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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 1 mars 1861

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1860-1861)

(page 701) (Présidence de M. Vervoort.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Snoy procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart. Il donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Florisone présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« Des habitants de Courtrai demandent que les deux métaux soient employés à la confection des monnaies belges ; qu'on batte de préférence celui des deux métaux qui est momentanément le plus abondant ; que le rapport légal soit conservé dans toute son intégrité, et que l'or français soit admis sur le même pied que la France admet l'or belge. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion de la proposition de loi relative à la monnaie d'or.


« Des curés, dans le canton de Gedinne, demandent une augmentation, de traitement. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Les membres du conseil communal de Sichen-Sussen et Bolré demandent la construction d'un chemin de fer grand central franco-belge d'Amiens à Maestricht, projeté par le sieur Delstanche. »

- Même renvoi.


« M. Visschers fait hommage à la Chambre de 118 exemplaires d'un appendice à sa nouvelle Etude sur les caisses d'épargne. »

- Dépôt à la bibliothèque et distribution.


« M. Faignart s'excuse de ne pouvoir assister à la séance de la Chambre, par suite de la perte qu'il vient de faire d'un membre de sa famille. Il ajoute que s'il avait pu prendre part au vote sur l'amendement de MM. Pirmez, de Boe et Jamar, il l'eût repoussé et eût voté en faveur du cours légal de l'or français. »

- Pris pour information.


Il est procédé au tirage des sections pour le mois de mars.

Interpellation

M. Beeckmanµ. - Messieurs, je tiens avant tout à déclarer à la Chambre que je ne suis guidé par aucun sentiment hostile envers l'honorable ministre de la guerre. Bien loin de là ; car si je n'avais écoulé que mes sentiments personnels, j'aurais abandonné mon interpellation. Mais, guidé uniquement par l'intérêt public, j'ai dû faire abnégation de ces sentiments. Je devais avant tout cette déclaration à la Chambre.

Je dirai aussi que, ayant parcouru les travaux d'Anvers avec mon honorable ami M. Thibaut, nous avons constaté que ces travaux sont dirigés par le génie militaire avec une rare intelligence.

Tout homme ayant quelques connaissances en matière de travaux publics constatera que les travaux d'Anvers sont dirigés d'une manière réellement remarquable.

J'arrive maintenant à mon interpellation. Mon honorable ami, M. Coomans, s'exprimait dans les termes suivants, en interpellant M. le ministre de la guerre, dans la séance du 19 février. (Interruption.) Tout le monde se rappelle sans doute l'objet de cette interpellation ; je me bornerai donc à en relire quelques passages principaux :

« Vous n'ignorez pas, disait-il, que ces jours-ci un assez grand nombre de journaux, appartenant à différentes opinions, se sont beaucoup occupés des fortifications d'Anvers ; ils ont prétendu et prétendent encore chaque matin que le gouvernement a sensiblement modifié les projets et plans soumis à la Chambre et votas par elle, soit dans un esprit d'économie dans le but de ne pas devoir recourir à des crédits supplémentaires, soit pour remédier à des défauts qui auraient été contâtes ultérieurement. »

Voici maintenant les principaux passages de la réponse de M. le ministre de la guerre :

« Lorsque le gouvernement s'est décidé à présenter le projet de loi relatif à l'agrandissement et aux fortifications d'Anvers, il a fait établir un avant-projet pour déterminer l'importance du crédit à demander à la législature.

« En dressant les plans de cet avant-projet, on a tenu compte des progrès accomplis dans les fortifications et l'artillerie ; c'est ce qui a engagé la commission chargée d'examiner le système de défense du pays à préférer la fortification polygonale à la fortification bastionnée.

« Vous vous rappellerez, messieurs, que dans cette commission, composée de vingt-six membres figuraient plusieurs de nos sommités militaires et la plupart des officiers qui s'étaient occupés officiellement, ou même à titre particulier, de la question de la défense nationale.

« Un journal a avancé qu'un général étranger qui est venu remplir, en Belgique, une mission de courtoisie auprès du Roi, avait passé une inspection des travaux d'Anvers ; qu'à la suite de cette inspection il s'était rendu à Laeken pour déclarer à Sa Majesté que ce système polygonal que nous avions adopté, était absurde et que tous les travaux exécutés jusqu'à ce jour n'avaient pas le sens commun.

« Il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela. L'honorable général, bien loin d'inspecter les travaux d'Anvers, ne les a pas même visités. Il est allé simplement passer quelques heures à Anvers pour voir les monuments et le musée. Il est ensuite monté sur la tour pour se faire une idée du pays, A son retour il m'a fait l'honneur de me dire, en présence de M. le ministre de Prusse, qu'il trouvait la position militaire magnifique et les fortifications parfaitement conçues, à en juger par les plans, qu'il avait vus et qui se vendent dans le commerce.

« L'honorable général a tenu le même langage à d'autres personnes. Sans parler de l'invraisemblance manifeste des faits rapportés, comment peut-on admettre qu'un général prussien critiquerait le système polygonal en pays étranger, alors que la Prusse a construit toutes-ses nouvelles fortifications d'après ce même système ?

« Le même journal ajoutait qu'ensuite de cette déclaration du général, le Roi avait convoqué à Laeken des officiers du génie attachés aux travaux d'Anvers, et que tous avaient déclaré à Sa Majesté, l'inspecteur général en tête, qu'ils étaient opposés à ces travaux et qu'ils protestaient contre leur exécution imposée par le ministre de la guerre.

« Ai-je besoin de dire que tout cela est aussi faux que le rôle qu'on a fait jouera un général étranger ?

« Aucun officier du génie n'a été appelé par le Roi. Sa Majesté connaît aussi bien que personne ce qui se passe sur les travaux d'Anvers.

« Rien ne s'y fait sans qu'il en soit rendu compte au Roi, qui porte un trop grand intérêt à une entreprise aussi importante, pour qu'elle ne soit pas l'objet de sa constante sollicitude.

« Tout à l'heure, messieurs, je vous ai parlé des avant-projets. Permettez-moi de vous donner encore quelques explications à ce sujet.

« Les avant-projets ne sont pas des plans définitifs, des plans d'exécution. Ils représentent le type de la fortification adoptée.

« Ils doivent être remaniés par les officiers chargés de la conduite des travaux, de manière à se plier, et s'adapter aux exigences des localités, aux mouvements et à la constitution des terrains.

« Les modifications de détail apportées jusqu'ici à ces plans primitifs n'en allèrent aucunement le caractère, en rentrent dans la catégorie des changements que nécessitent tous les travaux du même genre.

« Ainsi, lors de la confection des plans primitifs, on savait qu'il était possible d'atteindre des murs d'escarpe en faisant plonger les boulets au-delà des masses couvrantes. Mais la grande quantité de projectiles pleins qu'il fallait dépenser, ainsi que le peu d'importance des brèches produites, n'avaient pas encore fait redouter ce mode d'attaque.

« Les expériences de tir en brèche à distance qui ont été faites récemment dans quelques pays, avec l'artillerie rayée contre des revêtements en maçonnerie, ont démontré à l'évidence qu'il faudra renoncer désormais à revêtir les escarpes des ouvrages précédés de larges, fossés.

« Les nouveaux boulets creux ne se brisent pas comme les anciens obus contre la maçonnerie ; ils y pénètrent profondément et y éclatent en produisant des entonnoirs considérables.

« Dès que ces faits ont été constatés, j'ai ordonné de nouvelles études et j'ai approuvé les modifications de détail, proposées pour remédier aux inconvénients signalés.

« Ces modifications n'apportent aucun changement au tracé général, ni au système adopté. Elles n'ont donné lieu à aucune fausse manœuvre. Bien loin d'occasionner des dépenses nouvelles, elles permettront de réaliser d'importantes économies tout en améliorant le système de défense.

« Ce qu'on a dit de contraire à ce que je viens d'avancer, est complètement inexact.

« Ai-je besoin d'ajouter que ces changements et améliorations de détail ont été prévus en principe, comme ils le sont toujours dans les grands travaux de fortification, et que c'est pour s'assurer 1a possibilité de les exécuter que l'entreprise a été adjugée à bordereau de prix et non pas à forfait.

(page 102) « Il n'y a pas d'exemple de grands travaux exécutés où l'on n'ait été obligé de modifier les avant projets. Cela s'est produit dans tous les temps et dans tous les pays.

« Je n'en citerai qu'on exemple qui vous rassurera, je crois, sur nos travaux d'Anvers.

« Les ingénieurs anglais remanient les projets et les travaux commencés des forts de Portsmouth. Eh bien, chose significative, les changements qu'ils ont admis et qu'ils opèrent ont pour objet de se rapprocher plus étroitement des types adoptés pour les forts du camp retranché d'Anvers.

« Je pourrais vous citer des faits analogues qui prouveraient qu'en Allemagne et en France on apporte des modifications à des fortifications à peine élevées, et cela par suite des progrès introduits dans l'artillerie.

« Et l'on vient me faire un reproche à moi d'apporter des modifications de détail dans les plans, avant l'exécution des travaux ! Aimerait-on mieux que je les fisse après ?

« Tout se borne aujourd'hui à changer quelques coups de crayon. Voudrait-on, au lieu de cela, s'exposer à devoir faire plus tard une dépense considérable ? Durant le cours d'exécution des travaux d'Anvers, je chercherai à introduire dans le système toutes les améliorations et toutes les économies possibles.

« L'obligation que je m'étais imposée de créer une place irréprochable et de rester dans la limite des crédits alloués, me fait un devoir de rechercher tous les perfectionnements que la science moderne réalise, depuis quelque temps, et tous les moyens d'éviter des dépenses inutiles.

« Je continuerai donc à marcher résolument dans cette voie et je crois que la Chambre ne m'en blâmera pas.

« - Des membres. - Bien au contraire.

« M. le ministre de la guerre. - Je suis, à propos des travaux d'Anvers, l'objet de toutes les attaques imaginables. Je ne sais qui peut fournir aux journaux les renseignements complétement erronés qu'ils publient. Les membres de la Chambre qui voudraient se renseigner ont un moyen bien simple : c'est de visiter les travaux d'Anvers ou de venir chercher des explications au ministère, où je serai toujours à leur disposition. »

En effet, messieurs, je puis dire à la Chambre que nous avons été parfaitement renseignés sur les lieux ; sous ce rapport, je n'ai pas d'observation à faire, l'honorable ministre de la guerre a dit la vérité ; on n'a qu'à se rendre sur les lieux pour être renseigné.

« N'a-t-on pas été jusqu'à publier que, sur quelques points, on enterre des masses de maçonnerie pour dissimuler des fautes de construction, et que sur d'autres on démolit des travaux à peine commencés ?

« Le fait est qu'on n'a pas déplacé une seule brique, et qu'on n'a pas enterré une seule partie de maçonnerie.

« Je me suis creusé l'esprit pour découvrir ce qui avait pu donner lieu à ces bruits étranges, à ces rumeurs malveillantes.

« Voici peut-être ce qui les explique : dans les travaux de fortification comme dans tous les travaux de maçonnerie on doit faire des fondations. Dans le seul fort où l'on ait commencé des maçonneries, on a fait l'an dernier les fondations des batteries hautes, qui doivent être établies sur le terre-plein des remparts. Cette année on élève les remparts et on enterre forcément les fondations de ces batteries qu'on ne pourra construire que lorsque les remparts seront élevés.

« Le simple, bon sens expliquait cette manœuvre inévitable. »

Voilà ce que disait le ministre de la guerre en réponse à l’interpellation de l'honorable M. Coomans.

Pour ma part, je ne puis comprendre comment mon honorable ami M. Coomans a pu se contenter de la réponse du ministre de la guerre, lui qui est ordinairement si perspicace, si persévérant, quand il entame une question, qu'il se soit contenté de cette simple explication ; je n'y comprends rien. Pour ma part, je ne puis pas m'en contenter.

Je me bornerai simplement à poser à M. le ministre de la guerre des questions auxquelles je prierai l'honorable baron Chazal de vouloir bien répondre. Voici quelles sont ces questions.

Première question. Le projet qu'on exécute aujourd'hui a-t-il été approuvé par la commission des généraux ?

La seconde question est celle-ci : Par suite des changements adoptés, ne faut-il pas abandonner des travaux de maçonnerie commencés et n'a-t-on pas enterré des maçonneries qui n'ont aucune utilité et quel est le montant de cette dépense inutile ?

Troisième question : Les changements apportés au projet ne donneront-ils pas lieu à des changements aux terrassements exécutés en 1860 ; quelle sera la dépense approximative de ces remaniements ?

Quatrième question : Le service des garnison ne sera-t-il pas désorganisé par suite de l'emploi des soldats à la construction des fortifications d'Anvers, et quelle sera l'économie qu'on réalisera dans la dépense si on emploie à ces fortifications cinq ou six mille ouvriers comme on paraît en avoir l'intention ?

Cinquième question : Quels sont les travaux qui ont été supprimés, à quelle somme s'élèvera l'économie qu'on réalisera par suite de cette suppression ?

Sixième question : Quel sera le montant de la dépense pour les travaux d'Anvers ?

Dernière question : Ces travaux seront-ils achevés en quatre ans, conformément aux conditions du contrat d'entreprise ?

Je vais maintenant expliquer le but de mon interpellation. C'est d'aider le gouvernement, par une discussion sérieuse, à mener à fin en peu de temps et avec le moins d'argent possible les fortifications d'Anvers.

MgCµ. - Je regrette que l'honorable M, Beeckman, ayant une série de questions à me poser, n'ait pas jugé à propos de me les communiquer avant la séance, afin de me mettre à même de donner à la Chambre des chiffres exacts et des explications complètes.

Quoi qu'il en soit, je désire répondre dès à présent aux questions posées par l'honorable membre.

Avant de les aborder, je dois déclarer à la Chambre que je n'ai rien à rétracter de ce que j'ai avancé dernièrement en répondant à l'interpellation de l'honorable M. Coomans.

L'honorable M. Beeckman me demande d'abord si les projets ont été approuvés par les généraux.

Je vous ai dit, messieurs, que la commission, composée de généraux et d'officiers de différents grades, qui s'est occupée de la question de la défense du pays, avait adopté un type de fortification qui a servi de guide pour la confection des projets d'ensemble.

Quant aux détails des constructions, ils ne concernent pas les généraux ; et bien qu'étant ministre de la guerre et chargé de faire exécuter ces constructions, si l'on me disait que je dois faire les détails des plans, je répondrais que ce n'est pas mon affaire, et je déclinerais ma compétence, attendu que ce sont les hommes spéciaux qui doivent faire ces plans de détail.

Je me résume donc en disant que ce système a été adopté par les généraux, mais que les plans de détail sont faits par les hommes spéciaux.

L'honorable M. Beeckman demande ensuite si l'on a enterré des maçonneries, et si l'on abandonne des travaux déjà exécutés.

Voici, messieurs, les faits dans toute leur exactitude ;

Quand nous avons entrepris les travaux de fortification l'année dernière, nous avons dû naturellement les commencer sur les premiers terrains qui ont été mis en notre possession.

C'est ainsi que le fort n°3 a été entamé le premier, et que les maçonneries y ont été commencées d'après le type primitif avant que l'on connût les résultats des expériences dont j'ai parlé dernièrement et qui ont fait reconnaître l'inutilité des escarpes en maçonnerie.

Eh bien, comme les escarpes étaient commencées, on les continuera. Le fort n°3 n'en sera pas plus mauvais pour cela ; seulement on n’y réalisera pas l'économie qu'on pourra faire aux autres forts. Lorsqu'il m'était démontré que des perfectionnements introduits dans l'artillerie permettent de faire brèche à distance dans des escarpes en maçonnerie, aurait-on voulu que, méconnaissant ces enseignements, je fisse construire les revêtements quand même, parce que l'on avait déjà commencé la fouille de leurs fondations ?

On me demande si ces modifications feront réaliser une dépense ou une économie.

Je déclare que nous réaliserons une économie en supprimant les escarpes. IL est vrai que cette économie ne sera pas équivalente au chiffre de la dépense totale des escarpes, puisque ces escarpes masquaient les logements, les magasins à poudre, les magasins à munitions, etc., qui devront être places dans des endroits mieux abrités.

En plaçant ces locaux ailleurs, ils ne seront plus exposés aux feux de l'ennemi, mais ils ne coûteront pas moins cher que s'ils avaient les escarpes devant eux.

(page 703) On me demande encore si des maçonneries ont dû être enterrées. J'ai dit qu'il n'y avait pas eu de maçonneries définitivement condamnées. On enterre les fondations des escarpes du fort n°3, parce que ces escarpes seront élevées, et l'on enterre également les fondations des batteries, parce que ces batteries seront achevées lorsque le rempart sera terminé.

L'honorable M. Beeckman désire savoir aussi si, par suite des modifications adoptées, il n'yaura pas de remaniements de terrassements. Voici exactement ce qu'il y aura.

Au fort n°1, on avait commencé à faire les fouilles nécessaires pour les fondements des escarpes. Du moment qu'on ne faisait plus d'escarpes, il était inutile de continuer ces fouilles, et on les a arrêtées.

J'ai fait faire le relevé de ce qui avait été exécuté et de ce qui pourra être économisé.

Il a été reconnu que le déblai des fouilles se monte à 5,000 mètres cubes environ, que par contre la masse des terrassements supprimés s'élèverait 60,000 mètres cubes, ce qui procurera une économie considérable et qui peut être évaluée à une cinquantaine de mille francs.

L'honorable M. Beeckman m'a encore demandé si le service dans les garnisons ne sera pas désorganisé.

Du moment qu'on emploie les troupes à des travaux d'utilité publique, je conçois que quelques petites villes se plaignent de ne pas avoir de garnisons aussi nombreuses que précédemment, mais je pense qu'il existe un intérêt plus puissant que l'intérêt momentané de ces petites localités, c'est le grand intérêt de la défense nationale qui exige l'achèvement des travaux dans le plus bref délai possible.

Ensuite il y a un très grand avantage à apprendre aux soldats à faire ces travaux, qu'ils seraient obligés d'effectuer en campagne.

Alors il faudrait immédiatement que les soldats s'appliquassent à ces travaux.

Cela est si vrai que dans chaque garnison on fait exécuter tous les ans des travaux de ce genre aux troupes d'infanterie.

N'y avait-il donc pas un avantage incontestable à donner cette instruction en faisant exécuter en même temps un travail utile ? J'atteins ainsi un double but.

Je donne aux soldats une instruction nécessaire, et j'active des travaux que nous avons le plus grand intérêt à voir promptement terminés.

On demande si cela entraînera une économie. Non, messieurs, je déclare qu'il n'y aura pas d'économie ; mais il n'y aura pas non plus d'augmentation de dépenses. Il est évident que quand on emploie les soldats aux travaux publics, il faut leur accorder un supplément de solde, une nourriture plus abondante, des vêtements particuliers, des logements, etc. Nous avons calculé les dépenses de manière à rester dans les limites des crédits accordés à mon département et de manière que le travail des soldats ne coûtât pas plus cher que celui exécuté par les ouvriers civils.

Vous voulez savoir encore si les travaux seront achevés en 4 ans. Messieurs, nous ferons tout ce qui dépendra de nous pour qu'ils soient achevés le plus promptement possible. L'entrepreneur s'est engagé à les faire en 4 ans à dater du jour de la remise des terrains.

Il fait des efforts extraordinaires pour exécuter son contrat. Il a eu une première année excessivement défavorable ; l'année dernière a été très pluvieuse, les travaux en ont un peu souffert, et cependant tous ceux qui vont voir les fortifications d'Anvers reconnaissent qu'on a fait énormément d'ouvrage. Cette année les travaux sont déjà commencés, et la société adjudicataire met en œuvre des moyens d'action considérables qui me font croire que la campagne actuelle sera encore plus remarquable que la dernière. Ainsi, dès à présent, il y a 4,600 ouvriers sur les travaux, sans compter ceux qui sont employés dans les briqueteries, dans les ateliers de construction, aux machines d'épuisement, etc.

Cette situation me paraît offrir une garantie sérieuse.

Du reste, l'entreprise a un très grand intérêt à achever les travaux dans le temps voulu, et je suis fondé à croire, d'après les nouvelles que je reçois, encore aujourd'hui, qu'elle exécutera parfaitement son contrat.

Voilà, messieurs, les explications que je puis donner à la Chambre. Si l'on croit devoir m'en demander d'autres, je reprendrai la parole.

M. Beeckmanµ. - Je suis très heureux d'avoir entendu dire par M. le ministre delà guerre qu'on a fait de fausses manœuvres. (Interruption.) Si les projets avaient été bien conçus, il est positif que jamais on n'aurait dû remanier des terrassements, que jamais on n'aurait dû creuser des fondations pour des travaux qui n'étaient pas nécessaires.

M. le ministre de la guerre nous dit que l'on a commencé les murs d'escarpe au fort n°3, et qu'il les fera continuer. Cela ne sera jamais qu'utile. Mais je ln comprends pas pourquoi M. le ministre de la guerre ne vient pas nous dire qu'on a exécuté aussi au fort n°1 des maçonneries qui ont été abandonnées ; je ne comprends pas pourquoi la Chambre ne doit pas savoir qu'au fort n°1, on a construit des maçonneries' qui sont abandonnées et ne sont d'aucune utilité.

La Chambre est ici pour décider toutes les quesstions, et je crois que M. le ministre de la guerre n'a pas le droit de cacher à la Chambre le moindre détail de l'affaire d'Anvers. (Interruption.)

C'est mon opinion ; si ce n'est pas celle de mes honorables collègues, j'en suis au regret.

M. le ministre de la guerre déclare que les travaux seront probablement achevés en quatre ans ; que l'entrepreneur exécutera son contrat ; qu'il y a en ce moment 4,500 à 4,600 ouvriers militaires employés aux travaux.

Eh bien, messieurs, Voulez-vous savoir quel est le nombre d'ouvriers occupés actuellement au travail principal des fortifications d'Anvers ? Je veux parler du fort ou bien, si voulez, de la citadelle d'Austruweel. Le nombre de ces ouvriers est d'un peu plus de 500. Or, d'après la déclaration faite par tous les hommes compétents que j'ai consultés, il faudrait 2,000 ouvriers pour achever ce travail en quatre ans.

Et voulez-vous connaître l'opinion d'un homme spécial employé à un autre fort ? C'est qu'il finirait sa carrière aux travaux de fortification d'Anvers, et notez que cet homme compétent est âgé de 25 à 30 ans !

M. le ministre de la guerre nous a dit ensuite qu'il ne résulterait pas d'économie de la coopération des soldats aux travaux des fortifications d'Anvers.

Mais je demanderai à M. le ministre de la guerre si les soldats ne sont pas nécessairesdans les garnisons. En cas de négative, pourquoi ne les renvoie-t-on pas dans leurs foyers en temps de paix ? pourquoi ne réalisez-vous pas cette économie au budget de la guerre ? Toute la dépense que vous faites à l'aide de ces 4,560 ou 4,600 soldats, c'est un prêt sans restitution que le budget de la guerre fait aux fortifications d'Anvers. En admettant que ces 4,500 ou 4,600 soldats occasionnent au pays une dépense de 2 à 3 millions par an, et qu'on les emploie pendant 5, 6, 7, 8 et 10 ans et même pendant un temps bien plus long encore, dans l'opinion de l'homme compétent dont j'ai parlé, le budget de la guerre aura prêté 30 à 40 millions aux fortifications d'Anvers.

Quant à moi, je déclare franchement que j'ai fait en partie les fortifications de Diest ; eh bien, si je compare les travaux des fortifications de Diest aux travaux qu'on doit exécuter à Anvers, je dis que les travaux de fortifications d'Anvers coûteront plus de 80 millions.

Et si aujourd'hui M. le ministre de la guerre peut s'engager à donner le détail de tous les travaux qui sont à faire aux fortifications d'Anvers, j'ai la certitude que ce devis, dressé par les officiers du génie, s'élèvera non pas à 80 millions, mais à une somme plus élevée.

Je n'en dirai pas davantage pour le moment. Je crois en définitive que la Chambre pourra bien apprécier quels ont été les motifs de mon interpellation.

Je ne désire qu'une seule chose, c'est que le pays ne soit pas obligé de dépenser des sommes exagérées. Je n'ai qu'un seul but, c'est de diminuer la dépense. Il y a un cri général dans le pays contre les dépenses exagérées des fortifications d'Anvers, et je partage cette manière de voir.

MgCµ. - Messieurs, j'ajouterai encore quelques explications pour répondre aux assertions de l'honorable M. Beeckman.

Il dit que si le projet avait été bien conçu on n'y ferait pas de changements et qu'aux fortifications de Diest où il a travaillé, jamais pareille chose ne s'est passée.

Effectivement l'honorable M. Beeckman a été entrepreneur de certaines parties des fortifications de Diest ; mais quant à dire que jamais on n'a fait de modifications au plan primitif de cette place, cela n'est pas exact. Je puis dire parfaitement ce qui s'y est passé.

Les travaux de fortifications de Diest ont duré 14 ans. Ces travaux ont été adjugés à forfait par petits lots et pendant ces 14 ans on a continuellement changé les plans primitifs.

Et cela est tellement vrai que si l'on mettait les plans primitifs, conservés au département de la guerre en regard des travaux qui ont été exécutés à Diest, on n'y reconnaîtrait plus rien.

M. Beeckmanµ. - Je demande la parole.

(page 704) MgCµ. - J'en sais quelque chose, messieurs. J'étais, à cette époque, ministre de la guerre. J'ai fait travailler aux fortifications de Diest, et c’est sir la proposition de l'inspecteur général d'alors, qui était l'honorable général Goblet, que nous avons apporté des changements au plan primitif.

Voilà la vérité sur Diest.

M. Beeckman se plaint, à propos des travaux d'Anvers, des petites modifications que j'ai apportées aux plans. Eh bien, je déclare à la Chambre que j'espère en apporter encore d'autres dans le cours des travaux, et que si j'apprends que des perfectionnements, des économies sont possibles, je les réaliserai. C'est le but que je poursuis. Je veux faire une bonne forteresse dans la limite des crédits alloués au gouvernement, et j'espère y réussir.

On dit qu'au fort n°1, il y a eu des maçonneries enterrées.

Je dis qu'il n'y a pas eu de maçonneries enterrées, excepté les fondations des batteries supérieures.

Je vais faire une supposition.

Si, par suite d'événements politiques quelconques, nous étions menacés d'un danger et si, pour parer à ce danger, le gouvernement jugeait à propos de suspendre certains travaux entamés pour porter ses efforts sur d'autres points d'une importance relativement plus grande, devrais-je rendre compte de ces précautions et venir expliquer aux Chambres les motifs qui m'ont engagé à les prendre ?

Eh bien, au fort n°1, on a exécuté pour 6,000 francs de fondations qui déterminent l'emplacement de batteries qui seront exécutées après l'achèvement de travaux plus urgents.

M. Beeckmanµ. - On m'avait dit le contraire.

MgCµ. - Par conséquent, il n'y a eu aucune fausse manœuvre, aucun travail fait inutilement.

On dit, messieurs, qu'il n'y a que 500 ouvriers au fort d'Austruweel, bien que ce fort constitue la partie principale des fortifications.

Le fort d'Austruweel, messieurs, est au contraire, sous un certain rapport, la partie la moins essentielle des fortifications, attendu que les inondations dont on peut l'entourer le rendent en quelque sorte inattaquable. C'est pour cela que nous pressons moins les travaux de ce fort.

J'ai déjà eu l'honneur de le dire, nous travaillons de manière à augmenter de jour en jour la valeur défensive des fortifications d'Anvers.

Cette marche est la seule bonne.

On parle, messieurs, des soldats employés aux travaux d'Anvers et de la dépense qui en résulte. Je vous ferai remarquer que ces soldats font à Anvers leur éducation militaire tout aussi bien que s'ils étaient dans d'autres garnisons.

Ils ont un jour de la semaine pour se livrer aux exercices militaires et aux manœuvres ; ils sont conduits militairement sur les travaux, et on leur fait des théories sur tous les services, chaque fois que le mauvais temps ne leur permet pas de travailler.

Autant vaut, me semble-t-il, faire ainsi leur éducation militaire sur les travaux, que dans des garnisons où leur présence n'est pas indispensable.

Je n'ai pas d'autres explications à donner pour le moment ; je les crois suffisantes.

Je ferai remarquer toutefois à la Chambre que si je suis obligé, après chaque article de journal, de venir me défendre, et que si l'on peut aller faire des espèces d'enquêtes sur les travaux, auprès des officiers placés sous mes ordres, je perdrai toute espèce d'autorité, et il me sera impossible de diriger des travaux aussi compliqués, aussi difficiles, qui réclament tout mon temps, toute mon attention.

J'ai, en outre, beaucoup d'autres travaux et je déclare que je ne pourrais plus suffire à une pareille tâche.

Je vous demande donc, messieurs, si la Chambre a confiance en moi, de vous contenter de ces déclarations ; elles sont franches autant que formelles. Je l'ai dit en toute sincérité, mon dévouement est acquis à l'œuvre que j'ai entreprise ; je la poursuivrai avec toute l'énergie possible ; je ne saurais aller au-delà ni promettre davantage.

M. Beeckmanµ. - Je ne puis, messieurs, vous dissimuler mon étonnement de la déclaration que M. le ministre vient de faire au sujet du corps du génie. Jusqu'à présent j'avais toujours considéré ce corps comme un corps savant ; or, d’après la déclaration de M. le ministre de la guerre, aucun officier du génie ne serait capable de faire un plan quelconque.

- Plusieurs voix. - Il n'a rien dit de semblable.

M. Beeckmanµ. - M. le ministre de la guerre a dit que l'on a travaillé à Diest pendant quatorze ans et que tous les ans on a apporté des changements aux plans primitifs. (Interruption.) Or, je crois pouvoir affirmer le contraire.

J'ai vu commencer la forteresse de Diest, et j'oserais affirmer que le plan d'aucun travail important, dans toute l'enceinte, n'a été modifié ; j'oserais affirmer même qu'aucun travail, si minime qu'en fût l'importance, n'a été modifié pour une valeur de 25 centimes. (Interruption.) Certainement non : c'est moi qui ai commis la plupart de ces travaux, et je suis certainement bien à même d'en parler en parfaite connaissance de cause.

Il se peut que M. le ministre de la guerre ait donné des ordre en passant à Diest, mais je crois que le tracé a été arrêté dès le principe, et que ce tracé n'a subi aucun changement.

M. le ministre de la guerre nous disait tantôt que c'était au fort d'Austruweel qu'on se pressait le moins, parce que c'était le travail le moins important.

Eh bien, j'ai parcouru tous les travaux et je puis dire que c'est au fort d'Austruweel que j'ai compté le plus d'ouvriers ; j'y ai trouvé 500 et quelques ouvriers, tandis qu'au fort n°3 il n'y en avait que 200 environ.

M. Allard. - C'est l'affaire de l'entrepreneur.

M. Beeckmanµ. - Mais non ! M. le ministre de la guerre vous dit que les travaux seront terminés en quatre ans. Or, des hommes compétents que j'ai consultés sur les lieux m'ont déclaré qu'ils achèveraient leur carrière militaire sur les travaux d'Anvers si l'on n'augmentait pas le nombre des ouvriers. Au surplus, j'abandonne au public l'appréciation de cette question. Je crois avoir rempli mon devoir, je m'en tiendrai là.

MgCµ. - Je ne sais pas quel est l'homme compétent qui a pu renseigner l'honorable M. Beeckman.

- Un membre. - C'est un vieux !

MgCµ. - Cet homme, selon moi, est très peu compétent ; je vais vous le prouver par une explication bien simple, bien naturelle.

L'honorable M. Beeckman dit qu'il a trouvé moins d'ouvriers au fort n°3 qu'au fort d'Austruweel. D'abord, je ferai remarquer que le fort d'Austruweel est quatre fois plus vaste que les forts du camp retranché ; il n'est donc pas étonnant qu'il s'y trouve plus d'ouvriers qu'ailleurs.

Mais permettez-moi de vous dire qu'on distribue les ouvriers selon les besoins et le degré d'avancement des travaux.

Ainsi, il y a des forts du camp retranché où, à raison de l'avancement des travaux, il y a actuellement moins d'ouvriers qu'ailleurs ; et si l'honorable M. Beeckman avait parcouru tous les travaux, il aurait vu, au fort n°7, jusqu'à 1,200 ouvriers ; et au fort n°8, dont nous n'avons les terrains que depuis peu, nous allons faire un effort considérable pour le mettre incessamment au niveau des autres. Voilà, messieurs, comment nous travaillons. Vous verrez donc un jour une masse d'ouvriers sur un point et vous les y trouverez beaucoup moins nombreux quelque temps après. C'est l'affaire des officiers du génie et de l'entrepreneur. Cela me semble bien clair, et il faut être bien peu compétent pour n'avoir pas pu l'expliquer à l'honorable député de Louvain.

M. Allard. - L'honorable M. Beeckman a construit à Diest, et il nous dit qu'aucun changement n'a été apporté au plan primitif. Cela m'étonne. Moi aussi, messieurs, j'ai construit (Interruption.) Mon père était un des entrepreneurs des travaux de construction de la citadelle de Tournai. J'avais alors 17 ans, et je dirigeais la plupart de ces travaux. Eh bien, je puis assurer à l'honorable M. Beeckman qu'à chaque instant on modifiait les plans.

M. Beeckmanµ. - -Cela ne prouve rien.

M. Allard. - Nous étions entrepreneurs des travaux de construction de la citadelle de Tournai comme la société Pauwels et Cie est entrepreneur des travaux de fortification d'Anvers, c'est-à-dire, en régie, et je puis assurer, je le répète, que bien des fois le génie militaire a modifié les plans primitifs.

Faudrait-il donc s'étonner qu'il en fût de même à Anvers, travail infiniment plus vaste et plus important !

Quant au nombre d'ouvriers employés à tel ou tel travail, jamais les officiers du génie ne s'en occupaient : nous nous étions engagés à terminer nos travaux dans un délai déterminé, et c'était à nous de prendre les mesures nécessaires pour l'accomplissement de nos engagements. Je ne puis donc pas comprendre que l'on vienne ici interpeller le gouvernement sur le point de savoir pourquoi on emploie tant d'ouvriers sur tel point, tant sur tel autre. C'est là l'affaire des entrepreneurs, ils se sont engagés à terminer les travaux en quatre années ; c'est à eux qu'il appartient de prendre leurs dispositions pour pouvoir remplir cet engagement sous peine d'encourir les pénalités comminées par le cahier des charges,

- L'incident est clos.

Proposition de loi relative à la monnaie d’or

Discussion générale

(page 705) M. Nothombµ. - Au point où la discussion est parvenue et avec la mauvaise chance que j'ai de l'aborder tard, je sens que j'ai une obligation à remplir envers l'assemblée : celle d'être court et de conclure vite.

Je le ferai d'autant plus volontiers que je ne n'apporte dans ce débat aucune autre prétention que celle d'expliquer mon vote dans une des questions les plus importantes dont la législature puisse avoir à s'occuper.

Ceux qui, ainsi que moi, ont étudié cette question sans idée préconçue, et ne mettent à cette discussion aucune espèce d'amour-propre, doivent se trouver assez perplexes.

En effet la question déjà si difficile, si ardue en elle-même, qui divise les meilleurs esprits, se présente devant eux compliquée de trois systèmes différents :

Celui de tarification de l'or français ;

Celui du statu quo, c'est-à-dire l'exclusion de l'or français ;

Celui du retour à la loi de 1832, c'est-à-dire l'admission légale de l'or français à sa valeur nominale.

C'est entre ces trois solutions, dont aucune d'ailleurs n'échappe à cette loi d'imperfection qui s'applique à toutes les choses humaines, qu'il faut choisir. Je vais donc les apprécier rapidement.

En première ligue je trouve la proposition de l'honorable M. Pirmez, la tarification périodique de la pièce d'or française. Déjà bien des considérations ont été produites contre ce système, des discours remarquables ont été prononcés dans cette assemblée.

Je ne puis que répéter à grands traits ce qui a été dit à cet égard ; la tarification ne m'apparait que comme un compromis qui ne peut satisfaire personne, ni les partisans de l'admission de l'or, ni les partisans de l'exclusion de l'or. Ce système, si c'en est un, doit aggraver l'incertitude, il doit continuer à jeter le trouble dans les relations commerciales, il doit surtout laisser la porte ouverte à toute espèce d'agiotage, à des hausses ou des baisses qui peuvent être provoquées par d'autres intérêts que l'intérêt public. En un mot je caractérise cette proposition en disant qu'elle perpétue l'instabilité, qu'elle érige à l'état de système.

Ce serait décréter une monnaie sans l'élément constitutif primordial de toute monnaie : la fixité. C'est, pour tout dire, une monnaie qui n'est pas une monnaie ; en outre j'y vois bien autre chose, et c'est ce qui me préoccupe le plus, c'est un danger pour les populations que nous devons plus spécialement protéger, pour les populations des campagnes, simples, sans défiance et souvent sans nulle notion de ce qui se passe dans les hautes régions, de ce qui sera parfaitement connu de tous dans les grands centres, dans les villes, des hommes spéciaux et du commerce.

Mais le campagnard, le paysan connaîtra-t-il la tarification ? ne pourra-t-on pas le tromper, ne le trompera-t-on pas sur la taxe de l'or ? n'y a-t-il pas là un moyen facile offert à tontes les duperies, à toutes les filouteries ?

Je le crains bien, et ce motif seul suffirait pour me faire repousser la tarification.

Le deuxième système c'est celui que l'honorable ministre a défendu dans cette enceinte, c'est le maintien de la loi de 1850, c'est le statu quo. Avant de nous demander si le système existant est bon, nous devons nous demander s'il est possible.

La réponse, messieurs, me paraît évidemment devoir être négative. Il y a un fait, un fait évident, général, d'une puissance qui grandit tous les jours, qui bientôt sera invincible.

C'est l'invasion de l'or français, venant se substituer comme principal agent monétaire à l'argent qui nous fait défaut.

Je sais que M. le ministre et d'autres collègues nient cette situation, nient du moins que les plaintes soient sérieuses, mais, messieurs, pour nier le fondement de ces plaintes, pour se refuser à reconnaître cette gêne, cet état calamiteux dont on se plaint, il faudrait admettre que tout le pays a perdu la conscience de lui-même, la conscience de ses intérêts, que le pays est devenu tout entier un malade imaginaire d'une nouvelle espèce ; il faudrait admettre qu'il se plaint pour le plaisir de se plaindre, pour contrarier quelques opinions d'économistes.,

Pour nier le mal, il faudrait répudier les doléances, les avertissements du commerce, de la presse presque unanime, des écrivains, des réunions, des autorités publiques et jusque de la section centrale elle-même ! Quant à moi, c'est ce que je ne puis croire. Je ne puis admettre qu'on méconnaisse ainsi la voix de tout le public, qui a plus d'esprit que (erratum, page 722) le plus homme d'esprit du monde.

M. Hymans. - Pourquoi n'étiez-vous pas de cet avis, en 1857 ?

M. Nothombµ. - Ne mêlez pas, je vous en prie, à une question difficile que je traite avec calme, sans parti pris, une question irritante, qui n'a rien à faire dans le débat actuel. Quand vous voudrez plus tard, nous la reprendrons ; mais de grâce, mon honorable collègue, laissez-moi tranquille pour le moment, ne m'interrompez plus.

J'ai dit en commençant que je n'avais aucune prétention personnelle, que j'apportais à la Chambre le résultat d'une étude sérieuse et consciencieuse. Ainsi laissez-moi continuer.

Je dis donc que pour nier le mal que nous signalons, il faudrait s'inscrire en faux non seulement contre ce qui se passe dans ce pays, non seulement contre une véritable notoriété publique qu'on ne discute même pas, car c'est bien ici la vox populi, la voix du peuple qui se plaint ; mais encore contre les faits qui se passent autour de nous, contre des faits contemporains qui se produisent dans les pays avec lesquels le nôtre a le plus d'analogie.

La France passe par la même crise que nous et à un plus haut degré même, je le reconnais. Je ne veux pas faire de statistique, mais il est notoire que le numéraire argent qui, il y a quinze ans, était peut-être de 4 milliards en France, est réduit aujourd'hui à 1,200 millions, peut-être un milliard. Le même sort, cela me paraît incontestable, attend la Belgique, la même cause produira le même effet.

Il en a été de même de même de la Suisse. Vous connaissez, messieurs, ce qui s'est passé. L'exemple de ce peuple sage, laborieux, forme et calme, dont le caractère présente tant d'affinité avec celui du peuple belge, est bien digne de fixer votre attention.

La Suisse a passé par la même situation, identiquement la même. Elle avait proscrit l'or français en 1850 : coïncidence assez remarquable. L'or a envahi la Suisse. Elle a été privée d'argent et après deux ou trois ans de lutte intérieure, de discussions, elle en est revenue, en 1860, à l'admission de l'or à sa valeur nominale.

La conduite de ce pays, je le répète, mérite toute notre attention et peut-être doit nous guider.

Le mal est donc incontestable, et bientôt il amènerait cette situation assurément fort bizarre chez un peuple civilisé, que l'on n'y vît plus que de la monnaie que la loi a proscrite et que l'on cesserait d'y voir la seule monnaie que la loi admet !

Où est, messieurs, le remède à une pareille situation ?

Il est, nous dit-on, dans la loi de 1850. Ceci me paraît une bien grande illusion.

Toute loi monétaire doit fournir, je m'imagine, au pays pour lequel elle est faite, en quantité suffisante, la monnaie qu'elle lui promet. A la parole de la loi doit correspondre un fait, et ce fait ne peut être que le fait monnaie ; là, et là seul est la sanction d'une loi monétaire.

La loi monétaire doit donc exprimer le fait monnaie. Or, quel est le fait monnaie dominant en Belgique ? C'est l'or. Quel devrait être le fait ? L'argent.

Il y a donc contradiction entre le fait et la loi. Le fait contrarie la loi et l'on peut dire qu'il la supprime. La loi manque à son but, elle est mauvaise.

La loi de 1850 nous doit de la monnaie d'argent. Elle est impuissante à tenir sa promesse. Personne, ni Etat, ni particulier, ne peut songer en ce moment à fabriquer de la monnaie d'argent. Ce serait une perte sèche.

Quand le kilog. d'argent coûte au-delà de 200 fr. valeur commerciale et que monnayé il ne représente que 200 fr., non seulement nul ne peut fabriquer, mais on ne peut renouveler non plus la monnaie.

Et ici je rencontre incidemment une observation que M. le ministre des finances a émise hier dans le débat. Il disait : Vous pouvez refondre la monnaie. Cela est impossible ; vous ne pouvez refondre votre monnaie qu'à un prix ruineux ; et le jour où vous aurez pu refondre votre monnaie, elle n'en partira que plus vite. D'autant elle sera meilleure, d'autant elle s'enfuira.

Nous tournons en ce moment dans un cercle vicieux. Si le vide qui se fait n'est pas comblé par une nouvelle monnaie argent, le réservoir monétaire s'épuise. Si vous fabriquez de cette monnaie, le trafic s'en empare ; le vide existera toujours.

Mais comme il est impossible que, dans un pays régulier, il n'y ait pas de monnaie, il n'y ait pas de circulation monétaire, c'est l’or qui est venu et qui a comblé le déficit.

(page 706) Voilà, messieurs, je crois, la situation vraie, et selon l'expression si juste d'un de nos honorables collègues, M. Janssens, je dirai avec lui : Ne pouvant pas maintenir ce qui est légal, rendez légal ce qui est réel.

Aussi, si je pouvais me permettre de donner un conseil à M. le ministre des finances, et je le prie de croire que ce conseil, pour être d'un adversaire, n'est pas d'un ennemi, je lui dirais : Capitulez : vous êtes à Gaëte ; (erratum, page 722) l'or a fait sauter vos poudrières ; l'honneur est satisfait ; vous pouvez vous rendre. Aller au-delà, c'est de la témérité ; c'est peut-être de l'esprit d'aventure.

L'honorable ministre ne se formalisera certes pas si, à ce propos, je rappelle le souvenir d'un homme d'Etat illustre, qui, dans une circonstance pareille, quand le flot avait monté, l'avait débordé, submergé, a cédé à la pression de l'opinion publique, et l'opinion publique reconnaissante l'a absous et l'a remercié.

C'est ce conseil que je me permets de donner à M. le ministre des finances. Il s'inspire, je le répète, d'une pensée loyale, non d'un piège.

Je sais que l'on nous arrête en disant : « Prenez garde. Vous allez détruire la loi de 1850. Vous allez renverser avec elle l'argent comme étalon unique. C'est un immense danger dans lequel vous voulez précipiter le pays. » On ajoute : « La fixité dans l'étalon va vous échapper. L'argent est aujourd'hui le seul des deux métaux précieux qui puisse remplir cet office ; avec l'or, vous avez toutes les vicissitudes du haut et du bas ; avec l'argent, dormez tranquilles ; vous aurez la sécurité. »

Tel est le langage de nos contradicteurs. C'est encore, selon moi, une grande erreur.

L'argent métal devient de plus en plus variable. Il sera soumis au sort de toute marchandise, aux écarts que produisent nécessairement l'offre et la demande.

Il est demandé à prime ; il le sera probablement davantage. La spéculation, l'exportation se sont jetées sur lui, et ce mouvement ne tend pas à diminuer ; loin de là. Tout fait croire qu'il ira en augmentant ; et sans être pessimiste, on peut prévoir le moment où l'argent deviendra de plus en plus rare en Europe.

Cela survenant, que devient donc la prétendue fixité du type argent ? Faire du métal devenu le plus variable un type de stabilité, me paraît une entreprise aussi dangereuse qu'impossible à réaliser.

Autre objection, et c'est surtout l'honorable ministre des finances qui l'a produite. De quoi vous plaignez vous ? Vous avez de l'argent, vous en avez en abondance ; vous êtes des ignorants ou vous êtes des ingrats. Et l'honorable ministre, pour justifier son affirmation, a cité quatre faits qu'il a qualifiés d'une manière triomphante qu'il a appelés (erratum, page 722) écrasants ; ces faits, messieurs, vous les connaissez, j'abrège sous ce rapport ; on paye les contributions, on échange les billets de banque, on porte de l'argent à la Banque Nationale, on y demande de la petite monnaie.

Ces faits ont déjà été victorieusement réfutés et ils peuvent d'ailleurs tous s'apprécier sous la même mesure et, passez-moi le mot, par le même étalon, c'est celui de la nécessité.

On fait tout cela, oui sans doute, messieurs, mais on le fait parce qu'on doit le faire, parce qu'on y est obligé ; on le fait, non par choix mais par une véritable nécessité. Ce sont des cas de force majeure qui, comme argumentation, ne prouvent rien, qui ne prouvent pas, surtout, que la circulation monétaire légale soit suffisante.

Une autre objection sur laquelle l'honorable ministre s'est longuement étendu et dont il a paru faire le principal argument en faveur de sa thèse, c'est celle-ci : Vous allez violer les contrats, vous allez porter préjudice aux créanciers, vous allez légaliser une espèce de vol des créanciers. On y a, messieurs, déjà répondu ; on a dit et avec raison : Mais vous parlez beaucoup des créanciers, parlez aussi un peu des débiteurs ; leur sort mérite également qu'on s'y intéresse, et si l'intérêt des premiers est respectable, l'intérêt des autres est sacré.

D'ailleurs, il me paraît qu'on a exagéré singulièrement l'importance de cette objection. J'ai voulu, pour l'acquit de ma conscience, me rendre un compte exact de ce que vaut cette objection, et pour y arriver, j'ai décomposé, analysé en quelque sorte les différentes hypothèses qui peuvent se présenter.

Je trouve en premier lieu qu'il y aurait des contrats faits et expirés sous l'empire de la loi de 1852 Ceci n'a qu'un caractère purement rétrospectif. Nous sommes là en face du double étalon, et le débiteur a eu le choix, d'après le droit civil, de payer dans la monnaie qui est la moins chère, probablement celle dans laquelle il a été lui-même payé ; c'est un contrat accepté de part et d'autre, à chance égale ; personne n'a eu à se plaindre.

En deuxième lieu, je me figure des contrats faits sous l'empire de la loi de 1832 et résolus sous l'empire de la loi de 1850 ; la seule monnaie de payement, c'est l'argent, et ici, messieurs, c'est le débiteur qui est lésé ; il lui faut payer en argent, et pour avoir de l'argent il doit perdre sur son or. Le créancier gagne.

En 1850, quand on a fait cette loi, l'on ne s'est pas préoccupé du sort du débiteur, il n'en a pas été dît un mot ni dans l'exposé des motifs, ni dans la discussion.

Je suppose maintenant des contrats faits et résolus sous l'empire de la loi de 1850.

II n'y a qu'une seule monnaie de payement, l'argent. C'est la loi des parties, personne n'est lésé, personne n'a à se plaindre.

Restent à examiner, messieurs, les contrats faits sous l'empire de la loi de 1850 et échéant sous l'empire d'une loi nouvelle qui consacrerait le retour à la législation de 1832.

Ici la position est renversée, eu égard à celle que j'exposais tantôt : le créancier qui a donné de l'argent doit recevoir de l'or. Il se peut qu'il perde et que ce soit ici le débiteur qui bénéficie ; mais que sera, messieurs, ce bénéfice et que sera cette perte ? Voilà ce dont j'ai voulu me rendre compte.

Je dis que pour la durée d'un contrat, de 10 ans par exemple, cette perte, ce bénéfice est peu de chose, il se réduit presque à rien.

Il faut d'ailleurs, messieurs, toujours partir de cette supposition que l'or est réellement, considérablement déprécié. Eh bien, c'est admettre comme un fait certain ce qui est discutable, douteux ; tellement douteux que nous voyons aujourd'hui même la pièce de 20 francs valoir 20 francs moins 4 centimes !

J'ai donc, messieurs, essayé, par un exemple, de me rendre compte de ce que serait cette prétendue perte infligée au créancier, je suppose une dette de 3,100 francs, contractée sous l'empire de la loi de 1850 et payable sous l'empire de la loi rétablie de 1832, c'est-à-dire payable en or. D'après la loi (erratum, page 722) de l'an XI et celle de 1832, le kilog. d'or équivaut à 15 1/2 kilog. d'argent et l'un et l'autre, au titre monétaire donnent 3,100 fr.

Le rapport commercial, au contraire, d'aujourd'hui ne donne plus pour un kilog. d'or que 15,25 kilogr. d'argent soit une différence de 25 centièmes ce qui ne fournirait plus au titre monétaire que 3,050 fr.

II y a donc une différence de 50 fr. sur la somme due, et si le contrat a été fait pour 10 ans, ce sera 5 francs par an sur 3,100 fr., c'est-à-dire à peu près 16 centimes par 100 francs. Voilà, messieurs, à quoi se réduit la perte, et je demande s'il est juste et raisonnable de donner à cela de telles proportions.

Et encore, ne l'oublions pas, faut-il tenir comme constant, permanent ce qui est douteux ; il faut admettre que la différence actuelle entre les deux métaux se maintiendra en faveur de l'argent, ce qui est loin d'être démontré. Le contraire est tout aussi possible, car aujourd'hui, vous le savez, 1,000 francs en or ne perdent plus, relativement à l'argent, que 2 francs.

D'ailleurs, messieurs, entre les contractants, les chances sont égales ; c'est une espèce de contrat aléatoire, et le pays n'y perd absolument rien.

Quand il s'agit pour les particuliers d'acheter par quelques sacrifices insignifiants ou problématiques un avantage aussi considérable que celui qui doit résulter du rétablissement d'une circulation monétaire normale, je ne crois pas qu'il y ait à hésiter.

Enfin, pour l'avenir, il y aura un moyen de parer à cette éventualité ; il se trouvera dans la nouvelle législation relative au taux de l'intérêt ; d'après le nouveau Code pénal, les lois contre l'usure sont abolies. J'ai moi-même parlé et voté dans ce sens, et je l'ai fait précisément en prévision de la question monétaire et de la difficulté que l'on élève. Le taux de l'argent, désormais libre, sera fixé au gré des parties. Vous l'avez voté ainsi.

Déjà aujourd'hui l'intérêt ne représente pas uniquement ce que l'argent aurait pu produire si celui qui l'a prêté l'avait gardé par devers lui ; il représente de plus un certain risque, certaines éventualités dangereuses pour le bailleur de fonds.

Eh bien, quand la nouvelle loi abolissant l'usure fonctionnera, il y aura peut-être une prime d'assurance à prendre contre la dépréciation monétaire ; le taux de l'intérêt sera stipulé en proportion du risque, et le créancier n'aura garde de négliger ce soin.

Il trouvera là le véritable moyen de conjurer le dommage que nos honorables contradicteurs entrevoient, à tort, selon nous, pour lui dans la dépréciation de la monnaie d'or.

Ce qui enlève, finalement, toute sa force à l'objection, c'est la (page 707) considération, déjà développée par d'honorables collègues, que chacun (erratum, page 722) est à son tour créancier et débiteur. Ce qu'on perd d'un côté, on le retrouve de l'autre ; il y a balance et compensation.

Dans cette situation, que faire ? Je pense, messieurs, qu'il faut adopter le cours légal de l'or français.

Outre les qualités inhérentes à l'or, outre ses qualités intrinsèques et spéciales qui donnent évidemment à l'or le caractère essentiel d'agent monétaire, n'oublions pas que nous sommes en face d'une nécessité incontestable et que cette mesure aura pour but de faire cesser le trouble dans les transactions, qu'elle rendra la sécurité aux opérations commerciales, et qu'on fera, on peut l'espérer, rentrer dans les conditions normales le change sur nos grands centres commerciaux, sur Paris et sur Londres.

A côté de ces avantages si grands, j'en entrevois encore un qui me paraît d'une importance supérieure. C'est au point de vue de notre commerce d'exportation vers l'Angleterre, la France, les Etats-Unis et les colonies. Aujourd'hui nos producteurs, nos exportateurs doivent recevoir en payement de leurs produits des traites, du papier, qui doivent faire de longs détours, passer à différentes places et par plusieurs intermédiaires ; cela ne se fait pas sans de grands frais, souvent exagérés, des frais parasites qui retombent sur le producteur belge (erratum, page 722) et enlèvent une partie assez notable du bénéfice au travail national ; la condition du producteur sera évidemment bien plus favorable s'il peut accepter de l'or ou simplifier du moins les opérations du change.

Ainsi, pour (erratum, page 722) notre commerce d'exportation, que nous devons avant tout favoriser, il y a, selon moi, un avantage très considérable à permettre que l'or français circule au titre légal dans notre pays.

Maintenant, messieurs, il ne me reste plus qu'à apprécier le troisième système, celui de l'honorable M. B. Dumortier. J'ai dit qu'à mon sens il faut l'accepter ; mais en l'acceptant, j'éprouve le besoin de dire que je ne l'accepte que comme un fait, comme mesure transitoire ; au point de vue théorique et économique la proposition m'oblige à faire mes réserves, surtout en ce qu'elle consacre le double étalon monétaire dont je ne puis être le partisan.

Messieurs, on a beaucoup parlé de cette question ; je ne veux pas fatiguer la Chambre d'une discussion nouvelle sur ce point. Je n'ai rien à ajouter, d'ailleurs, à ce qu'a dit à ce sujet mon honorable collègue et ami, M. Mercier, en 1856, dans un discours dont M. le ministre des finances a parlé dans une des dernières séances avec un juste éloge. Personne, selon moi, n'a caractérisé d'une manière à la fois plus nette et plus pratique les inconvénients du double étalon.

Je me bornerai à en dire ceci : si les deux étalons sont également bons, un seul suffit, l'autre est superflu ; s'ils sont inégalement bons, l'un sera incontestablement sacrifié à l'autre ; et de là perturbation dans les échanges, et vous aurez - ce qu'il faut à tout prix repousser - un moyen offert à la spéculation de troubler la sécurité du commerce.

Je me rallie donc à la proposition de l'honorable M. Dumortier, mais, je le répète, toute opinion économique sauvegardée.

Je dirai comme mon honorable ami, M. Royer de Behr, j'accepte la proposition de l'honorable M. Dumortier comme expédient, puisque en fait elle me donne ce que je demande, c'est-à-dire un seul étalon, l'or. L'argent, messieurs, s'en va déjà fatalement, inévitablement ; nous sommes impuissants à le retenir. Je crois que c'est là une vérité qu'on ne peut pas se dissimuler et qu'il est inutile de se faire des illusions à cet égard ; c'est un fait.

L'or accepté précipitera probablement l'événement : rien de plus.

Je ne voudrais pas fatiguer la Chambre de longueurs ; je ne puis m'empêcher, cependant, de dessiner à grands traits ce que je crois être le rôle de l'or dans les destinées de l'humanité.

L'or, devenu plus abondant, devenu par conséquent un instrument de travail, d'action, de production, transformera incontestablement tontes les relations sociales ; il inaugurera, on peut l'affirmer, une ère nouvelle pour le monde et l'activité humaine.

On l'a dit avec raison ; le plus puissant agent civilisateur qui existe, c'est l'or ; et à ce point de vue, on ne peut nier que la découverte des mines d'or ne soit un fait providentiel.

Cette découverte opère déjà et va opérer une révolution immense et heureuse ; comme en toute révolution, (erratum, page 722) les bienfaits en seront achetés, on ne peut se le dissimuler, par des pertes passagères, par des sacrifices imposés aux individus, et peut-être à toute une génération ; mais devant le bien immense qui doit en résulter pour l'humanité, ces sacrifices, si douloureux qu'ils puissent être, s'effaceront bientôt même du souvenir de ceux qui les auront subis !

(erratum, page 722) Si la Belgique s'obstinait à rester en dehors de ce prodigieux mouvement qui apporte l'or, si elle s'obstinait à garder ses 300 millions de francs en argent, comme Harpagon sa cassette, elle serait bientôt distancée, elle serait bien vite déchue ; elle se serait volontairement créé une muraille de la Chine derrière laquelle elle ne tarderait pas à s'appauvrir, à s'étioler, à périr.

Entrer dans le mouvement aurifère, c'est donc entrer d'une manière large et sûre dans le grand développement social, et c'est pourquoi j'appelle de tous mes vœux l'étalon d'or comme étalon monétaire de mon pays.

Que la proposition de l'honorable M. Dumortier soit acceptée, je le désire. Ce ne sera pas cependant autre chose qu'une mesure transitoire. L'avenir nous réserve, prochainement peut-être, une autre solution que mon honorable ami M. Royer de Behr a déjà indiquée hier. C'est le système suisse ou quelque chose d'analogue.

Vous connaissez, messieurs, le système de ce pays. Il fonctionne depuis plus d'un an.

La Suisse admet l'or français et les monnaies étrangères frappées au même titre, à la valeur nominale.

De plus la Suisse fabrique des pièces divisionnaires, une monnaie de partage, de 2 fr., de 1 fr. et de 50 centimes à 8/10 de fin. Mais ces monnaies auxiliaires ne sont toutefois obligatoirement (erratum, page 722) imposées en payement que jusqu'à concurrence de 20 fr.

Les effets de ce système jusqu'ici sont heureux. On y applaudit en Suisse. J'ai sous les yeux des journaux suisses récents qui, rendant compte de l'exécution de la loi de 1860, (erratum, page 722) se félicitent de ses résultats.

J'ai eu également l'occasion toute récente de lire une lettre émanée d'un des économistes les plus distingués de la Suisse et qui s'est occupé spécialement de la question monétaire. Il reconnaît que la loi de 1860 a eu pour son pays les plus heureuses conséquences.

C'est dans un système de ce genre que m'apparaît l'avenir et en quelque sorte l'idéal de la question monétaire.

Je ne voudrais ajouter à la loi suisse qu'une seule chose et par sentiment de dignité nationale, c'est de fabriquer nous-mêmes en Belgique une monnaie d'or identique en titre, poids et valeur (erratum, page 722) à la monnaie française.

Si, messieurs, en cette matière, l'on osait encore faire une prédiction - il y en a eu tant qui sont restées vaines - j'en hasarderais une : à savoir que le système que je viens d'indiquer sera celui auquel la France devra bientôt se rallier. Il englobera la France, la Suisse, l'Italie probablement et la Belgique ; il réalisera (erratum, page 722) sur une échelle sérieuse déjà, cette communauté monétaire, un des plus heureux et des plus grands progrès des temps futurs.

C'est dans (erratum, page 722) ce système que j'ai une pleine confiance.

En définitive l'alternative est toujours celle-ci : on accepter en attendant l'avenir, la solidarité monétaire avec la France, ou carrément la répudier.

Selon moi il n'y a pas de milieu.

Je comprends la rupture avec le système français sans l'approuver, mais ce que je ne comprends pas c'est (erratum, page 722) ce système mitoyen, qui n'est ni la paix ni la guerre, le système de la neutralité armée en quelque sorte, le pire de tous.

Je ne crois pas que quelqu'un osât proposer la rupture avec le système monétaire français. On reculerait devant une mesure qui serait un véritable bouleversement.

Je termine, messieurs.

L'honorable ministre des finances s'est écrié à la fin de son discours avec une véhémence d'expression qui doit quelque peu l'embarrasser, que l'histoire flétrirait le parlement qui voterait l'admission légale de l'or français.

Je dirai dans un langage moins exagéré et plus vrai que le pays n'approuverait jamais ceux qui, directement ou indirectement, rompraient notre communauté monétaire avec la France.

MpVµ. - La parole est à M. de Haerne.

M. Hymans. - M. le président, nous avons entendu successivement trois orateurs pour la proposition. Je demande qu'on entende maintenant un orateur contre.

M. de Haerne. - Je ne demande pas mieux. Qu'un orateur contraire à la proposition se fasse entendre. Je le désire vivement.

MpVµ. - La parole est à M. Orts.

M. Orts. - Messieurs, j'ai été appelé hier à déclarer incidemment que je me prononcerais contre la proposition de l'honorable M. Dumortier.

(page 708) Je crois devoir motiver ce vote par quelques explications, et c'est pourquoi j'ai demandé la parole dans la séance de ce jour.

Je ne combattrai pas la proposition de l'honorable M. Dumortier, à un point de vue théorique. L'honorable membre en la défendant nous a déclaré qu'il faisait très bon marché de la théorie, et en lui répondant je veux lui parler le seul langage qu'il consente à écouter, celui de la pratique. Si j'ai un reproche à lui adresser en effet, c'est d'avoir complètement négligé le côté pratique, le côté des faits dans l'examen de la question que sa proposition soulève. Et d'abord, messieurs, je ne suis pas de ceux qui, comme le pense l'honorable M. Nothomb, s'opposent à la proposition de l'honorable député de Roulers, parce qu'ils croiraient que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles et notamment en Belgique, en ce qui concerne la question monétaire.

Je ne nie pas le mal, je ne nie pas la gêne, je suis le premier à reconnaître que des embarras manifestes, sérieux, motivant, par cela même qu'ils sont sérieux, des plaintes légitimes, nous sont signalés par l'opinion publique et que l'honorable M. Dumortier veut y porter remède.

Je suis de ceux qui croient qu'il y a quelque chose à faire, et ce n'est pas d'aujourd'hui que j'ai exprimé cette opinion sur la situation monétaire de la Belgique.

J'ai fait partie de la commission monétaire instituée par les soins de M. le ministre des finances en 1859 ; et dès lors, comme d'autres membres de cette Chambre, j'ai reconnu l'utilité d'améliorations que commandait la situation et la possibilité de concilier ces améliorations avec le maintien en principe de la loi de 1850.

Je partage sous ce rapport l'avis de la section centrale.

Je le répète donc, je ne nie pas le mal, je ne nie pas les plaintes, je ne nie pas que ceux qui se plaignent souffrent, et que, par conséquent, ils ont le droit de se plaindre.

Mais ce que je nie, c'est que le remède proposé par l'honorable M. Dumortier soit le bon ; je nie que ce remède nous procure la guérison du mal. J'ai la conviction intime, la conviction profonde au contraire que le remède est pire que le mal et c'est pourquoi je le combats.

L'honorable M. Dumortier n'a, du reste, pas cherché à justifier la bonté ou l'excellence de son remède, surtout en se plaçant sur le terrain pratique. Il croit son remède bon pour deux raisons, d'abord ; lorsque je les aurai rappelées au souvenir de la Chambre, la Chambre sera convaincue que ces raisons ne sont rien moins que plausibles et pratiques surtout.

Le remède est bon, dit-il d'abord, parce que le remède est diamétralement contraire au remède que l'on recommande au nom de la théorie ; et l'honorable membre, avant tout homme pratique, du moment qu'il a devant lui un mal et pour ce mal un remède recommandé par la théorie, croit que le remède bon et pratique doit être précisément celui que la théorie condamne.

M. B. Dumortier. - Je n'ai rien dit de semblable. Vous me prêtez des opinions qui peuvent être les vôtres, mais qui ne sont pas les miennes. Parlez pour vous et non pas pour moi.

M. Orts. - C'est là le résumé de la thèse que vous avez soutenue. Il est possible que vous ne vous soyez pas aperçu de ce que renfermait votre théorie.

M. B. Dumortier. - Donnez-moi deux lignes de votre écriture, et je vous ferai pendre.

M. Orts. - J'en appelle aux souvenirs de la Chambre. Vous avez dit : Le remède que je propose est combattu au nom de la théorie ; je suis homme pratique ; je suis heureux de ne pas m'occuper de théorie ; et je prétends que le seul remède qui soit bon est celui que recommande la pratique.

M. B. Dumortier. - Vous pouvez combattre toutes les opinions qui ont été exprimées, mais non pas celles que vous me prêtez. Nous ne sommes pas ici pour combattre les moulins à vent.

MpVµ. - Pas d'interruption», je vous prie.

M. Orts. - Les interruptions de l'honorable M.- Dumortier ne me gênent nullement, il le sait bien et il en a l'habitude. Elle ne m'empêchent pas de parler, mais elles ont cet inconvénient d'allonger les discussions.

L'honorable membre a confiance, pour un autre motif, dans le remède qu'il propose : Ce remède est combattu par M. le ministre des finances, et M. le ministre des finances n'a pas la main heureuse en matière monétaire. Ceci, je crois que l'honorable membre l'a bien dit.

Eh bien, j'ai, moi, une tout autre manière de voir, et si je devais me préoccuper de cette seconde considération pour juger de la valeur du remède proposé, j'avoue que j'arriverais à une conclusion contraire à celle de l'honorable M. Dumortier.

L'autorité de M. le ministre des finances me paraît une autorité grave, et s'il a la main malheureuse en matière monétaire, ce que je n'admets pas, je dois reconnaître et je crois que l'honorable membre le reconnaîtra avec moi et la Chambre avec nous deux, que M. le ministre des finances a, en maintes circonstances, prouvé et par ses paroles et par ses actes, qu'il entendait quelque chose aux questions financières dont la question monétaire, qui n'est, après tout, qu'un détail.

Nous savons tous, le jour où M. le ministre des finances a été placé pour la première fois à la tête du département qu'il dirige encore aujourd'hui, le jour où il y est arrivé non pas par son choix, mais, pour me servir de l'expression caractéristique qu'il employait lui-même, « comme un soldat va a poste du danger, parce qu’il lui est assigné, » nous savons que l’honorable M. Frère a trouvé la Belgique dans une situation financière des plus pénibles, situation dont la responsabilité remonte à des cabinets que l’honorable M. Dumortier appuyait, à des majorités dont il faisait partie.

Cette tâche ardue du rétablissement de nos finances, l'honorable M. Frère l'a accomplie au milieu d'une crise politique sans analogue depuis un demi-siècle.

Il l'a accomplie, je ne l'ai point oublié, avec courage et fermeté ; et je dirai avec cette audace réfléchie qui fait qu'on ose tenter les innovations les plus hardies sans crainte de se laisser égarer. Après avoir accompli cette tâche, l'honorable M. Frère s'est appliqué à diminuer le poids des impôts qui pesaient sur le pays, à dégrever les classes inférieures en reportant le fardeau sur les classes plus élevées..

Pour atteindre ce but sans affaiblir nos finances délabrées, il a proposé des impôts que l'honorable M. Dumortier et ses amis ont combattus, que nous avons votés, que l'honorable membre et ses amis devenus majorité, n'oseraient effacer du Code des mesures financières destinées à régir la Belgique.

La Chambre le sait aussi : il existait un problème financier que les esprits les plus éclairés en Belgique déclaraient insoluble ; depuis dix ans les hommes les plus distingués de tous les partis s'épuisaient en vains efforts à la recherche d'une solution. A l'initiative, à la fermeté de M. le ministre des finances, encore une fois, nous devons la solution du problème de la suppression des octrois.

La solution fut combattue par l'honorable M. Dumortier et ses amis, il est vrai, mais elle n'en restera pas moins dans la législation financière de notre pays, et je défie quelque majorité que ce soit, eût-elle l'honorable député de Roulers à sa tête, de l'en faire désormais disparaître...

M. le ministre des finances et son opinion sont après de pareils précédents, pour le pays et pour moi, une grave autorité.

Mais laissons de côté de si futiles arguments et voyons ce que l'honorable auteur de la proposition eût dû faire pour la rendre acceptable au nom de la pratique.

L'honorable membre devait nous tenir ce langage. Le mal qui gêne, qui préoccupe la Belgique, c'est la difficulté de se procurer la monnaie nécessaire aux transactions ; le système que je propose est celui qui, pratiquement, donne la plus grande facilité d'obtenir la monnaie nécessaire aux transactions dans les pays où il fonctionne. Or, je le demande, l'honorable membre a-t-il montré un seul pays où fonctionne son système et où il engendre moins d'inconvénients que ceux que compliquent la situation monétaire de la Belgique ! Sans doute, il y a des pays régis par d'autres systèmes monétaires que le nôtre et qui s'en contentent ; il y a des pays qui se servent de l'étalon unique d'or et ne s'en plaignent jamais.

L'honorable membre a cherché à présenter sa proposition comme dotant, en fait sinon en droit, la Belgique de la situation monétaire de ces pays. Il s'est trompé, il a oublié que sa proposition n'a rien de commun avec le système de l'étalon unique d'or, qui régit l'Angleterre et d'autres grands Etats. Il a oublié la différence capitale qui les sépare, et c'est notamment parce que cette différence existe que je repousse le système de l'honorable membre.

La différence capitale entre ces pays et ceux que régirait la proposition de l'honorable membre, après son adoption, la voici. Là, le système monétaire qui fonctionne à côté de l'étalon d'or unique garantit au pays une monnaie divisionnaire nationale qui ne franchit pas la frontière, et que la proposition de M. Dumortier, dénuée de ce complément, ne nous garantit pas une monnaie divisionnaire, monnaie aussi utile, aussi indispensable, plus indispensable que la monnaie d'or, car la (page 709) monnaie d'or, on peut la remplacer par des billets. Rien ne saurait remplacer la monnaie divisionnaire.

Au nom de la pratique, on ne peut donc s'appuyer, pour recommander la proposition actuelle, de l'exemple de l'Angleterre, qui n'a que l'étalon d'or, ni de l'exemple de la Suisse, qui, en admettant le cours légal de l'or français, a modifié sa monnaie divisionnaire de manière à en faire un sorte de billon argenté, qui ne franchit pas la frontière parce qu'elle a une valeur inférieure à la valeur nominale.

Un seul pays peut être cité comme exemple : la France ; la France seule aurait un système analogue au nôtre, dans le cas où la proposition de M. Dumortier réunirait l'assentiment de la Chambre et du Sénat.

Cet exemple doit-il nous engager à accepter le remède proposé par l'honorable membre et par ses amis ? Non, je ne puis le croire ; j'ai la conviction intime que la circulation en France est moins facile et moins bonne qu'en Belgique.

J'ai la conviction intime qu'en ce pays l'on est plus gêné, grâce à l'application du système recommandé par mes adversaires, qu'on ne l'est en Belgique par la situation actuelle.

Mieux que cela, messieurs, j'espère pouvoir vous le démontrer rapidement ; et c'est parce que j'ai cette conviction que je ne puis pas accepter un remède, à mon point de vue, nuisible, mauvais, en un mot, pire que le mal.

Premier point de la démonstration ; la France se plaint ; elle veut sortir de la situation actuelle, elle demande aussi énergiquement que le demandaient, en 1850, les partisans de la loi de 1850, à sortir d'un système que l'on condamne et dont on cherche depuis longtemps le remplacement par un système meilleur.

Tout ce que nous avons fait pour améliorer notre système monétaire, en présence de la surabondance de l'or, la France cherche à la faire ; il y a différence non dans la volonté, mais dans le fait, dans l'exécution. Nous avons agi, la France s'est bornée à se plaindre.

Dès 1850, si la Belgique, si la Hollande, si d'autres pays encore ont jugé à propos de conserver l'étalon d'argent en démonétisant l'or, la France s'est préoccupée, dès cette époque aussi, de la nécessité de faire quelque chose pour remédier à la situation difficile que la surabondance de l'or lui créait.

Dès le mois de décembre 1850 le gouvernement français nomma une commission ; composée exclusivement d'hommes pratiques, elle ne comptait pas dans son sein, si mes souvenirs sont exacts, un seul économiste ; cette commission était chargée de rechercher le meilleur moyen de sortir de la situation que faisait à la France son système monétaire, la coexistence du double, étalon argent et or.

Cette commission a-t-elle conclu en faveur du système existant ? Vous pouvez lire, messieurs, son rapport au Moniteur du 15 janvier 1851. Voici sa conclusion : Si la dépréciation de l'or (elle commençait à cette époque), si la dépréciation se maintenait, il faudrait trouver un remède, modifier ou abandonner le système monétaire existant ; mais la commission n'a pas la conviction que la baisse continuera. C'est un fait accidentel, il faut attendre pour voir s'il persistera. On attend donc avec cette idée que si la dépréciation continue, il faudra changer le système monétaire. Cette conclusion ne satisfait pas.

Le 7 février 1857, après une expérience de six années, une nouvelle commission est nommée. cette fois, on y introduit un économiste, et des plus illustres, M. Michel Chevalier. Pour le reste, la commission se compose d'hommes pratiques, d'administrateurs, de financiers, d'hommes du gouvernement choisis parmi les plus justement estimés, parmi les plus haut placés.

Toutefois, ou prend soin d'empêcher qu'ils ne soient gâtés au contact de la théorie ; un théoricien contre tous ! Quelle conclusion consignent-ils dans leur rapport ? Je l'ai lu avec une attention scrupuleuse depuis la première ligne jusqu'à la dernière, et je vais essayer de vous la résumer.

Le système monétaire français, sans qu'il puisse y avoir de doute aucun sur ce point, a fait surgir un mal considérable ; il présente deux vices essentiels, capitaux : la disparition de la monnaie divisionnaire, ce qui crée une gêne générale dans les classes laborieuses et pauvres. A côté de cela, une élévation permanente, nécessaire, invincible de l'escompte, gêne immense pour les classes moyennes et supérieures.

Si la commission ne propose pas de supprimer l'étalon d'argent pour s'en tenir à l'étalon d'or ou le système inverse ; si momentanément elle se décide pour le statu quo, c'est avec des conditions que M. Dumortier ne proposera pas, n'acceptera jamais et qu'elle juge indispensables, afin d'éviter les inconvénients graves dans lesquels on était tombé. La première de ces propositions est celle-ci. Mais, avant de vous la dire, constatons que la commission, ou plutôt sa majorité, s'en effraye la première. La commission déclare modestement qu'elle est seule de son avis pour proposer pareille mesure, que les négociants consultés jettent unanimement les hauts cris, rien qu'à l'entendre énoncer, et défient de la convertir en loi : prohiber la sortie de l'argent !

Deuxième condition : Créer une monnaie divisionnaire pour pourvoir aux besoins impérieux de la circulation ; condition impossible, non pas en théorie, mais en fait ; condition que le gouvernement impérial a essayé d'accomplir sans y parvenir, si puissant qu'il soit.

Troisième condition : Introduire dans la législation pénale des dispositions répressives rigoureuses dont les tribunaux frapperont ceux qui se livrent à cette opération dans le commerce des monnaies, que l'on nomme triage ou trébuchage.

Enfin, réduire à des limites imperceptibles, la tolérance de poids et de titre dans la fabrication de la monnaie.

De l'aveu de la commission, ces conditions exorbitantes et irréalisables sont donc indispensables pour que le système français puisse continuer à fonctionner même provisoirement. M. Dumortier ne les propose et ne les proposera jamais.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il les proposera.

M. Orts.— Non. Il ne proposera pas de prohiber la sortie, du numéraire argent.

M. de Haerne. - Cela n'a pas été exécuté.

M. Orts. - Je le crois sans peine, J'aurais voulu voir ce qu'auraient fait au cas d'exécution ces commerçants entendus dans l'enquête qui déclaraient unanimement la mesure impraticable, odieuse, vexatoire.

M. B. Dumortier. - On a commencé des poursuites.

M. Orts. - Un instant ! ne confondons pas, je vous parle prohibition de sortie, vous me répondez triage et trébuchage.

Oui, l'on a essayé de poursuivre les individus qui se livraient à ce commerce ; mais jamais on n'a songé à poursuivre ceux qui faisaient sortir loyalement de l'argent du pays, le voyageur, par exemple, qui emportait quelque monnaie de plus que ce que réclamaient ses besoins. Et quant aux poursuites auxquelles l'honorable M. de Haerne fait allusion en m'interrompant, je déclare qu'elles sont tombées sons le coup de l'opinion publique : personne n'aurait osé les mener jusqu'au bout, personne ne l'a tenté.

Maintenant ce qui a été proposé comme mesure transitoire en France avec des conditions qu'on n'oserait pas, je le répète, proposer en Belgique, cela a-t-il satisfait l'opinion publique ? Nullement.

Une autorité que l'honorable M. de Haerne ne récusera pas, car il l'a invoqué à plusieurs pages de sa brochure et citée souvent dans ses discours, et avec raison, une autorité très pratique, M. de Parrieu, vice-président du Sénat, président de la commission des finances, au conseil d'Etat, qui n'a jamais, je pense, été classé parmi les hommes de théorie à outrance, M. de Parrieu, au mois d'avril 1860, précise ainsi la situation :

« La question monétaire est posée depuis 3 ou 4 ans dans les termes d'un dilemme impérieux, en dehors duquel il n'est guère possible d'entrevoir pour les esprits fermes que des expédients empiriques et impuissants.

(erratum, page 722) Je demande pardon à l'honorable M. Dumortier d'être obligé de lire la citation. Je n'oserais pas employer des termes pareils pour apprécier sa proposition. C'est M. de Parrieu qui parle ; ce n'est pas moi.

« Ou la démonétisation partielle de l'argent par la création d'un billon d'argent avec cours limité et frappé par le gouvernement.

« Ou la démonétisation de l'or avec cours variable, etc.» Le système de l'honorable M. Pirmez. M. de Parrieu ajoute que personne ne songe à conserver ce régime maladif du double étalon, c'est-à-dire le système de M. Dumortier.

Ainsi il n'y a que deux choses à faire, de l'avis de M. de Parrieu ; c'est un choix fatal entre l'une ou l'autre situation, et il ajoute que personne en France ne veut plus du régime maladif du double étalon.

Un autre homme très pratique, une autorité financière, un homme qui étudie tous les jours non seulement la situation financière de son pays, mais la situation financière des pays étrangers ; l'un des rédacteurs les plus éminents du Journal des Économistes, M. Horn, disait, au mois de juillet dernier, en appréciant précisément la (page 710) proposition de l'honorable M. Dumortier et les brochures que cette proposition a amenée :

(erratum, page 722) « Quelle que soit la solution que la France veuille adopter, il y a urgence d'en adopter une et de ne pas laisser subsister à l'infini un état de choses gros d'inconvénients pour nous aussi bien que pour les Etats qui suivent forcément notre voie. »

Je pourrais vous faire des citations interminables dans ce sens. Mais à quoi bon ? Toutes s'accordent à reconnaître ce fait : il n'y a que les palliatifs qualifiés par M. de Parrieu comme vous savez, entre deux mesures, seules pratiques ; prendre l'argent ou prendre l'or comme unique étalon.

Mais lequel ? J'ai lu pour ma part, j'y étais un peu condamné par la nature de mes études et de mes occupations, j'ai lu à peu près tout ce qui a été écrit en France depuis 1850 sur cette question, et je résume les opinions exactement, je pense, dans la formule suivante : Personne ne conteste le dilemme de M. de Parrieu ; il faut choisir entre deux expédients, prendre l'étalon d'or, ou prendre l'étalon d'argent.

Mais entre les deux expédients on hésite : les hommes d'administration, les hommes de gouvernement, les hommes politiques demandent l'étalon d'or, le système anglais. Pourquoi ?

Parce que ce système est le plus facile à introduire ; il coûtera moins cher à l'Etat, il entraînera moins de difficultés pour le ministre qui sera chargé de le faire fonctionner, comme pour ses agents.

Mais les hommes d'affaires, les hommes de banque, les hommes des intérêts matériels, en dehors du gouvernement, ceux-là réclament l'étalon d'argent et repoussent l'étalon d'or.

Pourquoi cette divergence ? Parce que ces derniers trouvent que le commerce gagnerait en sécurité comme en facilité, en conservant pour étalon monétaire la valeur la moins sujette à dépréciation, la moins sujette aux fluctuations de hausse et de baisse.

Voilà la situation et je conçois que l'on hésite ; mais, qu'on me permette de le répéter, il n'y a personne en France qui prenne la défense du système actuel et qui ne reconnaisse franchement, nettement que ce système constitue un état de choses intolérables, qu'il y a urgence à le modifier.

Eh bien, c'est cet état de choses dont la réforme urgente est réclamée par nos voisins, cet état de choses qu'on n'ose maintenir sinon à des conditions devant lesquelles vous reculez, c'est là ce que vous voulez donner à la Belgique ! A la gêne très sérieuse qui existe dans notre pays, vous voulez substituer des embarras plus graves.

Ces embarras sont de deux sortes.

En France, la monnaie divisionnaire d'argent a disparu ; elfe ne peut subsister avec le système qu'on nous propose. Elle ne peut rester dans le pays avec la circulation parallèle de l'or et le double étalon. Elle disparaîtra du sol belge, si la proposition que je combats triomphe.

D'autre part, l'or, élément unique de la circulation, amène forcément l'élévation du taux de l'escompte.

Personne n'a contesté ce fait. On a cherché à l'expliquer ; donner l'explication, c'était faire de la théorie et non de la pratique. Mais le fait est là ; dans tous les Etats à monnaie d'or, l'escompte est plus élevé que dans les Etats à étalon d'argent. Eh bien, l'élévation de l'escompte en Belgique, à 8 p. c, par exemple, pendant quelques mois, serait, à mon sens, un mal beaucoup plus général et plus considérable que la gêne résultant pour quelques Belges d'un sacrifice de 4 centimes par pièce de 20 francs.

Niera-t-on, en fait, pratiquement, que la monnaie divisionnaire disparaîtra dans le système que l'on nous propose d'accepter, ou qu'elle ait disparu en France ?

Sa disparition en France, tout le monde la reconnaît. Je vous parlais de la commission monétaire de 1857 à Paris, de cette commission qui ne comptait qu'un seul théoricien dans son sein, et qui se composait de toutes les sommités administratives et financières ; revenons-y un instant. Cette commission avait été investie d'un droit très important, on lui avait confié le droit d'enquête. L'arrêté qui la constitue, lui donne, au nom de l'empereur, le pouvoir d'interroger qui bon lui semblera.

Le gouvernement, pour faciliter sa mission à l'égard de ses propres agents, envoie une circulaire, le 27 mars 1857, à tous les receveurs généraux des départements, sauf celui de Paris ; je ne sais pourquoi on l'a excepté. La circulaire demandait à ces fonctionnaires de s'expliquer sur le point de savoir si la monnaie divisionnaire existait en France dans une proportion suffisante pour les besoins des transactions de leur département. Vingt départements, le quart de la France, répondent que la monnaie divisionnaire est insuffisante ! Et notez-le, c'était au mois de mars 1857 ! Déjà dans vingt départements la monnaie divisionnaire était insuffisante pour les transactions qui ne peuvent s'en passer, tandis que les transactions à chiffre plus élevé, je l'ai déjà dit, pourraient remplacer la monnaie d'or au besoin par d'autres argents de circulation.

Poursuivons : ces vingt départements, quels sont-ils ? Tous les départements frontières, au Midi, à l’Est, au Nord et jusqu'aux départements de l'Ouest qui font le commerce avec les îles anglaises du voisinage.

Et à côté d'eux, pour compléter le chiffre de vingt, nous rencontrons les départements riches, ceux où les affaires sont importantes, sont multipliées, où les transactions se répètent tous les jours.

Et, messieurs, cet état de choses constaté en 1857 par les propres agents du gouvernement, constaté avec cette réserve qui caractérise les fonctionnaires publics dans le pays dont je m'occupe, cette situation était contemporaine d'un fait qui devait l'avoir énergiquement atténuée.

En effet, l'absence de monnaie divisionnaire préoccupait depuis plusieurs années déjà le gouvernement, et pour pourvoir à l'insuffisance de la circulation, qu'avait-il fait ? On avait essayé d'en battre aux frais de l'Etat, et le gouvernement français, en 1856, dans l'année précisément avant l'enquête, avait frappé à la monnaie de Paris pour 54 millions de monnaies divisionnaires en argent, répandues cette même année dans tous les départements où ces monnaies faisaient défaut.

Et malgré cela, 20 départements sur 86 répondent que la monnaie divisionnaire est insuffisante ! et parmi ceux qui le disent, un grand nombre ajoutent prudemment que si la suffisance existe, il faut l'attribuer à ce fait que l'on vient précisément d'envoyer là 100,000 francs, ici 60,000 fr. de monnaie divisionnaire, et que sans ces envois, il eût été impossible de faire face aux besoins des petites transactions.

Il faut donc remplacer la monnaie divisionnaire aux frais de l'Etat à mesure de sa disparition.

La France le tente, et maintenant, messieurs, croyez-vous que le remède, même en ce puissant pays, ail pu continuer à être employé ? La chose était impossible ; le remède coûtait trop cher, l'Etat ne pouvait se condamner à verser tous les jours et à grands frais dans la circulation de la monnaie divisionnaire qui en sortait immédiatement, précisément parce qu'elle était neuve, parce qu'elle possédait une valeur plus grande que celle qu'elle représentait relativement à la monnaie d'or.

Le gouvernement français a bientôt renoncé à combler le tonneau des Danaïdes.

Dès 1857, malgré la pénurie que signalaient les receveurs généraux, !e gouvernement n'a plus frappé que 3 millions environ de monnaie divisionnaire.

Depuis lors, la quantité fabriquée annuellement a toujours été en diminuant et le besoin n'a cessé de grandir. La commission de 1857 avait elle-même déclaré au gouvernement que ce n'était pas en dotant la France de nouvelles monnaies divisionnaires qu'il pouvait espérer sortir d'embarras.

On avait cherché à remplacer la pièce de 5 francs d'argent par la pièce de 5 fr. en or, malgré le peu de popularité dont cette dernière pièce jouit en France, où elle est à peu près aussi bien accueillie, par les populations rurales surtout, que la monnaie belge de nickel semble accueillie par l'honorable M. Dumortier. (Interruption.)

Si l'honorable M. Dumortier le conteste, je l'engage à lire les 85 rapports des receveurs généraux, dont j'ai fait connaître la substance, la plupart constatant la grande difficulté qu'il y a à faire accepter dans les campagnes la pièce de 5 francs en or.

Voici, du reste, ce que disait la commission pour avertir le gouvernement français qu'il était impossible de maintenir la monnaie divisionnaire, s'il maintenait son système. Je lis, page 28 :

« Il n'en est pas de même pour les pièces divisionnaires moindres de cinq francs ; car pour ces pièces, l'or ne peut pas être employé et l'argent, n'étant plus présenté au monnayage par les particuliers, ferait défaut. L'Etat serait donc obligé, s'il voulait alimentée la circulation, d'acheter de l'argent, de payer la prime nécessaire et de supporter les frais de la fabrication. Il y aurait donc là pour le trésor une intervention fort onéreuse. »

Mais, dit l'honorable M. Dumortier, qui a prévu l'objection, ce mal n'atteindra pas la Belgique, la monnaie divisionnaire existante est tellement mauvaise que jamais, si ce n'est pour une spéculation de banque coupable, on ne songera à l'exporter. Si le fait est vrai, messieurs, il est peu consolant, car nous voilà réduits à une détestable monnaie pour toutes les petites transactions. Mais j'accepte, et je réponds à l'honorable M. Dumortier que ce qu'il espère ne se réalisera pas.

(page 711) Je ne veux pas faire de la théorie et dire le pourquoi scientifique, je répondrai par un fait :

Cette monnaie si mauvaise, d'où nous vient-elle, d'où nous est-elle arrivée dans l'état déplorable où elle se trouve ? De France. Les pièces de 2 francs, de 1 franc et de 50 centimes nous sont venues de France, le jour où l'or les y a remplacées.

Pourquoi donc voulez-vous que le jour où l'on pourra les remplacer par de l'or en Belgique elles ne fassent pas un voyage pareil à celui qu'elles ont fait pour venir de France en Belgique ? On dira peut-être : Comment se fait-il que ces pièces nous soient restées et que l'or ne les ait pas encore chassées ?

Messieurs, sans être excessivement riches en argent, nous avons cependant encore chez nous, proportion gardée, beaucoup plus d'argent monnayé qu'il n'en existe en France. Pourquoi ? Parce qu'en Belgique un frein entrave l'exportation de l'argent malgré la prime.

Ce frein, l'honorable M. Dumortier va le faire disparaître si sa proposition est adoptée. Le frein, c'est la gêne que l'on éprouverait en Belgique, si l'on était complètement dépourvu de monnaie d'argent. Nos compatriotes savent très bien que s'ils vendaient leur monnaie d'argent contre de la monnaie d'or, ils obtiendraient un bénéfice ; mais ils savent aussi qu'en l'absence du cours légal de l'or, il est des payements qu'on ne peut pas opérer en or.

Ils savent que s'ils vendaient aujourd'hui leur monnaie d'argent à prime., ils devraient la racheter bientôt plus cher peut-être pour payer soit leurs contributions, soit d'autres dettes qui ne peuvent se payer qu'en argent.

Mais le jour où tous les payements indistinctement pourront se faire en or, c'est-à-dire le lendemain de l'adoption de la proposition de l'honorable M. Dumortier, l'argent disparaîtra complètement, car le frein qui l'arrête sera brisé.

Ainsi donc, en fait le système français a dégarni la France de la monnaie d'argent, non seulement des pièces de cinq francs que l'on peut, à la rigueur, remplacer par des pièces d'or, mais de la monnaie divisionnaire, et l'on est aujourd'hui obligé de payer une prime pour obtenir de la petite monnaie. Cette prime, qui la paye ? L'ouvrier payé en or et obligé de se procurer, coûte que coûte, la monnaie divisionnaire dont il a besoin pour acheter les objets nécessaires à sa consommation quotidienne, à la consommation de sa famille.

L'ouvrier ne va pas au marché avec des pièces de 20 francs, il lui faut du billon, des monnaies de moindre valeur.

Messieurs, cette prime que vous imposerez à la classe ouvrière est une perte bien autrement considérable que celle qui résulte de l'état actuel des choses pour la classe moyenne, c'est-à-dire, pour la classe qui peut le plus facilement supporter une perte.

Cette classe moyenne qui souffre aujourd'hui, messieurs, c'est vous, c'est moi, ce sont les commerçants, les industriels, nos égaux en condition sociale.

Ceux qui souffriront demain, seront les travailleurs, les petits, les faibles. Un sacrifice peu sensible pour nous devient un fardeau écrasant pour l'ouvrier.

Voilà, messieurs, les raisons de fait, les raisons « pratiques » qui prouvent, à un premier point de vue, que le remède proposé par l'honorable M. Dumortier est, ainsi que je l'avais annoncé, un remède pire que le mal auquel il veut l'appliquer.

J'arrive à l'élévation de l'escompte et je maintiens que partout où l'or a remplacé la monnaie d'argent dans la circulation, le fait se produit, et se produit partout par la même cause ; que, par conséquent la proposition de l'honorable M. Dumortier, si elle était adoptée, amènerait le même résultat en Belgique. (Interruption.)

On ne peut pas le nier ; les cotes de la bourse sont dans tous les journaux, l'escompte est plus élevé à Londres et à Paris qu'il ne l'est, par exemple, dans les grandes villes commerçantes de l'Allemagne qui ont l'étalon d'argent, plus élevé qu'il ne l'est à Bruxelles.

Mais, dit-on, ce fait s'explique facilement.

Nos adversaires, les hommes pratiques, font encore une fois ici, malgré leur dédain, de la théorie, Soit, l'explication théorique qu'ils donnent du fait, la voici :

Dans les pays où l'or est le principal agent monétaire, il y a eu des crises de toutes sortes amenées par les spéculations outrées, par l'esprit d'aventures commerciales, que sais-je enfin ! voilà la cause de l'élévation de l'escompte.

Tout cela est de la théorie, je le répète ; on ne cite ni fait ni exemple. (Interruption.)

Je vous concède qu'il y a un grand esprit de spéculation, d'aventures commerciales aux États-Unis, mais je vous demande de m'expliquer pourquoi, quand au mois de janvier dernier, la Banque de France portait son escompte à 7 p. c. deux jours après, la Banque de Turin portait son escompte également à 7 p. c.

Est-ce qu'au mois de janvier dernier, le Piémont était entraîné par un esprit exagéré d'aventures commerciales ? Personne ne le prétendra. Non, la communauté monétaire est, au point de vue commercial, le seul trait d'union entre la place de Paris et la place de Turin, entre la Banque de France et la Banque du Piémont ; cette communauté monétaire explique seule pourquoi la Banque de, Turin a dû élever son escompte à 7 p. c...

- Un membre. Et la guerre !

M. Orts. - La guerre au mois de janvier dernier ? Je parle d'un fait qui s'est produit deux jours après, le 7 janvier 1861.

Mais ce n'est pas tout. On nous a parlé de spéculation et d'esprit d'aventures commerciales dans certains pays ; mais on a oublié une chose : c'est de comparer dans un même pays l'époque où l'or n'y était pas le principal agent monétaire et l'époque où il l'est devenu.

Je demanderai, par exemple, s'il n'y a pas eu de crises financières, de crises alimentaires, de crises de toute nature en France, depuis 1820 jusqu'en 1847 ? Il y en a eu !

Eh bien, l'escompte de la Banque de France a été, de 1820 à 1847, invariablement de 4 p. c. ; mais jusqu'en 1847 le système monétaire de l'an XI fonctionnait dans les conditions anciennes ; l'argent était la base de la circulation. En 1848 viennent des moments de crise ; le taux de l'escompte s'élève ; mais il ne s'élève jamais comme nous le voyons s'élever depuis 1855 jusqu'aujourd’hui ; il ne s'élève pas à 8, à 9, à 10 p. c, taux inouï avant l'époque où l'or est devenu le principal agent de la circulation française. Donc il est évident que l'élévation du taux de l'escompte, pour une raison de théorique quelconque que je ne veux ni rechercher ni discuter, je ne ferai pas de théorie, est due à la substitution de l'or à l'argent dans la circulation.

M. B. Dumortier. - Pas du tout.

M. Orts. - Je sais bien qu'il est facile de nier.

M. B. Dumortier. - Il est plus facile d'affirmer.

M. Orts. - Je ne vous affirme rien ; je cite des faits, je cite la Banque de France qui, depuis 1853, n'a pas cessé d'élever et d'abaisser brusquement son escompte.

Est-ce vrai, oui ou non ? Je cite cet autre fait qu'elle est arrivée au chiffre de 10 p. c. Cela est-il exact, oui ou non ?

Je cite la Banque de Turin qui n'est pas, que je sache, saisie d'un esprit d'aventures commerciales, qui agit à l'imitation de la première et cela dans un pays où, pour le moment, on songe à tout autre chose qu'aux spéculations commerciales,

Puis, j'ajoute que si la Banque de Turin a dû porter son escompte au même taux que la Banque de France, parce que l'une et l'autre payent en or, le même fait se produirait à la Banque Nationale de Belgique, si la proposition de l'honorable M. B. Dumortier est adoptée. (Interruption.)

Puisqu'on conteste ce que je dis et les raisons que j'en donne, je m'en vais citer encore une fois l'autorité où j'ai puisé la raison du fait cité ; il s'agit toujours de la commission monétaire française de 1857. Cette commission explique l'élévation de l'escompte et déclare positivement que c'est la substitution de l'or à l'argent dans la circulation qui a amené cette situation ; cette autorité, vous pouvez la discuter, et la discussion sera beaucoup plus profitable que celle de mon autorité à moi.

Voici ce que dit la commission :

« L'usage de la monnaie d'or est moins favorable que celui de la monnaie d'argent à la formation et au maintien des encaisses de la Banque, et V. Exc. voudra bien remarquer que, sur ce point, les intérêts du commerce et ceux de la Banque elle-même sont étroitement unis. On sait, en effet, que la circulation fiduciaire doit toujours reposer sur un encaisse métallique convenablement proportionné ; lorsque l'encaisse tend à s'abaisser au-dessous du niveau nécessaire, la Banque est obligée de ralentir le mouvement, soit en élevant le taux de l'escompte, soit en limitant la durée de ses avances, soit par d'autres mesures restrictives conçues dans le même but. »

Voilà la situation, et voilà l'autorité qui en donne la raison. J'ai fini ma démonstration.

Ces deux motifs sont pour moi, péremptoires. Que l'honorable M. B. Dumortier joigne à sa proposition les mesures qui me garantissent contre la disparition des monnaies divisionnaires, qu'il joigne à sa proposition des mesures qui me garantissent contre l'élévation de (page 712) l'escompte porté parfois au taux ruineux pour la commerce de 10 p. c., je serai bien prêt alors à me rallier à sa manière de voir.

Mais, il faut à tout prix continuer la communauté monétaire avec la France ; nous l'avons voulue en 1832 ; nous devons la vouloir en 1861.

Bien certainement, à mon avis, un haut intérêt commande de conserver en Belgique une communauté monétaire avec la France, mais à une condition.

II faut, comme en 1832, que le système monétaire français fonctionne dans le pays régulièrement et sans produire de perturbation ni de gêne.

Mais lorsque le système monétaire gênera la France bien plus que la Belgique n'est gênée par le sien, je dirai que ce serait payer trop cher un bon voisinage que de mettre en pratique chez nous un système qui fonctionne mal au-delà des frontières. La France d'ailleurs nous serait très peu reconnaissante d'accepter une communauté monétaire avec elle dans un moment où elle s'occupe de changer son système et où notre adhésion viendrait compliquer la situation au lieu de l'améliorer.

Que faut-il faire ? La France elle-même va vous le dire.

En France, messieurs, vos débats préoccupent l'attention publique tout autant qu'en Belgique ; là les hommes les plus compétents, ceux mêmes qui ne sont pas partisans de la loi de 1850, et qui croient qu'en 1850 nous avons été trop vifs, nous disent en 1861 : La question monétaire n'est pas de celles que la Belgique peut résoudre seule.

Qu'elle ne se presse pas en 1861 de sortir d'une situation gênante et mauvaise pour tomber dans une situation pire.

La question doit être résolue, pour ainsi dire, d'une façon internationale.

Il faut que les grandes nations commerçantes de l'Europe s'entendent pour le choix d'une monnaie qui les place à l'abri des perturbations.

Que la Belgique patiente. La patience peut lui coûter, mais elle lui coûtera moins que de fausses expériences.

Ce langage est tenu par un homme éminent, l'adversaire de la loi de 1850, l'honorable M. Léon. Ce publiciste nous dit, dans un livre qu'il a bien voulu envoyer à plusieurs d'entre nous, dans un livre qui est l'écrit peut-être le plus complet parmi toutes les publications faites sur la question dans ces derniers temps, les paroles suivantes.

Je terminerai, messieurs, par cette citation :

« Est-ce à dire que le législateur belge devrait revenir sur le parti qu'il a pris, rapporter la loi qu'il a faite en 1850, et rendre cours légal à la monnaie d'or ? Je ne le pense pas. Cette loi de 1850 a pu être inopportune ; mais s'il n’y avait pas de bonnes raisons pour la faire, il n'y en a pas non plus pour la rapporter. La question qui s'agite au sujet de la monnaie d'or est encore douteuse, et ce n'est pas la Belgique qui la videra à elle seule., Ce que nos voisins ont de mieux à faire, c'est d'attendre et de patienter encore quelque temps. Il faudra bien que la France se décide, un jour ou l'autre, à prendre en sérieuse considération cette question de l'or qui préoccupe les autres pays. Les mesures qu'adoptera la France serviront tout au moins de renseignements à la Belgique, et si ces mesures sont raisonnables, comme il faut l'espérer, la Belgique fera bien de les adopter à son tour. »

C'est bien poser la question si l'on doit voter pour la proposition de l'honorable M. Dumortier et conclure négativement.

Ces sages conseils, messieurs, se concilient-ils avec ce qu'exige la situation, avec ce qu'exige l'opinion publique ?

L'opinion publique se plaint. Elle est l'organe de ceux qui souffrent c'est son droit.

Les souffrances sont réelles, mais cela ne prouve pas que le remède proposé soit bon.

La remède est populaire, très populaire. Je veux bien l'admettre et je dirai pourquoi, c'est le plus simple, en apparence.

Il n'y a rien de plus naturel en effet, quand on se plaint d'un mal, que de s'imaginer que le remède c'est la situation inverse, c'est le contraire de ce mal, c'est le fait renversé.

On se plaint du manque de monnaie, de la gêne où l'on se trouve à défaut d'agents de circulation, de métaux en nombre suffisant, on se plaint de perdre 4 centimes sur chaque pièce de 20 fr. et l'on veut y suppléer en admettant dans la circulation, d'une manière légale, les pièces d'or françaises, aux taux de vingt francs.

Il est naturel de supposer que si l'on renverse la situation, l’on aura immédiatement et sans perte une monnaie d’or en quantité suffisante pour les besoins.

Mais cette méthode de guérir n'est pas toujours la bonne.

Messieurs, pour l'homme qui a chaud et soif, rien n'est plus naturel que de boire frais, et un verre d'eau glacée le tuera. Il faut vérifier la situation plus à fond, en médecine comme en économie politique, et voir si le remède proposé est bien de nature à guérir.

Dans ma conviction, après examen, cette situation vous ne l'améliorerez pas avec le remède proposé. C'est pourquoi, bien que l'opinion publique semble commander, en conscience, je ne voterai pas la proposition.

Permettez-moi une comparaison.

L'honorable M. Dumortier a emprunté volontiers ses images à la médecine. J'emprunterai à mon tour ma comparaison à cette science.

II y a de ces douleurs, physiques devant lesquelles la médecine est parfois réellement impuissante.

Le malade souffre, il demande le remède, il gémit ; il s'écrie : Docteur, ne me laissez pas souffrir ainsi, tuez-moi !

Si le médecin prenait le malade au mot et lui administrait un poison, que ferait-il ? il ferait à la fois une mauvaise action et une lâcheté.

Or, c'est parce que je ne veux pas me souiller d'une lâcheté, ni commettre une mauvaise action que je voterai contre la proposition de l'honorable M. Dumortier. Mes commettants eme jugeront ensuite et s'ils me condamnent, au moins ils m'estimeront.

- La séance est levée à 5 heures.