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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 24 avril 1860

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1859-1860)

(page 1171) (Présidence de M. Orts.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Boe procède à l'appel nominal à 3 heures et un quart.

M. Vermeire donne lecture du procès-verbal de la séance du 21 avril.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Boe présente l'analyse des pétitions suivantes.

« Des brasseurs à Ostende présentent des observations sur le projet de loi qui supprime les octrois et demandent que le taux de l'accise sur la bière soit porté à trois francs par hectolitre de cuve-matière. »

« Même demande des brasseurs à Leffinghe, Oudenbourg et dans l'arrondissement de Dinant. »

- Renvoi à la section centrale du projet de loi.


« Des habitants de Masnny-Saint-Jean présentent des observations sur le projet de loi relatif aux octrois. »

« Mêmes observations d'habitants d'Overmeire, Cruybeke, la Buissière, Petit-Rœulx-lez-Nivelles, Marcinelle, Londerzeel, Hantes-Wiheries, Leers et Fosteau, Ramsdonck, Steenuffel, Walderen, Thulin, Binckum, Lécluse, Broechem, Cappelle-au-Bois,. Humbeek, Ruysbroek, Angreau, Boussu, Wasmael, Gourdinnes, Silenrieux, Liedekerke, Erquennes, Athis, Fayt-le-Franc, Dour, Florennes, Vaucelle, Corennes, Fagnolle, Havré, Montignies-lez-Lens, Jurbise, Clermont, Frasnes, Walcourt, Cuesmes ; des membres du conseil communal de Beveren, Strombeek-Bever, Ternath ; du sieur Ernst, brasseur à Blangies ; de brasseurs dans l'arrondissement de Termonde, de Philippeville, Bruxelles, Malines ; de membres du conseil communal et d'autres habitants de Lombeek-Sainte-Catherine, Esschene, Hekelghem et Teralphene ; d'ouvriers agricoles et sucriers, de cultivateurs et fermiers à Maulde, Barry, Beclers, Gaurain-Ramecroix et dans le canton de Leuze. »

- Même renvoi.


« Des habitants de Bruxelles demandent qu'il soit donne cours légal en Belgique à la monnaie d'or de France. »

« Même demande d’habitants de Chiny, Jumet, Adiré, Muno. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


. « Des habitants de Sart-Eustache prient la Chambre de voter, avant la fin de la session, un projet de loi ayant pour objet d'assurer la sincérité des élections communales. ».

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des brasseurs à Merxplas, Gierle et Beersse, demandent ue le droit d'accise sur les bières soit porté à 4 fr., s'il doit subir une augmentation par suite de la suppression des octrois. »

- Renvoi à la section centrale chargea de l'examen du projet de loi. »

« Le sieur Booten, brasseur à Mechelen, présente des observations sur la partie du projet de loi supprimant les octrois qui est relative à la brasserie. »

« Mêmes observations des sieurs Graenen et Janssens, »

- Même renvoi.


« Les membres du conseil communal et du bureau de bienfaisance de Wetteren demandent que le projet de loi sur l'art de guérir continue aux médecins des communes rurales le droit de cumuler la pharmacie et la médecine. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


« Des habitants de Liberchies présentent des observations contre le projet de loi portant suppression des octrois. »

« Mêmes observations d'habitants de Beggynendyck, Waenrode. »

- Renvoi à la section centrale chargée de l'examen du projet de loi.


« Le conseil communal de Leau demande que cette commune soit assimilée aux communes à octroi, à titre de ses anciens privilèges. »

- Même renvoi.


« Des distillateurs à Gand présentent des observations sur la partie du projet de loi supprimant les octrois qui est relative aux distilleries, tt prient la Chambre d'établir une égalité complète entre tous les distillateurs du pays. »

- Même renvoi.


« Les sieurs Squilbos, André, Lalieu et autres membres du conseil d'administration de l'association agricole de Fleurus prient la Chambre de rejeter la partie du projet de loi portant suppression des octrois, qui est relative à l'augmentation sur les bières et aux sucreries indigènes. »

- Même renvoi.


« Des habitants de Crombeke demandent qu'il soit donné cours légal aux pièces décimales françaises en or, ou tout au moins que ces monnaies soient reçues pour leur valeur nominale dans les caisses de l'Etat, et proposent subsidiairement que le gouvernement soit autorisé à battre pour son compte et pour compte des particuliers, des monnaies d'er belges de même valeur, titre et module que l'or français. »

« Même demande d'habitants de Westvleteren. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur de Buck, directeur-gérant d'une sucrerie à Haulchin, présente des observations contre la partie du projet de loi supprimant les octrois qui est relative aux sucreries. »

- Renvoi à la section centrale chargée de l'examen du projet de loi.


« M. le ministre de la justice transmet à la Chambre, avec les pièces de l'instruction, la demande de naturalisation ordinaire du sieur Charles-Louis-Joseph Lefebvre, cultivateur, à Hérinnes. »

- Renvoi à la commission des naturalisations.

« M. le Bailly de Tilleghem, à qui son état de santé ne permet pas encore d'assister aux séances de la Chambre, demande une prolongation de congé.

« MM. de Liedekerke, Verwilghen et H. de Brouckere demandent un congé. »

- Ces congés sont accordés.


M. le président. - Le bureau a reçu de M. le ministre de l'intérieur la lettre que voici :

« Bruxelles, le 21 avril 1860.

« M. le président,

« L'honorable M. Charles de Brouckere, dont la mort excite des regrets si profonds et si légitimes, a marqué parmi les membres éminents de nos assemblées représentatives, et il a siégé avec éclat dans les conseils de la Couronne. A ce double titre, une place lui paraît assignée dans la galerie des personnages politiques ouverte au Palais de la Nation. L'impression que la Chambre tout entière à ressentie, en apprenant le décès de l'honorable Charles de Brouckere, et le vote par lequel elle a témoigné ses sentiments unanimes, ne laisse aucun doute sur l'accueil qu'elle voudra faire à la proposition que j'ai l'honneur de vous prier de lui soumettre au nom du gouvernement.

« Agréez, M. le président, l'assurance de ma haute considération.

« Le ministre de l'intérieur, Ch. Rogier. »

Le bureau vous propose de charger le questeur de s'entendre avec M. le ministre de l'intérieur, pour l'exécution de ce projet.

- De toutes parts. - Oui ! oui !

- La proposition du bureau est acceptée.

Projet de loi révisant le code pénal (livre II, titre V)

Discussion des articles

Titre V. Des crimes et des délits contre l’ordre public, commis par des particuliers

Chapitre IX. De quelques autres infractions à l'ordre public
Section V. De l’usure
Article 367

M. le président. - La discussion continue sur l'article 367 qui proclame la liberté du taux de l'intérêt.

A cet article se rapporte un amendement de M. Guillery, qui, développé par son auteur, fait partie de la discussion et sur lequel la commission a fait un rapport dans la séance du 19 avril dernier. La commission propose de maintenir l'article tel qu'il est, sauf la suppression du mot « ignorance ».

M. Guillery maintient-il son amendement ?

M. Guilleryµ. - Oui, M. le président.

M. le président. - M. B. Dumortier a annoncé l'intention de parler sur cet article. Il a la parole.

M. B. Dumortier. - Je me bornerai à vous présenter quelques observations sur la proposition qui nous est faite. Comme je n'ai pas l'honneur d'être avocat, je devrais peut-être m'abstenir de prendre la parole. Mais nous sommes tous ici pour nous éclairer, et d'ailleurs la question de l'usure est une question que chacun peut apprécier.

Messieurs, je viens appuyer de tous mes moyens l'amendement présenté par l'honorable M. Guillery. Je crois qu'il est indispensable de mettre des réserves à l'abus de la liberté en matière de prêts d'argent, qu'il est indispensable que la loi prenne ici la défense des petits contre la rapacité des grands, et que si on laissât la liberté pleine et entière en cette matière, on arriverait à des résultats réellement désastreux pour les populations, on arriverait à de véritables catastrophes.

J'ai longtemps vécu dans l'industrie et j'ai toujours vu que le prélèvement d'un intérêt trop élevé était la source la plus grande de la ruine des particuliers. Tous ceux qui ont dû s'adresser à des préteurs qui prélevaient sur eux des intérêts trop considérables, je les ai vus succomber tour à tour à ce genre d'emprunt. Il est généralement reconnu dans le commerce, par exemple, que quiconque, dans les opérations commerciales, met en jeu, pour trouver de l'argent, des effets de circulation qui lui reviennent à 8 p. c, ne peut continuer à faire des affaires et doit nécessairement arriver à la ruine.

La loi laissant la liberté du prêt à intérêt, vous verrez les catastrophes se développer de plus en plus et elles arriveront inévitablement.

Je sais fort bien que l'honorable M. Pirmez pense arriver à l'abaissement du taux de l’intérêt, par la liberté ; mais je crois, messieurs, que (page 1172) son amour pour la liberté et pour les principes qu'il professe, l'aveugle sur ce point. Je crois que le résultat serait tout à fait inverse de celui qu'il veut obtenir.

Je n'ai pas le moindre doute que si vous n'inscrivez pas dans la loi des mesures pour empêcher les prêteurs d'argent, de profiter des besoins du petit particulier, vous n'arriviez à des résultats réellement déplorables.

Dans mon opinion, l'honorable membre confond la liberté du prêt avec la liberté du taux du prêt, ce qui sont deux choses tout à fait différentes.

La liberté du prêt doit être entière ; il n'est pas possible d'y apporter la moindre restriction ; il faut que chacun puisse prêter ou ne pas prêter, selon qu'il le juge convenable ; mais ce que je combats, c'est la liberté du taux du prêt, et je pense que permettre d'aller au-delà du taux légal ce serait consacrer la liberté de la rapacité. Eh bien, messieurs, c'est là un grand danger dans un pays. La rapacité en matière d'argent est toujours très grande ; on trouve dans tous les pays du monde des personnes qui ne reculent devant aucun moyen pour se procurer de l'argent, et je regarde comme le plus grand bienfait d'une législation la protection qu'elle offre aux hommes qui sont dans le besoin, contre la rapacité des préteurs. Sous ce rapport, j'appuie de tous mes moyens l'amendement de M. Guillery.

L'amendement de l'honorable M. Guillery est indispensable au petit commerce ; il y a, dans le commerce, beaucoup de personnes qui cherchent à s'élever et qui ne pourraient s'élever qu'à leur détriment, c'est-à dire pour retomber plus bas qu'elles n'étaient. Si vous permettez, messieurs, la liberté de la rapacité, vous aurez créé l'un des plus grands maux qui puissent peser sur un pays.

M, Nothombµ. - Messieurs, je ne puis accepter l'amendement de l'honorable M. Guillery qu'à la condition d'en voir retrancher l'incrimination du fait isolé d'usure.

C'est dans ce sens que je voudrais sous-amender l'amendement de l'honorable membre dont j'accepte avec empressement l'idée principale. Je l'accepte tellement, que mon intention était de formuler une proposition dans le même esprit.

J'en avais même exprimé la résolution à l'honorable M. de Haerne avant qu'il eût prononcé son excellent discours, dont l'amendement n'est que la formule.

Je réclamerai la bienveillance de la Chambre, car je ne croyais pas que mon tour de prendre part à cette discussion viendrait aujourd'hui.

Je suis partisan de la réforme de la loi de 1807 qui est restrictive de la liberté du taux de l'intérêt ; j'appuie, dis-je, cette réforme en principe, car je crois qu'en cette matière comme en toute autre, il faut élargir de plus en plus le cercle de la liberté et abandonner aussi de plus en plus à la prévoyance individuelle le soin de se protéger.

Votre commission, messieurs, vous propose, plus encore dans les développements de l'honorable M. Pirmez que dans le texte même qu'elle vous soumet, vous propose d'entrer hardiment et de prime saut dans le système de la liberté absolue du commerce de l'argent.

A ne consulter que la théorie pure, il faut certainement être de son avis ; car, en définitive, le capital-argent n'est qu'un instrument de travail, on peut dire un outil, et il ne serait pas plus logique d'en taxer le loyer qu'il ne le serait de fixer, de maximer, si je ne puis m'exprimer ainsi, le loyer de terres, le loyer de maisons ou de toute autre espèce de marchandises.

Cependant, malgré l'évidence de cette analogie, il y a très peu d'économistes, même parmi les plus fervents disciples de Turgot, qui osassent franchir et même conseiller de franchir immédiatement les barrières qui aujourd'hui sont encore opposées aux stipulations en matière de prêts d'argent.

Cela provient, messieurs, de ce que le capital numéraire, s'il doit, en thèse générale, être assimilé à tout autre capital, présente néanmoins, quelques caractères tout à fait particuliers et qui expliquent jusqu'à un certain point le traitement spécial que toutes les législations lui ont fait chez tous les peuples et dans tous les temps.

En effet, par la facilité de le manier, par l'impossibilité absolue de s'en passer, par le mystère même avec lequel le capital peut agir, en un mot par sa puissance prodigieuse, le numéraire peut engendrer de véritables abus.

Instrument de progrès et de civilisation, il peut arriver que, déviant de sa loi naturelle, il dégénère en moyen d'oppression et que, par conséquent, il tourne même contre le travail.

L'histoire ne nous fournit que trop d'exemples à cet égard.

Les faits parlent donc plus haut que les théories abstraites, et le législateur qui ne peut pas se laisser guider uniquement par les théories, est dans l'obligation de tenir compte des enseignements du passé.

C'est en me plaçant à ce point de vue que je soutiens, avec les réserves que je dirai tantôt, l'amendement de l'honorable M. Guillery.

Messieurs, deux systèmes sont en présence ; l’un est celui de la prohibition qui résulte de la loi de 1807 ; l'autre est celui de la tolérance absolue qui est, au fond, la pensée de la commission.

Je crois qu'il serait sans utilité, qu'il serait même dangereux dépasser subitement, sans transition, sans aucune espèce de ménagement, du premier de ces systèmes, qui nous régit maintenant, au second, c'est-à-dire à celui de la liberté, que votre commission vous propose. Je craindrais, quant à moi, de voir le capital ainsi brusquement et sans préparation aucune, affranchi des entraves qui jusqu'ici ont pesé sur lui, abuser de la licence qui lui serait tout d'un coup dévolue.

Je me méfierais, je l'avoue, d'une liberté qui lui serait ainsi accordée, Cette crainte est rationnelle, elle se conçoit aisément si l'on veut bien se rappeler que dans d'autres pays et à d'autres époques, cette tolérance brusquement, hâtivement laissée au capital a produit des inconvénients, je dirai même des désastres. Chacun de vous se rappelle l'expérience tentée en France, pendant près de douze ans ; chacun de vous sait quelles ont été les conséquences de cet essai, chacun de vous sait pourquoi la loi de 1807 fut réclamée par l'opinion générale à ce point que, devenue tout à fait nécessaire, elle fut considérée comme un immense bienfait.

Dans d'autres pays, la même expérience a été tentée ; chose remarquable, après tous ces essais de liberté, on a dû en revenir au système de restriction du taux des prêts d'argent. J'entends l'honorable M. Pirmez qui m'interrompt, mais je lui rappellerai ce que nous avons vu en Autriche et en Norvège.

L'Autriche a tenté l'expérience sous un monarque qui se laissait facilement aller aux idées d'innovation, sous Joseph II.

Vers 1786, les économistes du temps qui abondaient complètement dans les idées de Turgot, que les partisans du système de liberté suivent ici aujourd’hui, avaient persuadé l'empereur Joseph II d'abroger les lois restrictives du taux de l'intérêt. Après une expérience assez longue pour qu'elle puisse être considérée comme sérieuse, il a fallu en 1803 revenir aux lois antérieures à 1786, et cela aux applaudissements mêmes des économistes qui avaient provoqué l'essai.

L'expérience de la Norvège est plus récente. Ce pays, en 1842, avait également aboli les lois restrictives du taux de l'intérêt ; dès avant 1854 on en est revenu au système antérieur ; j'ai donc raison de dire que l'innovation présentée d'une manière absolue peut entraîner de grands dangers, amener des calamités publiques. Et c'est, messieurs, parce que je veux sérieusement, sincèrement la réforme de la loi de 1807, que je veux entrer dans le système d'une sage liberté, que je combats cette liberté introduite d'une manière illimitée.

Je crois, en cela, mieux servir les légitimes exigences du capital, garantir mieux dans l'avenir le capital-argent, que si je me prononçais pour une réforme trop radicale. Il n'arrive que trop souvent que la liberté ait eu à regretter de trop impatientes amitiés. C'est une amitié de ce genre que je vois dans le projet qu'en ce moment nous discutons.

Le système présenté par l'honorable M. Guillery me paraît être une salutaire, une prudente transaction entre les deux systèmes opposés qui sont en présence et que je viens d'analyser. L'amendement laisse toute liberté an prêt régulier, au prêt qui se fait dans des conditions normales honnêtes, quand l'égalité relative existe entre le capitaliste et l'emprunteur. Ce système ne met un frein qu'aux prêts tout à fait irréguliers qui ont un caractère coupable, à ces sortes de prêts qui en réalité tiennent beaucoup plus du jeu, du contrat aléatoire, que d'une transaction régulière et morale. Or, il n'est aucune législation qui ait traité avec faveur des opérations de jeu, des paris et autres contrats aléatoires. Eh bien, quand on fait un prêt dans des conditions tout à fait irrégulières, il est évident qu'on se rapproche beaucoup plus d'une opération de jeu que d'une opération de transaction ordinaire en matière d'argent.

Mais, messieurs, ce qui me donne surtout la crainte la plus vive de voir introduire un système de liberté absolue, ce sont les conséquences que cette innovation pourrait produire contre les habitants de la campagne, contre les petits cultivateurs.

Dans les villes, dans les centres populeux où les capitaux sont plus abondants, les institutions de crédit plus nombreuses et surtout où elles sont mieux appréciées, plus connues, où elles sont, si je puis m'exprimer ainsi, vraiment pratiquées, la liberté telle qu'on la demande n'aurait pas d'aussi graves inconvénients ; mais dans les campagnes il en est tout différemment. Le numéraire y est rare, les capitalistes clairsemés, et il faut à tout prix éviter de livrer à la merci des détenteurs de capitaux, avides et souvent sans scrupule, les petits exploitants, les petits fermiers, les artisans, en un mot les paysans.

Cette considération me paraît très grave. Aussi elle a frappé plusieurs des corps judiciaires dont les avis ont été déposés par M. le ministre de la justice sur le bureau de la Chambre.

Cette considération, tirée du danger que l'innovation pourrait constituer pour les campagnes et l'agriculture, a surtout été développée par les tribunaux de Turnhout et d'Arlon dans les délibérations remarquables qui me paraissent réellement mériter l'attention toute spéciale de la Chambre.

Avant tout, il faudrait organiser d'une manière solide les institutions de crédit et surtout les institutions de crédit foncier, où la petite culture pourrait trouver facilement le capital dont elle a besoin. Nous sommes loin d'avoir fait des progrès dans ce sens, et jusqu'à ce que cette organisation se soit traduite en fait, on doit appréhender que les spéculateurs en capitaux abuseront de la situation que la loi nouvelle ferait aux producteurs agricoles.

(page 1173) Votre commission prévoit le cas où le prêteur aurait abusé de l’emprunteur, soit en spéculant sur son ignorance (aujourd'hui la commission renonce à cette catégorie), sa faiblesse ou sur ses passions, mais elle oublie, selon moi, le cas qui mérite le plus de faveur et qui, à vrai dire, seul en mérite : c'est ce qu'a parfaitement compris l'honorable M. Guillery ; c'est ce qui lui a dicté son amendement. Ce cas, c'est la détresse de l'emprunteur ; c'est la position malheureuse dans laquelle il peut être placé.

Voilà, messieurs, l'hypothèse qui serait véritablement digne de la protection du législateur, comme mesure transitoire tout au moins.

C'est toujours à cette différence capitale entre les prêts réguliers, normaux et honnêtes et les prêts qui sont en dehors de ces conditions, qu'il faut en revenir. Quand l'emprunteur est dans une condition normale, quand il y a égalité plus ou moins réelle entre lui et le capitaliste auquel il s'adresse, on comprend que la loi ne s'occupe pas de ces transactions, qu'elle laisse aux parties le soin de débattre leurs intérêts. C'est le régime de la liberté. Mais lorsque cette égalité est tout à fait rompue, lorsque l'un se présente avec la puissance si grande du capital, et l'autre dans un état de dénuement, dans un état de détresse voisine de la ruine, il est évident que la proportion est rompue et que toute égalité étant rompue, la liberté même soit anéantie.

Le véritable progrès qu'il faut établir en cette matière, c'est de laisser les deux parties, emprunteurs et prêteurs, parfaitement libres de fixer les conditions de leurs stipulations, lorsque l'une et l'autre sont dans des conditions relatives d'égalité, dans des conditions d'indépendance. Mais hors de là, c'est mettre l'une dans une position tout à fait défavorable, c'est la livrer à la discrétion de l'autre. Lorsque cette proportion n'existe plus et que le prêteur connaît la situation de l'emprunteur qui s'adresse à lui, il est à craindre que très souvent il n'abuse de sa détresse, qu'il n'exploite ses besoins, qu'il ne spécule sur sa misère. Je tiens que la commence l'immoralité de l’acte et c'est là aussi que la loi doit intervenir pour protéger l'un, pour punir l'autre.

Il y a d'ailleurs cela de particulier dans le projet de la commission, que l'on y semble protéger pour ainsi dire les penchants vicieux d'un individu et qu'on n'y protège pas le malheur, la détresse. On y protège les passions d'un individu, on le protège contre l'entraînement de ses désirs ; et ces passions sont en général un vice. C'est pour empêcher que certains hommes se livrant au dérèglement de leurs passions n'aient recours à des emprunts usuraires. C'est donc, en somme, se préoccuper d'un penchant vicieux. Eh bien, je ne trouve pas que ce penchant soit digne de faveur. Mais ce que, encore une fois, je trouve digne de faveur, c'est la détresse, c'est la position malheureuse dans laquelle se trouve un individu.

Pourquoi la commission veut-elle punir celui qui aurait abusé des passions de l'emprunteur ? Evidemment, ai-je besoin de le dire ? ce n'est pas pour favoriser les penchants vicieux, mais c'est parce que la commission considère que l'entraînement de la passion est tel que la liberté de l'individu aurait disparu.

M. Pirmez, rapporteur. - Pas le moins du monde.

M. Nothombµ. - Vous l'expliquerez différemment, mais je le comprends ainsi. Vous vous dites : Cet individu qui est sous l'empire d'une passion, ne peut la contenir ; il y cède malgré lui ; sa liberté n'est plus entière ; je le protège. Voilà comment je comprends votre système.

Eh bien, je demanderai si celui qui est dans la détresse, dans le malheur, celui dont la ruine est imminente, qui a besoin à tout prix d'un capital déterminé, possède encore sa liberté ? Si son consentement n'est pas aussi oblitéré, si son libre arbitre n'est pas aussi entamé que celui du débauché, de l'homme qui, pour satisfaire une passion déréglée, s'adresse ù un capitaliste, à un usurier ? Evidemment oui. Il y a en outre cette grande différence morale entre eux, c'est que l'un subit le malheur et que l'autre ne cherche de l'argent que pour satisfaite de coupables penchants.

Je dis enfin, messieurs, qu’il y a quelque chose de plus. Je dis que dans le fait du capitaliste qui habituellement spécule sur la détresse du malheureux qui vient à lui, il y a un fait doleux, il y a un fait frauduleux ; indubitablement la loi doit punir de pareilles manœuvres.

On me demandera peut-être comment on appréciera cette situation, et qui l'appréciera ? Mais cette situation sera appréciée, comme toutes celles de ce genre, par les tribunaux qui jugent d'autres positions tout aussi délicates.

Tous les jours cela se pratique et l'on peut sans crainte, abandonner aux tribunaux l'appréciation des circonstances dans lesquelles se sont trouvés prêteurs et emprunteurs. Déjà aujourd'hui, sous la législation actuelle, les tribunaux tendent à n'appliquer en général la loi de 1807, que quand ils rencontrent chez l'emprunteur cette position de gêne voisine de la ruine qui entrave son libre consentement, qui réagit sur son libre arbitre, comme je le demande dans la loi nouvelle.

Mais si je suis d'accord avec l'honorable M. Guillery sur l'idée fondamentale de son amendement, je suis obligé de me séparer de lui dans une partie, d'ailleurs, très importante.

L'honorable membre veut punir l'individu qui, isolément même, a abusé, dans un prêt qu'il a fait, des besoins de l'emprunteur. Le fait isolé d’usure, dans ce système, est donc incriminé. La commission n’accepte pas cette vue, et moi-même je ne puis m’y rallier.

Je pense qu'il faut maintenir, comme condition de la punition, le fait habituel d'avoir abusé des besoins de l'emprunteur. Sans doute le fait isolé d'abuser de la position de détresse d'un emprunteur est un fait immoral. Mais ce fait est-il suffisamment grave pour motiver l'intervention de la loi pénale ? C'est ce que je ne crois pas.

Remarquez d'abord qu'il n'implique pas chez le préteur, chez celui qui fournit le capital une immoralité tout à fait caractérisée. Il a pu ignorer plus ou moins la position de l'individu avec lequel il a contracté. Ensuite le fait isolé ne porte pas encore un préjudice grave à l’ordre public. Or ce sont ces deux conditions qui me paraissent nécessaires pour constituer un délit punissable, l'immoralité bien avérée chez le prêteur, c'est-à-dire une coupable spéculation répétée, et ensuite le degré de compromission de l'ordre public. Tant que cette double condition ne se réalise pas, je ne crois pas qu'il faille punir le fait unique d'avoir dépassé le taux de l'intérêt.

Agir comme le propose l'honorable M. Guillery, ce serait, en réalité, une aggravation de la loi sur l'usure. De cette aggravation je ne veux pas. J'en ai dit tantôt la raison ; c'est que je suis partisan sincère d'une progressive réforme de cette loi de 1807. Je veux faire faire à la liberté du commerce de l'argent un pas en avant, et sous ce rapport, l'amendement de l'honorable M. Guillery ne me satisfait pas du tout. (Interruption.)

L'honorable ministre de la justice m'interrompt en disant qu'on ne réforme pas en ce moment la loi de 1807 ; mais enfin quand le Code pénal sera achevé, ce sera l'abrogation de la loi de 1807.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Pas du tout.

M. Nothombµ. - Comment, pas du tout ! Du moment que vous permettes la liberté absolue du taux de l'argent, il est évident que vous réformez la loi de 1807, et je vous en loue si vous restez dans la mesure prudente et graduelle que je viens d'indiquer.

Ce qui m'empêche encore de me rallier à cette partie de l'amendement de l'honorable M. Guillery, c'est que le fait isolé d'avoir abusé des besoins d'un individu trouvera une répression suffisante dans le blâme public et dans l'action civile, dans l'action en réduction qui reste ouverte.

Mais lorsque les tribunaux trouveront un capitaliste ayant l'habitude de spéculer sur le besoin et l'infortune, lorsqu'ils découvriront, par les circonstances, la pensée indigne et préconçue de rechercher les individus qui sont dans cette pénible position, en un mot, lorsqu'ils rencontreront un système d'exploitation des malheureux aux abois, alors il faut qu'il puissent appliquer la loi pénale.

Je me résume : le système que j'appuierai de mon vote sera donc celui-ci :

Liberté du taux de l'argent dans les opérations régulières, normales, honnêtes.

Cette liberté sera le progrès de la loi. Ce sera aussi la règle.

Répression des faits usuraires qui ne consisteront désormais plus que dans l'abus, commis d'habitude, des besoins de l'emprunteur.

Cette répression sera, dans la loi nouvelle, la part faite à la morale publique. Ce sera aussi l'exception.

Dans ce sens je voterai l'amendement avec la modification que je vais avoir l'honneur de soumettre à la Chambre.

M. Pirmez, rapporteur. - Messieurs, comme l'a fort bien dit l'honorable M. Dumortier, la question qui nous est soumise est une simple question de sens commun, et c'est en l'examinant ainsi qu'on arrive surtout à rejeter ses idées.

Il s'agit de savoir si, comme votre commission a eu l'honneur de vous le proposer, il faut proclamer le principe de la liberté du commerce d’argent.

Ce principe a rencontré des adversaires dont les opinions ne lui sont pas également opposées.

MM. de Haerne et Dumortier le repoussent complètement, ils veulent h maintien de la loi de 1807.

MM Guillery et Nothomb le restreignent seulement, mais par une restriction telle, qu'elle le compromet complètement.

M. de Haerne. - Je n'ai pas demandé le maintien de la loi de 1807.

M. Pirmez, rapporteur. - L'honorable M. de Haerne a dit qu'il préférait le système du projet du gouvernement au système de la commission.

Or, le système du gouvernement (j'appelle ainsi celui qui se trouve au projet primitif, mais que le gouvernement repousse comme nous), ce système est le maintien de la loi de 1807.

Ainsi, messieurs, nous avons à combattre d'abord un système entièrement restrictif : maintenir un maximum du taux de l’argent, et ensuite un système moins absolu, celui qui est défendu par les honorables MM. Nothomb et Guillery.

Je dois d'abord répondre à l’honorable M. de Haerne.

Qu'il me soit permis de le dire : ces armes sont peu redoutables ; les autoritésnue valent pas les raisons. Il est naturel que dans une question qui a été si débattue que celle de l’usure, on trouve encore même des (page 1174) personnes qui ont un nom dans la science ou la politique, qui n'ont pas renoncé aux anciens préjugés.

Au surplus, l'honorable M. de Haerne, qui nous a fait voyager dans quantité de pays, qui a même cru devoir nous conduire hors de l'Europe, a été peu heureux dans les citations qu'il nous a faites.

Le premier pays où il nous a conduits est la Hollande.

M. l'abbé de Haerne nous a cité l'opinion d'un membre des états généraux qui est hostile à la liberté du commerce d'argent.

Mais n'est-il pas étrange de n'aller en Hollande que pour prendre l'opinion d'un membre de la minorité d'une assemblée ? Et si l'opinion de ce membre est pour la thèse de M. de Haerne un argument, combien n’est pas plus fort pour nous le sentiment de l’assemblée elle-même ?

Et en effet, messieurs, la législature hollandaise a, à une forte majorité, si je ne me trompe, proclamé la liberté du commerce d'argent. Mais passons en Angleterre.

Là, messieurs, comme ailleurs, il reste des partisans isolés de la limitation du taux de l'intérêt ; mais sans nous arrêter à ces opinions privées, voyons quels sont les grands faits.

On sait que les Anglais n'ont pas l'habitude de faire en une fois leurs grandes réformes, d'abroger tout d'un coup une législation, dont ils répudient les principes ; ils la démolissent pièce par pièce, et au bout d'un certain temps, il n'en reste plus rien.

C'est ce qui est arrivé pour la liberté du prêt, qui est aujourd'hui presque complète en Angleterre.

L'honorable M. de Haerne qui nous a retracé différentes phases de cette réforme a omis de rappeler et ignore sans doute qu'en 1854 on a abrogé les dernières dispositions restrictives du prêt chirographaire.

Aux Etats-Unis l'honorable M. de Haerne a trouvé aussi en sa faveur l'opinion d'un économiste. M. Carey est contraire à la liberté du taux de l'intérêt.

Faut-il en conclure qu'aux Etats-Unis on considère le régime de la liberté comme nuisible ? Mais, messieurs, les faits que l'honorable membre a cités à l'appui de cette opinion, ces faits qui lui semblent si monstrueux, se passent tous les jours dans notre pays et sous l'empire de la loi de 1807.

Les emprunts que contractent fréquemment chez nous les ouvriers sont des emprunts d'une ou plusieurs pièces de 5 francs, pour lesquelles on leur fait payer 10, 15 et même 25 centimes par semaine.

On trouve ce taux exorbitant. Mais, messieurs, pour des sommes aussi minimes, on obtiendra jamais le taux des transactions plus considérables ; les risques que courent et les embarras qu'ont à supporter les prêteurs, sont trop considérables eu égard à l'importance du prêt pour qu'ils puissent faire des conditions meilleures.

On rappelle à côté de moi ce qui se passe aux halles de Paris. Vous savez, messieurs, que c'est là un commerce très public que celui qui consiste à prêter aux marchands de légumes une pièce de 5 francs, non pas comme on l'a dit, à la petite semaine, mais au petit jour, car les prêteurs demandent 25 centimes par jour, soit 1,800 p. c. par an. Eh bien, quand le parquet a voulu sévir contre ces préteurs, il y a eu des réclamations très vives, non pas seulement de la part des préteurs, mais de la part des emprunteurs. Et dans le fait, ce genre de prêt satisfait à une nécessité pratique, et malgré cet intérêt que l'on trouve si énorme, il rend de véritables services à ceux qui les reçoivent.

Mais, puisque je suis en France, j'y reste avec l'honorable membre et j'avoue qu'ici il est plus heureux dans ses citations. Il y trouve en effet les lois sur l'usure en pleine vigueur ; il y trouve les lois sur l'usure tout nouvellement renforcées.

Mais M. de Haerne me permettra de ne pas aller en France prendre des modèles de liberté en matière d'industrie et de commerce.

La France est le pays de la réglementation par excellence.

Lorsqu'un abus se présente, on ne connaît qu'un seul remède : faire intervenir le pouvoir pour réglementer.

Aussi on est allé très loin, et l'on a fini par réglementer la pensée ; et c est là que pousse la logique des choses. Quand on reconnaît que le pouvoir peut remédier aux abus dans l'ordre matériel par des règlements, il faut admettre aussi qu'il peut, par le même moyen, remédier aux abus dans l'ordre intellectuel.

Mais, messieurs, nous repoussons énergiquement ce système. Quand un abus existe, il ne faut pas dire : Diminuez la liberté et donnez-nous un règlement. Il faut, au contraire, dire et presque toujours on sera dans le vrai : Délivrez-nous d'un règlement et rendez-nous la liberté.

M. de Haerne. - La mesure a été prise sous la république.

M. Pirmez. - L'honorable membre pense-t-il que les dispositions prises sous la république soient tout ce qu'il y a de plus libéral ? Je lui rappellerai, en passant, que c'est sous la république qu'on a renforcé les lois sur les coalitions.

Mais, messieurs, dit l'honorable membre, et l'honorable Nothomb l’a répété, l’expérience a été faite en France, à partir de la révolution de 1789 jusqu'en 1807 ; on a eu dans cet intervalle la liberté du commerce d’argent ; or, on s'en est mal trouvé, car on a été forcé d'en revenir à l’ancien système.

Mais, messieurs, une expérience a été faite à une époque marquée par la perturbation la plus grande qui se soit produit depuis des siècles dans la marche des affaires commerciales non moins que dans les institutions politiques.

Lorsque le numéraire, si on peut appeler numéraire les assignats d'alors ; lorsque le numéraire subissait une dépréciation journalière finissait par tomber à zéro, je demande ce qu'a pu être le taux de l'intérêt de l'argent ? Ce taux a dû être énorme ; le préteur, sans confiance dans la restitution d'une valeur égale à celle qui lui était donnée, devait prendre une prime d'assurance considérable. Mais ce n'est pas le taux des prêts seul qui était anomal ; le prix des choses aussi avait varié dans des proportions inouïes. Celui qui eût emprunté, en 1793, 100 p. c. pour acquérir des domaines nationaux eût-il fait une mauvaise spéculation ?

Ce n'est pas la liberté du taux de l'intérêt qui a produit les excès qu'on a signalés ; ce sont les circonstances tout à fait extraordinaires dans lesquelles on se trouvait.

Lorsque en 1807, on a changé cette législation, les conséquences de ces convulsions violentes de la révolution n'étaient pas encore passées, des guerres continuelles avaient empêché les capitaux anéantis dans le bouleversement révolutionnaire de reparaître ; de sorte qu'à cette époque encore l'intérêt devait être très élevé.

On conçoit dès lors que des esprits prévenus, infectés encore de préjugés forts par leur longue domination, aient attribué à la liberté une position mauvaise, se produisant, par malheur pour la liberté, en même temps qu'elle, mais produite par des causes trop puissantes, pour qu'elle pût en arrêter les effets.

En Autriche, à la même époque, ainsi que l'a rappelé l'honorable M. Nothomb, une tentative semblable a été faite. L'époque explique aussi pourquoi elle a été mal jugée.

Parlerai-je de la Suède ? Mais, messieurs, faut-il aller en Suède prendre des leçons, de liberté ? Je le demande tout spécialement à l'honorable M. de Haerne !

Mais il est beaucoup de contrées oh l'honorable membre eut dû aussi nous faire voyager.

En Espagne, on a aboli le maximum du taux de l'intérêt ; il en est de même dans le Piémont. Le système de la liberté a aussi été adopté par une des chambres de la législature prussienne, il y a quelques jours à peine. J'ai eu sous les yeux l'exposé des motifs de la loi, et une des raisons principales qui ont déterminé le gouvernement à présenter la loi, c'est que, d'après les renseignements recueillis en Piémont, depuis que la liberté du taux de l'intérêt y a été proclamée, le taux de l'intérêt, surtout dans les campagnes, s'est considérablement abaissé.

Messieurs, l'honorable M. Nothomb n'est pas aussi radical que l'honorable M. de Haerne ; c'est un système de transition que l'honorable membre propose ; il se déclare, comme nous, en faveur de la liberté ; nous ne différons qu'en un point, c'est, pour employer une expression dont il se servait naguère, que l'honorable membre sera partisan de la liberté demain et que nous le sommes aujourd'hui.

Messieurs, quel but poursuivons-nous ?

Nous sommes tous d'accord sur le but.

Nous voulons tous deux choses : l'abaissement du taux de l'intérêt et la proscription des abus qui peuvent exister en matière de prêts d'argent ?

Quel est le moyen d'abaisser le taux de l'intérêt ? Quel est le moyen de proscrire les abus ? Est-ce la liberté ?

Est-ce la contrainte ? Voilà toute la question.

Pour nous, nous sommes convaincu que la liberté peut seule atteindre ce double but.

Nos adversaires pensent que c'est la contrainte.

Nous allons examiner si leur manière de voir est fondée.

Et d'abord voyons ce qui concerne le taux de l'intérêt.

Il faut bien admettre une chose : c'est qu'il est des prêts d'argent qui, par la position des parties, et notamment par la position peu rassurante des emprunteurs, doivent naturellement se conclure au-dessus du taux légal.

Par une loi pénale parviendrez-vous à faire que ces prêts se fassent à un taux moindre que celui qui serait fixé dans le système de la liberté ?

Eh bien, messieurs, je me demande comment une loi, qui punirait certains prêts, pourrait avoir pour conséquence d'abaisser le taux de l'intérêt.

Il existe aujourd'hui une multitude de manières d'employer les capitaux. L'une d’elles, qui est à la disposition de tout le monde, c'est le placement dans les valeurs de bourse. On sait que, dans certains emprunts, on obtient un intérêt de 8 ou 9 p. c. ou même plus. Les emprunts de l'Autriche et de Rome sont dans ce cas.

Je suppose qu’un capitaliste voulant faire fructifier ses fonds à un taux élevé saura courir certains risques, il se trouve à côté de lui une personne n'offrant pas une garantie complète, ayant cependant un impérieux besonu d’argent et pour qui un prêt à 7 ou 8 p. c. sera une chose très avantageuse.

Le capitaliste dont je parle serait disposé à fournir ces fonds. Mail vous le punissez. Croyez-vous qu'il ira prêter à 5 p. c ? Mais (page 1175) évidemment, il refusera de prêter à ces conditions, et ira placer ses capitaux dans des opérations que vous n'aurez pas interdites ?

C'est ce que personne ne contestera.

Mais je suppose que ce capitaliste consente au prêt, sera-ce aux mêmes conditions que si la liberté eût existé ? Evidemment non.

L'emprunteur aura à payer un intérêt plus élevé ; car alors il n’aura pas seulement à compenser les mauvaises chances qu'il présente par son insolvabilité, mais il aura encore à indemniser le prêteur du risque que court celui-ci d'être poursuivi et condamné.

La disposition pénale aura donc un effet diamétralement opposé à celui qu'on en attend : elle augmentera le taux de l'intérêt.

Messieurs, si on examine les différentes législations qui ont régi la matière dans les divers pays, on acquiert la conviction que toujours la restriction a été fatale aux emprunteurs, toujours ils ont été victimes de la malheureuse protection qu'on leur a imposée.

Voyez ce qui se passait au moyen âge.

Le prêt à intérêt était complètement proscrit par les lois ecclésiastiques et il l'était presque partout par les lois civiles. Mais si la restriction est une mesure efficace, il faut en conclure qu'au moyen âge l'argent devait se prêter gratuitement ou que du moins le taux de l'intérêt de l'argent était beaucoup plus bas qu'aujourd'hui.

En était-il ainsi ? Mais on est effrayé lorsqu'on voit le taux de l'intérêt auquel ces dispositions restrictives avaient élevé les prêts au moyen âge, on contractait à 40, à 50 et même à 100 p. c. ; on a même prétendu qu'à certaine époque le taux était dans notre pays de 150 p. c.

L'honorable M. Nothomb a affirmé que la liberté du commerce de l'argent avait toujours produit de mauvais résultats ; j'ai dit que le gouvernement prussien avait proposé la liberté de l'intérêt, précisément à cause des bienfaisants effets produits par cette liberté eu Piémont.

Il est beaucoup d'autres faits.

Jusqu'en 1848 cette liberté avait existé en Algérie. A cette époque, le gouvernement républicain (ici encore peu libéral) voulut y introduire un régime analogue à celui de la loi de 1807. Qu'en est-il résulté ? Le taux de l'intérêt de l'argent s'est élevé. Il a fallu rapporter la mesure parce qu'elle était désastreuse, non seulement pour le commerce en général, mais spécialement pour l'emprunteur.

Le même fait s'est produit sous Louis XV.

Dans le but d'abaisser le prix de l'argent, ce prince avait abaissé le taux des rentes de 5 à 4 p. c. A partir de ce moment, on n'a plus pu emprunter à 5 p. c, comme on le faisait auparavant, on a été obligé de payer 6 ou 7 p. c. Le prêteur ou gardait son argent ou se faisait payer le risque que lui faisait courir la disposition légale.

La même chose s'est produite à une certaine époque.

C'est que toujours et nécessairement les restrictions sont fatales aux emprunteurs, parce qu'elles empêchent les capitaux d'affluer et partant les rendent plus chers.

Aussi, remarquons-le bien, c'est pour rendre plus difficiles certains prêts que nous appliquons des pénalités à deux cas dans la disposition que nous proposons.

L'honorable M. Nothomb s'est mépris sur la portée de cette disposition, quand il a supposé que nous punissions le prêt fait habituellement par abus des faiblesses ou des passions de l'emprunteur pour que ces prêts se fissent à des conditions meilleures.

C'est là une erreur complète.

Nous ne voulons pas qu'on prête pour satisfaire aux faiblesses ou aux passions d'autrui ; nous cherchons à empêcher ces prêts à les rendre plus difficiles, plus onéreux, nous tentons de les proscrire par tous les moyens en notre pouvoir ; c'est pour y mettre obstacle que nous édictons des peines ; aussi n'avons-nous garde d'appliquer la même disposition à des prêts faits pour satisfaire à des besoins réels, nécessités par une position malheureuse.

Quelle monstrueuse contradiction ne serait-ce pas de mettre sur la même ligne, de soumettre aux mêmes dispositions et les prêts que nous voulons rendre difficiles et même prohiber parce qu'ils ont une cause mauvaise et ceux que nous voulons faciliter parce qu'ils sont un soulagement pour le malheur !

Oui, il faut que les prêts nécessités par des besoins réels soient faits aux meilleures conditions possibles, aux conditions les moins dures pour l'emprunteur, et c'est pour cela qu'en doit admettre une liberté complète, une liberté absolue ; la liberté seule permettra à tous les capitaux de s'offrir, et, en amenant la concurrence, seule elle peut les rendre plus faciles à obtenir.

Voyons quelle serait la conséquence de l'amendement.

Un emprunteur est dans une position très pénible, il ne présente aucune garantie ; il est clair, c'est la force des choses qui le commande, qu’il n'obtiendra pas de l’argent aux mêmes conditions qu’un propriétaire dont les biens au soleil donnent de grandes garanties au prêter ; c’est une chose regrettable peut-être ; mais qui ne dépend pas de nous.

Je suppose l'amendement de M. Guillery adopté. On ne pourra pas avec sécurité faire un prêt à ce malheureux, on s'exposerait à une poursuite à raison du taux trop élevé de l'intérêt. Ne pourrait-on pas, en effet, dire qu'il y a abus des besoins, de la position malheureuse de l'emprunteur pour obtenir un intérêt plus élevé que l’intérêt ordinaire ?

Quelque minime qu'on veuille le faire, il est certain qu'il y aura eu danger à prêter à un individu qui se trouve dans cette position.

Les gens qui ont par-dessus tout leur honneur à cœur et craignent plus une poursuite correctionnelle qu'ils ne sont avides de gros intérêts, se garderont bien de faire des prêts de ce genre.

Le malheureux qui réclame le prêt devra s'adressera des prêteurs qui redoutent moins la tache d'une poursuite, et il payera un intérêt d'autant plus élevé que plus de capitaux se seront retirés par la crainte de la loi.

Voilà la conséquence charitable de votre disposition, votre protection se résume à rendre plus dures les conditions du prêt pour ceux qui en seraient atteints !

Voyons si nos adversaires sont plus heureux pour atteindre le second but qu'on se propose.

J'ai dit, en commençant, que nécessairement il y a des prêts qui se contractent à un taux supérieur à l'intérêt légal. Aujourd'hui par qui sont faits les prêts à 7, 8 et 10 p. c. ? Par les malhonnêtes gens.

M. Guilleryµ. - Les banquiers en font tous les jours.

M. Pirmez, rapporteur. - Pas ouvertement ; le banquier peut faire des prêts...

M. Guilleryµ. - Je vous montrerai dix arrêts de la cour de cassation qui constatent ce que je dis.

M. Pirmez, rapporteur. - Qu'est-ce que cela prouve ? Vos arrêts ne constateront qu'un certain nombre de faits ; or je parle des faits généraux : les banquiers, dans la forme des contrats, respectent l'intérêt légal. (Interruption.)

Vous affirmez, je nie ; les personnes qui connaissent les faits apprécieront. Les prêts à 8 p. c. conclus ouvertement sans que des circonstances extrinsèques puissent les colorer, sont faits par les gens qui ne craignent pas de s'exposer à des poursuites correctionnelles. Est-il étonnant alors qu'il y ait des abus à l'occasion de ce genre de prêts ?

Vous créez un monopole au profit de personnes qui méprisent les lois sans aucun souci de leur dignité personnelle, et vous voudriez que ce monopole ne donnât pas lieu à des abus manifestes ?

Ah ! messieurs, nous avons contre les abus un remède bien plus puissant que les peines et les condamnations ; nous dirigeons contre eux toutes les forces de la liberté ; nous voulons que tous ceux qui ont des capitaux puissent concourir avec sécurité, sans déconsidération, à venir en aide à ceux qui sont dans le besoin.

Quand il n'y aura plus ni danger ni amoindrissement de l'honneur à prêter à un taux supérieur à l'intérêt légal, il y aura concurrence pour toutes les espèces de prêts, et partant abaissement considérable dans le taux de ceux qui forment aujourd'hui un odieux monopole.

Ainsi, avec votre disposition, quand vous menacez encore les préteurs qui feraient des prêts à des intérêts élevés, vous empirez la position de ceux que vous voulez protéger, vous allez contre le but que vous poursuivez.

Messieurs, l'amendement de M. Guillery consiste à punir ceux qui abuseraient des besoins de l'emprunteur...

Pourquoi ne punit-il pas le propriétaire d'une maison qui abuse de la position d'une personne pour lui faire payer sa maison trop cher ? Pourquoi ne punit-il pas le marchand de grain ou le boulanger, qui élèvent le prix de leur marchandise parce qu'elle est plus rare ? Le besoin, du pain n'est-il pas le plus grand de tous ?

Si j'avais à choisir, messieurs, entre la loi de 1807 et l'amendement, je préférerais la loi de 1807 ; celle-ci au moins n'a rien de vague ; on sait à quoi on s'expose, tandis que dans la disposition qu'on vous propose, tout est vague, tout est arbitraire.

Je suis heureux d'avoir à combattre l'amendement proposé par M. Guillery ; parce que je puis constater qu'ici au moins il trouve que nous ne créons pas assez de délits.

Non seulement, d'après lui, nous ne sommes pas assez sévères, parce que nous ne considérons pas comme un délit ce qu'il appelle l'abus des besoins, mais nous sommes encore trop rigoureux parce que nous ne punissons jamais le fait isolé, commis en dehors d’une habitude. La loi de 1807, que l'on trouve assez dure ne frappe que le fait habituel. L’honorable M. Guillery veut sévir contre le simple fait. Ce serait une amélioration de plus dont nous lui laissons volontiers l’honneur.

M. le président. - M. Nothomb a déposé un sous-amendement à l'amendement de M. Guillery. Il consiste à rétablir le mot : « habituellement » que M. Guillery avait supprimé.

- Cet amendement sera imprimé et distribué.

La séance est levée à 4 heures trois quarts.