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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 21 décembre 1859

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1859-1860)

(page 393) (Présidence de. M. Dolez, premier vice-président.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Florisone, secrétaire$, fait l'appel nominal à 1 heure et un quart.

M. de Boe, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Florisone, secrétaire, présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« Le sieur Smits, vicaire de Budingen, présente des observations sur un passage du rapport de la commission d'enquête, qui le concerne. »

- Renvoi à la commission d'enquête.


« Le sieur Larock, médecin vétérinaire diplômé, demande des modifications à la loi du 11 juin 1850 sur l'exercice de la médecine vétérinaire. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Leruth réclame l'intervention de la Chambre, pour qu'un avocat d'office lui soit désigné, afin de se pourvoir en cassation contre un arrêt rendu par la cour d'appel de Liège. »

- Même renvoi.

Projet de loi ouvrant des crédits provisoires au budget des ministères des affaires étrangères, de l’intérieur et des travaux publics

Rapport de la commission

M. Savart. - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau le rapport de la commission spéciale qui a été chargée d'examiner le projet de loi ayant pour objet d'ouvrir des crédits provisoires aux départements des affaires étrangères, de l'intérieur et des travaux publics.

La commission propose à l'unanimité l'adoption du projet de loi.

Discussion des articles et vote sur l’ensemble

M. le président. - La Chambre est-elle d'avis de procéder immédiatement à la discussion de ce projet ?

- De toutes parts : Oui ! oui !

- La discussion générale est ouverte.

Personne ne demandant la parole, on passe aux articles.

« Art. 1er. Des crédits provisoires, à valoir sur les budgets des dépenses de l'exercice 1860, sont ouverts :

« 1° Au département des affaires étrangères, de cinq cent mille francs (fr. 500,000).

« 2° Au département de l'intérieur, de deux millions de francs (fr. 2,000,000).

« 3° Au département des travaux publics, de quatre millions de francs fr. 4,000,000). »

- Adopté.


« Art. 2. La présente loi sera obligatoire le 1er janvier 1860. »

- Adopté.


On passe à l'appel nominal sur l'ensemble du projet de loi. Le projet est adopté à l'unanimité des 70 membres présents.

Ce sont : MM. Savart, Snoy, Tack, Thibaut, Thienpont, Vanden Branden de Reeth, E. Vandenpeereboom, Vander Donckt, Van Iseghem, Van Overloop, Van Renynghe, Van Volxem, Vermeire, Vervoort, Wasseige, Allard, Cartier, Coppieters 't Wallant, Crombez, de Baillet-Latour, de Bast, de Boe, de Breyne, de Bronckart, H. de Brouckere, Dechamps, Dechentinnes, de Decker, de Florisone, de Gottal, Deliége, de Montpellier, de Moor, de Naeyer, de Pitteurs-Hiegaerts, de Portemont, de Renesse, de Ruddere de Te Lokeren, de Terbecq, de Theux, Devaux, de Vrière, d Hoffschmidt, d'Ursel, Faignart, Grandgagnage Grosfils, Guillery, Jacquemyns, Jamar, Janssens, J. Jouret, M. Jouret, Koeler, Laubry, le Bailly de Tilleghem, J. Lebeau, Loos, Magherman, Manilius, Moncheur, Moreau, Muller, Neyt, Notelteirs, Orts, Pirmez, Rodenbach, Royer de Behr, Saeyman et Dolez.

Projet de loi portant le budget du ministère des travaux publics de l’exercice 1860

Rapport de la section centrale

M. d’Hoffschmidtµ. - J’ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a été chargée d’examiner le budget des travaux publics, pour l'exercice 1860.

M. le président. - Ce rapport sera imprimé et distribué, et mis à la suite de l'ordre du jour.

Rapport de la commission d’enquête sur les élections de l’arrondissement de Louvain

Discussion des conclusions

M. le président. - La parole est continuée à M. Dechamps.

(page 401) .M. Dechamps. - Messieurs, hier, je vous ai dit quels étaient, selon moi, la pensée et le but politique que nos adversaires désignaient comme conclusion à l'enquête parlementaire sur les élections de Louvain. J'ai tâché de vous faire comprendre quel était le caractère imprimé à cette enquête depuis son origine jusqu'au rapport de voire commission.

Je vous ai présenté l'analyse du rapport de la commission et je crois vous avoir fait saisir par quel procédé M. le rapporteur était arrivé au résultat auquel la commission a abouti.

J'ai exprimé avec franchise mon opinion sur le rapport de M. De Fré dicté, selon moi, par les plus incurables préventions.

J'ai dit que cela devait être ainsi : qu'on a commencé l'enquête, qu'on l'a conduite et qu'on la termine avec une pensée politique, parce que nous sommes des hommes politiques et que la Chambre ne sera jamais une magistrature impartiale. Je vous ai rappelé l'exemple de l'Angleterre ; je vous ai montré la chambre des communes se dessaisissant du droit d'enquête, pour constituer un tribunal spécial n'ayant aucun caractère politique et afin de soustraire les minorités au caprice, à l'arbitraire et au despotisme des majorités.

Je vous ai rappelé les paroles graves, solennelles prononcées par lord Granville, et ces paroles je vous ai prié de les accepter, pour vous, majorité, comme une leçon.

Messieurs, ma conviction est que si nous n'entourons pas le droit d'enquête constitutionnelle de nouvelles garanties, de garanties qui nous manquent complètement ; si nous restons dans la voie où nous sommes, sur la pente où nous glissons, ce droit constitutionnel d'enquête vous l'aurez compromis et tué.

J'étais arrivé là hier. Mais avant de continuer, la Chambre me permettra de faire une rectification. Je veux éviter que l'honorable orateur qui se lèvera tout à l'heure pour me répondre, ne s'arme d'une apparence d'erreur pour me contredire.

J'ai dit hier, messieurs, qu'en Angleterre, avant 1841, il était interdit d'ordonner une enquête ou de décider une invalidation d'élection, lorsque le candidat lui-même n'était pas personnellement et directement en cause.

J'ai ajouté que, depuis 1841, je croyais qu'il fallait toujours qu'il y eût complicité, connivence de la part du candidat. Je crois encore que la jurisprudence, en général, est telle en Angleterre. Dans les nombreuses enquêtes que j'ai parcourues, j'ai toujours vu les candidats plaidant par leurs avocats devant le comité d'enquête, et, par conséquent, personnellement en cause. Cependant, des amis m'ont fait remarquer que des faits pourraient m'être opposés. Cela peut être ; les bills sur la corruption, en Angleterre, se succèdent pour ainsi dire d'année en année, et la jurisprudence y est difficile à saisir ; mais j'ai deux remarques à faire : la première, c'est que je pense que ces faits à m'opposer ne sont qu'exceptionnels ; la seconde, c'est que ce point est tout à fait accessoire dans l'ensemble de l'argumentation que j'ai présentée.

Messieurs, que reste-t-il de l'enquête de Louvain ? Il reste des dépenses électorales et l'intervention du clergé. Avant d'avoir entendu hier l'honorable M. Devaux, je m'étais bien promis, permettez-moi de vous le dire, de ne pas descendre à discuter ces distinctions arbitraires entre tel ou tel mode d'indemnité électorale, ces subtilités dignes des casuistes les plus habiles, et qui ne permettent plus à M. De Fré de rappeler les souvenirs d'Escobar et de Sanchez.

Mais l'honorable député de Bruges, dont le talent donne de la valeur à des arguments qui n'en ont aucune, me force à descendre sur ce terrain.

D'abord, veuillez-le remarquer, le fait de corruption électorale, dans le sens réel et juridique du mot, n'existe pas, et cependant en dehors du fait légal et juridique, vous n'avez plus que des appréciations arbitraires.

L’honorable M. Carlier a loyalement reconnu qu’aucun fait de corruption juridique n’était établi. Les seuls faits de ce genre mentionnés dans la plainte des pétitionnaires, c’était le fait Courtois et celui de Vaes. Ces faits ont été controuvés devant l'enquête ; ils ont disparu et l'enquête elle-même n'y a substitué aucun autre fait de cette nature.

M. Devaux a reconnu avec la même loyauté qu'il croyait sincèrement qu’il n y avait pas eu intention déloyale, qu'on n'avait pas voulu acheter des votes et corrompre les électeurs. Il a laissé de côté tous ces petits faits exceptionnels qui décorent le rapport de l'honorable M. De Fré et sur lesquels la commission avait étayé sa synthèse d'accusation.

M. Devaux examine un principe, celui des indemnités électorales ! Il adopte le principe quand il est pratiqué sous une forme, il le repousse comme une corruption, quand il est pratiqué sous une autre.

Il absout les indemnités lorsqu'elles se présentent sous la forme de frais de voyage et de dîners ; mais il les condamne sous la forme qui a été admise à Louvain. L’argent donné avant l'élection (l'honorable membre a emprunté cet argument à l'honorable M. De Fré), cet argent est corrupteur ; c’est un système infernal, a-t-il dit, qui lie, qui engage la liberté de l’électeur ; mais l'argent donné après les élections pour dîners électoraux, par les associations ou par les candidats, laisse l'électeur parfaitement libre et l'argent payé est irréprochable.

Messieurs, je ne puis prendre au sérieux cette argumentation. Au point de vue où nous sommes placés, que se passe-t-il dans les élections de la plupart des arrondissements où il y a lutte ?

Des associations libérales et des comités conservateurs sont organisés aux chefs-lieux. Ces associations et ces comités ont un chef d'élection dans chaque commune, avec lequel on correspond. Ces chefs d'élection, à la veille de l'élection, sont chargés de louer les voitures de voyage, de prendre des coupons au chemin de fer pour les électeurs qui l'exigent, et de leur distribuer des cartes pour le dîner électoral préparé au chef-lieu d'arrondissement.

Veuillez remarquer que ces voitures, dans lesquelles montent les électeurs, sont louées avant les élections, que ces coupons de chemin de fer sont donnés aux électeurs avant l'élection ; que ces cartes de dîner leur sont distribuées avant l'élection. La distinction faite par les honorables MM. Devaux et De Fré, entre l'argent corrupteur donné avant l'élection et l'argent amnistié donné après, n'existe donc pas.

Or, je demande à l'honorable M. Devaux : Quelle différence sérieuse y a-t-il entre ces deux faits : dire à l'électeur : Voici 5 francs pour servir à vous indemniser de vos frais de voyage et de séjour au chef-lieu électoral ; ou dire à l'électeur : Voici un coupon de chemin de fer que j'ai payé pour vous : voici la voiture que j'ai payée pour vous ; voici la carte qui vous donne droit au dîner électoral que j'ai fait préparer pour vous !

Je demande à l'honorable membre et à la Chambre tout entière : l'électeur est-il moins engagé par le second mode d'indemnité que par le premier ?

Je demande si l'électeur qui reçoit son coupon de chemin de fer et sa carte de dîner ne doit pas tout autant que celui qui reçoit une pièce de 5 francs, se croire engagé, sous peine d'être un malhonnête homme, à voter en faveur de celui au nom duquel il voyage et il dîne.

N'ai-je pas eu raison de dire que c'est une véritable subtilité de casuiste politique, d'établir une différence entre ces deux faits ?

M. Manilius. - Il est possible que les choses se passent ainsi à Louvain, mais elles ne se passent pas ainsi ailleurs.

.M. Dechamps. - Je vous déclare que dans de nombreux arrondissements que je pourrais nommer, les choses se passent ainsi, et j'en appelle à la bonne foi de la majorité.

M. Allard. - Je conteste.

M. J. Jouret et d'autres membres. - Nous contestons.

.M. Dechamps. - Vous savez bien qu'il dépendrait de moi de citer dix arrondissements dont les députés n'oseraient pas contester. Je le répète : le fait est de notoriété publique. Permettez-moi de vous indiquer un fait qui est à ma connaissance. Dans un arrondissement que je connais et où les faits se passent comme je viens de le dire, le chef électoral d'une commune vint dire à l'association électorale de l'arrondissement : J'ai 25 électeurs qui m'accompagnent et votent avec moi, vous me destinez autant de cartes de dîner, autant de coupons de chemin de fer pour ces électeurs ; les transports et les cartes vous coûteront autant. Eh bien, je vous demande la moitié de cette somme en argent ; au lieu de participer au banquet électoral dans le chef-lieu d'arrondissement, nous ferons cette dépense dans notre commune où nous nous réunirons en famille : vous ferez une économie de moitié, et nous aurons évité les excès et le tumulte des banquets électoraux.

C'est précisément ce qui s'est fait à Louvain. Je vous le demande, ces 25 électeurs qui avaient reçu de l'argent, avant l'élection, étaient-ils plus corrompus que les autres électeurs qui acceptaient les coupons de chemin de fer et la carte au dîner électoral ? Vous n'oseriez pas le soutenir sérieusement.

Messieurs, il est un argument que j'ai été étonné de rencontrer dans la bouche de l'honorable M. Devaux. Il a analysé la pièce de 5 francs donnée à des électeurs de l'arrondissement de Louvain ; il a supputé soigneusement ce que l'électeur aurait pu strictement dépenser pour le voyage et pour son dîner, et il est arrivé à trouver une économie d'un franc ou deux que l'électeur aurait pu rigoureusement faire. Il y avait donc, dit-il, rémunération.

L'honorable membre a supposé que l'électeur campagnard allait au chef-lieu manger du pain sec et boire de l'eau ; mais il a oublié ce que disait récemment l'honorable M. Hymans, que le jour des élections est un jour de fête et de liesse.

L'honorable M. Devaux croit-il qu'en présence de ces fêtes retentissantes et de ces banquets libéraux dont M. Wasseige nous a fait connaître le menu, croit-il que l'électeur rural choisisse ce jour-là pour en faire un jour d'abstinence et de jeûne ? Encore une fois, cela n'est pas sérieux.

La pièce de 5 francs, que représentait-elle ? C'est une moyenne faible, réduite même. Calculée sur quoi ? Sur le taux des dépenses électorales consacrées par l'usage dans tous les arrondissements où il y a lutte électorale. Voilà la vérité.

Messieurs, le système adopté à Louvain, je ne le préconise pas comme le plus convenable et le plus habile. Mais je dis qu’il vaut l’autre, en ce sens que l'abus de la dépense électorale existe dans les deux systèmes et j'ajoute qu'il y a cette différence que, dans le système que (page 402) l'honorable M. Devaux absout, il y en a plus l'orgie électorale et les désordres qui en sont les suites.

Messieurs, le système pratiqué dans l'arrondissement de Louvain est précisément celui qui est adopté pour les jurés et pour les témoins, lorsqu'il s'agit d'indemnité à leur allouer à titre de frais de déplacement et de séjour. Pour les jurés et pour les témoins l'indemnité commence pour les premiers à plus de deux kilomètres et à plus de 5 kilomètres pour les seconds ; cette indemnité, pour le juré, est de 1 fr. 25 par lieue de parcours, soit 2 fr. 50 cent. pour l'aller et le retour ; s'il y a deux lieues de parcours l'indemnité est de 5 francs, sans les frais de séjour, qui sont de 3 fr. 17 ; c'est-à-dire que le juré, pour remplir le devoir civique qui lui est imposé dans les conditions que je viens d'indiquer, aurait droit à une indemnité de 8 fr. 17 cent.

Pour les témoins l'indemnité est d'un franc par lieue de parcours, donc de deux francs à deux lieues pour l'aller et le retour ; en y ajoutant 2 francs 50 c. d'indemnité de séjour, nous arrivons à la somme de 4 fr. 50 c.

M. Devaux. - Qui paye ?

.M. Dechamps. - C'est l'Etat.

- Plusieurs voix. - Ah ! ah !

.M. Dechamps. - Il importe peu de savoir ici qui paye ; je veux démontrer que de témoin qui reçoit 4 fr. 50 c. et le juré qui reçoit 8 fr. 17 c. pour deux lieues de déplacement, pourrait, mieux encore que l'électeur de Haecht, économiser la moitié de ces indemnités allouées ; et pourrait-on dire que l'Etat corrompt les jurés et les témoins ? Mais je saisis votre interruption pour mieux éclaircir ce point.

Des membres de la majorité et de la minorité, ici et au Sénat, sont assez enclins à admettre un système qui a été préconisé au Sénat par l'honorable M. de Sélys-Longchamps et dans la Chambre par mon honorable ami M. de Decker ; c'est, pour mettre fin aux abus des dépenses électorales qui s'étendent, d'adapter, pour les électeurs, le système en vigueur pour les jurés et pour les témoins ; c'est-à-dire de mettre à la charge de l'Etat, pour l'accomplissement de ce devoir civique, des indemnités de voyage et de séjour pour les électeurs. Cette idée a été préconisée par une partie de la presse libérale.

Je n'ai pas à examiner ici ce système et à me prononcer, mais je le demande à M. Devaux, croit-il, s’il était adopté, qu'il y avait là un fait de corruption ? (Interruption.)

Eh bien, ce système préconisé par plusieurs de vos amis, n'est autre que celui pratiqué à Louvain.

Si le gouvernement prenait à sa charge les indemnités électorales, évidemment il ne donnerait pas des dîners aux électeurs. Que ferait-il ? Il allouerait aux électeurs, en argent, des indemnités de voyage et de séjour proportionnellement à la distance parcourue. En d'autres termes, il ferait précisément ce qu'on a fait à Louvain où l'on n'a pas distribué d'argent au chef-lieu et dans les communes du canton.

Messieurs, si l'on établissait en Belgique, une échelle de dépenses électorales pour les arrondissements où les luttes électorales ont été vives, à coup sûr, l'arrondissement de Louvain et la plupart des arrondissements des Flandres se trouveraient au bas de cette échelle, tandis que vous connaissez les noms des arrondissements qui figureraient au sommet de cette échelle, ceux précisément où presque toujours vous avez triomphé.

Je suis certain qu'il répugne beaucoup aux honorables représentants de ces arrondissements, qui savent que les dépenses électorales s'y sont élevées à un chiffre dix fois plus considérable qu'à Louvain, je suis convaincu qu'il leur répugne, en votant l'annulation des élections de Louvain, de condamner ainsi manifestement la loi.

Messieurs, ces dépenses électorales sont un mal auquel il importe d'apporter des remèdes ; savez-vous d'où elles sont nées ? Elles sont nées du régime électoral que vous avez créé. Quand, messieurs, on a abaissé le cens électoral à 20 florins, et qu'on a élevé les cabaretiers et les débitants de tabac au rang de censitaires politiques, évidemment, vous avez ouvert la source des dépenses électorales. (Interruption.)

En 1831, lorsqu'on discutait la loi électorale au Congrès, l'honorable M. Devaux et, à côté de lui, l'honorable M. Lebeau, se sont opposés à cette loi et l'ont repoussée par leur vote.

Et savez-vous pourquoi ? Parce que le cens électoral n'était pas assez élevé. L'honorable M. Lebeau disait alors : « Avec le cens à 20 florins, vous aurez des élections à l'anglaise, des élections qui s'achètent. »

Vous avez atteint, par les réformes de 1848 et de 1849, cette couche de la population où l'on vit de salaire et de la journée de travail, et pour laquelle les sacrifices sont impossibles ; ces électeurs, vous les avez multipliés et les indemnités électorales ont dû nécessairement s'étendre et se développer.

En Angleterre, à chaque bill de réforme électorale la corruption s'étend et devient plus profonde, à mesure que le cens électoral s'abaisse dans les bourgs et dans les comtés. En France on a le suffrage universel ; eh bien, le jour où le suffrage universel ne sera plus aux mains des préfets et des maires, il sera aux mains de la corruption.

Grâce à Dieu, messieurs, nous n'en sommes pas là ; nos mœurs y résistent, ce qui se passe chez nous n'est pas de la corruption ; mais le système des dépenses électorales a pris naissance évidemment dans le système électoral lui-même que vous avez créé.

Messieurs, en vous parlant de notre régime électoral, je reste au cœur du débat. En 1848, on a commis une grave faute, la plus grave que les partis constitutionnels et monarchiques aient commise depuis 1830.

Je veux tout de suite vous ôter la ressource de vous réfugier dans un fait qui m'est personnel et de répondre que cette réforme de 1848, nous l'avons acceptée.

Messieurs, vous savez qu'à ce reproche nous avons bien des fois répondu. Nous avons expliqué loyalement ce vote qui était un vote de circonstance, un vote politique et de confiance dans le gouvernement, qui avait besoin de l'unanimité des Chambres pour résister au danger dont les événements extérieurs menaçaient notre nationalité. Nous l'avons nettement déclaré, en 1848 ; on affecte de l'avoir oublié.

« Dans des circonstances normales, disais-je alors, j'aurais combattu cette loi que je regarde comme mauvaise, illibérale, et peu en harmonie avec les principes constitutionnels. » J'acceptais l'acte politique, au nom de la nécessité politique, pour laisser au gouvernement toute la liberté et aussi toute la responsabilité de son action ; mais nos réserves sur la loi même étaient formelles. Nous subissions, en acceptant la loi, la même pression des événements que vous subissiez en nous la présentant ; car vous y étiez tout aussi contraires que nous.

Mais je veux me placer au-dessus de cette justification personnelle.

Je crois que la faute commise, selon moi, en 1848, est commune aux deux opinions. Seulement nous y avons, nous, minorité de 22 voix à cette époque, une part de responsabilité bien moins grande que vous qui étiez majorité et gouvernement. Pour moi, je le déchire avec franchise, ce vote, malgré les réserves qui l'expliquent et qui le couvrent, ce vote je le regrette. Qui, dans une longue vie parlementaire, n'a pas de pareils regrets à exprimer !

Je viens de dire que nos adversaires avaient autant et plus que nous subi, en 1848, la pression des événements, et que cette réforme qu'ils proposaient, n'étaient pas plus dans leurs vœux que dans les nôtres. Qui l'ignore ?

Le congrès libéral de 1846, en rédigeant le programme du libéralisme, avait rejeté cette réforme du cens uniforme à 20 florins, comme illibérale et injuste. L'honorable M. Frère l'appelait ainsi et s'écriait : t Vous aurez, avec le cens de 20 florins, non pas des électeurs, mais des serviteurs. » '

L'honorable M. Forgeur, chef de la majorité au Sénat, disait alors que « ce système frapperait d'ostracisme une partie du pays, » c'est-à-dire les campagnes. M. de Tornaco affirmait que ce serait l'asservissement électoral des populations rurales.

M. Dolez s'était opposé, en 184,. à une réforme bien plus modérée, qui avait été proposée par M. Castiau. L'honorable M. Rogier, quatre jours avant la présentation de la loi de 1848, déclarait, en repoussant une proposition de réforme électorale de M. Castiau, cent fois moins radicale que le suffrage uniforme à 20 florins, déclarait que « jamais il n'irait jusque-là. »

Le gouvernement qui nous a proposé la réforme y était donc, en principe, aussi opposé que nous. Il a cédé aux événements ; peut-être a-t-il dû le faire ; mais la mesure qu'il croyait illibérale, injuste, mauvaise, frappant d'ostracisme les deux tiers de nos populations, ne peut pas eu elle-même lui paraître plus qu'à nous, équitable, bonne et vraie.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Vous avez félicité le gouvernement d'avoir proposé la loi, et la loi maintenait l'élection au chef-lieu.

.M. Dechamps. - Oui, et je viens d'expliquer comment ; mais je n'en affirme pas moins que notre loi électorale est la plus mauvaise que je connaisse ; elle cumule le danger du suffrage universel, par l'abaissement du cens, et les inégalités, les injustices du suffrage restreint. C'est une faute que les partis ont commise.

- Plusieurs membres. - Il n'y a pas de faute.

.M. Dechamps. - Oh ! tôt ou tard vous le reconnaîtrez ; vous et nous, tour à tour, nous en serons les victimes. Savez-vous pourquoi surtout cette faute est grande ? C'est parce que, pour la première fois nous sommes sortis de la Constitution. Le Congrès avait voulu que la loi électorale reposât sur une stabilité complète ; il avait voulu rendre la loi électorale inhérente à la Constitution même ; le Congrès avait compris que la loi d'élection, dans un pays constitutionnel, est toujours fondamentale et doit participer à l'immutabilité de la Constitution. (Interruption.) Je ne comprends pas l'interruption.

M. le président. - Veuillez continuer.

.M. Dechamps. - Je ne comprends pas l'interruption de la gauche. Ceci n'est-il pas élémentaire ? Le Congrès voulait ne pas « livrer les bases du droit d'élire à l'arbitraire des lois mobiles et changeantes, » c'est le mot de M. Defacqz, auteur de l'article constitutionnel. Il voulait interdire la possibilité de ces réformes électorales qui auraient bouleversé le fondement même du système électoral que le Congrès voulait maintenir, en conservant un juste équilibre entre les populations rurales et les populations urbaines.

Or, qu’a-t-on fait en 1848 ? En substituant au système du cens variable d'après les localités, que le Congrès avait consacré, le système opposé du suffrage uniforme qui ne tient aucun compte de la population (page 403) et ne la combine pas avec l'impôt, manifestement c'est la base du droit électoral qu'on a renversée ; on a fait ce que le Congrès avait cru interdire.

Eh bien, messieurs, je dis que c'est là un grand danger. Vous avez ouvert une brèche par laquelle les réformes électorales passeront successivement, aujourd'hui la vôtre, demain la nôtre ; la loi électorale, fondamentale par essence et à laquelle la stabilité avait été promise, deviendra la plus mobile de toutes. Une réforme électorale en enfante une autre, comme conséquence et comme nécessité. Vous avez rompu l'équilibre entre les villes et les campagnes ; il faudra le rétablir, par un mode ou par un autre ; à côté du mal, il faudra le remède.

Messieurs, vous n'ignorez pas qu'en France la restauration et le gouvernement de juillet sont précisément tombés de ce côté-là. (Interruption.) Il y a une sorte d'affectation à m'interrompre pour me fatiguer, mais vous ne parviendrez pas à me distraire des pensées que je développe, que je crois sérieuses et vraies et que je place au-dessus des intérêts momentanés des partis.

M. le président. - J'insiste de nouveau pour qu'on s'abstienne d'interrompre. Si l'on veut répondre, qu'on demande la parole.

.M. Dechamps. - Je dis que c'est aux questions électorales que tous les hommes sérieux rattachent la chute de la restauration et du gouvernement de juillet. La loi d'élection de 1817 enfanta la loi réactionnaire de 1820 qui, à son tour, a provoqué les ordonnances de juillet.

Le gouvernement français de 1830, en établissant le suffrage restreint, trop restreint, sur la base du scrutin de liste, du suffrage uniforme et de l'élection au chef-lieu de département, avait cru remettre la prépondérance politique à la classe moyenne, et il ne l'avait remise qu'aux mains de la démocratie urbaine qui a fait ou du moins a laissé faire la révolution qui a éclaté aux cris de : Vive la réforme électorale.

C'est donc notre régime électoral qui a enfanté la nécessite des dépenses électorales. Est-ce un bien ? Non, c'est un mal que nous déplorons autant que vous ; mais c'est à vous que la cause remonte, ne l'oubliez pas.

Ces dépenses électorales étaient faibles il y a quelques années, elles s'étendent ; bientôt il ne suffira plus d'avoir du talent et de l'honnêteté politique ; il faudra être riche. Le cens d'éligibilité dont la Constitution n'a pas voulu, l'usage consacré des dépenses électorales le rétablit.

Nous reconnaissons que c'est un mal ; nous en avons découvert la cause ; ou est le remède ? Le remède est-il dans l'annulation des élections ? Consiste-t-il à frapper une victime, pour un fait, un abus qui est général ? Non, messieurs, il faut prendre le remède où il est, et ne pas le rechercher là où il n'est pas.

Il faut rétablir l'égalité entre les électeurs, faire cesser l'ostracisme, pour me servir du mot de M. Forgeur, dont une partie du pays est frappée ; il faut faire ce que l'on a fait en France, en Hollande, en Angleterre, chaque fois qu'on a abaissé le cens électoral et augmenté le nombre des électeurs, il faut faciliter l'exercice du droit électoral pour nous rendre l'usage de ce droit le même pour tous, abolir le privilège réel, injuste, écrasant dont jouit l'électeur du chef-lieu d'arrondissement.

Faut-il pour cela toucher à la loi électorale, ou bien faut-il recourir à une mesure analogue à celle que mon honorable ami de Decker a indiquée ? Je ne sais ; mais l'injustice existe, elle doit cesser ; l'équilibre politique a été rompu, il doit être rétabli.

J'arrive, messieurs, à l'intervention du clergé dans les élections. C'est, pour nos adversaires, le côté politique du débat actuel.

L'honorable M. De Fré a rappelé les paroles que j'ai prononcées à l'occasion de cette intervention. S'il a cru m'embarrasser, il s'est trompé, car ces paroles, je les maintiens.

Je crois de jour en jour d'une conviction plus profonde que dans les temps agités que nous traversons, où les révolutions sont fréquentes, périodiques et tendent à devenir de plus en plus générales, où les gouvernements sont éphémères, je crois que le clergé, que l'Eglise doit rester de jour en jour dans sa sphère élevée et supérieure, pour ne pas se rendre solidaire des partis qui passent et des gouvernements qui tombent ; je pense que l'intérêt du clergé et de l'Eglise, au XIXème siècle, est de compter moins sur la protection des pouvoirs, et de plus en plus avec la liberté.

Les pouvoirs sont changeants, ils protègent, ils caressent aujourd'hui, mats souvent ils trahissent demain. La liberté a ses inconvénients et ses périls, sans doute, mais elle trahit moins, et à la longue elle finit par sauver toujours. (Interruption.)

Est-ce à dire, messieurs, que je condamne en toute circonstance l'influence du clergé dans la politique ? Les idées absolues à cet égard ne sont ni justes ni vraies.

Quand le clergé belge, sous le royaume des Pays-Bas, avant 1830, se trouvait à la tête du mouvement politique qui a enfanté noire indépendance nationale, après trois longs siècles d'efforts, le blâmiez-vous ? Non, vous applaudissiez.

Lorsque en 1830, dans la grande lutte électorale d'où sont sorties et la magnifique majorité du Congrès et la Constitution, lorsque dans cette grande lutte électorale le clergé prit une part considérable, je pourrais même dire prépondérante, trouviez-vous alors cette influence dangereuse et illégitime ? Au contraire, vous vous en réjouissiez et vous en profitiez.

Lorsque, dans les premières années de la révolution nous avions, vous et nous, à lutter contre un parti antidynastique et antinational, n'est-ce pas vous qui appeliez le clergé aux comices électoraux, pour nous aider à vaincre cette partie de l'opinion libérale, qui était votre adversaire, et qui portait alors un autre nom ? (Interruption.)

Quand le clergé à la voix d'O’Connell, se jetait dans ces luttes électorales ardentes qui ont fait triompher ka cause de l’émancipation politique et religieuse de l'Irlande, l'Angleterre wigh et tory ordonnait aussi des enquêtes électorales où l'on dénonçait O'Connell et le clergé d'Irlande comme coupables, non seulement d'intimidation religieuse, mais de corruption, l'Europe libérale entière de quel côté était-elle ? Etait-ce du côté de l'Angleterre qui accusait, ou de l’Irlande qui se défendait ? Je pourrais rappeler la conduite de la Pologne dans les combats de l’indépendance.

C'est que, lorsque des luttes nationales ou religieuses sont soulevées, le clergé, qui sort du peuple, sent, comme vous et comme moi, le sentiment patriotique battre dans sa poitrine ; le prêtre fait place, un moment, au citoyen.

Une autre cause rend cette intervention du clergé dans les luttes politiques plus légitime encore, c'est quand il s'agit de conquérir, de défendre et de conserver la liberté de l'Eglise ; pour lui la résistance et l'action deviennent un devoir.

Messieurs, il est une chose étrange, il y a 60 ans, avant la révolution, le clergé était un pouvoir, il avait des privilèges, il était riche ; la révolution lui a enlevé son pouvoir, ses privilèges et sa richesse et j'en bénis Dieu.

Vous avez séparé d'une manière bien radicale l'Eglise de l'Etat, vous avez, autant que cela était possible, voulu faire du prêtre un citoyen ; mais vous lui avez donné en échange la liberté dont il use pour instruire vos enfants, pour soulager vos pauvres dans ces admirables et innombrables œuvres de charité qu’il dirige, pour servir de forte digue à cette révolution, vaincue un jour mais qui n'est pas morte, qui s'organise en silence et qui menace toujours.

Le clergé qui n'a plus ni privilège, ni pouvoir, ni richesse ; je demande souvent au nom de quelles idées, au nom de quelle crainte et de quel grief il peut être encore aujourd'hui attaqué, comme il l'est tous les jours ! Sommes-nous au temps d'Innocent III et de Grégoire VII ? Mais il ne lui reste plus qu'une seule chose, c'est la liberté. C'est son refuge sacré et c'est précisément dans ce refuge de la liberté qu'on vient l'attaquer.

On lui accorde la liberté théorique, la liberté en droit, mais on la lui dénie en fait. On la lui accorde à la condition de n'en pas user. La liberté d'enseignement existe, la Constitution la consacre, elle est entière, illimitée. Mais quand le clergé s'en sert, quand il multiplie les écoles pour les pauvres, qu'il élève les collèges, qu'il fonde une florissante université, qu'entend-on dans la presse et à la tribune ?

Cet usage de la liberté, on l'appelle usurpation, envahissement et monopole ; monopole par la liberté auquel il faut opposer le puissant monopole de l'Etat. La liberté de la parole, le prêtre la possède au nom de la Constitution, comme tout citoyen, mais à la condition de ne pas pouvoir lire en chaire les mandements des évêques.

Le droit électoral, on le lui accorde en théorie, mais quand les circonstances lui conseillent d'en user, on se récrie, on distingue bien vite entre le citoyen et le prêtre, accordant au premier ce que l'on refuse au second.

L'intervention du clergé, c'est l'intimidation, l'oppression religieuse et l'oppression des consciences, c'est toujours l'usage du droit que l'on blâme ou que l'on conteste. Eh bien, savez-vous, messieurs, ce que c'est que ce droit ? C'est précisément celui que le code civil accorde aux interdits.

J'aime mieux la franchise de M. Hymans ; il a le malheur, presque chaque fois qu'il prend la parole à cette tribune, de jeter à la Constitution un regret ou une menace.

Il a dit récemment en parlant des établissements d'instruction dirigés par le clergé, que malheureusement la Constitution a placé ces établissements à l'abri du contrôle de l'Etat.

Ainsi l'article de la Constitution qui déclare la liberté d'enseignement est un malheur. (Interruption.)

M. Hymans. - Je n'ai pas dit cela.

.M. Dechamps. - Vous n'avez pas dit cela ! Mais c'est votre phrase textuelle. Ainsi cet article de la Constitution est un malheur, et l'honorable membre exprime hautement son regret.

L'autre jour il a été plus explicite encore et je le loue de sa franchise ; il a déclaré que s'il avait fait partie du congrès il se serait assis près de M. Defacqz pour voter avec la minorité du Congrès, contre le principe de la liberté religieuse et les articles constitutionnels qui en dérivent, la liberté d'enseignement, la liberté d'association religieuse.

M. Hymans. - C'est faux ! Je demande la parole.

.M. Dechamps. - Je m'étonne de cette dénégation. Permettez, nous allons nous comprendre. L'honorable membre a dit qu'il aurait siégé au milieu de la minorité, à côté de M. Defacqz, qu'il aurait défendu et adopté le principe de la suprématie civile, c'est-à-dire que l'Etat primât et absorbât l'Eglise, selon l'expression de M. Defacqz, qu'il aurait dès lors nécessairement, à moins de manquer de logique, voté (page 404) avec M. Defacqz et la minorité du Congrès contre les articles de la Constitution qui consacrent les libertés religieuses, telles qu'elles sont dans la Constitution.

M. Hymans. - Je n'ai jamais dit cela, vous l'avez inventé !

.M. Dechamps. - Alors je ne sais plus ni lire, ni comprendre. J'écouterai l'explication que l'honorable membre donnera à sa pensée, mais si je me suis trompé, toute la Chambre s'est trompée avec moi.

L'honorable membre contestera-t-il aussi que la première fois qu'il s'est fait entendre, la première fois qu'il a parlé dans cette Chambre, il a admis l'hypothèse d'une dictature comme en Piémont, à laquelle il acclamait d'avance. Ai-je eu tort de dire qu'il a le malheur, chaque fois qu'il parle, de ne pouvoir le faire sans jeter un regret ou une menace à la Constitution ? Cela n'empêchera pas l'honorable député de Bruxelles de se croire et de se dire très libéral, de nous donner des leçons et de nous appeler un parti réactionnaire et rétrograde du haut de son doctrinaire dédain.

Messieurs, je vous disais tout à l'heure que le système des dépenses électorales est sorti du régime électoral lui-même. Permettez-moi d’ajouter que l'intervention du clergé dans les luîtes électorales est née de la situation même des partis, tels qu'ils sont créés et que vous voulez à tout prix les maintenir.

Aussi longtemps que les deux partis constitutionnels et monarchiques seront ainsi divisés, exposant nos belles institutions à s'affaiblir, à s'altérer et à s'user au contact de ces divisions ; aussi longtemps que nos luttes politiques resteront sur le terrain religieux, que les questions religieuses serviront d'aliment perpétuel à nos divisions politiques ; aussi longtemps que vous conserverez aux partis des dénominations religieuses, affectant de nous appeler, nous le parti conservateur, de nous appeler le parti clérical, comme si nous étions dans la dépendance vis-à-vis d'un clergé accusé par vous de domination ; aussi longtemps que vous accepterez comme auxiliaires dans les luttes électorales les passions anti-chrétiennes et antireligieuses ; aussi longtemps que vous permettrez que l'on dise au pays, je ne dirai pas en votre nom, je ne veux pas vous faire cette injure, mais que l'on dise derrière vos rangs et à côté de vous : Ce frère infirmier de la prison d'Alost, ce frère coupable de la doctrine chrétienne, ces taches si rares sur ce manteau magnifique, voilà le clergé dans l'enseignement ; le prêtre au lit des mourants, c'est la captation ; le confessionnal, c'est la pression religieuse sur les consciences, c'est l'asservissement politique ; le clergé dans les élections, c'est le mensonge, l’immoralité, la corruption et le parjure ! Aussi longtemps que notre clergé, notre église, nos chères croyances seront ainsi calomniés, traînés aux gémonies politiques et jetés sans défense en pâture aux passions aveugles et mauvaises, aussi longtemps que tout cela existera sans votre formel désaveu ; oh ! ne vous étonnez pas que le clergé, comme sous le royaume des Pays-Bas, comme en 1830, comme en Irlande et partout ; ne vous étonnez pas qu'il vienne se défendre et résister. (Interruption.)

S'il intervient dans la politique, c'est qu'on l'y appelle et qu'on l'y provoque ; à coup sûr, ce n'est pas nous. Je me réjouirai le jour où son intervention électorale sera inutile et possible ; mes conseils d'abstention ne manqueront pas alors au clergé.

Mais ces conseils, il n'en aura pas besoin, car ce rôle politique il n 'accepte que1 comme un sacrifice imposé par un devoir, avec tristesse et regret.

M. E. Vandenpeereboom. - Je demande la parole.

.M. Dechamps. - La situation des partis, voilà ce qu'il faut avant tout guérir.

Ma conviction est que si, à l'aide de la prudence des hommes, vous et nous, à l'aide de la sagesse du gouvernement, du réveil du sentiment patriotique de 1830, si on ne parvenait pas à changer fondamentalement cette situation mauvaise, si les deux partis restent divisés, lorsque personne n'ignore que c'est aux déchirements funestes des partis monarchiques que la France de la restauration de juillet a dû sa chute, si cette situation n'est pas modifiée, je n'hésite pas à le dire, je crains bien que nous courions au-devant des mêmes dangers auxquels n'ont pu résister des gouvernements plus forts que nous.

Messieurs, souvenons-nous que nous sommes presque seuls en Europe, avec l'Angleterre, à porter le drapeau de la liberté politique. Ce drapeau, à peu près partout, est déchiré ou abattu. Croyez-moi, ce n'est pas trop de toutes nos mains réunies et de tous nos efforts associés pour tenir te drapeau haut levé devant les menaces de l'avenir. (Interruption.)

M. Hymans (pour un fait personnel). - Vous comprendrez aisément l'émotion qui me domine. Quand on est interpellé dans cette enceinte avec cette vivacité, par un honorable membre dont la parole a l'autorité qu'a la parole de l'honorable M. Dechamps, on a bien le droit de se sentir troublé. Heureusement que j'ai pour moi quelque chose de plus fort que le talent et l'éloquence de l'honorable M. Dechamps : c’est la vérité.

De toutes les choses énormes que l'honorable membre m'a accusé d'avoir dites à trois reprises différentes, il n’en est pas une que j’aie dite en réalité, je vais vous le prouver, non par des phrases, mais par les citations des Annales parlementaires. (Interruption.) Je ne comprends ni ces réclamations, ni ces cris de surprise ; lorsqu'on est aussi habile que l'honorable M. Dechamps à expliquer ses contradictions, on ne doit pas être étonné que celui qui ne s'est pas contredit se croie assez fort pour répondre.

J'ai dit un jour dans la discussion du projet de fortifications d'Anvers, que j'avais confiance dans le cabinet, que j’étais convaincu que dans des moments difficiles, et je répète les expressions mêmes dont je me suis servi, la Chambre n'hésiterait pas à accorder des pleins pouvoirs au gouvernement, c'est-à-dire qu'elle lui donnerait sa confiance absolue pour parer à certaines éventualités. Et quand j'ai dit cela, je n'ai pas dit que je voulais suspendre la Constitution et je n'ai rien dit de contraire à la Constitution.

Je viens de répéter textuellement les paroles dont je me suis servi ; je me les rappelle parfaitement, et je maintiens qu'elles n'ont rien d'inconstitutionnel. La preuve, c'est que dans l'article 63 de la Constitution il est dit : « Le Roi commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, fait les traités de paix, d'alliance et de commerce. Il en donne connaissance aux Chambres aussitôt que l'intérêt et la sûreté de l'Etat le permettent, en y joignant les communications convenables. » C'est donc qu'il y a des circonstances où le gouvernement, sans le consentement des Chambres, peut prendre les mesures qu'il croit utiles à la défense du pays. J'ai dit qu'en de telles circonstances, le gouvernement, s'il demandait des pleins pouvoirs, aurait ma confiance, et qu'il aurait celle de la Chambre, comme il l'a eue en 1832, bien que le ministère d'alors eût en réalité violé la Constitution, en permettant à une armée étrangère de pénétrer sur le territoire, sans l'autorisation des Chambres.

Je ne suis pas fâché que l'honorable M. Dechamps ait porté ici ce reproche qui déjà vingt fois s'est produit dans la presse catholique dans les termes les plus infâmes. Je ne suis pas fâché de relever cette accusation qui n'est pas autre chose qu'une contre-vérité.

Deuxième violation de la Constitution : Dans l'interpellation que j'ai cru de mon devoir de faire à propos de ce qui s'était passé dans la prison d'Alost, j'ai été très modéré, trop modéré peut-être. Dans cette interpellation j'ai dit que nous ne pouvions atteindre ces faits parce qu'ils s'étaient passés dans des établissements qui se trouvaient sous l'égide de le Constitution.

.M. Dechamps. - Lisez donc le Moniteur.

M. Hymans. - Je ne l’ai pas sous la main.

.M. Dechamps. - Vous ne citez pas le texte.

M. Hymans. - La collection que j'ai en main commence au 6 décembre, et mon interpellation est du 4. D'ailleurs, il y a très peu de temps que cette interpellation a été faite, et la Chambre se souvient parfaitement de mes paroles.

J'ai dit qu'il y avait des établissements dont la liberté nous empêchait d'atteindre les faits qui pouvaient s'y commettre. J'ai dit que c'était un malheur, parce que si des faits de ce genre devenaient plus fréquents dans des établissements dirigés par le clergé, et où la liberté ne nous donne pas le droit d'entrer, le pays pourrait trouver fâcheuse l'existence d'une liberté qui nous empêche de remédier au mal, de frapper des abus et des crimes. Voilà où serait le malheur.

M. de Theux. - C'est tout un discours.

M. le président. - L'orateur a demandé la parole pour un fait personnel ; il était dans son droit ; et le règlement me commandait de la lui accorder immédiatement. Il se renferme dans le fait personnel. Le règlement n'a donc pas cessé d'être respecté.

M. Hymans. - J'ai dit que c'était un malheur que la liberté protégeât ces abus.

M. H. Dumortier. - Il y a le Code pénal.

M. Hymans. - Je termine par une réponse au troisième chef d'accusation, à la troisième violation de la Constitution. J'ai dit que j'acceptais la liberté avec tous ses inconvénients.

Voici mes propres paroles :

« J'accepte la liberté, avec tous ses inconvénients. Le législateur de 1830 a admis la séparation de l'Eglise et de l'Etat, il faut que nous l'acceptions. Peut-être que si j'avais eu l'honneur de siéger au Congrès, je me serais joint à l'honorable M. Defacqz, etc... »

J'ai dit peut-être. Vous demandez le texte des Annales parlementaires ; cela s'y trouve. Mais peu m'importe ; cela ne s'y trouverait pas, que cela reviendrait au même. Je renonce au « peut-être », si vous voulez. J'ai dit que j'aurais voté pour l'amendement de M. Defacqz ; je ne m'en rappelle pas exactement les termes ; je l'aurais voté ; je dis plus, je ne serais pas le seul. Mais je ne veux pas revenir sur ce qui existe.

Je crois avoir répondu au reproche de l'honorable M. Dechamps, et vous en avoir démontré toute l'inexactitude. J'engage l'honorable membre à être un peu plus prudent une autre fois. (Interruption.) J'ai le droit de dire cela, car un homme de la valeur de M. Dechamps ne s'expose pas impunément à recevoir des démentis. Je le prie donc de ne pas m'accuser d'inconséquence, et de ne pas prêter si promptement ses qualités aux autres.

M. le président. - La parole est à M. Dechamps sur l'incident personnel.

.M. Dechamps. - Deux mots seulement. L'honorable membre a eu tort de croire que j'aie voulu lui adresser un reproche, et je n'ai pas compris son émotion. J'ai loué sa franchise.

(page 405) M. Hymans. - J'ai dit mon opinion.

.M. Dechamps. - Précisément : quand on a eu le courage de professer une opinion, il faut avoir celui de la maintenir.

Je tiens à constater que ce que j'ai avancé, l'honorable membre l'a constaté lui-même. J'ai dit que chaque fois que l'honorable membre avait pris la parole, il avait jeté en passant à la Constitution une menace ou un regret. Le regret, il vient de vous le renouveler. Il a regretté que la Constitution mît les établissements d'instructions dirigés par le clergé à l'abri du contrôle de l'Etat. Il a dit que c'était un malheur.

Il ajoute aujourd'hui, allant un peu plus loin encore, qu'il craint que le pays un jour ne dise avec lui, que c'est un malheur. En quoi ai-je contrarié les faits et la vérité ?

Lorsqu'il a parlé de l'hypothèse de la suspension de la Constitution, il a rappelé ce qui s'est passé en Piémont, il ne l'a pas sans doute oublié ; je ne lui en fais pas un crime, mais encore une fois, quelle ligne des Annales a-t-il citée pour démentir ce que j'avais dit ?

L'honorable membre (et ceci est plus grave) vient de déclarer ici, en témoignant toujours ce même regret, peu sympathique à notre charte, que s'il avait siégé au Congrès, il aurait voté pour que l'Etat primât et absorbât l'Eglise (ce sont les expressions de M. Defacqz). L'honorable membre ne le conteste pas.

Cette opinion il a le droit de l'exprimer, mais ce que je constate, c'est que pour l'honorable député de Bruxelles, la Constitution n'est pas son idéal, c'est qu'il aurait voulu que la liberté religieuse, telle que le Congrès l'a consacrée, n'y fût pas écrite ; c'est qu'il aurait voulu la Constitution telle que la minorité du Congrès aurait voulu la faire, et telle que quelques-uns voudraient peut-être la refaire à l'aide de lois organiques.

Je dis que quand on émet une opinion à cette tribune, il faut avoir e courage de la défendre et ne pas s'offenser que des adversaires la produisent pour la combattre.

(page 393) M. Orts. - Messieurs, la première parole que j'adresserai à l’éminent orateur qui vient de se rasseoir sera une parole de remerciement sincère et cordial ; de remerciement sincère parce que, par une exception rare sur les bancs où il siège, il a su prouver une fois de plus que la modération dans la forme n'ôte rien à la vigueur et à la puissance de l'argumentation.

S'écartant du luxe de violences auquel ses amis nous avaient habitués, il n'avait pas, il est vrai, comme d'autres, à cacher sous ce luxe la pauvreté du raisonnement. Je remercie l'honorable M. Dechamps d'avoir replacé le débat sur le terrain qui devrait être toujours le terrain des discussions parlementaires. Je l'en remercie en mon nom, je l'en remercie pour la dignité du parlement.

Mais, messieurs, si l'honorable membre trouve en moi un admirateur sincère de son talent, qu'il me permette de lui dire qu'il rencontrera aussi en moi un adversaire constant et convaincu des conclusions qu'il a développées devant vous, des idées qu'il a émises et des conséquences qu'il a tirées de l'enquête. Et c'est parce que je ne puis accepter ni ces idées, ni ces conclusions, ni ces conséquences que j'ai demandé la parole pour lui répondre lorsqu'il a qualifié le caractère général de l'enquête.

Je ne puis admettre ni les appréciations de détail de cette enquête ni les considérations générales qui ont servi à l'honorable membre et de péroraison et d'exorde. Je ne puis pas croire avec lui que l'enquête parlementaire, que le rapport qui en résume la physionomie, que la conclusion de la majorité de la commission, que tout cela soit le couronnement d'un système dont la base est la pétition émanée de l'association libérale de Louvain, priant la Chambre d'annuler les élections. Je ne puis pas admettre qu'il y ait là un but et que ce but soit celui que l'honorable membre a indiqué avec une rare persistance hier et aujourd'hui.

Je ne puis pas admettre que si une majorité vote la nullité des élections de Louvain à la suite des conclusions de la commission qui la propose, je ne puis pas admettre que ce soit parce qu'un parti redoute ou regrette l'intervention d'une partie de nos populations dans l'exercice du droit électoral, parce que ce parti ne voudrait plus d'électeurs des campagnes, parce qu'il voudrait les suffrages des électeurs des villes seuls, parce qu'il voudrait, en un mot, écarter les campagnards de l'urne du scrutin. Je ne crois pas que le rapport de la commission d'enquête, ni même les conclusions de la pétition de Louvain, soient la déclaration de quelque nouvelle guerre des paysans.

Du reste, messieurs, pourquoi voudrions-nous modifier la situation électorale faite par le système en vigueur aux diverses catégories de population du pays ? Quel intérêt aurions-nous à le faire ? Est-ce que nous sommes, sur nos bancs, de ceux qui, comme l'honorable M. Dechamps, regrettent ce qu'ils appellent la faute de 1848 ?

Que l'honorable M. Dechamps, s'il le croit, se rassure je n'ai point assez d'autorité dans cette Chambre pour parler en un autre nom qu'en mon nom personnel, mais pour ce qui me concerne je déclare bien haut que je ne regrette ni aucune des libertés inscrites dans la Constitution de 1831, ni aucune des libertés, complémentaires des premières, inscrites dans nos lois à la suite du grand mouvement de 1848.

Je veux ces libertés intactes et complètes et je ne suis pas de ceux qui considèrent l'acte qui les a données comme une faute dont on doive convier aujourd'hui ses anciens complices à se repentir.

Cette faute de 1848, loin de nous en avertir, l'honorable M. Dechamps avec tous ses amis nous ont applaudi lorsque nous la commettions et qu'ils la commettaient avec nous. Alors ils pensaient comme nous ; ils appréciaient les choses au même point de vue que nous ! Après dix ans l'accord est rompu par la droite. L'honorable M. Dechamps est seul aujourd'hui pour proclamer une faute le grand fait qui sauva la Belgique.

Quelque ami de la droite se lèvera peut-être pour adhérer à cet acte de tardive contrition, mais sur nos bancs, qui l'applaudissaient en 1848, je ne pense pas que l'honorable membre trouve une voix pour parler aujourd'hui à l'unisson de la sienne. Je laisse la responsabilité de cette qualification à la droite, au nom de laquelle l'honorable M. Dechamps parlait en 1848, au nom de laquelle il paraît vouloir parler encore aujourd'hui.

Je constate devant le pays que pour la première fois dans cette enceinte il s'est produit le regret d'avoir voté cette grande et salutaire réforme. C'est sur les bancs de la droite que ce regret s'est produit ; le pays jugera.

La mémoire de l’honorable membre le trompe encore quand il affirme que son adhésion et celle de ses amis, en 1848, avait été conditionnelle, qu'il y avait eu des réserves, des conditions sous-entendues, que si la droite ne s'était pas alors opposée à la proposition de réforme électorale, (page 394) c'est que la réforme devait trouver son complément dans une facilité plus grande à donner aux électeurs des campagnes pour l'exercice de leur droit. C'est là une autre erreur que je rendrai palpable, même évidente, en citant les paroles de l’honorable M. Dechamps.

Il n'a jamais été question de marchander en 1848 au pays les libertés qui l'ont sauvé ; ni sur les bancs de la droite ni sur les bancs de la gauche, il n'a été question des réserves dont l'honorable M. Dechamps a parlé. Le sens de la loi a été, au contraire, nettement précisé par la majorité d'alors ; on n'a pas dit que si le cens était rendu uniforme et abaissé aux dernières limites de la Constitution, c'était à la condition que plus tard les électeurs des campagnes recevraient d'autres avantages électoraux, notamment le vote au chef-lieu du canton. (Interruption.)

On ne l'a pas dit, on ne l'a pas même laissé croire ; on a dit, au contraire, qu'il n'en serait pas ainsi, et que le maintien du vote au chef-lieu de l'arrondissement était la condition inséparable de l'abaissement et de l'uniformité du cens électoral ; et c'est après ces explications que l'honorable M. Dechamps, au nom de la droite, s'est rallié à la proposition du gouvernement et à celle de la section centrale. (Interruption.)

Je ne me trompe en aucune façon, lorsque je parle comme je viens de le faire.

Et je veux vous le démontrer, car il faut une bonne fois qu'une explication nette soit donnée au pays sur ces circonstances graves, en présence des tentatives naissantes de réaction qui se manifestent contre la réforme électorale de 1848. Il faut que le pays se rassure ; qu'il sache que la réforme électorale obtenue en 1848, lui est irrévocablement acquise ; qu'il n'y a pas de main assez puissante, qu'il n'y a pas de parti assez puissant pour oser porter l'orgueil jusqu'à tenter quelque jour d'arracher ce bienfait au pays.

Messieurs, je sais qu'à une certaine époque, l'honorable M. Dechamps croyait la réforme inconstitutionnelle ; d'après lui, l'uniformité du cens en Belgique était contraire à l'article 47 de la Constitution, article qui, par parenthèse, ne dit pas un mot d'un cens électoral égal, qui ne l'exclut ni ne l'admet, je le concède. L'honorable M. Dechamps tenait ce langage en 1838. Mais je dois croire que, mûri par la pratique des affaires pendant 10 années, l'honorable membre avait, eu 1848, abandonne cette idée, qu'après son passage au pouvoir surtout, il avait reconnu mal fondée cette erreur de sa jeunesse comme bien d'autres. Voici pourquoi je le croyais et je le crois encore. Ce n'est pas sérieusement qu'en 1859, l'honorable M. Deschamps voudrait revenir à pareille idée. La réforme électorale quoique inconstitutionnelle aurait été votée par lui en 1848.

Que l'honorable M. Dechamps me permette de le lui demander, ainsi qu'à ses amis : L'honorable M. Dechamps aurait-il consenti, lui puritain constitutionnel, lui qui reprochait tout à l'heure, et vertement, l'abandon hypothétique de la Constitution, sous prétexte de salut public, à mon honorable ami, M. Hymans, aurait-il consenti, même pour sauver le pays, à violer la Constitution ? Je précise : Si on était venu, en 1848, vous demander, sous prétexte d'épargner des difficultés intérieures à la Belgique, une modification au système électoral condamné par la Constitution, je suppose le suffrage universel, dans un moment d'enthousiasme ou de peur l'honorable M. Dechamps et ses amis l'auraient-ils voté ? Evidemment non ; ils ne l'auraient pas fait ; ils auraient en le faisant manqué à leur devoir de citoyen ; ils auraient commis un bien plus gros péché que tous ceux dont on vient de reprocher la pensée à l'honorable M. Hymans.

Or, en 1848, l'honorable M. Dechamps accepte la réforme, il l'accepte sans compensation ; par cette acceptation, il la proclame donc tout d'abord parfaitement constitutionnelle. J'ai dit que cette acceptation avait été pure et simple, sans condition, qu'il n'y avait pas eu de surprise ; que les intentions du gouvernement avaient été nettement expliquées au pays, à l’opposition, à la majorité.

En effet, rappelons-nous comment la réforme électorale de 1848 a d'abord été proposée, ce qu'elle est devenue en section centrale avant d'être votée par la Chambre et de recevoir l'adhésion de l'honorable M. Dechamps au nom de la droite.

Le premier projet du gouvernement laissait prise à l'équivoque.

L'article unique de ce projet portait en substance : « Le cens électoral est uniformément abaissé jusqu'à l'extrême limite de la Constitution. »

En section centrale, et c'est le rapport de l'honorable M. H. de Brouckere qui nous l'apprend, on trouva que le projet n'était pas assez explicite sur le point de savoir si le gouvernement disait là son dernier mot en matière de réforme électorale, et s'il n'y avait pas peut-être, derrière l'abaissement général et l’uniformité du cens, quelque chose comme. Ce vote au canton dont on parle maintenant tout haut sur les bancs de la droite et avec une singulière complaisance parce que c'est une excellente machine de guerre, vote dont l'honorable M. Dechamps parlait en termes beaucoup plus timides, quoique bienveillants, en 1838, lorsqu'il repoussait néanmoins carrément toute autre espèce de réforme électorale. Que se passa-t-il pour lever le doute ? Je cite textuellement, je n'analyse pas. Voici comment s'exprimait l'honorable M. H.de Brouckere, rapporteur de la section centrale, dans son rapport même :

« La section centrale a adopté le projet à l'unanimité et elle se fût bornée là,.. si l'on n'avait manifesté la crainte que plus tard on ne trouvât dans la loi un prétexte pour scinder les collèges électoraux en fractions qu'on réunirait par exemple dans les chefs-lieux de canton.

« M. le ministre de l'intérieur appelé au sein de la section centrale n'a pas hésité à déclarer que dans l'opinion du gouvernement le vote des électeurs au chef-lieu du district et l'abaissement du cens électoral étaient connexes et inséparables. »

Connexes et inséparables !... Et la section centrale, qui voulait prendre ses garanties, propose d'ajouter au projet de loi un article 2, ainsi conçu :

« Les électeurs continueront à se réunir au chef-lieu du district administratif. »

Et le gouvernement, pour que sa pensée sur la solidarité et le caractère inséparable des deux points de vue soit nettement expliquée dans la loi même se rallie à la proposition de la section centrale !

Voilà comment la loi arrive devant la Chambre ; et voici maintenant dans quels termes l'honorable M. Dechamps donne son adhésion au nom de la droite entière, car il déclarait parler au nom de ses honorables amis.

Vous allez voir messieurs, s'il y a là des réserves, s'il y a là quelque chose qui ressemble à ce que l'honorable M. Dechamps demande aujourd'hui comme le complément ou plutôt comme le prix de son adhésion à la réforme électorale de 1848.

L'honorable M. Dechamps, dans la séance du 4 mars 1848, parlant au nom de ses honorables amis, je le répète, déclare d'abord que dans des circonstances normales, comme il l'a rappelé tous à l'heure, il aurait certainement fait des objections et combattu même le projet de loi, non parce qu'il le trouvait encore inconstitutionnel, comme dans son fameux rapport de 1838, lorsqu'il s'écriait : Demandez l'uniformité du cens en Belgique, c'est vouloir un véritable 18 brumaire légal, instruire le procès de toutes les majorité parlementaires qui avaient précédé ; il dit seulement qu'il aurait combattu le projet comme rompant l'égalité de la représentation entre les villes et les campagnes. Mais des considérations d'un ordre supérieur nous commandent à tous (à tous, M. Dechamps !) de donner à la mesure proposée notre assentiment. (Interruption.)

Vous dites qu'il y avait des réserves sans lesquelles vous n'auriez pas voté la loi ; votre mémoire vous trompe, monsieur, elle trompe vos honorables amis.

.M. Dechamps. - C'était un corollaire.

M. Orts. - Je prie l'honorable M. Dechamps d'être certain que je n'analyse pas son discours de 1848. J'ai transcrit des Annales parlementaires les paroles que je viens de lire et que je répète en les complétant.

« Mais des considérations d'un ordre supérieur nous commandent à tous de donner à la mesure proposée notre assentiment.

« Je demande de nouveau à la Chambre la permission d'indiquer en peu de mots les motifs de notre adhésion, derrière laquelle il nu a aucune réticence.

« Messieurs, le gouvernement, par cette réforme hardie, a voulu devancer toutes les exigences, a voulu désarmer toutes les oppositions sincères et constitutionnelles et ne pas permettre à d'autres nations d'offrir à l'envie de la Belgique des institutions plus libérales que les siennes. C'est là une belle, une noble pensée. »

Ainsi donc la réforme proposée comme indivisible et inséparable du vote au chef-lieu d'arrondissement était une belle et noble pensée, elle devait désarmer toutes les oppositions sincères et constitutionnelles ! Or, la seule opposition non désarmée, c'est précisément, messieurs, l'opposition au nom de laquelle vous parliez en 1848 et au nom de laquelle vous parliez encore aujourd'hui.

Vous ne sonniez mot, alors, de faute, vous ne regrettiez pas votre entraînement, vous ne demandiez pas de modification, vous adhériez sans réserve, sans réticence. Le mot y est.

Mais vous ajoutiez qu'alors la Belgique par sa sagesse était mûre pour tous ces progrès ; que les anciens partis étaient transformés, et cela était vrai alors ! Et cela ne l’est plus aujourd'hui et je regrette que cette transformation n'ait pas duré jusqu'à ce jour. Mais pourquoi vos prédictions sont-elles démenties. Nos vieilles querelles ? 1848 les avait emportées dans la tempête. Vous et nous, nous avions une tâche nouvelle à remplir.

Oubliant un passé désormais sans avenir, nous devions songer à ces idées nouvelles, que 1848 avait vulgarisées, rendues familières à tous les esprits intelligents ; nous devions marcher en avant vers le progrès et les problèmes nouveaux qui doivent être résolus.

Cette transformation, si désirable des vieux partis, est-ce l'opinion au nom de laquelle je parle qui l'a empêchée ? Non, ce sont ceux qui les premiers avaient parlé de transformation.

Ils ont profité du premier instant de calme, après 1848, non pour édifier, mais pour replâtrer leurs vieilles ruines. Ils ont reconstruit laborieusement, brin à brin, pierre à pierre, tout ce qui restait, tout ce qui pouvait revivre de leur ancien parti, ils ont imité l'araignée patiente qui renoue sa toile fil à fil après l'orage. Ce vieux parti restauré, que demande-t-il ? Il demande aujourd'hui ce qu'il demandait avant 1848, l'immobilité, sinon le recul, il le demande avec une unanimité qui n'existe pas chez nous.

Sur les bancs de la gauche, éclairés quant aux nouveaux devoirs des partis, nous parlons parfois d'intérêt social, de progrès, de liberté, de grands et nouveaux principes !

(page 395) Nous songeons à l'application et pour la réaliser il se dresse au milieu de nous des hommes plus décidés dans leur marche, que d'autres modèrent par prudence sans entendre les arrêter.

Mais, vous, vous êtes unanimes ! toujours et fatalement unanimes ; dans quel but ? Je l'ai dit, je ne le répète pas.

L'honorable M. Dechamps se trompe à un autre point de vue encore, il prétend que la gauche veut par son vote sur l'enquête de Louvain rendre impossible, impraticable l'exercice du droit électoral par les campagnes, assurer à tous les électeurs des villes et des environs la domination exclusive dans le parlement et la direction des affaires du pays et cela en empêchant toute modification à la loi existante.

L'honorable M. Dechamps insiste dans ses attaques contre la réforme de 1848, comme si la législation antérieure n'avait donné que des succès brillants à son parti et des échecs au nôtre. L'honorable membre a donc oublié que le parti libéral a conquis le pouvoir sous l'empire de cette loi électorale de 1831 qu'il nous accuse de ne plus vouloir, par intérêt de parti, pratiquer aujourd'hui ; de cette loi qu'il présente comme un épouvantail pour la gauche ; il oublie le système électoral à l'aide duquel en 1847 la gauche a conquis d'une manière ferme et solide le pouvoir qu'elle tient encore aujourd'hui.

Je sais bien que l'impopularité des cabinets pris parmi la droite, ou soutenus par elle de 1840 à 1847 a, avec la loi de 1831, aidé puissamment au triomphe progressif du parti libéral aux élections de 1843, de 1845, pour le consolider définitivement aux élections de 1847 ; mais, en somme, la loi ancienne et non la réforme de 1848 a confié à la gauche le maniement des affaires du pays. Et vous considérez la loi réformée comme le boulevard formidable de sa position ! Vous n'y réfléchissez pas. La première application de la réforme n'avait rien de bien rassurant pour notre parti.

Depuis 1843, sous l'empire de la loi ancienne, les arrondissements d'Audenarde et d'Alost avaient donné des représentants libéraux jusqu'en 1847. Sous l'application de la loi nouvelle, ces arrondissements choisissent des représentants dans l'opinion de la droite.

M. de Naeyer. - Pas immédiatement.

M. Orts. - Il a fallu à la droite un peu de temps avant d'oser ; soit.

Si en 1848 les bancs de la droite ont été considérablement dégarnis, disons-le, ce n'est pas uniquement parce que les électeurs ont écarté les candidatures de la droite, c'est parce que les candidatures de la droite n'osaient pas se produire. On savait qu'une majorité de la gauche avait préservé le pays des troubles désolant les pays voisins.

On savait qu'une majorité de la droite est été impuissante à pareille tâche. On abdiquait par prudence.

Il a fallu quelque temps pour se remettre d'une alarme si chaude et oser encore rêver le pouvoir. Mais le moment venu, on n'a pas manqué de cueillir, sous la loi nouvelle des lauriers, que la loi ancienne avait ravis.

Ce n'est pas à dire, je le répète, que pour ces échecs partiels je regrette la réforme de 1848, je veux démontrer à l'honorable membre qui vient de s'asseoir que nous ne pouvons pas avoir pour défendre cette loi, le mobile qui, selon lui, nous y rattache, l'intérêt dans le sens le plus misérable du mot.

Nous l'aimons, non parce qu'elle nous sert, mais parce que nous la trouvons juste, libérale, et qu'elle appelle le plus grand nombre de citoyens possible dans le pays au contrôle des affaires publiques. Je ne m'effrayais pas des échecs, parce que je sais que l'avenir est à l'opinion libérale. Je l'ai dit un jour à l'honorable membre, quand un accident parlementaire nous avait rejetés naguère dans l'opposition, et les événements m'ont bientôt donné raison. Le pays, depuis douze ans, ne s'est jamais retiré de nous, il ne s'en retirera plus.

Si un jour, depuis 1847, nous avons cessé d'être majorité, ce n'a point été par la défection des électeurs, mais par la défection des élus.

L'honorable membre auquel je réponds n'a donc pas été heureux quand il a voulu indiquer à l'attention de la Chambre le but que la commission d'enquête se proposait en demandant à la Chambre le vote que nous lui demandons ; l'honorable membre l'a-t-il été davantage quand il a apprécié cette enquête à laquelle il a assigné une aussi singulière origine ?

L'enquête, à mes yeux, a eu le résultat d'ensemble que voici : l'intervention du clergé dans les élections a été à peu près générale. Est-ce là où est le mal ? Non, si le clergé n'était pas allé plus loin. Evidemment ce n’est pas parce que le clergé interviendra dans les élections que nous annulerons les élections. Je ne conteste pas au clergé le droit d'intervenir dans les élections comme toute autre catégorie de citoyens Je ne fais, lorsqu’il s’agit de liberté, aucune différence entre les Belges, à raison de l’habit qu’ils portent. Mais l’intervention du clergé a-t-elle été ce qu’est l’intervention de tout citoyen qui ne cherche qu'à user de son influence légitime pour assurer la prépondérance de son opinion ? Voilà la question. Comment l'intervention s'cst-elle exercée ? C'est encore l’enquête qui le révèle : le clergé est intervenu avec de l'argent.

Le prêtre n'a pas usé de l'influence morale qu'il a le droit d'exercer sur les électeurs, comme tout électeur a le droit d’influer sur un autre, le prêtre a donné de l'argent, et c'’est là qu'est l'abus que nous devons condamner, la corruption que nous devons flétrir.

L'honorable membre auquel je réponds, en face de ces faits qu'il ne pouvait excuser, a pris à partie le rapporteur et la majorité de la commission d'enquête, solidaire avec lui. Il nous a reproché d'adopter pour système l'affirmation des faits douteux, la généralisation des faits exceptionnels. L'honorable membre a eu du moins le bon goût de ne pas tenter la réhabilitation des stoekslaegers, de ne pas parler des faits déplorables que je dois rappeler, avant de discuter son accusation, car ce bon goût, auquel je rends hommage, n'a pas trouvé d'imitateur à droite.

Au point de vue de la majorité de la commission, l'invention des stoekslaegers constitue une manœuvre illégitime, mauvaise, condamnable, et qui doit se placer à côté de la première, les distributions d'argent ; tous ceux qui ont essayé de l'excuser ont vu leurs excuses démenties par les faits. La raison d'être de la bande des stoekslaegers, d'après ceux qui en réclament la paternité, c'était la nécessité de former une garde de sûreté en l'absence de la protection de l'autorité.

Cette raison d'être est démentie par les faits, je le répète, et comme elle est la seule excuse que puissent donner les parrains de la bande, il faut bien admettre que la bande n'avait de raison d'être que comme manœuvre électorale. Le but de cette manœuvre a été indiqué dans le rapport. Le chef de la police de Louvain était au nombre des candidats. Il fallait donc, pour le combattre, persuader aux électeurs de la campagne que la police leur était hostile, qu'elle était là pour faire triompher l'opinion contraire à la leur, en empêchant l'exercice du droit électoral des campagnards.

La raison d'être d'une garde de sûreté n'est pas celle que ses parrains lui assignent et je vais le prouver. Que dit-on pour justifier cette étrange institution, sans précédent dans les mœurs publiques d'aucun pays libre ? On dit : La liberté du vote n'existait plus à Louvain. Les désordres, les violences sur les personnes, les attaques contre les propriétés sont organisées par les libéraux, de complicité avec la police ; il faut protéger les électeurs de l'opinion contraire : c'est un cas de légitime défense. On crée les stoekslaegers. Et l'ordre règne désormais à Louvain, dans cette ville où les électeurs conservateurs ne pouvaient compter sur aucune protection.

Cette peinture peu flatteuse de la situation morale de la ville de Louvain, est évidemment de nature à impressionner lés campagnards. Voyons la vérité.

En premier lieu, quand y a-t-il eu des désordres à Louvain ? Après l'élection de 1850 une sérénade a été donnée à l'un des candidats, postérieurement à l'élection, et alors que les électeurs des campagnes avaient quitté la ville.

M. B. Dumortier. - C'est le soir même de l'élection.

M. Orts. - Malgré l'interruption de l'honorable membre, je persiste à dire qu'il est peu probable que les électeurs de Tirlemont et de Léau soient restés en ville pour se passer le plaisir d'entendre une sérénade donnée à 10 heures à M. Landeloos. Il y a eu des désordres, soit. N'ont-ils pas été réprimés ? Ils ont été réprimés par l'action de la police judiciaire. Les auteurs ont été poursuivis.

Deux ont été condamnés par le tribunal de Louvain à des peines peu graves ; et celui qui avait encouru la peine la plus élevée, quoique légère encore, a été acquitté par la cour d'appel de Bruxelles. Enfin la police avait fait son devoir, la justice avait fait le sien, la répression avait eu lieu, l'exemple avait été donné.

Aussi, aux élections suivantes les choses se sont passées tranquillement. En 1854 il n'y a pas eu de désordres dans la ville de Louvain. Tous les témoins l'ont dit.

Pourtant en 1857 on invente les stoekslaegers ; on les recrute où vous savez. En 1857 quelles raisons nouvelles avait-on de croire qu'il y aurait des désordres, contre lesquels la police serait impuissante ? Ces raisons nous ont été données. L'élection de 1857 devait se faire sous l'impression des événements du mois de mai. Ces événements de mai sont encore pour nos adversaires une grosse machine de guerre. Mai 1857 et le vote au canton, cela va de pair.

Je sais qu'il y a eu de graves désordres en 1857 dans le pays, et je les regrette bien vivement, ne fût-ce que pour le mal qu'ils ont fait à mon opinion.

Mais est-ce à Louvain ? Non ! Louvain en mai 1857 est précisément de toutes les grandes villes du pays celle qui a traversé le plus heureusement ce moment de surexcitation des esprits. Il n'y a eu à Louvain que des cris, et très peu de cris, de sorte qu'on ne devait pas s'effrayer des élections du mois de décembre, ni craindre sérieusement des désordres que la garnison et la garde civique fussent impuissantes à réprimer. Les stockslaegers ont donc créés pour autre chose. Et maintenant, voulez-vous la preuve que ce n'est pas parce qu'on craignait des désordres graves en décembre qu'on a inventé la garde de sûreté ? Je vais vous la donner et je la puiserai dans un témoignage qui ne vous sera point suspect, dan le témoignage d'un honorable citoyen qui bien certainement ne peut pas être rangé parmi les partisans de la gauche.

Il viendra vous dire qu'au mois de décembre 1857, ceux qui avaient peur, parmi vos amis, s'adressaient, non pas au capitaine de la bande des stoekslaegers, pour obtenir éventuellement protection, mais à cette police locale que vous dites avoir été insuffisante pour maintenir l'ordre au mois de mai et dont l'insuffisance aurait motivé la création de la garde de sûreté.

(page 396) Voici une lettre que recevait, le 5 décembre 1857, le chef de la police de Louvain, M. le bourgmestre de Luesemans :

(page 418)« Monsieur le bourgmestre,

« J'ai l'honneur de porter à votie connaissance que je reçois de divers côtés, qu'à l'occasion des prochaines élections, des démonstrations hostiles s'organisent en ce moment contre notre collège. C'est déjà, nous dit-on, à partir de dimanche soir, 6 courant, que notre tranquillité sera troublée par des rassemblements tumultueux. J'ai recours à vous, M. le bourgmestre, pour vous prier de veiller encore cette fois à notre sûreté avec la même sollicitude qu'au mois de mai passé.

« Veuillez agréer, M. le bourgmestre, l'expression de ma considération la plus distinguée. »

(page 396) Et cela est signé par qui ? Par le R. P. Franqueville, recteur du collège des jésuites à Louvain, qui n'est certainement pas, j'avais le droit de l'annoncer, un témoin complaisant de la gauche.

Que reconnaît M. le recteur ? D'abord, que la police de Louvain avait parfaitement suffi au mois de mai, car il ne demande en décembre que la protection et la sollicitude dont il a été entouré par elle au mois de mai. Et cet honorable ecclésiastique sait si bien que cette police est suffisante pour protéger les citoyens contre tout désordre, alors même que son chef est un candidat libéral aux élections, qu'il s'adresse, non pas au capitaine des stockslaegers, mais au chef suprême des pompiers ! Ce qui prouve, messieurs, qu'à Louvain, de l'aveu des catholiques, les pompiers peuvent encore être bons à autre chose qu'à distribuer des bulletins électoraux, comme on les en accuse sans pourtant le prouver.

Maintenant, on dit : mais cette milice extraordinaire, elle a été parfaitement inoffensive ; elle a été trouvée bonne et utile par tout le monde. Ceux qui l'ont enrôlée pour leur compte particulier, ils ont eu soin de prévenir l'autorité. M. le notaire Van Bockel et M. Moëller qui ont été successivement en 1857 et en 1859 les organisateurs de la garde de sûreté, vous disent ; Nous avons prévenu les autorités judiciaires ; le procureur du roi était très satisfait ; il était enchanté de se savoir débarrassé du soin de veiller en un jour difficile au maintien de l'ordre dans la ville de Louvain.

M. Van Bockel a fait mieux que cela, il ne s'est pas contenté de prévenir l'autorité judiciaire de Louvain, il est venu à Bruxelles, en 1859, tant la chose était grave ; il est allé prévenir M. le procureur général en son parquet à Bruxelles ; malheureusement M. le procureur général n'était pas chez lui ; mais comme M. Van Bockel est un homme de ressources, faute de procureur général, il va, au ministère de la guerre prévenir M. le baron Chazal, qu'on a organisé à Louvain une légion de stockslaegers, reconnus indispensables au maintien de la tranquillité publique, communication parfaitement flatteuse, à coup sûr, pour l'armée. Et M. le baron Chazal n'a rien dit ; il a trouvé cela parfait, excellent.

Mais moi, messieurs, qui me permets de juger quelquefois sur pièces, alors même que j'ai déjà des témoins, je me suis passé la petite liberté de demander, depuis l'enquête, à M. le ministre de la justice, en vertu de mon droit de représentant, quelques informations sur les faits ici en discussion et de le prier de vouloir bien s'enquérir auprès de M. le procureur du roi à Louvain du point de savoir si ce magistrat avait reçu les explications vantées. Le procureur du roi nous avait écrit pendant l'enquête une lettre d'où il résultait que la liberté électorale n'avait jamais été entravée à Louvain, soit de son temps, soit du temps de son prédécesseur. Tout ceci méritait explication plus précise et j'ai, je le répète, prié M. le ministre de la justice de vouloir bien s'informer auprès de M. le procureur du roi à Louvain de ce qui s'était passé entre lui et ceux qui lui avaient révélé l'existence des stockslaegers. Voici ce que M. le procureur du roi a répondu à son supérieur et ce que ce dernier m'a communiqué :

« Louvain, le 14 décembre 1859.

« Monsieur le ministre,

« En réponse à votre dépêche en date de ce jour, div. secr. gén., n°797, je m'empresse d'avoir l'honneur de vous informer qu'aucune communication verbale ne m'a été adressée concernant l'organisation d'une garde de sûreté à Louvain.

« Je vous prie, M. le ministre, de vouloir agréer l'expression de mes sentiments les plus distingués.

« Le procureur du roi,

« Félix de Dobbeleer. »

On a parlé fort injustement de démentis infligés au rapport, à la commission d'enquête elle-même. Voilà un document, entre autres, auquel je puis certes renvoyer avec plus de justice la qualification.

M. B. Dumortier. - Il s'agit dans cette lettre d'organisation a une garde de sûreté.

Voix h gauche. Oh lob !

M. Orts. - Je demanderai à l'honorable M. Dumortier, qui m'interrompt, de vouloir bien me dire ce qui l'autorise à faire la petite distinction qu'il me jette ici sous forme d'interprétation. Connaissait-il d’avance la lettre de M. le procureur du roi que je viens de lire pour en fixer ainsi la portée ?

M. B. Dumortier. - Nullement, la lecture m'a suffi pour la comprendre.

M. Orts. - Eh bien, alors qu'il laisse M. le procureur du roi s'expliquer ; nous verrons s'il acceptera son interprétation. Quant à moi, je me réfère entièrement à son opinion.

M. B. Dumortier. - Et moi à la déclaration de M. Van Bockel. (Interruption.)

M. Orts. - Libre à l'honorable M. Dumortier de préférer celle-ci ; mais je laisse à chacun le soin de juger sa préférence. Il m'étonne, dans une affaire que ses amis disent toute politique, de lui voir préférer l'affirmation d'un témoin, homme politique avant tout, M. Van Bockel, à celle d’un magistrat impartial ; dans une affaire où l'on dénie à la majorité de la commission l'impartialité, l'indépendance nécessaires pour juger, parce que nous sommes des juges politiques.

Du reste, ce n'est pas tout ; M. Van Bockel est encore allé, selon son témoignage, au ministère de la guerre, il était donc naturel que je prisse la aussi des informations comme j'en avais fait demander au parquet de Louvain ; et voici ce que M. le ministre de la guerre a répondu à la lettre qui lui a été adressée à ce sujet.

« Mon cher collègue (ce n'est pas à moi qu'il répond, notez-le bien)

« Mon cher collègue.

« Le département de la guerre n'a reçu aucun avis direct ou indirect de la création, lors des élections de Louvain, d'une garde de sûreté pour protéger les électeurs.

« La garnison de Louvain était plus que suffisante pour assurer le maintien de l'ordre et n'aurait pas failli à cette tâche, je puis vous le garantir.

« Tout à vous. « Baron Chazal. «

Ici, il n'y a pas moyen d'équivoquer : Aucun avis direct ou indirect n'a été donné de la création d'une garde de sûreté à l'occasion des élections de Louvain, pour protéger les électeurs ; l'armée, affirme le ministre n'eût pas failli à cette tâche et je crois que quand l'honorable général Chazal garantit quelque chose dans ce genre, il est homme de parole et l'honorable M. Dumortier doit se contenter de son affirmation.

Maintenant, M. le ministre de la guerre, qui n'avait reçu aucun avis ni direct ni indirect et qui, s'il en avait reçu, aurait eu bien soin de répondre au donneur d'avis : l'armée est là pour maintenir l'ordre en cas d'insuffisance de la police locale, M. le ministre de la guerre était parfaitement en droit de tenir ce langage.

Voici, en effet, de quoi se composait la garnison de Louvain au moment de l'organisation indispensable de cette bande de 100 à 150 sacripants connus sous le nom de stockslaegers : il y avait à Louvain : un régiment tout entier de lanciers ; le dépôt du régiment des chasseurs à cheval ; le bataillon de dépôt du régiment des grenadiers ; et l'école de l'artillerie ; l'état-major de deux généraux ; ajoutez, en dehors, deux bataillons de garde civique à mettre sur pied au premier signal ; enfin, 60 à 80 personnes dépendantes de la police locale et du corps des pompiers, pins tous les employés de l'octroi, qui, par une disposition particulière à la ville de Louvain, sont revêtus du même caractère que les agents de la police.

N'est-il pas évident que, dans ces circonstances, M. le général Chazal pouvait sans trop de présomption répondre comme il l'a fait : L'armée aurait rempli sa tâche et n'y aurait point failli ?

Après la lecture de la lettre de M. le ministre de la guerre sur laquelle, je le répète, aucune équivoque n'est possible, je me permettrai de redire à l'honorable M. Dumortier : Je préfère l'affirmation désintéressée d'un magistrat impartial, le procureur du roi à Louvain, à l'affirmation, fût-elle même assermentée, de M. Van Bockel.

J'arrive maintenant, messieurs, après cet épisode dont il fallait que je m'occupe, quoique l'honorable M. Dechamps ait eu le bon goût de ne pas faire, ce que d'autres avaient fait, je reviens aux appréciations de l'honorable membre qui m'a précédé et je lui dis : Oui, vous avez raison lorsque vous prétendez que pour apprécier une enquête, il faut se préoccuper avant tout de son caractère général.

Oui, le rapporteur et la majorité de la commission, tout entière solidaire de son œuvre, auraient commis une grave faute s'ils s'étaient préoccupés seulement des faits exceptionnels et ils seraient inexcusables s'ils s'en étaient préoccupés à un point tel, qu'ils les auraient généralisés comme règle. L'honorable M. Dechamps a cherché à établir comment il se fait que, se plaçant à un point de vue exclusif, les membres de la commission et surtout le rapporteur, ont vu noir là où M. Dechamps et ses amis voyaient blanc, pourquoi nous accusons alors que lui absout, pourquoi nous croyons les témoins qui disent oui et que nous ne croyons pas ceux qui disent non.

Nous sommes des hommes, des juges politiques. Là, selon l'honorable membre, gît le péché originel des enquêtes, et c'est ce qui fait des enquêtes parlementaires un moyen dont il ne faut user qu'avec la plus grande précaution. On ne veut pas dire : Ne faisons pas l'enquête puisque, en définitive, elle est faite ; mais on dit : Tenons-la comme nulle et non avenue ; l'enquête est fort dangereuse.

En Angleterre, le parlement a reculé devant l'usage du droit d'enquête.

Tout cela, messieurs, aurait été parfaitement à sa place dans la discussion du mois de septembre, alors que l'honorable M. Wasseige avait proposé à la Chambre, mais tout seul, et sans l'appui de M. Dechamps, de se déjuger, comme le Sénat lui en avait donné l'exemple.

Aujourd'hui il est trop tard. Toutefois l'honorable M. Dechamps se fait une chimère, un épouvantail de ce qui, en définitive, est une arme devant l'emploi de laquelle ses amis, les premiers, n'ont jamais reculé. Je suis entré dans cette enceinte, il y a quatre ans, et la première fois que j'assistais à une vérification de pouvoirs j'ai entendu demander sur des faits de corruption électorale une enquête parlementaire comme une chose fort simple et je n'ai entendu contester l'enquête que par le motif que les faits sur lesquels on demandait d'enquérir ou étaient (page 397 insignifiants ou se trouvaient déjà démentis. C'était une appréciation à l'égard de laquelle il pouvait y avoir des avis différents, une pure question d'opportunité, non de principe.

Mais personne n'a objecté que l'enquête était chose dangereuse, un abus de pouvoir, un excès. Et qui donc demandait cette enquête ? C'étaient deux amis politiques de l'honorable M. Dechamps qui, je crois, siégeait à cette époque à leur côté ; mes souvenirs peuvent néanmoins me tromper sur ce dernier point : je ne sais pas bien si l'honorable membre est rentré à la Chambre aux élections de 1848 ou plus tard, mais ce que je sais c'est que l'enquête était demandée par deux de ses amis, l'honorable M. de Theux et l'honorable M. B. Dumortier.

Ils demandaient l'enquête comme une chose très naturelle et, prétention que l'honorable M. Dechamps trouve aujourd'hui exorbitante, on la demandait sur des faits de corruption électorale dont aucun électeur ne s'était plaint au moment des élections, que les procès-verbaux ne laissaient pas même soupçonner.

On objectait, alors comme aujourd'hui : Mais la corruption est un délit, et le parquet n'a fait aucune poursuite. Que répondaient à cette époque les honorables amis de M. Dechamps que l'enquête effraye si fort en 1859 :

« e ne crois pas qu'en matière d'élection il faille s'en tenir à ce qui est acte au procès-verbal. Je suppose par exemple qu'on vienne à découvrir des faits de corruption électorale. Viendra-t-on objecter que le procès-verbal n'en fait pas mention ? Mais ce sont des faits qu'on ne découvrirait sans doute qu'à la suite des élections ; il était donc impossible qu'il en fût fait mention au procès-verbal. »

Voilà ce que disait l'honorable M. B. Dumortier le 28 juin 1848.

M. B. Dumortier. - Je le dis encore aujourd'hui.

M. Orts. - Ce n'est pas à l'honorable M. Dumortier que je fais un reproche ; je suis persuadé que ce qu'il soutenait en 1848 il le soutiendra encore aujourd'hui ; mais je dis à l'honorable M. Dechamps que ses amis n'avaient pas aussi peur à cette époque d'une enquête parlementaire faite dans les mêmes conditions que la nôtre.

Autre objection : La corruption est un délit, et le ministère public n'a pas agi. Je trouve la réponse dans cette même bouche non suspecte à l'honorable M. Dechamps. C'est encore l'honorable M. B. Dumortier qui va la donner. Il ajoutait à cette même séance du 28 juin 1848 :

« On vous a dit aussi : On ne s'est adressé ni au ministère public ni à l'autorité administrative...

« Quant à l'autorité judiciaire, les réclamants pouvaient, il est vrai, s'adresser à elle, mais ils pouvaient également s'adresser à la Chambre. Il est des personnes qui ne se soucient pas de provoquer une action criminelle. On peut vouloir faire valoir des droits sans avoir recours aux poursuites judiciaires. La plainte devant les tribunaux n'est pas la voie qu'il faille nécessairement suivre, les réclamants ont usé d'une des deux voies qui leur étaient ouvertes »

C'est ce qu'on a fait à Louvain et c'est pourquoi nous avons, la conscience parfaitement en repos, voté les résultats d'une enquête parlementaire.

L'honorable M. Dechamps revient sur une troisième idée et dit : « Vous voulez faire une enquête sur des faits de corruption ; qu'est-ce que la corruption ? » Tout le monde a posé la question. La corruption, a-t-on répondu à droite, la corruption, elle a sa définition légale dans l'article 113 du Code pénal, il n'y en a plus ailleurs.

Cet argument, l'honorable M. Wasseige l'avait déjà produit, vous vous en souvenez. Donc, lorsque les faits que l'on signale comme des faits de corruption électorale ne rentrent pas dans la définition de l'article 113 du Code pénal, lorsqu'ils ne constituent pas l'achat et la vente des votes, il n'y a pas moyen de s'en prévaloir pour annuler l'élection.

Cette théorie, messieurs, est beaucoup trop absolue, et je vais montrer des élections dont l'honorable M. Dechamps, tout le premier, voterait vraisemblablement l'annulation, bien que l'article 113 du Code pénal fût complètement en dehors du débat.

Je suppose qu'un candidat conçoive le projet d'arriver par la corruption à occuper un siège à la Chambre, qu'il fasse des promesses touchant les intérêts matériels généraux de l'arrondissement, qu'il dise par exemple : « Il y a là une concession d'un chemin de fer accordée par une loi, mais dont personne n'a voulu parce que celui qui la prendrait s'y ruinerait ; nommez-moi député, je prends la concession et je fais le chemin de fer. »

Est-ce que dans ces circonstances, l'honorable M. Dechamps n'annulerait pas l'élection ? Incontestablement oui : Il ferait comme la chambre des députés de France, qui a annulé 3 fois, pour ce motif, l’élection de M. Charles Laffitte. Dans cet exemple, le candidat par ses promesses, a corrompu l'arrondissement en masse, et pourtant, la corruption électorale dont il s'agit n’est pas celle que punit l'article 113 du code pénal. Cet article défend à tout citoyen d'acheter ou de vendre un suffrage dans les élections ; or, c'est ici un arrondissement tout entier qui se vend, pour obtenir un chemin de fer ; cet arrondissement échappe à la loi, quoique incontestablement corrompu.

Maintenant je suppose que le gouvernement - j'en demande pardon au cabinet qui est aux affaires, et même à ceux qui l'ont précédé, quelle que fût leur couleur politique ; je fais de la théorie politique pure, sans application à la Belgique, ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans l'avenir - je suppose qu'un cabinet veuille faire passer dans un arrondissement un candidat à lui pour renforcer sa majorité.

Pour arriver à ce résultat, il a bien soin de ne pas aller offrir de l'argent individuellement aux électeurs, de craint de tomber sous l'application du Code pénal ; mais il opère de la manière suivante : il répand des bienfaits administratifs en espérance sur toute la surface de l'arrondissement : il promet des tableaux à toutes les églises, des subsides à toutes les communes, des travaux publics à tous les concessionnaires qui se présenteront ; mais tout cela reste subordonné à la condition de la réussite du candidat ministériel. C'est ce qui s'est passé en France, lors des élections de 1843, et c'est ce qui a amené l'annulation d'une de ces élections.

Est-ce là un achat de vote aux termes de l'article 113 du Code pénal ? On ne trouve pas le vendeur. Un ministre promet un tableau à une église ; qui poursuivez-vous aux termes du Code pénal ? Le curé qui certes ne peut pas refuser, le conseil de fabrique ou les paroissiens ?

L'article 113 est en dehors de ces faits de corruption ; et néanmoins l'élection serait bien et dûment annulée.

Je pourrais multiplier ces exemples ; mais je me borne aux deux que je viens de citer ; ils suffisent pour prouver que la théorie de nos honorables adversaires est fausse, et impraticable.

Il y a corruption chaque fois que l'électeur sacrifie son libre arbitre à la satisfaction d'un intérêt d'argent, ou un intérêt matériel quelconque, lorsqu'il ne se laisse plus guider au scrutin par les préférences que devait lui dicter le soin de ses intérêts moraux ou politiques ; chaque fois qu'une élection manque de moralité et de sincérité, cette élection est entachée de corruption et doit être annulée, si vous voulez que le régime parlementaire soit solide et respecté. C'est dans ces conditions que nous demandons l'annulation des élections de Louvain.

Que disons-nous ? Dans tout cet arrondissement, on a remis aux électeurs des bulletins portant des noms de candidats et toujours accompagnés d'une somme d'argent ; dans de pareilles conditions le candidat le plus favorisé de la liste triomphante, comparé au candidat le moins favorisé de la liste qui a succombé ne l'a emporté qu'à une majorité de 222 voix ; le candidat le moins favorisé parmi ceux qui ont réussi, ne l'a emporté que de 14 voix sur le candidat le plus favorisé parmi ceux qui ont échoué.

Dans une élection, où un déplacement de 112 voix pouvait faire triompher la liste qui a succombé ; et où l'argent a été distribué sur une large échelle, au profit de la liste qui a triomphé, nous disons que cet argent est corrupteur et qu'il vicie l'élection dans son essence.

« Ce sont, dit-on des frais de voyage. » Des frais de voyage !...

L'honorable M. Devaux a expliqué hier de la manière la plus saisissante et la plus pratique que les frais de voyage étaient ici un mot, un prétexte qu'il fallait employer pour colorer la chose, pour la faire pardonner.

S'il s'agissait de frais de voyage, il faudrait alors, l'honorable M. Dechamps l'a reconnu dans son discours, comme M. Moëller l'avait reconnu dans sa déposition devant la commission d'enquête, il faudrait qu'on eût proportionné la rémunération de l'électeur à la distance qui le séparait du chef-lieu de l'arrondissement ; il faudrait qu'on eût fait pour lui ce qu'on fait pour les témoins et les jurés que rappelait l'honorable M. Dechamps et qui reçoivent une indemnité d'autant plus forte qu'ils ont plus de peine et de sacrifices à faire pour accomplir leur devoir de citoyen.

Mais il n'en est pas ainsi. On donne 5 francs à l'électeur de Haecht qui, un jour d'élection, ne paye pour l'aller et le retour que 55 centimes, car hier l'honorable M. Devaux avait estimé cette dépense trop haut de moitié ; un électeur n'a à faire qu'un trajet de dix minutes, et on lui donne 5 francs ! On donne 5 fr. à l'électeur de Boort-Meerbeek qui n'a qu’un trajet de quelques minutes de plus à faire ; et on donne 5 francs à l’électeur de Budingen, c’est-à-dire à l’électeur qui habite à l’extrémité de l’arrondissement de Louvain, à la frontière de la province de Limbourg, à une lieue de St-Trond, et qui a une longue course à faire pour arriver à une station de chemin de fer, soit à St-Trond, soit à Tirlemont. A celui-là aussi 5 francs !

Une indemnité de voyage !... Mais alors on la fixe à un taux d'autant plus élevé que l'électeur est plus pauvre. On ne l'offre pas au citoyen riche que le prix d'un coupon de chemin de fer ne saurait gêner. Or, ce n'est pas là ce qu'on a fait : on distribue l'indemnité aux pauvres comme aux riches. Je me trompe ! on donne plus ou plus souvent, chose étrange, aux riches qu'aux pauvres.

Pourquoi ? Parce qu'aux pauvres cultivateurs on n'a pas besoin de jeter l'appât de pièces de cinq francs pour les amener au scrutin ; parce que moins indépendants ils obéissent plus facilement. (Interruption.)

Je montrerai tout à l'heure comment on donne et vous serez convaincus. Je montrerai que ce ne sont pas là des frais de voyage, mais qu'il s'agit bien d'argent donné pour que cet argent soit le lien qui attache l'électeur qui le reçoit à la main qui le donne.

Venons tout de suite à cette preuve, car il est inutile, dans semblable affaire de s'arrêter aux détails ; la preuve, la voici :

Elle résulte de ce fait double, savoir : que l'argent donné sous le nom de frais de voyage est d'autant plus largement donné, que le canton où il est distribué est, non pas plus distant du chef-lieu électoral, mais plus (page 38) accessible à l'influence libérale que l'on veut vaincre ! Il y a de l'argent donné encore chaque fois qu'il faut attacher à la main qui donne, non plus le canton tout entier, mais un libéral douteux ou un catholique chancelant ; et l'on ne tient compte alors ni de l'état de fortune, ni de la distance ; on ne tient compte, pour mesurer son offre, que d'une chose : l'importance des appâts qu'il faut offrir.

Dans quels cantons, en effet, donne-t-on le plus d'argent, d'après l'enquête ? Est-ce dans le canton le plus éloigné de Louvain au nord, et le moins favorisé sous le rapport des voies de communication ?

Est-ce dans le canton de Léau qui se trouve au midi, dans les mêmes conditions que le canton de Diest au nord ? Est-ce dans le canton d'Aerschot ?

Voilà bien pourtant les trois cantons les plus éloignés, ceux qui n'ont pas d'accès ou qui n'ont que très difficilement accès au chef-lieu par le chemin de fer ; non, ce n'est pas là ; là où on donne 5 francs à tout le monde, où l'on ne fait d'exception que pour en remettre dix à quelques-uns, c'est dans le canton de Haecht, c'est-à-dire dans le canton le plus rapproché du chef-lieu d'arrondissement, le canton où les électeurs vont au chef-lieu électoral le plus rapidement et aux moindres frais.

Le canton de Haecht ! c'est le plus favorisé de tout l'arrondissement, sous le rapport des communications ; il s'étend à droite et à gauche le long du chemin de fer, du canal, de la route menant de Louvain à Malines. Peu profond de l'Est à l'Ouest, ce canton ne compte guère de commune bien éloignée du chemin de fer qui le traverse du nord au midi ; on y trouve trois stations dans le petit espace qui sépare Louvain de la frontière du Brabant, les stations de Wespelaer, de Haecht, de Boort-Meerbeek.

Vous vous rappelez ces noms et vous vous souvenez des pièces de 5 francs qui y ont été distribuées ou offertes.

- Un membre. - On n'a pas donné à Wespelaer.

M. Orts. - Le curé de Wespelaer n'a pas donné, dit-il ; mais on a donné à Bosman qui l'a déclaré et qui s'est rétracté, quand on a pris la chose au sérieux, quand il a vu que son témoignage était acquis à l'enquête future, en donnait cette mauvaise défaite : « C'est d'une autre élection que je voulais parler. »

Je n'accepte pas cette rétractation ni bien d'autres. J'ai une trop longue pratique des dépositions en justice pour ne pas savoir discerner, entre deux témoins contraires, celui qui dit la vérité et celui qui la nie ; j'ai assisté à l'interrogatoire et ce n'est pas, comme on l'a supposé hier, parce que la figure d'un témoin me plaît ou me déplaît, parce qu'il dépose dans un sens favorable ou défavorable à mon parti, que moi qui ai vu et me suis préoccupé de la tenue, du regard, du son de voix du témoin devant la commission d'enquête, comme mes collègues s'en sont préoccupés, que nous avons plus ou moins de foi dans sa déposition.

Le rapport vous le dit ; l'examen de l'individu, de la personnalité du témoin pendant qu'il dépose est un indice capital pour ceux qui entendent des témoignages C'est pour cela que devant les cours d'assises, là où se discutent la vie et l'honneur des citoyens, la loi veut que les accusés et les témoins parlent en face du jury.

Je dis après l'avoir entendu et j'ai raison de le dire : Tel témoin est un homme qui m'inspire confiance, tel autre ne m'en inspire aucune. (Interruption.) Je vous ai dit mes raisons ; vous qui, de votre aveu, ne voyez dans l'enquête qu'un morceau de papier sur lequel on transcrit à la file, des témoignages tous égaux, quoique contraires, qui ne les pesez ni ne les discutez, vous ne pouvez penser comme moi.

Mais je compare les témoignages écrits, je les mets en rapport avec la personne qui les a donnés et j'ai des convictions différentes des vôtres. Laissez-moi les exprimer.

Dans ce canton de Haecht, où le voyage est plus court et plus facile, on offre donc des pièces de cinq francs, pourquoi le fait-on ? Pourquoi cette absurdité qui ne s'explique pas au premier abord ?

Etudiez, creusez l'enquête, et l'explication en va sortir nette et claire.

Dans le canton de Haecht qui forme, avec le canton d'Aerschot, le quatrième bureau électoral, M. de Luesemans avait obtenu, en 1857, le quart des voix à peu près.

En 1859, le canton de Haecht était considéré par les hommes qui s'occupent d'élections pour le parti libéral dans l'arrondissement de Louvain, comme un canton sur lequel on pouvait fonder de légitimes espérances ; ils y comptaient beaucoup, c'est ce que dit un homme dont l’intelligence politique n'est pas douteuse, le docteur Guibert, secrétaire de l'association libérale de Louvain.

Que son appréciation ne vous soit pas suspecte, il ne l'a pas donnée à l'appui de la thèse que je défends ici, c'est moi qui vais chercher une phrase, un fait, dans sa déposition et je l'apporte à l'appui de mon argument, que le témoin n'a pas prévu.

A mesure que dans les bureaux, le jour de l'élection, s'opérait le dépouillement, M. Guibert, qui notait les premiers résultats fut, dit-il, surpris par la déception que lui causa le canton d'Haecht. Ailleurs on ne constatait que des résultats prévus, les bons bureaux étaient bons, les mauvais étaient mauvais ; mais dans le canton de Haecht, pour me servir de l'expression même du témoin, la dégringolade était complète. Quand il n'y a pas d'influence libérale grandissante à combattre, peu importe les distances, on est sobre de frais de voyage. Mais à Haecht les libéraux gagnent des voix ; le canton est aux portes de Louvain ; néanmoins sur douze communes qui le composent sept reçoivent de l'argent.

Le fait n'est pas isolé. Prenez les autres communes de l'arrondissement et je vous dirai pourquoi on a offert de l'argent là et pourquoi on n'en a pas offert ailleurs.

Dans le canton d'Aeschot par exemple le parti conservateur était parfaitement organisé. C'est le témoin de Becker qui l'affirme et il doit le savoir car il est conseiller provincial pour Aerschot.

Là, pas un individu n'est venu dire qu'il avait reçu de l'argent l'électeur n'est pas plus riche qu'a Haecht, mais il vient seul.

Plus loin que Haecht est le canton de Diest, mais les libéraux n'y sont pas forts, on ne donne que 2 fr. et le transport gratuit et encore pas en dehors des villes, quoique l'électeur soit plus éloigné et plus pauvres, dans les petites communes rurales ; partout où l'influence libérale est impuissante ou nulle, ou ne paye pas.

On ne fait pas de dépenses inutiles, M. Van Bockel prêche tout le premier l'économie à ses agents et pour cause. « Une fois, dit-il, qu'on a donné de l'argent à un paysan pour venir voter, à l'avenir il ne se dérangerait plus pour cinq centimes de moins. »

On donne à Montaigu, à Diest, qui ne sont pas des petites communes, mais de petites villes, pourquoi ? Parce qu'il y a des libéraux. Dans le canton de Léau à côté du chef-lieu, petite ville où l'on donne encore, il y a deux communes limitrophes, Budingen et Halle-Boyenhoven. Elles reçoivent les impressions de la petite ville qu'elles touchent : on y donne également.

On ne donne pas où l'on donne moins aux extrémités du canton. Dans celui de Glabbeek il y a quelques offres. Prenez la pétition du comité de Louvain que j'appellerai conservateur pour ne pas tomber dans le défaut que nous reprochait l'honorable M. Dechamps, tout à l'heure.

Cette pétition nous apprend qu'à Glabbeek il y a là un agent des plus remuants du parti libéral, une âme damnée de M. de Luesemans ; vite il faut neutraliser son action. On fait des offres autour de sa résidence, car c'est le notaire dont il est question.

A Tirlemont, dans la ville et un peu aux portes, on donne ou on offre, parce qu'il y a des libéraux qui se remuent, un comité, une association. On ne donne rien, on n'offre pas dans les communes rurales du canton.

Voilà pourquoi, messieurs, les frais de voyage ne sont pas proportionnés aux distances et aux besoins des individus.

On intervient de la même façon, ai-je dit, là où il y a un catholique chancelant ou un libéral qu'on espère gagner. Ne croyez pas que cette seconde allégation soit une invention, un roman. Je vais vous apporter tout de suite quatre ou cinq exemples d'application du procédé, dans lesquels il est impossible d'attribuer aux offres de frais de voyage un autre mobile que celui que je leur assigne.

Il a paru surprenant à l'honorable M. Devaux, hier, qui a cherché l'explication et ne l'a pas trouvé ; il lui a semblé surprenant, comme à tous, de voir le curé de Léau faire proposer à un homme connu pour libéral qui a de l'indépendance et de la fortune, au docteur Henrard, une somme de 8 francs. M. Henrard a de la fortune ; il exploite ses propres terres, il est de plus médecin à la tête d'une très belle clientèle et je le répète il est connu comme libéral. Comment se fait-il, me disais-je aussi, qu'on ait eu l'idée d’aller le trouver ? J'ai cherché l'explication de ce fait, et je l'ai trouvée dans la déposition du curé de Léau lui-même.

Il en résulte que le docteur Henrard était dans une position telle, qu'on pouvait espérer que, cette fois, malgré ses opinions, il aurait pu pencher du côté de la liste conservatrice.

Il a, le curé nous l'apprend, un oncle vieux, riche, prêtre à Anvers. Un oncle prêtre et possesseur d'une grande fortune pour un neveu, on sait ce que c'est ; c'est ce qu'on appelle au moyen d'une expression très triviale mais très significative, un oncle de sucre. Cet oncle de sucre avait reçu une lettre de M. Van Bockel qui lui demandait d'engager son neveu à voter pour la liste conservatrice, et le curé de Léau déclare que quand l'oncle a parlé, le neveu doit marcher.

M. B. Dumortier. - Ce n'était pas là une raison pour lui offrir 8 francs.

M. Orts. - Non ; mais comme on savait qu'Henrard avait reçu une lettre de son oncle d'Anvers, on a pensé qu'on ferait bien de lui offrir le payement de ses frais de voyage : et de le lier en lui donnant ces arrhes dont a parlé l'honorable M. Devaux hier.

Ce qui se fait à Léau, va se répéter ailleurs.

A Diest, vous savez parfaitement ce qui s'est passé entre l'électeur Serré et l'abbé Soeten. Serré était membre de l'association libérale ; l'abbé Soeten envoie chez lui afin d'acheter du grain pour sa volaille, disant qu'il n’est pas nécessaire de parler du prix, mais que Serré doit passer chez lui en personne parce qu'il a à lui parler.

Serré y va : et on lui offre le voyage et de l'argent. Comment se fait-il qu'on se soit adressé pour de pareilles offres à un membre d'une association libérale, alors que sa qualité était notoire par la publication de la liste des membres de l'association dans les journaux conservateurs de Diest ? Voici l'explication : Serré avait dit quelque part (cela se trouve à la page 157 de l'enquête,) en parlant des libéraux : Ils ne m’attraperont plus ; d'où le témoin Havermans avait conclu que si l'on se donnait un peu de peine, il voterait peut-être avec les catholiques. Havermans, fait part du propos à deux personnes, à M. Beeckman, l'un des candidats, (page 399) et à l'abbé Soeten, en les engageant à aller voir Serré, ce qui par parenthèse rend une fois de plus vraisemblable le fait, que ce n'est pas Serré qui s'est adressé à Soeten, mais Soeten qui s'est adressé à Serré.

On voit donc Serré et on lui offre de lui payer ses frais de voyage et de séjour, s'il vote avec les conservateurs, et c'est ainsi qu'avec des pièces de cinq francs on tente d'acquérir la voix d'un membre de l'association libérale hésitant.

Ce qu'on a fait à Diest pour Serré, on l'a répété pour Hensen. Là il ne s'agit pas d'un libéral chancelant, mais d'un conservateur rallié qu'il faut reconquérir. Aux pages 92 et 93 du rapport, nous voyons Hensen annonçant que puisque la dernière fois on ne l'avait pas cru quand il avait donné sa parole d'avoir voté pour les catholiques, cette fois il voterait à son goût.

Pour empêcher cela, M. Soeten d'abord - il l'avoue - le docteur Beckers ensuite, offrent à Hensen de lui payer ses frais de voyage ou de lui donner dix francs s'il va à pied.

Un autre fait. M. Versluys-Coene appartient à une famille conservatrice. Il est en 1859 électeur pour la première fois, l'âge lui avait manqué auparavant. C'est un homme à son aise. Son ancien tuteur lui offre de lui payer ses frais de voyage et comme il refuse, on lui dit : « Prenez toujours, ou n'en saura rien, vous ne faites compte avec personne. »

Prenons encore un fait. Je le prends dans ce fameux canton de Haecht dont nous avons parlé tout à l'heure d'une manière générale et où nous irons chercher maintenant un exemple individuel. Vous vous souvenez d'un électeur de ce canton nommé Rely, dont on vous a conté que la veille de l'élection, sa sœur lui remit deux pièces de cinq francs en lui tenant à peu près ce langage : « C'est le curé qui m'a chargée de vous les donner et de vous dire que s'il y en avait de trop vous pouviez en faire ce qu'il vous plairait ; en donner une à un voisin, par exemple, ou même la garder pour vous, parce qu'un jour comme celui-là on peut bien boire une bonne bouteille. »

Rely était un ancien libéral. En 1857, il avait notoirement pris parti pour les libéraux ; témoin la déposition de l'avocat Boels. Rely en convient d'ailleurs, puisqu'il reconnaît avoir été chargé de surveiller les électeurs libéraux à Louvain, pour éviter qu'ils ne se dispersassent avant le vote.

M. Claes lui a même, ajoute-t-il, offert pour ce service un verre de madère.

Et maintenant on lui fait donner par sa sœur deux pièces de 5 fr. on lui fait dire que s'il a trop, il peut boire une bonne bouteille. Et vous allez prétendre encore que ce sont là des indemnités comme celles que l'Etat paye à un juré, à un témoin ! Je vous accorde que pareille offre n'est pas la corruption telle qu'elle est punie par l'article 113 du code pénal, mais c'est l'appât d'un lucre offert à l'homme douteux, indifférent, pour le lier et l'obliger à voter.

Est c'est là, messieurs, la différence capitale qu'il y a entre l'argent donné et les moyens de transport mis gratuitement à la disposition des électeurs. Un paysan ne se dérangera pas pour le seul plaisir de se faire rouler quelque temps gratis en chemin de fer ; mais il marchera pour la satisfaction de mettre 3 à 4 francs en poche après payement de ses frais de transport.

M. B. Dumortier. - Oh !

M. Orts. - Vous ne le croyez pas ! eh bien, je vais vous en donner la preuve par l'enquête. Je m'attendais du reste à l'interruption et je suis prêt à y répondre. Ce même Rely, dont j'ai parlé tout à l'heure, croyez-vous que si l'on s'était borné à lui donner un coupon de Haecht à Louvain, il se fût déplacé ? Et croyez-vous qu'il n'a pas, au contraire, calculé ce qu'il lui resterait en bénéfice de sa pièce de 5 francs, déduction faite des frais de voyage ? Croyez-vous qu'il n'a pas parfaitement calculé qu'avec un coupon de 35 centimes il n'aurait pas eu sa bouteille de vin ? Sa conduite va répondre, et prouve une fois de plus quel prix on attache dans les campagnes à l'argent monnayé et quelle intelligence on a montrée en employant ce moyen de séduction. Rely est un homme relativement riche ; il paye 92 francs de contribution, ce qui est quelque chose de plus que le minimum de 20 florins. Savez-vous ce qu'il fait quand on lui offre une pièce de 5 ou de 10 francs ? Il fait atteler son cheval à son tilbury et s'en va ainsi à Louvain pour conserver intact l'argent qu'on lui a donné.

Voilà, messieurs, la différence qu'on fait dans l'arrondissement de Louvain entre une pièce de 5 francs et les 35 centimes que coûte le transport par chemin de fer de Haecht à Louvain. Cela montre une fois de plus qu'on attache plus de prix à l'argent et qu'on fait beaucoup pour le conserver, si petite qu'en soit la quantité.

L'honorable M. Dechamps a voulu donner une certaine couleur à cette assimilation des frais de voyage avec l'indemnité allouée aux témoins et aux jurés ; mais les calculs qu'il a faits manquent de justesse sous deux rapports que je me permettrai de lui signaler brièvement.

D'abord, l'honorable M. Dechamps s'est trompé en disant que les frais de route ne commencent à compter qu'après deux kilomètres ; il a voulu dire deux myriamètres. Première erreur assez sensible.

Ensuite, assimilant les électeurs aux témoins, il s'est également trompé quant au taux de l'indemnité allouée à ces derniers pour frais de déplacement. Je prendrai pour exemple le canton de Haecht, parce que c'est le plus frappant ; et nous verrons si un témoin qui de Haecht se rend à Louvain pour comparaître, devant la justice reçoit 5 francs et cela pour un devoir beaucoup plus désagréable à remplir que l'exercice du droit électoral.

Pour aller de Haecht à Louvain et y faire sa déposition en justice, un témoin reçoit 2 francs 30 cent, et remarquez bien qu'il n'a pas droit, comme aux jours d'élection, à une réduction de 50 p. c. sur les frais de transport par chemin de fer. Il doit donc dépenser 70 centimes, de sorte que de ses 2 francs 30 cent., il ne lui reste que 1 franc 60 cent. ; tandis que l'électeur de Haecht, qui a reçu 5 francs, n'a eu à payer pour son voyage que 35 centimes ; de sorte qu'il a pu économiser 4 francs 65 cent.

L'honorable M. Dechamps a fait une dernière objection ; il a dit : Mais vous parlez de concert, d'entente ; vous parlez de distribution générale d'argent par l'intermédiaire de membres du clergé ; c'est encore une fois une de ces illusions que se font si facilement des juges politiques, parce qu'ils sont hommes et hommes politiques, et qu'ils ne peuvent, par conséquent, se dégager des passions politiques, comme si, pour l'homme politique comme pour tout autre, il n'y avait pas, au-dessus des faiblesses de l'humanité et des entraînements de la passion politique, quelque chose de plus grand, de plus puissant que l'honorable membre a oublié, quelque chose que je lui reconnais et qui fait que je me laisserai juger par lui quand il le voudra.....la conscience !

Je dis que le concert a existé, qu'il est manifeste, prouvé, quoique les chiffres qui ont été produits pour établir qu'il n'a pas existé soient parfaitement exacts. L'honorable M. Dechamps nous a dit hier ; Comment voulez-vous que les membres du clergé se soient entendus pour rémunérer des électeurs ? Il y en a des centaines dans l'arrondissement ; vous en avez entendu dix. Deux vous ont déclaré n'avoir absolument rien donné ; il en reste donc 8 ; et encore, de ces 8 il y en a 2 qui, de l'aveu du rapporteur même de la commission, ont donné de l'argent malgré eux ; reste donc 6 en tout. Mais en raisonnant de la sorte, on oublie que si nous n'avons entendu qu'une douzaine d'ecclésiastiques dans l'enquête, nous avons entendu beaucoup de témoins déclarant que d'autres curés de leurs localités leur ont offert de l'argent à titre de frais de voyage, et ces ecclésiastiques ne l'ont pas nié.

Ainsi, le vicaire de Budingen vient d'écrire encore à la Chambre aujourd'hui qu'il a remis de l'argent à Coninckx. Il ne conteste que le chiffre et croit s'excuser en disant que cet argent avait été offert à titre de frais de voyage.

D'autres ecclésiastiques entendus, comme le curé de Léau, ont été les répartiteurs des sommes distribuées aux électeurs entre leurs confrères non entendus.

Prenez la déposition du curé de Montaigu ; il reconnaît, ainsi que son vicaire, qu'ils ont agi comme beaucoup d'autres ecclésiastiques de la localité.

Mais, messieurs, ce qui prouve le concert, mieux encore que tout cela, s'il est possible, c'est la lettre du notaire A Speculo. M. A Speculo peut si bien compter d'avance sur le concours de tous les curés, qu'il écrit aux électeurs, et non pas aux curés, tant il est sûr de ces derniers : « Ceux d'entre vous qui veulent des frais de voyage n'ont qu'à s'adresser à M. le curé. » Et vous prétendez après cela qu'il n'y a pas eu concert ? Evidemment, vous n'avez pas réfléchi.

Le curé de Montaigu fait une déposition tout aussi intéressante. Mon vicaire et moi, dit-il, nous avons fait l'avance des frais de voyage parce que nous savions que le comité de Louvain nous le rembourserait. Seulement il ajoute : « Nous ne sommes pas encore remboursées jusqu'aujourd'hui. » Il est possible que l'enquête soit pour quelque chose dans le retard du remboursement.

Maintenant, s'il n'en était pas ainsi, si le concert du clergé n'était pas assuré à l'avance, je demanderais à M. Van Bockel, par exemple, pourquoi, au lieu de faire opérer des distributions par les candidats de la liste conservatrice, par M. Van Dormael notamment, qui a dans son voisinage des électeurs à défrayer, pourquoi il complique inutilement ses opérations ? Pourquoi il envoie de l'argent par l'intermédiaire de M. Van Dormael, au curé de Léau, lequel est chargé de faire la répartition entre les ecclésiastiques des communes environnantes. Ainsi, le clergé a bien véritablement joué le grand rôle dans cette affaire, et ce rôle a si bien été celui que je viens d'indiquer, qu'on ne le nie même pas ; on écrit au public, sans prévenir et sans craindre de démenti : « Adressez-vous au curé ; vous serez remboursé. » Les membres du clergé, de leur côté, n'attendent pas qu'on leur envoie des fonds ; ils prennent l'initiative ; ils sont certains, quoique non autorisés, quoique non prévenus d'être remboursés plus tard. Le curé de Cappellen fait mieux. On lui envoie une circulaire pour l'inviter à distribuer des frais de voyage et il est si certain de rester dans son rôle quand il en donne, qu'il s'empresse de distribuer des pièces de 5 francs, et il ne songe pas même à retenir le nom de celui qui a signé la lettre.

Je ne dis pas, en parlant de concert, que les ecclésiastiques se soient entendus entre eux pour faire ces distributions, mais si le clergé n’a pas recherché le rôle qu'il a rempli, il l'a accepté partout comme chose convenue, et le mal n'en est pas moins réel.

En résumé donc, partout où il y avait une influence hostile à combattre, les frais de voyage arrivent et la hauteur en est déterminée par l'utilité qu'il y a à s'assurer de ceux qui les reçoivent.

(page 400) L'intermédiaire, c'est le prêtre, et quand nous nous en plaignons, quand nous signalons ce mal au pays, nous attaquons l'influence du prêtre, le droit du prêtre de participer à l'exercice de la liberté politique ! L'honorable M. Dechamps se trompe lorsqu'il l'affirme ; nous n'avons sur ces bancs jamais attaqué le prêtre, majorité comme opposition. Nous n'avons jamais voulu ravir au prêtre la moindre parcelle de ses libertés, et je défie qu'on cite un seul acte de la majorité libérale depuis qu'elle est au pouvoir, qui ait contesté au prêtre l'exercice d'un droit, d'une prérogative légitime.

Lorsqu’après 1848 des tentatives de réaction se sont produites contre certaines lois, où une partie notable de l'opinion libérale croyait qu'on avait donné une influence trop grande au clergé, la majorité libérale a protégé le prêtre. Ainsi pour la loi sur l'instruction primaire, l'honorable M. Dechamps employant un jour une expression dangereuse, et que j'ai déjà relevée alors, M. Dechamps a parlé de liberté de choix de son parti. Nous libéraux, nous n'avons pas de libertés pareille, toutes les libertés sont pour nous également chères et sacrées ; mais les libertés de choix du clergé puisque telles il y en a, ont toujours été scrupuleusement respectées par l'opinion libérale. Si nous n'avons pas des libertés de choix, nous en avons dont nous faisons plus particulièrement usage et celles-là nous savons comment la majorité conservatrice les a traitées ; nous savons comment elle a attaqué la liberté électorale, et les franchises de la commune !

Chaque fois que le prêtre usera de son influence morale, nous serons les premiers à la reconnaître comme légitime, si cette influence ne sort pas des limites tracées par la loi et par la morale à l'exercice de toutes les influences.

Ainsi, lorsque le clergé organisera son enseignement, nous ne crierons pas, comme on nous en accusait injustement tout à l'heure, que cet enseignement est un monopole sous le masque de la liberté, quelque chose qui porte ombrage à l'Etat et qu'il faut pour cela détruire ; mais nous dirons : L'enseignement libre du clergé est une concurrence légitime à l'enseignement de l'Etat, et notre devoir consiste, non pas à l'écarter, mais à créer, à côté de l'enseignement du clergé, un enseignement de l'Etat répondant à tous les besoins et qui soit le digne émule de l'enseignement rival.

Lorsque le clergé invoquera la liberté complète de correspondre avec ses supérieurs étrangers, nul de nous ne cherchera à l'entraver, sous prétexte même de raison d'Etat, dans l’exercice de cette liberté ; mais lorsque vous demanderez pour le prêtre la liberté de faire de la politique dans un lieu où nul ne peut lui répondre et discuter avec lui, alors nous dirons que l'abus commence et que la liberté finit.

En un mot, jamais nous ne permettrons au prêtre ni à qui que ce soit dans la société politique de tourner la liberté contre elle-même ; d'abuser de la liberté pour nous mener, un jour par le dégoût ou l'oubli de la liberté vraie, soit à l'anarchie, soit au despotisme. Voilà ce que nous ne voulons pas, et c'est en ne le voulant pas que nous serons dignes, plus que vous, du nom de conservateurs. Nous conserverons la liberté : vos exigences la perdraient.

- La séance est levée à 4 heures et 1/2.