. »

Et voici la déclaration de l'honorable M. Julien. Elle met le comble à la démonstration.

« Puisque je crois que la loi ne peut avoir d'effet rétroactif et qu'elle ne s'appliqua qu'aux donations actuellement gérées par des administrateurs spéciaux et faites sous l'empire des lois qui le permettaient, je retire ma proposition. »

M. Julien retire donc sa proposition, parce que le paragraphe ne s'applique qu'aux fondations constituées.

D'autres orateurs et le ministre d'alors furent de cet avis ; la Chambre n'a voulu introduire dans l'article 84 aucune nouveauté quelconque. C'est incontestable. L'honorable M. de Theux était alors ministre de l'intérieur, il se rappellera assurément cette circonstance.

Il y a eu des opinions divergentes, je le sais, sur la portée des lois existantes ; mais qu'importe ! Toujours est-il que je puis constater, sans crainte d'être démenti, que personne n'a voulu que l'article 84 portât dans ses flancs une disposition qui réglât à l'avenir les droits des donateurs et des testateurs en matière de fondations.

Que décide maintenant l'arrêt de la cour de cassation ?

La cour de cassation décide qu'il importe peu que la disposition de l'article 68 du règlement des villes publié sous le roi Guillaume, fût ou non constitutionnelle parce que l'article 84 a posé en principe que la disposition générale de la loi ne déroge pas à la disposition spéciale du fondateur et consacre ainsi le droit de ce dernier de régler lui-même la manière d'administrer sa fondation.

La cour ajoute, la loi dispose toujours pour l'avenir et il est dit au contraire dans la loi qu'elle ne déroge pas aux actes de fondation, ce qui ne se rapporte qu'aux actes antérieurs. Et de la discussion il résulte qu'elle ne doit s'appliquer qu'au passé !

La cour de cassation décide que cet article renferme un retour à l'ancien régime de liberté qui existait sous Louis XV et sous Marie-Thérèse en ce qui concerne la faculté de fonder des établissements charitables et d'en désigner les administrateurs.

Malgré mon respect pour la cour de cassation et pour tous ses membres, je suis obligé de dire en mon âme et conscience, que je crois cette interprétation de la loi communale complètement erronée.

L'erreur me paraît évidente, et si je m'exprime avec quelque ardeur sur ce point, ce n'est pas que je méconnaisse le mérite et la profonde science du noble corps dont je ne puis en cette circonstance partager ses opinions, ni que je me laisse aveuglément entraîner par les sympathies que m'inspire la cour d'appel en présence de laquelle j'ai l'habitude de me trouver ; c'est parce que ma conviction est profonde.

(page 1389) C'est parce qu'ici la cour d'appel a rendu hommage aux vrais principes.

Comment ! sous deux gouvernements constitutionnels, la législation de l'an V aurait été modifiée radicalement par des réserves incidentes, par une clause de non-préjudice.

Les conquêtes du régime nouveau de la sécularisation de la charité auraient succombé dans une escarmouche qui avait pour objet d'éviter toute dérogation aux fondations existantes !

Une législation nouvelle aurait été décrétée en quelques mots ! Mais où sont les limites ? Où est le contrôle ? Y a-t-il assimilation à l'administration officielle ?

Depuis plusieurs années nous cherchons à organiser la charité.

Nous avons sous la main trois projets de loi et trois rapports. Vingt brochures et ouvrages ont paru sur la matière.

La presse s'est livrée à un sérieux examen.

Depuis huit jours nous discutons sur les graves questions soulevées par le projet de loi, et l'on prétendrait que sans une discussion approfondie, accessoirement, incidemment, les difficultés, aujourd'hui accumulées dans une profonde discussion, avaient été précédemment tranchées par le post-scriptum de l'article d'un règlement de 1823 et d'un article de la loi communale de 1836.

Non ! ce serait une surprise, et ce n'est pas ainsi que dans un pays civilisé, que dans un pays constitutionnel, tombent et s'élèvent les lois !

L'honorable ministre de la justice a émis lui-même l'opinion consacrée par la cour d'appel de Bruxelles. Je lis dans des actes émanés de son administration, dans un arrêté du 17 mai 1855 :

« Attendu que, dans l'état actuel de la législation, les distributions annuelles en nature ou en argent aux pauvres, doivent se faire par l'intermédiaire des bureaux de bienfaisance, seuls représentants légaux des pauvres, sauf l'obligation de se conformer scrupuleusement à la volonté des bienfaiteurs, en ce qui concerne l'époque et le lieu des distributions, ainsi qu'à la catégorie des pauvres exclusivement appelés à y prendre part. »

Et dans un arrêté du 22 août 1856 :

« Considérant qu'aux termes de l'article 6 de la loi du 16 messidor an VIII, les commissions administratives des hospices civils sont exclusivement chargées de la gestion des biens, de l’administration, de l'admission et du renvoi des indigents ;

« Qu'en conséquence, dans l'état actuel de la législation, il n'y a pas lieu de considérer comme obligatoires celles de ces dispositions testamentaires qui concernent le droit réservé à des tiers de réglementer l'hospice projeté, ni celui de désigner les indigents auxquels il est destiné, sauf toutefois l'obligation morale qui incombe toujours aux administrateurs légaux de se conformer, autant que possible, aux intentions exprimées par les fondateurs. »

L'arrêté du 27 mai 1855, porte en outre la réserve de faire « toutes autres concessions que permettrait la loi en projet sur les fondations. »

Et cependant M. le ministre de la justice a dit dans son discours : « Votre système est renversé par sa base, il n'a plus d'assiette légale ! «

L'honorable ministre oublie l'opinion de son savant prédécesseur ; celle de la section centrale développée dans le lumineux rapport de M. Tesch ; il perd de vue la décision claire et précise de la cour de Bruxelles, l'opinion des officiers du parquet de la cour d'appel et de la cour de cassation, ses propres décisions ; il oublie enfin que la question est soumise à la cour de Gand et qu'éventuellement nous pouvons être appelés à nous prononcer entre les cours d'appel et la cour de cassation.

Je n'en dirai pas davantage sur ce point et je rentre dans le fond du débat, dans l’examen du projet.

Il est inexact de dire que nous voulons inaugurer un véritable monopole communal pour les œuvres charitables, en restreignant la liberté de fonder et en enlevant l'avenir aux manifestations de la bienfaisance. Il est inexact de dire que nous voulons la tyrannie civile et le renversement de l'influence religieuse. Nous n'avons rien à inaugurer ; depuis soixante ans le système de la sécularisation de la charité fonctionne. Nous ne voulons enlever à la charité, ni l'avenir, ni la liberté.

L'opinion publique, éclairée par nos discussions, ne se laissera pas égarer ; elle n'admettra pas que les honorables membres qui nous combattent soient seuls à bien comprendre et à bien pratiquer la plus belle des doctrines du christ. La charité peut se produire dans notre pays, grâce à Dieu, en toute liberté. N'avez-vous pas la liberté la plus entière dans la distribution des aumônes ? n'avez-vous pas la liberté de favoriser les entreprises, les institutions privées ? N'avez-vous pas la liberté d'apporter vos saintes offrandes, qu'elles viennent de dons ou de testaments, de les apporter aux administrations officielles ? N'avez-vous pas la faculté de fonder aussi sans exiger des privilèges, en admettant l'intervention de la législature ?

Vous avez donc toute liberté, et mes honorables adversaires savent mieux que moi que la loi a été loin de comprendre dans une proscription générale tous les établissements religieux. Ils savent mieux que moi qu'il y a des établissements religieux voués à la charité, desservis par les saintes femmes si noblement dépeintes par l'honorable comte de Liedekerke, et dont la création a été sanctionnée par le législateur.

La liberté est donc entière, la charité ne trouve pas même de sérieuses entraves dans les exigences de notre législation.

Ce n'est donc pas un respect plus ou moins grand pour les génèreux mouvements du cœur, ce n'est pas le dévouement plus ou moins bien entendu en faveur des pauvres qui mettent la division entre nous.

Ce que nous voulons, c'est la rupture avec un passé dangereux, c'est le maintien de l'autorité civile dans toute sa plénitude.

Vous, au contraire, vous consentez à affaiblir le pouvoir civil et à rendre à l'avenir un régime plein de périls ; et voilà ce qui nous divise.

Ce n'est pas la question de savoir si la philanthropie est préférable à la charité, qui nous sépare, ce sont nos tendances politiques.

Notre politique nous fait reculer devant un système dont les abus, les inconvénients ont été signalés de tout temps.

Vous nous reprochez de vouloir renfermer l'administration de la charité entre les mains de l'autorité civile.

Mais en principe, abstraction faite de la loi actuelle, à qui doit revenir l'administration des fondations consacrées à la bienfaisance ?

La charité n'a-t-elle pas une mission sociale ? Ne répond-elle pas à un besoin public ? Ne faut-il pas un service public qui exerce cette mission ? Ne faut-il pas affecter à ce service les biens qui ont une destination charitable ? L'affectation ne doit-elle pas avoir des effets permanents ?

Ne faut-il pas l'entourer de toutes les garanties constitutionnelles, de toutes les précautions qui assurent la marche régulière des services publics ?

N'est-ce pas l'autorité constituée qui doit remplir la mission ?

Ne faut-il pas conclure que la tutelle légale du pauvre, et l'administration de ses biens doit appartenir à l'autorité civile ?

N'avons nous pas à cet égard le témoignage éloquent et les révélations consignées dans le livre de l'histoire ?

Il faut respecter la volonté du testateur, du donateur ; oui, mais il doit s'imposer aussi le respect des institutions publiques.

On se fonde sur le principe de liberté.

Mais la liberté, on ne peut, on n'ose l'invoquer entière, absolue.

Ne faut-il pas l'autorisation de l'administration supérieure, l'acceptation par les établissements publics de bienfaisance ?

Et, d'après la loi, les clauses qui s'éloignent des lois civiles et politiques ne sont-elles pas considérées comme non écrites ? Pourquoi donc se récrier si fort quand il est question d'apporter des limites à l'administration des biens auxquels on veut donner une destination charitable ? Remarquez-le bien, messieurs, l'autorité civile s'étend sans caprice, en dehors des préoccupations de caste, et d'intérêt privé, à la généralité des infortunés.

C'est par elle seulement qu'on arrive à la centralisation, si utile, si nécessaire même, qui amène l'économie dans les frais, la connaissance plus parfaite des besoins, une distribution plus facile, plus impartiale, plus équitable, et qui sert à prévenir les abus signalés par l'honorable M. de Perceval.

La centralisation est donc un bien. Qu'on ne s'en effraye pas, messieurs, son application n'est pas de date récente.

Au XIVème siècle, sous le pape Clément V, un concile célèbre décide que les administrations des hôpitaux seront confiées à des laïques soigneux, capables et de bonne renommée.

Au XVIème siècle, dans les Flandres, à Yprcs, le magistrat, forma un projet de centralisation de la bienfaisance qui reçut une grande extension par l'ordonnance de Charles-Quint du mois d'octobre 1531.

A Liège, au commencement du XVIIIème siècle, on établit un hôpital général.

En 1776 le magistrat de Bruxelles, dans un rapport fait en exécution d'un décret du prince Charles de Lorraine du 10 octobre 1774, se livre à de longues investigations, signale de nombreux abus et conclut à la centralisation.

Voici un extrait de ce qu'il révèle :

« Peu ou pour mieux dire aucune fondation est aujourd'hui exécutée selon l'acte ou la volonté de son fondateur : elles sont toutes pour la plus grande partie gouvernées selon les caprices de leurs administrateurs qui n'en ont pris les soins, comme il paroît, que pour profiter d'une certaine rétribution et pouvoir favoriser leurs créatures, comme il se voit certaines personnes qui en profitent, nonobstant qu'elles n'ont aucune des qualités requises pour pouvoir jouir de ces bienfaits.

« Pour être convaincu de cette vérité il n'y a qu'à voir la liste de celles qui jouissent de la fondation de Valerius Zoom et la confronter avec l'acte de dernière volonté de son fondateur : l'hôpital de Sainte-Gertrude a été changé dans une habitation pour de vieilles femmes ; celui de Saint-Pierre dans un couvent. »

Et plus loin :

« Il n'y a dans ces habitations ni ordre ni union ; les infirmes et les malades y sont très mal soignés, ce qui provient de la négligence des receveurs et de ce que les tuteurs ou proviseurs de ces maisons n'y vont presque jamais, sinon une ou deux fois dans l'an ; non pour s'instruire de ce qu'il s'y passe, mais pour intervenir aux comptes, pour quelles peines ils sont payés, ou pour conférer une place quand elle vient à vaquer. »

Il arrive à la conclusion suivante :

« Ceci fait, tous les biens et revenus délaissés pour le soulagement à des pauvres, à l'exception de trois maisons cy devant mentionnées qu'on devroit laisser subsister, devroient être gouvernés, par pure charité et sans la moindre récompense, par une administration composée de dix personnes, dont le service seroit triennal et sans que personne pourroit s'en excuser ; on devroit établir un receveur (page 1390) général de tous ces receveurs, qui en rendroit compte à l'administration. Le choix de ces dix administrateurs compéteroit au magistrat. »

Le magistrat d'Anvers indique un plan semblable, et Marie-Thérèse, par son ordonnance du 5 octobre 1779, prescrit l'unité, la centralisation de l'exercice de la bienfaisance et l'intervenfion de l'autorité civile dans sa direction.

Le vénérable évêque d'Anvers, M. Wollens, dans un mandement du 6 août 1779, empreint d'un sentiment charitable plein d'âme et d'onction, vante la centralisation et dit :

« Telle est l'intention des magistrats à l'égard des mendiants publics : et leur entreprise serait déjà assez importante, quand elle ne devrait avoir que ce seul résultat ; mais leur zèle va plus loin encore : ils désirent que pas un seul habitant nécessiteux n'échappe à leurs soins paternels. A cette fin, ils ont divisé la ville en plusieurs petits quartiers, et ils inviteront, pour les administrer, quelques personnes honorables, qui prendront soin non seulement des mendiants, niais de tous les indigents, sans exception aucune, conformément aux mesures déjà publiées à ce sujet. De cette manière, la distribution des aumônes sera dorénavant mieux organisée et telle qu'on peut la désirer ; car, bien que messieurs les grands aumôniers de cette ville dirigent l'administration des pauvres avec le zèle le plus sincère, il est néanmoins certain qu'il est impossible de connaître la véritable situation de tous les indigents, dont le nombre est si considérable. Il s'ensuit qu'ils sont souvent induits en erreur et qu'ils doivent souvent distribuer leurs aumônes avec plus de commisération que de connaissance de cause. »

Vous le voyez, messieurs, le principe n'est pas nouveau et lesystème de l'an V répond à un besoin reconnu de tout temps.

Il faut protéger l'expansion de la charité, je le sais, mais il faut surtout la bien organiser de manière à prévenir ou à diminuer la misère et non à la développer.

Augmenter le nombre des fondations, ce n'est pas nécessairement diminuer le paupérisme.

La bonne et vraie charité, la sérieuse sollicitude pour le pauvre exigent qu'on mette les ressources de la bienfaisance en harmonie avec les besoins de l'indigence. Sinon elle peut être insuffisante ou nuisible.

Or, l'autorité civile peut seule établir sagement ces rapports.

N'est-ce pas elle aussi qui combat la mendicité et s'efforce de la déraciner quand d'autres y voient une vertu ?

N'est-ce pas elle qui peut surtout prévenir la misère en protégeant et en favorisant le travail, ce grand levier de la richesse, de la prospérité et de la tranquillité des Etats ?

L'administration civile, messieurs, est la vraie tutrice des pauvres. Oh ! je ne prétends point qu'elle n'ait pas fait d'erreurs, qu'elle ne commette point de fautes, il n'est personne sous le ciel qui soit exempt d'erreurs, mais je dis que là sont la force et l'intelligence nécessaires pour faire le bien dans la meilleure mesure.

Dans la première partie de son projet, l’honorable ministre de la justice admet le principe de l'unité et de la centralisation ; et dans la deuxième partie il divise l'administration à l'infini et il établit la personnification civile.

Cependant l'honorable ministre s'écrie à la fin de son discours : « Pas de mainmorte, pas de personnification civile, pas d'abus possibles ! » Je vois dans l'article 70 de son projet l’énumération des fondations que l'on pourra désormais établir avec des éléments nouveaux : Des hospices, des hôpitaux, des fermes, des fermes-hospices, des dispensaires, des ateliers de charité, des écoles de réforme, des écoles gratuites, etc.

Je vois dans l'article premier que les fondateurs peuvent réserver pour eux-mêmes ou pour des tiers et les titulaires de fonctions, soit civiles soit ecclésiastiques, l'administration exclusive de ces fondations.

Je lis dans le même article qu'ils ont la faculté de subordonner le régime intérieur de l'établissement à des règles spéciales, sans déroger toutefois au projet de loi. Je ferai voir bientôt l'importance de cette disposition.

L'article 90 rend les administrateurs spéciaux dépositaires des titres originaux de la fondation « des propriétés, des constitutions de rentes, d’obligations et d'actions. »

La loi consacre donc l'administration directe et exclusive par les fondateurs, leurs héritiers et les titulaires de fonctions civiles ou ecclésiastiques, et permet d'appliquer cette administration à des hospices, à des fermes-hospices, des maisons de refuge, des écoles, etc.

Pareille institution constitue une personne civile déguisée.

Qui a le domaine nu ? Les hospices, les bureaux de bienfaisance. Voilà le titulaire, assimilé au bureau d'enregistrement. Mais qui a les droits utiles ? Qui a le domaine utile et direct ? C'est la fondation. C'est à elle qu'appartiennent la possession, l'administration, la disposition, l’emploi des fruits...

C'est la fondation, enfin, qui a la jouissance exclusive, directe, complète. Voilà, si je les comprends bien, la mainmorte et la personnification civile. En effet les biens meubles et immeubles ne sont-ils pas amortis ? N'échappent-ils pas au payement des droits de succession ? Ne restent-ils pas dans l'institution qui se renouvelle sans cesse, comme le vaisseau des Argonautes ?

Quant aux personnes, c'est bien plus fort encore. Des titulaires de fonctions publiques seront successivement chargées d'administrer. Et par le seul motif qu'ils sont titulaires d'une fonction ecclésiastique ou civile, et qu'ils ont été désignés par le donateur ou le testateur, ils deviendront les administrateurs de ces biens amortis.

Ainsi la personnification civile et la mainmorte ; rien n'y manque, à moins qu'on ne me prouve qu'il existe un intérêt direct non éventuel pour les hospices, à jouir du droit d'enregistrement et à servir de prête-nom et que par suite un avantage quelconque échappe à la fondation. A moins qu'on ne me prouve cela, je croirai avoir démontré que tous les caractères de la mainmorte et de la personnification civile, appartiennent aux fondations que tend à consacrer le projet de loi.

J'oubliais d'ajouter que, dans les actes, dans les instances judiciaires, les administrateurs spéciaux doivent agir au nom de la fondation et du bureau de bienfaisance, c'est l'usufruitier qui paraît, accompagné du nu-propriétaire.

Remarquons encore qu'il n'est pas défendu par la loi de donner un salaire aux administrateurs. Rien n'empêche de désigner comme tels tous les curés d'une ville et de donner à chacun une certaine rémunération annuelle, et de cette manière les bénéfices honorifiques et les bénéfices pécuniaires se trouvent rétablis.

Pour établir un couvent, il suffira de donner à la fondation qui aurait ce but caché le prétexte d'une école, d'un hôpital, d'un refuge.

Je sais comment mes honorables collègues comprennent la loi, mais ils n'auront pas à. en surveiller l'exécution.

S'il s'agissait de la confier aux mains de ceux qui vont voter la loi, je n'aurait pas ces inquiétudes ; mais vous déléguez des administrateurs, des inconnus.

Etes-vous assurés (pouvez vous en répondre ?) que les abus signalés dans le passé ne se reproduiront pas dans l'avenir ?

Et puis, au mépris du droit constitutionnel, ces couvents, ces fondations ayant tous les caractères, tous les avantages de la personnification civile, pourront être créés par arrêté royal !

L'honorable M. Rogier nous a parlé de la longue lutte qui a eu lieu en France ; le clergé y a vaillamment combattu pour obtenir la personnification civile des congrégations des sœurs hospitalières par ordonnance royale.

La législation française, malgré l'esprit religieux dont elle était animée, malgré les efforts de l'évèque d'Hermopolis, n'a pas accordé cette concession, et pourquoi ? Par respect et dans l'intérêt du grand principe que le gouvernement méconnaît aujourd'hui.

L'honorable M. de Liedekerke en l'attaquant s'est placé au pied de la croix ; mais là n'est pas le terrain de la discussion. Pour défendre nos principes je pose la main sur le livre de la loi !

On demande à obtenir aussi le rétablissement des couvents de femmes par arrêté royal ; mais oublie-t-on la lutte qui a eu lieu entre les ministères précédents et la justice régulière du pays ? Ignore-t-on que la cour de cassation et la cour d'appel ont mis leur veto à certains arrêtés royaux, qui avaient accordé la pleine personnification civile à de prétendue sœurs hospitalières ? Le projet de loi met un terme à cette controverse ; mais au profit du gouvernement qui s'attribue un pouvoir exorbitant et le transmet en quelque sorte aux fondateurs.

Et cependant si notre droit civil admet que l'on peut disposer de ses biens pour en opérer la transmission dans la limite des règles de la réserve légale, il ne permet pas d'en régler l'administration future.

On ne peut enlever les biens a la circulation, ni enchaîner l'avenir.

On ne peut imposer des règles d'administration à son héritier et paralyser sa liberté.

On ne peut donner des biens à un enfant mineur à la condition qu'ils seront confiés à un tiers, à un fonctionnaire civil ou ecclésiastique, pour les arracher aux dangers de l'administration d'un père dissipateur.

Les tribunaux ont annulé des clauses de cette nature, et cependant la gestion cesse à la majorité !

Les tribunaux ont annulé aussi la prohibition d'aliéner les biens légués ou la défense de les partager pendant un certain nombre d'années.

Les fonctions de l'exécuteur testamentaire ne durent qu'un an et il ne peut les transmettre à ses héritiers.

Or, l'article 78 du projet de loi permet au fondateur de régler l'usage de son bien à tout jamais.

Ainsi, ce que ne peut faire un père dans l'intérêt de son fils, ce que ne pourra point l'inventeur pour assurer la mise en œuvre de son brevet, ce qui sera interdit au fondateur d'une industrie donnant la prospérité à une commune et apportant des avantages à tout le pays, ce qui ne sera point permis au gentilhomme pour maintenir la prospérité de sa race et rehausser l'éclat de son blason, le fondateur le pourra quand il s'agit d'une institution charitable ! Il lui sera permis d'attacher à tout jamais l'administration de tout ou partie de son bien aux titulaires futurs d'une fonction publique et de régler cette administration dans tous ses détails !

Il pourra de son autorité privée créer un privilège entre des mains inconnues !

Et quand je parle de mains inconnues, ce n'est pas par une défiance aveugle à l'égard des membres du clergé ou des titulaires des fonctions civiles. Un exemple fera saisir ma pensée. Je suppose qu'un testateur établisse un hospice pour les enfants de négociants ruinés ou une école pour de jeunes matelots, ou bien encore, un refuge pour les anciens marins, et qu'il tienne à mettre des négociants à la tête de cet établissement.

(page 1391) S'il nomme le titulaire de fonctions civiles occupées par des négociants, est-il bien certain que dans l'avenir la fondation ne sera pas exposée à souffrir de la faillite qui pourra atteindre un ou plusieurs administrateurs ?

Aujourd'hui les tribunaux de commerce sont présidés par des négociants ; si le fondateur a désigné, pour l'administration de son hospice, de marins, le président d'un tribunal de commerce, et que, par une loi, on vienne à confier la présidence des tribunaux de commerce à des membres de la magistrature civile, comment éviterez-vous le mécompte et l'inexécution de la volonté du fondateur ?

Vous voyez que ce n'est pas sur une vaine défiance non justifiée que je me fonde, mais sur des craintes qui peuvent recevoir leur réalisation.

Dans notre pays le système de l'élection est établi à tous les degrés. Tous les fonctionnaires, depuis le conseiller communal jusqu'au ministre, sont soumis à l'élection, et l'on consent à laisser préposer à une administration de biens destinés à soulager l'indigence, les titulaires de fonctions publiques.

Ces fonctions, a dit l'honorable comte de Liedekerke, n'échappent pas à la loi de l'élection. Je me bornerai à demander à l'honorable membre si les évêques et les curés sont désignés ou élus dans le but de diriger des fondations ?

L'élection dont je m'occupe est celle qui est faite en vue de l'administration spéciale qu'elle a pour objet.

Le ministre de la justice propose de prescrire la réélection de tous les administrateurs des hospices et des bureaux de bienfaisance, endéans les six mois de la publication de la loi, et cette mesure est inscrite à la suite d'un article qui permet la désignation d'administrateurs iuconnus et inamovibles !

Dans le résumé du discours prononcé à l'appui du projet de loi, le ministre nous dit encore :

« Vous aurez pour les fondations nouvelles :

« La tutelle administrative à tous les degrés.

« L'inspection efficace et permanente.

« La répression judiciaire des négligences et des abus. »

Quelle est la valeur de ces garanties ?

Vous accordez l'intervention des tribunaux ?

Mais dans quels cas ? Les tribunaux n'interviendront pas pour régler les comptes, mais pour contraindre les fondateurs à en fournir sous peine de dommages-intérêts. Que signifie cette pénalité en cas d'insolvabilité ? Et ensuite, si l'administrateur spécial fournit un compte de l'espèce signalée par l'honorable M. Thiéfry, si, par exemple, après une longue procédure, il présente un compte portant à l'actif une somme répétée au passif, ou deux sommes dont le solde existant en faveur de la fondation est déclaré avoir été couvert par le travail des soeurs, il y aura en définitive la production d'un compte, quelque insignifiant qu'il soit, et le tribunal sera désarmé.

Un article de la loi permet la destitution des administrateurs spéciaux en cas de détournement ; mais on se décidera difficilement à poursuivre de ce chef ; et puis pourquoi cette distinction entre les administrateurs officiels et les administrateurs spéciaux ?

Pourquoi les uns doivent-ils répondre même de leur négligence et de leur incapacité, pourquoi les autres ne sont-ils exposés à une destitution qu'en cas de détournement ?

Une autre distinction que j'ai à vous signaler, messieurs, a un caractère beaucoup plus grave.

Permettez-moi de vous rappeler le texte de l'article 91 de la loi communale.

« Le collège des bourgmestre et échevins a la surveillance des hospices, bureaux de bienfaisance et monts-de-piété.

« A cet effet, il visite lesdits établissements, chaque fois qu'il le juge convenable, veille à ce qu'ils ne s'écartent pas de la volonté des donateurs et testateurs, et fait rapport au conseil des améliorations à y introduire et des abus qu'il y a découverts.

« Le bourgmestre assiste, lorsqu'il le juge convenable, aux réunions des administrations des hospices et des bureaux de bienfaisance, et prend part à leurs délibérations. Dans ce cas, il préside l'assemblée, et il y a voix délibérative. »

Je demande pourquoi le contrôle sévère que cette disposition accorde aux collèges échevinaux à l'égard des administrateurs des hospices n'existe pas pour les administrateurs spéciaux ?

La commune n'a sur eux ni contrôle, ni surveillance ; si le bourgmestre s'introduit dans l'administration d'une fondation de ce genre, ce ne peut être qu'à la suite de l'inspecteur, et en prenant un rôle secondaire et humiliant.

Or, il y a un bourgmestre dans chaque commune et il n'y a qu'un seul inspecteur pour tout le royaume.

Pourquoi donc cette présomption en faveur d'inconnus et cette défiance à l'égard de fonctionnaires élus par leurs concitoyens ? Pourquoi cette défiance d'une part et cette confiance aveugle de l'autre ? Est-ce l'expérience du passé qui la justifie ?

Voilà donc une administration qui relève de l'autorité publique et qui n'est pas soumise à la règle générale !

Le résultat dù hasard est affranchi des règles sévères prescrites pour le produit de l'élection !

M. le ministre a donné à cette distinction un triste motif. Il a dit qu'il fallait mettre les administrateurs spéciaux à l'abri des vexations des administrations communales.

On ne craint pas, vous le voyez, de mettre en suspicion toutes les administrations communales ou de donner un témoignage d'aveugle et complaisante confiance aux administrateurs spéciaux.

Et voilà ce que vous appelez la tutelle administrative dans toute sa vigueur et l'inspection officielle permanente ?

Voilà ce que nous appelons, nous, le privilège dans ce qu'il a de plus odieux et de plus blessant ; le privilège violant la règle de légalité devant la loi et la règle de l'égalité devant la présomption de zèle et de probité, qui protège tous les fonctionnaires !

L'opinion publique condamnera ce système.

Le principe de l'égalité sociale est trop bien compris de la nation pour qu'il n'en soit pas ainsi.

Elle ne se laisse pas prendre aux fantômes et aux mannequins, a-t-il été dit. C'est très vrai. Son bon sens a repoussé en 1848 les séductions de dangereux principes, elle ne se laissera pas en 1857 émouvoir par des chimères. La nation comprendra quels sont ceux qui combattent pour sa cause.

Et puisse t-elle ne point prononcer son arrêt au milieu de commotions violentes ! On s'aveugle sur ce danger et l'on se trompe sur la portée des réactions politiques et parlementaires.

Je lis dans le rapport de mon honorable ami M. Malou :

« La loi n'a pas un caractère purement administratif ; elle conférera des droits privés. Les fondations reconnues, bien qu'elles ne soient pas des personnes civiles par elles-mêmes, constitueront pour les fondateurs et leurs ayants cause un droit acquis, positif et placé sous la garantie de la foi publique. On ne doit pas craindre que plus tard une autre loi puisse enlever l'administration, la collation ou la distribution, pour les attribuer aux bureaux de bienfaisance, dans les cas non prévus dès à présent.

« Les fondations charitables seront autorisées dans les limites tracées par la loi.

« Elles seront soumises a un contrôle efficace.

« Elles constitueront des droits acquis. »

C'est une erreur.

Si la loi qu'on nous soumet présente un caractère purement administratif, et confère des droits qui sont du ressort des tribunaux, il n'en est pas moins vrai que le principe de la non-rétroactivité ne peut être appliqué aux lois morales, politiques et d'ordre public. Or, il s'agit ici d’une question de capacité, d'une question qui intéresse l'administration publique.

Un enfant né sous une loi, d'après laquelle on atteint sa majorité à vingt et un ans, n'est majeur qu'à vingt-cinq ans, si, avant qu'il ait atteint sa vingt et unième année, une loi fixe la majorité à vingt-cinq ans.

On a jugé, à diverses reprises, que l'article 390 du Code civil, qui confère la tutelle à la mère survivante était applicable, lors même que le mineur était pourvu d'un tuteur antérieurement au Code civil par suite de dispositions testamentaires, et quoique la mère eût consenti à l’entrée en exercice du tuteur.

Ces décisions s'appliqueraient aux administrateurs spéciaux désignés dans un acte de fondation, si le législateur venait à reconnaître leur incapacité après les avoir admis par une loi antérieure.

Et entrant dans un ordre d'idées plus élevé et appartenant à la politique, je dirai à l'honorable rapporteur que l'intérêt social doit servir de guide dans la confection des lois d'ordre public ; je dirai qu'il n'y a jamais de droit acquis contre ce qui intéresse l'Etat et contre la souveraineté de la nation !

Une autre objection qui nous a été faite n'a rien de sérieux, mais elle est de nature cependant à égarer quelques esprits : c'est qu'en restreignant ce qu'on appelé improprement la charité nous en tarirons les sources. Mais la statistique prouve que bien loin qu'il y ait eu diminution, il y a eu, de 1846 à 1856, augmentation.

Les libéralités autorisées en 1846 n'atteignaient pas 760,000 francs et en 1854 elles s'élevaient à 1,622,000 francs !

La statistique prouve que le nombre des indigents était plus grand, proportion gardée, sous le régime ancien qu'à l'époque actuelle.

Ainsi décroissance, à ce point de vue, du paupérisme, augmentation des dons et legs charitables, voila les fruits d'un système que notre conscience nous commande de maintenir.

On prétend que nous voulons tarir les sources de la charité. Mais si la charité vraie, si l'amour du prochain, ce sentiment touchant, cette noble vertu qui forme la base du christianisme, si un franc et profond attachement à nos institutions civiles sont les seuls guides du clergé, la charité ne sera pas arrêtée ni ralentie dans sa marche.

Si la charité est encouragée avec désintéressement, la confiance dans l'administration publique n'abandonnera pas les généreux penchants des amis du pauvre.

Si l'on n'a pas recours aux suggessions égoïstes, le patrimoine des malheureux n'aura pas à souffrir.

Ce qu'il faut désirer et rechercher, ce n'est pas la liberté de l'administralion des couvres charitables, comme l'entend le projet ; mais la (page 1392) libre manifestation des instincts généreux en l'abandonnant aux seules inspirations de l'amour du prochain, de la pensée du Dieu qui récompense et du respect des lois qui protègent les œuvres de la bienfaisance et assurent leur accomplissement.

Voilà les premiers articles de la charte d'une fédération de la charité civile et religieuse à laquelle on nous a conviés.

Messieurs, je voterai contre le projet parce que j'y découvre la violation de plusieurs principes de notre législation et une atteinte à l'autorité civile ; je voterai contre la loi parce que j'y vois des privilèges offensants et impopulaires et un danger pour mon pays !

(page 1397) M. Malou, rapporteur. - Messieurs, j'apporterai dans ce débat la plus grande franchise, la plus complète, peut être la plus rude sincérité.

Sur la question qui s'agite devant le pays depuis tant d’années, nous n'avons pas la prétention de nous convaincre les uns les autres.

Nous discutons, nous discuterons longtemps, parce que les uns et les autres nous sommes ici devant notre juge, le pays.

On nous dit qu'il s'agit de faire une loi de transaction, une loi de conciliation, une loi de modération. Messieurs, le problème n'est pas celui-là. Il s'agit, de faire une bonne loi, une loi bonne pour ceux à qui elle est destinée. Nous faisons souvent des lois politiques, par exemple, des lois électorales. Nous nous occuperons un jour du vote à la commune, sur lequel l'honorable M. Rogier engageait un peu prématurément le débat.

Nous traiterons alors, comme nous sommes souvent appelés à le faire, des droits ou des intérêts des électeurs.

Mais ici nous traitons les intérêts de la grande famille des pauvres, de ceux qui ne sont pas électeurs. Nous traitons en un mot les intérêts des déshérités de notre état social.

Demandons-nous donc (car c'est, pour moi, avant tout, une question de conscience), demanandons-nous comment les pauvres, s'ils siégeaient ici à notre place, feraient cette loi que nous discutons ? (Interruption).

Je le répète encore, puisqu'on m'interrompt, comment les pauvres feraient-ils cette loi s'ils siégeaient ici ? Car c'est bien le cas de dire que nous sommes les représentants de cette grande partie du peuple belge qui n'a pas de droits politiques.

Ecartons donc, si nous en avons, écartons nos préjugés, nos passions. Voyons pour qui nous disposons ; comment nous pouvons disposer. Ecartons-les encore pour un autre motif ; à cause de la grandeur du problème.

Nous sommes, en effet, en présence du problème de la misère et du paupérisme que nous retrouvons à toutes les époques. De l'éternel, du désespérant problème qui a été posé, qui sera posé jusqu'à la fin des siècles, parce qu'aucune législation, aucun système ne peut atteindre ce but idéal que l'honorable M. de Perceval nous indiquait l'autre jour, d'éteindre la misère, parce que, comme on l'a souvent répété, nous aurons toujours des pauvres parmi nous.

Mais, restreint comme je viens de le dire, il a encore sa grandeur, j'allais dire son immensité. Nous n'espérons pas éteindre la misère ; mais nous voulons, dans la mesure de nos devoirs et de nos forces, dans la mesure des intérêts de cette grande partie de la famille belge, prévenir, atténuer, soulager les souffrances qu'il ne nous est malheureusement pas donné de faire disparaître.

L'objet pratique de la loi, le but sérieux, n'est donc pas de faire disparaître le paupérisme et la misère, ce n'est pas de guérir par une loi toutes les plaies de l'humanité, ce n'est pas pour l'empêcher qu'elles ne renaissent chaque jour à mesure que nous faisons un effort pour les détruire, le but réel c'est de prévenir, c'est d'atténuer, c'est de soulager.

Et comment, messieurs, prévenir ?

D'abord par l'école, et par l'école religieuse. L'école est le premier, le plus grand, le plus noble objet de la charité chrétienne. Elle doit guérir cette triste maladie de l'humanité qui en engendre tant d'autres, l’ignorance de soi-même, l'ignorance de ses devoirs envers les autres, de ses devoirs envers Dieu.

L'école, quoi qu'on en ait dit jusqu'à présent, l'école est donc la première œuvre de charité.

Nous voulons encore combattre le paupérisme par le travail. L'atelier dirigé par l'idée religieuse, le travail associé au sentiment du devoir, c'est encore, c'est toujours l'œuvre religieuse de la charité.

Nous voulons soulager, nous voulons combattre, nous voulons prévenir par les institutions permanentes de bienfaisance, par les hospices, par les hôpitaux, par toutes les grandes choses que la charité chrétienne a faites dans le monde.

Messieurs, en dehors du système de la charité légale que personne ne défend, ou du moins ne propose, il y a deux formes de l'assistance : la forme païenne et la forme chrétienne.

La forme païenne de l'assistance consistait dans les secours occasionnels, des secours arrachés souvent par la peur, accordés par l'intérêt, des secours variables, inconstants, purement matériels, sans souci des besoins moraux des classes malheureuses.

J'ai bien vu, dans quelques écrits de date même récente, d'assez timides sympathies pour le système des secours occasionnels, des citations complaisammcnt faites de ceux qui prônent ce système. J'ai bien entendu encore dans cette discussion de grands, de nombreux griefs attachés à l'immobilisation, par exemple, du régime des fondations. Mais personne, que je sache, n'a proposé et personne ne proposera ce que j'appelle le système païen, le système des secours occasionnels.

Nous n'avons donc qu'une seule forme ; la forme introduite dans le monde, pour le grand bien de l'humanité, par le christianisme, le régime des fondations.

Ce régime se présente de deux manières : Fondations uniquement, exclusivement laïques ; association de la charité publique officielle avec la charité chrétienne, avec l'élément religieux.

Définissons d'abord les deux systèmes.

Voici, messieurs, la formule la plus nette du système des fondations exclusivement laïques. « La société doit prendre elle-même comme un service public la direction de la charité. Elle doit fonder un service de bienfaisance publique en prenant pour base la charité individuelle ; les églises et les associations doivent être les auxiliaires du système fondé par l'Etat. Elles doivent lui prêter le concours spirituel et moral dont il a besoin pour l'exécution de son système : il peut les contraindre, sinon par des moyens répressifs, au moins par des moyens préventifs, tels que le refus de la personnalité civile. »

Cette formule que je viens de vous lire, messieurs je ne l'ai point inventée, je l'ai extraite du Répertoire d'administration publié par M. Tielemans, à l’article Hospices, hôpitaux.

La circulaire publiée en 1849 et qui a enfin averti le public que l'on avait changé tout depuis 1847, contient exactement les mêmes principes, c'est-à-dire qu'il n'y a de permis aux bienfaiteurs des pauvres que des donations faites aux établissements publics. Tout le reste est mal, tout, le reste est défendu.

J'ai ici sous les yeux la circulaire un peu longue et que pour ce motif je ne lirai pas, parce que j'ai beaucoup d'autres choses à lire, qui sont, à mon avis, plus intéressantes.

Messieurs, nous avons beaucoup discuté déjà sur l'origine de la question. D'après l'honorable M. Anspach, par exemple, ce sont les prétentions excessives du clergé qui l'ont fait naître ; et partant de là on déplore ces prétentions et la nécessité où nous sommes de discuter peudant fort longtemps une loi sur la bienfaisance.

D'abord il faut rendre à chacun ce qui lui revient, c'est le premier principe de justice et la première règle de charité, commençons donc par le pratiquer.

Jusqu'en 1847, je le demande à chacun de vous, et il en est qui sont mêlés aux luttes politiques, au mouvement des affaires, depuis 1830 jusqu'en 1847, quelqu'un d'entre vous avait-il entendu parler de ce qu'on appelle la question de la charité depuis 1847 ? Personne. Pour s'en convaincre il suffit de lire deux choses : le programme du Congrès libéral et le programme du ministère libéral ; dans ces deux pièces il n'y a pas un mot de la question de la charité, et cependant c'était le programme du libéralisme.

Messieurs, j'aurais voulu que le libéralisme, à cette époque, eût appliqué à son programme le principe constitutionnel qui défend de mettre dans un traité des articles secrets. Or, il paraît que la question de la charité était un article secret, un article additionnel, inconnu, au programme qui avait été délibéré en 1846 et publié ensuite, dans d'autres termes, en 1847.

De la vient la surprise extrême que tout le monde, en Belgique a éprouvée lorsqu'on a vu naître ce système. Je dis, messieurs, que la surprise était extrême et à bon droit. Si, en effet, je prends le tableau des fondations avec administrateurs spéciaux, qui nous a été distribué, j’y trouve des hommes (mots à retrouver) sont, vis-à-vis du système de 1847, de très grands coupables, tellement coupables que je ne sais si jamais, même en votant contre cette loi, ils pourront obtenir la rémission de tant de péchés. (Interruption.)

Je vais citer, rassurez-vous Je n'indiquerai pas un fait dont je n'aie la preuve écrite ou imprimée.

Ainsi je prends le ministère de l'honorable M. Lebeau. D'après l'almanach royal, M. Lebeau est entré au ministère de la justice le 20 octobre 1832 et il en est sorti le 4 août 1834.

Tous les arrêtés rendus en matière de bienfaisance entre ces deux dates doivent avoir été contresignés par l'honorable membre.

L'honorable M. Lebeau a donc à nous expliquer, s'il le veut bien, tous les actes qui se trouvent mentionnés depuis le 20 octobre 1832, jusqu'au 4 août 1834.

Cela commence à la page 66 de l'annexe, n° 88 (projet de loi), pour finir à la page 77. Vous voyez qu'il y en a beaucoup. Pour moi, messieurs, je ne lirai pas cette pièce tout entière puisque vous l'avez sous les yeux, mais je vais citer deux ou trois actes.

Ainsi, premier fait, je trouve au mois de mars 1833, cette annotation :

Loncke, Jacques, etc. Libéralité. Maisons, parcelle de terre ; rentes.

Institués. 1° Ecole gratuite pour les enfants pauvres à Lendelede.

2° Bureau de bienfaisance.

L'école est établie depuis 1811 elle est tenue actuellement (1833) par Catherine, etc., en un mot, pour ne pas lire tous ces noms, elle est tenue par des religieuses.

L'arrêté royal autorise, en disant : « Remplir le vœu du donateur. »

Il porte, en outre, ceci :

« Par suite de l'autorisation accordée à l'article précèdent, ladite école devra être considérée comme une dépendance du bureau donataire et, comme telle, apte à recevoir par son intermédiaire les dons et legs qui seraient affectés à l'entretien de l'école. »

Que résulte-t-il de là ? Que M. le ministre de la justice doit faire un sacrifice d'amour-propre et reconnaître que l'arrêté contresigné par l'honorable M. Lebeau l'a inspiré, en partie, lorsqu'il rédigeait le projet (page 1398) de loi, En effet, cet arrêté autorisait une institution dirigée par des religieuses, en l'affiliant au bureau de bienfaisance, qui devenait propriétaire. Or, tel est précisément, quant aux fondations charitables, le système du projet de loi.

Deuxième exemple. Nous verrons tout à l'heure, en discutant quelques cas d'application du système de 1847 pour que le pays le comprenne, nous verrons que, d'après ce système, on interdit, entre autres, aux fabriques d'églises, quelque formels que soient les termes du décret de 1809, de distribuer des aumônes quelconques. Eh bien, voici un arrêté (page 70 de l'annexe.) Testatrice. Baronne de Cazier à Tournai. Libéralité 15,000 fr. Institués : Les curés et recteurs des églises de Tournai et de Rumillies. Clauses de l'acte. La somme doit être distribuée aux pauvres par les curés et recteurs des églises de Tournai et de Rumillies dans les six ans du décès du mari de la testatrice. Arrêté royal. En faire l'usage déterminé par la testatrice.

Voyez un peu, messieurs, quelle violation anticipée du système de 1847.

La somme doit être distribuée aux pauvres par les curés.

Troisième exemple, je prends au hasard pour ainsi dire :

« La fondation Maquer, page 72, fondation qui jouissait d'un revenu de 600 fr. et d'un capital de 12,000 fr.

Objet de la libéralité, fondation d'une école gratuite pour les filles pauvres de Virton, dont la direction sera donnée de préférence à des religieuses que choisiront les collatcurs qu'elle désigne.

Vous voyez, messieurs, que nous marchons à rencontre du système de 1847, de violation en violation.

Disposition contenue dans l'arrêté d'autorisation :

« Le curé et le bourgmestre de Virton sont nommés administrateurs collateurs. »

Voilà les curés institués administrateurs collatcurs exactement comme ils peuvent le devenir, d'après le projet de mon honorable ami, M. Nothomb.

Voici encore un autre fait ; ce sera le dernier que je citerai comme appartenant à cette époque :

« Les comtes Cornet de Ways donnent une somme de 14,900 fr. au bureau de bienfaisance de Tournai. Le produit de la somme sera remis tous les ans à l’évêque de Tournai, et, sede vacante, aux vicaires généraux du diocèse, pour être par eux distribué aux pauvres des paroisses de ladite ville. »

Que porte l'arrêté royal ? « Remplir les intentions des donateurs. »

Je me borne à ces citations. Voilà, je pense, un compte dont les éléments seront désormais faciles à régler.

Autre ministère libéral. Celui-ci a duré moins. L'honorable M. Leclercq est entré au ministère le 18 avril 1840, et il en est sorti le 13 avril 1841.

Eh bien, prenons une période qui correspond aux pages 112 et suivantes. Voici un fait :

« De Droux, chapelain à Sainte-Marie, donne 5 hectares de terre à Walhain, à la fabrique de l'église de Sainte-Marie, pour la construction (manquent quelques mots) tion des instituteurs et des institutrices, l'administration de l'école et l'emploi des rétributions scolaires appartiendront au chapelain, ou à défaut au conseil de fabrique sous l'approtation de l'ordinaire du diocèse. » (Encore une fois un évêque qui intervient pour approuver ce qui fera le chapelain à l'égard d'une écolc. Il y a ici une complication effrayante...

Je dois citer un fait, mon dernier, pour démontrer quel a été le système antérieur a 1847 dans ses applications pratiques. Dans un arrêté du 1er septembre 1840, par lequel on donne une somme de 41,000 et quelques centaines de francs à une association de sœurs hospitalières de Waerschoot, on dit : « Services religieux, entretenir les pauvres infirmes qui seront admis dans l'hôpital de la communauté, donner l'instruction aux enfants des deux sexes de la commune et distribuer des pains et des vêtements aux enfants indigents qui fréquentent l'école dominicale. »

Voilà ce qui s'était fait, non pas seulement depuis 1830, car en 1830 et depuis on a pu croire que le principe constitutionnel de la liberté d'association devait avoir profondément modifié certains articles des lois antérieures ; mais voilà ce qui s'était fait, depuis 1804, sous le gouvernement de l'empire et sous le gouvernement protestant des Pays-Bas, sans qu'il y eût eu de la part de l'opinion libérale la moindre réclamation, la moindre protestation. Il y a plus : je viens de démontrer que les ministères, amenés aux afl'ahes par l'opinion libérale, ont été nos complices.

Maintenant voyons le système nouveau, indirect, secret, l'article additionnel du programme de 1847.

Messieurs, vous pouvez vous rendre compte, et je regrette que tous les pauvres en Belgique ne puissent, en lisant l'annexe au rapport de la section centrale, se rendre compte des applications de ce système ; mais, ainsi je le disais tout à l'heure, comme nous parlons à l'opinion, il faut que parmi ces faits inombrables j'en choisisse quelques-uns qui caractérisent le système.

Il consiste, à dire qu'il n'y a rien de légal, rien de possible, ni administration, ni distribution, ni collation, en dehors des établissements qui sont préposés par la loi au service public (entendez-vous ce mot) de la charité officielle. Premier principe.

Ce principe est largement développé dans la grande circulaire de 1849, plus l'argument défini pendant cette malheureuse lutte dont le pays a ete témoin.

Deuxième principe. Il y a une spécification tellement nette des attributions des personnes civiles que c'est violer toutes les lois que de permettre, par exemple, qu'une fabrique d'église, lorsqu'un legs pour un anniversaire lui est donné, distribue à la suite de cet anniversaire quelques pains aux pauvres, quoique, dans l'esprit du donateur, cet acte religieux et la prière du pauvre sur la tombe du bienfaiteur fussent une pensée une et indivisible.

Troisième principe. Après avoir mal interprété la loi, s'autoriser de l'article 900 du Code civil pour annuler tout ce qui déplaît et prendre le bienfait pour le service public exclusif, tel qu'on l'a défini, et sans la condition.

Telles sont les trois bases principales du système, et nous allons les voir fonctionner.

Pour bien le caractériser, je choisis cinq affaires spéciales. La première est celle que nous avons discutée quelques semaines avant la révolution de 1848, celle qui a fait éclater la grande surprise qu'a causée le système de 1847, l'aifairc du curé Lauwers du Finisterrae. Là ce n'est plus le curé administrateur, c'est le curé distributeur spécial qui est proscrit.

La deuxième affaire concerne les droits des Sœurs hospitalières ; c'est l'interprétation du décret de 1809, de manière qu'il n'en reste plus rien.

La troisième affaire concerne Mme la duchesse de Montmorency. C'est la négation du droit de fonder même un établissement complet.

La quatrième, le legs fait par M. Meltenius à la fabrique protestante de Bruxelles. C'est la négation du droit, pour les fabriques ou consistoires, de distribuer des aumônes.

Enfin, la cinquième affaire est celle de la fondation De Rare. C'est la question des administrateurs spéciaux, le droit d'admission et de collation réunies, en vertu de l'article 84 de la loi communale.

Reprenons aussi succinctement que possible l'examen de ces affaires.

Dans la discussion relative au legs du curé du Finisterrae, Lauwers, s'agissait-il de constituer une mainmorte, de rétablir des couvents, de créer des abus monstrueux ? Nullement, il s'agissait d'exécuter la volonté d'un mourant, de manière que le bienfait parvînt au gratifié par la main que le bienfaiteur avait choisie ; il s'agissait de faire distribuer le legs par les curés.

Or, les curés n'ont jamais refusé de rendre compte en pareil cas ; il ne fallait pas recourir à l'article 900 du Code civil, prendre le legs et le donner aux hospices ; il suffisait de dire que vous subordonniez l'autorisation à la condition de rendre compte, nous vous aurions approuvé bien loin de vous critiquer ; vous nous avez si rarement fourni l'occasion, que nous l'aurions saisie avec empressement. Mais la charité est un service public exclusif : un curé ne peut distribuer aux pauvres. Passons aux hospitalières.

Il y avait à Ruddervoorde une congrégation qui avait obtenu la personnalisation civile, on lui a dit :

« Le décret de 1809 a permis votre institution, mais vous êtes des institutrices pour desservir les hospices de la localité, vous êtes des servantes des hospices très respectables sans doute, dont on fera au besoin un pompeux éloge, mais vous n'avez pas d'autre droit que de desservir les hospices.

« Dès qu'un legs est fait pour fonder un hospice, il faut instituer une commission laïque spéciale, et si cette commission le veut bien vous desservirez l'hospice. »

Voilà encore une interprétation contraire à la pensée de l'auteur du décret de 1809, contraire à celle du gouvernement des Pays-Bas, contraire à ce que vous aviez fait vous-même quand vous étiez au pouvoir avant 1847.

Dans cette circonstance, le curé de Ruddervoorde (le fait est de notoriété publique et les sœurs ont offert de l'attester sous la foi du serment), quand il léguait aux sœurs des biens pour la fondation d'un hospice, il leur restituait leurs biens qu'il avait reçu par fidéicommis, il leur restituait les dots qu'elles avaient apportées en mariage, quand elles s'engageaient comme épouses de Jésus-Christ.

Qu’avez-vous fait ? Vous avez dit : Cela appartient à la commission des hospices civils et de mon autorité de testateur, j'institue l'administration des hospices civils de Ruddervoorde comme légataire. De guerre lasse, les sœurs acceptèrent un bail de vingt-neuf ans et l'écolage des enfants pauvres de la commune, qui avant cela vagabondaient abandonnés, et on leur dit : Pour l'écolage de ces malheureux, nous vous remettrons le fermage. Que fit le gouvernement ?

Il dit : L'instruction primaire est un service public qui n'appartient qu'a la commune ; vous avez une éole, une école d'enfants pauvres, vous ne pouvez l'avoir qu'à titre d'école adoptée, et le bâtiment que vous occupez, au lieu de l'avoir à bail, vous ne l'aurez qu'à titre précaire, vous en jouirez aussi longtemps que votre école sera adoptée, mais vous pourrez être expulsées du jour au lendemain. Voilà comment on a honoré en pratique ces saintes femmes, voilà comment on a, comme on dit à côté de moi, respecté le droit de propriété. Je reviendrai sur le Code civil et je répète avec intention : voilà comme on a respecté le droit de propriété.

Le projet de donation de Mme la duchesse de Montmorency (ma compatriote, car elle était d'une famille yproise) avait pour objet de créer (page 1393) un hospice pour les vieillards incurables de Vlamertinghe ; il se trouve analysé aux pages 22 et 23 de l'annexe. Ainsi que je le disais tout à l'heure, il ne s'agissait pas d'une petite fondation, de disperser des valeurs et de donner lieu à de doubles emplois, mais de créer un établissement complet.

Cette donation,qui avait une valeur de 30 mille francs d'après l'intention de la donatrice, devait être portée bien au-delà, car elle voulait que son œuvre fût complète : je pense que le dossier du ministre de la justice, suppléant au besoin à ce que nous savions tous à Ypres, aiderait peut-être à établir le fait ; il s'agissait donc d'un hospice pour les vieillards incurables de Vlamertinghe à fonder dans cette commune, à charge par le bureau de bienfaisance d'approprier à ses frais les bâtiments à leur destination nouvelle, de faire célébrer chaque année une messe solennelle et de se conformer aux statuts et règlement rédigés par la donatrice pour l'administration et le service de l'hospice.

Ce n'est pas à moi à apprécier quelles sont les monstruosités que renfermait cet acte ; je vous prie de consulter les motifs consignés dans la grande circulaire de 1849, page 291 du Recueil officiel, et qui se termine ainsi :

« Le gouvernement ne pouvait évidemment pas consacrer toutes ces clauses illicites ; les principes d'ordre public exposés ci-dessus lui faisaient un devoir d'en exiger la suppression. »

Voilà l'ordre public comme vous l'avez fait. Il est défendu de créer, dans les communes où il n'y a pas d'hospice, un établissement complet parce qu on ne voulait pas entrer dans le cadre absolu d'une commission exclusivement laïque. On a trouvé ces clauses illicites, et la donation a été retirée comme plusieurs autres l'ont été. On m'a assuré qu'en renonçant à cette donation la duchesse a écrit à peu près en ce sens : Je renonce à mon projet, je vois qu'il est plus difficile de se dessaisir de son bien en Belgique en faveur des pauvres que de le défendre en France contre les socialistes.

Avant-dernier fait, il s'agit d'une fondation de M. Théodore Mettenius négociant à Bruxelles, qu'un grand nombre d'entre vous ont connu et qui pratiquait la religion protestante : il lègue 1,000 francs à l'église protestante du Musée à Bruxelles pour être appliqués au refuge de vieillards, fondé par cette église.

Voilà donc une église protestante qui avait fondé un refuge de vieillards. L'arrêté royal porte :

« Considérant que, aux termes des lois organiques, les consistoires n ont pas qualité pour administrer des fondations charitables. »

Je cite ce fait à l'honneur des honorables membres que je combats ce n'est pas seulement à l'égard du clergé catholique qu'ils ont appliqué leur système.

Ils ont été extrêmement impartiaux ; ils l'ont appliqué à tout le monde. Ils n'ont pas voulu que les fabriques protestantes aient pour leurs coreligionnaires un droit quelconque en dehors des établissements de bienfaisance officielle.

Ici le texte même me suggère une réflexion : nous nous disons tous catholiques ; nous disons qu'il n'y a en Belgique que 12,000 dissidents.

M. Lebeau. - Il n'y a pas de dissidents. Le mot n'est pas constitutionnel.

M. Malou, rapporteur. - Je les appelle dissidents, parce que je suis catholique. Voulez-vous un autre mot ? Dites-le !

M. Lebeau. - Dites : non catholiques.

M.Malou, rapporteur. - Je le veux bien ; mais quand on est catholique il n'y a aucune offense à appeler dissidents les non-catholiques. Je suis surpris que l'honorable M. Lebeau m'interrompe pour si peu de chose. Ce n'était pas la peine.

Quand vous appliquez cette règle aux protestants, quand vous chargez de la gestion d'une fondation faite en faveur d'un consistoire prostestant une commission d'hospices composée exclusivement de catholiques, est-il bien vrai que vous respectiez la liberté de conscience, dont vous parlez à tout propos et même quelquefois un peu hors de propos ?

La dernière affaire dont je désire vous entretenir est extrêmement connue.

Le chanoine de Rare avait institué un hospice pour les femmes incurables de Louvain. Il voulait qu'il fût dirigé par les curés des paroisses de Louvain.

Il ajoutait : « Si, par une cause quelconque, ma volonté ne peut recevoir d'effet, je veux que mon bien retourne au sieur Gilsoul, mon exécuteur testamentaire. » Que fit le gouvernement ? Dit-il : « Je ne puis admettre les curés de Louvain à se mêler d'hospices de femmes. Par conséquent, la volonté du testateur va être suivie. » En aucune façon, il dit : Ce que vous avez donné aux curés de Louvain, je le donne aux hospices de Louvain. Vous avez eu beau dire qu'en cas d'inexécution de votre volonté, la fondation retournerait à votre exécuteur testamentaire, moi je donne la fondation aux hospices ; j'exécute ainsi votre volonté ; car votre volonté était d'assurer un asile aux femmes aveugles. Peu importe le reste. Par conséquent, je suis d'accord avec vous. J'annule du même coup la disposition relative au mode d'administration de la fondation et la clause de retour aux héritiers que vous y avez ajoutée.

Voilà le résumé de l'arrêté royal qui a été rendu sous le contreseing de l'honorable M. Tesch dans l'affaire du chanoine de Rare.

Voyons cependant le dernier considérant, car je désire être juste avant tout : « Considérant que si, en principe, les fonctions publiques ne peuvent être déléguées, rien ne s'oppose cependant à ce que les administrateurs des hospices consultent des tiers sur la collation des places ou des lits vacants, et que, sous ce rapport, les administrateurs dont il s'agit dans l'espèce pourront d'autant plus convenablement consulter, le cas échéant, les curés désignés, qu'ils devront s'attacher a exécuter scrupuleusement les intentions du testateur. (Fort bien ; mai» voyons les réserves) chaque fois que la chose peut se faire sans inconvénient. (Premier tempérament, ainsi l'on est dispensé de suivre la volonté du fondateur si la chose paraît aux hospices présenter quelque inconvénient). Et puis on ajoute, « sans que, néanmoins, il puisse leur être imposé, à cet égard, aucune obligation absolue. » Deuxième correctif.

Heureusement, il y a des tribunaux en Belgique.

Ces exemples suffiront, je pense, pour faire apprécier au pays quelle est la part de liberté, en fait de bienfaisance, que le système de 1847 lui laissait.

Je pourrais multiplier beaucoup ces citations. C'est ainsi qu'un de nos collègues (vous pouvez voir le fait à la page 53) s'est trompé en croyant se conformer au système de 1847. Il a fallu qu'il modifiât la donation, parce qu'il avait donné éventuellement au conseil communal, à défaut d'héritier de son sang, le droit de désigner les pauvres qui seraient appelés à occuper un lit fondé dans les hospices civils. Cette désignation subsidiaire du conseil communal était radicalement contraire à l'ordre public.

C'était un empiétement sur les attributions légales des hospices chargés du service public exclusif de la bienfaisance.

Dans cette fièvre de prétendue légalité, on a décidé que le don d'un anonyme ne pouvait être admis. L'anonyme est inadmissible, paraît-il, quand il s'agit de faire la charité. Il est tout au plus bon quand il s'agit d'écrire des livres sur la charité.

En France, le Bulletin officiel enregistre un grand nombre de donations aux pauvres par des anonymes.

Qu'importe le nom, en effet, pour les donations faites aux pauvres, si les valeurs sont là offertes par la main d'un tiers, pourquoi ne pas respecter le secret que veut garder l'auteur d'une libéralité ?

Le ministre des finances n'est pas si puritain quand il s'agit du trésor public qui pourtant n'est pas un pauvre : il ne refuse pas les restitutions qui sont faites au trésor par des anonymes. Souvent les charités qui sont faites à l'heure de la mort ne sont-elles pas, en quelque sorte, des restitutions ?

Je citerai un autre exemple :

Quelqu'un, que je connais très bien, voulait faire une fondation de bourses d'études.

On lui dit : Donnez au bureau de bienfaisance ou affiliez-y votre fondation. Le principe de la spécialité des attributions était ainsi mis en (manque quelques mots) tion d'une administration spéciale. Vous comprenez maintenant, j'espère, quel était ce système d'égoïsme et de monopole de la charité officielle ; je démontrerai tout à l'heure qu'il avait pour seul effet l’exclusion de l'élément religieux.

Les attaques que nous avons dirigées contre ce système sont-elles, comme on le prétend, démenties par les faits ? La statistique prouve, dit-on, que les libéralités ont constamment augmenté. Comment ! vous avez changé la volonté des testateurs, de manière à donner à la charité officielle ce qu'ils ne lui destinaient pas, et vous vous glorifiez de ce que les libéralités acquises à la charité officielle sont considérablement augmentées. Si, au lieu de casser en quelques années 97 testaments contenant des legs charitables, vous en aviez cassé 297, la statistique aurait constaté un accroissement bien plus considérable Les libéralités acquises se seraient accrues dans une proportion fabuleuse. C'est absolument comme si quelqu'un disait : J'ai réuni votref ortune à la mienne. Je me suis enrichi du double, puisque nos fortunes étaient égales.

M. Frère-Orban. - Votre argument ne vaut rien.

M. Malou, rapporteur. - Si mon argument ne vaut rien, vous le réfuterez ; je vais prouver que cette statistique est frelatée. D'abord on suppose que les actes de libéralités figurent dans les colonnes du Moniteur et dans les actes du gouvernement aux dates auxquelles elles ont été faites. Ce qui n'est pas. Ensuite, le système dont la pratique a commencé tacitement en 1848, n'a été réellement connu qu'en 1849, par la fameuse circulaire, et, remarquez-le bien, il était encore très imparfaitement connu.

J'ai dit, à a sujet, dans une précédente discussion, un mot un peu dur ; permettez-moi, pourtant, de le répéter, car je le crois juste. J’ai dit que ce système était un traquenard. Une foule de testateurs, ignorant le changement de jurisprudence ou ne pouvant changer leurs actes, est venue y tomber. M. le curé Lauwers, du Finisterrae, a été pris un des premiers. Les 25,000 fr. du chanoine de Rare, que la cour de cassation a reconnus ne point appartenir aux hospices de Louvain, ont concouru aussi, comme d'autres libéralités, à l'accroissement dont les partisans du système lui font honneur, un peu imprudemment, selon moi.

Un mot encore sur la statistique. Lorsque nous voyons l'apparence de la liberté, quels effets se produisent ? Les donations augmentent. Ainsi dans le Moniteur d'hier, on donnait les chiffres généraux de. la statistique des dons et legs charitables, et voilà qu'en 1856, au moment où la charité officielle paraît menacée de la concurrence de la charité (page 1400) libre, où l'on veut la détruire, suivant certains orateurs, voilà les donations qui s'élèvent, pour la première fois depuis 1830, à 3,434,000 fr. Si je voulais raisonner de ce chiffre, je dirais à la charité officielle : Ne soyez pas si jalouse ; ayez foi à la liberté, la liberté est bonne aussi pour vous.

Les pauvres ont-ils perdu ?

On nous disait toujours : Les donations s'accroissent. Voyez combien on porte de fonds aux hospices et aux bureaux de bienfaisance. Eh bien, je prends dans la même annexe que je citais tout à l'heure, les donations qui concernent la Flandre occidentale et je trouve que cette province est intéressée à cette question, comme donations retirées, sans parler des affaires tenues en surséance et dont plusieurs peuvent être perdues, est intéressée pour sa part pour 156,357 fr.

Ainsi, vous me prouverez que vous avez eu des moyennes magnifiques pour les donations, que je vous dirai encore : Si votre système n'avait pas existé, les pauvres de notre province, et c'est encore une des plus souffrantes, auraient eu 156,000 fr. de plus.

Voilà un grief positif, pris sur le fait.

Avait-on du moins, en faisant ces actes, avait-on pour soi la légalité, le droit rigoureux, la saine, la légitime application des lois ?

Messieurs, il me semble que le débat sur ce point ne doit pas se prolonger beaucoup. L'arrêt de la cour de cassation, qui est encore soumis à la cour de Gand, comme le faisait remarquer mon honorable ami M. Vervoort, l'arrêt de la cour de cassation a jusqu'à présent décidé souverainement que les auteurs du système se sont trompés sur tous les points, qu'ils ont fait complètement fausse route.

Vous comprenez que je ne viens pas lutter de science de discussion judiciaire, soit avec l'honorable M. Lelièvre, soit avec l'honorable M. Vervoort ; ce n'est pas ici la place. Nous ne plaidons pas ; si je ne me trompe, nous discutons et c'est tout autre chose.

D'ailleurs, messieurs, je ne sache pas que le conseil des hospices de Louvain ait déjà des avocats devant la cour d'appel de Gand. J'engage ces messieurs à défendre la thèse qu'ils ont soutenue ici, devant la cour d'appel de Gand et ils y trouveront à qui parler. Ils y trouveront pour adversaire l'un des plus éloquents orateurs que la gauche ait eus.

Cela vous prouve, messieurs, qu'il est fort inutile que je discute ici très longuement l'interprétation de l'article 84 de la loi communale ou la fausse application de l'article 900 du Code civil. Je croirais déroger à la dignité de cette Chambre.

Nous entendons, en effet, un éternel paralogisme ; vous devez disposer conformément à la loi. Mais sommes-nous occupés à faire un règlement provincial ou communal, ou sommes-nous occupés à faire une loi ? Il ne s'agit pas de savoir ce qu'était la loi, mais il s'agit de savoir ce qu'elle doit être.

Je comprends, à la rigueur, bien que je ne l'aie jamais admise, la réponse que vous faisiez quand on attaquait le système en 1848 et en 1850 (manque quelques mots) cienne qualité d’avocat du barreau de Charleroi, de Liège ou d'Arlon.

Nous ajoutions : Voyez ce que la loi doit être et si elle est ce que vous dites, modifiez-la ; mais que la même erreur se prolonge ici, qu’on soit toujours à discuter si l’article 84 de la loi communale avait tel sens, si tel règlement des villes et des campagnes avait tel sens, vous auriez beau, comme dit Molière, prêcher, patrociner jusqu’à la Pentecôte, vous n’en seriez pas plus avancés.

Vous n'auriez pas prouvé qu'il y a lieu de maintenir ce système de législation, c'est ce que vous n'avez pas établi et ce qu'il vous reste à faire.

M. Frère-Orban. - Et à vous aussi.

M. Malou. - Je vais y venir. Je trouverai la question complètement. Je vous demande un peu de patience, parce que j'ai beaucoup de choses à vous dire.

En résumé sur ce point : ce système est mauvais pour les pauvres, de plus il est contraire aux lois que l'on a paru appliquer. J'ajoute que ce système n'est pas belge, qu'il n'a jamais existé, ni ici ni ailleurs. J'ajoute enfin que c'est la première fois, dans le monde chrétien, que la question est portée comme elle l'est ici.

Nous avons eu, dans notre pays, à plusieurs époques, des luttes vives, des luttes ardentes où les intérêts moraux et religieux étaient engagés. Nous en avons eu sous Joseph II et sous Guillaume.

Les trois grandes manifestations de l'influence religieuse dans l'ordre social sont le culte proprement dit, l'enseignement et la charité.

La lutte, à la fin du dernier siècle, portait principalement sur le temporel du culte.

La lutte tous le gouvernement des Pays-Bas était sur le terrain de l'enseignement.

Mais jamais, ni sous Joseph II ni sous Guillaume, jamais sur le terrain sacré de la charité, jamais sur le terrain de l'intérêt du pauvre.

Messieurs, on a cité beaucoup de législations étrangères ; on est remonté très loin des deux côtés. Eh bien, je ne cite que trois faits : la législation hollandaise, la législation française et enfin la législation de ce pays libéral par excellence, selon le goût de certains hommes du XIXème siècle, la législation du Piémont.

Messieurs, tout le monde sait que les catholiques sont en Hollande une minorité ; s'il y a quelque part dans ce pays une réaction, elle n'est pas pour eux, elle est contre eux. Eh bien, que porte la loi de 1854 ? Elle porte, article 2, je traduis pour abréger.

« Art. 2. La loi distingue :

« a. Des établissements de l'Etat, de la province et de la commune réglés par l'autorité civile et administrés par elle ;

« b. Des établissements d'une communauté d'église (van kerkelyke gemeente) établis pour les pauvres d'un culte déterminé et administré par la communauté de l'église. »

Voilà déjà une deuxième catégorie d'établissements purement religieux, qui est manifestement une violation du système de 1847.

« c. Des établissements réglés et administrés par des personnes particulières ou par des associations qui ne sont pas des églises. »

« Enfin, d, les établissements mixtes dans la direction ou l'administration desquels concourent l'autorité civile et le pouvoir des églises. »

Quelle est la condition légale de ces établissements reconnus par la loi et dont trois catégories sont manifestement contraires au système que l'on a inauguré dans notre pays en 1847 ? Ils font leurs règlements ; et non seulement ils existent, mais dans des hypothèses données ils peuvent être subsidiés. Voila, dans un pays protestant, un fait bien incroyable, c'est que l'Etat puisse subsidier des établissements de bienfaisance catholiques.

Mon honorable ami, M. le comte de Liedekerke, disait hier : Nous demandons le droit commun. Messieurs, nous ne demandons pas même le droit commun des catholiques de la Hollande, nous ne sommes pas si exigeants, nous demandons infiniment moins, nous vous demandons très peu de chose et vous ne le voulez point !

Comment, entend-on cette question, comment la pratique-t-on ers France ? Pour m'en assurer j'ai fait une expérience que je suis prêt à renouveler : j'ai demandé, au hasard, des volumes du Bulletin officiel, et j'y ai annoté les actes du gouvernement français contraires au système de 1847, je vais vous en citer quelques-uns.

Décret du président de la république qui autorise le supérieur général des frères de Saint-Yon dits des écoles chrétiennes, à accepter au nom de son institut le legs d'une somme de 1,000 francs en faveur du noviciat des frères (pag. 692, Bull. 1850, tom. 5) ;

Même page,donation au même institut.

Je cite ces faits comme ils me viennent ; vous voyez que je tombe immédiatement sur un cas des plus graves, puisqu'il s'agit d'une donation faite à des frères des écoles chrétiennes en faveur de leur noviciat.

M. Frère-Orban. - Vous savez bien qu'en France ils sont admis en vertu d'un décret.

M. Malou. - Je fais justement remarquer que tandis que l'on comprend ici les frères ignorantins dans la réprobation générale des couvents, ils sont admis en France en vertu d'un décret. Et, si je ne me trompe, ils sont reconnus aussi en Hollande ; dans ce pays protestant, il y a même, quelque chose de plus étonnant encore, c'est que les rédemptoristes y sont reconnus comme personne civile.

Je cite en passant ces choses, messieurs, qui peuvent nous éclairer (manquent quelques mots) parce qu'on m'y entraîne par des interruptions.

Voici, messieurs, une donation faite à la supérieure générale de la congrégation des soeurs de St-Joseph et qui l'autorise à fonder un établissement. Or, vous voudrez bien, messieurs, vous rappeler et je démontrerai tout à l'heure que le décret de 1809, comme il est pratiqué en Belgique, empêche les sœurs hospitalières de faire autre chose que de desservir les hospices dans le sens le plus restreint.

Ainsi, voilà un ordre non pas hospitalier mais enseignant qui est reconnu comme institution d'utilité publique.

On croirait que ces choses se passent aux antipodes, non, elles se passent en France, dans la France républicaine et libérale. Eh voici d'autres :

Sommes léguées a des curés pour secours aux pauvres de leurs paroisses. Autorisation (bull. de 1851, supplt, tome 8 page 752). Même page. Legs à l’œuvre du Prêt gratuit établie à Montpellier.

Legs à la supérieure de la communauté des religieuses Ursulines ; ibid. la communauté des sœurs Carmélites.

(Bulletin de 1851, même vol. p. 308.) V. ibid. page III, société de charité maternelle.

Que nos honorables adversaires prennent la collection du Bulletin officiel français et ils ne trouveront pas un volume sur dix où il n'y ait un bon nombre de violations de leur système de 1847.

Messieurs, passons les Alpes. Dans le Piémont, nous verrons à l'œuvre cette politique dont le chef actuel disait que s'il était Belge il serait assis au parlement à côté de son honorable ami M. Frère-Orban. Voici la loi piémontaise du 1er mars 1850. J'ai encore le texte italien sous les yeur et je le tiens à la disposition de mes honorables adversaires, pour qu'ils puissent, s'ils le désirent, contrôler ma traduction improvisée.

L'article principe de la loi, l'article 3 porte :

« Sont encore soumis aux mêmes dispositions, les dépôts de mendicité, les hospices de pauvres, etc., et finalement les instituts pieux qui n'ont pas un corps particulier d'administration. »

L'article 6 de la loi établit la séparation des patrimoines lorsque les institutions sont mixtes, c'est-à-dire que l'objet en est en partie ecclésiastique, en partie laïque, et il ajoute « en observant toujours, quant au but de l'institution, le prescrit des actes de fondation. »

(page 1401) Ainsi, messieurs, même pour scinder les établissements mixtes, la loi piémontaisc de 1850 dit que c'est pour autant que les actes de fondation n'y soient pas contraires.

« Art. 9. Les personnes qui, ayant fondé des établissements de charité, sont dispensées... d'observer, en quelque partie que ce soit, les formes et obligations communes aux autres institutions de charité, devront s'y conformer dans les parties non exceptées par la dispense même. Cette dispense émanera toujours d'un arrêté royal. »

Dans le pays libéral par excellence, on dit que la dispense émanera d'un arrêté royal.

L'article 586 du règlement organique des établissements de bienfaisance dans le Piémont, pris en exécution de cette loi, porte ce qui suit :

« Quand un legs, ou une succession, ou une donation sont expressément destinés par un bienfaiteur pour la fondation d'un institut spécial de charité ou de bienfaisance qui doit être gouverné par un corps particulier d'administration par lui déterminé (da governarsi da un corpo particolore d'amministrazione da esso determinato), on devra obtenir l'approbation souveraine voulue par l'article 34 de l'édit royal du 24 décembre 1836. »

Messieurs, cette loi et cet arrêté ont été promulgués sous le ministère qui précédait M. Siccardi, qui a donné son nom à cette nouvelle législation du Piémont. Si M. le comte Cavour venait siéger parmi nous, il devrait, comme l'honorable M. d'Elhoungne à Gand, se séparer de l'honorable M. Frère dans cette question.

Nous ne demandons pas le droit commun de la Sardaigne ; nous demandons beaucoup moins. Nous ne demandons ni le droit commun de la France, ni le droit commun des catholiques de la Hollande, pays protestant, ni le droit commun du Piémont ; nous demandons beaucoup moins.

Nos adversaires que veulent-ils ? Ils vont au-delà du ministère hollandais, qu'on a appelé le ministère réactionnaire contre les catholiques, dans l'ordre des idées religieuses ; ils vont au delà du ministère Siccardi.

J'ai cité des faits contemporains, je demande quelque chose de plus. Si vous me citez la législation d'un pays chrétien, d'un pays civilisé où le système que vous avez introduit en 1847 ait fonctionné, j'abandonne la défense de la loi...

M. Frère-Orban. - Alors vous êtes vaincu.

M. Malou, rapporteur. - J'ai examiné très consciencieusement toutes les législations, et je n'en ai trouvé aucune qui fût identique avec le système introduit ici en 1847. Je sais très bien, et on l'a suffisamment établi, que cette législation avait été décrétée par la Convention nationale en 1793 ; mais là on mettait à côté la création d'un grand-livre de la bienfaisance nationale ; ce livre est resté en blanc, à moins qu'on ne l'ait relié au moyen d'assignats discrédités.

Vous pouvez me citer encore deux petits cantons suisses ; c'est pour cela que je vous dis : Montrez-moi un grand pays dont la législation déclare, comme vous avez déclaré, que jamais, dans aucun cas, sous quelque prétexte que ce soit, l'on ne sortira du cadre des institutions actuelles de bienfaisance ; jamais nous n'admettrons la moindre dérogation au mode d'administration ; jamais il ne sera permis, même à charge de rendre compte aux administrations publiques, d'avoir un autre intermédiaire entre le bienfaiteur et le pauvre.

Messieurs, on combat la loi, et on n'en propose pas d'autre. Cependant pour que la discussion fût complète, il faudrait que le système de 1847 fût formulé en articles de loi. Et vous devez le faire, car autrement, si nos adversaires triomphaient, le lendemain du rejet de la loi, le gouvernement, usant de la force que lui donne l'arrêt de la cour de cassation, instituerait des administrateurs spéciaux quand et comme bon lui semblerait, sans aucune des précautions et garanties dont vous faites fi, après les avoir longtemps réclamées.

Il vous faut donc rédiger une loi, si vous voulez quelque chose de sérieux. Cette loi est tres facile à faire, en ce qui concerne les formules ; je m'en chargerais au besoin, si l'on m'en exprimait le désir.

Mais une seule chose m'embarrasse : c'est la sanction de cette loi ; car un des côtés faibles du système, c'est qu'il a la prétention de régir les volontés pour des actes purement facultatifs, et d'imposer la confiance.

Cherchez donc une sanction à ce système. On aura beau dire dans la loi : « Il n'est permis de donner qu'aux institutions laïques au service public de la bienfaisance, il n'est permis de faire distribuer que par elles seules ; » l'on n'aura rien fait : la loi manquera complètement de sanction ; on ne pourra pas la faire exécuter.

Les preuves abondent. Déjà, dans une précédenta séance, l’honorable M. T' Kint de Naeyer en a cité une : on donne par fidéicommis tacites. Voici deux faits qui sont à ma connaissance personnelle.

Il y a quelques années, pendant que le système que j'ai défini était en vigueur, je reçois par la poste une lettre ; on m'annonce qu'une somme de 52,000 à 53,000 fr., destinée aux œuvres pies, me parviendra le lendemain ; on me prie de l'employer en valeurs qu'on me désigne et de remettre ces valeurs à une personne, et on ajoute : « Rendez-moi, je vous prie, ce service, parce que dans ce moment on rencontre tant de contrariétés quand on veut faire la chose avec l'assentiment du gouvernement, que je ne veux pas m'y exposer. » Inutile de dire que je me trouvais par là très involontairement fidéicommissaire, pour frauder les droits des hospices, selon le système de 1847.

Une autre personne voulait faire une fondation pour une de ces œuvres que j'ai appelées, au début de mon discours, l'œuvre primordiale de la charité, pour une école d'enfants pauvres, dans un pauvre village, école tenue par des religeuses. Cette personne n'avait que des héritiers très éloignés ; elle voulait donner quelques hectares de terre à la communauté religieuse pour la fondation de l'école : demander l'autorisation au gouvernement, c'est inutile ; la chose est impossible, le système pratiqué s'yoppose. « Alors, lui dit-on, donnez aux hospices, aux bureaux de bienfaisance.» « Je ne veux pas donner aux bureaux de bienfaisance ni aux hospices. » On lui dit enfin (troisième tentative, puisque en ce-temps-là il fallait faire une sorte de siège pour sauver les intérêts des pauvres), on lui dit :

« Vendez vos biens ! - Je ne résignerai pas, répliqua-t-elle, à me défaire d'un bien patrimonial. »

Et qu'est-il arrivé ? La personne dont je parle est morte, et le bienfait a été perdu.

Je cherche à prouver deux choses ; ce n'est pas assez de combattre une loi ; il faut faire une loi nouvelle, et quand vous l'aurez formulée, il faut y trouver une sanction autre que la conscience et la liberté.

Désormais, ce système, je crois, en tant qu'il dépend de moi, sera bien compris, facilement apprécié, et puisqu'on parle tant d'opinion publique, je crois qu'il sera facilement jugé par l'opinion.

Je passe à la discussion de notre système de législation en matière de bienfaisance. Et d'abord l'a-t-on combattu jusqu'à présent ? Je ne parle pas de ceux qui ont plaidé l'interprétation des lois, j'ai dit que je les renvoyais devant la cour d'appel de Gand.

Lisez les notes consignées dans le rapport de la section centrale, rappelez-vous les discours qui ont été prononcés, on combat non les dispositions de la loi, mais les intentions qu'on nous suppose, qu'on nous prête. Permettez-moi de l'avouer, on nous fait souvent, comme parti politique, le dangereux honneur de nous supposer excessivement habiles ; nous avons des combinaisons profondes, nous avons organisé une vaste conspiration contre toutes les conquêtes faites depuis 1789.

Toutes les fois qu'une grande question se présente à notre examen, au lieu de la traiter en elle-même, on se rejette sur les intentions que nous pourrions avoir, on les suppose profondément étudiées, on les rattache à un vaste plan pour l'exécution duquel un siècle suffirait à peine.

Cette fois au contraire je suis humilié des intentions absurdes que l'on nous prête ; c'était trop d'honneur dans les autres circonstances, c'est trop d'indignité dans celle-ci. A vous entendre nous voulons le retour au moyen âge, nous voulons reculer de 500 ans, nous sommes plus ultramontains que la restauration en France, nous menons le pays à un abîme ! que sais-je ?

Messieurs, le secret de notre force dans le pays, de notre force dans le parlement et le secret de votre faiblesse, le voici. Comme parti politique nous avons compris le pays, nous nous sommes associés aux intérêts moraux, aux tendances religieuses, morales, conservatrices du pays ; c'est pour cela que nous sommes redevenus si vite majorité, c'est parce que vous avez oublié cela que vous êtes devenus si vite minorité. Nous sommes de notre siècle, de notre pays ; vous savez qu'on ne méconnaît pas impunément le sentiment public. C'est la ce qui vous a empêchés de parcourir la carrière moyenne que peut vivre un parti politique, une majorité dans un pays d'élection directe et de liberté.

Nous voulons reculer de 500ans : Non,messieurs, nous ne sommes pas pas aussi rétrogrades que cela, il nous suffit de reculer de dix ans, nous réclamons le postliminium d'avant 1847, le statu quo ante bellum, nous ne reculons ni au moyen âge ni à 1793, nous demandons qu'on permette tout ce qui a été permis jusqu'ici, excepté pendant l'ère de 1847 à 1852 ; nous voulons dans l'ordre des intérêts moraux, comme nous l'avons dit plusieurs fois, que les influences matérielles, le pouvoir matériel, l'armée, la gendarmerie, pour le bien social, se combinent avec l'influence morale, avec l'influence religieuse qui, quelque nom que vous lui donniez, sera longtemps une grande, une redoutable puissance dans notre pays.

Nous voulons, en d'autres termes, établir le concert de la justice, de la charité, de l'enseignement ; nous voulons que vous vous arrangiez de manière que ces influences concourent au bien social. Si elles ont été séparées, ce n'a été que pour qu'elles pussent, chacune de leur côté, concourir librement au même but et non pour se jalouser et s'entre-détruire ; s'il en était autrement la séparation des pouvoirs, établie pour le progrès et le bien, pourrait devenir pire que le despotisme ou la théocratie. Nous voulons l'alliance de la liberté et des influences religieuses.

Ce mot liberté, vous souffrez à peine qu'on le prononce dans cette discussion et la question qui s'y traite cependant n'est qu'une question de liberté. Quand j'entends combattre ce projet, je me demande s'il y a quelque part dans le monde un exemple d'un parti se qualifiant de libéral qui nie la liberté.

- Un membre. - Et les couvents !

M. Malou. - J'y reviendrai ; mais n'entrons pas encore, n'entrons pas trop vite au couvent.

Nous voulons cette alliance de la liberté et de la religion, parce que c'est le sentiment du pays ; nous la voulons parce que, selon nous, il n'y a de charité véritablement utile pour les pauvres, non pour les électeurs, que celle qui a su s'associer à un élément religieux.

(page 1402) L'honorable M. Rogier, dans une précédente séance, disait que l'on voulait, dans un certain monde, accaparer les établissements de bienfaisance publique, comme on avait accaparé les établissements d'instruction.

Le clergé, a-t-on dit, a seul mission de distribuer les secours spirituels et les secours temporels.

Ici il ne s'agit pas de mon opinion, on me dit : Si ce n'est toi, c'est ton frère, ou quelqu'un des tiens.

Quant aux secours spirituels, la discussion ne peut être longue, l'autorité laïque n'a sans doute pas de prétention quant aux secours temporels ; on promettait de citer où cela avait été écrit, mais comme on ne l'a pas fait, j'ai demandé à la personne qui me paraissait indiquée, si telle était son opinion : elle m'a répondu : On ne me montrera rien de semblable dans aucun de mes écrits, jamais je n'ai provoqué l'antagonisme entre la charité publique laïque et la charité religieuse ; au contraire j'ai toujours demandé qu'elles s'associassent pour faire le bien au grand avantage des malheureux. Je ne désire pas autre chose.

Messieurs, la discussion tend à prendre souvent une direction fausse. On ne voit dans la loi que des curés, des évéques, des couvents qui font une catégorie spéciale. Pour se rendre compte de ce que sera la loi dans la pratique, il faut d'abord bien étudier l'esprit du pays, nos traditions historiques et songer avant tout aux faits, aux idées, et même aux capricieuses préférences de certains bienfaiteurs.

La première affection, celle que l'homme désire voir survivre à sa passagère existence ici-bas, est l'affection pour la famille. Aussi dans les fondations voyons-nous très souvent désignés à l'origine comme administrateurs, distributeurs ou collateurs spéciaux les membres de la famille : très souvent nous ne voyons indiquer comme administrateurs, des personnes successives civiles et ecclésiastiques, que subsidiairement, dans le cas où la famille ferait défaut.

Ce fait historique me paraît acquis au débat ; c'est à tort que, dans le régime des fondations, on ne voudrait voir que des curés et des évêques.

En 1854 nos adversaires admettaient des membres de la famille comme administrateurs spéciaux, a l'état de minorité, il est vrai, à l'égard des administrateurs appelés légaux par excellence : ils les admettraient probablement encore ; cette partie de la loi n'est pas combattus.

Nos adversaires se récrieraient si je disais qu'ils veulent exclure le clergé ! Je ne vous dis pas que vous voulez l'exclure. Je dis que vous le faites. Par quelle raison ? L'honorable M. Rogier nous l'a indiquée, parce qu'il se mêle d'élections.

Pourquoi les membres du clergé se mêlent-ils d'élections ? Que ne restent-ils chez eux ?

Ils se mêlent d'élections parce qu'ils sont citoyens.

Mais, dans cette discussion, quel est l'intérêt qui vous préoccupe ? Est-ce l'intérêt des pauvres ? Est-ce votre intérêt politique ? En d'autres termes est ce à ce point de vue que vous envisagez les questions, ou au point de vue d'un intérêt social, supérieur à l'intérêt politique dont chacun de nous dans sa conscience doit faire abstraction ? Voilà la question.

On exclut donc le clergé seul de l'action sociale de la bienfaisance.

Toutes les attaques sont dirigées contre lui ! Mais, encore une fois si vous n'admettez pas notre système, donnez une sanction au vôtre. Vous ne le pouvez pas.

Je voudrais maintenant entrer plus avant dans l'examen des principes du projet de loi.

- Plusieurs membres. - A demain !

- La discussion est continuée à demain.

La séance est levée à 4 heures et demie.