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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 5 mai 1859

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1858-1859)

(page 1065) (Présidence de M. Verhaegen.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Vermeire procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart et donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Boe, secrétaire, présente l'analyse des pétitions suivantes.

« Le sieur Browet demande un congé de quelques mois en faveur de son fils, servant au régiment de grenadiers à Bruxelles. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des habitants de Roulers demandent que la monnaie d'or de France ait cours légal en Belgique. »

- Même renvoi.

M. Rodenbach. - Messieurs, cette pétition dont on vient de faire l'analyse, nous a été envoyée par les principaux habitants de la ville de Roulers. Ils font remarquer qu'ils n'ont pas assez de monnaie belge pour faire les transactions, qu'ils leur en manque même pour payer les contributions, qu'ils ne reçoivent que de l'or de France. Ils demandent que le gouvernement veuille s'occuper de cette question, qu'il établisse une monnaie légale qu'on puisse avoir en quantité suffisante, ou que l’on admette dans les caisses publiques l'or de France.

Bref, ils font connaître que toutes les relations commerciales, industrielles et agricoles ne se font qu'avec la monnaie d'or de France. C'est pour ces motifs, messieurs, que je demande un prompt rapport.

- Cette proposition est adoptée.


« Le sieur Soriau, ancien commis aux écritures, demande la révision de sa pension. »

- Même renvoi.


« Des habitants de Lierre prient la Chambre de faciliter le vote des électeurs des communes rurales en établissant des circonscriptions électorales peu étendues. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi modifiant quelques dispositions de la loi électorale.


« Des docteurs en médecine à Alost et dans les environs, déclarent adhérer aux pétitions du congrès médical, relatives au projet de loi sur la police et la discipline médicales, et prient la Chambre d'inscrire dans la loi toutes les attributions des autorités chargées de surveiller l'exercice des différentes branches de l'art de guérir. »

- Renvoi à la section centrale chargée de l'examen du projet de loi.


« Des pharmaciens à Moll et à Gheel présentent des observations sur le projet de loi concernant la police et la discipline médicales. »

- Même décision.


« Des habitants de Bachte-Maria-Leerne prient la Chambre de rejeter la proposition concernant le vote par lettre alphabétique et demandent : 1° le vote à la commune, sauf à réunir les communes rurales contiguës qui n'auraient chacune qu'un petit nombre d'électeurs, 2° l'abolition de l'impôt sur le débit des boissons ou du moins de la loi qui admet cet impôt dans le cens électoral. »

« Même demande d'habitants de Baerle et de Hulshout. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi modifiant quelques dispositions de la loi électorale relatives aux élections.


« M. le ministre de la justice transmet, avec les pièces de l'instruction, quatre demandes de naturalisation ordinaire. »

- Renvoi à la commission des naturalisations.

Projet de loi approuvant la convention littéraire et artistique conclue entre la Belgique et l’Espagne

Dépôt

M. le ministre des affaires étrangères (M. de Vrière). - D'après les ordres du Roi, j'ai l'honneur de déposer un projet de loi approuvant une convention conclue le 20 avril dernier entre la Belgique et l'Espagne pour la garantie réciproque de la propriété des œuvres artistiques et littéraires.

- Il est donné acte à M. le ministre de la présentation de ce projet de loi ; la Chambre en ordonne l'impression et la distribution et le renvoie à l'examen des sections.

Projet de loi approuvant la concession ferroviaire de Marchienne-au-Pont vers le Centre

Rapport de la section centrale

M. Sabatier. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi relatif à la concession d'un chemin de fer de Marchienne au Centre.

Projet de loi prorogeant la loi des péages sur les chemins de fer

Rapport de la section centrale

M. de Luesemans. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi portant prorogation do la loi des péages sur les chemins de fer.

- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ces rapports et les met à la suite de l'ordre du jour.

Projet de loi portant une nouvelle rédaction de l’article 84 de la loi communale

Discussion de l’article unique

M. le président. - La discussion est ouverte sur l'article unique du projet.

M. Van Overloop. - Messieurs, je regrette profondément que dans les circonstances actuelles, alors que nous n'avons pas trop de l'union complète de tous les cœurs belges, je regrette profondément, dis-je, que le gouvernement fasse discuter le projet de loi qui figure le premier à notre ordre du jour. Je le regrette d'autant plus que, depuis l'avènement du cabinet, il s'est passé plus d'une année, que par conséquent le gouvernement pouvait nous soumettre plus tôt un projet de loi qui ne fait en réalité que consacrer le système établi par l'honorable M. de Haussy en 1849, sans mettre en lumière un seul argument nouveau.

Quoi qu'il en soit, pour ma part, en présence des circonstances graves dans lesquelles nous nous trouvons, je crois qu'avant tout il nous faut du calme, je crois qu'il faut discuter le projet de loi sans passion aucune, je crois que nous ne devons nous adresser qu'à la simple raison et alors peut-être les inconvénients qui pourraient se représenter, ne se manifesteront pas.

J'aurais préféré ne pas prendre part à cette discussion. Mais je déclare que je croirais manquer au plus simple de mes devoirs, si je ne venais combattre, et combattre de toutes mes forces, un projet que je considère comme contraire à notre Constitution et au bien-être des classes souffrantes.

D'abord, messieurs, le but du projet de loi est loin d'être clair. D'après l'exposé des motifs du gouvernement et d'après le rapport de la section centale, le projet doit avoir un caractère interprétatif ; d'après le texte, au contraire, il n'est pas question d'interprétation, et la loi doit être considérée comme une véritable loi nouvelle. Or, messieurs, si l'on veut que le projet de loi puisse, comme le dit l'exposé des motifs, avoir un effet rétroactif, il est indispensable qu'on le dise dans le texte.

Si on ne le dit pas dans le texte, les tribunaux, qui ne doivent appliquer que le dispositif des lois, apprécieront le texte à la lueur de ce principe fondamental de toute législation, que la loi n'est faite que pour l'avenir. En vain diriez-vous que l'exposé des motifs indique le contraire, en vain diriez-vous que le rapport de la section centrale exprime également le contraire, toujours est-il que quand il y a opposition entre le texte et l'exposé des motifs, le rapport et la discussion, c'est le texte seul que les tribunaux doivent appliquer et c'est le texte seul qu'en acquit de leur devoir, ils appliqueront.

Avant, messieurs, d'examiner si le projet, tel qu'il nous est soumis, exprime véritablement la pensé du législateur de 1836, c'est-à-dire si c'est véritablement un projet interprétatif, il faut bien qu'on se rende compte des faits. Des établissements particuliers avec administrateurs spéciaux ont été autorisés par le gouvernement sous l'empire, sous le royaume des Pays-Bas, sous le royaume de Belgique, jusqu'à la discussion de la loi de 1836, depuis la loi de 1836 jusqu'en 1838, et depuis 1838 jusqu'en 1848.

Je trouve, messieurs, dans les deux volumes que le gouvernement nous a remis, j'y trouve que, sous l'empire, en Belgique seulement, il a été autorisé deux établissements avec administrateurs spéciaux, qu'il en a été autorisé neuf sous le royaume des Pays-Bas, 16 depuis la constitution de notre nationalité jusqu'en 1836, 5 depuis 1836 jusqu’en 1838 et 39 de 1858 à 1848. Que résulte-t-il de là, messieurs ? D'abord que le rapport de la section centrale se trompe en disant que dès 1838 les partisans de la personnification civile des fondations privées virent dans l'article 84 la consécration de leurs vues. C'est là, messieurs, une erreur manifeste, si l'on entend par ces paroles dire qu'avant 1838 il n'avait pas été érigé de fondations charitables avec administrateurs spéciaux.

De ces faits, messieurs, que je viens de citer et qui se sont passés, je crois utile de le répéter, sous l'empire, sous le gouvernement des Pays-Bas et sous le gouvernement belge, il résulte évidemment que tous les gouvernements qui se sont succédé en Belgique ont cru qu'ils avaient le droit d'autoriser l'érection d'établissements d'utilité publique avec administrateurs spéciaux ; s'ils ne l'avaient pas cru, il est bien évident que ces faits n'auraient pas été posés. Cette croyance, messieurs, était partagée par tout le monde car je ne sache pas que, soit sous le royaume des Pays-Bas, soit sous le royaume de Belgique, ont ai jamais contesté au chef du pouvoir exécutif le droit que nous prétendons lui appartenir.

(page 1066) On comprend, messieurs, l'absence de toute critique, alors que nous étions réunis à l'empire français. Comme on le sait, tout se taisait alors devant la volonté d'un seul homme. Mais on ne comprend plus l'absence de toute critique sous le royaume des Pays-Bas, alors que nous avions des états généraux, alors que, dans le états généraux, les députés de l'opposition ne manquaient jamais d'attaquer le gouvernement quand ils se croyaient fondés à l'attaquer, alors surtout que chaque année, il était rendu compte aux états généraux des actes que le roi posait relativement à la bienfaisance, alors, par conséquent, que les états généraux, mus par le sentiment du plus simple devoir, devaient dire au gouvernement : « Vous avez autorisé des établissements d'utilité publique avec administrateurs spéciaux ; vous avez violé la loi. »

Eh bien, ces critiques n'ont jamais été, que je sache, adressées au gouvernement des Pays-Bas, quoique ce gouvernement ait fait même plus que de décréter l'institution d'établissements d'utilité publique avec administrateurs spéciaux.

Ainsi, la gestion des biens de la fondation Teirlinckx, existant à Anvers, avait été attribuée à l'administration des hospices de cette ville ; eh bien, sous le royaume des Pays-Bas, on lui retira cette attribution, pour la restituer aux personnes désignées par le fondateur.

C'est en 1849 que, pour la première fois, un ministre du chef du pouvoir exécutif est venu déclarer officiellement que le Roi n'avait pas ce droit qui n'avait été contesté à aucun de ses prédécesseurs.

La première question à résoudre est donc la suivante :

« Le roi a-t-il le droit d'autoriser l'érection d'établissements de bienfaisance avec administrateurs spéciaux ? »

Il est incontestable qu'avant 1789, le roi, en France, le prince, en Belgique, avait le droit d'autoriser l'érection de semblables institutions. Cela résulte, pour la France, de l’édit de Louis XV ; pour la Belgique, des édits de Marie-Thérèse. Lors donc qu'éclatèrent les événements de 1789, il y avait, tant en France qu'en Belgique, une législation qui permettait au chef du pouvoir exécutif d'autoriser l'érection d'établissements d'utilité publique avec administrateurs spéciaux.

Il s'agit donc uniquement de savoir si, par suite des événements de 1789, la loi qui existait à cette époque a été abrogée par le pouvoir législatif, ou virtuellement rapportée par les constitutions qui se sont succédé avec tant de rapidité en France.

Une seconde question est celle de savoir si, dans l'hypothèse même que cette attribution que je prétends appartenir au roi, ait été supprimée par la législation de 1789, cette attribution n'a pas été restituée au chef du pouvoir exécutif, par la constitution du royaume des Pays-Bas.

Comme vous le savez, messieurs, l'abrogation d'une loi ne se présume pas ; elle doit être expresse ou elle doit résulter virtuellement d'un nouvel ordre de choses. Ceprincipe, l'honorable ministre de la justice l'a défendu contre l'honorable M. Dumortier et moi lors de la discussion de l'article 295 du Code pénal. Nous soutenions que la Constitution avait virtuellement abrogé l'article 201 du Code pénal.

L'honorable ministre de la justice, invoquant le principe de non-abrogation, si ce n'est d'une manière formelle ou virtuelle, est venu combattre notre thèse. La Chambre lui a donné raison ; d'où je conclus que la Chambre, toujours conséquente avec elle-même, viendra nous donner raison cette fois. Du reste, ce principe de non-abrogation a été proclamée par la constitution du 3 septembre 1791, titre VII, qui porte que : « les lois antérieures à la Constitution auxquelles elle n'a pas dérogé, seront observées tant qu'elles n'auront pas été révoquées ou modifiées par le pouvoir législatif. »

Or, j'ai commencé par établir qu'il existait une loi ; donc cette loi subsiste, à moins qu'on ne prouve que le pouvoir législatif l'a abrogée ou modifiée.

Quant à moi, je ne connais aucune loi qui, depuis 1789, ail méconnu au chef du pouvoir exécutif le droit d'autoriser l'institution d'établissements d'utilité publique avec administrateurs spéciaux. La législation antérieure est donc restée en vigueur après 1789.

1789, il est vrai, a fait table rase des corporations religieuses et civiles, mais en faisant table rase de toutes les corporations, aussi bien des corporations religieuses que des corporations civiles, a-t-on fait cesser le droit qu'avait le gouvernement ? Non, on a fait cesser un état de choses.

Mais on n'a pas entendu méconnaître au gouvernement d'alors le droit d'instituer des établissements d'utilité publique, avec administrateurs spéciaux.

On ne conteste pas cela mais on dit : « qu'à la loi seule appartient le droit de créer des personnes civiles ; » je le reconnais ; mais il faut ajouter : « ou à ceux à qui la loi a délégué cette autorité. »

Or les lois antérieures à 1789 n'ayant pas été abrogées et ces lois reconnaissant au roi le droit d'instituer des établissements d'utilité publique, avec administrateurs spéciaux, il en résulte que le roi a encore, à l'heure qu'il est, en tant que la législation française soit encore applicable en Belgique, il en résulte, dis-je, que le roi a encore le droit de faire ce qu'il avait le droit de faire avant 1789, en matière d'institutions de charité.

D'ailleurs, autoriser l'érection d'un établissement d'utilité publique, c'est faire un acte de pure administration.

Evidemment ce n'est pas là faire un acte de législateur. Un acte législatif, dans la véritable signification du mot, est une règle de conduire prescrite aux citoyens par l'autorité compétente. Irez-vous dire que décréter l'érection d'un établissement d'utilité publique, c'est prescrire aux citoyens une règle du conduite ?

Evidemment non ; c'est tout bonnement faire un acte d'administration. Or, messieurs, au chef du pouvoir exécutif, d'après la constitution de 1791, appartenait non seulement le pouvoir exécutif proprement dit, mais en outre la suprême administration. La constitution de 1791 distingue entre le pouvoir exécutif proprement dit et la suprême administration ; et c'est en vertu de cette suprême administration que le roi avait, sous l'empire de la constitution de 1791, le pouvoir d'autoriser des fondations avec administrateurs spéciaux.

Et remarquez-le, messieurs, je ne pourrais assez le répéter, ce droit a toujours été exercé par le pouvoir exécutif, par le chef du gouvernement, tant sous l'empire que sous le gouvernement des Pays-Bas et sous le gouvernement belge, sans aucune contestation, jusqu'en 1849.

Messieurs, on a coutume depuis quelques années, en Belgique, de rappeler sans cesse les idées de 1789, comme si nous ne vivions que depuis cette époque, comme si les libertés dont nous jouissons, nous les devions à l'étranger. C'est là une erreur profonde : sauf la liberté de conscience, et encore une tolérance très grande existait-elle en Belgique... (Interruption.), sauf encore la liberté de la presse, qui telle que nous l'entendons aujourd'hui, n'eût guère été compréhensible en 1789, toutes les autres libertés inscrites dans notre Constitution, nos pères en jouissaient. Nos pères n'avaient-ils pas la liberté individuelle ? n'avaient-ils pas la liberté du domicile ? Nos pères n'avaient-ils pas le libre vote de l'impôt ? N'avaient-ils pas la liberté de la propriété ? N'avaient-ils pas la sécurité ? Tous principes décrétés en 1789, en France, sans doute parce qu'ils n'y existaient pas !

Quant à la liberté religieuse, elle n'existait, à la vérité, qu'à titre de tolérance ; mais le premier résultat de la proclamation de la liberté religieuse en France, à la suite de 1789, a été la proscription du culte catholique ; et quant à la liberté de la presse, le premier résultat qu'elle a produit a été la déportation des écrivains qui déplaisaient au gouvernement.

Nous avons, il est vrai, l'égalité dont on a proclamé le principe en 1789 ; mais il y a deux espèces d'égalités, il y a l'égalité dans l'oppression et l'égalité dans la liberté ; je vous laisse à juger laquelle nous avons obtenue par notre réunion à la France et par les idées de 1789.

« Les lois de l’an V, dit le rapport de la section centrale, ont sécularisé et centralisé la charité. » Séculariser doit être l'opposé de cléricaliser ; c'est faire passer de l'état ecclésiastique à l'état laïque ; ou séculariser n'a pas de sens.

Or, soutenir que les lois de l'an V ont sécularisé la charité, dans le sens que nous venons d'attacher à ce mot, c'est tout bonnement méconnaître l'histoire. Eh quoi, on viendrait soutenir que les lois de l'an V ont sécularisé la charité, qu'elles ont fait passer l'administration de la charité de l'état ecclésiastique à l’état laïque, alors que l'état ecclésiastique n'existait pas en l'an V, alors que les prêtres qui avaient échappé à l'échafaud étaient déportés ou latitants. Dire cela, c'est véritablement commettre la plus profonde erreur historique qu'on puisse imaginer.

Laissons donc de côté le mot séculariser pour nous attacher à la vérité des choses.

« Les lois de l'an V, dit-on, ont centralisé la charité. » Le vrai but de ces lois, on peut le connaître ; on n'a qu'à étudier l'histoire du baron Dupin sur l'administration des secours publics en France. Le vrai but des lois de l'an V a été de rétablir l'ordre dans l'administration de la bienfaisance, ordre qui était devenu un épouvantable désordre, depuis que les lois de la révolution contre les institutions religieuses avaient confié à d'autres mains le soin d'administrer le bien des pauvres ; l'ordre, alors que le désordre était complet, alors qu'en l'an V, comme le dit M. Dupin, les trois cinquièmes du patrimoine des pauvres se trouvaient absorbés ; et cette fois il ne se trouvait pas absorbé par l'administration des cléricaux, il se trouvait absorbé par l'administration d'autorités électives, car toutes les administrations municipales étaient, je pense, à cette époque, électives, et c'était aux administrations municipales avant tout que l’administration des biens de la charité, avait été confiée.

Les lois de l'an V ont apporté un remède inefficace, il est vrai, à ce désordre ; et que ce remède a été inefficace, c'est ce que constate l'honorable M. Tielemans lui-même, dans l’un ou l'autre des articles où il traite de la question dont nous nous occupons. C'est ce que constatent du reste tous les rapports des ministres français que l'on trouve réunis dans l'ouvrage de M.de Watteville sur les institutions charitables de la France. Le désordre était complet ; par les lois de l'an VIII on a tâché de porter remède à ce désordre, et l'on n'a pas réussi ; il a fallu recourir à d'autres moyens encore. Il n'est donc pas exact d'attribuer aux lois de l'an V ce résultat qu'elles auraient rétabli complétement l'ordre là où antérieurement existait le désordre.

Ces lois de l'an V ont, sous certains rapports, centralisé, cela est vrai ; et, sous ce rapport, elles ont produit un bien relatif. Ainsi les biens destinés au soulagement des pauvres se trouvaient entre les mains de (page 1067) diverses espèces d'administrateurs. Les lois de l'an V, toujours pour réprimer les abus qui existaient à cette époque et qui n'étaient pas, je le répète, l'œuvre des cléricaux, ont voulu que l'administration de ces biens fût confiée à des administrations uniques. Sous ce rapport il y a eu centralisation et j’ajouterai bienfait.

.Mais il y a encore eu centralisation sous un autre rapport ; c'est une centralisation anti-belge, une centralisation anti-libérale ; c’est celle qui soumettait définitivement et en dernier ressort l'administration de la bienfaisance à M. le ministre de l'intérieur ; or, de cette centralisation, je n'en veux pas. Je crois que le seul moyen de conserver la liberté dans le pays, c'est de proclamer et de pratiquer le principe de la décentralisation et non le principe de la centralisation, qui est un principe de despotisme, un principe qui fait diaparaître l'individu pour l'absorber dans un grand tout qu'on appelle l'Etat.

Au surplus, messieurs, les lois de l'an V ne se sont évidemment occupées que des établissements existants à cette époque et qui étaient administrés comme je viens de le dire. Elles ne se sont pas le moins du monde préoccupées de la question de savoir s'l pourrait ou s'il ne pourrait pas être institué des fondations particulières avec administrateurs spéciaux. De là, cette conséquence qu'il est parfaitement illogique de tirer des lois de l'an V, la conclusion qu'elles s'opposent à ce que le roi, chef du pouvoir exécutif en Belgique, autorise la fondation d'établissements publics avec des administrateurs spéciaux.

Je crois avoir démontré qu'en supposant que toutes les lois de 1789 fussent encore en vigueur en Belgique, ces lois auraient évidemment la portée que nous lui donnons.

Nous soutenons encore que dans l'hypothèse même que les lois de 1789 eussent eu pour effet, je ne dirais par formel, mais virtuel, d'enlever au chef du pouvoir exécutif l'attribution que nous prétendons lui appartenir, cette attribution lui aurait été restituée à partir de la constitution du royaume des Pays-Bas.

Sous l'empire, messieurs, comme vous le savez, tout aboutissait à un seul homme ; les provinces comme les communes n'étaient que des agents du bon vouloir du maître.

La constitution des Pays-Bas changea cet état de choses. Rendant hommage à nos anciennes mœurs, à nos traditions nationales, elle a rendu une vie propre et à nos provinces et surtout à nos communes qui sont la base de nos libertés.

La charité, à son tour, sous l'empire de ce gouvernement décentralisateur, de ce gouvernement, ici vraiment libéral, avait pu prendre son essor. Pourquoi ? Parce que le roi, en matière de charité, avait la suprême administration. L'article 228 de la loi fondamentale la lui accordait ; et, de même que le roi, en vertu de l'article 226 de la loi fondamentale, pouvait décréter l'institution de bourses, comme l'a décidé la cour de cassation, le roi, en vertu de l'article 228, pouvait autoriser la fondation d'établissements de bienfaisance avec administrateurs spéciaux.

Donc le roi a pu constitutionnellement, en vertu de cet article, attribuer aux conseils de régence des villes et du plat pays, les droits qui leur ont été reconnus par les arrêtés de 1824 et de 1825. Et au surplus ce droit il ne l'aurait pas puisé dans l'article 228 de la loi fondamentale, qu'il l'aurait puisé naturellement dans les articles 154 et autres, qui sont relatifs aux règlements des villes du plat pays.

Le roi a donc pu donner aux conseils communaux des villes et des campagnes les attributions que les règlements de 1824 et de 1825 reconnaissent.

Eh bien, ces attributions ont-elles survécu à la révolution de 1830 ? Evidemment l'article137 de la Constitution est formel. L'article 137 de la Constitution maintient toutes ces attributions jusqu'au moment où sera faite la loi communale.

Et, en réalité, jusqu'au moment où la loi communale a été faite, de 1830 à 1856, le roi a exercé le droit d'autoriser les établissements de bienfaisance avec administrateurs spéciaux.

Cet état des choses étant connu lorsque la loi communale a été faite, il s'agit de savoir si la loi communale a modifié cet état de choses : A-t-elle abrogé ou modifié le droit qu'avait le Roi antérieurement à sa publication ?

La loi communale n'a pas voulu innover, dit-on. Nous sommes d'accord. Mais c'est précisément parce que la loi communale n'a pas voulu innover que nous prétendons qu'elle a maintenu au roi le droit qu'il avait auparavant ; que nous prétendons que le roi a conservé les attributions qu'il avait avant la promulgation de la loi communale, quant à l’institution d'établissements charitable avec administrateurs spéciaux. Et ce que nous soutenons, tous les tribunaux, moins une chambre d'une cour, l'ont soutenu avec nous.

La question des administrateurs spéciaux s'est présentée devant le tribunal de Verviers ; et le tribunal de Verviers a donné tort à l'interprétation donnée par le gouvernement à l'article 84. Appel a été interjeté, du jugement du tribunal de Verviers. La cour d'appel de Liège a ratifié le jugement du tribunal de Verviers.

Le tribunal de Louvain a été saisi, dans la célèbre affaire De Rare, de la même question ; le tribunal de Louvain a donné tort à l’interprétation du gouvernement. Il y a eu appel, et une chambre de la cour d'appel de Bruxelles a reformé le jugement du tribunal de Louvain. Ou est arrivé en cassation, et la cour de cassation a brisé l'arrêt de la cour d'appel de Bruxelles.

Le tribunal de Charleroi a été saisi d'une question analogue, et le tribunal de Charleroi a condamné le système de M. de Haussy, et une autre chambre de la cour d’appel de Bruxelles a confirmé le jugement du tribunal de Charleroi.

Enfin, messieurs, en ce moment la question est encore soumise à la cour d'appel de Gand.

Nous sommes d'accord, messieurs, non seulement avec les tribunaux, mais aussi avec les jurisconsultes les plus distingués ; nous sommes d’accord avec l'honorable M. Raikem, procureur-général à la cour d'appel de Liège ; nous sommes d'accord même avec M. Delebecque, qui, à la vérité, concluait au maintien de l'arrêt de la cour d'appel de Bruxelles, mais qui au fond, soutenait que le roi, chef du pouvoir exécutif, a le droit d'autoriser les fondations avec administrateurs spéciaux. Enfin nous sommes d'accord avec M. l'avocat général Donny, qui a dit, comme le portent les comptes rendus, qu'il lui était impossible de comprendre qu'une personne qui se serait donné la peine de lire la discussion de l’article 84, pût soutenir que cet article n'a pas le sens que nous y attachons.

Je crois, messieurs, que nous sommes également d'accord avec les membres de la Chambre qui ont le plus contribué à nous doter de notre loi communale. Sous ce rapport je n'entrerai pas dans de longs détails, je laisse notamment à l’honorable rapporteur de 1836, l'honorable M. Dumortier et à l'honorable M. de Theux, le soin de développer cette thèse.

Et qui maintenant, messieurs, vient prétendre que les tribunaux, le ministère public, les membres de la Chambre qui ont concouru à la confection de la loi de 18356, se sont tous trompés sur la portée de l'article 84 ? C'est l'honorable M. Tesch, qui à propos de l'article 201 du Code pénal, prétendait que les tribunaux seuls sont compétents pour apprécier le sens d'une loi. Y a-t-il par hasard deux poids et deux mesures ? Les tribunaux sr aient-ils seuls compétents lorsqu'ils se prononcent dans le sens de l'honorable M. Tesch, et ne seraient-ils plus compétents lorsqu'ils se prononcent dans un autre sens ? De deux choses l'une, messieurs, ou bien les tribunaux sont les véritables interprètes des lois ou ils ne le sont pas ; s'ils sont les véritables interprètes des lois, ils le sont pour l'article 84 comme pour l'article 201, et s'ils ne sont pas les véritables interprètes des lois, ils ne le sont pas plus pour l'article 201, que pour l'article 84. Il me semble qu'il est impossible de sortir de ce dilemme.

Messieurs, en examinant le projet de loi et en le mettant en regard de l'article 84, je suis arrivé à cette conséquence : On bien le législateur de 1836 a entendu l'article 84 comme nous l'entendons, ou bien il a décrété une réserve qui n'avait aucune portée. Le texte de l'article 84 est le suivant :

« Le conseil nomme :

« 2° Les membres des administrations des hospices et des bureaux de bienfaisance.

« Cette nomination est faite pour le terme fixé par la loi ; elle a lieu, etc.

« Il n'est pas dérogé, par les dispositions qui précèdent, aux actes de fondations qui établissent des administrateurs spéciaux. »

Nous prétendons, messieurs, que ce texte signifie : En principe, le conseil communal nomme les membres de l'administration des hospices, mais en fait, s'il existe des actes de fondations, soit antérieurs, soit postérieurs à la loi communale, qui établissent des administrateurs spéciaux, ce sont ces actes de fondations qui doivent être respectés.

Nous concluons de là, messieurs, que l'article 84 a maintenu au chef du pouvoir exécutif le pouvoir que possédait le roi Guillaume ; entendu dans ce sens, l'article 84 régit nécessairement le futur de même que le passé,

Le gouvernement au contraire prétend que l'article 84 signifie :

« Le conseil nomme les membres des administrations des hospices, sans préjudice à l'intervention des administrateurs spéciaux établis dans les limites déterminées par l'arrêté du 16 fructidor an XI et le décret du 31 juillet 1806. »

Or, messieurs, l'arrêté du 16 fructidor an XI, qui se trouve à la suite du rapport de la section centrale, n'est relatif qu'à la ville de Paris ; ainsi d'un arrêté relatif à la ville de Paris on veut faire une loi belge.

En second lieu, cet arrêté ne concerne que la fondation de lits, tandis que, dans l'article 84, il s'agit d'administrateurs spéciaux. Comment peut-on dès lors soutenir que les auteurs de la loi communale aient voulu faite une réserve en faveur de la ville de Paris ?

Il est donc impossible, messieurs, de soutenir que le législateur de 1836 a entendu maintenir l'arrêté du 16 fructidor an XI, puisqu'il n'est relatif qu'à la ville de Paris et qu'il ne parle que de la fondation de lits dans les hospices de Paris.

Quant au décret du 31 juillet 1806, que vous avez également sous les yeux, de quoi s'occupe-t-il ?

Il s'occupe du passé, il s'occupe uniquement d'actes antérieurs, il rétablit le droit de concourir à l'administration ou des hospices en faveur des personnes qui s'étaient réservé ce droit par des actes antérieurs à 1806.

Il renoue la chaîne du passé, si je puis m'exprimer ainsi : il ne s'applique pas au futur, il ne s'applique qu'au passé.

(page 1068) On prétend que les mots de l'article 84 de la loi communale : « Il n'est pas dérogé, etc.... » indiquent que le législateur n'a eu en vue que le passé ; a fortiori dore, les mots du décret de 1806 : « Les fondateurs... qui se sont réservé, par leurs actes de libéralité, le droit de concourir... seront rétablis dans l'exercice de ces droits... » indiquent que l'auteur de ce décret n'a eu en vue que les actes antérieurs à 1806.

Comment peut-on admettre que le législateur de 1836 ait entendu faire une réserve inopérante ? Je vais trop loin en disant inopérante: car il pouvait se faire qu'il y eût en Belgique des actes de fondation antérieurs au décret de 1806 et tombant sous l'application de ce décret. Il pouvait donc y avoir une réserve à faire.

Mais j'ai parcouru le tableau des actes de fondation, que le gouvernement nous a fait distribuer, et je n'y ai pas trouvé un seul acte antérieur à 1806, qui tombe sous l'application du décret du 3l juillet de la même année. Quelle en est la conséquence ? C'est que si l'article 84 de la loi communale n'a en vue que les actes auxquels était applicable le décret de 1806, il est de toute évidence que le législateur de 1836 s'est battu, pendant plusieurs jours, contre des moulins à vent.

On a soulevé les questions de la plus haute importance ; les principaux orateurs de la Chambre ont pris part à la discussion, et cependant il ne s'est pas trouvé, dans toute l'assemblée, un seul orateur assez instruit de l'état des choses, pour dire :

« Honorables collègues, il est parfaitement inutile de discuter, même un instant, sur la réserve dont vous vous occupez, car il n'existe pas en Belgique un seul acte qui tombe sous l'application du décret de 1806. »

Voilà cependant la conséquence à laquelle on arrive ; on supposait que la pensée du législateur de 1836 est celle que le projet en discussion exprime.

On dit, je le sais, qu'il y a des décrets impériaux, des arrêtés du roi Guillaume qui ont autorisé l'érection d'établissements d'utilité publique avec administrateur spéciaux, et que c'est à ces décrets impérial et autres que le décret de 1806, à ces arrêtés du roi Guillaume, que le législateur de 1836 a fait allusion en disant : « Il n'est pas dérogé aux actes de fondation qui établissent des administrateurs spéciaux. »

Soit ! mais, s'il en est ainsi, dites, dans le projet de loi : « Sans préjudice aux décrets et aux arrêtés qui établissent des administrateurs spéciaux ; » mais ne faites pas dire une absurdité au législateur de 1836.

Si vous soutenez que l'article 84 n'a eu en vue que de faire respecter les actes de fondations autorisés par des décrets impériaux ou par des arrêtés du roi Guillaume, dans ce cas, il faut le dire positivement ; mais vous ne le dites pas ; vous dites : « sans préjudice de l’intervention des administrateurs spéciaux établis dans les limites déterminées par l'arrêté du 10 fructidor an XI, et par le décret du 31 juillet 1806. »

Il résulterait de l'adoption du projet de loi, tel qu'il nous est soumis, et qui a, à la fois, les caractères d'une loi interprétative et le caractère d'une loi nouvelle ; il en résulterait que le gouvernement pourrait même supprimer les administrateurs spéciaux créés par des décrets impériaux et par des arrêtés du roi Guillaume.

On prétend, il est vrai, que l'empereur n'avait pas le droit de porter de semblables décrets ; on prétend que les arrêtés pris par le roi Guillaume étaient illégaux, et cela malgré l'article 228 de la loi fondamentale, malgré les rapports faits annuellement aux états généraux et qui n'ont jamais été critiqués par personne ! et, aujourd'hui, par le projet de loi, on veut consacrer législativement ce qu'on appelle des illégalités, des abus de pouvoir !

Ou bien, les décrets impériaux et les arrêtés du roi Guillaume constituent des illégalités, ou ils sont légaux: s'ils constituent des illégalités, ce n'est certes pas à une Chambre belge libre qu'il faut s'adresser pour faire consacrer législativement ce qu'on appelle des illégalités, des abus de pouvoir.

Si, au contraire, l'empereur et le roi Guillaume n'ont fait que des actes légaux, laissez donc de côté ces grands mots d'illégalité, d'abus de pouvoir, qu'on invoque pour justifier une thèse injustifiable !

Mais, messieurs, pouvons-nous constitutionnellement interpréter l'article 84 dans l'état actuel des choses ?

D'après le rapport de la section centrale, l'affirmative n'est pas douteuse, l'article 28 de la Constitution est formel.

Je ne puis, messieurs, partager l'opinion des honorables membres de la Chambre avec lesquels j'ai siégé dans la section centrale ; j'ai eu l'honneur d'y constituer toujours seul la minorité.

A parler franchement, je doute que j'arrive à une réussite beaucoup plus favorable dans la Chambre ; j'espère toutefois qu'en m'adressant à la raison et en bannissant de mon discours tout ce qui pourrait ressembler à de la passion, j'obtiendrai quelque chose de plus dans cette assemblée que dans la section centrale ; j'espère qu'au moins je ne constituerai pas seul la minorité.

Messieurs, l'article 28 de la Constitution ne dit pas : « L'interprétation des lois par voie d'autorité appartient au pouvoir législatif », mais il dit que « l’interprétation des lois par voie d'autorité n'appartient qu'au pouvoir législatif. » Il ne dit donc pas : «, Il est libre au pouvoir législatif d'interpréter la loi quand bon lui semble... »

Voilà cependant la conclusion à laquelle on arrive dans le système soutenu par la section centrale.

D'après la section centrale, l'intervention du pouvoir législatif est obligatoire dans le cas prévu par la loi du 4 août 1832 ; elle est facultative dans les autres cas.

Je ne partage pas cette opinion de la section centrale sur la portée de l'article 28 de la Constitution

La pensée du Congrès est très simple : Une loi peut avoir été rédigée d'une manière si obscure, que les tribunaux ne parviennent pas à se mettre d'accord sur son sens et que, par suite, la justice ne soit pas rendue.

Or comme la justice doit toujours être rendue, il faut bien, alors qu'il est constaté que les tribunaux ne se tiendront pas sur le sens d'une lo, il faut bien qu'un pouvoir quelconque fixe ce sens par voie d'autorité.

Il n'est pas douteux que telle ait été la pensée du Congrès en votant l'article 28 de la Constitution. C'est donc seulement dans un cas extrême, lorsqu'il y a impossibilité, sans cela, de faire rendre la justice, qu'il y a lieu d'interpréter une loi par voie d’autorité.

A qui, s'est ensuite demandé le Congrès, convient-il de confier le soin d’interpréter la loi par voie d'autorité ? Le Congrès s'est prononcé di faveur du pouvoir législatif.

« L'interprétation des lois par voie d'autorité n'appartient qu'au pouvoir législatif, » dit l'article 28.

Quelle est la véritable portée de cet article ?

Il y a lieu d'interpréter une loi quand il y a impossibilité, sans cette interprétation, de fixer le sens de la loi.

Alors l'interprétation se fait par le pouvoir législatif. Il restait à déterminer dans quels cas il y aurait impossibilité présumée de voir fixer le sens de la loi, par le pouvoir judiciaire. C'est ce que la loi du 4 août 1832 a fait.

Elle a décidé dans quel cas est présumée l'impossibilité d'obtenir justice, la nécessité de recourir à l'interprétation par voie d'autorité. Personne ne soutiendra que nous soyons dans l'état d'impossibilité prévu par la loi du 4 août 1832. Permettre au pouvoir législatif d'interpréter une loi alors que la nécessité n'en est pas démontrée, c'est permettre au pouvoir législatif, contrairement à. la division des pouvoirs établie par notre Constitution, de s'immiscer dans les attributions du pouvoir judiciaire.

En effet le procès De Rare est jugé en première instance en faveur de l'héritier ; le jugement est infirme en appel, mais la cour de cassation anéantit l'arrêt de la cour d'appel ; l'affaire est pendante devant la cour de Gand, on ne sait pas quelle sera la décision de cette cour ; du moins moi je ne le sais pas.

Eh bien, que fait-on ? Le ministre, qui prétend que la loi doit être interprétée comme il l'entend, qui veut avoir raison per fas et ne fas contre le pouvoir judiciaire, vient nous saisir d'une loi d'interprétation.

Si cette loi était votée avant que l'arrêt de la cour de Gand fût rendu, cette cour devait rendre son arrêt conformément à la loi votée et contrairement peut-être à ce qu'elle aurait décidé sans cette loi. C'est évidemment s'immiscer dans les attributions du pouvoir judiciaire, ce que le Congrès constituant n'a pas voulu.

Messieurs, interpréter une loi par autorité avant qu'il soit constaté que sans cette interprétation la justice ne pourrait pas être rendue, il faut le reconnaître, ce serait ouvrir la porte aux abus les plus graves, abus qui ont été signalés lors de la discussion de la loi du 4 août 1832. A cette époque voici ce que disait la commission du barreau de Bruxelles à propos de la loi du 4 août 1832.

Je prends ces extraits dans un numéro de l’Emancipation d'aujourd'hui, numéro qui contient un article remarquable d'un membre du barreau de Bruxelles, désigné pas la lettre P. S., sur le point qui se traite en ce moment

Le barreau de Bruxelles avait chargé une commission de présenter des observations sur le projet de la loi du 4 août 1832. « Cette commission, dit P. S., trouva que l'opposition entre la cour de cassation et deux cours d'appel constituait un conflit assez sérieux pour qu'il y ait lieu à faire une loi interprétative ; mais elle voulait enlever à parelle loi une partie de sa gravité, en demandant que l'interprétation ne réagît pas sur le litige a l'occasion duquel elle aurait eu lieu. »

« Voici ce que disait à cet égard cette commission dans son rapport :

« La majorité de la commission du barreau de Bruxelles est encore d'avis que lorsqu'il arrive qu'une cause donne lieu à l'interprétation législative, cette interprétation ne doit jamais avoir d'influence sur la décision du procès entre les parties. Les assemblées législatives ne peuvent être transformées en arènes judiciaires... »

« La commission proposait de laisser, en dernière analyse, la décision du procès, quant au point de droit, à la cour de cassation, chambres réunies.

« Mais c'est surtout dans les travaux préparatoires de la loi de 1832 qu'on trouve la preuve, la preuve éclatante, qu'à cette époque on comprenait combien est exorbitant le pouvoir d’interpréter les lois par voie d'autorité, ce pouvoir « dangereux, » comme l'appelait déjà l'honorable M. Raikem, dans le rapport de la section centrale sur le titre III de la Constitution. On comprenait alors, ce que la majorité de la section centrale (page 1069) a si déplorablement méconnu, que recourir à l'interprétation authentique avant qu'il fût raisonnablement permis de désespérer d'une solution judiciaire définitive, c'était froisser dans sa dignité l'un des grands pouvoirs de l'Etat, le pouvoir gardien des droits de tous ; c'était lui enlever son attribut le plus précieux, son attribut essentiel, l'indépendance.

« Qu'on lise le rapport de la section centrale sur la loi de 1832 et on verra, en le comparant au rapport de la section centrale sur la prochaine nouvelle rédaction, que depuis cette époque le sens constitutionnel a, hélas ! singulièrement baissé dans certaine région politique. Le projet du gouvernement portait qu'il y aurait lieu à interprétation législative lorsque après la cassation, le second arrêt ou le second jugement serait attaqué par les mêmes moyens que le premier.

« Ce projet n'exigeait donc pas, comme le veut la loi qui intervint, qu'une dernière épreuve fût tentée devant la cour de cassation, chambres réunies.

« Eh bien, voici ce que porte sur ce projet le rapport de la section centrale, œuvre de l'honorable M. Destouvelles :

« Toutes les sections ont repoussé cette disposition. Elles ont estimé que ce serait, pour ainsi dire, associer la puissance législative à l'exercice du pouvoir judiciaire, que de recourir à l'interprétation avant que la cour de cassation eût épuisé toute son autorité. Elles ont considéré l'interprétation comme une voie extrême, dont l’emploi ne peut être justifié que par l'impossibilité d'obtenir, par d'autres moyens légaux, la fixation du véritable sens de la loi. La section centrale a partagé l'avis des sections... »

« Cela concorde quelque peu, me semble-t-il, ne déplaise à la majorité de la section centrale, avec l'opinion que je défends. Mais parcourons la discussion de la loi. C'est là que nous venons combien haut était porté, à ce temps où les cris au clérical ne tenaient pas encore lieu de sagesse politique, combien haut était porté, et par des membres éminents du parlement, le principe si audacieusement menacé aujourd'hui, le principe de la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire.

« Et d'abord M. Devaux.

« Cet honorable membre ne se contenta point de l'amendement que la section centrale, d'accord avec toutes les sections particulières, avait porté au projet du gouvernement.

« Voici l'amendement qu'il déposa lui-même dans la séance de la Chambre des représentants du 15 juin 1332 ;

« Art 23. Lorsque après une cassation, le second arrêt ou jugement est attaqué par les mêmes moyens que le premier, la cour de cassation prononce chambres réunies.

« Art. 24. Si la cour annule le second arrêt ou jugement, l'affaire est, dans tous les cas, renvoyée à une cour d’appel. La cour d'appel, saisie par l'arrêt de cassation, prononce toutes les chambres réunies. L'arrêt qu'elle rend ne peut être attaqué par la voie de cassation. Toutefois, il en est ultérieurement référé au roi, afin qu'une loi interprétative soit, dans le moindre délai possible, proposée aux Chambres »

« Comme on le voit, cet amendement, de même que la proposition du barreau de Bruxelles, amoindrissait la gravité de la loi interprétative, en ce qu’il enlevait à pareille loi toute influence sur le procès qui avait donné naissance au conflit et, par suite, à l’interprétation.

Seulement, au lieu de la cour de cassation, c'était la troisième cour d'appel qu'il appelait à rendre la semence suprême. Elle aurait statué en toute liberté et avant l'interprétation.

« Dans les deux systèmes (celui du barreau de Bruxelles et celui de M. Devaux), la loi interprétative différait néanmoins de la loi ordinaire, en ce que la première régissait : 1° les procès futurs, mais dont l'objet serait antérieur à l'interprétation ; 2° les procès présents, mais qui n'auraient pas encore parcouru toutes les voies de solution judiciaire.

« Dans l'un et l'autre système, en effet, le paragraphe 2 de l'article 25 demeurait intact : « Les cours et tribunaux sont tenus de se conformer à la loi interprétative dans toutes les affaires non définitivement jugées. »

« C'est exactement l'effet que la majorité de la section centrale veut attribuer à la future nouvelle rédaction. »

« Et cependant la commission du barreau de Bruxelles et l'honorable M. Devaux trouvaient cet effet tellement exorbitant, qu'ils ne l'ont concédé qu'en présence du conflit entre la cour de cassation chambres réunies et deux cours d'appel !

« On était donc loin à cette époque de reconnaître au pouvoir législatif le droit absolu, sans restriction, d'interpréter les lois par voie d'autorité.

« Ecoutons M. Devaux :

« Par suite d'une interprétation erronée de la proposition de l'honorable membre, le ministre de la justice avait objecté que cette proposition conférait, en définitive, à la troisième cour d'appel le droit d'interprétation par voie d'autorité.

« Et M. Devaux répond :

« Le pouvoir législatif conservera l'interprétation des lois, car après que la cour loyale aura prononcé dans le cas spécial, il y aura interprétation par la législature ; seulement l'interprétation n'aura pas d'influence sur le cas en litige.

« Ainsi l'interprétation est dévolue aux Chambres ; c'est le jugement que je ne veux pas leur déférer.

« Quant à l'interprétation générale de la loi, elle reste. Ce que fait la cour royale dans ce cas-ci, c'est ce qu'elle aurait fait dans le cas où il n'y aurait pas eu doute : elle applique la loi comme elle veut l'entendre ; elle ne fait donc pas une interprétation ; elle prend une décision. L'interprétation ne commence qu'après que la cour royale a prononcé. Et comme, par suite d'une semblable procédure, il y aura des motifs suffisants pour interpréter la loi, le pouvoir exécutif proposera un projet de loi et les Chambres décideront en termes généraux. »

« M. Devaux comprenait aussi bien que M. Raikem, aussi bien que M. Destouvelles, que le pouvoir d'interpréter les lois était un pouvoir dangereux et dont on ne devait user qu'à n dernière extrémité.

« ... Que, ferons-nous quand ces questions nous seront soumises ? disait-il encore. Irons-nous chercher quelle était la pensée de ceux qui ont porté la loi, il y a dix ou vingt ans ? Non, nous ferons une loi qui sera moins une interprétation de la disposition au sens douteux, qu'une loi nouvelle, claire, précise et telle que des doutes ne puissent plus s'élever à l'avenir. Nous chercherons à exprimer moins ce que la loi a été, que ce qu'elle devait être. »

« Cette pensée, l’orateur la reproduisit plus énergiquement encore dans un second discours :

« Si les Chambres, ainsi s’exprima-t-il devaient juger un procès où il y a lieu à interprétation, j'aimerais mieux qu'il fût décidé par le plus mince tribunal ; les Chambres ne sont pas faites pour juger ; il y a trop de passions au milieu d'elles. »

« Ne dirait-on pas que M. Devaux devinait, en 1832, le rapport de la section centrale de 1859 ?

« La proposition de M. Devaux rencontra l'adhésion de plusieurs membres des plus autorisés de la Chambre.

« Je citerai M. Liedts.

« Cet honorable membre, en appuyant l'amendement, s'en exagérait même la portée :

« De tous les principes que consacrent nos lois civiles, disait-il, il n’en est pas de plus précieux, de plus sacré, que celui qui veut que les transactions et les actions des citoyens ne puissent être régies que par la loi existante et non par les prescriptions d'une loi future. C'est sur ce principe que reposent la sécurité des conventions, la stabilité de la propriété ; je dirai même la liberté civile, car il n'y a plus de liberté civile, lorsqu'une loi peut rechercher les actions passées sous une loi antérieure.

« Or vous détruisez évidemment ce grand principe, si vous permettez qu'une loi interprétative puisse régler des conventions déjà faites.

« A la vérité, ainsi que je l'ai dit, c'était là une exagération. C'était la négation de l'interprétation par voie d'autorité, puisque l’honorable membre n'accordait, de cette manière, à la loi interprétative d'autres effets que ceux d'une loi ordinaire. M. Devaux n'allait pas aussi loin ; il soustrayait à l'action de la loi interprétative non toutes les causes nées antérieurement, déjà pendantes ou encore à introduire, mais seulement le procès à l'occasion duquel l'interprétation aurait eu lieu.

« Mais ces paroles de M. Liedts n'en démontrent que mieux combien on comprenait, à cette époque, qu'une loi interprétative n'était constitutionnelle, qu'à la condition de n'être qu'une voie extrême, comme disait l’exposé des motifs.

« Je citerai encore l'honorable M. Ch. de Brouckere qui soutint l'amendement de M. Devaux avec une égale énergie.

« Je citerai enfin l'honorable M. Van Meenen, d'anticatholique mémoire.

« Ce savant député, élevé depuis à la vice-présidence de la cour de cassation, était de l'avis de l'honorable gouverneur actuel de la province de Brabant.’

Vous voyez donc, messieurs, ce que les auteurs de la loi de 1832, l'honorable M. Devaux, l'honorable M. Liedts, l'honorable M. Destouvelles, l'honorable M. Van Meenen et les honorables MM. de Brouckere pensaient d'une loi d'interprétation. Je pense absolument comme eux.

Je laisse à la Chambre qui veut respecter les principes du congrès le soin d'apprécier si elle veut faire une loi d’interprétation suivant la pensée de ces honorables membres.

Adopter le projet de loi avec le sens interprétatif que lui donne le gouvernement, ce ne serait pas seulement violer les principes élémentaires sur l'interprétation des lois, ce serait violer l'article 107 de la Constitution.

La Constitution a voulu par tous les moyens possibles garantir contre les empiétements du pouvoir les droits naturels et civils des citoyens.

Elle ne s'est pas contentée de les proclamer pompeusement, comme tant d'autres constitutions ; elle a voulu entourer ces droits de garanties. Comme première garantie, elle a adopté l'article 78 de la Constitution qui ne reconnaît au roi d'autres droits que ceux que lui accordent formellement la Constitution ou les lois portées en vertu de la Constitution.

Le Congrès ne s'est pas borné à cela ; il a voulu garantir la stricte observation du principe déposé dans l'article 78 ; il l'a fait par l'article 107 de la Constitution :

« Les cours et tribunaux n'appliqueront les arrêtés et règlements (page 1070) généraux, provinciaux et locaux, qu'autant qu'ils seront conformes aux lois »

Quelle est la conséquence qui résulte de cette disposition ? Il en résulte que si le roi prend un arrêté qui viola les droits d'un citoyen, que ce citoyen refuse d'exécuter cet arrêté, et qu'il soit traduit devant les tribunaux, les tribunaux, faisant application de l'article 107 de la Constitution, mettent de côté l'arrêté royal ; ils ne l'appliquent pas et donnent raison au citoyen.

A ce point de vue, il faut bien reconnaître que le pouvoir judiciaire en Belgique est le véritable palladium de nos libertés.

Voyons maintenant les conséquences qui résulteraient de l'adoption du projet de loi.

Un citoyen fait une fondation avec la condition sine qua non que cette fondation aura des administrateurs spéciaux ; il déclare, d'une manière formelle, que si le gouvernement ne veut pas autoriser l'érection de cette fondation, il entend que cette fondation ne soit pas faite et qu'elle retourne à ses héritiers, qu'elle reste dans le patrimoine de sa famille.

Ce citoyen meurt et, par suite de sa mort, ses héritiers sont légalement saisis de la succession. Le gouvernement refuse d'autoriser la fondation avec administrateurs spéciaux et il prend un arrêté dans lequel il déclare considérer comme non écrite la clause relative aux administrateurs spéciaux et attribue la libéralité aux administrateurs légaux, à la commission des hospices. Celle-ci assigne les héritiers en délivrance. Les héritiers résistent parce que la fondation a été faite sous une condition sans l'accomplissement de laquelle la fondation doit être considérée comme non avenue.

Cette condition n’ayant pas été remplie, ils disent au nom du fondateur : « Vous n'avez pas le droit de vous emparer de cette libéralité, puisque vous ne voulez pas passer par la condition qui y est attachée. »

Les tribunaux donnent raison aux héritiers et respectent ainsi les droits du citoyen. Eh bien, c'est précisément le cas dans l'affaire du chanoine de Rare. Je suppose que l'arrêté royal qui a autorisé les hospices à accepter ce legs soit inconstitutionnel, illégal, non conforme à la loi et que, par conséquent, aux termes de l'article 107 de la Constitution, il soit interdit aux tribunaux de l’appliquer ; qu'arriverait-il si vous veniez à faire la loi interprétative qu'on vous propose ?

Vous arriveriez à cette conséquence que vous auriez supprimé en fait l'article 107 de la Constitution et empêché le pouvoir judiciaire de protéger les droits des citoyens contre les abus du gouvernement. Voilà, messieurs, les conséquences auxquelles vous arriveriez,

Du reste, vous comprenez fort bien que permettre au gouvernement de considérer comme non écrite la clause relative aux administrateurs spéciaux, c'est encore une fois, à un autre point de vue, permettre au gouvernement de s'immiscer dans le domaine du pouvoir judiciaire. Ici ce n’est plus le pouvoir législatif, mais le pouvoir exécutif qui est en cause.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Lisez l'article 900 du Code civil.

M. Van Overloop. - Cet article ne vous donne nullement le droit que vous voulez vous attribuer. Il s'applique à un autre ordre d'idées. Je crois que le gouvernement ne peut pas réputer non écrites certaines dépositions d'un testament sans s'immiscer dans l'exercice du pouvoir judiciaire. Voici mon raisonnement :

Une fondation a eu lieu avec administrateurs spéciaux ; le gouvernement refuse d'autoriser l’érection de cette fondation ; l'héritier du fondateur (car je parle ici dans l'intérêt des familles) dit ; Je suis aux droits de mon auteur ; ou la fondation aura lieu avec administrateurs spéciaux ou elle n'aura pas lieu.

Le gouvernement, nonobstant cette « contestation », use de son omnipotence et dit : Je considère cette clause comme non écrite ; elle est contraire à l'article 900 du Code civil et j'attribue la libéralité de votre auteur à la commission des hospices. Eh bien, je prétends que le gouvernement n'a pas ce droit ; je dis qu'une contestation de ce genre ne peut être jugée que par les tribunaux conformément à la Constitution, article. 92 : « Les contestations qui ont pour objet des droits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux. »

Ah ! je comprendrais que si la libéralité était soumise à des conditions véritablement étranges et qui tomberaient sous l'application de l'article 900 du Code civil, je comprendrais qu'alors une contestation s'élevant entre le gouvernement et l'héritier de l'auteur de la fondation, le gouvernement renvoyât la commission des hospices et l'héritier devant les tribunaux faire décider si la clause est ou n'est pas illicite.

Je comprendrais cela comme le roi Guillaume le comprenait. Ainsi, une contestation du genre de celle que je viens de faire connaître s’était présentée sous le roi Guillaume ; qu'a-t-il fait ? A-t-il dit : Je considère ces clauses comme non écrites ; donc j'autorise les hospices à accepter la fondation et je mets de côté les administrateurs spéciaux ? Nullement, il a agi très sagement. Il a pris un arrêté ainsi conçu :

« Considérant qu'il s'agit d'une question de meo et tuo, renvoyons les parties devant le pouvoir judiciaire, pour être ensuite statué comme il appartiendra. »

Voilà ce que je comprends ; je comprends que le gouvernement ne doive pas passer par toutes les conditions, mais je lui dénie le droit de s'immiscer dans le pouvoir judiciaire et je prétends que c'est là ce qu'il fait quand il décide lui-même qu'une clause doit être considérée comme non écrite ; c'est là ce que notre Constitution n'a pas voulu.

A un autre point de vue encore, permettre au gouvernement de considérer certaines clauses comme non écrites, c'est violer le principe que nul ne peut se créer un droit ni se rendre justice à lui-même.

Une difficulté existe entre un particulier et le gouvernement et c'est le gouvernement, une des parties en cause, qui dit : Je me donne tel droit et vous devez respecter l'exercice de ma volonté.

Jamais, j'espère, en Belgique on n'arrivera à de pareilles conséquences.

Du reste, messieurs, si, comme le dit le gouvernement, le projet de loi est véritablement interprétatif, il doit avoir un effet rétroactif, parce que la conséquence de l'adoption de ce projet sera que le législateur de 1836 sera censé avoir voulu ce que ce projet lui fait dire.

« Je n'en abuserai pas, dit le gouvernement ; je ne bouleverserai pas les faits accomplis, »

Mais si le projet de loi est adopté comme interprétation, je voudrais bien savoir où le gouvernement puiserait le droit de ne pas l'appliquer. Est-ce que l'article 67 de la Constitution n'est pas là portant que le chef du pouvoir exécutif ne pourra jamais dispenser de l'exécution d'une loi, ni en suspendre l'exécution ? Quant à moi, je ne veux pas, pour rester fidèle à notre Constitution, accorder le moindre pouvoir arbitraire au gouvernement.

Ce n'est pas un cas de salus populi suprema lex esto dont il s'agit dans l'espèce. Ah ! s'il s'agissait de prendre d'autres mesures, des mesures comme nous devrons peut-être en prendre, et si le gouvernement nous demandait un vtle de confiance, je dirais, messieurs, ces mêmes paroles : salus populi suprema lex esto ! Mais ces paroles je ne les prononcerai pas à propos de l'interprétation de l'article 84 de la loi communale.

Je ne veux pas, quant à moi, accorder le moindre pouvoir arbitraire au gouvernement, parce que la Constitution a voulu que tous les pouvoirs fussent délimités, qu’il n'y eût rien d'arbitraire en Belgique ; par conséquent ceux qui veulent rester fidèles aux traditions du Congrès doivent vouloir qu'aucun droit arbitraire ne soit accordé au gouvernement.

Gardons-nous, messieurs, de faire des lois avec effets rétroactifs. On pourrait dire que la Constitution ne le défend pas. Mais il est quelque chose au-dessus de la Constitution, c'est la justice. Est-ce que, pzr hasard, tout ce que la Constitution ne défend pas est permis ? Évidemment non.

Dès lors l'argument tiré de ce que la Constitution ne défend pas de donner un effet rétroactif à une loi, prouve trop et, par conséquent, ne prouve rien.

« La loi, dit la constitution du 24 juin 1793, et vous savez sous quel régime on vivait alors, la loi est l'expression libre de la volonté générale ; elle est la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse, elle ne peut ordonner que ce qui est juste et utile à la société, elle ne peut défendre que ce qui lui est nuisible. » (Article 4.)

Or, je le demande, est-il juste, quand un citoyen a donné à l'Etat, à une personne civile, un bien sous des conditions irritantes, et lorsque la personne civile émanée de l'Etat a accepté cette libéralité sous ces conditions, est-il juste que plus tard, sans nécessité évidente aucune, l'Etat vienne dire, usant de la plénitude de ses pouvons ou plutôt de sa volonté arbitraire : Je garde la libéralité et je supprime les conditions qui y étaient apposées ? Evidemment cela n'est pas juste.

Voici, messieurs, ce que disait à propos de la rétroactivité cette même constitution du 24 juin 1793 ; il est vrai que c'était à propos des lois criminelles : « La loi qui punirait les délits commis avant qu'elle existât serait une tyrannie : l'effet rétroactif donne à la loi serait un crime. »

Mais la constitution du 5 fructidor an III dit à son tour : « Aucune loi, ni criminelle, ni civile, ne peut avoir d'effet rétroactif. »

Ce grand principe social, qui est au-dessus de toutes les constitutions, je le répète, sans nécessité aucune, on voudrait, en 1539, le violer en Belgique ! Car telle serait évidemment la conséquence de l'adoption du projet de loi dans un sens interprétatif, puisque nous venons d'établir qu'un sens interprétatif ayant été donné à un texte de loi par la loi, il est impossible au gouvernement qui, comme pouvoir exécutif, doit exécuter la loi, de ne pas appliquer la loi interprétée à tous les actes passes.

Mais, dit-on, l'institution d'administrateurs spéciaux est nuisible à la société. C'est là, messieurs, une question de fait, sur laquelle je ne suis pas d'accord avec ceux qui mettent cette proposition en avant. C'est une question de fait sur laquelle ne sont pas non plus d'accord avec ceux qui la mettent en avant, ni l'Amérique, ni l'Angleterre, ni la Hollande, ni la Prusse. Aucun de ces pays ne partage l'opinion des honorables défenseurs de cette proposition, que l'institution des administrateurs spéciaux est nuisible à la société.

Mais, dit-on encore, les idées de 1789 s'opposent au rétablissement des corporations. D’abord, messieurs, nous sommes en 1859, nous ne sommes plus en 1789, la société a progressé depuis lors, comme je vais vous le prouver en quelques mois dans un instant.

Et puis, remarquez le bien, les idées de 1789, quoiqu'on l’ait (page 1071) toujours soutenu, ne s'opposent pas du tout au rétablissement des corporations. Aux termes de la constitution du 5 fructidor an III, époque où les idées de 1789 étaient à leur apogée, il était tout simplement interdit constitutionnellement d'ériger des corporations ou des associations contraires à l'ordre public ; d'où la conséquence qu'en principe les idées de 1789 ne faisaient pas si bon marché qu'on l'a prétendu de ce qu'on appelle les corporations.

Mais, messieurs, si les idées de 1789 qui sont toujours invoquées en matière de bienfaisance dans cette Chambre, constituent la vérité, pourquoi n'applique-t-on pas généralement les idées de 1789 ? Ainsi, comme je viens d'avoir eu l’honneur de vous le dire, les idées de 1789 étaient à leur apogée sous la constitution du 5 fructidor an III. C'est après cette constitution que la réaction a commencé. Or que dit, au nom des idées de 1789, l'article 354 de la constitution du 5 fructidor ? « Nul ne peut être empêché d'exercer, en se conformant aux lois, le culte qu'il a choisi. »

Je demande si l'on vaudrait encore de cette idée de 1789, après 1830, en Belgique !

En Belgique, nous ne voulons pas de mesure préventive. En France, au moyen de la loi, on pouvait supprimer cette célèbre liberté des cultes qu'on prétend que nous devons aux idées de 1789.

« Il n'y a pas, dit l'article 85, de limitation à la liberté de la presse.

« Toute loi prohibitive, quand les circonstances la rendent nécessaire, est essentiellement provisoire, et n'a d'effet que pendant un an au plus, à moins qu'elle ne soit formellement renouvelée. »

En 1830 encore une fois, nous ne voulons pas de mesure préventive quant à la presse, et cependant avec les idées de 1789, on pouvait suspendre provisoirement, mais ce provisoire pouvait durer bien longtemps, la liberté de la presse !

« Il ne peut, dit l'article 360, être formé de corporations ni d'associations contraires à l'ordre public. »

Ainsi les corporations sont permises ; ce n'est que pour autant qu'elles sont contraires à l'ordre public, qu'elles sont interdites. Mais encore, voudrait-on de cet article en 1830, depuis notre Constitution qui ne veut pas de mesure préventive ni quant aux associations, ni quant à la presse, ni quant aux cultes ?

« Art. 362 (et ceci devient encore plus curieux) : Aucune assemblée de citoyens ne peut se qualifier d'assemblée populaire. »

Voilà les idées de 1789.

« Art. 361 (de plus fort en plus fort) : Aucune société particulière, s'occupant de questions politiques, ne peut correspondre avec une autre, ni s'affilier à elle, ni tenir des séances publiques, composées de sociétaires et d'assistants distingués les tuns des autres, ni imposer des conditions d'admission et d'éligibilité, ni faire porter à ses membres aucun signe extérieur de leur association. »

« Art. 363. Les citoyens ne peuvent exercer leurs droits politiques que dans les assemblées primaires ou communales. »

Voilà les idées de 1789 !

Celui qui voudrait les introduire en Belgique aujourd'hui, ne rappellerait-il pas les abus d'un autre âge ?

Pour rester dans le vrai, disons que les idées de 1789, en matière de bienfaisance, ne sont pas plus la vérité absolue qu'elles ne le sont en matière politique. Si les idées de 1789 étaient des vérités toujours, on devrait les appliquer en toutes circonstances, et j'espère bien qu'on n'en arrivera pas là ni en matière de politique, ni en matière de bienfaisance.

Je crois avoir eu l'honneur de le démontrer à la Chambre de la manière la plus complète ; il est impossible, si l'on veut rester fidèle au véritable esprit de nos institutions et à ce que consacrent la jurisprudence et la doctrine quant à la rétroactivité des lois, que vous acceptiez le projet de loi dont nous nous occupons en ce moment, en lui donnant une portée interprétative.

Maintenant voulez-vous l'accepter comme loi nouvelle ? A cet égard la majorité est parfaitement libre. La question de savoir s'il est utile que le roi puisse autoriser l'érection d'établissements de bienfaisance avec administrateurs spéciaux, c'est là une question. fait, c'est une question que nous pourrons résoudre et je déclare d'avance que je n'ai aucun parti pris à cet égard ; c'est une question que nous pourrons résoudre après l'enquête que le gouvernement vous a promise, lorsque nous serons à même de comparer les effets des institutions de bienfaisance qui ont des administrateurs spéciaux et les effets des administrations de bienfaisance qui ont des administrateurs légaux, lorsque nous pourrons voir quelles sont celles de ces administrations qui obtiennent le plus de libéralités en faveur des pauvres, enfin, lorsque nous pourrons apprécier, les chiffres tous les yeux, quelle serait la législation la plus utile aux classes nécessiteuses.

A quoi bon, messieurs, vouloir trancher cette question aujourd'hui ? Est-ce que le cabinet n'a pas déclaré formellement dès 1849, dans la circulaire de l'honorable M. de Haussy, qu'il entendait fermement tenir la main à l'application des principes proclamés dans cette circulaire ? Eh bien, le ministère est certain qu'il ne sera autorisé aucune fondation avec administrateurs spéciaux aussi longtemps qu'il aura le pouvoir en mains, et je crois qu'il espère le conserver longtemps.

Ainsi, messieurs, ma conclusion est extrêmement simple ; c'est d'abord de rejeter le projet de loi comme loi interprétative, d'une manière absolue ; c'est, en second lieu, de le rejeter comme inopportun si on veut lui donner le caractère de loi nouvelle.

Je terminerai, messieurs, par une citation une je puise dans l'ouvrage de M. Thonissen, La Belgique sous le règne de Léopold Ier et qui me semble exactement applicable, au point de vue politique, à la marche actuelle de nos affaires :

« Chez nous, disait le rédacteur de la Revue nationale, les Chambres, si elles le voulaient, pourraient anéantir nos plus précieuses garanties sans se heurter à la lettre de la Constitution. La Chambre des représentants ne pourrait-elle supprimer ou rendre illusoire le traitement des magistrats, et rendre ainsi l’administration de la justice impossible ? Ne pourrait-elle, étendant la mesure aux fonctionnaires amovibles, annuler le pouvoir exécutif ? Ne pourrait-elle, en soumettant chaque feuille imprimée à un timbre de dix francs, confisquer la presse ? Ne pourrait-elle supprimer la liberté des industries qui n'est écrite nulle part, en les soumettant toutes à une autorisation préalable ? Si M. Devaux avait voulu se donner la peine d'allonger cette liste, il aurait facilement trouvé des solutions analogues pour toutes les libertés chères aux catholiques. Que deviendrait la liberté de l’enseignement, si l'Etat, puisant à pleines mains dans les coffres du trésor public, multipliait et favorisait ses établissements au point de rendre toute concurrence impossible ? Que deviendrait-elle, si, au sortir de l'école, du collège et de l'université, le gouvernement forçait l'élève à se présenter devant un jury composé d'adversaires de l'enseignement libre ? Que deviendrait la liberté de la charité, si l'Etat, substituant sa volonté à celle des testateurs, s'emparait des fonds légués et plaçait l'action froide et monotone du pouvoir administratif, là où les bienfaiteurs des pauvres auraient placé l'influence vivifiante de l'autorité religieuse ? » (Revue nationale, t. IV (1840), pages 284 et 285.)

Je sais, messieurs, que ces mots : autorité religieuse effarouchent certaines oreilles, mais qu'on y prenne garde ! L'autorité religieuse, l'autorité civile, l'autorité du propriétaire, l'autorité du père de famille, ce sont des chaînons de la même autorité ; supprimez le premier et vous pouvez être persuadés que tous les autres seront brisés successivement. Il en est des autorités comme des libertés : toutes les libertés sont solidaires, quoiqu'elles doivent rester chacune dans leur sphère propre.

La liberté, messieurs, comme l'a dit un célèbre orateur, la liberté c'est le mouvement, sons entraves, de la volonté dans le bien. Respectons toujours le mouvement de la volonté dans le bien, ne réprimons jamais que le mouvement de la volonté dans le mal, et, soyez-en persuadés, le progrès individuel et le progrès social seront admirables !

Que si, au contraire, nous ne respectons pas le mouvement de la volonté dans le bien, ah ! toute l'histoire l'atteste, nous tomberons inévitablement dans l'anarchie ou dans le despotisme.

M. le président. - Quelqu'un demande-t-il la parole.

M. B. Dumortier. - Il me semble, messieurs, qu'il devrait se trouver dans la gauche quelqu'un pour répondre aux objections si sérieuses que vient de présenter l'honorable M. Van Overloop... M. le ministre de la justice n'a-t-il rien à répondre ?

- Des membres : Aux voix !

M. B. Dumortier. - Le pays jugera. Quant à moi, je demande à parler.

M. le président. - Vous avez la parole.

M. B. Dumortier. - Je demande à parler, mais l'heure est trop avancée pour que je puisse terminer aujourd'hui. Le règlement veut, d'ailleurs, qu'on entende alternativement un orateur contre et un orateur pour.

- Un membre. - Il n'y en a pas.

M. B. Dumortier. - Vous voulez donc faire un coup d'Etal ? Vous voulez voter la loi sans donner les motifs de votre vote ?

Eh bien, le pays jugera une pareille conduite. (Interruption.) Les motifs de votre vote, M. de Brouckere, si vous votez pour le projet, ne peuvent pas être dans la loi, car elle est contraire à tous vos précédents.

Je demande, M. le président, à parler dans la séance de demain, et je dépose sur le bureau l'amendement suivant :

« Ajouter :

« Et sans qu'il soit permis au gouvernement de refaire le testament en violant la volonté du testateur. »

M. le président (après avoir donné lecture de l'amendement de M. Dumortier). - La parole est à M. Dumortier pour développer son amendement.

M. B. Dumortier. - Je demande à parler demain.

M. le président. - M. Dumortier propose de remettre la séance à demain, quelqu'un demande-t-il la parole sur cette proposition.

- La remise de la séance à demain est mise aux voix ; elle n'est pas adoptée.

Projet de loi approuvant la convention qui proroge le traité du 27 février 1854 entre la Belgique et la France

(page 1072) M. le président. - Je propose à la Chambre d'utiliser le restant de la séance, en s'occupant de la convention conclue avec la France.

- Cette proposition est adoptée.

Vote de l’article unique

Le projet de loi se composant d'un article unique, est ainsi conçu :

« Article unique. La convention signée à Paris le 18 avril 1859 pour proroger le traité de commerce, conclu le 27 février 1854, entre la Belgique et la France, sortira son plein et entier effet. »

- Personne ne demandant la parole, il est procédé à l'appel nominal.

81 membres sont présents.

78 répondent oui.

3 répondent non.

En conséquence, le projet de loi est adopté. Il sera transmis au Sénat.

Ont répondu oui : MM. Ansiau, Coomans, Coppieters 't Wallant, Dautrebande, de Baillet-Latour, de Bast, de Boe, de Breyne, Ch. de Brouckere, H. de Brouckere, Dechentinnes, de Decker, De Lexhy, de Liedekerke, Deliége, de Luesemans, de Mérode-Westerloo, de Moor, de Muelenaere, de Naeyer, de Paul, de Pitteurs-Hiegaerts, de Renesse, de Ruddere de Lokeren, Desmaisières, de Smedt, de Terbecq, de Theux, Devaux, de Vrière, Dolez, B. Dumortier, d'Ursel, Frère-Orban, Frison, A Goblet, Godin, Grosfils, Jacquemyns, Janssens, J. Jouret, M. Jouret, Landeloos, Lange, le Bailly de Tilleghem, J. Lebeau, Loos, Manilius, Mascart, Moncheur, Muller, Nélis, Neyt, Notelteirs, Orban, Pierre, Pirson, Rodenbach, Rogier, Sabatier, Saeyman, Tack, Tesch, Vanden Branden de Reeth, A. Vandenpeereboom, E. Vandenpeereboom,. Vander Donckt, Vanderstichelen, Van Iseghem, Van Leempoel, Van Overloop, Van Renynghe, Vermeire, Vervoort, Verwilghen, Wala et Verhaegen.

Ont répondu non : MM. De Fré, Louis Goblet et Orts.

- La séance est levée à 4 heures et demie.