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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 15 novembre 1859

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1859-1860)

(page 25) (Présidence de M. Vervoort, second vice-président.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Florisone, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Vermeire, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance de vendredi.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Florisone, secrétaire, présente l'analyse des pièces suivantes.

« Le sieur Henri Biver, propriétaire à Fouches, né à Lendelange (grand-duché de Luxembourg), demande la grande naturalisation. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« Le sieur Nicolas Biver, propriétaire à Fouches, né à Lendelange (grand-duché de Luxembourg), demande la grande naturalisation. »

- Même renvoi.


« Le sieur Pierre Wester, meunier propriétaire à Fouches, né à Bergem (grand-duché de Luxembourg), demande la grande naturalisation. »

- Même renvoi.


« Le sieur Jean-Glandot Biver, propriétaire à Fouches, né à Lendelange (grand-duché de Luxembourg), demande la grande naturalisation. »

- Même renvoi.


« Le sieur Emonts, ancien postillon à Chokier, prie la Chambre de statuer sur sa demande tendante à obtenir une pension. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Lafont, ouvrier ciseleur à Bruxelles, demande que la loi électorale déclare électeur tout individu sachant lire et écrire. »

- Même renvoi.


« Des électeurs de Habay-la-Vieille prient la Chambre de statuer sur leur demande, tendante à ce que l'arrêté royal portant nomination du bourgmestre de cette commune soit rapporté. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« eLs époux Van Haelen demandent que la commission des pétitions soit invitée à faire un prompt rapport sur les pétitions des propriétaires à Saint-Josse-ten-Noode, ayant pour objet la révision et l'interprétation de la loi du 1er juillet 18S8 relative à l'expropriation pour assainissement des quartiers insalubres. »

M. Rodenbach. - J'appuie cette requête. Les pétitionnaires désirent qu'on fasse un prompt rapport sur une réclamation qu'ils ont adressée à la Chambre il y a un mois ou deux. Il y a urgence ; la députation permanente du Brabant s'est déjà prononcée sur la question, et il est désirable que la Chambre prenne une décision sur la pétition avant qu'il y ait à cet égard un arrêté royal. Je demande donc aussi que la commission des pétitions soit invitée à faire un prompt rapport sur la pétition à laquelle il est fait allusion.

- La proposition de M. Rodenbach est adoptée.

La pétition nouvelle est renvoyée à la commission des pétitions.


« Par dépêche du 12 novembre, M. le ministre de la justice informe la Chambre, que le sieur Bouchoms, Pierre-Hubert, de Gruitrode, a renoncé à sa demande de naturalisation. »

- Pris pour information.


« Par dépêche du 12 novembre M. le ministre de la justice transmet à la Chambre, avec les pièces de l'instruction, la demande de naturalisation du sieur Megens, Godefroid. »

- Renvoi à la commission de naturalisation.


« Il est fait hommage à la Chambre, par MM. Thoma et Cie de 116 exemplaires d'un mémoire avec plan, à l'appui de leur demande en concession d'un chemin de fer, dit : chemin de fer royal et de ceinture de Bruxelles. »

- Distribution aux membres de la Chambre.


« Il est fait hommage à la Chambre, par l'université de Liège, de 110 exemplaires de la brochure contenant les discours prononcés à la réouverture solennelle des cours. »

- Même décision.


« MM. de Boe, empêché par une indisposition, et M. A Pirson, retenu par le fâcheux état de santé de l'un de ses enfants, demandent un congé. »

- Ces congés sont accordés.


MpVervoortµ. - Nous avons reçu, samedi, la lettre suivante de M. Coomans :

« Monsieur le président,

« Retenu au lit par une indisposition sérieuse que vous avez vue se développer pendant les cinq premières séances de la commission d'enquête parlementaire, je suis forcé de vous prier de solliciter pour moi un congé indéfini auprès de la Chambre et de lui faire connaître que si je pouvais prendre part au vote concernant la réforme des péages du canal de Charleroi, je me prononcerais sans hésiter pour la réduction la plus libérale, etc.

« Veuillez donner lecture de ces lignes à la Chambre.

« Votre dévoué serviteur,

« Coomans. »

- Ce congé est accordé.

Projet de loi relatif à la réduction des péages sur le canal de Charleroi et aux mesures relatives au droit de parcours sur les voies navigables

Discussion générale

La discussion générale continue.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Dans la dernière séance, j'ai communiqué à la Chambre quelques renseignements sur l'incident qui s'est présenté dans la discussion relativement aux bateliers du canal de Charleroi. J'ai fait connaître, d'après le dépouillement qui avait été fait par les agents de l'administration, que les bateaux naviguant sur le canal étaient possédés par les compagnies charbonnières et par les négociants en charbon. J'ai ajouté que, dans cette situation, le batelier était presque passé à l'état de mythe, qu'il ne restait plus qu'un très petit nombre de bateaux, propriété exclusive des bateliers. J'avais indiqué le chiffre de dix bateaux.

Cette énonciation a donné lieu à des réclamations. J'ai ordonné une vérification nouvelle et il en est résulté que l'on a attribué par erreur à des sociétés ou à des négociants des bateaux qui aujourd'hui encore naviguent pour le compte de bateliers. Ces vérifications ont amené à constater que les deux tiers des bateaux sont la propriété des compagnies et des négociants. La transformation que j'indiquais et qui mérite d'être remarquée n'est pas encore entièrement accomplie ; un tiers des bateaux continue à naviguer pour le compte des bateliers.

J'ai cru devoir faire cette rectification dans l'intérêt de la vérité.

(page 26) M. Sabatier. - Messieurs, avant de reprendre la discussion sur la question ou le quantum d'abaissement de péage du canal de Charleroi, j'ai une observation à faire au sujet de la rédaction de l'exposé des motifs du projet de loi en discussion, en ce qui concerne l'ensemble des réclamations qui ont surgi au sein de la commission. Mon observation se rapporte aux péages de la Sambre canalisée. Sur cette rivière on perçoit 20 p. c. de plus que sur le canal de Pommerœul à Antoing ; il n'est donc pas étonnant qu'une réclamation ait été soulevée sur un fait aussi anomal et que l'état de choses actuel ne saurait en rien justifier.

Elle a été présentée, en effet, par l'honorable M. Moncheur et par moi, mais nous n'avons pas cru devoir formuler d'abaissement de péage par la raison que voici :

Le péage total sur la Sambre canalisée, à raison de 1 2/10 centimes par tonne kilométrique, est de 1 fr. 14 c. A partir de Charleroi il est d'environ 60 centimes. Si nous avions obtenu, je suppose, une réduction de droit de navigation de 25 p. c. elle eût abaissé celui-ci de 15 centimes ; à 40 p. c. cet abaissement se serait élevé à 24 centimes, ce qui était de beaucoup inférieur aux avantages que nous devions retirer de la prompte exécution d'un projet d'amélioration de la navigation préparé et promis depuis longtemps par le gouvernement.

Ce travail consiste à approfondir la Sambre de manière à permettre un tirant d'eau de 1 m80 au lieu de 1 m 50, ainsi que cela existe encore aujourd'hui ; il nous permettra d'arriver à Paris aux mêmes conditions de fret que le bassin de Mons, c'est-à-dire avec une différente de prix de transport de 1 fr. 50 c. à 1 fr. 75 c. par tonneau sur celui du jour. Le gouvernement a si bien compris que nous étions en droit d'exiger ce travail que dans le projet de travaux d'utilité publique présenté le 20 juillet de cette année, une somme de 1,600,000 fr. a été demandée pour l'exécuter, et la raison principale développée pour obtenir ce subside de la Chambre a été précisément celle que je viens d'émettre.

Dans la commission des péages, j'ai fait valoir d'autres motifs encore se rapportent à la concurrence que font à la Sambre les chemins de fer de Mons à Haumont.

Pour pouvoir lutter avec les charbons de Mons dans le groupe industriel de Haumont il nous faut nécessairement une bonne navigation puisque par le chemin de fer du Nord nous nous trouvons maintenant distancés ainsi que le prouvent les chiffres suivants :

Pour arriver des divers charbonnages du bassin de Mons à la gare de formation de Frameries, on paye 62 à 72 centimes par tonne, suivant les points de départ. On ajoute pour le transport jusqu'à Haumont 1.20 fr., soit en tout 1.82 fr. et 1.92 fr. Les charbons se trouvent alors à Haumont (usines) et sur la route de Paris par chemin de fer et par eau.

Pour Charleroi, voici les meilleures conditions :

80 centimes pour le transport moyen des divers charbonnages à la gare du Nord.

Fr. 1 80 pour la partie Nord belge du chemin de fer français. 50 centimes d'Erquelinnes à Haumont. En tout, fr. 3 10.

Ainsi donc, la différence en faveur de Mons est de fr. 1 18 et fr. 1 28. La lutte est, vous le voyez, messieurs, devenue impossible. Il faut conséquemment favoriser les transports par eau, et l'on ne saurait y arriver d'une manière efficace qu'en approfondissant la Sambre, autrement dit en permettant le transport d'un tonnage plus élevé, soit 280 à 300 tonneaux d'un coup au lieu de 200 à 220 tonneaux.

En n'insistant pas pour obtenir un abaissement de péage sur la Sambre, nous avons donné une preuve manifeste de conciliation, tout en ôtant au gouvernement le moindre prétexte de retarder l'exécution du travail dont je viens de vous entretenir. Notre satisfaction à nous, bassin de Charleroi, sera de pouvoir enfin être mis sur la même ligne que le bassin de Mons, aussitôt que la navigation pourra se faire au mouillage de 1 m 80.

J'ai une seconde observation à faire : elle se rapporte à une pétition que la Chambre a reçue de MM. Vanmoersel, Devis et Dupont, fabricants de chaux à Luttre ; voici à quel sujet :

On avait accordé, il y a un assez grand nombre d'années, une réduction de péages sur la chaux parce que l'on voulait favoriser le transport de toute substance servant d'engrais. Depuis, on a accordé la gratuité des droits de navigation sur la chaux servant d'engrais, tout en maintenant la faveur dont jouissait précédemment cette matière, quel que soit son usage.

Or, dans la commission des péages, nous avons admis que les faveurs du genre de celles qui nous occupent resteraient acquises pour autant que l'abaissement à survenir ne ferait pas atteindre les prix résultant desdites faveurs. A 25 p. c. de diminution de péage, le transport coûterait plus cher que précédemment.

Je demande donc à M. le ministre des finances qu'il veuille bien reconnaître le principe admis par la commission de péages, principe dont il n'est pas dit un mot à l'exposé des motifs.

Il va sans dire que si la réduction dépassait, comme je n'en doute pas 25 p.c. et qu'elle fût supérieure au dégrèvement dont jouissait la chaux, celle-ci rentrerait dans le droit commun. Si M. le ministre des finances ne se range pas à mon avis, je devrai constater pour la seconde fois qu'il n'a pris des décisions de la commission des péages que ce qui lui convenable

J'aborde maintenant la discussion du projet de loi à l'ordre du jour et vais rencontrer les arguments présentés par M. le ministre des finances dans la dernière séance, celle de vendredi.

Je dois déclarer tout d'abord, même après la rectification qu'a faite l'honorable M. Frère au sujet du nombre de bateliers, que son discours fourmille d'erreurs ; non seulement d'erreurs de chiffres et de faits, mais d'erreurs d'appréciations et je le prouve.

Je commence par rectifier le fait relatif à la transaction intervenue entre le Centre et le bassin de Charleroi, au sein de la commission des péages. M. le ministre prétend n'avoir trouvé nulle trace de cette transaction qu’il dit être de pure invention. (Interruption.)

Je ne comprends pas cette interruption ; la commission a sans doute été instituée pour quelque chose, et si l'on ne voulait pas tenir compte de ses décisions, il était inutile de la réunir. Je poursuis et dis que le dégrèvement proportionnel obtenu par ou pour le Centre a été la conséquence du dégrèvement de 40 p. c. qui a réuni la majorité.

Cela est consigné dans l'un de nos procès-verbaux, M. le ministre pourra s'assurer, quand il le voudra, de l'exactitude de ce que j'avance. N'est-il pas évident que le dégrèvement proportionnel acquérait d'autant moins d'importance que le dégrèvement total était plus considérable ? Il fallait donc être d'accord sur ce dernier chiffre avant de prendre une détermination sur la proposition de l'honorable M. Jouret.

M. le ministre a prétendu vendredi qu'il n'y a pas de bateliers, aujourd'hui il accorde que le tiers environ des bateaux naviguant sur le canal de Charleroi appartiennent à des bateliers. Je ne suis pas plus d'accord sur un chiffre que sur l'autre.

Le deuxième argument de M. le ministre, c'est que les chemins de fer ne font pas au canal la concurrence que nous avons indiquée.

M. le ministre a dit aussi que l'abaissement des péages ne profitera pas aux consommateurs.

Enfin l'Etat doit, selon M. le ministre, exploiter le canal au mieux des intérêts du trésor, absolument comme on vend une coupe de bois dans la forêt de Soignes.

Ainsi, M. le ministre nous a dit aujourd'hui qu'un tiers des bateaux qui naviguent sur le canal de Charleroi appartiennent à des bateliers ; il y en aurait donc 340 dans ce cas. Vendredi il n'y en avait que 10 ; tout à l'heure, nous arriverons à 560 avec les preuves à l'appui, c'est-à-dire qu'en trois jours nous serons montés de 1 p.. c. à 50 p. c.

Messieurs, il est extrêmement heureux que l'argument de M. le ministre ne soit pas fondé. La Chambre a été très vivement impressionnée de ce fait que presque tous les bateaux appartiendraient aux sociétés exploitantes, que l'on finira par supposer être taillables et corvéables, à ce qu'il paraît, tant on semble vouloir écarter les réclamations venant d'elles.

Vendredi, le batelier était un mythe. Il est donc fort heureux que l'argument de M. le ministre des finances ne se soit pas vérifié, car alors la prédiction de l'honorable bourgmestre de Bruxelles allait se réaliser, c'est-à-dire que lorsque l'honorable M. Ch. de Brouckere a pris la parole en faveur des bateliers, il a conjuré le gouvernement de prendre une décision assez prompte, parce que le mal allait faire de tels progrès, que la réduction ne profiterait plus à ceux qui étaient alors dans la misère, mais à ceux qui achèteraient les bateaux dont les bateliers devraient se défaire. Voilà à peu près ce qu'a dit l'honorable M. Ch. de Brouckere. Il est donc heureux, je le répète, que l'argument ne se soit pas réalisé, non parce qu'il était mauvais pour notre cause, mais parce qu'il lui était trop favorable.

Du reste, une réflexion naturelle devait être faite ici. Il n'y a pas, dit-on, de bateliers sur le canal de Charleroi, cependant il y a un fret. Si toutes les sociétés charbonnières possédaient des bateaux, pourquoi un fret ? Elles n'en auraient pas besoin : ce serait tout à fait superflu.

Nous devons donc nous féliciter que les bateliers se soient trouvés ailleurs que dans l'imagination de l'honorable M. Hymans. L'honorable membre aura appris sans doute avec plaisir qu'il n'a pas laissé non plus s'égarer sa sensibilité en faveur d'êtres imaginaires.

Messieurs, le nombre des bateaux appartenant aux bateliers n'est plus de 10, il est de 560 quant à présent ; encore quelques jours, et nous arriverons sans doute à 600.

Je possède, du reste, les noms des bateaux et des bateliers, d'après une note qui a été recueillie dans l'administration, et je certifie que le chiffre de 560 est de la dernière exactitude. (L'orateur donne lecture de ce passage.)

Enfin, un fait a été constaté vendredi dernier au sortir de la séance, c'est qu'alors que M. le ministre avait nié l'existence de bateliers, propriétaires de bateaux, il entrait à la 55e écluse, dans le bassin de Bruxelles, 42 bateaux, dont 22 appartenant à des bateliers et 20 à des sociétés.

Ainsi il est bien avéré, et M. le ministre des finances l'a reconnu lui-même, que cet argument, destiné à faire tant d'impression, se trouve complètement anéanti.

Les écrits qui ont été publiés au nom des bateliers, ne l'ont pas été pour eux seuls ; chaque fois que des pétitions nous ont été adressées, elles nous étaient faites non pas seulement au nom des bateliers, mais aussi au nom des marchands de charbon et des exploitants. C'est ce qui (page 27) explique comment on a pu faire tant de frais en faveur des bateliers. Vous voyez qu'ils n'ont pas dû intervenir et que pour faire valoir leur juste cause, les débours ont été effectués par les autres catégories de réclamants.

Pour en finir avec le nombre de bateliers, je rappellerai que l'une des pétitions qui nous a été adressée contenait 350 signatures de bateliers ; or, vous savez, messieurs, que quand il s'agit de faire pétitionner, il n'est pas toujours facile d'avoir sous la main tous les signataires. Ce qui démontre une fois de plus que les bateliers sont bien et dûment de ce monde.

Mais n'y eût-il même pas de bateliers, les réclamations faites n'ont-t-elles plus de valeur, par cela seul qu'elles n'émanent pas de malheureux ? Evidemment non, messieurs. La question principale est celle-ci : les réclamations sont-elles fondées ? Or, c'est ce qui a déjà été prouvé à l'évidence. Eh bien, alors ne nous inquiétons pas si elles sont faites par Jean, Pierre ou Jacques.

Voilà pour le premier argument.

Maintenant M. le ministre des finances a dit que le chemin de fer ne fait pas la concurrence qui a été dite, au canal de Charleroi ; il n'admet pas que nous puissions a priori calculer le chiffre des frets ; il dit : Votre fret m'inquiète assez peu ; je vais vous faire connaître les frets qui sont ceux de toute l'année.

M. le ministre des finances nous a en effet donné les frets de 1859 ; je ne sais pas si ce n'est pas une erreur ; je ne sais pas s'il n'a pas voulu parler des frets de 1858.

C’est que dans les renseignements donnés il y a une chose assez bizarre ; on n'a pas navigué en juillet et août, cependant je vois des frets pour ces deux mois. Le bas fret, est presque un argument en faveur de notre thèse ; car, lorsqu'il reste à ce taux, on peut dire qu'il est un véritable fret de misère. En effet, si l'on a transporté à si bas prix, quand on sait ce que coûte le fret, on peut en conclure qu'on a transporté à perte. Cela s'est réalisé pendant presque toute l'année.

Il y a, messieurs, dans le fret des éléments qu'on ne peut pas discuter, ce sont les frais fixes, tels que le péage qui est de 2 fr., le halage 74 c, les gages du batelier 87 c, ce qui fait déjà 3,61. Voilà déjà un chiffre aussi élevé que le chiffre moyen du fret annoncé par M. le ministre ; je ne parle pas des autres éléments du fret, dont il a été parlé et au sujet desquels j'aurais presque un reproche à faire à M. Hymans, celui d'avoir été trop modéré.

Il a puisé dans l'ouvrage de M. Vifquain l'évaluation du prix du bateau qu'il a porté à 2,500 francs ; or j'ai entre les mains les prix courants des constructeurs de bateaux qui tous demandent de 4,500 francs à 5 mille fr. pour un bateau naviguant sur l'Escaut.

Or, il faut tenir compte de l'intérêt et de l'amortissement de ce capital, ainsi que de l'usure des outils à remplacer ; on peut discuter sur l'importance des outils à remplacer, elle peut être plus ou moins élevée, suivant que le batelier est plus ou moins soigneux ; mais la discussion ne peut s'établir alors que sur une très minime partie du fret, qui peut certainement être déterminée, à quelques centimes près. Dans les comparaisons que M. le ministre a faites du fret avec les prix des transports par chemins de fer, il a oublié une chose importante, c'est que la ligne qui nous fait réellement concurrence, c'est le chemin de fer de Louvain.

Or ce chemin n'a aucun frais à faire payer par les exploitants pour le chargement ; il est construit de telle façon que les waggons sont remis à l'exploitant au pied de la fosse, il n'y a pas de frais de transport autres que ceux repris au tarif de la compagnie ; le waggon est pris et chargé à la fosse et transporté moyennant un prix assez bas, 3 fr. 60, je crois ; tandis que lorsqu'il s'agit de transporter par eau il faut commencer par amener les charbons au rivage, puis charger à bateau, ce qui entraîne des frais qui varient de 50 centimes à 1 franc.

M. le ministre a choisi pour les besoins de la cause le transport de Charleroi à Louvain, l'honorable M. Dechamps avait renoncé à cet exemple qui ne peut recevoir d'application. Nous savons que nous ne pouvons pas lutter, le péage entier fût-il supprimé, nous savons donc que nous ne pouvons pas envoyer des charbons de Charleroi à Louvain par le canal. Ces transports sont dévolus définitivement au chemin de fer de Louvain Personne n'a prétendu non plus que le prix du transport pût être plus élevé sur le canal que sur le chemin de fer de l’Etat de Charleroi à Bruxelles.

Mais sur le chemin combiné de Louvain et de Luxembourg les transports des houilles nous sont enlevés vers Bruxelles.

M. le ministre fixe le prix de transport du Centre à Bruxelles à 4 fr. 76, il est de 4 fr. 30 ; de sorte que toutes les différences au lieu d'être établies eu faveur des transports par le canal, sont établies en faveur des transports par chemin de fer.

Mais l'honorable M. Dechamps a fait valoir un autre argument qui ne pouvait être consigné dans le rapport de la commission d'industrie. Il vous a dit que le chemin de fer d'Ecaussines serait prochainement exploité et que le transport par ce chemin de fer serait réduit à 3 fr. 80 ; de sorte, que là encore, une différence assez grande, une différence de 55 centimes, sera eu faveur du transport par chemin de fer.

La concurrence que font les chemins de fer au canal est donc manifeste. Elle résulte des chiffres, et les chiffres on ne peut les discuter. Ils sont là pour tout le monde. Mais il n'a pas été question, dans le discours de M le ministre, des chiffres les plus favorables, par exemple, du prix du transport de Louvain à Gand, à Anvers, à Zele, à Lokeren, et voici que les sont les différences qui toutes plaident en notre faveur.

Sur Bruxelles, nous avons dit que la différence était de fr. 1 06 ; sur Anvers, elle est de fr. 1 83 ; sur Zele et Lokeren, de fr. 1 91, et sur Bruxelles par Ecaussines, de 55 centimes.

Cela m'amène à dire que je maintiens de la manière la plus absolue les chiffres qui ont été posés et discutés dans la commission des péages, où ils n'ont pas été réfutés sérieusement.

Et je me félicite de pouvoir dire que les membres de cette commission, la section centrale qui s'est occupée du projet que nous discutons, la commission des péages, l'honorable M. Hymans, 1 honorable M. Dechamps, le conseil communal de Bruxelles, tous ne se sont pas trompés et ont raisonné sur des chiffres qui n'ont rien de fictif.

Maintenant l'honorable M. Dechamps nous a indiqué le charbon transporté par le chemin de fer de Louvain à la Sambre, par le chemin de fer de l'Etat à prix réduit, par le chemin de fer du Luxembourg, et il est arrivé au total de 800,000 tonnes. Venir dire après cela, que les chemins de fer ne font pas concurrence au canal, c'est nier le jour. Evidemment, je ne dis pas que ces 800,000 tonnes devraient nécessairement entrer dans le canal ; ce serait doubler le chiffre des transports. Mais au moins, sur ces 800,000 tonnes, il pourrait en revenir quelque chose au canal, si on l'avait bien voulu. En présence de quantités pareilles, au moins pouvons-nous dire que la matière à transporter est là, qu'indépendamment de ces 800,000 tonnes qui sont dévolues en grande partie aux chemins de fer concédés, vous avez vu que le trafic sur le canal ne fait qu'augmenter. C'est là un point essentiel, car si l'on n'était pas parfaitement certain d'avoir de quoi transporter, je comprendrais qu'on hésitât à abaisser les péages. Mais du moment que l'on est certain de transporter, il est du devoir du gouvernement de faire concurrence en attirant les transports et de ne pas se les laisser enlever par les chemins de fer concédés.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Le gouvernement paye à ces chemins de fer un minimum d'intérêt.

M. Sabatier. - Il est extraordinaire que ce soient les extracteurs, es consommateurs et les bateliers, obliges de se servir du canal, qui doivent desservir les intérêts consentis a des compagnies.

Je dis que vous pouvez faire la concurrence aux chemins de fer concédés et cela m'amène à comparer ce qui se passe aujourd'hui à ce qui se passait en 1848.

En 1848, vous avez accordé 35 p. c. de rabais, parce que le chemin de fer de l'Etat faisait concurrence au canal qui appartient également à l'Etat. Aujourd'hui, il s'agit de savoir si ou laissera enlever au canal des transports par des chemins de fer concédés, sans profit pour l'Etat. Puisqu'on veut défendre les intérêts du trésor, il me semble qu'il y aurait là matière à réfléchir.

J'arrive à un autre argument qui a été présenté par M. le ministre des finances.

« L'abaissement des péages ne profitera pas aux consommateurs ; en tous cas il représente bien peu de chose relativement au prix de la houille. L'abaissement du prix de transport ne doit pas faire que nécessairement il y ait profit pour le consommateur, attendu que le prix de la houille pourrait augmenter. »

Voilà évidemment des faits qui n'ont aucun rapport entre eux. Le prix du charbon peut augmenter. Mais le fret n'est pour rien là-dedans. Celui qui reçoit du charbon a deux choses à payer : il a à payer le prix du charbon pris à la fosse, et il a à payer le transport. Si le prix du transport diminue, le consommateur en profite ; et si par d'autres circonstances le prix du charbon augmente, cela est indépendant de la question de transport.

L'idée que l'abaissement des péages ne profiterait pas aux consommateurs a déjà été produite dans l'exposé des motifs du projet. La, comme dans son discours, M. le ministre des finances nous dit que l'abaissement des péages , relativement à la valeur de la houille, a si peu d'importance, que le consommateur ne peut y trouver grand bénéfice.

Mais je demande comment on peut envisager une question aussi importante à un point de vue aussi restreint. On prend dans l'exposé des motifs le cas où un particulier ferait arriver du charbon à Bruxelles et devrait payer pour les mille kilog. fr. 33-53 pour la première qualité, et fr. 24-53 pour la seconde. Il est évident que si nous faisions venir un waggon de houille et si l'on nous disait que pour toute l'année nous aurons 80 centimes de moins à payer, cette différence serait regardée comme sans importance. Mais ce n'est pas de ce charbon qu'il s'agit. Il s'agit de tout autre charbon qu'on emploie dans l'industrie, du charbon qu'on a appelé à juste titre le pain de l'industrie, du charbon menu qui fait marcher la machine, et qui coûte non 25 fr., mais de 3 à 6 francs. Alors la proportionnalité change complètement.

Il s'agit encore des charbons que nous exportons, vers la Hollande, par exemple, et qui sont en général des charbons à très bas prix. Il est évident qu'un abaissement des prit de transport nous permettrait de faire concurrence en Hollande aux charbons anglais et aux charbons venant du bassin de la Ruhr. On a donc eu tort de se borner à parler du charbon qui n'est même pris que par exception par le particulier.

(page 28) Car nous savons que tout le monde ne consomme pas de la grosse houille ; que pour les trois quarts de la consommation, on emploie du charbon tout venant quelquefois de menu.

Messieurs, ce qui s'est passé en 18-49 viendrait encore donner un appui à la thèse que je défends. En 1849, on a abaissé de 35 p. c. les péages sur le canal de Charleroi. Tous les marchands de Bruxelles peuvent vous ouvrir leurs livres, ils le feront avec plaisir, pour vous prouver qu'immédiatement le consommateur a vu réduire le prix de son charbon d'une somme égale à l’abaissement du péage.

Je ferai appel à l'honorable bourgmestre de Bruxelles ; il vous dira qu'à propos de l'octroi, le mène fait s'est produit. L'octroi était de 4 fr. 11 a été réduit à 2 fr. ; immédiatement les consommateurs ont payé 2 fr. de moins.

L'abaissement des prix de transport, dit-on, n'est pas la cause absolue de l'augmentation du trafic. Cette augmentation serait due à un fait normal qui a été signalé depuis 1849. Effectivement M. le ministre a prouvé par des chiffres officiels que depuis 1849, le trafic s'était élevé de 604,000 tonnes à 794,000 tonnes, de l'année 1850 à l'année 1857 et que l'année 1858, il avait été de 805,000 tonnes.

Il y a donc, qui qu'en soit le motif, augmentation progressive du trafic, et c'est là un fait important et qu'il faut noter, car si cette augmentation est normale, elle continuera à se produire ; et dès lors M. le ministre des finances ne devrait pas défendre avec tant d'énergie et de persévérance les intérêts du trésor, car en peu d'années la perte éprouvée par un abaissement de péages sera réparée.

Si au contraire c'est un fait économique constant que le bas prix de la marchandise amène l'augmentation de la consommation, à plus forte raison le trésor perdra-t-il moins longtemps. Et comment pourrait-on prétendre que le bas prix des transports n'est pas éminemment profitable au développement du trafic, alors que vous voyez des chemins de fer se construire tous les jours ?

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous ne m'avez pas compris.

M. Sabatier. - Je réponds à vos arguments. Vous avez eu la parole. C'est maintenant mon tour.

Vous avez dit que le bas prix des transports n'amène pas nécessairement une augmentation de trafic. C'est à cela que je réponds. Je demande pourquoi, s'il n'en était pas ainsi, on construirait des chemins de fer, des routes et des canaux. Vous dites que pour le canal de Charleroi, l’augmentation est due à un fait normal. Eh bien, qu’elle soit due à un fait normal ou à un fait économique, elle continuera à avoir lieu et dès lors la perte pour le trésor sera peu considérable.

M. le ministre me dit que je ne l'ai pas compris. J'entendrai avec plaisir sa réponse. Je n'insiste pas, et je passe à un autre argument.

C'est au producteur, dit l'honorable ministre des finances, que profitera l'abaissement des péages, le producteur n'est pas à plaindre ; et enfin, le bassin de Charleroi n'est pas à l'agonie.

Voilà les arguments de M. le ministre des finances pour prouver qu'un fait qui est démontré injuste, ne doit pas être réparé, parce que si on le réparait, le consommateur n'en profiterait dans une faible mesure. Dans l'exposé des motifs du projet de loi, cet argument avait aussi été présenté, à savoir « que les producteurs n'ont certainement pas eu à se plaindre des conditions de transport ; qu'il suffit, pour s'en convaincre, de considérer le degré de prospérité auquel est parvenue l'industrie houillère des deux bassins que le canal de Charleroi a mis en communication directe avec Bruxelles. » Nous allons nous expliquer sur cette prospérité.

L'ouvrage de M. Wellens porte que de 1834 à 1855, l'exploitation des charbons à augmenté dans la proportion de 100 à 774.

Cela prouve une chose : c'est qu'en 1834 nous ne faisions rien ; et encore à l'heure qu'il est, nous n'en sommes arrivés, ni plus ni moins, qu'au chiffre du bassin de Mons. Ainsi, malgré tous nos progrès, nous ne sommes pas arrivés à extraire plus de charbon que les exploitants du bassin de Mons. Et si malgré les entraves, car ce sont de véritables entraves quand on doit payer plus que d'autres pour le même service rendu, l'exploitation charbonnière s'est autant accrue, il faut en rendre hommage aux exploitants, à leur énergie, à leur persévérance et à leur confiance dans la justice du gouvernement à faire droit à de justes réclamations.

D'autre part, messieurs, la question de quantité établit-elle la prospérité d'un bassin ? Sans doute c'est un des éléments, mais ce n'est pas le seul.

Il s'agit de savoir si sur une exploitation aussi vaste, où l'on a sacrifié tant de capitaux, on est suffisamment rémunéré de ses sacrifices et des efforts faits depuis tant d'années, pour aider à placer la Belgique au rang des premières nations industrielles du monde.

Or, malheureusement pour le bassin de Charleroi, les chiffres prouvent qu'il a fallu énormément de constance pour continuer à exploiter dans les conditions où l'on s'est trouvé et que les bénéfices réalisés n’ont pas toujours répondu à l'attente des capitalistes.

Je ne vous donnerai pas les chiffres un à un des bénéfices réalisés depuis 1855 tant dans les bassins de Mons, du Centre et de Liège que dans le bassin de Charleroi. Je me bornerai à indiquer la moyenne depuis 5 ans.

Tandis que le bénéfice était dans le bassin du Centre de 3,60, dans le bassin de Mons de 1,99, dans le bassin de Liège de 1,75, il était dans le bassin de Charleroi de 0,96.

Or, d'après le capital engagé dans le bassin de Charleroi, capital qui s'élève à plus de 460 millions, le bénéfice indiqué par ce chiffre ne représente que 4 p. c.

Vous voyez si nous avons lieu de nous féliciter de cet état de prospérité inouïe dont on nous parle. Puisqu'on invoque les bénéfices et la prospérité du bassin de Charleroi, pour nous marchander une amélioration dans les transports, je devais bien vous entretenir des résultats obtenus dans les autres bassins ; du reste, nous ne le faisons pas d'une manière indiscrète, ces chiffres sont tirés des statistiques publiées par l'administration des mines.

Un dernier argument a été présenté par M. le ministre des finances. Je vais le rectifier et j'aurai rempli ma tâche.

Cet argument est celui-ci : L'Etat peut exploiter le canal au mieux des intérêts du trésor.

Je partage l'opinion de M. le ministre des finances, lorsqu'il dit qu'un service rendu doit être rémunéré ; que cette rémunération s'appelle impôt ou d'un autre nom, lorsqu'elle profite à l'Etal, lorsqu'elle vient augmenter bs ressources du trésor, j'y donne mon appui, dans une certaine mesure, mais non pas dans les conditions où l'on veut nous placer.

Ainsi, ce que je ne comprends pas, c'est que quand les canaux sont appelés à rendre les mêmes services, il y ait entre eux un péage différentiel.

C'est pourtant ce qui existe en notre défaveur, puisque nous payons, à l'heure qu'il est, 2 6/10 fois plus qu'on ne fait sur les canaux de Pommeroeul à Antoing et de Mons à Condé.

Ensuite, messieurs, si le péage doit dépasser les frais d'entretien, il ne doit pas les dépasser tellement, que la rémunération ne soit plus en rapport avec l'importance du service rendu.

Ainsi je crois être de très bonne composition en admettant que l'on peut percevoir un peu plus que les frais d'entretien. En France, le transport de la houille sur la plupart des voies navigables n'est pas de 2 6/10 centimes, ni de 1 centime, mais il est de 1/2 centime seulement, et dans ce pays on envisage même d'une manière si sérieuse la nécessité de rendre les transports le moins coûteux possible, qu'en ce moment-ci on y étudie la possibilité de renoncer à tout péage, ce qui ferait abandonner une recette de 18 millions. Je ne veux pas aller jusqu'à la gratuité, mais je demande qu'au moins les péages, que l'on peut considérer comme un impôt, soient répartis également.

Messieurs, je termine en disant que le chiffre de 60 p. c. doit être défendu surtout à ce point de vue que cet abaissement nous fait arriver ni plus ni moins qu'au péage des deux autres canaux du Hainaut, canaux qui rendent le même service sinon des services meilleurs que le canal de Charleroi.

C'est au nom des consommateurs que je demande la réduction ; au nom des consommateurs qui trouveront toujours des avantages dans la concurrence que leur refusent aujourd'hui le tarif différentiel établi en faveur du bassin de Mons.

C'est au nom des producteurs que je réclame, c'est aussi au nom des bateliers qui, ayant à transporter davantage, n'auront plus à se plaindre de la misère très réelle qui les frappe depuis trop longtemps.

Enfin je sollicite un vote favorable à ma proposition au nom des défenseurs de la liberté commerciale. Lorsque tout le monde s'occupe de vouloir faire entrer les produits étrangers, il faut bien laisser circuler au plus bas prix possible les produits du travail national, qui ne seront en droit de demander la concurrence étrangère que lorsque les produits du travail national pourront arriver dans tout le pays à des conditions de transport qui ne laissent rien à désirer.

M. J. Jouret, rapporteur. - Messieurs, le discours de l'honorable préopinant me permet de supprimer un grand nombre des observations que je voulais présenter à la Chambre. Une foule de choses ont été démontrées par l'honorable M. Sabatier, qui ne pouvaient l'être par de meilleures raisons ni par un homme plus compétent que lui.

Messieurs, dans la séance de vendredi dernier, l'honorable ministre des finances, avec cette éloquence à laquelle il nous a habitués depuis longtemps, a prononcé un de ces discours pleins de sens et d'esprit, qui font toujours une si profonde impression sur cette assemblée.

Mais, lorsque nous nous recueillons, lorsque nous nous arrachons au charme, au charme que je subis plus que tout autre car il n'a pas d'admirateur plus sincère que moi, on reconnaît qu'il faut bien se garder de prendre à la lettre toutes les assertions que produit le brillant orateur, tous les arguments dont il se sert.

M. le ministre des finances a pris la parole tout à l'heure pour modifier une partie de son discours, et néanmoins je maintiens l'observation que je viens de faire, car elle s'adresse, comme vous le verrez, à d'autres parties de son discours. Je n'hésite pas à le dire, messieurs, malgré le prestige de sa parole, l'honorable ministre des finances n'a porté aucune atteinte sérieuse aux deux motifs principaux invoqués à l'appui de la mesure que nous discutons en ce moment, à savoir : qu'il faut permettre au canal de Charleroi de soutenir la concurrence des chemins de fer et notamment des chemins de fer concédés ; ensuite qu'il (page 29) faut faire disparaître la différence véritablement injustifiable qui existe entre les péages du canal de Charleroi et les péages des autres voies navigables du pays.

En ce qui concerne le premier point, messieurs, ai-je besoin d'en faire une nouvelle démonstration, après le discours véritablement lumineux que vous venu d'entendre ? Ce n'était pas sans une certaine inquiétude, je l'avoue, que dans la séance de vendredi dernier, j'avais entendu l'honorable ministre des finances poser d’une manière absolue le chiffre qu'il citait ; mais je me suis rappelé que déjà dans d'autres séances, notamment dans celle du 10 mai dernier dans une discussion sur le sujet qui nous occupe en ce moment-ci, M. le ministre des finances avait posé aussi d'une manière absolue un chiffre qui a été immédiatement combattu d'une manière victorieuse par le même orateur que vous venez d'entendre. Je me suis donc rassuré, et j'ai eu parfaitement raison.

L'honorable M. Sabatier a démontré, en effet, de la manière la plus complète le fondement de toutes ses allégations, en détruisant les chiffres posés par le gouvernement, il a maintenu intact le travail remarquable qu'il vous a présenté au nom de la commission d'industrie, ainsi que ceux que j'avais consignés dans les développements du projet de loi primitif.

Quant au deuxième point, c'est-à-dire la nécessité de faire disparaître la différence injustifiable entre les péages du canal de Charleroi et ceux des autres canaux du pays, faut-il messieurs, en donner d'autre preuves que de mettre sous vos yeux le chiffre du budget des voies et moyens de l'année courante ?

Le produit total de toutes les voies navigables du pays, lorsqu'on déduit quelques sommes insignifiantes qui n'appartiennent pas à la même catégorie, ce produit s'élève à 2,800,000 francs, et le canal de Charleroi paye à lui seul 1,400,000 francs. Si donc vous décrétez la mesure que nous défendons, le canal de Charleroi, qui payera encore plus de 700,000 francs, fournira toujours plus du quart des produits de toutes les voies navigables de la Belgique.

Mais, nous disait l'honorable ministre des finances, le péage est un revenu légitime d'un domaine de l'Etat.

« ... D'un domaine public » a dit immédiatement l'honorable M. de Naeyer. « domaine public, ou domaine de l'Etat, peu importe ! a répliqué M. le ministre des finances ; c'est un revenu légitimement perçu ; c'est le plus légitime des revenus. »

Messieurs, je n'irai pas jusqu'à prétendre d'une manière absolue que les péages sont un impôt ; mais ce que je prétends, c'est que, perçus comme ils le sont dans la question que nous discutons, ils sont véritablement un impôt onéreux, inique.

La thèse absolue, que les péages, perçus de cette manière sont un véritable impôt, peut se soutenir pourtant, et a été soutenue à différentes époques, dans cette Chambre par des hommes d'un haut mérite !

En 1848, l'honorable M. Pirmez, qui était doué d’un rare bon sens et dont les idées en économie politique étaient fort estimées dans cette Chambre ; l’honorable M. Pirmez a posé cette thèse d’une manière absolue, il n’a pas été seul à proposer cette opinion ; l’honorable M. Dechamps, dans la même discussion, a soutenu la même thèse et il l’a reproduite dans le dernier discours que nous avons entendu. Ce sont des autorités qui me paraissent imposantes.

Ainsi que je l'ai déjà dit, l'honorable M. Pirmez est un économiste fort estimable. L'honorable M. Dechamps a eu l'honneur d'être ministre du Roi ; une opinion semblable, professée par l'honorable M. Dechamps, dans une discussion aussi solennelle, a nécessairement une grande valeur.

Messieurs, l'honorable M. Hymans vous a cité une autre autorité, il a cité M. l'ingénieur de Ridder ; lors de la création du chemin de fer en 1834, dont l'établissement a fait tant d'honneur à M. le ministre de l'intérieur, l'honorable M. de Ridder a posé la thèse de la manière la plus absolue.

Je puis citer, à mon tour, une autre autorité. M. Wellens, un de nos ingénieurs les plus recommandables, professe la même manière de voir ; je ne dirai pas que M. Wellens va jusqu'à prétendre que les péages perçus de cette façon soient un impôt ; j'avancerais une chose hasardée ; car les considérations qu'il a fait valoir dans la commission des péages et les votes qu'il a émis, prouveraient précisément qu'il ne va pas jusque-là. Mais voici ce que je lis dans un travail fort intéressant de cet ingénieur sur la Dendre, et où il pose la théorie dans cette même sens que M. de Ridder.

« Les péages, dit M. Wellens, à percevoir sur toute nouvelle voie de communication doivent comprendre :

« 1° L'intérêt du capital engagé ;

« 2° L'amortissement ;

« 3° Les frais d'entretien et d'amélioration. »

Vous voyez donc, messieurs, que M. Wellens, qui avait la confiance pleine et entière du gouvernement et qui avait été désigné par lui pour s'occuper avec soin de la question des péages, partage également cette manière de voir.

Mais admettons avec M. le ministre des finances qu'il soit impossible de dire d'une manière absolue que c'est là un impôt. « C'est, dit M. le ministre des finances, la rétribution d'un service rendu. »

La rétribution d'un service rendu !... Soit, mais il faut absolument qu'elle s'appuie sur des bases justes et équitables. Ces bases justes et équitables, les rencontrons-nous dans la question actuelle ? Vous allez en juger, messieurs.

Le canal de Charleroi produit 1,400,000 fr. et transporte 800,000 tonnes ; les canaux de Mons à Condé et de Pommerœul à Antoing produisent à eux deux 430,000 à 460,000 fr., environ le tiers, par conséquent, pour un transport de 3 millions de tonnes, c'est-à-dire pour un transport trois fois plus considérable que celui qui se fait sur le canal de Charleroi ; de manière que le canal de Charleroi produit seul trois fois plus que ces deux canaux et produit dans des proportions bien plus énormes, quand on le compare à certains canaux des Flandres qui ne payent rien ou presque rien, et coûtent des sommes énormes pour leur entretien.

Messieurs, je vous le demande, est-ce bien avec raison que M. le ministre des finances a pu dire dans son exposé des motifs qu'il n'est pas injuste de maintenir les péages au taux actuel ? En présence des considérations que nous venons de faire valoir, j'ose affirmer que ce serait l'injustice la plus criante ; et ce qui le prouve, au surplus, c'est le projet de loi lui-même que présente le gouvernement, mais qu'il présente malheureusement dans des limites trop restreintes

Messieurs, ainsi que le disait l'honorable M. Ch. de Brouckere, dans une séance précédente, en interrompant M. le ministre des finances, ce qui constitue ici ce que j'appellerai le nerf de la question, c'est le point de savoir si la mesure sera favorable aux consommateurs, oui ou non. Mais, messieurs, comment serait-il possible de continuer à prétendre que la mesure ne sera pas favorable aux consommateurs ? L'honorable M Sabatier vient d’établir l'affirmative par une démonstration lumineuse que je pourrais me dispenser de faire après lui, et que je ne fais qu'indiquer.

Le prix du charbon se compose de deux éléments différents ; nous avons le prix au carreau des fosses ; nous avons le prix de transports, qui constitue le fret.

Or, n'est-il pas clair comme le jour que, quand vous diminuez un de ces éléments d'une manière permanente, vous diminuez également le prix général du charbon ? Le consommateur gagnera donc considérablement à la mesure.

Et c'est ce dont tout le monde a pu s'assurer par l'examen des livres des négociants en charbon lors de rabais de 35 p. c. fait en 1849 et lors de la diminution de 2 fr. des droits d'octroi de la capitale. Ces dégrèvements, en effet, ont été immédiatement suivis d'une baisse correspondante dans le prix du charbon, et tout autorise à croire que cette fois encore il en sera ainsi.

Sans doute, il n'est pas impossible, comme l'a dit M. le ministre des finances, que le prix du charbon à la fosse venant à varier d'après l'offre et la demande, l'ensemble du prix en soit affecté ; mais il n'en est pas moins vrai que le prix du charbon baissera inévitablement dans une proportion dont le consommateur n’aura qu'à se louer.

Messieurs, l'intérêt du Trésor demande-t-il que la mesure soit prise !

Encore une fois, comment serait-il possible de le nier ? Si les voies ferrées enlèvent au canal de Charleroi une partie de ses transports, à l'aide de l'état de choses, anomal que nous signalons, n'est-il pas clair que si vous prenez des mesures propres à rendre au canal de Charleroi ses transports, vous faites un acte des plus avantageux pour le trésor public ?

Messieurs, on a paru insinuer, dans l'exposé des motifs, qu'il fallait se garder de prendre la mesure, parce qu'elle pourrait nuire aux sociétés concessionnaires.

Je me garderai bien de m'associer d'une manière complète à ce qu'a dit l’honorable M. Hymans, dans une séance précédente, relativement aux sociétés concessionnaires, à l'égard desquelles il m'a paru qu'il se montrait un peu sévère.

Je pense, pour moi, que la justice et l'équité exigent que les chemins de fer créés presque tous par les sociétés concessionnaires avec des capitaux étrangers soient laissés à leurs conditions naturelles et normales de prospérité et de développement. Mais quand un état de choses produisant les résultats que nous signalons vient leur donner un développement auquel dans des conditions ordinaires elle ne pouvait prétendre, peut-il y avoir une raison quelconque pour ne pas prendre la mesure que le gouvernement nous invite à prendre ? Je ne puis le croire, et je pense que malgré ce que l'exposé des motifs a pu dire des sociétés concessionnaires, la Chambre adoptera ces propositions dans les proportions que lui donne la section centrale.

On a dit encore dans l'exposé des motifs que la proposition de réduire les péages de 25 p. c. trouvait sa base dans le désir qu'avait le gouvernement de faire la part de la conciliation.

Je suis d'avis que pour faire dans la réduction à opérer la part de la conciliation, il faut la faire non de 25 p. c. mais de 40, et je le prouve.

Lorsque la discussion de ces questions a été abordée à la commission des péages, le projet de loi spécial relatif aux péages du Centre devait avoir la priorité, attendu qu'il était plus ancien en date ; mais j'avais parfaitement compris qu'il était impossible d'apprécier les propositions d'arrangement qui ne manqueraient pas de surgir, si on ne se fixait pas (page 30) d'abord sur la réduction générale à opérer sur le canal ; j'insistai pour qu'on fixât d'abord cette réduction.

Cette marche fut adoptée.

L'honorable ministre des finances a dit dans la séance de vendredi ces paroles que j'ai notées au moment où il les a prononcées :

« Le projet de loi a abouti à une solution de la question entre le Centre et Charleroi, et cette solution est irrévocablement acquise, indépendamment du taux général à adopter pour l'abaissement des péages. » C'est une erreur ; il est positif que les deux questions se sont toujours trouvées liées ensemble. Et si la réduction n'est pas portée à 40 p. c., vous portez atteinte à l'arrangement ; le Centre ne trouvant plus dans les résultats que doit produire le projet du gouvernement, le dégrèvement qui lui était promis.

Je demande s'il n'est pas vrai qu’à trois reprises différentes M. Sabatier a demandé au sein de la commission des péages s'il était bien entendu que toutes les résolutions de la commission formaient un ensemble dont toutes les parties étaient solidaires l'une de l'autre. Je demande qu'on veuille me dire à quoi l'honorable membre faisait allusion, si ce n'était pas aux résolutions prises pour le canal de Charleroi en général et pour le Centre en particulier.

Messieurs, le chiffre de 40 p. c, je l'affirme, a été considéré par la commission des péages elle-même comme un chiffre transactionnel.

Voici ce qui est arrivé au moment où on a voté sur les chiffres ; le chiffre de 60 p c. a été rejeté par 5 voix contre 4 ; le chiffre de 50 p. c. a été également rejeté par 5 voix contre 4 ; à ce moment un de nos anciens collègues, que je regrette de ne plus voir parmi nous, déclara qu'il lui serait impossible d'aller plus loin dans la voie des réductions, qu'il se prononcerait contre le chiffre de 40 p. c. Il fit cette déclaration avec cette brusquerie pleine de loyauté qui est le propre de son caractère.

Alors un autre membre, un honorable ami, prit la parole à son tour et dit que s'il était disposé à appuyer le chiffre de 40 p. c, c'était qu'il le croyait de nature à être adopté sans contestation par le gouvernement.

Nous avions pensé loyalement, et nous croyions avoir raison de le penser, bien que depuis notre honorable ami nous ait déclaré que nous étions dans l'erreur, nous avions cru qu'il était l'interprète des intentions du gouvernement.

M. Muller. - Je demande la parole.

M. J. Jouret. - Je crois ne rien dire de désobligeant pour notre honorable collègue. J'affirme qu'après qu'il eut fait cette déclaration, MM. Sabatier, Vervoort et moi, nous engageâmes notre honorable collègue, M. Thiéfry, à ne pas voter contre le chiffre de 40 p. c, et ce fut en cédant à nos vives instances qu'il se joignit à nous pour voter la réduction de 40 p. c. qui fut votée à son tour, par 5 voix contre 4.

J'affirme, je le répète, que les choses se sont passées comme je viens de le dire.

Vous le voyez, messieurs, à ce moment déjà le chiffre de 40 p. c. était considéré comme un chiffre transactionnel. Quand donc le gouvernement dit : Je ne suis pas obligé de vous suivre dans cette voie, je me permets de ne pas partager sa manière de voir ; il est impossible, selon moi, que cette manière de voir il puisse l'appuyer sur quelque bonne raison. Au reste, ce que je viens de dire, je le livre à l'appréciation de la Chambré et j'espère qu'elle reconnaîtra que le chiffre de 40 p c. a été adopté comme chiffre transactionnel et qu'elle se décidera à l'adopter elle-même. Il est une autre raison encore pour que la Chambre s'y décide.

Depuis que la commission a mis fin à ses travaux, le halage a de nouveau été mis en adjudication et il en est résulté, comme vous l'a fait observer l'honorable M. Hymans, une augmentation de frais de 18 centimes par tonne.

Dès maintenant donc, les membres de la commission ne voient plus dans le chiffre de 40 p. c. l'expression de leur manière de voir à cet égard. La Chambre trouvera donc dans cette circonstance une nouvelle raison de tenir à ce chiffre de réduction.

Une autre considération qui ne me paraît pas sans valeur, c'est qu'en ce qui concerne le canal de jonction de la Meuse à l'Escaut une réduction de 50 p. c. a été décidée par la commission des péages, et nous voyons que le gouvernement est disposé à se conformer, sous ce rapport aux propositions qui leur sont faites par la commission des péages.

Et le gouvernement ajoute dans l'exposé des motifs « Et nous avons la conviction que la diminution des péages occasionnera sur ce canal une augmentation de produit. De sorte que pour le canal de jonction de la Meuse à l'Escaut, on se montre conséquent avec soi-même, on reconnaît que les diverses décisions de la commission sont solidaires entre elles, enfin on rend hommage à cette vérité économique que la diminution des péages amène une augmentation de produits. Pourquoi ce qui est admis pour ce canal ne l'est-il pas pour le canal de Charleroi ? Je désirerais qu'on voulût bien me le dire.

Avant de terminer, j'ai une observation à faire sur le dernier paragraphe du rapport qui concerne les localités intermédiaires entre le Centre et Charleroi, et qui pourrait paraître un peu obscur une simple observation suffira pour l'élucider.

Seneffe qui se trouve à 10 lieues de Bruxelles payant, d'après la transaction intervenue, pour 12 lieues 1/2, il se trouvait que les distances intermédiaires de Seneffe jusqu'au point réel de 12 lieues 1/2, soit 10 lieues 1/2, 11, 11 1/2 et 12 lieues, auraient payé moins que Seneffe, qui n'est en réalité qu'à 10 lieues de Bruxelles ; c'était une anomalie qu'il fallait faire disparaître.

La section centrale a décidé que l'article premier du projet de loi serait entendu de telle manière que toutes ces localités intermédiaires payeraient comme Seneffe pour 12 lieues 1/2. De ce point réel de 12 lieues 1/2, jusqu'à Charleroi on payera proportionnellement aux distances parcourues.

L'article premier du projet de loi expliqué de cette manière est d'une application facile.

Un mot encore et je termine. Il importe de donner à cette question une solution définitive ; et cette solution ne sera réellement définitive que si elle satisfait à tous les intérêts en cause. Si la Chambre se décidait à ne décréter qu'un dégrèvement insuffisant, les plaintes si nombreuses, que nous avons vues se produire dans cette enceinte, ne manqueraient pas de se reproduire avec un nouvel acharnement. La solution de cette question n'a été que trop retardée. Ces retards ont nui à tout le monde, au gouvernement plus qu'à personne.

Le gouvernement aurait bien fait selon moi, dans l'intérêt de la popularité dont il doit jouir pour continuer à diriger utilement les affaires de l'Etat, de se rallier aux propositions de la commission et de la section centrale. Puisqu'il ne l'a pas voulu, je ne puis faire qu'une chose, adjurer la Chambre et la majorité, dans l'intérêt du gouvernement et du pays, de ne pas le suivre dans cette occasion, et de voter la réduction de 40 p. c. que lui propose la section centrale.

M. Hymans déclare céder son tour de parole à M. Charles de Brouckere.

M. Ch. de Brouckere. - Je commence par remercier M. le ministre des finances d'avoir bien voulu relever l'énormité que m'avait attribuée le premier orateur que vous avez entendu. Je n'aurais pas été la rechercher au Moniteur, car j'avais écouté avec attention le discours de l'honorable membre et rien de semblable n'avait frappé mon oreille. Mais ce n'est pas pour de pareilles misères que je prends la parole.

Je viens appuyer la proposition de la section centrale, par conséquent je combats la proposition du gouvernement et j'abandonne l'amendement qui vous a été proposé par plusieurs de nos collègues. Personne ne doutera que, comme magistrat et comme citoyen de Bruxelles, je ne m'associerais pas volontiers à la réduction des péages la plus forte possède. Il y va de l'intérêt de tous les consommateurs de Bruxelles aussi bien que de l'intérêt du canal que possède la capitale.

Mais ici j'ai d'autres devoir à remplir. D'ailleurs je ne sais comment il me serait possible d'appuyer cet amendement quand je vois un des orateurs les plus distingués de la Chambre et qui est toujours maître de sa parole, terminer un discours en faveur de cet amendement par ces mots : « Nous demandons soixante, mais il nous faut quarante. » C'est là ce que vous a dit l'honorable M. Dechamps.

Il me semble que dans cette enceinte il ne faut pas marchander. On risque souvent ainsi de ne rien obtenir. Il faut au contraire rester dans le vrai, défendre fortement ce que l'on veut obtenir ; c’est pourquoi je demande avec la section centrale une réduction de 40 p. c.

Je partage entièrement les doctrines qui ont été émises par M. le ministre des finances, mais malheureusement nous ne sommes pas d'accord sur les faits et encore moins sur les conséquences. Oui, le payement direct d'un service public est le meilleur des impôts ; mais avant de nous démontrer que c'est un impôt et que c'est le meilleur, il faut que j'exprime le regret d'avoir entendu M. le ministre des finances confondre le domaine privé et le domaine public.

Quand l'Etat est propriétaire comme le particulier, au même titre que le particulier, il agit alors au mieux de ses intérêts, mais le domaine public n'est pas dans le commerce, il est inaliénable, il est imprescriptible, il est fait exclusivement pour le public.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je suis aussi de cet avis.

M. Ch. de Brouckere. - Je vous ai dit que nous étions d'accord sur les principes.

Le payement direct d'un service public est un impôt, et le meilleur de tous les impôts. En effet, quel est l'objet de l'impôt ? quelle est la prétention de tous les systèmes d'impôts ? C'est de rémunérer les services que la société, comme corps, rend aux individus qui la composent. Tous les systèmes d’impôts ont pour objet le payement d'un service rendu. Ils ont la prétention chacun de s'adresser à ceux qui jouissent des services. C'est ainsi que l'impôt personnel, l'impôt foncier, l'impôt des patentes ne sont autre chose que le payement des services rendus pour la sûreté des personnes, la sécurité des biens et la sécurité du travail.

Il est vrai que ces impôts ne peuvent pas toujours s'asseoir avec une parfaite équité, qu'il est impossible de peser la quotité de chaque service rendu dans une proportion rigoureusement exacte, d'établir au juste la part des services rendue à la personne, la part rendue aux propriétés. C'est pour cela que la plupart des impôts présentent des injustices, des iniquités. Celui qui en offre le moins est le meilleur. Or quand on paye directement le service à mesure qu'on le reçoit et en raison de l'importance du service, il n'y a plus d'arbitraire, plus de vexation possible.

Les péages donc sont les meilleurs impôts ; mais à deux conditions. La première c'est qu'ils soient établis avec équité comme tous les impôts , ainsi que la Constitution vous y oblige ; la seconde c'est qu'ils ne tarissent pas les sources du travail, c'est qu'ils n'entravent pas l'industrie et le commerce.

(page 31) Eh bien ! l'impôt est établi d'une manière très inique, très injuste, très révoltante.

Quoi ! nous canal de Charleroi, nous payons dix, tandis que les autres ne payent qu'un. Nous payons tout quand d'autres ne payent rien. Le canal de Bruges à Gand ne paye rien. On nous demande des millions pour l'approfondir, et l'on ne demande rien à ce canal.

Je ne suis pas du tout jaloux du bonheur des Flamands. Je suis Flamand moi-même. Mais je dis que ne rien faire payer aux uns et prendre tout aux autres, c'est une iniquité révoltante en matière d'impôt. Je dis de plus que cet impôt, tel qu'il est établi, tarit la source du travail, qu'il vient à rencontre de ce que doit être l'impôt.

M. le ministre des finances vous a dit que les deux questions du bassin de Charleroi et du bassin du Centre ne se liaient pas forcément ; que la conséquence de l'abaissement en faveur du Centre n'était pas infailliblement l'abaissement sur le canal tout entier.

Messieurs, si vous faites dans l'état actuel un abaissement proportionnel en faveur du Centre vous détruirez l’industrie du bassin de Charleroi ; le concours du bassin de Charleroi, sur le marché de Bruxelles et sur les marchés en deçà de Bruxelles, n'est plus possible. C'est ainsi que les deux questions sont véritablement liées, que la taxe actuelle avec diminution pour l'un et non pour l'autre tarit la source du travail dans le bassin de Charleroi.

J'ai eu le tort, je le sais, dans un moment donné, d'interrompre l'honorable ministre des finances qui parlait du bassin de Charleroi. Mais ce n'est pas à ce propos que j'ai dit : les consommateurs. C'est à une autre circonstance que je faisais allusion. Car je reconnais que le bassin de Charleroi doit intervenir ici, et pour une part très importante, en ce sens qu'une réduction sur le droit exorbitant qui existe quant au Centre, sans une réduction pour Charleroi, produirait un effet extrêmement fâcheux pour le bassin de Charleroi.

Le ministre a demandé ce que nous espérions pour le consommateur ? Il nous a dit qu'un abaissement de fret n'impliquait pas nécessairement une diminution équivalente du prix de la marchandise, parce que le prix de la marchandise dépend de l'offre et de la demande. Nous sommes parfaitement d'accord encore quant à ce dernier point. Sur le marché, là où le consommateur et le protecteur sont en présence, l'offre et la demande constituent seules le prix. Mais en dehors du marché, il faut ajouter pour chacun des consommateurs ses frais particuliers. Au marché de Bruxelles, tout le monde peut avoir un sac de pommes de terre pour 7 fr. Ceux qui demeurent aux environs du marché l'ont pour ce prix ; mais à moi qui habite le haut de la ville, le sac de pommes de terre coûte 8 fr., parce que j'ai en plus les frais de transport.

Quel que soit donc le prix du charbon, quelles que soient l'offre et la demande, diminuez les frais de transport et pour nous la diminution du prix de revient sera nécessairement égale à la diminution des frais.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Et les bateliers ?

M. Ch. de Brouckere. - Un moment ; j'y viens. Je ne les ai pas oubliés. Ils ne sont déjà plus réduits à l'état de mythe.

Messieurs, alors même que M. le ministre des finances eût eu complètement raison dans les faits et qu'il fût resté constant qu'il n'y avait plus de bateliers propriétaires, il n'en reste pas moins des bateliers. Les bateaux ne marchent pas tout seuls A chaque bateau il y a un batelier, propriétaire ou non-propriétaire. Pourquoi le nombre des bateliers propriétaires diminue-t-il ? Parce qu'ils ne trouvent pas une rémunération suffisante et qu'ils sont forcés de se défaire de leur propriété.

Maintenant le batelier, comme tout homme qui a une industrie spéciale, quitte difficilement l'industrie qu'il a exercée toute sa vie. Aussi longtemps qu'il le pourra, il restera batelier, car que peut-il faire ? Arrivé à l'âge de 40 de 50, de 60 ans, n'ayant pas appris d'autre métier, il lui serait fort difficile de gagner sa vie.

Eh bien ! le batelier est en quelque sorte molesté, s'il n'est pas propriétaire, il souffre du bas fret, fret qui est établi précisément par la concurrence des chemins de fer.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Non.

M. Ch. de Brouckere. - Par la concurrence des chemins de fer uniquement.

Je ne veux pas revenir sur des chiffres. M. le ministre des finances a une manière extrêmement facile d'établir les choses. Il dit : je n'ai pas besoin de calculer ; les calculs ne servent à rien ; le fret est d'autant.

D'abord on vous a démontré, que comparant le fret que M. le ministre a établi avec le prix du transport sur le chemin de fer, ce fret est encore plus élevé que le transport sur le chemin de fer. Mais le fret est arrivé à ce point (c'est un fait que tout le monde peut aller vérifier), parce que le batelage est réduit à la dernière misère ; parce que, comme je l'ai dit à la dernière session, les bateliers n'auront plus pour ressource que le dépôt de mendicité.

Maintenant que deviendront les bateliers quand vous aurez réduit les péages ? Les bateliers le sauront comme tous ceux qui ont intérêt à le savoir et l'on ne pourra plus venir leur dire : nous sommes forcés de vous réduire à la portion congrue ; car nous-mêmes, nous ne recevons pas l'intérêt de nos bateaux ; ce sont des instruments que nous utilisons dans votre seul intérêt. Les bateliers sauront qu'ils peuvent demander une rémunération, et positivement ils l'obtiendront ; c'est-à-dire que la diminution sera partagée entre les bateliers et les consommateurs, et que le producteur n'en aura rien. Cela est positif, parce que ce n'est pas une modification dans le prix du transport sur une voie unique qui peut faire monter ou baisser le prix de la marchandise à la fosse ; c'est la concurrence établie entre tous. Le producteur ne pourra pas venir nous dire à nous Bruxellois : vous avez moins de fret à payer, vous payerez plus cher le charbon. Nous ne pouvons le payer plus cher que les autres consommateurs.

La différence sera donc tout entière partagée entre le batelier et le consommateur. Messieurs, je veux être court.

M. le ministre des finances a fini par vous éblouir avec des chiffres réellement fantasmagoriques ; il a dit à la Chambre : Savez-vous ce que vous demande la section centrale ? Savez-vous ce qu'il y a au-dessous de ce petit chiffre 40 p. c ? Il y a 14 millions. Ce serait un chiffre qui donnerait à réfléchir ; mais je vais vous le décomposer.

Tous les péages se perçoivent en raison du parcours. De droit rigoureux, de droit strict, il faut accorder une diminution au bassin du Centre. Cette diminution, sur le produit de 1,300,000 fr. on admettra bien qu'elle est de 150,000 fr.

Reste 1,150,000 fr. M. le ministre vous dit : par équité, et l'équité c'est un devoir pour nous, nous vous proposons 25 p. c, c'est-à-dire que nous vous proposons, sur le chiffre restant une réduction de 290,000 fr. Que demandons-nous ? 460,000 fr. Différence 170,000 fr. C'est-à-dire que ce que nous demandons équivaut, en raisonnant comme le fait M. le ministre des finances, à 3,400,000 fr. Mais n'est-ce pas ici un revenu temporaire qu'il faut multiplier par 10 ? Et dès lors notre demande se borne à un capital de 1,700,000 fr. C'est là le sacrifice que nous demandons et qui est commandé par la justice ; ce sacrifice, si le trésor ne peut pas le faire, je le répète, il y a des canaux auxquels vous venez d'accorder, par une loi, des masses de millions, demandez alors que pour ces millions on vous donne un péage, quelque minime qu'il soit.

Mais, messieurs, je vous dirai qu'il n'y aura pas de perte, car on nous concédera bien que le péage réduit de 40 p. c. rapportera 170,000 francs de plus par l'augmentation du trafic. Ainsi en définitive, nous ne demandons aucune espèce de sacrifice au trésor. Nous ne demandons pas que le canal de Charleroi soit mis sur la même ligne que les autres canaux, loin de là, mais nous demandons qu'on laisse vivre toutes nos industries, qu'on nous laisse jouir, comme les autres, des bas prix des péages sur la navigation comme sur les autres moyens de transport.

Et, messieurs, si vous voulez un dernier argument, je vous demanderai s'il est jamais entré dans l'esprit de personne d'avoir deux droits de barrières sur les routes de l'Etat ? On paye partout uniformément sur les grandes comme sur les petites. Est-ce qu'au chemin de fer on a jamais imaginé d'avoir deux tarifs différents ? (Interruption.)

Je demande pourquoi l'on aurait des tarifs différents pour une seule localité et pour un seul moyen de transport ? Pourquoi et comment cette exception unique au détriment du Brabant et d'une partie du Hainaut ?

Je suis persuadé que la Chambre, dans son équité, fera droit à nos trop légitimes réclamations.

J'ai dit.

M. Vermeire. - Messieurs, la discussion qui vient d'avoir lieu me permettra de me borner à peu d'observations.

M. le ministre des finances croit que la navigation sur le canal de Charleroi sera encore possible en présence du droit qui est perçu aujourd'hui ; il pense que, puisque les produits y sont restés les mêmes, la navigation y est prospère.

Il est un fait, messieurs, qui infirme cette assertion, c'est que la consommation de la houille a doublé depuis dix ans et que, par conséquent, le mouvement sur le canal de Charleroi aurait dû également doubler.

Or, d'après les chiffres qui nous sont communiqués, il est resté le même, c'est-à-dire que quand il y a eu progrès ailleurs il n'y en a pas eu sur le canal de Charleroi.

Messieurs, il y a un argument qui est mis en avant par le gouvernement et que, malgré toute la bonne volonté dont je suis animé, .je ne puis comprendre : Le gouvernement est propriétaire de deux domaines : le canal de Charleroi et le chemin de fer. La navigation sur le canal de Charleroi coûte 92,000 fr. et donne une recette de 1,453,000 fr. ; l'exploitation du chemin de fer coûte, en moyenne, 60 p. c. de la recette.

Je sais bien que, spécialement, pour le transport de matières pondéreuses comme la houille, la dépense ne serait pas aussi élevée ; mais enfin, en la prenant au moindre taux, elle serait toujours de 35 à 40 p. c. Il en résulte que tout le trafic que le gouvernement enlève au canal pour le donner au chemin de fer, lui cause un déficit égal à la différence qu'il y a entre les deux dépenses.

La dépense au canal étant de 1/2 p. c. de la recette, celle au chemin de fer de 30 à 40 p. c, il en résulte que le transport de toutes les marchandises qui ont été enlevées au canal pour les remettre au chemin de fer constituent le trésor en perte de 34 1/2 à 39 1/2 p. c. Et voilà l'opération que fait le gouvernement en cette circonstance.

Maintenant, messieurs, pourquoi le péage sur le canal de Charleroi doit-il rester plus élevé que celui des autres voies navigables ? Serait-ce, par hasard, parce que le canal de Charleroi a déjà payé à plusieurs reprises son capital ? Mais on devrait, au contraire, y trouver un motif (page 32) de diminuer plutôt que d'augmenter les charges, ou, du moins, de porter les péages à un taux qui mette la navigation en mesure de tenir la concurrence contre les autres voies de transport.

Je crois donc qu'il faut, nécessairement, que le péage sur le canal soit réduit dans la proportion que je viens d'indiquer ; et, alors encore, le chemin de fer conservera un avantage marqué sur la navigation, celui-ci pouvant, au moyen de quantités réduites, satisfaire des besoins peu importants en même temps que plus nombreux ; d'où une dernière conséquence que le trafic au chemin de fer doit augmenter aux dépens de celui des canaux.

Le délaissement dans lequel on laisse le canal ; l'absence de toute amélioration dont cette voie de transport est susceptible et qui se réduirait en gros revenus des capitaux à dépenser, sont autant de causes de ce que les recettes sur le canal, au lieu d'augmenter, y restent stationnaires.

Si, par exemple, on élargissait les écluses de manière à pouvoir livrer passage à des bateaux de 150 à 200 tonneaux ; d'autre part, si on réduisait le péage de moitié, on rendrait d'immenses services aux industries des Flandres, du Brabant et de la province d'Anvers qui, alors, se serviraient, sinon entièrement, du moins en grande partie, de cette voie pour s'approvisionner du combustible dont elles ont besoin pour alimenter les foyers de leurs fabriques.

Lorsque, partout, on cherche à améliorer les transports et à les rendre moins coûteux ; lorsque, partout, on perfectionne, afin de rendre plus de vie et de mouvement aux diverses branches de l'activité humaine ; n'est-il pas nécessaire que les mêmes améliorations se fassent au canal de Charleroi, à cette voie qui a déjà rendu tant de services mais qui en rendrait de bien plus importants encore, si les améliorations, sollicitées depuis bien longtemps, fussent réalisées ?

Aussi, en terminant, j'engage le gouvernement à bien examiner cette question pour y donner bientôt une solution satisfaisante.

Je voterai pour la réduction la plus forte qui sera proposée, parce qu'à mon avis elle ne sera qu'un acte de justice et d'équité.

- La suite de la discussion est remise à demain à 2 heures.

La séance est levée à 4 1/2 heures.