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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 23 janvier 1850

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1849-1850)

(Présidence de M. Delfosse, vice-président.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 535) M. A. Vandenpeereboom procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.

La séance est ouverte.

M. T’Kint de Naeyer donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. A. Vandenpeereboom fait connaître l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« Les membres du comice agricole et plusieurs cultivateurs du canton de Binche présentent des observations contre le projet de loi sur les denrées alimentaires. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


« Plusieurs cultivateurs de Leest demandent une augmentation des droits d'entrée sur les céréales. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


MM. Mols, Charlet et Bonneire font hommage à la chambre de 110 exemplaires de leur Mémoire à l'appui de nouveaux systèmes de railway.

- Distribution aux membres, et dépôt à la bibliothèque.

Projets de loi de naturalisation

M. de Perceval, au nom de la commission des naturalisations, dépose deux projets de loi tendant à conférer la grande naturalisation et trois rapports sur des demandes de naturalisation ordinaire.

- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ces pièces.

Projet de loi sur les denrées alimentaires

Discussion générale

M. le président. - La discussion générale continue. La parole est continuée à M. Cans.

(Nous publions ici, sans le scinder, le discours de M. Cans, qui a été prononcé dans les séances d’hier et d’aujourd’hui).

M. Cans. - Messieurs, il y a un an, lors de la discussion de la loi sur les denrées alimentaires, j'ai combattu la proposition de la section centrale, et à cette occasion, je disais :

« L'établissement d'un droit d'entrée, quelque faible qu'il soit, n'est qu'un premier pas rétrograde vers une voie dangereuse, dont quelques années de disette nous avaient fait sortir. La section centrale veut encourager le travail agricole, mais elle n'a pas foi elle-même dans le remède qu'elle propose ; elle limite la durée de la loi à un an ; ce n'est, en quelque sorte, qu'un essai. Lorsque l'essai aura été tenté, on ne tardera pas à s'apercevoir qu'il ne produit pas les effets que ses auteurs s'en promettent; par les mêmes raisons que l'on fait valoir maintenant, on attribuera la non-réussite à l'insuffisance du droit, et on viendra tout naturellement proposer de l'augmenter.

« Une fois engagés dans ce prétendu système de protection, nous marcherons rapidement d'élévation de tarif en élévation plus grande, comme l'expérience du passé nous le fait voir, jusqu'à ce qu'une nouvelle calamité oblige à revenir à l'abolition des droits. »

J'étais assez certain, messieurs, de ne pas me tromper; cependant, je l'avoue, je ne croyais pas que l'on se serait autant hâté de transformer mes prévisions en réalités.

Le gouvernement doit maintenant regretter la concession qu'il a cru pouvoir faire l'année dernière en se flattant qu'elle serait définitive ; il doit d'autant plus la regretter que la majorité de la section centrale, en proposant de doubler le droit pour l'année 1850, annonce pour l'avenir l'intention de ne pas s'arrêter en si beau chemin. Je lis à la page 6 du rapport :

« La mesure doit avoir pour effet.....de ménager pour l'avenir un écart moindre entre le droit existant et celui qu'il faudrait établir éventuellement, si plus tard il était reconnu qu'une protection plus large et plus efficace devrait être donnée.»

Ainsi le droit d'un franc n'est encore que provisoire : nous devons nous attendre à de nouvelles augmentations successives.

L'honorable M. Van Renynghe vient de présenter un amendement pour le porter à 1 fr. 50 centimes.

La question n'est donc pas seulement de savoir, si le droit sera maintenu au taux établi l'année dernière ou s'il sera doublé; si nous ferons une loi provisoire ou une loi définitive, pour autant que nous puissions imprimer un caractère définitif à une loi de cette nature. La discussion doit cette fois prendre des proportions plus grandes : c'est le principe même de la protection qu'il s'agit d'examiner et d'examiner à fond. Il faut remonter aux véritables causes du malaise; ce ne sera qu'après les avoir reconnues que l'on pourra utilement chercher le remède et l'appliquer avec efficacité.

Les honorables membres qui dans cette enceinte soutiennent le système des droits protecteurs, les pétitionnaires qui au-dehors en réclament l'adoption, veulent sincèrement et de bonne foi, je m'empresse de le reconnaître, protéger le travail agricole. Seulement le but qu'ils espèrent atteindre n'est pas au bout de la voie dans laquelle ils s'engagent; plus ils s'y enfonceront, guidés par un mirage trompeur, moins ils auront de chances de réussir. L'augmentation continue des droits sur les denrées alimentaires n'aura pas d'autres résultats que de préparer de nouvelles déceptions aux cultivateurs, bien loin d'améliorer leur sort.

Messieurs, peu de questions ont donné naissance à plus d'illusions; les effets ont souvent été pris pour les causes; certaines erreurs ont été répétées si longtemps sans rencontrer de contradiction, qu'on a fini par les accepter comme des vérités; il est temps d'en faire justice.

Je m'efforcerai de traiter le sujet qui nous occupe dans la forme la plus simple, et je demande d'avance pardon à la chambre si je rappelle parfois quelques principes d'économie politique tout à fait élémentaires ; mais si nous devons en juger par les nombreuses pétitions qui nous parviennent, cette question tient en émoi une partie de nos populations; je crois donc que, si les intérêts bien entendus du pays ne permettent pas d'accueillir les demandes d'augmentation des droits qui sont formulées dans les différentes provinces, il n'est pas inutile d'en dire les motifs d'une manière intelligible pour tous.

Loin de moi cependant, messieurs, la prétention de croire que, dans cette discussion, je vais ramener à mon opinion mes nombreux adversaires. Je m'estimerai très heureux si je parviens à faire pénétrer dans leur esprit quelques doutes sur la valeur réelle des idées qu'ils caressent et si, ensuite, ils peuvent être amenés à examiner de nouveau, avec attention, la solidité des bases sur lesquelles s'appuie leur conviction d'aujourd'hui.

Messieurs, les droits d'entrée sur les denrées alimentaires, comme sur tous les autres articles, tendent à élever le prix de vente des produits à l'intérieur. Cela ne sera contesté par personne : on ne demanderait pas de droits, si l'on ne comptait sur une augmentation correspondante des prix de vente.

Il n'est pas moins évident, quoiqu'on l'ait nié, que les prix à l'intérieur s'élèvent de toute la quotité du droit, non seulement sur les quantités importées, mais aussi sur la totalité des denrées produites dans le pays et vendues sur le marché. Le droit d'entrée équivaut en réalité à une prime prélevée sur le consommateur au profil du cultivateur.

A son tour l'élévation permanente des prix de vente tend, par une conséquence naturelle, à exciter les fermiers à offrir pour les terres un prix de location de plus en plus élevé. La prime que le droit d'entrée semblait leur assurer passe donc au propriétaire, aussitôt que les baux viennent à expirer.

Ce résultat est inévitable dans tous les pays dont la population continue à s'accroître, après que la partie la plus fertile du sol a déjà été mise en culture et lorsque de nouveaux défrichements ne peuvent s'opérer sans beaucoup de temps ou d'argent. Cet accroissement de la population provoque d'abord la hausse des prix de tous les produits nécessaires à la consommation, dont la demande augmente dans le même rapport, et cette hausse réagit sur le prix de location de la terre. L'accroissement de la population élève ensuite le prix de location avec plus d'intensité encore, par la raison que l'étendue des terres cultivées ne suffit plus aux concurrents plus nombreux qui s'en disputent la jouissance ; l'exploitation de la terre étant pour chacun d'eux une question d'existence, le prix qu'ils sont excités à en offrir est porté aux dernières limites.

C'est ce qui doit infailliblement arriver lorsque le fermier, forcé d'abandonner une exploitation, ne trouve pas à entrer immédiatement dans une autre. Exposé à perdre par une vente forcée une partie du capital engagé en bestiaux, ustensiles et matériel, voyant l'existence de sa famille compromise et menacée dans son avenir par l'impossibilité où il serait d'exercer la profession qui le faisait vivre, il se laisse facilement entraîner au-delà des bornes que la prudence lui conseille de ne pas franchir, et il se hasarde à promettre une somme que des calculs rigoureux ne justifient pas : dans cette situation forcée, il ne peut pas espérer de s'enrichir; tout au plus sa ruine sera-t-elle reculée par un concours de circonstances qui maintiendraient une continuité de prix élevés.

Que l'élévation du prix des denrées alimentaires soit due à une cause naturelle comme l'augmentation de la population, ou à une cause factice comme l'établissement de droits d'entrée, en définitive, dès qu'elle revêt un certain caractère de permanence, elle aboutit à une augmentation du prix des baux qui tourne toujours au profit du propriétaire.

A cet égard la théorie se vérifie chaque jour autour de nous; il suffit de jeter un coup d'œil en arrière sur les faits dont nous avons été les témoins depuis la fin des guerres de l'empire : que l'on compare le prix des baux en 1815 et en 1849, et l'on trouvera que, pendant cette période de 33 ans, le prix de location des terres a augmenté dans une notable proportion.

Nous lisons dans le rapport de la section centrale :

« La question du prix des baux et de la marche ascendante du prix des grains est trop vaste pour que nous tentions de la traiter dans ce rapport. »

C'était bien cependant la question vitale qu'il aurait fallu examiner et résoudre, avant de venir proposer à la chambre de doubler le droit. (page 536) On a craint, sans doute, que les conclusions auxquelles devait conduire la logique des faits ne fussent pas en harmonie avec celles qui nous sont présentées; on s'est arrêté à un expédient. Ce que la section centrale n'a pas cru devoir tenter, qu'il me soit permis de l'entreprendre.

Quand on traite la question qui nous occupe, on raisonne souvent comme si le fermier et le propriétaire avaient un intérêt commun, comme s'ils étaient en quelque sorte associés pour l'exploitation, l'un fournissant l'instrument, la terre, l'autre y appliquant son travail et le capital représenté par le matériel et l'avance des salaires; comme si enfin, après avoir déduit du prix des denrées, les frais de production, le surplus, les profils devaient se partager entre eux.

La position de l'un vis-à-vis de l'autre est toute différente : le fermier fait avec le propriétaire un contrat aléatoire; il évalue, d'après l'expérience du passé et ses conjectures pour l'avenir, la moyenne des prix auxquels les denrées pourront se soutenir pendant quelques années ; il s'engage, moyennant une somme fixe, à payer le droit, que lui cède le propriétaire, d'exploiter la terre et de jouir des fruits.

Toutes les causes qui peuvent tendre à élever le prix de cette jouissance (et entre autres les droits d'entrée) sont défavorables au fermier, dont les profils réduits, par la concurrence, ne peuvent pas s'accroître dans une égale proportion ; les mauvaises chances seules augmentent et se dressent contre lui. Afin de me faire mieux comprendre, j'aurai recours à quelques chiffres.

Le prix du blé étant 16, que les frais d'exploitation soient représentés par 10 et les profits du fermier par 3, la rente sera également représentée par 3. - Si le prix s'élève à 18, les frais d'exploitation et les profits, restant les mêmes, seront représentés les uns par 10, les autres par 5, la rente s'élèvera à 3. Dans le premier cas le fermier risque 3 contre 3: dans le second, 3 contre 3.

Les chances ne sont donc plus égales, et elles seront d'autant moins favorables que les récoltes seront plus abondantes.

Aussi longtemps que la production du pays restera d'une certaine quantité seulement en dessous des besoins de la consommation et que le déficit sera rempli par un supplément de substances alimentaires tirées de l'étranger, le fermier ne ressentira que peu d'inconvénients du traité aventureux qu'il a fait ; parce que le prix des denrées indigènes, sur tous les marchés du pays, sera déterminé par le prix auquel reviennent les produits similaires étrangers qui y seront amenés: dans ce prix de revient sont compris les frais de toute nature et les droits d'entrée dont ces produits peuvent être frappés.

Mais si, au contraire, des récoltes très abondantes surviennent, si la production dépasse d'une certaine quantité les besoins de la consommation, le prix des denrées sur les marchés intérieurs ne se soutiendra qu'au niveau du prix qui pourra être obtenu sur les marchés étrangers pour la partie de la production formant excédant que, faute de consommateurs dans le pays, l'on devra exporter.

Je suppose que la production dépasse d'un dixième les besoins de la consommation, les vendeurs qui se présenteront au marché ayant plus de denrées qu'il n'en est demandé, chacun d'eux en conservera une partie, ou bien un seul sur dix devra s'en retourner avec toute sa marchandise. Il est évident que, dans cette expectative, tous s'empresseront de vendre, et que, s'ils sont informés du prix des denrées sur les marchés étrangers auxquels ils seraient obligés de recourir, ils se contenteront d'un prix légèrement inférieur à celui qu'ils pourraient obtenir par l'exportation, afin de n'avoir pas à subir les lenteurs et à courir les risques inséparables de ce mode de réalisation.

Dès ce moment l'action du droit protecteur vient à cesser ; les prix, n'étant plus soutenus par la surtaxe qu'il faisait peser sur les grains étrangers amenés sur le marché, éprouveront une baisse qui ne s'arrêtera même pas à la quotité du droit. La baisse n'aura pour limites que les prix du marché étranger. C'est alors que commence pour le cultivateur le danger de la protection.

On me dira que dans ce cas le fermier sera bien dédommagé par la plus grande quantité de produits qu'il aura à vendre. Mais cette objection ne détruit en rien mon argument contre la protection. Je suppose deux fermes séparées par une frontière; par exemple, celle de la Flandre belge et zélandaise : d'un côté le droit protecteur est en vigueur; de l'autre, on jouit de la liberté commerciale. D'après les considérations que j'ai fait valoir, il est évident que le fermier protégé payera son fermage plus cher que l'autre : tous deux, également favorisés du ciel par une abondante récolte, doivent chercher en Angleterre, et au même prix, la vente d'une partie de leurs denrées. Le fermier qui vit sous le régime de la liberté commerciale couvre ses frais d'exploitation et conserve un bénéfice, tandis que le fermier protégé se trouvera dans la dure alternative de ne pas payer son fermage en entier, ou de ne satisfaire son propriétaire que par l'abandon d'une partie de son bénéfice, sinon de la totalité.

Il est à remarquer que cet état de choses se reproduira périodiquement, car l'observation en a été faite pour une longue suite d'années, l'abondance des récoltes et leur insuffisance, les alternatives de baisse et de hausse du prix des grains se succèdent assez régulièrement tous les quatre ou cinq ans, en passant presque subitement d'une extrémité à l'autre de l'échelle.

Que fera le fermier qui, après quelques années marquées par une insuffisance de produits, ayant conclu un bail sous l'empire du droit protecteur, se trouvera surpris par des années d'abondance? Ayant basé ses calculs sur des prix élevés el soutenus en hausse par l'influence d'un droit, qu'il s'était habitué à considérer comme une garantie contre la concurrence étrangère, non seulement cette garantie s'évanouit, mais il est encore forcé d'aller, sans protection aucune, chercher à l'étranger la concurrence qu'il redoutait chez lui, et lutter de prix avec elle pour la vente de ses produits.

Il est donc incontestable qu'aussitôt que la production dépasse la consommation, la position du fermier, qui vit sous le régime de ce qu'on appelle la protection, devient moins bonne que celle du fermier exposé aux effets de la libre concurrence. Ce n'est donc pas dans l'établissement de droits d'entrée qu'il faut chercher les moyens de soutenir et de protéger l'agriculture.

Que penser, d'ailleurs, d'un système établi sur des bases telles que les bienfaits de la Providence, lorsqu'elle répand l'abondance sur le pays, puissent être considérés par le cultivateur comme un malheur privé, tandis que la disette deviendrait pour lui un élément de prospérité?

Je n'ai parlé jusqu'ici que des résultats de l'abondance due à des récoltes extraordinaires; mais à moins que nos efforts et nos capitaux ne soient bien mal employés, l'impulsion donnée aux perfectionnements de notre agriculture doit, dans un temps plus ou moins rapproché, porter ses fruits. La Belgique, pendant des siècles, a produit plus de grains qu'elle n'en consommait; s'il n'en est pas de même aujourd'hui, devons-nous croire que son sol a perdu sa fertilité?

Longtemps citées comme des modèles de la culture la plus perfectionnée, nos provinces sont depuis un demi-siècle restées stationnaires; mais déjà les choses prennent un aspect plus favorable. Les encouragements donnés au travail agricole, l'exemple de beaucoup de propriétaires, ont rouvert la voie du progrès.

La construction toujours croissante des routes et des chemins vicinaux mis en communication avec notre réseau de chemins de fer, facilitera le transport des denrées de tous les points du royaume et à des prix considérablement réduits.

La production des substances alimentaires, qui semblait depuis quelques années devenir insuffisante pour nos populations, ne tardera pas sans doute à dépasser nos besoins.

Une fois parvenus à ce degré de prospérité, dont nous n'aurions qu'à nous applaudir, puisque nous trouverions, dans l'excédant de notre production, de nouveaux moyens d'échange et d'utiles éléments d'exportation, il arrivera, comme dans l'hypothèse d'une abondance extraordinaire, que le prix de vente ne sera pas déterminé par la demande sur le marché intérieur, mais qu'il y suivra les fluctuations de prix des marchés étrangers : par conséquent l'action du droit protecteur sera encore complètement nulle.

Faudra-t-il alors adopter d'autres mesures pour assurer au cultivateur ce que l'on appelle le prix rémunérateur ?

Puisque j'ai prononcé ces mots, je ne puis m'empêcher de m'arrêter un instant sur le sens que leur donnent quelque partisans de la protection.

Je n'entrerai pas, messieurs, dans des développements, qui seraient déplacés ici, pour démontrer que cette expression, entendue comme elle l'est dans le rapport, est un non-sens : je me bornerai à citer quelques lignes de Rossi qui semblent écrites exprès :

« Le blé ne vaut pas 20 francs l'hectolitre parce que l'on paye un fermage, mais on paye un fermage, parce que le prix du blé étant à 20 fr., il reste un surplus après qu'on a déduit les salaires, les profits et le remboursement du capital.

« Le fermage ou la rente n'est pas autre chose que cette différence entre les prix du marché et les frais de production, entre le prix courant et le prix naturel des produits de la terre. La rente augmente ou diminue comme cette différence : elle est un effet, un résultat, et nullement la cause du prix. »

Si la citation qui précède ne suffisait pas pour faire admettre cette théorie, je ne puis que renvoyer à l'ouvrage de l'illustre auteur; les explications dont il l'accompagne ne peuvent laisser aucun doute.

Messieurs, si l'élévation du prix des denrées peut présenter quelque avantage momentané aux fermiers, elle n'est pas à la longue favorable à l'agriculteur; mais très certainement elle est toujours préjudiciable aux consommateurs et un obstacle sérieux à la prospérité générale du pays.

Quand, dans des circonstances ordinaires, cette élévation est due à un moyen factice, comme l'établissement de droits d'entrée, elle n'est jamais accompagnée d'une augmentation du taux des salaires: le plus souvent au contraire elle tend à les faire baisser. L'élévation du prix des produits ayant pour effet d'en restreindre la consommation, elle diminue par conséquent le bien-être des masses et elle réagit défavorablement sur l'agriculture même.

«Si cette élévation du prix des denrées survient, au contraire, dans un moment de grande activité commerciale, lorsque les produits de l'industrie du pays sont demandes au dehors, les bras étant vivement sollicités, il en résultera une augmentation du taux des salaires qui parfois pourrait rendre la lutte impossible sur les marchés étrangers contre la concurrence de nos rivaux. En industrie, messieurs, il suffit souvent d'une fraction, d'une différence de prix très peu sensible, pour condamner le fabricant à l'inaction ou pour lui permettre de donner du travail à de nombreux ouvriers. La Suisse et la Saxe nous en fournissent la preuve incontestable. A cause du bas prix des subsistances et de la main-d'œuvre malgré le désavantage de leur position méditerranée et les frais de transport qui grèvent la matière première ainsi que les produits fabriqués, ces deux pays présentent avec avantage leurs tissus de coton et de soie sur tous les marches du monde.

(page 537) J’ai dit, messieurs, que l'élévation du prix des denrées alimentaires est préjudiciable aux consommateurs et un obstacle sérieux à la prospérité générale du pays. S'il était nécessaire d'appuyer cette vérité par des preuves, je n'aurais que l'embarras du choix, tant en Belgique que dans d'autres pays.

Je m'arrêterai à deux données, qui ne seront sans doute pas contestées, pour faire apprécier dans quelle mesure le bas prix du blé, ce premier aliment de la vie dans nos climats, influe d'une manière favorable sur la condition des travailleurs.

L'annexe 6, page 25 de l'exposé des motifs, donne un tableau du prix moyen des grains vendus sur les marchés de 1834 à 1848. J'ai placé en regard du prix, pour chacune des années de cette période, les excédants de recette obtenus sur les prévisions du budget ou les déficits reconnus.

Je laisse de côté les années 1845, 1846,1847 à cause de la disette qui a fait monter les prix hors de toute proportion, et l'année 1848 parce que le déficit est dû à une cause toute spéciale.

En jetant les yeux sur le tableau ainsi dressé, il est impossible de ne pas être frappé de la corrélation qui existe entre le prix des grains et le montant des recettes, tout en tenant compte des événements qui ont pu en même temps exercer quelque influence sur le travail industriel.

En 1837, le prix du froment étant à 16 fr. 62c, l'excédant est de 2,555,000 fr.

En 1838, quoique le prix monte à 21 fr. 17c, l'excédant est encore de 3,257,000 fr. Mais il faut se rappeler que c'est le moment de la création de beaucoup de sociétés industrielles.

En 1839, le prix continue à monter : il s'élève à 23 fr. 86 c. le déficit est de 4,258,000 fr. C'est une différence que les éventualités de la guerre avec la Hollande ont pu rendre plus considérable qu'elle ne l'eût été.

En 1839, 1840 et 1841, les prix du froment sont de fr. 23-86, fr. 22-21 et fr. 19-98 le déficit suit le même mouvement: fr.4,258,000, fr. 1,352,000, fr. 121,000.

En 1842, le prix remonte de fr. 19-98 à fr. 22-16, le déficit s'élève de fr. 121,000 à fr. 1,471,000.

En 1843, année très défavorable pour les travaux industriels en souffrance depuis l'année précédente, le déficit est de fr. 3,316,000 quoique le prix du. froment soit revenu à fr. 19-41.

Enfin en 1844, le prix descendant jusqu'à fr. 17-75, l'excédant des recettes s'élève à fr. 4,291,000.

En résumé, sur douze années, il y en a six, 1833 à 1837 et 1844, pendant lesquelles les prix ont varié de fr. 13-86 à fr. 17 -75, il y a eu cinq excédants de recettes, ensemble fr. 15,942,000, et une année le déficit ne s'est élevé qu'à fr. 542,000. Ce qui laisse un total de fr. 13,600,000 ou en moyenne un excédant de fr. 2,266,000 par année.

Pendant trois années où les prix ont varié de fr. 22-16 à fr. 23-86 il y a eu déficit s'élevant ensemble à fr. 7,081,000 ou en moyenne un déficit de fr. 2,360,000 par année.

Le nombre des mariages n'est pas moins significatif que la marche des recettes pendant la même période, comme indication du degré de bien-être des masses. Malgré l'imprévoyance d'une partie de la classe ouvrier» qui souvent se marie sans trop s'inquiéter du lendemain, il faut cependant reconnaître que la plupart des mariages n'ont lieu que lorsque les conjoints ont quelques économies ou la certitude de pouvoir, par le travail, assurer la subsistance de la famille. Plaçant en regard des prix moyens des grains, le nombre des mariages qui ont eu lieu, il est curieux de remarquer combien l'élévation des uns correspond à la diminution des autres, quoique l'influence des variations de prix ne se fasse pas toujours immédiatement sentir.

Pendant cette période de quinze années, les prix les plus bas ont été :

En 1834 et 1835, de fr. 13-86 et de fr. 14-67. Le nombre des mariages été de 30,541 et 32,680.

Les prix les plus hauts ont été en 1846 et 1847 de fr. 24-27 et fr. 31-14. Et le nombre des mariages de 23,670 et 24,143.

En 1848, malgré les circonstances qui ont considérablement réduit le travail dans toutes les branches d'industrie, le prix des grains ayant baissé en moyenne de fr. 31-14 à 17-94, le nombre des mariages s'est élevé de 24,145 à 28,656.

En partageant la période de quinze années en trois divisions de cinq années chacune, on trouve le résultat suivant :

Années 1834 à 1838. Prix moyen fr. 16 38, mariages 31,818.

Années 1839 à 1843. Prix moyen fr. 21 52, mariages 29,472.

Années 1844 à 1848. Prix moyen fr. 22 26, mariages 27,401.

Ces chiffres en disent plus que de longs raisonnements. En permettant à un plus grand nombre de travailleurs de goûter les joies de la famille, je dirai avec sir Robert Peel que l'abondance et la modicité du prix des vivres tendent à diminuer le chiffre des crimes et à répandre la moralité.

On dit et on répète souvent : Lorsque le prix des gratis est très bas , l'industrie et le commerce sont en souffrance.

Ici encore on prend l'effet pour la cause : que l'on retourne l'argument et l'on sera beaucoup plus près de la vérité ; il est plus exact de dire : Quand l'industrie et le commerce sont en souffrance, le prix des grains reste très bas.

En effet, messieurs, le salaire du travailleur agricole ne varie guère; s'il est modique, il lui est d'ailleurs presque toujours assuré , car le fermier, quel que soit le prix des denrées, ne renonce pas à cultiver sa terre, il n'y consacre ni plus ni moins de journées de travail, tandis qu'au contraire le salaire des ouvriers des usines et fabriques peut, par suite de la stagnation des entreprises industrielles, être réduit d'un tiers, de moitié, quelquefois suspendu entièrement.

Plus élevé que le salaire des ouvriers de la campagne, celui des ouvriers industriels permet à ces derniers de se procurer une alimentation plus substantielle, rendue nécessaire souvent par la nature de leurs travaux; leur bien-être exerce donc sur la demande des produits agricoles une influence plus grande que celle qui peut résulter pour l'industrie du haut prix des denrées alimentaires.

Les faits que nous observons autour de nous depuis trois ans nous en fournissent la démonstration la plus complète.

La disette qui s'est fait sentir depuis 1845 jusqu'à la moisson de 1847 avait absorbé tous les approvisionnements de grains indigènes qui se trouvaient tant chez les fermiers que chez les marchands : on peut dire que partout les greniers étaient vides. A cette époque, les hommes les plus expérimentés étaient convaincus que, si abondante que pût être la récolte de 1847, les prix des grains resteraient pendant longtemps fort élevés, parce que beaucoup de fermiers, afin de ne pas déprimer les prix, ne se presseraient pas de paraître sur le marché et qu'ils auraient, ainsi que les marchands, à reformer leurs approvisionnements.

C'est dans cette situation des choses que survinrent les événements de février. Les fermiers, craignant la guerre, affluèrent aux marchés que les négociants désertaient, tant toute idée de spéculation était abandonnée : les prix baissèrent rapidement.

Le travail diminua pour quelques branches d'industrie, il cessa entièrement pour d'autres. Le commerce fut plus que paralysé, il s'arrêta un moment. Le contrecoup atteignit tous les pays; l'Angleterre même ne put y échapper.

Veuillez consulter, messieurs, le tableau qui se trouve à la page 30 de l'exposé des motifs (n°11) et y suivre la marche du prix des grains en Belgique, en France et en Angleterre en 1848. Dans les deux premiers pays, le prix est le plus élevé au mois de janvier; il fléchit ensuite, pour ne se relever qu'aux époques où le travail industriel avait un peu repris. En Angleterre, où la crise financière de l'automne de 1847 n'était pas calmée au mois de janvier suivant, le prix est comparativement bas au commencement de l'année; il baisse graduellement jusqu'en juin; mais les relations de ce pays sur tout le globe permettant à son industrie de se relever plus promptement du coup qui avait frappé l'Europe, le travail reprend dès le mois de juillet et le prix des grains s'élève également.

(page 438) Malgré des exportations assez considérables pour l'Angleterre, les prix en France n'ont pas cessé de fléchir : la cote moyenne du mois de décembre dernier était de fr. 14 17 par hectolitre, c'est-à-dire environ 25 p. c. en dessous de la moyenne des années ordinaires et moins de la moitié du prix de 1846-1847.

Cependant en France, la législation sur les céréales n'a pas varié : la protection que l'agriculture devrait trouver dans les droits d'entrée est maintenue dans son entier, seulement c'est un instrument qui ne fonctionne plus, puisqu'à ces limites aucune importation ne peut avoir lieu.

On ne peut toutefois attribuer à la seule abondance de la récolte des prix aussi bas; c'est surtout parce que le travail industriel n'a pas repris son allure normale que la demande des grains s'est tant ralentie.

On conçoit facilement, d'ailleurs, qu'il n'en puisse pas être autrement. Le prix des denrées est soumis, comme celui de tous les produits, à la loi de l'offre et de la demande; cependant, lors même que le chiffre de la population ne subirait aucune variation, la demande ne resterait pas invariable : elle peut être influencée par la quantité des produits que les autres classes de travailleurs ont créés, et qui deviennent matière d'échange. Si, par suite des circonstances, le travail a diminué dans les usines et les manufactures, la quantité des denrées alimentaires produites et offertes restant la même, leur prix devra baisser en proportion. Il est bien vrai que l'on ne peut pas se passer d'une manière absolue de substances alimentaires, comme on diffère d'un an l'emplette d'un habit ou d'un chapeau, lorsque les ressources viennent à manquer; cependant, aussitôt que l'ouvrage diminue ou fait défaut, les travailleurs sont bien forcés de réduire leur pitance et de se contenter de produits d'une valeur moindre, en remplaçant la viande et le pain par des pommes de terre ou d'autres légumes de qualité inférieure.

L'influence de cet état des choses est d'autant plus grande, que le jeu de la spéculation, qui d'ordinaire rend la demande plus active, venant alors à s'arrêter, les prix ne peuvent se relever.

Sous un autre rapport, le malaise de l'industrie agit encore sur la situation des classes agricoles. L'accroissement continu de la population fait que, chaque année, il se présente de nouveaux travailleurs, qui entrent dans l'âge où l'homme peut commencer à gagner sa vie , en nombre plus grand que celui qui, dans l'état actuel de notre agriculture, pourrait être demandé pour les travaux des champs. Le trop-plein de la population des campagnes, qui ne trouve pas à s'y employer utilement, doit cependant chercher à s'occuper pour se nourrir; l'industrie seule lui offre alors quelque ressource.

Si elle est prospère, si les bras sont fort demandés, ce mouvement d'émigration vers l'industrie s'opère tout à l'avantage de la population des campagnes, parce qu'il l'empêche de se faire tort par la concurrence de ceux qui recherchent du travail et par là soutient le prix de la main-d'œuvre à un taux plus élevé: d'un autre côté, il est encore favorable parce que très souvent une partie des salaires gagnés au dehors vient se consommer au village et y répandre l'aisance.

Que l'on compare le taux des salaires des travailleurs agricoles entre eux, soit dans les provinces où il y a des établissements industriels, et dans celles qui en sont privées, soit dans la même province, lorsque ces établissements sont concentrés dans une de ses parties seulement : que l'on compare le prix du loyer des terres dans les unes et dans les autres : il est de fait que les salaires, comme les fermages, sont plus élevés dans les parties du pays vivifiées par l'industrie.

Dans une discussion précédente, un honorable orateur avait promis de venir, lui et ses amis, réclamer pour 2,500,000 travailleurs agricoles, non pas le privilège, mais le traitement donné au reste de la nation. Il y a sans doute bien quelque exagération dans ce nombre de 2,500,000 habitants, ainsi rangés dans la catégorie des travailleurs agricoles, parce qu'ils ne résident pas dans l'enceinte des villes ou dans leurs faubourgs; mais ce chiffre fût-il exact, je ferai remarquer qu'une grande partie des habitants des campagnes, la majorité peut-être, n'a pas le moindre intérêt à l'élévation du prix des denrées alimentaires.

Tous ceux qui, dans les communes rurales, exercent un commerce, une industrie, les fileurs, les tisserands, les ouvriers des houillères, des hauts fourneaux et autres usines , ceux mêmes qui travaillent à la terre sans être nourris dans les fermes, ont intérêt, comme les ouvriers des villes et les industriels à se procurer les vivres au meilleur marché possible. Quant aux cultivateurs qui ne sont que locataires, j'ai démontré qu'ils ont intérêt au maintien, aussi permanent que possible, des prix les plus bas. C'est donc à tort que, chaque fois qu'il s'agit du régime à adopter relativement aux denrées alimentaires, on invoque l'intérêt de la généralité des populations des campagnes.

Mais, messieurs, n'y a-t-il pas un danger sérieux et très-réel à diviser ainsi la nation en deux camps, à opposer les intérêts des cultivateurs à ceux des populations urbaines, à donnera entendre aux uns que, victimes de la partialité des chambres et du gouvernement, ils sont moins bien traités que le reste de la nation?

J'ai été heureux d'entendre hier l'honorable membre auquel je réponds revenir sur ce sujet et repousser la distinction que l'on fait trop souvent entre les ouvriers agricoles et les ouvriers des villes, distinction qu'il s'était laissé entraîner à faire lui-même dans la chaleur de l'improvisation. Cette idée trouve de l'écho dans quelques esprits, et il n'est pas inutile de la combattre comme une des conséquences les plus fâcheuses, les plus déplorables, les plus funestes du système protecteur.

Je ne m'appesantirai pas davantage sur ce sujet assez délicat, et je me bornerai à ajouter que, s'il faut juger de la valeur d'un système par les conséquences qui en découlent, le système de la protection agricole basée sur des droits d'entrée est irrévocablement jugé et condamné, aussitôt qu'il devient évident que les intérêts d'une classe de producteurs sont en perpétuelle opposition avec ceux de la plus grande partie de la communauté. La liberté du commerce, au contraire, ne blesse aucun intérêt ; elle augmente les forces productives du pays.

Jusqu'ici je n'ai traité la question qu'au point de vue des fermiers et des consommateurs : je crois avoir démontré que l'élévation du prix des denrées est préjudiciable aux intérêts des uns et des autres, qu'elle ne profite qu'aux propriétaires. On va me dire sans doute, et je m'attends à ce reproche, que je sacrifie bien légèrement les intérêts des propriétaires, qui cependant contribuent pour une large part aux charges de l'Etat; que ces intérêts méritent d'autant plus d'être pris en considération que, par suite de la subdivision des héritages, la plupart des cultivateurs sont en même temps de petits propriétaires.

Je répondrai, messieurs, que les propriétaires grands et petits n'ont pas besoin que la législation leur vienne en aide; qu'ils sont grandement protégés par la nature des choses, la possession de la terre constituant en leur faveur un monopole naturel.

Après ce que j'ai dit des causes qui amènent l'élévation du prix des baux, je pourrais me dispenser d'ajouter encore de nouveaux développements : si j'y reviens en quelques mots, c'est que, dans mon opinion, ce côté de la question est 1res-important.

Il est évident, messieurs, que la production des denrées alimentaires n'est possible que pour certaines personnes, les propriétaires, et dans une certaine mesure, l'étendue des terres cultivées; ce qui constitue le monopole naturel dont je parlais. Aussi longtemps que la population du pays s'accroîtra en nombre ou même en richesse, la demande des denrées alimentaires suivra une progression égale; mais les moyens de production ne pouvant s'étendre dans la même proportion, ni avec la même rapidité, la demande dès lors occasionnera la hausse des prix, la hausse des prix entraînera l'élévation de la rente ou du fermage. Je ne puis assez insister sur ce point : c'est le point capital de la question.

Il suit de là que le fait seul de l'accroissement de la population d'un pays, agissant sur les prix des baux pour les élever, opère dans la condition de tous les propriétaires une amélioration sensible, sans leur concours, et tout à fait en dehors de ce qu'ils pourraient faire eux-mêmes pour augmenter les moyens de production de leurs propriétés. C'est un avantage qui n'est acquis à aucune autre nature de propriété, si ce n'est à la propriété agricole.

En examinant le tableau des prix moyens du froment qui se trouve dans l'Annuaire de l'Observatoire de Bruxelles, on remarque que le plus bas prix, coté à 11 fr. 09 en 1824, suivi de prix plus élevés, ne retombe en 1854 qu'à 15 fr. 19; de là il s'élève de nouveau, mais il ne redescend qu'à 17 fr. 73 en 1844. Ainsi donc la limite inférieure des prix tend toujours à s'élever. Il en est de même de l'ensemble des prix. Si l'on partage la période des 24 années en trois séries de huit années chacune, on trouve que le prix moyen s'élève graduellement : de 1823 à 1830 il est de fr. 16 51, de 1831 à 1838 de fr. 17 09 et de 1839 à 1846 de fr. 21.

Mais le prix des baux ne s'élève pas seulement en raison de la hausse du prix des grains, il se ressent également de l'augmentation dans la quantité produite que les perfectionnements apportés à la culture doivent amener.

En présence des résultats que ces chiffres indiquent, peut-on raisonnablement demander une augmentation de droits d'entrée, qui n'aurait pas d'autre effet que d'améliorer encore la condition des propriétaires?

On a dit encore, pour défendre le droit d'entrée sur les denrées alimentaires, qu'il devait faire compensation de l'impôt foncier qui frappe les terres. Cette assertion, messieurs, ne supporte pas un examen sérieux.

La contribution foncière est un impôt sur le revenu du propriétaire. D'après l'usage, c'est le locataire qui l'acquitte entre les mains du receveur, mais il n'est pas moins vrai que sa quotité entre dans les calculs que fait le fermier du prix de son bail, qu'il élèverait d'autant si le propriétaire se réservait delà payer lui-même. Si l'impôt foncier sur les terres doit être compensé par le droit d'entrée, le propriétaire de cette catégorie de biens n'éprouve donc pas de réduction de revenu : il ne contribue pas pour sa part aux charges de l'Etat en retour de la protection qu'il en reçoit. Pourquoi cette différence entre le propriétaire de terres , lesquelles rapportent toujours un revenu , et le propriétaire de maisons, qui en est souvent privé.

Il faut remarquer, en outre, que les millions que le pays a consacrés, depuis quelques années, à la construction des chemins vicinaux et des routes profitent particulièrement à l'agriculture. D'une part, les engrais, dont le charriage devient plus facile, peuvent être tirés de plus loin, ils sont exempts du péage des barrières; d'autre part les produits arrivent avec plus de célérité sur les marchés et la diminution des frais de transport agit en faveur des cultivateurs, comme le ferait un dégrèvement de l'impôt foncier.

De ce qui précède, je puis conclure que les droits d'entrée proposés par la section centrale, et qu'on se réserve d'augmenter encore par la suite, ne sont pas un remède efficace pour faire sortir l'agriculture du malaise dont elle se plaint. Quels moyens faudra-t-il donc employer?

Messieurs, la condition première de succès pour l'industrie agricole, (page 539) comme pour toutes les autres, c'est de se tenir toujours dans la voie du progrès, de rechercher et de suivre avec une attention incessante toutes les améliorations dont elle est susceptible. Sous ce rapport, la Belgique est restée en défaut.

Une des causes les plus marquées de notre infériorité en comparaison de Angleterre, c'est l'absence de capitaux appliqués à l'agriculture dans une proportion suffisante. Faute de capital, le fermier ne peut se procurer le bétail nécessaire pour faire des engrais; ou s'il achète quelques têtes, il ne peut les nourrir ni les loger assez bien pour les préserver des maladies dues souvent à l'état défectueux des étables. Faute de capital, le fermier ne peut faire l'avance des salaires ; dans quelques provinces, il les paye en nature, au-delà même de ce que l'ouvrier et sa famille peuvent consommer; l'ouvrier vient alors sur le marché faire concurrence à celui qui l'emploie, les prix baissent pour l'un et tour l'autre : l'ouvrier est mal rétribué.

Quel serait le sort d'un fabricant qui, n'ayant pas de capital, payerait ses ouvriers avec des bas ou des clous, par exemple? Les bas et les clous seraient offerts à vil prix, et le fabricant irait à sa ruine.

Un état de choses aussi vicieux tient à plusieurs causes. Les propriétaires, afin d'obtenir une augmentation de revenu, n'ont pas toujours eu soin de s'enquérir si le cultivateur, qui offrait le prix le plus haut, était aussi le mieux en mesure de faire valoir la terre; l'insuffisance du capital ne permettant pas d'appliquer à la terre la main-d'œuvre et les engrais nécessaires, le fermier ne peut en tirer qu'une récolte médiocre.

Dans quelques parties du pays, la subdivision des terres a été poussée si loin que le cultivateur ne peut pas même nourrir une vache sur la parcelle qu'il occupe. A défaut d'engrais, la terre s'appauvrit, et les récoltes, au bout de quelques années, rétribuent à peine le travail.

En général, dans notre pays, les propriétaires ne semblent pas assez convaincus de la nécessité de ne louer leurs terres qu'à des fermiers en possession d'un capital proportionné à l'étendue de l'exploitation. Beaucoup de fermiers eux-mêmes semblent ignorer que le capital, largement, quoique sagement, appliqué à l'agriculture, serait pour eux le meilleur placement. On en voit trop souvent, avec un capital d'exploitation insuffisant, en distraire une partie pour acheter quelques parcelles de terre à des prix très élevés. Ils diminuent leur capital lorsqu'ils devraient l'augmenter.

Ce qui fait surtout défaut en Belgique, c'est le bétail, dont l'utilité est inappréciable comme machine à engrais, abstraction faite des produits en laitage et en chair.

Une entreprise agricole doit être conduite d'après les mêmes principes qu'une entreprise industrielle ou commerciale : il faut travailler à produire beaucoup et vendre à bas prix, plutôt que de produire peu pour vendre cher.

L'agriculture est resté presque stationnaire pendant que toutes les autres branches d'industrie ont fait des progrès rapides qu'elles doivent pour prospérer chercher continuellement à étendre.

Pourquoi certains agriculteurs se croiraient-ils seuls le droit de suivre la routine de leurs pères, en appelant en aide à leur incurie une protection illusoire? Qu'ils suivent l'exemple des industriels : qu'ils redoublent d'efforts. Ce n'est que par le travail et l'étude, par des expériences répétées qu'ils peuvent espérer sortir de la situation arriérée où ils se maintiennent et mettre fin au malaise dont ils se plaignent.

C'est au surplus ce qui commence à être bien compris en Angleterre, où la liberté du commerce gagne chaque jour du terrain.

Il y a quelques semaines, les journaux nous ont rapporté une lettre de sir Robert Peel à ses fermiers, qui est bien faite pour attirer l'attention des cultivateurs et des propriétaires en Belgique comme en Angleterre. Cet homme d'Etat les engage à abandonner toute idée de protection et à travailler par l'amélioration du sol, par plus de soins donnés à la culture, à l'augmentation des produits, afin d'y trouver une compensation de la réduction de prix qui se fait sentir. Il leur offre son concours pécuniaire pour les travaux d'amélioration à apporter à la terre, et il promet à ceux qui payeront exactement leurs termes de loyer, d'abandonner à cet effet 20 p. c. sur le montant des fermages.

D'autres grands propriétaires avaient précédé ou ont suivi sir Robert Peel dans cette voie. Voici l'extrait d'une lettre adressée à ses fermiers par le comte Fortescue.

« Je dois vous avertir dès le début de ne pas attendre une modification des lois sur les grains: les agriculteurs anglais doivent dorénavant mettre de côté tout espoir de ce qui est appelé protection législative, et compter sur leurs propres efforts pour augmenter leurs produits.

« A ceux de mes fermiers qui ne sont pas assez habiles ou qui ne sont pas portés à améliorer leur culture, je ne puis que recommander vivement de se retirer et d'abandonner la profession : d'un autre côté, à ceux qui montreront de l'habileté à développer les moyens de production du sol, je prêterai volontiers mon concours pour faire des drainages ou d'autres améliorations, de manière que nos efforts réunis puissent balancer les effets du bas prix, par une augmentation des produits et par l'amélioration de leur qualité. Ce but ne peut être atteint que par plus de travail. »

Lord Kinnaird, qui s'est occupé de la culture de ses propriétés en Ecosse, donne à ses fermiers, par la voie de la presse, d'excellents conseils, appuyés sur les résultats de sa propre expérience. Il attribue la supériorité de l'agriculture en Ecosse au prix élevé des terres et aux difficultés que les fermiers ont éprouvées à cause du climat peu favorable, qui a exigé d'eux des efforts plus grands. Il dit aussi qu'on ne doit pas craindre d'engager un capital dans une entreprise agricole, parce que si elle est bien conduite, elle donnera de bons produits.

Enfin, je citerai encore le discours prononcé le 14 mars 1840, à la chambre des communes, par sir Ch. Wood, chancelier de l'échiquier.

« Je crois que les propriétaires peuvent compter avec confiance sur notre population déjà considérable et toujours croissante pour une demande croissante de leurs produits; je crois aussi que si le peuple n'a pas à payer un prix élevé pour les choses nécessaires à la vie, il achètera en plus grandes quantités ces articles de consommation que les propriétaires de ce pays peuvent seuls fournir, mais pour cela il faut qu'il se procure à bon marché les nécessités de la vie. Il est, par-dessus tout, essentiel à son bien-être qu'il ait les denrées alimentaires à bas prix. Je crois de plus que le bien-être du peuple est nécessaire à notre prospérité. Je suis aussi peu désireux que qui que ce soit de voir mes revenus diminués, et je ne pense pas que les dernières mesures que nous avons adoptées auront cette conséquence; mais même si cela devait survenir, je ne considère pas une diminution de cette nature comme la chose la plus fâcheuse qui puisse arriver dans l'intérêt du pays. Je crois que la misère de la classe si nombreuse de notre population ouvrière est infiniment plus à craindre, que la nécessité dans laquelle pourraient se trouver quelques propriétaires de supprimer certaines dépenses de luxe. Je crois enfin que le bon marché des subsistances est de la plus haute importance au point de vue politique. Je reconnais avec l'honorable membre qu'une circonstance fort heureuse qui a puissamment contribué à maintenir la tranquillité dans ce pays, l'année dernière, a été que les classes ouvrières ont pu se procurer en grande abondance les nécessités de la vie. »

Je me suis permis, messieurs, ces diverses citations dans un double but : d'abord, afin de faire voir quelles sont les vues qui prédominent en Angleterre depuis l'abolition des lois sur les céréales; le marché anglais aura toujours sur le nôtre une très grande influence, nous avons donc un intérêt puissant à nous tenir au courant de ce qui se passe dans ce pays. J'ai espéré ensuite, par ces citations, détruire certaines illusions :lorsque les journaux annoncent que de fréquents meetings protectionnistes se tiennent dans les districts agricoles, que des pétitions nombreuses se préparent pour la prochaine rentrée du parlement, les personnes, qui ne suivent pas avec quelque attention la marche des choses, pourraient supposer qu'un mouvement très prononcé de réaction contre le système de la liberté commerciale se manifeste en Angleterre.

Messieurs, il n'en est rien; le mouvement est tout politique. Quelques membres du parti tory, qui pensent sans doute que lord John Russell et ses amis ont occupé assez longtemps le pouvoir et qui aspirent à recueillir sa succession, n'ont pas trouvé de meilleur moyen de le renverser que de provoquer cette agitation protectionniste ; pour se préparer les voies, ils se proclament les défenseurs du travail national; ils exploitent la situation en attribuant à la liberté commerciale à peine inaugurée le malaise qui n'est que la conséquence de la famine de 1846, de la crise commerciale de 1847 et des révolutions politiques de 1848.

Messieurs, un honorable membre reprochait dernièrement au ministère de dédaigner une augmentation de recettes produite par les droits sur les denrées alimentaires; il s'applaudissait d'avoir l'année dernière forcé le gouvernement à percevoir de ce chef une somme de 1,100,000 fr.

Pour ma part, je répudie toute recette appuyée sur cette base. Si l'on croit utile de procurer au trésor une augmentation de 1,100,000 fr. en élevant le prix du pain, que les honorables membres fassent la proposition de rétablir la mouture. Au lieu des 50 centimes prélevés sur les grains étrangers, qui ont été nécessaires pour obtenir ces 1,100,000 fr. et qui ont en même temps assuré aux grains indigènes une protection de 50 c. par hectolitre, un droit de mouture de 8 à 10 c. par hectolitre suffirait en l'appliquant indistinctement à tous les grains indigènes et étrangers. Pour moi, je repousse le droit protecteur aussi énergiquement que le droit de mouture.

Parmi les défenseurs des droits d'entrée sur les substances alimentaires se rencontrent d'honorables membres qui se déclarent tout haut partisans de la liberté commerciale et qui semblent ne se rallier au système de la section centrale, qu'afin de donner à l'agriculture une protection égale à celle dont jouissent quelques autres produits de l'industrie indigène. Nous devons regretter qu'au lieu de vouloir élever le droit sur les denrées alimentaires au niveau des autres droits protecteurs, ces honorables membres ne se joignent pas à nous pour demander un abaissement graduel de ces derniers droits, jusqu'à l'abolition entière de tous les privilèges accordés jusqu'ici à diverses industries. Seuls nous ne pouvons rien contre la coalition des intérêts protégés; avec leur concours nous pouvons espérer de réussir. Celte marche serait beaucoup plus logique.

S'ils sont partisans sincères de la liberté commerciale, ils doivent être convaincus des effets heureux que le pays retirerait de la suppression des entraves qui arrêtent l'essor du travail national, ils doivent reconnaître qu'il est utile d'abaisser les droits et que le meilleur moyen de se créer des débouchés, c'est de fabriquer à bon marché afin de soutenir la concurrence dans les pays étrangers. Qu'ils abandonnent donc le drapeau de la protection, pour arborer le pavillon de la liberté commerciale.

Le moment ne peut pas être plus opportun.

Le cabinet dans son programme a annoncé « qu'il ne jetterait pas la perturbation dans notre régime économique par des changements inopportuns à la législation douanière, qu'il s'opposerait en règle générale à de nouvelles aggravations de tarif. »

Au mois d'août 1847, les circonstances étaient très défavorables; nous (page 540) sortions a peine d'une longue disette, la crise financière commençait à se faire sentir en Angleterre. C'était bien alors, ce n'est pas assez aujourd'hui. Depuis 1847, l'Angleterre a fait un nouveau pas, un pas immense dans la voie de la liberté commerciale, par l'abolition des lois de navigation, que l'on considérait comme un palladium qu'elle n'abandonnerait jamais.

Les Etats-Unis, la Suède, Hambourg, les Pays-Bas, le royaume de Sardaigne ont déjà annoncé que les navires anglais seraient reçus dans leurs ports sur le pied de la réciprocité. Si nous restons au point où nous sommes, quand tout marche autour de nous, nous ne restons pas stationnaires, nous reculons.

Quelques personnes croient qu'il est avantageux à un pays d'y acclimater, par des droits protecteurs, certaines industries qui ne pourraient pas y prendre naissance sous le régime de la libre concurrence.

Je n'ai pas l'intention de discuter cette opinion dans ce moment, je ne la cite que pour constater que ceux mêmes qui la partagent admettront cependant avec moi que, lorsque l'industrie, dont les premiers pas ont été ainsi protégés, est devenue assez forte, lorsqu'elle s'est implantée dans le pays assez solidement pour en chasser les produits similaires étrangers, les droits, en tout ou en partie, ne sont plus nécessaires; il y a alors utilité à faire disparaître les barrières que l'on avait élevées pour la garantir. J'arrive à cette conclusion qu'il vient un moment où il est utile, dans l'intérêt du pays, de réduire ou de supprimer les droits d'entrée.

Mais, messieurs, lors même que cette utilité est bien reconnue, le moment d'opérer la réduction n'est pas indifférent.

Le dernier quart de siècle a été marqué par plusieurs crises financières tant en Belgique que dans d'autres pays où l'industrie a pris un grand développement. En étudiant les faits qui ont précédé et accompagné ces perturbations, on arrive facilement à reconnaître qu'elles apparaissent en général, après une extension démesurée donnée à la production, à la suite d'une hausse de prix des produits, qui en est donc la cause première.

Le renchérissement des produits soit agricoles, soit industriels, fait affluer les capitaux vers la production des objets dont le prix s'élève, et l'activité des producteurs est appelée à s'y adonner jusqu'à ce que, à un moment donné, la production dépassant les besoins de la consommation, l'encombrement survient et le travail est forcé de se ralentir ou de s'arrêter, pour que le niveau puisse se rétablir.

Ce serait à tort que l'on croirait pouvoir impunément introduire, dans le régime douanier, quelques modifications de nature à réagir sur l'industrie, dans un de ces moments où elle est ce qu'on appelle prospère. Dans cet état, une crise est toujours imminente; si elle éclate, ses effets se manifestant à la suite des changements de tarifs, on est naturellement tenté d'attribuer la crise à ces modifications et non à la cause véritable, l'excès de production.

De même que la grande affluence des capitaux attirés par la hausse des prix amène l'excès de la production, de même les pertes qu'occasionnent les crises, ruinant une partie des producteurs, font retirer les capitaux, la production se ralentit jusqu'à ce que, si rien ne vient interrompre la marche des choses, l'activité industrielle reprenne avec une nouvelle énergie,, pour passer par les mêmes phases.

Ce n'est que dans les moments où les prix des produits ont une tendance à la hausse, que l'on peut abaisser les droits qui agissent comme droits protecteurs.

L'abaissement des droits n'a pas alors pour effet de faire baisser les prix, il empêche seulement que la hausse, qui se prépare, n'atteigne des proportions démesurées, en facilitant au-delà de certaines limites l'introduction des produits similaires étrangers. La crainte seule de cette utile concurrence inspire aux capitalistes et aux producteurs une sage réserve, qui prévient, ou retarde au moins, le retour de l'excès de la production.

A quelle période des révolutions auxquelles elle est soumise, l'industrie est-elle arrivée dans ce moment? Les circonstances sont-elles favorables à un remaniement de nos tarifs de douane?

Une circonstance des plus heureuses, c'est le bas prix des denrées alimentaires. Il ne faut pas seulement que les changements dans les tarifs puissent s'opérer sans danger, il faut aussi qu'ils n'inspirent pas même la crainte sérieuse d'un danger. L'ouvrier se nourrit à bon marché; malgré une certaine réduction de travail amenée par la stagnation des affaires depuis les derniers événements politiques, il pourvoit plus facilement à l'entretien de sa famille qu'il ne pouvait le faire dans les années précédentes.

Je n'hésite pas à dire que, dans mon opinion, le moment actuel est très favorable à un abaissement de ces droits d'entrée qui ne procurent au trésor que des recettes insignifiantes et qui agissent comme protection pour certaines branches d'industrie.

Que l'on recherche avec attention quelles sont les industries les plus prospères, celles qui résistent le mieux aux crises commerciales, et l'on reconnaîtra que ce sont celles qui n'ont jamais été protégées, ou qui l'ont été le moins.

La protection agit d'une manière fâcheuse. Le producteur, confiant dans l'avantage que lui assurent les droits , ne déploie pas toute son énergie, toute son habileté, comme il le ferait pressé par la concurrence.

La protection détourne les capitaux des voies où ils seraient naturellement engagés si elle ne les attirait pas. Nous n'avons qu'à jeter les jeux autour de nous pour reconnaître cette vérité.

Je me bornerai à rappeler ce qui s'est passé à propos de l'industrie du fer, depuis quelques années.

Des associations s'étaient formées en 1837 et 1838 pour lu production du fer, de nombreux hauts fourneaux avaient été construits : avant que les derniers ne fussent achevés, l'encombrement des produits était arrivé à un tel point que la plupart furent obligés de suspendre leur travail. On eut recours alors au remède ordinaire , la protection. Par une loi du 13 avril 1843, les chambres et le gouvernement élevèrent de fr.2-12 à fr. 5-00 par 100 kilog. le droit d'entrée sur los fontes : c'était un droit presque prohibitif, puisque les recettes, qui avaient été de fr. 50,000 environ pour les années 1841 et 1842, tombèrent à fr. 11,000, pour les deux années 1844 et 1845.

En 1845, la manie des chemins de fer, en Angleterre, fait remonter les prix, nos producteurs élèvent leurs prix dans la même proportion. Les bénéfices réalisés alors étaient si considérables à cause de l'avantage que donnait le droit d'entrée, que de nouveaux hauts fourneaux furent érigés, quoique tous ceux construits en 1838 ne fussent pas encore remis en activité. Les événements de février sont venus précipiter les prix et accélérer une crise qui était inévitable.

Quelles ont été, pour les intérêts généraux du pays et pour les intérêts particuliers qui y sont engagés, les conséquences de cette protection intempestive accordée à l'industrie du fer? Pour le pays, tous les consommateurs ont payé le fer plus cher, toutes les industries qui emploient le fer comme matière première ont vu leurs opérations entravées, quelquefois arrêtées pour l'exportation. Cette perte subie par le pays en général a-t-elle au moins été compensée par un avantage équivalent, recueilli par les intéressés? Demandez aux actionnaires qui, après la loi de 1843, ont engagé de nouveaux capitaux dans cette industrie, ce que valent aujourd'hui les hauts fourneaux qui ont été bâtis?

L'histoire de l'industrie du fer est celle de beaucoup d'industries.

Je crois, messieurs, que le ministère manquerait à son devoir, qu'il trahirait sinon la lettre, au moins l'esprit de son programme s'il ne profitait pas du moment pour réduire les droits d'entrée sur quelques articles de la production indigène.

Depuis des années, le pays réclame des débouchés pour ses produits; des sociétés de commerce pour en favoriser l'exportation; la gouvernement est mis en demeure de négocier des traités de commerce, dans lesquels on entend qu'il obtienne des autres pays le plus de facilités et qu'il leur en accorde le moins possible.

On oublie que le meilleur moyen est de produire et de vendre à bon marché. Pour produire à bon marché, il faut se procurer à bas prix, non seulement ce qu'on appelle communément matières premières, mais tous les produits, car ce qui est matière fabriquée pour l'un, est matière première pour l'autre. Le fil est matière première pour le tisserand, le tissu pour l'imprimeur en étoffes, l'étoffe même pour une quantité d'industriels.

Un honorable orateur disait dans une précédente discussion : « Faites tomber les tarifs douaniers de la France, réclamez l'anéantissement des douanes de la Russie, demandez l'abaissement des douanes de l'Espagne, et alors nous pourrons aussi entrer dans la liberté des échanges. »

C'est ce qu'on appelle le système de la réciprocité, espèce de fin de non-recevoir très commode, derrière laquelle s'abritent ceux qui veulent conserver des droits protecteurs, tout en paraissant favorables à la liberté commerciale.

Messieurs, l'Angleterre a aussi cherché pendant bien des années à négocier pour obtenir par des traités de commerce des concessions de réciprocité. Ces négociations, dans lesquelles chacune des deux parties prétend tout obtenir et ne rien céder, ne peuvent pas aboutir. On a senti qu'il fallait renoncera ces tentatives.

Voici ce que disait à ce sujet sir Robert Peel le 10 mai 1842, en présentant au parlement la première partie de la réforme commerciale :

« C'est l'intérêt du pays d'acheter à bon marché, que les autres pays consentent ou non à nous acheter à bon marché également: nous ne pouvons pas les y forcer, mais s'ils persévèrent, et si de notre côté nous refusons d'acheter chez eux à bon marché, nous en portons nous-mêmes la peine. »

Cette vérité est tellement sentie, que c'est ce que nous faisons nous-mêmes. N'avons-nous pas réduit successivement à un taux nominal les droits d'entrée sur un grand nombre d'articles dont notre industrie a besoin? Je citerai entre autres les cotons. Pourquoi n'avons-nous pas aussi maintenu les droits sur les cotons, pour ne les abaisser que lorsque les Etats-Unis, qui doivent avoir intérêt à nous les vendre, nous auraient fait des concessions analogues. Nous ne l'avons pas fait parce que nous n'y avions pas intérêt, et, comme dit sir Robert Peel, nous en aurions porté nous-mêmes la peine.

Nous avons, messieurs, la liberté religieuse, la liberté de l'enseignement, la liberté d'association, la liberté de la presse, nous n'avons pas craint de les adopter toutes et dans la mesure la plus large. Les événements ont justifié la noble confiance que le congrès a eue dans la nation. Il ne nous manque que la liberté commerciale dont l'avènement, de quelques précautions qu'on l'entoure, inspire des craintes. Ces craintes, messieurs , je ne puis les partager. Je crois que beaucoup d'industries protégées aujourd'hui peuvent se passer de protection; cependant, afin d'éviter toute cause de perturbation , je pense qu'il est prudent de ne procéder qu'avec réserve. Je n'entends pas par là qu'il faille attendre encore avant d'entrer dans la voie de l'abaissement des tarifs; non, je pense qu'on peut y entrer tout de suite, sauf à y marcher lentement d'abord. (page 541) Après quelques pus, la confiance nous viendra et les résultats obtenus mous détermineront à parcourir résolument la carrière.

M. le président. - M. Toussaint vient de déposer l'amendement suivant :

« J'ai l'honneur de proposer à la chambre, par forme d'amendement au paragraphe premier de l'article premier du projet de loi, de soumettre le froment à un droit d'entrée d'un franc les 100 kilogrammes, et le seigle, l'avoine, le sarrasin, le maïs et les pois à un droit d'entrée de 75 c. »

Il pourra le développer lorsque son tour de parole sera venu.

La parole est à M. Delehaye, inscrit «sur».

M. Delehaye. - Je suis partisan de toutes les libertés que vient d'énoncer l'honorable préopinant. Ancien membre du Congrès national, je ne répudie aucune de ces libertés. Mais autant que je suis partisan de ces libertés énoncées dans la Constitution, autant je suis adversaire de la liberté commerciale.

Je ne m'étendrai pas beaucoup sur cette question.

Seulement qu'il me soit permis de mettre sous vos yeux un exemple dont vous avez pu étudier toute la portée, toutes les phases, et qui, seul, suffira pour vous démontrer d'une manière péremptoire l'efficacité d'un système protecteur. Je me plais à vous citer cet exemple, parce qu'il est en quelque sorte contemporain de chacun de vous.

La Belgique avait chez elle tous les éléments de prospérité désirables pour la fabrication du fil. Aucune nation du continent semblait ne pourvoir lui disputer un monopole qu'une longue possession lui avait en quelque sorte assuré. Cependant nos voisins conçurent le projet d'établir chez eux cette industrie. La France, qui avait été tributaire de la Belgique et de l'Angleterre pour les fils, voulut à son tour introduire la fabrication de ces tissus sur son territoire. Comment s'y prit-elle? Elle commença par frapper d'un droit élevé les importations étrangères. Ayant plus à craindre de l'Angleterre que de la Belgique, elle prit contre l'Angleterre des mesures particulières de protection. A mesure que l'industrie prit chez elle du développement, elle aurait pu se relâcher de son système de protection; elle n'en fit rien; elle le maintiendra jusqu'à ce que, placée dans des conditions égales, elle n'aura plus à craindre la concurrence étrangère. C'est ce qu'a fait l'Angleterre.

Si la France n'avait pas adopté un système protecteur, si elle avait continué de laisser entrer chez elle les fils belges, si elle s'était contentée de faire de belles théories, de proclamer de belles doctrines, qu'en serait-il résulté? Que jamais elle n'aurait introduit chez elle la fabrication du fil; elle serait demeurée tributaire de l'Angleterre et de la Belgique, elle ne serait pas parvenue à lutter avec certain avantage contre les autres pays.

C'est un exemple que je défie mes honorables contradicteurs de rétorquer.

M. de Brouwer de Hogendorp. - Nous acceptons le défi.

M. Delehaye. - J'engage l'honorable membre qui m'interrompt à répondre à cet exemple.

M. de Brouwer de Hogendorp. - J'y ai déjà répondu.

M. Delehaye. - Je le répète, sans la protection qu'elle a accordée à la fabrication du fil, la France aurait à craindre d'être tributaire de l'Angleterre et de la Belgique.

Dans une circonstance précédente, j'avais dit que je repousserais toute protection qui ne serait pas basée sur l'intérêt immédiat ou plus ou moins éloigné du consommateur.

L'exemple que je vous cite prouve que j'ai raison d'invoquer l'intérêt du consommateur. Lorsque la France ne fabriquait pas de fils chez elle, qu'arrivait-il?

Elle était obligée de passer par les conditions que lui faisaient des étrangers ayant le monopole; mais à mesure que la fabrication s'est acclimatée sur son territoire, à mesure que la production a pris de l'étendue, la France a pu lutter contre l'étranger; il en est résulté un abaissement de prix pour les consommateurs. C'est ainsi que toute protection doit avoir pour but immédiat ou éloigné l'intérêt du consommateur.

Messieurs, on a beaucoup cité l'exemple de l'Angleterre. Je vais le citer à mon tour, à mon point de vue ; et, pour me restreindre à la question qui nous occupe, je ne parlerai que de l'agriculture.

L'Angleterre a adopté depuis quelque temps un système plus large pour l'agriculture. Mais si nous examinons de plus près sa législation, est-il bien vrai que l'Angleterre a adopté un système complètement libéral pour les produits de l'agriculture? Les céréales, à la vérité, ne payent plus qu'un droit de 54 c. par 100 kilog.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - 40 centimes.

M. Delehaye. - Toujours est-il que ce droit, ne fût-il que de 40 centimes, ne répond pas au principe de la liberté commerciale que l'on invoquait tantôt.

Mais pour d'autres produits agricoles, et c'est sur ce point que j'attire l'attention de l'honorable ministre qui m'a interrompu, l'Angleterre adopte-t-elle le système du libre-échange ?

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Oui !

M. Delehaye. - Nous allons voir.

La chicorée... (Interruption.) Messieurs, en agriculture il n'est pas de produit qui n'ait son importance. Et quant à la chicorée qui vous fait sourire, savez-vous qu'on en emploie plusieurs millions de kilog. en Angleterre?

Eh bien la chicorée y est frappée d'un droit équivalant à trois fois la valeur.

- Un membre. - A cinq fois.

M. Delehaye. - J'admets que le droit n'équivale qu'à trois fois la valeur; c'est déjà assez beau.

Un autre produit qui est très important pour l'agriculture et qui ne soulèvera peut-être pas des marques d'ironie, c'est le beurre. Dans une circonstance récente on a beaucoup parlé du débouché qu'offrait l'Angleterre à nos produits agricoles. Eh bien, le beurre y est frappé d'un droit de 12 p. c. à la valeur.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Nous avons envoyé en Angleterre pour 1,200,000 fr. de produits agricoles en 1849.

M. Delehaye. - M. le ministre ne fait que confirmer les faits que j'avance, ce qu'il vient de dire confirme ma manière de voir.

Je sais bien que nous avons envoyé pour 1,200,000 francs de produits agricoles en Angleterre ; je voudrais que nous en envoyions davantage. Car je ne suis pas de l'opinion de ceux qui pensent que parce que le beurre est une denrée alimentaire, il faut en empêcher la sortie. Je pense au contraire qu'il est très avantageux pour la Belgique de pouvoir exporter ses produits quels qu'ils soient.

Messieurs, les deux exemples que je viens de citer vous prouvent que l'Angleterre, dont on invoque si souvent le témoignage, n'admet pas entièrement le système de la liberté commerciale. Il est vrai que, comme on vous l'a dit tantôt, le système anglais a fléchi pour les denrées alimentaires ; mais je vous le demande, faut-il que les denrées alimentaires soient à un prix raisonnable? Je sais que la question ne fait pas le moindre doute, que la réponse doit être affirmative.

Mais pour que les denrées alimentaires soient toujours à un prix raisonnable et à la portée de tout le monde, il faut que celui qui les produit ait la certitude d'obtenir un prix rémunérateur ; il faut qu'il soit persuadé que, dans aucune circonstance, il ne sera écrasé par le pays qui se trouvent dans une situation plus avantageuse. C'est ainsi que nos voisins du Midi, que la France admet un droit protecteur presque prohibitif pour les céréales. Quelle est la conséquence de ce système? Est-ce qu'en France l'ouvrier est plus accablé par le prix des céréales qu'en Belgique ? Les céréales s'y payent-elles plus cher que chez nous? Nullement.

En France, messieurs, malgré le droit protecteur, qui est presque prohibitif, les céréales se vendent à un prix moins élevé qu'en Belgique. Pourquoi? Précisément parce que le cultivateur français est persuadé que dans aucune circonstance, quelles que soient les éventualités, quelle que soit la récolte, il ne sera entièrement désarmé contre la concurrence étrangère.

Lorsque nous avons fait une enquête, messieurs, nous avons trouvé les chambres de commerce et les députations permanentes presque toutes favorables au système que je défends. Prétendra-t-on, par exemple, que la chambre de commerce de Gand, celle qui dans tout le pays est peut-être le plus à même de parler au nom des ouvriers, que la chambre de commerce de Gand n'est pas favorable à l'intérêt des ouvriers, que la chambre de commerce de Gand ait voulu imposer une charge aux ouvriers ?

Eh bien, messieurs, la chambre de commerce de Gand ne repousse pas la protection. Là aussi on a admis un droit, non pas exagéré, mais tel que le cultivateur soit excité à la culture de ce produit.

Permettez-moi, messieurs, de vous dire que le droit de 1 fr. ou 1 fr. 50 que l'on demande, n'est pas, à mes yeux, un droit protecteur. Le prix rémunérateur, dont je parlais tout à l'heure, varie tous les ans; le prix rémunérateur d'une année n'est plus celui de l'année suivante ; tout dépend de la récolte : si la récolte est abondante, le prix rémunérateur fléchira ; si la récolte n'est pas abondante, le prix rémunérateur s'élèvera. Que faut-il donc faire? Il faut faire en sorte que le cultivateur puisse toujours, sans danger, se livrer à la culture.

Je sais, messieurs, qu'on peut protéger plus efficacement l'agriculture que par des droits de douane, mais puisque nous en sommes aux droits de douane, qu'il me soit permis de signaler une anomalie. Personne n'ignore la grande importance du bétail pour l'agriculture. Or, comment se fait-il que le bétail maigre, dont nous avons tant besoin, paye des droits si élevés? Le bétail maigre est une matière première extrêmement utile, indispensable à l'agriculture.

Voilà, messieurs, une anomalie sur laquelle j'appelle l'attention des partisans de l'agriculture, et nous le sommes tous dans cette enceinte. Il est indispensable d'introduire, sous ce rapport, une modification dans la loi.

Il est un autre objet également fort important, je veux parler de la formation de nos prairies. Les prairies constituent une des parties les plus essentielles du sol agricole. Il faut de bonnes prairies pour pouvoir augmenter la valeur du bétail; comment les prairies sont-elles favorisées en Belgique? Une bonne prairie dans les Flandres paye 25 à 30 francs d'impôt foncier par hectare, et cet hectare rapporte 4,500 kilog. de foin ; eh bien, 4,500 kilog. de foin, venant de Hollande, ne payent à l'entrée en Belgique qu'un droit de 8 fr. Comment expliquer qu'en Belgique nous payions au trésor 25 à 30 francs les 4,500 kilog. de foin, tandis que la même quantité, importée de Hollande, ne paye plus que 8 fr. ! Voila des anomalies sur lesquelles j'appelle l'attention de tous ceux qui dans cette enceinte s'intéressent à l'agriculture. .

Et ne croyez pas, messieurs, que ce que je viens de dire des prairies n'ait pas une grande importance; il y a des provinces et notamment le Hainaut, où, partout où la chose peut se faire, on convertit les prairies en (page 542) terres labourables. (Interruption.) J’en appelle au témoignage de mes honorables collègues du Hainaut, et je leur demande si, dans leur province, une grande partie des prairies ne sont pas réduites en terres labourables. Adhésion.)

Et pourquoi? Précisément parce que les prairies ne sont l'objet d'aucune protection. Dans l'intérêt de l'agriculture, il faudrait, au contraire, accorder une protection à ceux qui voudraient réduire en prairies les terres labourables.

La chambre peut être convaincue que le plus grand intérêt que nous puissions avoir en ce moment, c'est d'écarter enfin les discussions irritantes qui se sont renouvelées jusqu'ici, chaque année, sur cette question. On nous a parlé dernièrement de la stabilité qu'il fallait attacher à nos lois organiques; eh bien, cette stabilité est surtout nécessaire pour les lois qui concernent une des branches les plus importantes de la richesse publique. Veut-on qu'on se livre avec quelque assurance à l'exploitation de l'une des parties quelconques de la richesse nationale, ne touchez pas à tout moment aux mesures législatives qui la concernent; faites comprendre aux intéressés que chaque année on ne mettra pas en question la protection accordée à leur industrie; qu'ils sachent que, quels que soient les événements, la loi ne cessera pas de la protéger.

C'est pour ce motif, messieurs, que j'aurais voulu imprimer un caractère de stabilité au projet de loi en discussion. Lorsque je me suis fait inscrire sur le projet, mon intention n'était pas autre que de formuler cette idée dans un amendement; l'honorable M. Bruneau a pris les devants; il a présenté un amendement dans ce sens ; je m'associe à lui pour demander la stabilité pour la loi concernant les céréales; je m'associe à lui pour demander que le caractère provisoire, imprimé jusqu'ici à cette législation, devienne définitif.

En adoptant cette mesure, vous rendrez, messieurs, un véritable service à l'agriculture ; vous assurerez au cultivateur des moyens d'existence, vous ferez plus : vous enlèverez à quelques opinions ce prétexte, constamment invoqué, de l'intérêt de l'ouvrier, comme si, dans cette question, l'ouvrier pouvait avoir un intérêt différent de celui du cultivateur.

L'honorable préopinant a dit que le propriétaire avait en quelque sorte un monopole. Je sais ce qui se passe dans ma province; je sais que si le propriétaire a la position la plus favorable, il n'est pas vrai qu'il ait un monopole, en ce sens qu'il peut imposer des conditions au fermier. Dans les Flandres, il n'est pas de propriétaire qui ne cherche avant tout à avoir un bon cultivateur.

Nous sommes persuadés que tel cultivateur qui nous payerait 100 p. c. de plus que tel autre cultivateur, nous ruinerait au bout d'un certain nombre d'années, (Interruption.)

Un honorable préopinant ne semble pas admettre que les propriétaires agissent ainsi dans les Flandres ; je lui affirme qu'il en est ainsi, et j'ai la conviction intime que les propriétaires dans le Brabant ne font pas autrement; ces propriétaires ne sont pas assez ignorants de leur intérêt pour préférer un fermier mal entendu, payant de hauts fermages, à un cultivateur qui payerait des fermages un peu moins élevés et qui connaîtrait parfaitement son art.

Messieurs, on nous, a soumis des chiffres qui m'ont singulièrement étonné. Je me restreins à ma province.

L’honorable membre vous a dit que dans la Flandre orientale la valeur des propriétés avait augmenté de 25 p. c. et que dans la Flandre occidentale cette augmentation n'était que de 10 p. c. Je m'adresse à mes honorables collègues de la Flandre occidentale et je leur demande s'il existe deux provinces dans le pays qui adoptent les modifications, les améliorations respectives que chacune d'elles introduit, aussi promptement que les deux Flandres. Si dans la Flandre orientale la valeur de la propriété avait augmenté de 25 p. c. tandis que dans la Flandre occidentale elle n'eût augmenté que de 10 p. c, les propriétaires de la Flandre orientale se fussent portés vers la Flandre occidentale et le niveau se fût bientôt établi.

Une chose bien curieuse, messieurs, c'est que quand la valeur des propriétés augmentait de 25 p. c. dans la Flandre orientale, et de 10 p. c. dans la Flandre occidentale, le revenu augmentait de 20 p. c. dans l'une et de 17 p. c. dans l'autre ; c'est-à-dire que dans la Flandre occidentale, tandis que la valeur de la propriété n'aurait augmenté que de 10 p. c, le revenu aurait augmenté de 17 p. c, et dans la Flandre orientale, la valeur de la propriété aurait augmenté de 25 p. c, tandis que le revenu aurait augmenté seulement de 20 p. c.

Quand, d'un côté, la valeur de la propriété augmente, le revenu augmente dans la même proportion; et les chiffres cités par l'honorable membre, quant au revenu, prouvent que ceux qu'il a donnés de l'augmentation de la valeur des propriétés ne sont pas exacts et que les deux Flandres se trouvent dans des circonstances normales; à tel point qu'il n'est pas rare de voir les propriétaires des deux Flandres ne faire aucune différence entre les propriétés des deux provinces.

Ainsi cette considération ne peut avoir aucune espèce d'influence.

On me dit que les chiffres cités sont des faits constants. Mais si ce sont des faits qui ne peuvent pas être exacts à mon point de vue, si, prenant les observations de mon honorable adversaire, et que les appliquant à ce qui se passe chez moi, je les trouve erronées, peut-on dire que je me trompe? Je ne sais à quelle source il a puisé ses calculs. Il me dit que c'est à une source certaine ; mais l'observation que je fais prouve le contraire; il est impossible que dans deux provinces, qui sont dans une situation analogue, des faits comme ceux que vous avez articulés aient pu se présenter. Cela peut avoir lieu exceptionnellement pendant un mois ou deux mois, non être permanent.

On a dit que l'accroissement des fermages était dû principalement au monopole qu'exerce le propriétaire, monopole à l'aide duquel le fermier doit passer forcément par les conditions qu'on lui impose.

Je ne puis admettre ce motif. Il importe trop au propriétaire d'avoir de bons cultivateurs; il serait peu utile de recevoir pendant quelques années un fermage élevé, si, au bout de ce temps, le cultivateur devenait insolvable, ou si la propriété avait perdu considérablement de sa valeur par le défaut d'intelligence ou de soins de la part du cultivateur.

Une cause, pour moi, de l'accroissement des fermages, c'est le système suivi par les hospices ou les bureaux de bienfaisance; de mettre les fermages en adjudication publique.

Ce système fait naître une certaine rivalité entre les fermiers, sinon une hostilité. L'envie les engage souvent à surenchérir, et parfois on voit des terres affermées à des prix excessifs.

Une autre cause, d'après moi, de cet accroissement, c'est le progrès même de l'agriculture.

En Belgique, messieurs, disons-le à l'honneur du pays, l'art agricole n'est pas resté stationnaire ; depuis vingt ans, de bonnes mesures ont été réalisées. Le gouvernement et les particuliers ont rivalisé d'ardeur, et grâce à la bonne entente, à l'intelligente impulsion, l'agriculture belge peut servir de modèle à bien d'autres pays.

En finissant, je ne dirai qu'un seul mot, c'est que ce n'est pas aux propriétaires qu'il faut s'en prendre de l'augmentation des fermages. Car pour un propriétaire qui entend bien ses intérêts, ce qu'il faut, c'est moins un fermier qui paye un fermage élevé, qu'un fermier qui soit à même d'améliorer sa propriété.

Je me rallie à l'amendement proposé par M. Bruneau, en ce qu'il tend à rendre la loi définitive.

M. Coomans. - Nous ne laisserons pas sans réponse les objections qui nous sont adressées. D'honorables collègues les réfuteront, ou, s'ils s'en abstenaient, je vous demanderai la permission de l'essayer moi-même vers la fin du débat.

Je crois convenable de vous exposer d'abord mes idées dans un ordre systématique et de les définir avec soin, parce qu'on les attaque ici et dans la presse avec une ardeur qui va parfois jusqu'à la passion, et parce qu'il nous importe beaucoup qu'on n'y donne pas une interprétation odieuse.

Avant d'aborder cette tâche, je désire cependant répondre à quelques honorables adversaires et démontrer tout de suite qu'ils se contredisent sur beaucoup de points, sur les points essentiels, de la manière la plus grave, j'allais dire la plus choquante. Quand j'aurai prouvé sommairement qu'ils ne s'entendent pas entre eux, qu'ils se réfutent les uns les autres, ce sera un préjugé en faveur de notre système et contre le leur.

D'abord, je vous le déclare, j'ai été singulièrement surpris d'entendre l'honorable M. Prévinaire avancer avec une rare assurance que le droit d'un franc demandé par la section centrale équivaudrait à un impôt de 8 à 9 millions sur le pain du peuple.

L'an dernier, l'honorable M. d'Elhoungne avait calculé que 2 francs équivaudraient à un impôt de 15 millions, moins quelque chose, sut le pain des Belges en général, et des malheureux Flamands en particulier.

L'honorable M. Prévinaire renchérit sur l'honorable M. d'Elhoungne; il trouve 18 millions, il dit que j'exige 18 millions d'impôt sur le pain. Evidemment, si un franc donne un impôt de 9 millions, deux francs en donneraient un de 18 millions.

Jusque-là, M. Prévinaire compte très juste. Mais son arithmétique ne va pas plus loin. Dieu me garde de calculer jamais aussi cruellement à son égard!

Je me trouve donc accusé de vouloir prélever un impôt de 18 millions sur le pain ! La même accusation pèse sur la tête de mes amis. Nous avons le droit de la repousser avec indignation.

Messieurs, la tendance, je ne dirai pas de mes honorables adversaires, mais de leur argumentation, est de nous présenter comme peu dévoués aux intérêts populaires, comme méconnaissant ces intérêts sacrés, par un coupable et fol égoïsme. On évoque des arguments qui nous froissent, qui doivent nous froisser.

Je pourrais demander à nos honorables adversaires pourquoi, étant si opposés à ce qu'ils appellent un impôt sur le pain, ils consentent à maintenir d'autres impôts qui blessent tout autant et même plus encore les intérêts populaires? Pourquoi ils conservent l'impôt du sel et l'impôt du sang? Voilà des impôts assurément impopulaires, et dont les classes laborieuses payent la plus grosse part. Quand vous vous placerez au point de vue démocratique pour combattre les charges iniques, vous me trouverez à côté de vous, et ma voix ne retentira pas moins haut que la vôtre.

Pour le moment, je ne m'élève pas contre l'impôt du sel, indispensable au trésor.

Quant à l'autre, vous savez ce que j'en pense. Aidez-moi à l'abolir, je suis prêt.

Mais vous, vous devriez être les premiers à demander l'abolition de l'impôt sur le sel, lorsque vous venez ici proclamer vos sentiments démocratiques, lorsque vous ne voulez pas prélever un impôt, je ne dirai pas sur le pain belge, mais sur le pain étranger.

Voyez l'étrange contradiction qui éclate entre l'honorable M. Prévinaire (page 543) et l'honorable M. Bruneau, l'immense distance qui les sépare, au moment même où ils croient se donner la main.

La loi que demande la section centrale, ainsi que celle que j'ai l'honneur de vous proposer, est une loi impuissante, dit l'honorable M. Bruneau. C'est une loi qui affame, dit l'honorable M. Prévinaire. C'est un fantôme, dit l'honorable M. Bruneau. C'est une monstruosité, dit l'honorable M. Prévinaire. J'ai pris note des mots.

L'honorable M. Bruneau semble attacher très peu d'importance aux mesures protectrices.

M. Bruneau. - Très peu.

M. Coomans. - Très peu! je vous avais bien compris.

Pour démontrer l'espèce de fatalité qui régirait la production agricole, l'honorable M. Bruneau a parlé d'une rotation inévitable : il a tracé à nos yeux des cercles de dix années, d'après lesquels le prix des céréales monterait et descendrait régulièrement, en dehors de toute influence humaine. Selon l'honorable député d'Alost, nous sommes aujourd'hui au centre d'un cercle de dix ans qui doit se dénouer, en 1854, par une baisse sensible, par des prix encore moins rémunérateurs que ceux d'à présent.

11 est à craindre que nos campagnards ne trouvent le cercle vicieux. Ne vous étonnez pas qu'ils cherchent à en sortir.

Dans son argumentation un peu géométrique, ou du moins sphérique, l'honorable M. Bruneau, ne faisant qu'un saut, non progressif, mais rétrograde, a reculé de 36 siècles, et s'est appuyé savamment sur l'histoire des anciens Egyptiens. Il a retrouvé ses cercles dans les rêves d'un Pharaon, expliqués par Joseph, dans les sept vaches grasses et les sept vaches maigres, dans les sept épis pleins et les sept épis vides, que nous avons tous goûtés avec délice dans notre enfance.

La comparaison est agricole et de circonstance. Je me réserve de la méditer dans mes moments de loisirs. Mais puisque l'honorable M. Bruneau nous ramène sur les bords du Nil, dix-sept siècles avant notre ère, je profiterai de la citation pour vous faire remarquer, messieurs, qu'à cette époque reculée, sous le régime le plus rétrograde, l'exportation des blés était permise, même au temps de disette.

L'histoire des fils de Jacob, allant s'approvisionner en Egypte, le démontre assez. Or, le gouvernement belge de 1830 réclame de vous, par continuation, la faculté d'interdire l'exportation des céréales, si les prix se relèvent.

L'honorable M. Bruneau voudra bien reconnaître, j'espère, que MM. les ministres de l'intérieur et des finances se montrent en cela moins libéraux que les Pharaons d'Egypte, qui ne passent pas cependant pour avoir été des princes éminemment progressifs.

L'honorable M. Bruneau demande donc avec raison que la libre sortie soit maintenue. Le gouvernement, qui se ralliera probablement à la proposition de l'honorable membre, renoncera sans doute à la restriction demandée, ne fût-ce que pour ne pas être comparé avec désavantage aux Egyptiens voisins du déluge.

Messieurs, excusez cette digression. Je ne me la serais pas permise, si l'honorable M. Bruneau ne l'avait, pour ainsi dire, provoquée.

Je ne m'avancerai pas plus loin dans l'histoire. Je ne suivrai pas même l'honorable comte de Liedekerke dans sa course si brillamment accomplie à travers l'histoire de l'Angleterre du XVIIIème siècle. Je ne parlerai que des temps présents et je me restreindrai autant que possible.

J'aime à le proclamer, je crois à la parfaite sincérité de tous mes honorables adversaires dans cette enceinte ; notre but est le même, je pense. Nous ne différons que sur l'emploi des moyens, et c'est pour cela que je les supplie de ne pas nous attribuer à nous des intentions que nous ne pourrions avouer hautement.

Un des résultats que poursuivent mes honorables adversaires, en avilissant le prix des céréales, est d'améliorer la condition du fermier, des ouvriers aussi et des consommateurs en général. Mais on s'est beaucoup intéressé ces jours-ci aux fermiers qu'on dépeint comme étant rançonnés par les bailleurs de la terre. Messieurs, figurez-vous un prix aussi bas que vous voulez qu'il descende. Aurez-vous amélioré la condition du fermier en diminuant ses bénéfices? Les prétentions des propriétaires seront-elles moins élevées? Non.

Le propriétaire, c'est dans la nature des choses, tachera d'obtenir de son fonds tous les avantages qu'il pourra en recueillir. Par suite de la concurrence que se font les cultivateurs, on leur laissera toujours le moins de profits possible, que le blé soit cher ou non. (Interruption.) Messieurs, que personne ne songe à tirer parti de cet aveu, qui est tout naturel, et qui s'applique à tous les propriétaires quelconques, car je ne crois pas qu'il y ait quelqu'un au monde, un financier, un manufacturier, un usurier qui ne retire de ses écus, de ses fabricats, de ses fontes, de ses houilles, tout ce qu'il peut en retirer; il est certain que chacun s’efforce de faire valoir son bien, et il est à l'abri de tout reproche s'il agit équitablement.

Naturellement si le prix des denrées baisse, le bailleur sera bien forcé de baisser les fermages; il cessera peut-être même de les percevoir. Mais le fermier n'aura pas un sou de plus dans sa poche. Sous ce rapport, que le blé soit cher ou qu'il soit à bon marché, la terre produira toujours à son propriétaire ce qu'elle peut donner. Mais la part du fermier sera d'autant plus forte que les prix seront plus élevés. Voilà pourquoi il est intéressé à ce qu'ils ne tombent pas au-dessous du prix de la main-d'œuvre.

Je ne voudrais pas flatter les grands seigneurs, comme on dit, quoique je sois certain que mon exemple ne serait guère contagieux, aujourd'hui qu'il n'est plus permis de flatter que le peuple en masse, mais je dois dire que ce ne sont pas les grands propriétaires qui rançonnent le plus les fermiers. Ceux qui rançonnent le plus les fermiers, ce sont les petits propriétaires.

Le petit propriétaire a pour cela deux motifs : d'abord l'intérêt personnel : il désire recueillir le plus des produits possible de sa propriété; et ensuite la nécessité souvent. Les grands propriétaires en général (je désapprouve les exceptions), les grands propriétaires (je pourrais vous citer près de nous des exemples que vous respecteriez), ne reçoivent depuis un demi-siècle que 2 p. c. de leurs biens , ce qui n'est pas un revenu exagéré.

La propriété territoriale, a dit tantôt l'honorable M. Cans, constitue un monopole. Messieurs, ou ce mot n'a pas de sens, ou il en a un que je dois vous signaler comme mauvais; ou ce mot n'a pas de sens, ou il y a au fond de ce mot quelque chose que vous devez repousser, que l'honorable M. Cans repousse et craint, j'en suis sûr. Il y a une attaque à la propriété même.

M. Cans. - Je demande la parole pour un fait personnel.

M. Coomans. - La propriété du sol n'est pas plus un monopole que la propriété des maisons, des billets de banque, des écus et des fabriques. Car la propriété du sol est continuellement échangeable en écus. Ne distinguez donc pas. A quoi bon dire que la propriété territoriale est un monopole, si toute espèce de propriété en est un? Je le répète donc, ou votre mot n'a pas de sens, ou il en a un que je réprouve.

M. Cans. - N'incriminez pas mes intentions.

M. Coomans. - Je les respecte, je vous l'ai déjà dit.

M. Cans. - Je n'ai pas attaqué la propriété.

M. Coomans. - Je ne vous accuse pas de l'attaquer, et puisque vous le désirez, je déclare volontiers que vos intentions sont aussi bonnes que votre formule me paraît mauvaise. C'est faire un grand éloge de votre loyauté.

Messieurs, j'ai signalé l'an dernier cette singularité que, tout en appliquant le libre-échange à l'agriculture, on maintient la protection en faveur des autres industries. On m'a répondu et l'on me répond sans cesse : Mais nous admettrons volontiers, dès que vous le voudrez, le libre-échange pour tous les produits. Nous souhaitons le triomphe de ce système. J'entends faire des vœux dans ce sens et des vœux très éloquents, que je veux croire très sincères, en faveur de l'inauguration du libre-échange industriel et commercial. Mais je vois qu'on se borne à faire des vœux.

L'honorable M. Prévinaire se borne à faire des vœux avec l'honorable M. Cans et beaucoup d'autres membres. Eh bien, je dois le dire, si vous considérez la protection contre laquelle vous déclamez ici, comme un mal, comme un mal réel (et vous avez essayé de le démontrer), votre devoir n'est pas de faire des vœux, il est de déposer ici des propositions formelles. Qu'un simple électeur, qu'un journal, que des associations privées fassent de vœux, je le concois; ils ne peuvent pas faire autre chose, ce dont ils sont souvent fâchés.

Mais un représentant de la nation n'a pas seulement le droit d'exprimer des vœux, il a le droit d'agir. Le droit d'agir, je me trompe: son devoir est d'agir. Je vous déclare, pour mon compte, messieurs, quel que soit l'accueil réservé à mes propositions, dès que ma conscience m'en dictera une, rien au monde ne m'empêchera de l'apporter à la tribune. Eh bien! si j'avais vos convictions, je proposerais immédiatement, non pas l'impossible, je ne vous demande pas de vous exécuter tout de suite, non pas l'abolition complète des douanes, mais des dispositions qui tendraient à ce but. Je commencerais par quelque chose ; mais vous n'avez encore rien fait. Depuis deux ans, pas un seul article de notre tarif des douanes n'a été abaissé. Vous vous bornez à faire des vœux! Quand on a la majorité, on laisse les souhaits aux autres, à la minorité, et l'on marche en avant dans la voie que l'on croit bonne.

Messieurs, la question des denrées alimentaires est complexe. Elle intéresse étroitement le travail national, tant manufacturier que champêtre, l'alimentation publique, le trésor et le progrès agricole. Mon but est de l'examiner sous ces divers aspects. J'espère vous démontrer que le projet ministériel ne satisfait point aux besoins généraux du pays, et qu'il est le résultat des préjugés et de la confusion que l'on est parvenu à répandre sur ces graves matières. Vous verrez, messieurs, que je ne mérite point le reproche qui m'a été adressé, de défendre l'agriculture seulement ; qu'au contraire je m'efforce de concilier tous les intérêts, et que, dans le système que je soutiens, aucune des sources de la prospérité nationale n'est sacrifiée. Bien que je reconnaisse volontiers la loyauté des intentions de mes honorables adversaires, je serai forcément conduit à prouver qu'ils se trompent en principe comme en fait, et que l'économie politique qu'ils professent est marquée au coin de l'inconséquence, de l'arbitraire et de l'imprudence.

Messieurs, dans l'état de rivalité, de concurrence jalouse, pour ne pas dire d'hostilité, où se trouvent les nations productrices, les plus riches sont celles qui travaillent le plus et qui, tout en consommant beaucoup, augmentent le plus, chaque année, le capital de leurs épargnes. Cet axiome est méconnu en pratique par les hommes que les abstractions de la science éblouissent, et qui, confondant le bon marché relatif avec le profit net, n'hésitent pas à sacrifier la main-d'œuvre indigène à la main-d'œuvre exotique chaque fois que celle-ci est tarifée moins haut sur le vaste marché du monde. Ils ne prennent pas garde qu'une nation doit employer tous ses ouvriers avant d'occuper ceux de ses rivales, sous (page 544) peine de perdre une valeur égale à celle dont l'importation étrangère empêche la création dans son sein.

Le libre-échange ou le bon marché (expressions synonymes, je l'avoue) est profitable alors seulement que les ouvriers indigènes trouvent une compensation dans l'exercice d'une industrie autre que celle dont ils sont dépossédés par la concurrence étrangère.

Si cette compensation fait défaut, si la concurrence provoque le chômage, le commerce international n'est plus ce qu'il devrait toujours être, un échange de travail continu, il devient un trafic ruineux, un troc de main-d'œuvre contre du capital. Les peuples, comme les particuliers s'appauvrissent quand ils vivent de leur capital au lieu de leur revenu. Or, un peuple n'a d'autre revenu que son travail. Ce que lui coûte l'entretien de ses pauvres rogne d'autant son capital, qui est l'héritage des aïeux et le bien des générations futures. Son premier intérêt n'est donc pas d'acheter au meilleur marché possible, sans distinction de la provenance des marchandises, mais, de produire lui-même le plus possible, afin de combler sans cesse la lacune que sa consommation forme constamment dans sa fortune. Que lui sert-il, en effet, de se procurer au-dehors pour cinq francs ce qu'il ne peut fabriquer chez lui que pour six francs, si ce bénéfice d'un franc qu'il réalise le prive du bénéfice des 3 à 4 fr. de main-d'œuvre à laquelle il renonce!

Quatre cent mille Belges valides végètent aujourd'hui dans la fainéantise. Leur désœuvrement forcé cause au pays une perte annuelle de 125 millions de francs, en n'évaluant qu'à un franc la journée de travail. A cette somme il faut ajouter, pour calculer la perte totale, les millions que la mendicité prélève sur le budget et sur les bourses privées. N'est-il pas probable que la cause principale du malheur de tant de braves gens gît dans la rupture de l'équilibre entre la production nationale et la consommation des produits étrangers?

Certes, le commerce est civilisateur par excellence. L'histoire et la raison démontrent assez qu'il est pour les peuples une condition essentielle de bien-être; qu'aucun ne saurait prospérer sans lui, et qu'il est, pour ainsi dire, le thermomètre de leur fortune. Nul d'entre vous ne me fera l'injure de répéter le reproche qui m'a été fait ailleurs, de vouloir supprimer le commerce, en entourant notre patrie d'une sorte de muraille chinoise.

Mais je dis, avec une conviction profonde, qu'une nation s'appauvrit quand elle achalande la main-d'œuvre d'une rivale au détriment de la sienne propre, quand elle achète ce qu'elle peut fabriquer elle-même, quand elle laisse ses terres en friche pour se procurer du blé exotique, quand elle livre des milliers de citoyens à la misère pour occuper autant de bras à l'étranger. Elle doit produire elle-même tout ce qu'elle peut naturellement produire ; elle doit le faire aussi longtemps qu'il y a chez elle des landes incultes et des ouvriers désœuvrés, qui sont, en quelque sorte, des landes aussi, mais des landes souffrantes, formées de la même poussière que nous, qui n'ont pas mérité de souffrir et dont les douleurs protestent contre une science fausse et orgueilleuse.

N'est-il pas étrange que ce XIXème siècle, qui se vante d'être le modèle des siècles, qui a bruyamment secoué le joug de toute autorité religieuse et politique, qui se proclame émancipé et raisonnable, qui est si sceptique à l'égard de Dieu, des princes et des lois, n'est-il pas étrange que ce siècle se montre crédule comme un enfant, superstitieux comme un vieillard décrépit à l'endroit de toutes les prétendues révélations de la science sociale?

Il prête volontiers l'oreille aux charlatans phrasiers, il fait des révolutions pour leur complaire, il affronte l'inconnu, c'est-à-dire le plus terrible des dangers, pour réaliser leurs utopies ; il écoute avec faveur ces impitoyables économistes, ces mathématiciens politiques qui, infatués de leurs formules, verraient périr le monde et périraient eux-mêmes plutôt que d'avouer que leurs abstractions ne sont pas applicables. Il court après le bonheur et n'atteint que la misère. D'où vient que le spectacle de tant d'infortunes, ne lui inspire pas la pensée qu'il fait peut-être fausse route?

En disant que nous devrions employer nos travailleurs indigènes avant de rétribuer ceux de nos rivaux, je n'entends pas conclure au profit de l'agriculture seulement. La règle est générale, les applications doivent l'être. Il faut que tous nos efforts tendent à développer le travail national, industriel, commercial, agricole. Une aggravation de droits de douane ne nous mènerait pas au but, je l'avoue, à cause des représailles que nous aurions à redouter, et qui réduiraient encore nos exportations déjà trop restreintes. Mais, d'une part, le moment n'est certes pas venu de diminuer les droits de douane ; d'autre part, il ne convient pas que le gouvernement et les chambres accréditent ces erreurs graves, que l'inauguration du libre-échange est prochaine, qu'une grande consommation de produits exotiques est un bienfait et qu'il est bon d'acheter à l'étranger tout ce que nous ne saurions fabriquer au même taux.

Allez au fond des choses, messieurs, vous vous convaincrez qu'il n'y a qu'un remède efficace au paupérisme, c'est la préférence accordée aux produits nationaux chaque fois que la différence du prix et de la qualité n'est pas trop désavantageuse. Le frein de la douane n'a pas d'autre but. Les coalitions patriotiques formées dans le même but, mais qui sont presque une utopie en Belgique, ne feraient que fortifier l'action de la douane. Le véritable progrès consiste à augmenter le travail national dans la mesure de la consommation, non à rétribuer aveuglément le travail exotique par une importation anormale.

D'autres idées prévalent malheureusement; les esprits sont prévenus contre les vieilles vérités, contre celles du moins qui ne sont pas assez oubliées pour paraître nouvelles.

Il est vrai que les Anglais se sont élevés à un haut degré de puissance eu excluant de chez eux, autant que possible, pendant trois siècles, la charrue étrangère, le rouet étranger, le marteau étranger, le navire étranger, et en assurant, en dehors des lois, par des ligues privées, de l'occupation aux industries en souffrance; il est vrai encore qu'une des nations les plus glorieuses de l'univers, la Hollande du XVIIème siècle, a fait merveilleusement fortune en substituant sa marine à la marine espagnole, et en doublant volontairement le prix de tout ce qu'elle consommait ; il est vrai, enfin, qu'en Belgique comme partout ailleurs, toutes les industries sont nées et ont grandi dans le berceau du monopole. Mais ces exemples rétrogrades ne sont plus de saison, et loin de recevoir des leçons de nos maîtres, nous avons la prétention de leur en donner; car nous faisons de la politique nouvelle !

Toute importation, ai-je dit, qui se substitue à un produit indigène, occasionne au peuple, qui la reçoit, une perte égale à la somme de main-d'œuvre qu'elle représente.

Eh, messieurs, ne vous récriez pas contre cette formule; elle est sanctionnée par vos lois, par votre politique, par vos discours, par vos actes; vous non plus vous ne croyez pas que le bon marché soit généralement avantageux, car vous avez soin de maintenir et, les droits de douane, et les subsides, et les primes d'exportation. D'après le système du free trade, que beaucoup d'entre vous préconisent dans cette enceinte, vous errez en cela et vous êtes condamnables, puisqu'il n'y a pas un seul de nos produits qui ne baissât immédiatement de prix si la douane était abolie, si nos voisins d'Angleterre, d'Allemagne, et de France pouvaient venir vendre librement chez nous des fabricats similaires. Le bon marché n'est-donc pas votre but unique; vous pensez, avec moi, que la cherté relative est un bien et que le maintien du travail national est plus important que le bénéfice apparent procuré par la concurrence exotique. Vous devez le croire pour conserver une institution aussi vexatoire que la douane, pour prélever sur la bourse des contribuables de gros subsides industriels et commerciaux, et pour distribuer des primes d'exportation qui sont, après tout, un cadeau fait à l'acheteur étranger.

Pour prévenir une réfutation inutile, je déclare que j'admets le free trade, la libre concurrence et le bon marché absolu, et même que je les regarde comme des bienfaits dans la supposition que nos travailleurs, dépossédés par d'habiles rivaux, puissent exploiter utilement des industries équivalentes. Certes, nous accepterions volontiers les tissus des, Anglais, par exemple, si nos compatriotes qui en fabriquent se trouvaient à même d'en confectionner d'autres avec le même avantage, et nous n’hésiterions pas à nous pourvoir de blés russes, si nos paysans pouvaient récolter abondamment d'autres fruits. Loin d'être pernicieuse, une pareille combinaison serait éminemment favorable, car elle constituerait un véritable progrès.

Je n'ignore pas qu'au fond mes honorables adversaires souhaitent précisément cela. Ils ont raison en théorie, mais tort en fait. Un mathématicien aura beau me prouver que la ligne droite est la plus courte, et que je dois la suivre pour me rendre d'un lieu dans un autre; je ne me croirai pas obligé d'aller heurter les angles des salons et des rues par respect pour la géométrie. La vie pratique est pleine de lignes courbes. Le sage les suit et laisse les théoriciens faire la culbute.

Pourquoi la Belgique renferme-t-elle un million de pauvres? Evidemment parce que le travail manque à ses enfants, parce qu'elle ne peut en fournir à tous. Eh bien ! que lui conseillent les libre-échangistes ? Ils lui conseillent de donner à l'étranger l'occupation lucrative qui fait défaut à elle-même, c'est-à-dire qu'ils achèveraient sa ruine sous prétexte de la faire vivre à bon marché !

Messieurs, je vous supplie d'excuser ces redites fastidieuses. Je sais que mes idées ne rencontrent pas dans cette enceinte un accueil sympathique.

- Plusieurs membres. - Si ! si ! parlez ! parlez !

M. Coomans. - Je le craignais, messieurs; mais c'est précisément pour ce motif que je les expose minutieusement, au risque de vous fatiguer. Je serais certes moins long si j'exprimais les vôtres. La défense est naturellement loquace. D'ailleurs vous serez indulgents, parce que vous êtes les plus forts dans tous les sens du mot.

Je me répète donc, théoriquement, le libre échange est inattaquable. Il n'y aurait qu'une voix pour l'admettre, si les nations étaient solidaires, si leurs intérêts étaient tellement confondus que les bénéfices de l'une fussent partagés par l'autre et que toutes s'entraidassent chrétiennement en temps de crise et de disette. Mais je n'hésite pas à faire le même éloge de la théorie du communisme fraternel. Il serait véritablement à désirer que la paix, l'égalité et la vertu régnassent dans le monde, et que nul ne dût envier le pain de son semblable. Mais ces beaux systèmes ont un défaut sans remède, c'est de n'être que des songes vertueux, vertueux quand ce sont d'honnêtes gens qui rêvent. Le libre échange n'est que du communisme international. J'ignore si nos enfants le verront se réaliser; mais il est bien certain que le spectacle de cette pastorale politique, renouvelée des temps saturniens, n'est réservé à aucun de nous.

Et, messieurs, quand je dis que la recherche systématique du bon marché est une erreur pleine de mécomptes, et que le premier intérêt d'un peuple est d'acheter cher ses propres produits plutôt que de se procurer à plus bas prix ceux de ses voisins, gardez-vous de rire, car c'est votre politique à vous que je préconise.

En effet, vous êtes tellement de mon avis que vous vous opposez sévèrement à l'invasion de toutes les marchandises exotiques dont la consommation intérieure occasionnerait le chômage.

Vous ne voulez ni des sucres hollandais, ni des houilles et des fers (page 545) anglais, ni de la plupart des tissus français et allemands, ni d'une foule d'autres produits que nous ne saurions fournir a aussi bon marché que le font nos rivaux.

Chaque article de nos tarifs est une protestation violente contre une doctrine qu'on nous vante sans cesse, mais qu'on accable de démentis. On encense et l'on renie à la fois l'idole du free trade. On l'adore par pudeur, on la foule aux pieds par intérêt. Eh, ce culte aussi a ses tartufes, comme tous les cultes.

Que diriez-vous, messieurs, d'un homme qui se proclamerait libéral en principe, mais qui, en fait, repousserait l'application des doctrines libérales? d'un homme qui vous tiendrait à peu près ce langage : Je suis libéral, mais je ne veux pas de la liberté de la presse, ni de la liberté d'association, ni de la liberté des cultes ; je suis libéral, mais pour le moment je maintiens la censure en toutes choses. Evidemment, messieurs, vous accuseriez cet homme d'hypocrisie, et non sans raison.

Beaucoup de libre-échangistes mériteraient le même reproche. Ils sont pour le libre échange en principe, mais en fait ils s'accommodent fort bien des profits que leur procurent la prohibition et la prime. Seulement, pour rendre impunément hommage à leur théorie, ils nous imposent à nous le libre échange, et gardent la protection pour eux. Ils se donnent ainsi un air de libéralisme à nos dépens. A les en croire, ils raffolent du libre échange, mais ils n'en goûtent pas, et ils nous mettent au maigre régime du free trade, nous qui ne l'aimons guère. Ceci me rappelle certain instituteur qui louait beaucoup les qualités digestives du navet dont son jardin était plein, et qui en bourrait l'estomac de ses pensionnaires, tout en se gardant d'en manger lui-même. Il préférait le chou-fleur. De même, on nous laisse le navet du libre échange, et nous cultivons pour d'autres le chou-fleur de la prime.

Je sais ce que vous allez me dire. Vous me direz que le libre échange est votre Credo économique, le but de vos vœux et de vos efforts, mais qu'il ne faut rien brusquer, qu'il faut marcher lentement, prudemment, vers la suppression des douanes, afin de préparer peu à peu nos industries à cette grande épreuve. Il faut marcher lentement! A merveille, mais vous ne marchez pas du tout. Avez-vous fait un pas depuis que vous êtes les maîtres ? Non, au contraire, vous avez reculé, car vous avez ajouté primes sur primes au bénéfice que l'industrie manufacturière et le commerce retirent de nos tarifs. Tous vos actes sont en opposition avec vos paroles.

Vous invoquez souvent l'exemple de la Grande-Bretagne qui, enrichie et fortifiée par une protection séculaire, a fait dans le sens du free trade toutes les concessions que la prudence autorisait, qu'une habile politique conseillait. Mais cet exemple n'est pour vous qu'un texte à phrases sonores; vous vous gardez de le suivre ; vous le répudiez.

En effet, vous avez maintenu notre tarif intact sur tous les points ; toutes nos lois protectrices, vous les avez conservées, après les avoir énervées et discréditées, en laissant croire aux manufacturiers, aux commerçants et aux armateurs que vous en désiriez la suppression. Avez-vous répondu aux avances que l'Angleterre vous a faites il y a quelques mois? Vous êtes-vous empresses de prendre la main qu'elle vous tendait, et de profiter à temps des articles 10 et 11 de la grande loi de réforme votée naguère? Non, vous êtes restés immobiles ; vous avez refusé toute réduction des droits de douane, vous n'avez pas même voulu, sur ma demande, admettre en franchise les sels de soude, dont la production est insuffisante chez nous, et dont vingt industries ne peuvent se passer. Tant votre pratique dément votre théorie.

Le maintien du travail national est la loi suprême. Vous le voyez si bien que vous avez navigué à pleines voiles vers les antipodes de la doctrine libérale. Vous avez distribué, prodigué les primes d'exportation, système détestable, même dans l'état actuel des choses, puisque la prime d'exportation est un don gratuit fait à l'étranger. Ne me dites pas que je me trompe, car je pourrais vous montrer des circulaires et des factures prouvant que nos expéditeurs ont diminué de 6 à 7 p. c. le prix de leurs marchandises à l'extérieur, du jour où la prime de 10 p. c. leur a été accordée.

Ne m'objectez pas non plus que j'ai proposé des primes d'exportation dans une brochure écrite avec la collaboration d'un estimable négociant d'Anvers, brochure que quelques-uns d'entre vous m'ont peut-être fait l'honneur de parcourir.

- Un membre. - Oui, la prime y est conseillée.

M. Coomans. - Vous avez raison. Mais il y a prime et prime. Celle que je demandais n'aurait été exceptionnellement et transitoirement accordée qu'à certains fabricats confectionnés d'après certains types, choisis à l'étranger, parmi les objets les plus recherchés aux colonies. Cette prime eût produit de bons effets, et je suis encore disposé à l'admettre. Mais les vôtres, je les blâme, je les repousse, car ce sont d'aveugles sacrifices au moyen desquels on se borne à vider les fonds de magasin.

J'ai donc pour moi, dans cette grave question, et la logique, et la nécessité, et vos actes. Je vous défie de me réfuter, car c'est sur vous-mêmes que vos coups porteraient.

Si donc il importe à la patrie (c'est vous qui en convenez) de fabriquer du sucre colonial et des cotonnades (objets dont elle pourrait à la rigueur se passer, puisqu'elle possède des produits équivalents), pourquoi ne protégeriez-vous pas de même l'industrie agricole qui nous est naturelle et indispensable? Pourquoi ne laisseriez-vous pas aux Belges le soin de produire eux-mêmes leur pain (soin dont ils se sont acquittés avec honneur pendant dix-neuf siècles], alors que vous les engagez à fabriquer chèrement des denrées et des tissus que d'autres fabriquent mieux qu'eux?

Vous favorisez l'industrie gantoise, par exemple, par égard pour les milliers d'ouvriers qu'elle emploie et que sa ruine ruinerait. Je ne vous blâme point, mais l'industrie agricole n'a-t-elle pas ses pauvres aussi, et en bien plus grand nombre? Ces malheureux souffrent-ils moins dans leurs chaumières et sur les grandes routes que les travailleurs épars dans les carrefours dos villes? Les uns et les autres ne sont-ils pas nos compatriotes? Ne craignez-vous pas qu'on vous accuse d'avoir deux poids et deux mesures, ou de profiter du caractère pacifique et résigné des campagnards, pour les laisser dans l'oubli? Ils ne font jamais d'émeute, ils ne se mettent jamais en grève, ils nous donnent le pain blanc et mangent le noir, ils payent exactement leurs contributions, quand ils peuvent, ils acquittent l'inique impôt du sang, ils remplissent les cadres de vos bataillons, leurs murmures les plus légitimes sont des plaintes et non des menaces; sont-ce là, messieurs, je vous le demande, des raisons de les mettre hors du droit commun, qui est, chez nous, la protection douanière?

Voilà quelques-unes des observations que j'avais à vous présenter, messieurs, au point de vue du travail national et de la prospérité publique. En m'élevant à cette hauteur, je laisse à mes pieds le reproche qui m'a été lancé de méconnaître les intérêts du peuple. On a dit, on a imprimé vingt fois que je voulais imposer la bouche du pauvre au profit du ventre du riche. Je ne répondrai pas à cette accusation, bien que j'y aie été fort sensible. Je me bornerai à déclarer que, depuis seize ans que je soutiens la même thèse, je n'ai ni écrit ni prononcé un mot qui ne me fût inspiré par le désir ardent de favoriser la cause du plus grand nombre, qui est malheureusement celle des infortunés.

Laissons de côté les arguments de ce genre, qui froissent le cœur sans émouvoir l'esprit. Nous sommes tous désireux de soulager les souffrances de nos compatriotes.

Les honorables membres que je combats ici veulent servir les classés laborieuses, nous en sommes très convaincus; mais cette pensée n'est pas plus dominante chez eux qu'en nous, et ils feront bien, ainsi que les partisans de leur système, de ne pas se mettre en frais de rhétorique populaire, de ne pas viser à un monopole de philanthropie qui aurait le double tort d'être une injustice à notre égard et un encouragement à des préjugés économiques déjà trop répandus dans la foule. Des déclamations de ce genre, que nous n'entendrons pas, j'en suis sûr, tendraient à accréditer encore davantage cette funeste erreur, que les intérêts des villes sont distincts de ceux des campagnes et que les uns peuvent prospérer sans les autres.

Non, ce n'est pas pour les riches que je plaide, c'est pour tout le monde, c'est avant tout pour les travailleurs.

En vain m'objectera-t-on que la prospérité des campagnards provoquerait la hausse des baux au profit des grands propriétaires. Je rappellerai que ceux-ci ne possèdent pas la dixième partie du sol belge, que le reste appartient aux classes moyennes et inférieures; que, par conséquent, la plus forte partie du bénéfice éventuel se répartirait entre les petits rentiers, les cultivateurs propriétaires et les ouvriers, c'est-à-dire entre les mains de l'immense majorité de nos compatriotes.

J'ajouterai que si l'élévation, des baux n'est pas un bien par elle-même, elle est du moins le symptôme de la prospérité de l'agriculture. En effet, les baux sont élevés quand la terre est chère, et celle-ci est chère quand les acheteurs sont nombreux. Les véritables auteurs de l'augmentation des baux sont la révolution française de 1789, la bourgeoisie et les paysans. La révolution a morcelé le sol, la bourgeoisie se l'est partagé et les paysans sont venus faire concurrence à toutes les catégories de propriétaires. Des milliers d'industriels urbains et de fermiers sont devenus propriétaires à leur tour. A force de suer, ils ont acquis un patrimoine. Ce mouvement continue. L'ambition du cultivateur est de pouvoir dire un jour : Ce champ et cette chaumière sont à moi.

C'est dans ce but louable qu'il économise. Ne lui enlevez pas sa plus chère espérance ; ne l'empêchez pas de venir lutter dans les ventes publiques avec les capitalistes. Reconnaissez que la cherté de la terre provient de ce qu'elle est tant recherchée , et ne vous en affligez pas, n'enviez pas le sort de l'Espagne où le sol est à vil prix, comme dans tous les pays pauvres et déshonorés. Je répète ce que j'avais l'honneur de vous dire l'an dernier, que loin de désirer l'avilissement du sol de mon pays, je suis fier de le voir coté si haut dans l'Europe civilisée.

En réalité, les propriétaires ne reçoivent que 2 à 3 p. c, intérêt fort modeste dont les financiers, qui leur donnent volontiers des leçons de modération, ne se contentent pas.

On a parlé de faire intervenir la législature dans la fixation des baux, pour en régler le taux et le terme. Pareille intervention serait une criante injustice, si elle n'était, avant tout, une impossibilité et une absurdité. La terre n'est-elle donc pas une marchandise aussi, et se conformerait-on, par hasard, à la science économique, tant prônée dans cette enceinte, en mettant la terre hors les principes et hors la loi commune?

A ce proposai me vient une réflexion que je ne puis m'empêcher de vous soumettre. Chaque fois que la terre renchérit, on parle de mesures à prendre pour l'avilir, pour la mettre à la portée de ceux qui en ont besoin. Mais je n'ai pas encore entendu dire, du moins dans cette chambre, qu'il conviendrait de forcer MM. les financiers à se dessaisir de leurs écus, à les prêter en baisse quand l'intérêt de l'argent monte.

Aucun financier de ma connaissance ne s'est contenté de 4 à 5 p. c. (page 546) lorsqu'il pouvait en obtenir davantage. Je crois même qu'ils jetteraient les hauts cris si nous faisions un bout de loi pour les obliger de prêter à 2 ou 3 p. c. (sans commission) en temps de crise, voire en temps normal. Ce qui me porte à le penser, c'est que, l'an dernier, alors que tant de petits industriels et commerçants avaient besoin d'argent, MM. les financiers, loin de leur venir philanthropiquement en aide, ont mieux aimé imposer à l'Etat des sacrifices dont ils ont profité les premiers. Notons que l'agriculture a figuré pour la plus forte part dans les millions qui leur ont été garantis. Ne seraient-ils pas ingrats de se prononcer contré elle, qui peut s'appeler leur mère nourricière?

Je vous en supplie donc, messieurs, ne prêtez pas l'oreille aux partisans de la réduction légale des baux, et respectez la liberté de la terre autant que celle des écus. Persuadez-vous que l'une donne lieu à moins d'abus que l'autre.

Au point de vue de l'alimentation publique, le système qu'on vous propose de consacrer ne se justifie pas mieux qu'au point de vue du travail national. En effet, il importe que la Belgique se nourrisse elle-même, qu'elle ne s'habitue pas à dépendre d'autrui à cet égard, et que le rendement de son sol soit le plus élevé possible. Dans l'état d'agitation où se trouve l'Europe, il ne faut pas être pessimiste pour prévoir; des complications graves qui suspendraient le commerce.

D'autre part une juste rémunération du travail agricole aura ce double effet d'augmenter les récoltes et d'amener le bon marché par l'abondance intérieure, résultat qui est dans nos vœux à tous. Bien cultivée, la Belgique peut alimenter une population de six à sept millions d'âmes. Déjà elle se suffit à elle-même dans les bonnes années. Ce qui le prouve, c'est que, même avant la dernière moisson, l'exportation dépassait l'importation, fait incontestable qui, pour le dire en passant, donne un démenti formel aux prévisions et aux chiffres de mes honorables adversaires.

D'ailleurs, nul ne demande la prohibition. Le blé exotique continuera de nous arriver dans la mesure de nos besoins. Les droits d'entrée que j'ai l'honneur de vous proposer n'entraveront pas le commerce. Ce n'est pas moi que vous devez en croire sur ce point, mais vous ajouterez foi, J'espère, à un témoignage que vous avez coutume de respecter. J'invoquerai celui de la chambre de commerce d'Anvers, qui, dans un document très remarquable, écrit en 1845, sollicitait un droit de douane de fr. 25-80 par 1,000 kilogrammes de froment, c'est-à-dire 3 fr. 80 c. de plus que je ne vous demandais l'an dernier. Le langage de ce corps officiel est bien remarquable, car il était composé, alors comme aujourd'hui, d'hommes qui se préoccupent particulièrement des intérêts du commerce d'importation.

Nous reconnaissons, disaient les signataires du document que j'invoque, que toutes les autres branches d'industrie doivent céder le pas à l'agriculture, et nous trouvons équitable que celle-ci jouisse d'un droit protecteur. Nous croyons que le droit de fr. 23-80 par 1,000 kilogrammes de froment pourrait concilier tous les intérêts.

La chambre anversoise déclarait qu'à ce taux le commerce continuerait largement ses opérations. Il est désirable, ajoutait-elle, qu'on adopte ce droit fixe, dont le trésor serait le premier à ressentir l'influence favorable.. Comparant l'échelle mobile de 1834 avec le droit fixe qu'elle proposait, la chambre de commerce disait en se résumant : « C'est bien gratuitement que le gouvernement s'est privé de la presque totalité d'un revenu de trois millions, tandis que la mesure fiscale, qui le lui assure en entier, eût été profitable en même temps à tous les grands intérêts nationaux. »

D'après l'arithmétique de l'honorable M. Prévinaire, le droit d'entrée de fr. 23-80, désiré par la chambre de commerce d'Anvers, aurait établi un impôt de 21 millions de francs sur le pain. Les membres de ce corps constitué seront fort étonnés de voir de pareils calculs, et non moins surpris d'être rangés avec moi dans la catégorie des gens rétrogrades qui veulent affamer les pauvres. Je les laisserai s'expliquer avec l'honorable député de Bruxelles.

Veuillez remarquez, messieurs, que la chambre de commerce d'Anvers parlait et concluait de la sorte à une époque où le froment se vendait 19 francs et demi et à la suite de cinq années de cherté relative. Il avait coûté fr. 21-17 en 1838, fr. 23-86 en 1839, fr. 22-21 en 1840, fr. 19-98 en 1841, et fr. 22-16 en 1842. Or il valait encore fr. 19-41 en 1845, quand la chambre de commerce proposait un droit d'entrée de près de 2 francs par hectolitre !

Je ne vous demande qu'un franc et demi par hectolitre aujourd'hui que le froment est au-dessous de 16 fr., c'est-à-dire que, dans les circonstances actuelles, le droit proposé par les représentants du commerce anversois nous donnerait une protection de plus de cinq francs.

En 1845 encore, nos chambres de commerce, qu'on n'accusera pas de vouloir nuire au négoce, pour favoriser le travail rural, proposaient, en faveur de l'agriculture, des droits beaucoup plus protecteurs que ceux que je réclame. Se plaçant au point de vue de l'échelle mobile, Anvers admettait, au prix actuel de l'hectolitre de froment, un droit d'entrée de 3 fr. 90 centimes par 100 kilogrammes; Bruxelles 3 fr. 75; Bruges 4 fr. 80; Courtray 6 fr. 17; Ostende 3 fr. 90; Ypres 5 fr. 20; Alost, Termonde, Gand et Tournay 3 fr. 90; Mons 6 fr. 69; Charleroy, 2 fr. 25 et Namur 4 fr. 50. Verviers, qui se prononçait pour le droit le plus faible, le portait encore à 1 fr. 70

Ainsi le commerce lui-même réfute les reproches qu'on nous prodigue aujourd'hui avec tant de légèreté.

De pareils faits doivent impressionner profondément les hommes impartiaux.

Si, au sortir d'une période de six années, pendant laquelle le froment se paya, un moyenne, 21 fr. 50 c, la chambre de commerce d'Anvers crut devoir admettre un droit de 23 fr. 80 c., ne fais-je pas preuve de modération en ne demandant que 20 francs, alors que le prix est descendu à 15 francs, c'est-à-dire de 28 p. c. ? Je m'en rapporte à votre justice.

Le droit d'entrée que je sollicite n'entravera pas sensiblement les spéculations du commerce, car j'ose affirmer que le meilleur froment de la Baltique ne nous coûte pas 14 francs, rendu à Anvers, et que le bon froment de la mer Noire n'en coûte pas 13. D'autres chiffres, je le sais, sont fournis par les statistiques officielles; on y porte ces prix à 15 et à 15 1/2 francs.

Mais à ce sujet il y a deux observations à faire : la première est que les prix officiels sont exagérés, étant fournis par le commerce lui-même ou par des agents qui le consultent trop complaisamment. La seconde, c'est que ces prix ne sont que des moyennes calculées d'après les ventes de toute une année. Or les négociants n'achètent à l'extérieur que lorsque les prix y sont bas; ils s'abstiennent quand la hausse se déclare, à moins de nécessité absolue. Si donc le froment exotique ne leur coûte communément, frais d'assurances et tous autres compris, que 13 1/2 à 14 francs sur le marché d'Anvers, un droit d'un franc et demi n'en empêchera pas l'importation, même dans l'état actuel des choses. Ce droit serait tout à fait insensible si nos prix moyens se relevaient.

Ces remarques s'appliquent au seigle, dont on ne saurait assez encourager la culture dans nos provinces. Vous n'ignorez pas, messieurs, que le froment ne réussit pas dans les terres trop sablonneuses et que la production du seigle est la principale ressource de la Campine. Enlever cette ressource aux défricheurs par une importation illimitée de seigle exotique, c'est les décourager, c'est maintenir indéfiniment nos landes dans l'état de désolation où elles se trouvent. N'en prohibez pas l'entrée, j'y consens, mais aussi n'empêchez pas la production intérieure; favorisez-la, au contraire, comme le meilleur moyen de peupler la partie presque déserte de la Belgique.

Plusieurs de nos honorables adversaires tombent dans des contradictions qui surprennent de la part de gens d'esprit. Tantôt ils disent que la liberté du commerce des céréales avilit le pain, qu'un droit de douane en augmente le prix, et que leur but étant de diminuer autant que possible la valeur des produits de la terre, ils doivent conserver le free trade ou son équivalent. C'est leur thèse de l'an dernier. Tantôt, effrayés eux-mêmes des souffrances de nos cultivateurs, ils reculent devant la responsabilité de leur œuvre, ils soutiennent que les droits de douane n'exercent aucune influence sur les prix, et que la baisse de 1849 ne résulte que de l'abondance de la récolte.

L'inconséquence est flagrante. Il y a douze mois, ils se vantaient de faire descendre encore nos mercuriales. Aujourd'hui qu'ils y ont réussi, ils renient leur œuvre, et ils attribuent modestement leur succès à la Providence. Ils n'y sont pour rien, à les en croire; la Providence a tout fait. Ce système est plus commode que franc.

La preuve, ajoutent-ils, que l'importation a. été inoffensive, c'est qu'elle est restée inférieure à l'exportation. D'accord, nous avons exporté l'année dernière 56 millions de kilog. de froment et de seigle contre 53 millions que nous avons reçus de l'étranger. Mais ces chiffres ne signifient pas ce qu'on veut leur faire dire. D'une part nous n'avons pas exporté 56 millions de kilog., attendu qu'une partie des 53 millions importés a été réexportée.

Quand le droit de douane est très faible, le négociant déclare souvent en consommation la marchandise qu'il veut transiter, afin d'en avoir la libre manipulation. Je pourrais au besoin prouver ce que j'allègue ici.

D'autre part, l'importation des 53 millions n'a pas occasionné l'exportation des 36 millions. Les deux opérations sont parfaitement distinctes. En tout état de cause, nos exportations eussent été ce qu'elles ont été ; car elles consistaient en grains de première qualité, dont le placement est assuré en Angleterre. Ce mouvement n'est donc pas dû à la loi du 31 décembre ; il est la conséquence forcée de la faiblesse de nos prix et de la qualité supérieure de nos blés. Sur ce point, comme sur plusieurs autres, l'exposé des motifs est complètement inexact, pour ne pas me servir d'un terme plus sévère.

Sans attacher à l'importation des 53 millions plus d'importance qu'elle n'en a, on doit cependant reconnaître qu'elle a exercé quelque influence sur un marché aussi restreint que le nôtre. Cette importation, venant s'ajouter à l'excédant de 1848, qui était de 46 millions et demi, donne un chiffre assez considérable. Nul doute que la vente à l'intérieur ne s'en soit ressentie.

Du reste, un droit modéré n'eût peut-être pas empêché l'introduction d'un seul hectolitre. Des négociants experts en font l'aveu. Le résultat eût été à peu près le même au point de vue agricole, mais non au point de vue du trésor.

Au droit d'un franc 50 centimes, la recette eût été quadruple, ou peu s'en faut. Sommes-nous dans une situation financière tellement florissante qu'il nous soit permis de dédaigner une semblable ressource?

Oserions-nous nous engager à ne pas voter des impôts nouveaux, pour combler le déficit ouvert devant nous?

Si l'on avait laissé faire le gouvernement, les denrées alimentaires eussent été affranchies de tous droits. Or, les droits très faibles perçus en 1849 ont fourni une recette totale d'un million vingt-cinq mille francs. (page 547) Le cabinet doit d'autant plus vivement s'applaudir de ce résultat, qu'il a, dit-il, acquis nouvellement la conviction, que ces droits n'ont exercé aucune influence sur le prix des denrées alimentaires, et que des droits plus élevés n'en auraient pas exercé davantage.

Les honorables signataires de l'exposé des motifs constatent, je ne sais dans quelle intention, que la recette faite en vertu de la loi du 31 décembre 1848 dépasse celle que donnait la loi de 1834.

Cette comparaison boite des deux pieds. La loi de 1834 était purement protectrice, elle tendait à assurer aux cultivateurs une rémunération à peu près fixe, soit 20 fr. par hectolitre de froment. Elle ne voulait pas favoriser le trésor, au contraire. La loi que j'ai l'honneur de vous proposer est d'abord fiscale, puis commerciale, et agricole en troisième lieu. Elle est moins favorable que l'autre à l'agriculture, mais elle tient compte des besoins du fisc et de ceux du commerce. Elle est une transaction. Le parallèle entre les deux est impossible.

L'adoption des droits que je proposais l'année dernière aurait fourni, le bétail compris, une recette de deux millions et au-delà. Cette recette eût été doublement avantageuse, d'abord en ce qu'elle eût été obtenue sans dommage pour le consommateur; car il est certain que des droits modérés n'influent point ou guère sur les prix d'une marchandise, alors surtout que la production intérieure, incomparablement plus grande que l'importation, en règle la valeur vénale; ensuite la recette eût été avantageuse en ce qu'elle nous eût peut-être permis de rogner d'une main moins économe les budgets, et de renoncer à l'établissement d'autres impôts.

Tantôt le ministère affirme que la législation douanière n'est pour rien dans le mouvement de nos mercuriales qui serait déterminé par la récolte intérieure seulement; tantôt il certifie qu'un droit d'entrée est un impôt sur le pain. Je le laisserai s'expliquer sur ces étranges contradictions. Quant à moi, je déclare que la douane n'est pas étrangère à la fixation du prix des marchandises, qu'elle le fait hausser sensiblement en ce qui concerne les fabricats, dont la production étrangère est presque illimitée, mais qu'elle n'exerce que peu d'influence sur le prix du blé qui est principalement déterminé par la moisson du pays consommateur. Plus le droit est modéré, moins l'influence est marquée; or, le droit de fr. 1-50 que je sollicite est véritablement modéré; il n'équivaut pas au cinquième de la protection dont jouissent nos principales industries.

Ma conviction est donc, messieurs, qu'en admettant mes chiffres, vous protégeriez le trésor plutôt que l'agriculture, car il n'y a de protection efficace que la prohibition ; mesure qu'aucun de nous ne réclame, bien qu'elle soit en vigueur dans une république voisine, où personne ne s'en plaint, et qu'il existe des droits prohibitifs dans une autre république, les Etats-Unis, où nul ne les combat au nom de la démocratie.

L'adoption de mes chiffres aurait, dans mon opinion, si peu d'efficacité, qu'elle ne vous dispenserait pas du soin d'aider au progrès agricole par d'autres mesures d'intérêt général, par exemple, l'amélioration de la voirie vicinale, point essentiel qui ne saurait assez exciter votre sollicitude.

J'aborde ainsi ma quatrième thèse, à savoir que l'alimentation du pays par le pays est le meilleur moyen de favoriser le progrès agricole, et de perfectionner la situation morale et matérielle des campagnards. En vain essayerez-vous de défricher nos 230,000 hectares de bruyères, en vain exhorterez-vous les laboureurs à améliorer leurs méthodes d'exploitation, à augmenter le rendement de leurs terres, en vain ouvrirez-vous des écoles d'agriculture et distribuerez-vous libéralement des médailles et des images, en vain souhaiterez-vous que le cultivateur puisse se reposer de temps à autre pour s'instruire et goûter, lui aussi, les fruits de la civilisation, en vain ferez-vous tous ces vœux louables si nos campagnes restent constamment menacées d'une importation sans trêve et sans limites.

Le découragement s'étendra dans nos districts ruraux, le nombre des travailleurs désœuvrés croîtra sans cesse, la production intérieure, loin d'être stimulée par la concurrence, diminuera d'automne en automne, le paupérisme se développera comme une lèpre, et l'exportation de nos capitaux, échangés contre la main-d'œuvre exotique, nous conduira peu à peu au remède héroïque et barbare de l'émigration en masse. Oui, l’invasion de la main-d'œuvre étrangère condamne nos compatriotes à l'exil. L'émigration est une conséquence inévitable du libre-échange mal entendu et niaisement appliqué. Elle m'a toujours profondément répugné. Je souffre à l'idée de voir des milliers de Belges, privés de travail, s'expatrier bien malgré eux, pour chercher dans un autre monde l'occupation lucrative que de funestes préjugés leur enlèvent chez eux.

Si la voix de l'expérience et du sens commun était écoutée, si elle prévalait contre les déclamations des théoriciens, la Belgique aurait un bel avenir devant elle. Elle cultiverait ses landes, elle perfectionnerait l'exploitation des vieilles terres, elle doublerait à peu près sa production de blé et de bétail, elle verrait le bon marché résulter de l'abondance intérieure, elle emploierait tous ses pauvres, elle faciliterait la marche de la civilisation par les progrès de l'aisance générale, et elle pourrait impunément voir augmenter le chiffre de sa population. Il n'y a pas trop de Belges en Belgique, il y a place encore pour deux à trois millions d'âmes, mais à la condition seulement que le travail fleurisse, et que l'agriculture surtout ne soit pas sacrifiée à de folles expériences.

Ainsi ne l'entendent pas, je le sais, les économistes soi-disant progressifs. Ils nous prêchent tout autre chose, sauf à démentir leur langage par leurs actes. En résumé l'agriculture est mystifiée, sans profit pour personne, à moins qu'une satisfaction d'amour-propre ne paraisse aux professeurs d'économie politique une compensation suffisante au malaise de l'immense majorité des citoyens. Je ne dis pas qu'il y ait des mystificateurs volontaires, mais la mystification existe, je le répète, et ce mot, je ne le retirerai pus.

Permettez-moi, messieurs, avant que je finisse de réfuter deux ou trois objections que l'on proclame capitales, mais qui n'infirment point mon système. Vous m'accorderez encore cinq minutes d'attention, parce que vous n'êtes pas moins désireux d'émettre un vote consciencieux sur cette grave matière que je ne le suis de faire prévaloir ce que je considère comme la vérité.

- Plusieurs membres. - Parlez ! parlez !

M. Coomans. - L'agriculture, dit-on, n'est pas une industrie comme une autre, il faut lui appliquer un régime exceptionnel, et se garder de lui assurer le monopole, attendu que sa production étant limitée (contrairement à ce qui se passe dans les fabriques et les manufactures) , une protection efficace provoquerait un renchérissement excessif. Quelque élevés que soient les droits de douane, ajoute-t-on, le consommateur n'en souffre guère, la concurrence intérieure ne tardant pas à amener la baisse et à rétablir une sorte d'équilibre. Il n'en est pas de même du travail rural; la terre est bornée, comme les fruits qu'elle donne, et ici la protection dégénérerait bientôt en monopole.

Messieurs, cet argument serait péremptoire, je l'avoue, si les termes en étaient exacts. Eh ! certes, il serait dangereux d'empêcher l'importation du blé exotique dans un pays qui ne saurait suffire au besoin de sa consommation, dans un pays où le sol serait entièrement exploité et où l'agriculture aurait fait des progrès lorsque tout progrès ultérieur et toute augmentation de rendement seraient impossibles. Là, pas de protection douanière, je le veux bien, de crainte que le monopole n'amène la famine. Mais nous sommes loin de cette hypothèse. La huitième partie à peine du sol belge est bien cultivée, six autres huitièmes le sont très incomplètement, et le reste ne l'est pas du tout.

Il n'y a pas une seule industrie en Belgique qui soit susceptible de réaliser autant de progrès que l'agriculture, il n'y en a pas une seule qui offre autant de marge à la concurrence, il n'y en a pas une seule qui soit moins capable de rançonner le consommateur au moyen de la douane. Rappelez-vous, messieurs, que d'après des statistiques dont les auteurs ne doivent pas vous paraître suspects, la Belgique pourrait nourrir une population à peu près double de celle qu'elle renferme, si l'on récoltait dans son sein tout ce que le travail en peut tirer.

On vous cite constamment l'exemple de l'Angleterre comme hostile à mon système. Eh bien, je l'accepte, je l'invoque en ma faveur contre mes honorables adversaires. J'avoue que, si j'étais citoyen anglais, je me rallierais peut-être aux Cobdistes sous le drapeau que sir Robert Peel a fait triompher. En effet, chez nos voisins la production du blé est notoirement insuffisante, celle du bétail s'est développée au point d'offrir une sorte de compensation au fermier, et la meilleure part des profits agricoles est réservée aux grands propriétaires. Voilà une première explication des mesures que le parlement a adoptées. L'un autre côté, l'intérêt capital des Anglais est de placer leurs fabricats sur tous les marchés du monde, de lutter partout avec avantage contre des rivaux de jour en jour plus entreprenants, plus habiles, plus jaloux et plus exclusifs.

Les cinq sixièmes des produits manufacturés de l'Angleterre sont livrés à l'exportation ; un sixième seulement est absorbé par la consommation intérieure, de façon que le marché de la mère patrie est loin d'avoir pour cette nation l'importance des débouchés exotiques. On conçoit donc, à la rigueur, que la Grande-Bretagne ait voulu avant tout favoriser son industrie manufacturière, fût-ce au détriment de son agriculture. Quand même son marché intérieur se rétrécirait, par suite du malaise des campagnards, il lui resterait le monde entier, et ce serait assez. Qui sait, messieurs, si cette puissance n'est pas fatalement poussée à réduire ses agriculteurs à l'état d'ilotes et d'esclaves blancs, peur mieux exploiter, au moyen de ses fabriques, ses rivales des deux hémisphères.

La Belgique se trouve dans des conditions toutes différentes. Elle peut suffire à sa consommation, elle a d'immenses progrès à réaliser dans toutes les branches de l'agriculture, son marché intérieur est la principale ressource de ses manufactures, elle ne vend pas à l'étranger le sixième des tissus qu'elle fabrique, elle ne doit pas alimenter à tout prix une marine surabondante, elle achète avec des écus les denrées que les Anglais échangent ordinairement contre des produits industriels, enfin la propriété foncière est tellement morcelée chez elle, que les profits agricoles sont recueillis par la masse des travailleurs, non par son aristocratie démocratisée. Vous voyez que les deux situations diffèrent du tout au tout, et que l'exemple de l'Angleterre prouve précisément le danger de l'imiter.

D'ailleurs, la réforme anglaise a été complète; elle n'a pas été seulement agricole, elle a été aussi commerciale, maritime, industrielle, manufacturière, elle a porté sur toutes les parties du tarif. L'agriculture a été soumise à l'épreuve la plus dure, je le sais ; mais toutes les autres branches du travail national ont été violemment secouées, et nos habiles voisins devront redoubler d'efforts et de génie pour sortir avec avantage de cette entreprise hardie.

De quel droit nous citez-vous Robert Peel et Cobden? De quel front vous comparez-vous à ces hommes d'Etat logiques, vous qui n'avez pas fait la moindre entaille, du bout de votre petit doigt, à notre édifice douanier, vous qui vous êtes contentés de maintenir, contre une seule industrie, un régime exceptionnel, transitoire comme les événements? Vous vous placez à côté des Robert Peel cl des Cobden, vous êtes de leur parti, dites-vous, et vous nous refusez, à nous protectionnistes, la (page 548) libre entrée du sel de soude! Quelle dérision! Si Robert Peel et Cobden le savaient!...

Je me bornerai à ces remarques sommaires; mon sujet m'entraînerait trop loin, si j'entreprenais de l'épuiser.

Messieurs, l'amendement que j'ai l'honneur de vous soumettre n'aggrave pas d'une manière sensible les droits proposés par la section centrale. Il les élève un peu quant au froment et au seigle, mais les maintient à peu près quant aux autres céréales. En ce qui concerne le bétail, les viandes séchées et les riz, je me rallie au projet de la section centrale, c’est-à-dire que je les replace sous le régime des lois antérieures.

Voici mon amendement dont je prie notre honorable président de vouloir bien donner lecture.

M. le président. - Voici l'amendement de M. Coomans :

«Art. 1er. § 1er. A partir du 15 février jusqu'au 31 décembre inclus de l’année 1850, il sera perçu, par hectolitre, un droit de douane de:

«fr. 1 50 sur le froment,

«fr. 1 00 sur le seigle et le sarrasin,

«fr. 0 75 sur le maïs. Lesvesces et les pois,

«fr. 0 50 sur l'orge, la drêche et l'avoine, et

«fr. 4 50 par 100 kilogrammes de farines.

« § 2. Celui de la section centrale, moyennant la suppression du mot «farines».»

(Les articles 2 et 3 comme au projet de la section centrale.) »

M. Cans (pour un fait personnel). - Messieurs, j'ai demandé la parole pour répondre quelques mots à l'honorable M. Coomans. L'honorable M. Coomans a commencé par se plaindre que ses adversaires l'eussent représenté comme peu favorable aux classes ouvrières. Si ce reproche s'adressait à moi, je ne crois pas l'avoir mérité. Mais un moment après, l'honorable membre m'a accusé de porter atteinte à la propriété parce que j’avais énoncé une vérité qui se trouve dans tous les ouvrages d'économie politique. J'ai dit que la jouissance de la terre constitue en faveur des propriétaires de la terre, un monopole naturel. (Interruption).

Cela s'explique d'une manière fort simple : la population de la Belgique a augmenté d'un dixième depuis dix ans; la quantité des terres cultivées n'a pas augmenté dans la même proportion ; il est donc évident que la quantité des terres cultivées restant la même, et la population augmentant, il y a un monopole au profit de ceux qui possèdent la terre. J'ai dit que ce monopole n'existe pas pour les autres propriétés, parce qu'on peut les augmenter indéfiniment: on peut construire un plus grand nombre de maisons quand la population augmente, on peut ériger un plus grand nombre de fabriques; toutes choses peuvent se produire en plus grande quantité, à l'exception des terres cultivées.

- Plusieurs membres. - A demain!

Pièces adressées à la chambre

M. le ministre de la justice (M. de Haussy) dépose le rapport sur la situation des écoles de réforme.

M. de Haerne. - Messieurs, je demanderai que ce rapport soit imprimé et distribué aux membres de la chambre. Il est assez important, et d'ailleurs il s'agit d'une institution nouvelle pour laquelle on nous demandera encore des crédits plus tard.

- L'impression est ordonnée.

La séance est levée à 4 h. 1/2.