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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 26 février 1861

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1860-1861)

(page 661) (Présidence de M. Vervoort.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Snoy, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

Il donne lecture du procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moor, secrétaire, présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« Des habitants de Loweige demandent la construction du chemin de fer grand central franco-belge d'Amiens à Maestricht, projeté par le sieur Delstanche. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Simon, porteur de contraintes à Momignies, demande que sa position soit améliorée. »

- Même renvoi.


« Le sieur Heusschen, cabaretier à Hasselt, prie la Chambre de statuer sur sa demande en naturalisation. »

- Renvoi à la commission des naturalisations.


« M. le gouverneur de la Banque Nationale adresse à la Chambre 120 exemplaires du compte rendu des opérations de cette Banque pendant l'année 1860. »

- Dépôt à la bibliothèque et distribution à MM. les membres de la Chambre.


« M. de Paul demande un congé pour cause d'indisposition. »

- Accordé.


« Même demande de la part de M. Pierre. »

- Accordé.


« M. de Liedekerke demande un congé, par suite de la maladie de son beau-frère. Il ajoute :

« Cette triste circonstance m'empêchera probablement de prendre part au vote qui sera prochainement émis sur la question débattue par la législature. Je m'y serais associé en repoussant la tarification des pièces d'or françaises, mesure qui me paraîtrait consacrer et aggraver légalement les embarras d'une situation intolérable et en votant pour la circulation légale des pièces d'or françaises. »

- Le congé est accordé.


MpVµ. - Jeudi dernier, à l'ouverture de la deuxième chambre des états généraux des Pays-Bas, l'honorable président de cette assemblée a donné lecture de ma lettre qui accompagnait le montant de la souscription ouverte au sein de la Chambre belge au profit des victimes des inondations qui ont affligé plusieurs contrées en Hollande. Celte communication a été accueillie avec une grande faveur. J'ai reçu de M. le président de la deuxième chambre des états généraux la réponse suivante :

« La Haye, le 6 février 1861.

« Monsieur le président,

« C'est avec un vif sentiment de satisfaction que j'ai reçu votre lettre du 29 janvier dernier, avec le produit de la souscription ouverte au sein de votre Chambre des représentants, en faveur des victimes des inondations dans notre pays. Je me suis empressé de faire parvenir la somme de 2,624 fr. 33 c. (1,240 fl. des Pays-Bas) à sa destination. Puisse cette offrande généreuse contribuer à adoucir les souffrances de mes malheureux compatriotes !

« Vous pouvez être assuré, M. le président, que nous estimons à haut prix les preuves de bienfaisante sympathie que les membres de votre Chambre et les Belges en général ont bien voulu donner aux malheureux habitants de quelques-unes de nos provinces. De telles œuvres de charité fraternelle ne peuvent que resserrer les liens qui unissent les deux peuples, et que rendre plus intimes les rapports que nous nous réjouissons de voir établis entre les Chambres législatives des deux pays.

« Veuillez être, M. le président, l'organe de toute notre reconnaissance auprès de MM. vos collègues et agréer l'assurance de ma très haute considération.

« Le président de la seconde chambre des états généraux,

« Van Reeken. » (Applaudissement sur tous les bancs de la Chambre.)

Motion d’ordre

M. H. Dumortier. - Avant que la Chambre reprenne l'importante discussion qui est à l'ordre du jour, je désire adresser une interpellation à M. le ministre des finances.

Aux termes de la loi sur la comptabilité de l'Etat, les budgets doivent être déposés six mois avant l'ouverture des crédits auxquels ils se rapportent. Je crois que cette disposition n'est pas toujours ponctuellement exécutée, et l'année dernière il en est résulté d'assez graves embarras.

Le budget des travaux publics, dont le rapport avait été fait avant la fin de la session, a dû être soumis à un nouvel examen et pour ainsi dire complètement refondu.

Je demanderai à M. le ministre des finances s'il sera à même de déposer prochainement les budgets de 1862.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - D'habitude, le gouvernement a soin de déposer les budgets dans le temps prescrit ; je me suis constamment attaché, pour ma part, à ce qu'il en fût ainsi. L'an passé seulement, certains budgets ont été déposés tardivement. En ce moment on prépare les budgets, et ils seront présentés dans un bref délai, probablement avant le 1er mars.

Proposition de loi relative à la monnaie d’or

Discussion générale

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Messieurs, j'espère que la lumière se fera peu à peu sur la question qui nous occupe et que les faits surtout finiront par ne plus être contestés. Il en est un, le principal, celui sans lequel la proposition qui vous est soumise paraît ne pas pouvoir être acceptée, et que l'on persiste à affirmer : c'est qu'il y a pénurie de monnaie d'argent. Malgré les preuves qui ont été mises sous vos yeux, il semble que l'on n'est pas encore convaincu.

De ce qu'on voit l'or en circulation, on suppose qu'il y vient par nécessité, pour remplacer l'argent qui s'en va voyager en Chine, et qu'il serait impossible de retenir ici. Mais l'or n'arrive que parce qu'il s'échange chez nous contre de l'argent avec profit; il est amené par la spéculation.

Il y a des spéculateurs, et en grand nombre, qui achètent des pièces d'or à un taux inférieur à leur valeur nominale et qui viennent les échanger à leur valeur nominale contre nos pièces de 5 francs. On ne voit pas que si l'or remplace l'argent, c'est que l'or a moins de valeur que l'argent, et que le même effet se produirait si, au lieu d'or, on imprimait le caractère de monnaie légale à une monnaie de cuivre, à laquelle on donnerait une valeur nominale égale à celle de la monnaie d'or.

Mais résulte-t-il de là que le pays soit et puisse être privé de monnaie d'argent ? Assurément, non.

J'ai eu l'honneur de le dire déjà : aussi longtemps que les pouvoirs publics le voudront, il y aura de l'argent en Belgique ; on maintiendra dans la circulation la monnaie d'argent, et le franc continuera d'être seul l'étalon monétaire du pays. Le franc d'argent continuera à servir de mesure de la valeur, de celle de l'or comme de celle des autres marchandises. L'argent continuera, dans ces conditions, à satisfaire aux besoins des transactions.

Il est de la plus absolue impossibilité qu'il en soit autrement. Sans doute, dans certaines localités éloignées, dans des villages le long de la frontière, il y aura plus de difficultés qu'ailleurs. Mais c'est apparemment la situation générale qui doit être prise en considération.

J'ai cité des faits qui attestent d'une manière irrécusable qu'il y a d'énormes quantités d'argent en circulation dans le pays ; eh bien, je vais maintenant fortifier ces preuves de deux autres.

La Banque Nationale a, en moyenne, en circulation constante dans le pays, 110 à 120 millions de francs en billets ; tout porteur d'un billet a le droit de se présenter dans l'une ou l'autre des agences de la Banque Nationale pour se faire délivrer, en échange, des écus de 5 francs; cette valeur de 110 millions de francs en billets est payable à vue. Il n'y a (page 662) pas à attendre, il n'y a pas à délibérer. La Banque n'est tenue de les payer qu'à la caisse principale, à Bruxelles ; elle va au-delà de ses obligations ; elle rembourse les billets à vue dans toutes ses agences, et l'on ne va pas chercher de l'argent !

Les billets circulent, et, chose qui paraîtra étonnante peut-être, ce ne sont pas seulement des billets de forte valeur, mais le public détient pour 6 ou 7 millions au moins de billets de 20 fr. Ainsi, les pièces de 20 fr. elles-mêmes, si abondantes qu'on les suppose ici, ne chassent pas même les billets de banque d'égale valeur.

La monnaie divisionnaire d'argent est tellement abondante en Belgique, que la Banque a dû en exporter à l'étranger. Elle en a vendu à l'étranger contre des écus de 5 fr., il y a peu de jours, il y a un mois, on m'a fait la proposition de retirer quelques millions de pièces divisionnaires qui se trouvent dans les caisses de la Banque, afin de les réintégrer en pièces de nouvelle fabrication, sous certaines conditions qu'il est inutile d'introduire dans la discussion, mais que je n'ai pu accepter.

Il y a donc des quantités considérables de monnaie d'argent, de monnaie divisionnaire dans le pays. Les demandes sont si peu en rapport avec les quantités disponibles, qu'on laisse la monnaie d'argent dans les caisses de la Banque, qu'on en exporte et qu'on offre d'en acheter pour la réintégrer en espèces neuves.

Je persiste donc à soutenir, messieurs, et c'est un fait d'une extrême gravité, c'est un fait que la Chambre devrait vérifier et contrôler au besoin par une enquête si elle doutait, je persiste à affirmer que la monnaie d'argent ne manque pas dans le pays et qu'il n'y a pour personne impossibilité de s'en procurer. Incontestablement, une partie de la circulation est occupée par l'or, et partant l'argent s'en est allé dans une certaine proportion ; il est telle ou telle localité, vers la frontière surtout, où cette-situation n'est pas exempte d'inconvénients; mais partout ailleurs, l'argent reste en quantité suffisante pour satisfaire à tous les besoins.

La seconde raison invoquée à l'appui de la proposition, c'est que l'on essuie des pertes incessantes très considérables, parce que tous les Belges ne sont pas contraints à recevoir la pièce d'or à sa valeur nominale. Ces pertes paraissent le côté le plus grave de l'affaire. Vous savez, en effet, messieurs, qu'on les suppute par millions; et l'on s'écrie que si l'or doit baisser un jour, dans une proportion même énorme, la perte qui en résultera ne serait absolument rien en comparaison des pertes que l'on subit et qui se renouvellent tous les jours. (Interruption.)

C'est ainsi, en effet, dit l'honorable M. Henri Dumortier qui m'interrompt ; et il se trouve de la sorte exactement de l'avis de l'honorable M. Barthélémy Dumortier. Voici en effet ce que soutient l'honorable membre : « ... Ces pertes se renouvellent chaque jour. Ces pertes, accumulées et retombant principalement sur le petit commerce, sont quotidiennes ; elles se multiplient chaque jour et forment un capital perdu de plusieurs millions chaque année au détriment des travailleurs.

« En présence de cette perte quotidienne et sans cesse accumulée, on doit reconnaître que, quel que soit l'effet de la dépréciation que l'or pourrait éventuellement subir un jour, la perte que l'on éprouverait une fois lors de la démonétisation, n'est rien en comparaison de ces pertes quotidiennes, accumulées durant plusieurs années, en sorte que la situation actuelle est plus désastreuse pour le commerce et l'industrie que celle qui pourrait avoir lieu si, ce qui est improbable, la monnaie d'or devait un jour être réduite de sa valeur. »

J'en demande bien pardon à l'honorable membre et à la multitude qui prend au sérieux ses assertions, et à tous ceux qui' se sont livrés aux mêmes supputations que lui; mais j'avoue qu'il m'a été impossible, même à l'aide des calculs les plus fantastiques, .de me trouver d'accord avec ses conclusions. Je ne comprends rien aux pertes dont on parle.

Mais, si j'entends bien ce qu'on veut dire, voici comment on raisonne : Pierre, qui reçoit une pièce de 20 francs avec une perte de 10 centimes, perd à son tour 10 centimes en passant cette pièce à Paul, qui perd également 10 centimes en la passant à une troisième personne, et ainsi de suite. Mais, s'il en est ainsi, le moment est très proche où l'on donnera quelque chose pour faire accepter les pièces d'or ! Faisons, je vous prie, fonctionner une pièce d'or dans la circulation.

Je ne vois que deux manières d'opérer : la pièce d'or est donnée au pair ou avec perte ; si elle est donnée au pair et si elle est reçue au pair, je demande qui a subi un préjudice ? Dans ce cas évidemment il n'y a perte pour personne. Or, pour le dire en passant, on affirme que, excepté la Banque et les banquiers, qu'il faut mettre à la raison de par la loi, tout le monde accepte l'or français au pair, sans aucune espèce de difficulté. (Interruption.)

M. Rodenbach. - On n'a pas dit cela, ce serait une absurdité !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Absurdité, soit, mais cela a été dit.

M. Rodenbach. - Le parlement ne peut pas dire cela; c'est une sottise.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Cela est consigné dans l'exposé des motifs de l'honorable M. Dumortier.

M. B. Dumortier. - Pas du tout.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - L'honorable M. Dumortier ne veut pas m'obliger à m'interrompre pour rechercher, dans son travail, le passage auquel je fais allusion.

M. B. Dumortier. - Je ne veux pas que vous me fassiez dire autre chose que ce que j'ai écrit. Je dis qu'il y a beaucoup de personnes dans le pays qui reçoivent l'or au pair et d'autres avec perte; voilà la vérité.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Nous allons donc continuer à faire fonctionner notre pièce d'or. Nous avons eu d'abord ceux qui donnent et ceux qui reçoivent l'or au pair; nous sommes d'accord que ce genre d'opération ne cause de préjudice à personne.

Maintenant, un individu a reçu une pièce d'or au pair, mais on ne veut l'accepter de lui qu'avec une perte de quelques centimes ; le premier perd donc cette différence; mais le second, ou bien il la rend au pair, et il bénéficie, ou bien il la donne au taux auquel il l'a reçue; et il ne perd pas. (Interruption.) Permettez; l'opération est terminée. Celui qui a reçu la pièce, fait de deux choses l'une : ou il la donne au pair, et alors il réalise le bénéfice constituant la différence entre le prix de cession et le pair ; ou il la remet en circulation au taux auquel il l'a acceptée, et partant il n'y a pour lui ni perte ni gain.

Dans l'ensemble donc il n'y a ni perte ni gain ; cela est évident : si l'un a perdu, l'autre a gagné. Individuellement il peut y avoir perte, mais cette perte n'est subie qu'une fois; il ne peut pas s'agir de pertes successives et constamment répétées, et la perte de l'un est compensée par le gain de l'autre. Le préjudice n'est pas où on veut le voir ; il est où je le signale et où l'on s'aveugle pour ne pas le reconnaître.

Encore une fois, je ne dis pas cela pour prétendre qu'il n'y a aucun inconvénient, aucun embarras, aucun désagrément, à ce qu'une monnaie circule dans les conditions où se trouvent maintenant les pièces d'or françaises. Ce n'est pas là ce que je conteste; cela est évident. Mais ce que je repousse, c'est l'exagération à laquelle on se livre; ce que je conteste, ce sont ces pertes prétendument incalculables qui résulteraient de la situation actuelle et auxquelles j'oppose, moi, le préjudice immense qui devrait résulter pour le pays de l'adoption de la monnaie d'or française à sa valeur nominale.

On se figure qu'il n'y a pas de préjudice à craindre pour le pays par l'adoption de la monnaie d'or ; vous venez d'entendre à ce sujet les paroles de l'honorable M. Dumortier ; on se figure qu'il ne peut arriver quelque mal que dans le cas improbable où l'on viendrait à démonétiser, en France, les pièces de 20 francs. C'est que, pour ceux qui pensent ainsi, toute la valeur de la monnaie réside dans le chiffre qu'il plaît au législateur d'imprimer sur la pièce. Mais si le cours légal était attribué à la monnaie d'or, il en résulterait sur-le-champ, immédiatement, un préjudice considérable.

Il se révélerait par la hausse du prix des choses, et cette hausse irait successivement en s'accroissant, en raison même de la réduction de la valeur du métal dont la monnaie est faite. Dès lors, tous ceux qui vivent d'une somme fixe, payable en argent, ouvriers jusqu'au jour où l'augmentation des salaires deviendrait possible, rentiers de l'Etat et des particuliers, fonctionnaires et pensionnés de l'Etat, tous souffriront sur-le-champ, tous seront atteints dans une proportion plus ou moins forte dès maintenant, plus gravement si la baisse de l'or se manifestait avec plus d'intensité.

Et l'on met une pareille calamité et une telle injustice en regard des inconvénients, des embarras, de la gêne, de la perte, si l'on veut, qui résulte aujourd'hui de la circulation volontaire de la pièce d'or !

Telles seraient pourtant les conséquences inévitables de l'adoption de la proposition de M. Dumortier.

Elle tend à remettre en honneur la loi de 1832, le prétendu système du double étalon, avec la prétention formellement proclamée de décréter par la loi un rapport constant entre la valeur des deux métaux, et de maintenir ainsi en circulation l’or et l'argent. Un grand nombre de personnes pensent, en effet, qu'un tel système est raisonnable, qu'il est juste, qu'il est possible. C'est en particulier la profonde conviction de M. Dumortier.

(page 663) Les économistes de l’assemblée, l'honorable M. Reeth de Behr en tête, condamnent formellement cette opinion ; ils repoussent la doctrine en venu de laquelle on soutient qu'avec un double étalon on a à volonté de l'or et de l'argent.

Mais comme l'économie politique paraît surtout destinée ici à servir la politique, les bons principes sont mis de côté, et l'on conclut à l'adoption de la proposition qui nous est soumise.

Voyons quels seraient les effets de l'adoption de cette proposition, comme moyen de maintenir dans la circulation, non seulement l'or, mais l'argent nécessaire pour opérer les transactions à l'intérieur.

Nous avons eu dans notre propre histoire un exemple frappant des inconvénients qui peuvent résulter de l'adoption d'une monnaie étrangère à un taux plus élevé que sa valeur intrinsèque ; en 1848, on a donné cours légal au souverain anglais ; le gouvernement avait proposé de fixer le taux en rapport avec sa valeur réelle ; je n'étais pas alors au département des finances, c'était mon honorable collègue, M. Veydt, qui soumit celte proposition. La Chambre, de très bonne foi, sur la proposition de l'un de ses membres, a commis une erreur qui a eu les conséquences les plus graves ; on a commis l'erreur de tarifer la pièce à un taux trop élevé.

M. Vilain XIIII. - On l'a fait exprès.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est ce que je nomme une erreur, une erreur volontaire, dont nul n'avait prévu les conséquences, et c'est précisément l'erreur qu'on veut commettre aujourd'hui quoiqu'on soit averti.

Qu'est-il arrivé, messieurs, en un temps très court ? La Belgique a été inondée de guinées anglaises. Il en est entré des quantités incroyables, et comme le cours du change avait baissé, la réexportation en était impossible. Que vîmes-nous alors? Mais des émotions analogues à celle qui se produisent aujourd'hui pour demander le cours légal de l'or. A cette époque, on protesta avec non moins d'énergie contre l'état déplorable de la situation. On déclara qu'avec des pièces d'or exclusivement, les affaires étaient impossibles. J'ai reçu de nombreuses députations à cette occasion, et j'ai rappelé cette circonstance aux négociants de Bruxelles quo j'ai eu l'honneur de recevoir dans ces derniers temps; je leur ai demandé s'il ne se trouvait pas parmi eux des négociants qui fussent venus en 1848 pour me signaler qu'il y avait pénurie complète de monnaie d'argent. On ne pouvait aller au marché avec des guinées, disait-on dans la Chambre. Il fallait de la monnaie d'argent, de la monnaie divisionnaire pour faire ses affaires. Elle avait disparu.

Par un bonheur providentiel, pendant huit ou dix jours, le change s'est trouvé dans de telles conditions, que j'ai pu démonétiser les guinées et en opérer la réexportation sans préjudice pour le trésor. Mais le pays a souffert autant qu'aujourd'hui. Le trésor n'eût pas suffi à opérer tous les échanges. En quelques jours donnés par moi pour opérer l'échange, le trésor a reçu plus de 20 millions de pièces anglaises. Mais, passé ce délai, c'est le pays lui-même qui a dû faire la réexportation des pièces anglaises et en subir les conséquences.

Malheureusement, les maux passés ne sont rien ; et pourtant, ce que vous avez vu, ce que vous avez eu sous les jeux, c'est ce qui va se présenter encore. Est-ce qu'il y a un privilège particulier attaché à la pièce de 20 fr. pour l'empêcher d'opérer les effets qu'ont opérés les souverains anglais dans les mêmes conditions ?

Les souverains anglais, monnaie parfaitement inconnue en Belgique, ont afflué dans le pays, par cela seul qu'il y avait des spéculateurs intéressés à nous importer des guinées pour les échanger contre nos pièces de 5 francs. Il y avait profit à le faire ; et de la même manière, s'il y a profit à importer des pièces de 20 francs pour les échanger contre des pièces de 5 francs qui existent dans le pays, vous aurez des pièces de 20 francs, et vous n'aurez à peu près que des pièces de 20 francs.

Placée à ce point de vue, l'on s'étonne que la question puisse être discutée. Le système que l'on préconise, que l'on veut faire prévaloir, il existe à nos portes. Chacun de vous peut passer la frontière et aller juger des effets du système. On dirait que du moment que les pièces d'or sont répandues dans la circulation, le bonheur circule dans toutes les veines. Il n'y a plus d'embarras, il n'a plus aucune espère de difficulté. Mais qu'est-ce que les embarras, que les difficultés qui existent en France ? On ignore apparemment que ces embarras sont cent fois pires que ceux qui existent ici. Nous avons parmi nous des collègues qui habitent la frontière, et à qui il arrive fréquemment de la franchir.

S'ils ont fait quelque dépense dans une hôtellerie et qu'ils veuillent payer en or, on ne trouve pas toujours le moyen de leur rendre la monnaie qui leur revient. (Interruption.) Je vois à mes côtés des collègues de qui je tiens ces faits.

- Plusieurs membres. - Oui ! oui !

M. B. Dumortier. - J'habite la frontière et je n'ai rien vu de semblable.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Alors vous n'êtes pas allé en France. Ces collègues, qui y ont été, vous diront qu'ils ont été priés d'emporter les pièces de 20 francs, voire même des billets de la Banque de France, pour les échanger en Belgique et en rapporter la valeur en monnaie blanche à l'occasion.

Il suffit, au surplus, pour se convaincre qu'il en doit être ainsi, de constater les effets de la révolution survenue dans les métaux précieux en France.

Sous l'empire, sous Louis XVIII, sous Charles X et sous Louis-Philippe, surtout, on a battu relativement très peu de pièces de 20 francs. C'était une monnaie de luxe qui se payait avec agio. Aujourd'hui, les rôles sont intervertis : en moins de dix ans on a frappé aux monnaies de France pour plus de 4 milliards d'or. Ces 4 milliards d'or sont arrivés dans la circulation et se sont substitués en très grande partie aux 4 milliards et demi d'argent, fabriqués depuis 1795 jusqu'à l'époque actuelle.

L'argent, messieurs, n'est plus frappé en France que pour des besoins exceptionnels. Du 31 décembre 1856 au 31 décembre 1859 on n'a battu en France que 20,874,993 fr. d'argent contre 1,763,948,650 fr. d'or. Et encore ces 20 millions d'argent seulement qui ont été battus, l'ont été presque exclusivement, à 600,000 fr. près, en monnaies divisionnaires, pour venir en aide aux besoins les plus impérieux de la circulation. La monnaie divisionnaire est rare dans un grand nombre de centres industriels, en France, et de même, messieurs, elle disparaîtra en grande partie de chez nous, si vous adoptez la proposition de l'honorable M. Dumortier.

Messieurs, j'ai voulu faire constater sur les lieux mêmes quelle est véritablement la situation. J'ai fait constater en France, dans un grand nombre de centres industriels, quelle est au juste la situation. On ne s'y plaint pas, vous le comprenez facilement, de la substitution de la monnaie d'or à la monnaie d'argent pour les besoins ordinaires des particuliers, moins encore pour les payements de fortes sommes ; la monnaie d'or est très agréable, très commode pour certains usages ; et, sous ce rapport, on se félicite généralement de la posséder. Mais l'or ne peut pas remplir tous les offices de la circulation, il ne peut pas se fractionner suffisamment pour que l'on obtienne des pièces de petite valeur ou d'une valeur moyenne sous un volume commode ; les pièces deviennent alors trop exiguës pour qu'il n'y ait pas d'inconvénients à s'en servir pour le payement des ouvriers. Cependant, la monnaie d'or a fait disparaître la plus grande partie des pièces de cinq francs, et a expulsé même très notablement les monnaies divisionnaires. C'est par là que se révèle un inconvénient des plus graves dont je veux vous faire juges en mettant sous vos yeux les faits qui m'ont été signalés.

Voici ce qu'on nous dit :

« Pour ce qui touche à la disparition ou à la rareté de la monnaie d'argent, la position est plus grave. La prime allouée sur l'argent en a fait sortir des quantités considérables en pièces de 5 francs et même en monnaie divisionnaire ; il en résulte des difficultés sérieuses qui se traduisent en réclamations incessantes de la chambre de commerce auprès du gouvernement. Ces réclamations sont écoutées, et on paraît y faire droit, par l'envoi au receveur général de 50,000 fr. en monnaie d'argent de temps à autre ; mais, en même temps, ordre est donné au receveur général de suivre à la piste son emploi, ce qui neutralise singulièrement la bonne volonté de la recette générale et de la succursale de la banque, exposées l'une et l'autre à ce que cette monnaie soit exportée et leur occasionne de regrettables avertissements.

« Nous comprenons tous les embarras qui en résultent et qui vont en s'aggravant chaque année ; chacun se tire de là comme il peut, les chefs d'établissements pour payer leurs nombreux ouvriers, comme la petite bourgeoisie pour effectuer ses payements journaliers. Toutefois, à force de courses, on arrive à se procurer l'absolu nécessaire, et nos chefs d'ateliers n'ont employé jusqu'ici aucun moyen de remédier à cet état de choses en dehors de ces recherches de la petite monnaie.

Un autre nous dit : «... Malgré les envois successifs de petites pièces que l'on reçoit du gouvernement, de la Banque de France ou de l'industrie (qui en fait frapper pour son compte particulier), le courant qui emporte la monnaie vers la frontière ne se ralentit pas et en tarit sans cesse la source.

« Cette situation regrettable a produit des réclamations successives de la part des chambres de commerce.

« Pour obvier à la gêne que cause parfois la pénurie de la monnaie pour le règlement des comptes, nos grands industriels doivent mettre (page 664) des agents en campagne et faire recueillir, chez les épiciers et les petits marchands, de la monnaie en échange d'or. »

Autre rapport : « Toute la ligne continue à la Belgique éprouve une grande gêne de la substitution de la monnaie d'or à la monnaie d'argent, par suite de l'impossibilité de s'en servir dans les rapports avec la Belgique. Une grande partie de la monnaie divisionnaire d'argent passe la frontière et contribue à entretenir une gêne, une rareté de petites pièces qui pèsent sur tous, indistinctement, depuis les serviteurs jusqu'aux maîtres, ce qui entraîne des pertes de temps à des pertes pécuniaires aux personnes obligées de payer avec des pièces d'argent qu'elles ne se procurent qu'au moyen de petites commissions.

« La disparition presque complète de la monnaie d'argent (5 fr.), a eu pour résultat de créer de sérieuses difficultés, par la raison que la pièce de 10 fr. en or et la pièce de 5 fr. également en or, sont trop petites, la seconde notamment ; l'emploi de cette dernière cause de fréquentes erreurs et est, pour cette raison, refusée dans les payements.

« Les embarras se renouvellent tous les jours et dans tous les services. »

On écrit d'un antre département :

« La substitution de la monnaie d'or à celle d'argent a été accueillie avec faveur, en ce qui concerne les payements de sommes importantes. Mais lorsque ensuite la disparition des pièces de 5 francs argent a obligé le gouvernement à fractionner les pièces d'or par 10 et 5 francs, on a trouvé cette monnaie très incommode, surtout pour la plus petite de ces pièces.

« Néanmoins, la nécessité de les employer dans le commerce de détail et dans les payement aux ouvriers, a amené leur circulation d'une manière assez régulière, quoiqu'on préfère toujours les pièces de 5 fr. argent.

« L'insuffisance des pièces de 2 fr., 1 fr. et 50 centimes est l'objet de plaintes générales, et les réclamations au gouvernement sont très fréquentes sur ce sujet. »

Voici, enfin, un dernier rapport, qui n'est pas moins explicite que les précédents :

« Depuis que le gouvernement impérial a substitué la monnaie d'or à la monnaie d'argent, différents faits très sérieux se sont produits dans ce pays, qui, par le fait du hasard, se trouve être, d'un côté, éminemment industriel, tandis que, de l'autre côté, il forme la frontière nord-ouest de la Suisse, et se trouve ainsi à proximité de la ville de Bâle, renommée par son industrie de rubanerie et surtout par son grand mouvement financier.

« La disparition de la monnaie d'argent a créé dans cette contrée un agiotage inqualifiable, et jusqu'alors inconnu, sur ce métal ; dans moins d'une année, les pièces de cinq francs ont été ramassées par les banquiers de Bâle qui les exportaient, soit sur les différents marchés financiers d'Allemagne, soit en Russie, ou bien les vendaient à l'horlogerie de leur propre pays.

« Inutile de dire que notre monnaie d'argent était devenue ainsi une source de très gros bénéfices pour MM. les Suisses nos voisins, tandis que la France a été obligée de faire d'énormes sacrifices pour acquérir derechef cet indispensable et précieux métal. Aujourd'hui, voir une pièce de cinq francs dans une caisse, est chose fort rare.

« Cet état de choses est devenu par la suite beaucoup plus sensible, car, non content de nous avoir ravi notre argent, l'agiotage s'est emparé de notre monnaie divisionnaire. Ce mal est devenu tellement grave que, ici, il a fallu avoir recours au billon de la confédération suisse (dont il y a eu une énorme émission) pour faciliter les transactions du petit commerce, ou pour effectuer la paye des ouvriers dans nos établissements industriels. Le manque de monnaie divisionnaire a donné pour ainsi dire cours forcé au billon suisse qui, par sa composition, se trouve être sans valeur.

« La bourgeoisie et le petit commerce ont eu énormément à se plaindre de cet état de choses, existant du reste encore à l'heure qu'il est, et je n'exagère aucunement en disant : que souvent des achats n'ont pu être payés faute de monnaie divisionnaire.

« Mais si cette pénurie de monnaie divisionnaire a été une source de mécontentement pour la bourgeoisie et le petit commerce, elle a été une plus grande source d'ennuis pour nos grands établissements industriels, de même qu'un motif de continuels sacrifices.

« On se rendra parfaitement compte de ce qu'il faut de petite monnaie à une cité comme Mulhouse, par exemple, qui a à payer toutes les quinzaines 30,000 à 35,000 ouvriers. Non seulement tous les grands établissements sont obligés d'avoir à leur service un homme spécial allant de boutique en boutique solliciter de la petite monnaie, mais après ce sacrifice, souvent infructueux, ils sont alors obligés d'écrire au dehors pour avoir la monnaie divisionnaire nécessaire pour pouvoir effectuer leurs payes. Cette monnaie ils ne l'obtiennent que contre une prime assez forte, à laquelle vient encore se joindre le port onéreux de ces mêmes espèces.

« Les inconvénients que je viens d'avoir l'honneur de signaler s'aggravent de jour en jour, et cela par plusieurs raisons.

« La Confédération suisse, dans ces derniers temps, a émis une monnaie divisionnaire d'un titre inférieur à son ancienne monnaie et, par conséquent, inférieure à la monnaie française.

« Cette émission a fait grand bruit, et comme sur toute population la majorité se trouve toujours être ignorante, il est arrivé qu'aujourd'hui non seulement la nouvelle monnaie divisionnaire n'est plus acceptée, mais l'ancienne monnaie, égale à la nôtre, n'est plus reçue par cette classe moins éclairée.

« Cette méfiance a nécessairement rejailli sur le billon suisse, et beaucoup de nos administrations, qui la recevaient jadis, la refusent aujourd'hui péremptoirement. L'administration du chemin de fer de l'Est, dont une tête de ligne se trouve à Bâle, est même de ce nombre.

« Il est fâcheux que le gouvernement impérial (car en France, comme ici, c'est le gouvernement qu'on rend responsable de ce qui arrive ) ne cherche pas à remédier avec plus de persévérance à tout ce mal par une plus grande émission de monnaie divisionnaire ; mais soit que l'administration supérieure ne possède pas les moyens nécessaires pour remédier à cette crise, soit qu'elle ne soit pas assez éclairée par ses agents départementaux, elle n'a pris jusqu'à ce jour aucune mesure efficace pour y obvier. La Banque de France fournit de temps en temps quelque mille francs de monnaie divisionnaire aux industriels, mais ces émissions insignifiantes sont absorbées immédiatement par les énormes besoins de la place. »

Telle est donc, messieurs, la situation que l'on veut faire à la Belgique ! On ne voit que les petits inconvénients, inconvénients insignifiants, même dans l'état actuel des choses, si on les met en regard de ce qui se passe au-delà de la frontière; et pour se préserver d'un petit mal, on court au-devant d'un mal plus grand et qui serait véritablement intolérable pour le pays. En effet, comment arriverait-on à faire face aux besoins immenses de nos centres industriels sous le rapport de la monnaie divisionnaire? Quelles seraient les réclamations du petit commerce, de la bourgeoisie, des grands industriels eux-mêmes !

Messieurs, si l'on trouve bon ici de recevoir et de donner de l'or, qui donc s'y oppose? Qu'on le reçoive au pair ou avec perte, qu'importe? Personne n'y fait obstacle. Mais ce que nous repoussons, ce que nous condamnons, c'est qu'on fasse une loi en vertu de laquelle tous les Belges, au risque du préjudice qu'ils pourront essuyer, seront tenus d'accepter au pair cette monnaie qu'ils peuvent avoir au-dessous de sa valeur nominale. Si nous voulions considérer de sang-froid ce qui se passe ici, si nous voulions le comparer froidement à ce qui se passe ailleurs, aurions-nous donc de si puissantes raisons de nous plaindre ? A part les petits embarras que je ne veux pas contester, la Belgique, prise dans son ensemble, sans donner une importance exagérée à des faits locaux et exceptionnels, la Belgique a de l'or et de l'argent à volonté ; voilà qui est incontestable; elle a de l'or pour sa valeur réelle ; elle a de l'argent comme monnaie légale ; elle peut satisfaire, intérieurement et extérieurement à toutes les transactions ; que veut-on de plus ? A quoi bon alors une loi inique comme celle qu'on vous propose ?

Messieurs, nous l'avons dit, cette mesure aurait des effets dommageables immédiatement, et de plus grands dans l'avenir. On a eu un moment l'idée de proposer de battre en même temps des francs à titre réduit, c'est-à-dire de substituer en réalité l'étalon d'or à l'étalon d'argent. A côté d'une monnaie d'or, seule et unique monnaie, réduire le franc à l'état de billon, ce serait manifestement altérer l'étalon monétaire ; ce serait proclamer qu'il serait impossible de maintenir, dans la circulation, 20 francs d'argent qui constituent, d'après la loi, l'unité monétaire, à côté d'une pièce de 20 francs en or. Voilà ce que signifierait une pareille proposition.

Ce serait tomber dans la plus singulière contradiction d'ailleurs, car sous prétexte de nous maintenir en communauté monétaire avec la France, on commencerait précisément par s'en séparer.

Qu'on avoue donc que la substitution de l'or à l'argent dans les conditions proposées ou dans des conditions plus étendues qui pourraient être proposées ; que cette substitution, dis-je, serait en réalité l'altération de l'unité monétaire, c'est-à-dire une violation évidente de tous les contrats passés sous l'empire de la législation en vigueur.

(page 665) Nous ne ferons pas ici de la théorie pour le prouver ; l'honorable M. B. Dumortier n'aime pas, lui, la théorie; il paraît qu'en Belgique c'est le privilège des académiciens de ne pas aimer les sciences ; nous ne ferons donc pas de la théorie ; nous nous en tiendrons uniquement aux faits. Or, y a-t-il un fait plus clair, plus éclatant, moins discutable que celui-ci : un franc est 5 grammes d'argent au titre de 9/10 de fin ? Ce n'est pas là une théorie, c'est le texte même de la loi.

Ainsi le franc, c'est cela, et pas autre chose.

Notre mètre monétaire, notre unité monétaire, notre étalon monétaire, c'est le franc renfermant 5 grammes d'argent. Et cette unité monétaire fait partie du système général des poids et mesures, au même titre que le mètre, et il ne serait pas plus injuste pour les contrats formés sous l'empire de la loi qui a décrété le mètre, de réduire ce mètre que l'unité monétaire.

Le législateur a bien déclaré à une certaine époque qu'une quantité déterminée d'or serait tenue pour l'équivalent du franc. Nous-mêmes l'avons fait en 1832 ; mais a-t-on dit cette absurdité que, toujours, dans tous les temps, à toutes les époques, cette même quantité d'or, ce même disque d'or vaudrait également tant de francs d'argent, représenterait tant de fois l'unité monétaire? Le législateur a-t-il dit cela ? En aucune façon.

Le législateur, en créant l'unité monétaire, et en plaçant à côté de l'étalon monétaire une monnaie d'or, mesurée à cet étalon, a par cela même déclaré que, si l'or venait à varier, la monnaie d'or serait refondue.

L'exposé des motifs de la loi de l'an XI, dont notre loi de 1832 n'a été qu'une copie en ce point, proclamait en termes explicites que si l'or venait à varier, il serait refondu pour être remis en rapport avec l'étalon.

En fait, on n'a jamais battu en Belgique des pièces de 20 et de 40 fr. d'or, et la monnaie étrangère de 20 et 40 fr. n'y a point circulé, par la raison fort simple qu'elle était à prime.

Dans cette situation, nous avons retiré le cours légal à la monnaie d'or étrangère, de telle sorte que ni les débiteurs ni les créanciers n'ont eu à leur disposition cet instrument, supprimé d'ailleurs, pour les pièces nationales par la loi de 1847, pour ces pièces étrangères par la loi de 1850.

Tous les engagements, tous les contrats ont été faits, en un mot, sous la garantie de cette loi en vertu de laquelle le franc représente 5 grammes d'argent.

A l'engagement qui est exprimé dans les contrats qu'on est tenu de payer en monnaie légale, ce qui veut dire 5 grammes d'argent à 9/10 de fin pour chaque franc convenu, vous voulez aujourd'hui qu'on puisse substituer une certaine quantité d'or qui vaut moins.

Un franc, je le répète et je ne puis trop le répéter comme l'a fait l'honorable M. Pirmez, signifie 4 1/2 grammes d'argent fin.

Si l'on vous proposait de décider que ce franc, au lieu d'être de 4 1/2 grammes d'argent fin, n'en contiendra plus désormais que 4 grammes ou moins encore, vous auriez de l'argent en circulation. Cet argent chasserait l'or comme l'or chasse aujourd'hui l'argent. Mais si une pareille motion était faite, vous la repousseriez sans doute avec indignation. Vous déclareriez tout d'une voix que vous ne pouvez commettre une telle iniquité, que vous ne pouvez pas altérer la monnaie.

Et que feriez-vous donc par la proposition qui vous est soumise? Substituer à ces 5 grammes d'argent à 9/10 de fin, une certaine quantité d'or qui vaut moins, qu'est-ce donc, si ce n'est altérer l'étalon monétaire, si ce n'est diminuer la valeur de la monnaie légale du pays ?

Je sais, messieurs, qu'on essaye d'échapper à la réprobation d'une mesure aussi manifestement inique, en imaginant les théories les plus étranges, les plus extraordinaires, la théorie, par exemple, de la monnaie de compte, dont l'invention est due à l'honorable M. Dumortier.

En vertu de cette théorie, on n'a pas à s'inquiéter de la valeur intrinsèque des monnaies.

La monnaie de compte suffit à tout. L'empreinte que le législateur a mise sur la monnaie est une garantie suffisante, et quelle que soit la valeur du métal, cette empreinte laisse parfaitement intactes les relations des débiteurs et des créanciers.

M. B. Dumortier. - Ce n'est pas là ce que j'ai dit.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Comment ! ce n'est pas là la théorie de la monnaie de compte de l'honorable M. Dumortier !

M. B. Dumortier. - C'est trop fort de me faire dire cela.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est la théorie de votre monnaie.

M. B. Dumortier. - Pas le moins du monde.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est parfaitement cela, et j'ajoute que c'est la théorie du faux monnayage.

Et pour créer cette théorie si favorable à l'altération des monnaies, il faut commencer par altérer les mots de notre langue.

L'honorable M. Dumortier a inventé cette monnaie de compte.

M. B. Dumortier. - Pas du tout.

M. Michel Chevalier l'indique dans les pages qu'a citées l'autre jour un de vos amis. Le mot s'y trouve.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Ce n'est pas certes de votre monnaie de compte qu'il a parlé.

M. B. Dumortier. - C'est absolument la même.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Ce que vous appelez la monnaie de compte, c'est la monnaie que l'on compte, c'est-à-dire la monnaie courante, tandis que la monnaie de compte se traduit en une certaine quantité de métal d'un titre et d'un poids bien déterminés. On peut dire d'elle que c'est une monnaie que l'on pèse. (Interruption.)

Voici comment elle a été établie. Afin d'échapper aux altérations des monnaies, si fréquentes autrefois, les négociants ont imaginé de déposer des lingots dans les banques, de convenir d'une unité monétaire, et de s'en servir comme de monnaie de compte, imputable sur ces lingots dont la pureté était ainsi assurée. C'était là ce qu'on appelait monnaie de compte. C'est ce qui existe encore à Hambourg. Il y a à Hambourg une monnaie de compte qu'on appelle le marc banco. Cette monnaie fictive représente dans les payements une certaine quantité d'argent bien et dûment déterminée, et il y a dans la circulation un marc courant dont la valeur varie fréquemment. Mais votre monnaie de compte est précisément l'opposée de celle qui est connue sous ce nom dans le monde ; votre monnaie de compte est une monnaie que l'on peut impunément altérer. Que l'on soit inscrit comme créancier d'une somme déterminée dans le livre d'un négociant, c'est tout ce qui importe ; qu'il nous paye avec une monnaie plus au moins connue, cela est indifférent.

M. B. Dumortier. - C'est ce qui se fait dans tous les bureaux de commerce.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je ne m'en doutais pas. Je comprends parfaitement que l'honorable M. Dumortier, quand on lui fait voir les conséquences de ses théories...

M. B. Dumortier. - Dites donc des vôtres.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - S'en effraye lui-même. (Interruption.)

L'honorable M. Dumortier ne va pas supposer, j'imagine, que je l'accuse d'avoir l'intention de faire fabriquer de la fausse monnaie ni de vouloir soutenir que la théorie du faux monnayage est une bonne et saine doctrine. Non ! je sais parfaitement que si l'honorable M. Dumortier n'était pas dans l'erreur, il ne soutiendrait pas de pareilles thèses. Mais ces thèses sont celles que j'indique. Ce n'est que grâce à ces idées erronées de l'honorable membre qu'à mon sens sa proposition peut être défendue.

C'est parce qu'il a cette idée fausse que l'empreinte mise sur la monnaie suffit, qu'il propose de substituer indifféremment une monnaie à une autre. S'il n'avait pas cette idée fausse, il voudrait à tout prix, comme nous, qu'on n'altérât pas la monnaie, qu'on lui conservât sa valeur, sou titre, son poids, sa finesse. Je ne m'étonne pas de rencontrer cette idée chez l'honorable M. Dumortier ; elle est certes la plus généralement répandue. On n'attache pas d'importance à la qualité de la monnaie, au métal dont la monnaie est faite, aux conditions dans lesquelles on doit faite de bonne monnaie.

La masse, le public, la foule, la multitude s'arrête purement et simplement à l'effigie ; cette effigie lui suffit. De très honnêtes gens, de très honnêtes rois ont cru la même chose. Jacques Ier, pour en citer un seul, a cru un jour, de très bonne foi aussi, je l'imagine du moins, que s'il donnait à un morceau de cuivre le nom de schelling, il aurait fait une excellente opération, et en conséquence, il le fit.

M. Coomans. - Le public n'était pas content comme ici ; il n'est pas aussi sot que vous voulez bien le croire.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Nous voyons, du moins, qu'il y a eu des magistrats assez sots pour consacrer ce que je viens de dire, d'autres qui firent mieux encore. Voici ce qui arriva : un édit royal ayant déclaré que cette monnaie avait cours légal, on se hâta d’en fabriquer.

Des pots, des casseroles, des marteaux de porte, des canons hors de service, ainsi que le rapporte Macaulay, furent portés à la monnaie (page 666) royale, et l'on eut de la sorte un moyen fort commode de payer ses dettes.

Mais les marchands, qui, comme le dit l'honorable M. Coomans, ne sont pas aussi sots qu'on peut bien le penser, que firent-ils? A Dublin ils élevèrent aussitôt le prix des marchandises. C'est ainsi qu'on devait faire payer au public, qui pouvait bien ne pas s'en douter, les frais de cette magnifique opération. Et de même, en tout temps et en tout pays, le public payera les choses en raison de la dépréciation de la monnaie. Vous comprenez ! (Interruption.) Mais j'oubliais que j'avais promis à l'honorable M. Coomans de dire ce que firent les magistrats.

Ils considérèrent la mesure prise par les négociants comme une mesure très hérétique et, en conséquence, ils publièrent un tarif du prix des marchandises. C'est, messieurs, la conséquence qu'a eue plus d'une fois le système de la fabrication des monnaies dans les conditions indiquées par l'honorable M. Dumortier.

L'honorable membre, comme le roi Jacques, ne peut donc se faire à l'idée que la monnaie est une marchandise comme toute autre

M. B. Dumortier. - Nous y voilà !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous le voyez, l'honorable M. Dumortier est si peu disposé à admettre que la monnaie est une marchandise comme toute autre, il est si convaincu qu'en le contredisant sur ce point, j'énonce une absurdité, qu'au simple exposé de l'idée, il s'écrie triomphant : Nous y voilà!

En effet, voilà où commence mon absurdité aux yeux de l'honorable Dumortier ; pour l'honorable membre, je suis absurde...

M. B. Dumortier. - Oh! non ; je vous rends trop justice pour le penser et je suis trop poli pour le dire.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Mais franchement, je crois que l'honorable M. Dumortier est profondément convaincu que je dis une sottise quand je répète qu'une monnaie est une marchandise comme toute autre marchandise; c'est une idée qu'il ne peut pas, qu'il ne veut pas admettre. Je dis, moi, et je répète que la monnaie et une marchandise tout comme les autres marchandises ; que le prix du métal hausse ou baisse selon l'abondance ou la rareté ; et, comme la valeur n'est que l'expression d'un rapport entre des objets divers que l'on compare, il en résulte que le prix des objets hausse lorsque, par une cause quelconque, la valeur de la monnaie vient à baisser, de même que le prix de ces objets se réduit, si la valeur de la monnaie vient à s'élever. C'est là tout ce qu'il faut savoir en cette matière et tout ce qui démontre l'erreur dans laquelle verse l'honorable M. Dumortier. Sans doute, la monnaie est une marchandise particulière, une marchandise investie de privilèges spéciaux. La monnaie est une marchandise qui a une valeur d'utilité un peu plus considérable que sa valeur intrinsèque. Mais elle n'est pas, sous ce rapport, dans d'autres conditions que toute autre marchandise. La monnaie est un lingot pesé, vérifié, contrôlé...

M. Coomans. - Et imposé.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est pour cela qu'on le contrôle préalablement ; il est imposé, non pour chagriner le public, mais pour lui être agréable. Eh bien, je dis que les autres marchandises sont exactement dans les mêmes conditions.

M. Coomans. - Mais non !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Non pas relativement au cours forcé, cela est évident ; mais relativement à leur valeur.

M. Coomans. - C'est là précisément toute l'affaire.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Non, ce n'est pas là toute l'affaire.

Je dis donc que les autres marchandises sont, quant à leur valeur, dans des conditions identiques à celles de la monnaie. Est-ce que mille sacs de blé se trouvant dans un magasin, mais comptés, vérifiés, pesés, n'ont pas une valeur plus considérable qu'une égale quantité de grain non pesé, non contrôlé, non vérifié ? Il faut évidemment ajouter la valeur qu'on donne à ces sacs de blé en les vérifiant, en les contrôlant, en les pesant.

Mais cette utilité ainsi déterminée, le métal dont une monnaie est faite, reste soumis aux règles invariables et immuables qui fixent la valeur des choses.

Dieu lui-même ne pourrait pas la changer, et à plus forte raison, tous les parlements du monde fussent-ils aidés de millions de Dumortiers ; cela n'est pas possible. (Interruption.) C'est cette idée fausse qu'il existe une puissance quelconque capable de fixer invariablement la valeur, qui est la cause des erreurs, des extravagances de tout genre qui circulent à propos de la monnaie.

L'un, par exemple, nous dit que l'importance du commerce des nations dépend de la quantité de monnaies que ces nations possèdent, véritable doctrine de fabricant de monnaies.

Il n'est pas jusqu'au transit qui, dans cet ordre d'idées, ne soit plus influencé par la monnaie que par l'établissement d'un chemin de fer international. Ainsi, on prendra le tableau du commerce général de la Belgique et l'on ira chercher à établir une relation entre la quantité de monnaie en circulation ici et en France par exemple, pour en induire que le pays qui a le plus de monnaie ou telle monnaie préférée est un pays qui fait de bonnes affaires. On croit sérieusement que depuis l'introduction de l'or en France, le commerce général, y compris le transit, a pris un grand développement et à cause même de l'introduction de l'or. On affirme non moins sérieusement que notre commerce a décliné, ou ne s'est plus développé avec la même vigueur, parce que nous n'avons pas donné cours légal à l'or !

On ne paraît pas se douter que si l'usage d'une grande quantité de monnaie devait donner la prééminence en industrie et en commerce, la France devrait être sous ce rapport trois ou quatre fois plus puissante que l'Angleterre, car on s'accorde généralement à reconnaître que la France se sert en beaucoup plus grande quantité que l'Angleterre de monnaie métallique. D'autres voient dans l'abondance de la monnaie les signes du progrès et de la richesse des nations.

Multiplier la monnaie, ce n'est pas enrichir, c'est appauvrir un pays.

Comment nous procurons-nous le métal dont nous avons besoin pour faire cette fonction de monnaie ? Nous donnons en échange des produits de notre travail. A quoi peut-on appliquer ce métal qui ne s'obtient qu'en échange du travail, ce métal qui n'est pas donné par le gouvernement comme quelques-uns le pensent ; mais à quoi sert le métal donné en échange du travail? A la confection d'objets de luxe, emploi assez restreint, et à l'usage de monnaie; mais la monnaie que rapporte-t-elle, que produit-elle ? Rien du tout !

M. Coomans. - De gros intérêts !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - De gros intérêts ! Vous confondez toutes les idées. Le capital produit des intérêts ; mais la monnaie, entant que monnaie, ne rapporte rien, ne produit rien, elle ne nous est utile que juste au moment où nous nous en séparons. La monnaie, en devenant plus abondante, se déprécie ; cette dépréciation comment se révèle-t-elle? Par la hausse de toutes choses ; en quoi sommes-nous plus riches, quand nous devons donner plus de métal, plus de monnaie, pour nous procurer les mêmes choses? en quoi les affaires sont-elles par là plus faciles?

Je tâche de rendre ceci plus évident par des exemples : à une époque donnée, le métal est rare, il suffit de la charge d'un cheval pour obtenir la cargaison de tout un navire. La monnaie devient beaucoup plus abondante, la production du métal a notablement augmenté; le métal, devenu moins rare, s'est déprécié; il ne faut plus la charge d'un cheval pour obtenir une égale cargaison d'un même navire, il faut donner la charge de cinq chevaux ; en quoi serai-je plus riche, en quoi les affaires seront-elles plus faciles? Le métal se déprécie encore, il devient de plus en plus abondant ; ce n'est plus la charge de cinq chevaux, de dix chevaux qu'il faut pour payer la cargaison d'un navire, mais la charge de cent chevaux ; en quoi serai-je plus riche, en quoi les affaires seront-elles rendues plus faciles ?

C'est une erreur manifeste de croire que l'abondance de la monnaie soit un signe de la richesse des nations, que les nations ont des affaires plus abondantes, plus faciles, suivant qu'elles ont plus de monnaie. En d'autres termes, si l'or devenait aussi abondant que le fer, il n'aurait pas plus de valeur que le fer, et vous seriez aussi embarrassés que si aujourd'hui vous n'aviez que du fer pour opérer vos échanges.

Après cela, je ne suis pas plus dédaigneux que tout autre à l'endroit du précieux métal. Si l'on trouvait à propos de me donner quelques milliers de kilogrammes de cet or, fût-il déprécié de 50 p. c, je serais très satisfait. Mais il faut bien que l'on sache, qu'il s'agisse d'or ou de toute autre marchandise, que si la production est doublée, toutes choses égales, d'ailleurs, la demande restant la même, la valeur de l'or sera réduite de moitié, que cet or apparaisse sous la forme d'un lingot ou sous la forme de monnaie. Il est abondant, le prix se réduit, et le prix do toutes les choses s'accroît.

Je sais, messieurs, que l'on cherche à se persuader que la diminution de la valeur sera compensée par les demandes nouvelles, par l'extension des affaires, par l'accession de nouveaux peuples à la civilisation. L'extension des affaires; mais à mesure que les peuples font plus de progrès en commerce, en industrie, ils réduisent leur circulation métallique ; c'est une chose très onéreuse pour un pays qu'une grande circulation (page 667) monétaire. Savez-vous combien coûte à la Belgique sa circulation métallique ? Elle lui coûte probablement autant que le principal de l'impôt foncier au moins. Si elle emploie un capital de 300 millions en circulation métallique, ce capital ne rapporte rien ; si elle pouvait le placer ailleurs en échange d'autres produits, elle serait plus riche d'autant ; elle fait la perte de l'intérêt du capital qu'elle emploie à sa circulation monétaire.

La production des métaux précieux a dépassé tous les besoins de l'augmentation de la circulation du métal, puisqu'il n'est pas douteux qu'il se soit successivement déprécié. Si la production était restée la même sur tous les marchés du monde, les opérations du commerce et de l'industrie se seraient faites avec une égale facilité.

Ainsi, ni la théorie que l'abondance du numéraire est le signe caractéristique de la richesse des nations; ni la théorie de la monnaie de compte; ni la théorie qui refuse à la monnaie la qualité de marchandise ; ni la théorie de la valeur, qui fait dépendre celle-ci daela volonté du gouvernement, rien ne peut justifier cette immense iniquité de substituer une monnaie à une autre en violation de tous les contrats.

On a un expédient pour calmer les scrupules : notre monnaie d'argent se déprécie, elle vaut même moins que l'or !

On compare une monnaie neuve à une monnaie qui a servi et on suppose apparemment que l'or ne s'usera jamais ! C'est, d'ailleurs, une étrange manière de raisonner. Il y a dans la circulation des pièces usées ; de ce qu'il y a des pièces usées, on s'imagine que l'on peut, en toute sûreté de conscience, donner cours légal à d'autres pièces qui ont une valeur égale et même moindre, de telle sorte que par des substitutions successives, à mesure de l'usure des pièces, le franc pourrait être réduit à un gramme d'argent. Etrange manière de raisonner, en vérité !

Mon honorable collègue de l'intérieur a dans ses attributions la vérification des poids et mesures. Je suppose qu'il ordonne une vérification, cela lui arrive quelquefois ; ses agents vont par les villes vérifier les mètres et les kilogrammes; ils rencontrent bon nombre d'instruments qui ne se trouvent pas dans les conditions déterminées par la loi. Et parce que ce fait est bien et dûment constaté, on viendra proposer d'altérer l'étalon prototype qui est confié à la garde du parlement ?

Eh ! ne voyez-vous pas que ce qu'il faut faire, c'est ordonner de rétablir les mètres et les kilogrammes dans les dimensions de longueur ou de poids que la loi détermine ? Et de même s'il y a des instruments monétaires usés, dégradés par le frai, il faut, non pas altérer l'étalon monétaire, mais les remettre dans les conditions exigées par la loi. Or, c'est l'altération de l'étalon que l'on préfère proposer !

Pour démontrer qu'il y a peu ou point d'iniquité à commettre cette action, on dit : mais la pièce d'or vaut à la bourse 19 fr. 96, et c'est une perte de 2 p. c.

Or, vous avez fait faire des vérifications, des pesées, et l'on a constaté que vos pièces d'argent perdaient de 2 à 8 p. c. Ainsi, vous voyez que vous pouvez, sans inconvénient, substituer cet or à cet argent.

D'abord, comme je viens de le démontrer, ce raisonnement n'est pas admissible. Mais ici il y a une erreur matérielle, A la perte de 2 p. c. de l'or relativement à l'argent, il faut encore ajouter la perte que subit notre monnaie courante. (Dénégation.)

Je vous en demande pardon. Si vous ne comptez que 2 p. c. de perte, en ce moment, c'est parce que le cours de 19 fr. 96 est déterminé par l'état de notre monnaie d'argent. On paye en monnaie courante.

C'est contre la monnaie courante perdant de 2 à 8 p. c. que les pièces de 20 francs s'échangent, et par conséquent la perte sur l'or n'est pas de 2 p. c. mais de 8 à 10 p. c. Ce qui prouve l'erreur que l'on commet, c'est le change sur Amsterdam. Si nous avions ici une monnaie dans de bonnes conditions, si notre argent ne subissait pas cette perte, nous payerions ici ou à Anvers le florin de Hollande payable à Amsterdam, à un taux moins élevé ; nous le payons quelque chose de plus que 2 fr. 10 c. à cause de la dépréciation de notre monnaie. Voilà donc une preuve manifeste de la vérité de mes assertions.

Ce serait, d'ailleurs, se tromper gravement que de prendre le cours actuel de la pièce d'or à nos bourses, comme indiquant sa véritable valeur. Par des causes accidentelles et passagères, elle a été recherchée; mais c'est le prix de l'or sur les grands marchés de métaux précieux qu'il faudrait consulter, pour se convaincre que la perte est aujourd’hui supérieure à 8 ou 10 p. c.

On nous dit : Mais vous ne pouvez nous donner de la monnaie d'argent, vous vous trouvez dans les mêmes conditions que la Suisse, et, comme la Suisse, vous ne pouvez résister à l’invasion de l’or. Il y a longtemps qu'on nous dit cela. Il y a longtemps qu'on nous dit : Vous résistez en vain ; la Suisse a cédé et vous serez obligés de céder comme elle.

Eh bien, nous ne sommes pas dans les conditions de la Suisse. La Suisse a cédé et nous pouvons résister ; cela dépend de vous. La Suisse a cédé, mais je l'ai prévu longtemps avant qu'elle cédât. Dans la séance du 22 novembre 1859, après avoir indiqué ce qui se passait en Suisse, et qui différait beaucoup de ce qui se présentait ici, je disais : « Je ne serais pas étonné de voir la Suisse décréter le cours légal de la monnaie d'or française. »

El pourquoi pouvait-on prédire ce qui devait arriver en Suisse, et contester que le même résultat dût se présenter ici ? Parce qu'en Suisse non seulement tous les particuliers ont consenti à recevoir la monnaie d'or au pair, mais toutes les banques ont reçu la monnaie d'or au pair ; les caisses du gouvernement ont reçu la monnaie d'or au pair, et par conséquent, les portes étant toutes larges ouvertes, et toutes les spéculations étant possibles, il n'a pas fallu longtemps pour enlever tout l'argent qui se trouvait dans le pays.

Alors la situation y est devenue telle qu'il a été impossible de faire autre chose que ce qui a été fait. On subit une nécessité de ce genre, mais on ne l'accepte pas.

Vous n'aurez pas de monnaie d'argent, dit-on. Mais pourquoi n'aurons-nous pas de monnaie d'argent ? Je voudrais bien le savoir ; je voudrais bien que l'on consentît à m'expliquer pourquoi nous n'aurons pas de monnaie d'argent ?

Voici la grande raison : c'est parce que les Chinois en veulent, parce qu'ils enlèvent tout l'argent de l'Europe. Et parce que les Chinois veulent de l'argent, les Belges n'en auront plus ! Eh bien ! je trouve que les Chinois ont grandement raison de nous traiter de barbares ! Comment ! les Chinois, avec leurs canons de bois et leurs dragons de papier, tiennent ainsi l'Europe sous le joug ! Les Chinois notifient qu'ils veulent de l'argent et il faut que l'Europe leur porte de l'argent ! Heureusement je suis un peu rassuré, depuis que l'honorable chanoine de Haerne a découvert des mines d'or et d'argent en Belgique, de telle sorte que nous ne pouvons plus en manquer.

Vous pouvez lire à la page 84 de la brochure de l'honorable chanoine de Haerne que nous exportons comme produits de notre sol et de notre industrie (l'honorable membre a pris le commerce spécial de la Belgique) une très grande quantité d'or et d'argent, et que cela peut ainsi aller indéfiniment. Donc, puisque nous avons des mines d'argent, cela seul devrait nous suffire pour pouvoir nous en procurer.

J'avertirai cependant l'honorable chanoine de Haerne qu'il s'est trompé, d'abord dans ses calculs, en ce qu'il a mis 77 millions où il en fallait 116 ; mais il s'est trompé en s'arrêtant à la statistique en cette matière.

II n'y a rien à conclure de la statistique en cette matière, et la statistique le dit elle-même.

Il n'y a rien à en conclure, par la raison toute simple qu'une quantité considérable de métaux entre et sort de la Belgique sans être déclarée, par la raison toute simple qu'une quantité considérable de métaux entre en Belgique pour des valeurs déclarées, infiniment moindres que celles qui existent réellement. L'assurance et le fret se payent à raison de la valeur, et quand il y a des expéditions à faire sans risques ou avec des risques insignifiants, les valeurs déclarées sont infiniment moindres.

Il n'y a donc aucune conséquence à tirer de la statistique, et si celles qu'on peut en tirer étaient celles de l'honorable M. de Haerne, il en résumerait que nous exportons et que nous pouvons exporter indéfiniment des quantités énormes d'or et d'argent.

M. de Haerne. - J'ai tenu compte de tout cela, mais j'ai dit que la statistique était en sens contraire avant l'exportation de l'argent par les Anglais vers l'extrême Orient.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est très bien, très bien ! Vous avez une foi robuste dans la statistique des métaux précieux qui entrent ou qui sortent de Belgique. Je vous en félicite. Mais à votre compte, il faut décidément que nous ayons des mines d'or et d'argent en ce pays, et partant nous pourrons donner de l'argent aux Chinois et en garder pour nous. Pour moi, je ne crois pas à ces mines et je n\n suis pas moins certain que nous aurons de l'argent, si nous le voulons. Mais je vais vous dire comment on a de l'argent. Encore une fois, l'argent ne tombe pas du ciel ; le gouvernement n'en donne pas et n'en fabrique pas. Nous l'obtenons en échange de nos produits. Quand nous en voudrons par conséquent en échange de nos produits, nous en (page 668) aurons. Il n'est pas plus difficile de s'en procurer que de se procurer toute autre marchandise.

Ah! mais, dit l'honorable M. Coomans, la prime sur l'argent !

Il n'y a pas de prime sur l'argent en Belgique ; il n'y en a jamais eu. Comment voulez-vous qu'il y ait une prime sur un métal qui fait fonction de monnaie ? Lorsque nous voulons un kilogramme d'argent, nous l'obtenons, comme nous obtenons un sac de blé, dans les mêmes conditions, et rien ne pourrait faire que nous n'eussions pas cette quantité si cela nous est nécessaire. Nous ferons comme les Chinois ; l'argent nous viendra si nous le traitons bien. Oh! sans doute, si vous voulez laisser mettre à la place de ce kilogramme d'argent, une quantité d'or valant moins, en lui donnant les mêmes avantages, en lui imprimant le cours légat, bien certainement personne ne sera assez sot pour nous apporter de l'argent. On nous apportera de l'or, qui vaut moins, en échange de notre argent, et vous n'aurez plus d'argent. Les Chinois en ont, parce qu'on a intérêt à trafiquer avec eux en leur donnant de l'argent. Lorsque vous le voudrez, et par cela seul que vous maintiendrez votre législation, vous trouverez à échanger de vos produits contre l'argent, qui vous sera aussi nécessaire que le pain.

Un exemple sera peut-être plus concluant que tous les raisonnements. Jusqu'en 1850, l'or a été à prime à Paris par rapport à l'argent. L'Angleterre ayant l'étalon d'or, croit-on qu'elle était exposée à perdre sa monnaie, parce que l'or aurait été vendu à prime à Paris? Evidemment non, et, en général, l'or allait de Paris à Londres et non de Londres à Paris. Est-ce que la Hollande et le Zollverein n'ont pas tout l'argent qu'ils veulent avoir, et ne le gardent-ils pas ? Comment ce qui est possible en Hollande serait-il impossible ici ?

Enfin, messieurs, on nous objecte que nous pouvons, sans inconvénient, adopter comme monnaie légale la monnaie faite d'un métal qui sert à de grands pays. Nous ne nous exposons pas plus qu'ils ne sont exposés eux-mêmes ; il n'y aura pas chez nous plus d'injustice à le faire qu'à le maintenir dans ces pays.

L'Angleterre a l'or, pourquoi ne voulez-vous pas l'or ? La France a l'or ; pourquoi ne voulez-vous pas l'or ?

L'Angleterre a l'or; et je trouve parfaitement légitime qu'elle garde son étalon monétaire; elle ne commet en cela aucune espèce d'injustice ; il peut y avoir un malheur pour les créanciers, l'or peut se déprécier, peut devenir plus abondant, mais l'Angleterre ne porte atteinte à aucun droit : L'Angleterre a adopté l'étalon d'or, l'étalon d'or subsiste. L'étalon monétaire se compose de deux éléments : le poids et le métal ; que garantit le législateur ? Il garantit la fixité du poids, il garantit la matière, mais il ne garantit pas l'invariabilité de la valeur de la matière.

Si quelqu'un osait se lever dans le parlement anglais pour proposer de substituer à l'étalon d'or qui existe, un étalon d'argent qui serait déprécié, pas un seul membre n'appuierait cette proposition.

Quant à la France, il est vrai que là la loi de l'an XI est maintenue. La substitution de l'or à l'argent s'est faite, en quelque sorte, sans la participation des pouvoirs publics.

Il y a eu, on peut le dire, en France, un assentiment général, un consentement universel ; à peine quelques voix se sont fait entendre, des voix qui criaient dans le désert. Eh bien, c'est le cas d'appliquer la maxime que l'erreur commune fait le droit. Encore une fois, ce pourra être un malheur pour une catégorie de personnes ; mais ce n'est pas à un acte nouveau du législateur qu'il pourra être imputé.

Mais chez nous, messieurs, nous qui n'avons pas eu, en fait, depuis 1832 jusqu'en 1850, qui n'avons pas, en fait, de monnaie d'or, nous qui, en 1850, avons aboli la circulation de l'or, qui avons supprimé la fabrication de l'or, nous ne pourrions pas, sans commettre une véritable iniquité, substituer maintenant un étalon à un autre, diminuer notre unité monétaire, au préjudice des conventions qui ont été faites sous l'empire de la loi.

II y a, messieurs, pour quelques personnes, une espèce de séduction qui s'attache à l'adoption de la monnaie d'or.

Il leur semble que la monnaie d'or est destinée à devenir la monnaie universelle. Nous entrons dans la grande famille ; le monde entier aura l'or. Ce vague désir des philosophes se réalisera. Mais, messieurs, savez-vous que l'or est l'étalon de la moindre partie du monde ? Les hommes répandus sur le globe ont, au nombre de 749,400,000, la monnaie d'argent, 110,900,000 seulement ont la monnaie d'or, et 106,450,000 ont, en même temps, la monnaie d'argent et la monnaie d'or, l'une ou l'autre tarifée.

Quoi qu'il en soit, voulez-vous, messieurs, une preuve donnée par le gouvernement anglais, que la mesure que l'on sollicite de vous doit être repoussée comme injuste ? L'Angleterre posséda un grand empire dans l'Inde, elle y compte plus de 100 millions d'habitants, elle fait un immense commerce avec l'Inde ; dans l'Inde l'étalon monétaire est l'argent, la roupie est d'argent.

Depuis les découvertes de l'or, l'or tend aussi à s'introduire dans l'Inde, à se substituer à l'argent. Dans l'Inde, les mêmes réclamations qui se produisent ici se sont fait entendre ; on a parlé à Calcutta comme on parle à Bruxelles ou à Gand. Les réunions, les assemblées, les corps constitués, tout le monde s'est levé, on a demandé au gouvernement d'autoriser la fabrication de pièces d'or, tout au moins de tarifer les pièces d'or de la mère-patrie.

Ces questions ont été discutées dans le grand conseil de Calcutta, comme nous les discutons en ce moment, et dans le grand conseil de Calcutta, le chancelier de l'échiquier, envoyé par le gouvernement anglais dans l'Inde, tenait exactement le même langage que je tiens devant vous.

Il déclarait qu'il était impossible, sans iniquité, d'admettre la mesure sollicitée, et il constatait alors, ayant des éléments qui nous manquent pour nous livrer à des appréciations du même genre, il constatait que la baisse de l'or relativement à l'argent était à cette époque de 5 p. c.

Après avoir examiné diverses propositions qui avaient été faites au sujet de l'or, et qui ont une parfaite similitude avec celles qui ont été indiquées ou projetées ici, le chancelier de l'échiquier terminait en ces termes son discours le 23 mars 1860 :

« On a fini par proposer un changement beaucoup plus étendu et plus important, et cette proposition émane d'un corps qui a droit à toutes nos sympathies. On a dit : pourquoi ne pas changer notre étalon ? pourquoi n'adopterions-nous pas, comme en Angleterre, l'étalon d'or, complété par des jetons d'argent comme monnaie divisionnaire, libératoire jusqu'à une limite déterminé e? Si nous étions, messieurs, sur un terrain vierge, si nous avions à établir quelque chose de novo, personne n'hésiterait, je pense, à préférer cet étalon à celui dont nous faisons usage aujourd'hui. Mais n'oublions pas que nous avons déjà un système établi, système sous lequel une somme énorme d'obligations ont été contractées, soit par l'Etat, soit par les particuliers.

« Ainsi que je l'ai déjà dit, de pareilles obligations sont en réalité celles de payer une quantité déterminée d'argent. Changer notre étalon de valeur et adopter l’or au lieu de l'argent, parce que ce dernier métal est devenu meilleur marché que le premier, équivaudrait, personne ne saurait émettre de doute à cet égard, à faire décréter par la loi que tout débiteur, y compris le trésor, a le droit de violer les engagements qu'il a contractés vis-à-vis de son créancier. N'oublions pas qu'une réduction de 5 p. c. sur le prix de l'or réduirait, dans de pareilles données, notre dette de l'Inde d'une somme de 5 millions de livres sterling enlevés à nos créanciers. Nous recherchons, messieurs, avec toute l'attention et tout le soin possible, à introduire des réformes et des économies légitimes dans toutes les branches de l'administration, mais nous croyons que le meilleur moyen de soutenir le crédit du gouvernement est d'exécuter ses conventions dans l'exécution la plus rigide des règles de la bonne foi. »

C'est par ces motifs péremptoires que l'on a refusé de substituer l'or à l'argent dans l'Inde.

L'or, ayant moins de valeur, ne peut donc être justement substitué à l'argent. Ce serait une iniquité d'autant plus grande que les deux métaux baissent de valeur. Ainsi, celui qui avait 3,000 francs de revenu en 1800, n'est certes pas aujourd'hui dans les mêmes conditions avec ses 3,000 francs de revenu ; preuve que l'argent a diminué de valeur, est devenu plus abondant.

Eh bien, à cette condition durable qu'il n'est pas en notre pouvoir d'empêcher et qui est sous-entendue dans tous les contrats, vous allez ajouter une condition artificielle, par la substitution d'un métal qui a encore moins de valeur que celui qui était le gage des engagements contractés. Ce serait, messieurs, une atteinte irréparable à la foi publique; et je ne crains pas de le dire : il n'y aurait dans la législation d'aucun peuple civilisé une pareille loi précédée d'un semblable exposé des motifs ; il n'y aurait dans la législation d'aucun peuple civilisé un pareil stigmate imprimé au frontispice de la loi.

On lit dans l'exposé des motifs de la proposition de loi : « Effets du système du gouvernement au point de vue de la dette publique. »

« Cette question si importante pour l'homme d'Etat ou pour le législateur, dit l'auteur du projet de loi, a été traitée dans la presse périodique, avec une telle supériorité, par un de nos plus (page 669) habiles financiers... que je ne puis m'empêcher de reproduire la démonstration, dont l'évidence montrera tout le danger de la loi de 1850 au point de vue de la dette publique, attendu que cette loi, en nous obligeant de payer la dette publique en monnaie d'argent, fait perdre au pays une somme de 857,000 francs chaque année. »

Ainsi l'on dit : cette loi est destinée à dérober quelque chose à l'avoir des créanciers.

M. B. Dumortier. - Cela n'est pas exact ; qu'on ne me fasse pas dire des choses pareilles ; je ne puis souffrir qu'on me représente comme un voleur ; on n'a pas le droit de me représenter comme un voleur ; dire que je propose de dérober quelque chose à l'avoir des créanciers, c'est prétendre que je suis un voleur. Que M. le ministre des finances lise l'exposé des motifs de ma proposition de loi, il verra ce que j'ai dit ; j'ai dit que les emprunts ont été contractés sous l'empire du double étalon, et que l'Etat était en droit de se libérer avec l'un ou l'autre étalon. On ne vole donc pas les créanciers, quand on les paye avec l'étalon d'or, alors que par le contrat on s'est réservé la faculté de le faire.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - D’abord, l'honorable M. Dumortier applique sa loi aux emprunts publics qui ont été contractés depuis 1850 et qui, par conséquent, no l'ont pas été sous l'empire de la législation que. l'honorable membre persiste à appeler régime du double étalon et dont il se prévaut pour tâcher d'effacer les pages horribles qui sont consignées dans son exposé des motifs.

Ensuite, qu'on ait ou non contracté sous l'empire du soi-disant double étalon, l'unité monétaire n'en est pas moins le franc. La monnaie d'or a été estimée, par le législateur, équivaloir à une certaine quantité d'argent, et, par conséquent, le jour où cet or diminue de valeur, où il est déprécié, il ne devrait plus servir d'équivalent, et le rapport devrait être changé. Mais ici il s'agit de plus d'abroger une loi faite il y a dix ans, et de mettre en circulation une monnaie étrangère dépréciée ; de l'imposer aux créanciers à sa valeur nominale, supérieure à sa valeur intrinsèque, et je répète que ce serait tronquer tous les contrats, violer tous les engagements publics et privés ; je le dis encore : il serait impossible de retrouver, dans la législation d'aucun peuple civilisé, une loi faite dans de pareilles conditions.

Quanti on a pour soi l'excuse de la nécessité, quand il est impossible d'agir autrement, soit ! mais ici, où est la nécessité. ? Pour quelques personnes, c'est de faire effacer cette inscription qui figure dans tous les journaux et qui les blesse : « La pièce d'or vaut 19-90, 19-92, 19-96. »

Tant que cette inscription existe, elle dit à tous: « Vous avez tort d'imposer la pièce d'or au pair ; vous avez tort de la donner en payement aux ouvriers au pair. » Il faut donc que cette inscription disparaisse ; elle blesse, elle offense. Et la loi est réclamée !

Eh bien, messieurs, je me demande si vous avez le droit de faire la loi qu'on vous propose.

Que vous en ayez le pouvoir, assurément ; mais je parle du droit ; le pouvez-vous sans violer un principe de justice? Sans doute, vous pouvez substituer l'étalon d'or à l'étalon d'argent. C'est une question que l'on peut discuter pour l'avenir. Les conventions futures se régleront d'après la mesure que vous décréterez. II n'y aura d'autre lésion possible que celle qui peut résulter du choix que vous aurez fait d'un métal en voie de dépréciation.

Mais pouvez-vous substituer l'étalon d'or à l'étalon d'argent avec effet rétroactif ? Pouvez-vous substituer l'étalon d'or à l'étalon d'argent, au préjudice des engagements contractés jusqu'à présent ?

Vous ne pouvez, dans la situation des choses, faire, une loi rétroactive. Et remarquez-le bien, messieurs, parmi ceux qui demandait la substitution de l'étalon d'or à l'étalon d'argent, il en est qui reconnaissent qu'il faut réserver les droits des créanciers antérieurs.

Vous savez que la chambre de commerce d'Anvers, à la majorité d'une voix, s'est prononcée en faveur de la substitution de l'étalon d'or à l'étalon d'argent. Les motifs de la majorité ont été réfutés de main de maître sur les lieux mêmes. D'Anvers surtout me sont venus des auxiliaires, et je les remercie du concours qu'ils m'ont prêté.

Parmi les motifs que fait valoir la chambre de commerce d'Anvers , en raisonnant dans l'hypothèse où l'or sera déprécié, je lis ce qui suit comme moyen de lever les objections : « En définitive, dit le rapporteur de cette chambre de commerce, quels sont ceux qui contractent à long terme ? D'abord l'Etat qui a fait tous ses emprunts, sauf le dernier, sous le régime du double étalon (l'or français n'a été démonétisé qu'en 1850, et l'or belge en 1854), il est donc fort à l'aise. Mais en supposant que l’Etat veuille agir avec une scrupuleuse loyauté, ne pourrait-il offrir de nouvelles obligations basées par l’étalon d’or, avec une légère bonification en faveur des porteurs, ou bien ne pourrait-il payer les intérêts en monnaie d’or en les majorant de la plus-value de l’argent ? »

Et plus loin, après avoir examiné la position des propriétaires quant aux baux qui sont en cours d'exécution, le rapporteur continue : « Restent donc ceux qui, depuis 1854, auraient avancé des sommes en argent monnayé à intérêt et à long terme: une simple indemnité à supporter par le débiteur au profit du créancier, et à fixer d'après la valeur relative des deux métaux, le jour du payement, suffirait pour lever cette difficulté toute transitoire. »

Il y a ici une erreur sur laquelle je ne reviens pas: c'est qu'on serait autorisé, dans l'état actuel des chocs, à payer avec l'or déprécié, parce qu'on aurait contracté sons l'empire du prétendu double étalon. L'or devrait être remis en rapport avec l'unité monétaire, qui est le franc, si l'on voulait rester fidèle au principe de cette législation. Mais ce que je veux constater, c'est que, tout au moins pour une catégorie de contrats, ceux-là même qui sollicitent l'étalon d'or reconnaissent, dans l'hypothèse de la dépréciation, qu'il y a lieu à indemnité.

Les législateurs ont-ils toujours montré, pour les droits des créanciers le respect scrupuleux que j'invoque devant vous ? N'ont-ils pas commis, à l’occasion de questions monétaires, bien des erreurs et des plus dommageables ? Hélas ! l'histoire des monnaies serait une triste page de l'exposé des calamités qui ont été infligées aux peuples.

Mais s'il y a de fâcheux exemples, il y en a eu aussi de nobles et de glorieux à imiter.

Deux fois, une question semblable à celle qui vous est soumise, s'est présentée devant le parlement anglais, en 1696 et en 1822.

La première fois, c'était sous Guillaume III. L'état de la circulation était, en principe, analogue à celui que nous constatons chez nous. Une monnaie dépréciée y circulait abondamment ; des mesures avaient été prises pour arrêter cette calamité ; le cours légal lui avait été enlevé.

En ce temps-là, messieurs, ce n'était pas à la multitude qu'on s'adressait pour rechercher le remède d'une pareille situation. En ce temps-là, c'est au premier philosophe et au savant le plus illustre de l'Angleterre qu'on s'adressait : à Loke et à Newton. C'est sur leurs conseils, d'après leurs avis que ces mesures avaient été prises. Les intérêts privés en étaient fort irrités. Ceux qu'elles atteignaient n'entendaient pas s'y soumettre et semblaient défier le législateur.

Il y avait, messieurs, comme aujourd'hui des hommes de très bonne foi, des hommes très honnêtes et très probes, qui soutenaient les mêmes thèses que nous n'avons pas cessé d'entendre. J'ai rencontré parmi ceux-là un des ancêtres de l'honorable M. Dumortier, je dois le croire, du moins, car il y a entre le personnage auquel je fais allusion et l'honorable membre, des airs de famille qui ne peuvent tromper.

C’était, messieurs, un membre du parlement, un homme élevé en dignité, le secrétaire de la trésorerie, devenu le chef des partisans du cours légal de la monnaie dépréciée.

« A la tête de ce parti, dit Macaulay, on remarquait William Lowndes, secrétaire de la Trésorerie et membre du parlement pour le bourg de Seaford, fonctionnaire actif et habile, mais plus versé dans la routine de ses attributions, que dans les questions politiques et sociales. Il ne se doutait pas qu'un morceau de métal portant l'effigie royale n'était qu'une marchandise soumise aux mêmes lois que celles qui déterminent le prix d'un morceau de métal façonné en couvert de table ou en tout autre objet; (absolument comme l’honorable M. Dumortier) et que le parlement n'avait pas plus la puissance d'enrichir le royaume en donnant à une couronne le nom d'une livre, que d'étendre les limites du royaume en donnant à un furlong le nom du mille itinéraire. (Toujours comme l'honorable M. Dumortier.)

(page 670) Au printemps de 1690, le roi, qui était absent du royaume, envoya eu Angleterre le comte de Portland, Après de longues consultations avec les ministres, avec la Banque, avec les banquiers, le comte revint auprès du Roi en lui apportant l'avis que, suivant l'opinion du plus grand nombre (je cite textuellement) : « Il n'y avait qu'un seul moyen de sortir de ces difficultés, celui de remettre en circulation (de rendre le cours légal) à la monnaie dépréciée ; de défaire, par conséquent, ce qu'on avait à peine édifié. » L'identité de situation ne vous échappa certainement pas.

Eh bien, messieurs, écoutez Huskisson, racontant cette histoire au parlement anglais :

« Le roi écouta-t-il de pareilles suggestions et consentit-il à déshonorer son règne en abaissant l’étalon monétaire ? Non, messieurs; c'était un homme qui savait braver adversité. Sa vie entière s'était passée à lutter avec des difficultés ; mais il avait adopté comme principe invariable, comme guide de sa conduite pendant toute sa carrière, de braver les difficultés avec un courage infatigable et d'adhérer avec une persistance rigide à tout ce qu'il croyait juste et bon.

« Au lieu de renvoyer Portland en Angleterre, afin de concerter des mesures pour défaire tout ce qui avait été fait... il revint lui-même, et le 20 octobre 1696, il appela l'attention la plus sérieuse du parlement sur l'état de la circulation et les difficultés qui en résultaient pour le pays...

« Le secrétaire de la trésorerie, M. Lowndes proposa d'abaisser l'étalon monétaire... L'opinion publique le soutenait. Cette opinion se manifestait par d'innombrables pétitions des comtés et des grandes villes. Mais le parlement se rangea-t-il de cet avis ? Dieu loin de là. Avec une sagesse véritable et dès le premier jour de la session, immédiatement après le vote de l'adresse, ce même 20 octobre 1696, M. Montague, alors chancelier de l’échiquier, proposa et le parlement adopta la résolution suivante: « que la chambre actuelle n'altérera en rien l'étalon des monnaies du royaume, sous le rapport du titre, du poids ou de leur dénomination. »

« La circonstance qu'on en vint à une résolution d'une telle importance dès le premier jour de la session du parlement, est d'autant plus remarquable, qu'en ces temps-là l'adresse ne se votait généralement que quelques jours après l'ouverture ; mais les ministres du roi Guillaume III sentaient l'importance extrême de couper court à tout doute et de faire connaître au public l'état vrai de la question. Nous savons tous ce qui s'ensuivit ; l'ancien étalon fut maintenu ; les difficultés disparurent petit à petit. Chaque chose reprit son niveau naturel et les transactions retrouvèrent rapidement les facilités anciennes... »

La seconde fois, messieurs, ce fut en 1822. Le coins forcé du billet de banque avait subsisté en Angleterre depuis 1797 jusqu'en 1819. En 1819, Robert Peel avait proposé un bill, en vertu duquel la reprise des payements en espèces devait se faire à une époque déterminée. Cette époque allait arriver ; de vives réclamations s'élevèrent de tous les points de l'Angleterre. Durant le temps du cours forcé, ces billets avaient subi une dépréciation qui avait été même jusqu'à 40 p. c. Dans ces conditions, des engagements avaient été conclus, des contrats avaient été passés, l'Etat lui-même avait fait des emprunts.

On soutint, pour obtenir le rappel de la loi qui avait été proposé en 1816 par Robert Pool, qu'il fallait établir la monnaie en raison de la dépréciation du papier, pendant qu'il avait eu cours forcent Angleterre. Huskisson s'éleva avec énergie contre une pareille proposition.

« Quel est, dil-i1, l'effet d'un changement d'étalon monétaire? Il est évident, en premier lieu, qu'une pareille substitution ne serait rien de moins qu'une violation directe de la bonne foi envers tous les créanciers quelconques. La Chambre est-elle préparée à sanctionner un principe aussi monstrueux ? Est-elle d'avis de dire à mes anciens créanciers: Nous sommes prêts à reconnaître l'énorme injustice que vous avez soufferte pendant tant d'années, non pas dans le but de la réparer, mais de la perpétuer indéfiniment ; nous voulons vous voler 40 p. c, parce que nous avons parmi de nos créanciers un certain nombre dont les contrats ont été conclus lorsque la circulation était dépréciée de 40 p. c.

« Est-il possible qu'un législateur, à moins d'avoir perdu tout sentiment de dignité, toute idée de bonne foi, puisse goûter un seul moment une pareille morale et sanctionner de pareilles propositions ? Combien la situation du pays doit être étrange, s'il n'est possible de le faire prospérer que par la violation de la foi publique et par la pertubation jetée dans les transactions particulières. Si, pour le sauver, il faut avoir recours à des mesures condamnées égalementpiar tous les hommes d'Etat, par tous les historiens, s'il faut appliquer la misérable mais ancienne ressource créée par l'ignorance barbare de pouvoirs despotiques et que les nations civilisées n'envisagent que comme la marque finale de la faiblesse, de la dégradation d'un peuple.

« L'honorable orateur ne sait-il pas qu'une mesure pareille serait un coup mortel porté à tout crédit public et privé ? Ne voit-il pas que si une fois vous consentez à abaisser votre étalon, vous créerez un précédent auquel on aura d'autant plus facilement recours dans la suite, qu'on aura donné par là un coup de mort au crédit et à toutes les autres ressources sur lesquelles le pays a compté jusqu'à ce jour ? N'a-t-il pas compris que la seule crainte de la possibilité du recours à une pareille ressource produira tout autant de mal que la mesure elle-même ? Que lorsque les capitalistes trouveront qu'en Angleterre il n'y a plus de stabilité pour les contrats monétaires, ils transporteront leurs capitaux dans d'autres pays ? »

Il avait aussi contre lui l'opinion des hommes pratiques. Il répondait également à l'un de ces hommes pratiques, et lui disait :

« L'orateur, comme la plupart des personnes qui prétendent être exclusivement des hommes pratiques et ridiculisent ceux qu'ils se plaisent de désigner comme théoriciens, uniquement parce que ces derniers s'appuient sur des raisons que leurs adversaires reconnaissent ne pouvoir dénier et procèdent par des déductions qu'on ne peut ni réfuter, ni renverser, l'orateur dis-je, s'est lancé, n'a pas manqué de se lancer dans les théories les plus hétéroclites, et a tiré ses déductions des données les plus extravagantes qu'on ait jamais avancées dans cette Chambre. »

Et après avoir réfuté des hérésies et cité les autorités les plus propres à convaincre le parlement, il ajoutait :

« Lorsque nous avons à nous prononcer sur une question d'Etat d'une nature aussi compliquée et délicate, nous ne pouvons faire mieux qui de prendre l'expérience pour guide ; car, en se conformant aux opinions des philosophes les plus sages et aux actes des hommes d'Etat les plus distingués des temps écoulés, qui se sont trouvés dans des circonstances analogues, nous sommes du moins certains d'avoir pour nous les autorités qui ont droit aux plus grands égards, au plus grand respect, mais surtout parce qu'ils se trouvent à l'abri de tout soupçon que leur jugement aurait subi l'influence des passions et de l'intérêt du moment. »

Enfin, à son tour, Robert Peel prend la parole dans cette discussion. Je cite quelques lignes qui caractérisent suffisamment son opinion :

« Si, dit-il, une pareille mesure était adoptée par la chambre, si les communes d'Angleterre se dégradaient au point de sanctionner une pareille mesure, adieu alors pour toujours à toute foi publique, qui jusqu'à ce jour a été la fierté du pays,, et lui a fait traverser toutes les phases les plus difficiles... »

Et la motion fut rejetée à une immense majorité.

Ainsi, messieurs, vous l'entendez, historiens, philosophes, hommes d'Etat, ministre, tous vous disent, tous vous crient d'une même voix : n'altérez pas l'étalon monétaire.

Vous ne pouvez altérer l'étalon monétaire qu'en violant la foi publique, en méconnaissant la foi des contrats, en violant les droits des créanciers de l'Etat et de ceux des particuliers ; c'est une mesure exorbitante qui, je l'espère encore, ne sera pas sanctionnée par vous.

Mais si elle devait l'être, quels seraient pour le pays les effets de la substitution de l'or à l'argent ? Quelles seraient les conditions de l'escompte en Belgique? Ici comme vous voyez j'ai à vous parler de la Banque nationale.

Je croyais n'avoir aucun intérêt dans cette question, je croyais jusqu'à présent que ni le trésor ni le gouvernement ni moi en particulier n'étions intéressés, d'une façon quelconque, à la solution de la question qui vous est soumise. J'ai appris par les journaux, un jour, que mon opposition au cours légal de l'or avait des motifs très sérieux.

« Il y a contre cette mesure, dit un journal très honnête et très moral, il y a l'opposition de la Banque Nationale, fondée par M. Frère-Orban, et dont il est, dit-on, un des actionnaires. Mais quelque respectable que soit l'intérêt de la Banque, il doit fléchir devant l'intérêt public. » C’est ainsi que la bonne nouvelle s'est produite dans le monde, sous la forme d'un on dit. Mais le même journal, inventeur de la nouvelle, disait bientôt, à propos de pétitions réclamant le cours légal de l'or : « Il est à remarquer que jusqu'ici aucune pétition en sens contraire n'a été adressée à la législature, preuve évidente que M. Frère-Orban est (page 671) seul de son avis, avec la Banque Nationale, bien entendu, dont il est t actionnaire. »

Et cette fois il n'y a plus de doute ; l’on dit a disparu ; après avoir inventé le fait, on l'affirme.

M. J. Lebeau. - Vous êtes à cent coudées au-dessus de pareilles imputations.

- Plusieurs membres. -Ne répondez pas !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je vous demande pardon, je veux répondre ; je ne puis parler que de cette place ; c'est d'ici que je dois faire justice des offenses qui me sont adressées ; je ne puis entrer qu'ainsi en communication avec le public, et je tiens à ce qu'il sache la vérité. (Interruption.) Non, il n'y aurait pas de mal, comme le dit l’honorable M. Dumortier, à ce que je fusse actionnaire de la Banque Nationale.

J'ai fondé la Banque Nationale, c'est vrai. Je dirai quelque jour ce qu'il m'en a coûté de peines et de soucis pour y arriver ; le temps est venu où je pourrai parler sans compromettre aucun intérêt ; je dirai de quelles conditions onéreuses on voulait faire dépendre l'institution d'une banque de circulation et comment j'ai réussi à soustraire le pays à ces conditions ; je ferai connaître les exigences que j'ai eu à combattre, et comment ce qu'on a considéré comme un avantage fait aux établissements qui existaient, était, au contraire, repousse, et a été subi bien plutôt qu'accepté par eux.

Mais, par cela seul que j'avais fondé la Banque Nationale, que j'étais appelé à la surveiller, que, par ma position politique, je pouvais, après avoir quitté le ministère des finances, y revenir de nouveau, je me suis imposé la loi de ne posséder absolument aucun intérêt quelconque dans cet établissement.

Mais si j'y avais des intérêts, je ne sais pas si je serais opposé à la mesure dont on parle ; je ne sais trop si les actionnaires, à supposer qu'ils y pensent, ne sont pas plus enclins à demander le cours légal de l'or français qu'à s'y opposer. Je sais qu'on est parvenu à répandre l'idée contraire. Elle réjouit fort certaines gens. Tout ce qui pourrait nuire à la Banque Nationale leur plaît, et il semble que ce serait un triomphe pour eux si la circulation venait à être réduite dans une forte proportion, On suppute qu'elle ferait moins de bénéfices, et l'on s'en réjouit, car sa prospérité suscite l'envie, comme si la substitution d'une circulation métallique à une circulation fiduciaire ne constituait pas un grand préjudice pour le pays ; comme si une circulation moindre de billets et un taux d'escompte plus élevé, ne donnent pas autant et plus de profits, qu'une circulation plus étendue avec un taux d'escompte moins élevé.

Mais suis vouloir rien prédire ni rien faire espérer aux uns, au risque de troubler la joie de quelques autres, je ne crois pas inutile de citer quelques faits miles à consulter.

La Banque de France, depuis que l'or s'est substitué à l'argent, n'a vu diminuer ni la circulation de ses billets, ni son portefeuille, ni ses profits. Il y a même un accroissement notable de bénéfices, circonstance qui va contrarier, à mon grand regret, les adversaires de 1a Banque et les espérances qu'ils fondent sur la circulation de l'or à cours forcé.

Le capital de la Banque de France a été doublé en 1857, et je vais indiquer quelle a été la progression des affaires, de l'émission et des bénéfices.

De 1850 à 1852, le portefeuille de la Banque a été, en moyenne, de 148,000,000, somme ronde; de 1853 à 1855, il a été de 323,000,000; de 1856 à 1858, de 445,347,000 fr. ; de 1859 à 1861, il s'est élevé à 494,857,000 fr.

De 1850 à 1852, la circulation des billets était de 569,465,000 fr. ; de 1853 à 1855 de 617,000 ; de 1856 à 1858, de 594,910,000 fr. ; de 1859 à 1861, de 649,472,000 fr.

Le dividende, qui, dans la première de ces périodes, était en moyenne de 108 fr. par action, s'est élevé dans la seconde à près de 182 fr.; dans la troisième il s'est élevé à 211 fr. par action sur un capital doublé (le capital a été doublé en juin 1857), et enfin, de 1859 à 1861, ces actions doublées ont produit 127 fr., ce qui représente 255 fr. par action du capital ancien.

El encore n'a-t-on distribué que les bénéfices résultant de l'escompte ne dépassant pas 6 p. c. du capital; l'excédant forme un fonds spécial dont la destination doit être réglée par le gouvernement, de commun accord avec la Banque.

Il est donc vraisemblable que l'introduction de l'or dans la circulation en Belgique n'aurait pas d'effet fâcheux pour la Banque Nationale.

Elle aurait pour résultat, selon toute probabilité, si l'on considère ce qui s'est passé en France, d'augmenter les dividendes des actionnaires.

Il faut donc que l'envie en prenne son parti. Ce qui semble, en effet, le moins douteux, c'est que la substitution de l'or à l'argent aura pour résultat d'augmenter, dans une proportion plus ou moins notable, le taux de l'escompte, et de le faire, en tout cas, varier beaucoup plus fréquemment.

Des causes diverses, messieurs, peuvent influer sur le taux de l'escompte.

Une banque ne peut maintenir son encaisse, si ce n'est par la hausse de l'escompte, ou bien par des moyens restrictifs équivalant à celui-là. Lorsque la circulation d'un pays est d'or, l'encaisse est beaucoup plus facilement enlevée que lorsqu'elle est d'argent. On paye beaucoup plus rapidement, lorsqu'on paye en or, que lorsqu'on paye en argent. Ainsi, dans le moment de crise et à la moindre émotion, lorsqu'on se porte vers la banque pour obtenir le remboursement des billets, le payement se fait beaucoup plus vite en or qu'en argent.

On a justement remarqué que, dans les pays qui ont l'or comme agent de circulation, les banques sont obligées d'avoir en caisse des sommes beaucoup plus considérables.

L'influence de ces faits a été constatée en France, depuis la révolution monétaire qui s'y est accomplie. Voici ce que je lis dans un rapport adressé le 22 février 1858, à M. le ministre des finances, par la commission chargée d'étudier la situation monétaire de la France :

« Un autre intérêt, qui présente au plus haut point le caractère d'un intérêt public, pourrait être compromis par l'émigration du numéraire argent : nous voulons parler de la Banque de France. A cet égard, l'expérience est faite, et l'on peut dire que c'est la Banque qui a ressenti le plus vivement les effets de la perturbation monétaire.

« La substitution de l'or à l'argent, en effet, a déjà exercé et peut exercer encore dans l'avenir une influence très sérieuse sur la situation de l'encaisse métallique de la Banque.

« En premier lieu, il est plus facile de constituer de fortes encaisses avec l'argent qu'avec l'or : l'or est une monnaie portative dont on n'éprouve pas le besoin de se débarrasser ; les détenteurs de l'argent, au contraire, commerçants, banquiers, industriels, ont une tendance à l'échanger à la banque contre des valeurs ou des monnaies plus commodes.

Il est donc plus aisé, avec l'argent, de former de fortes encaisses ; en même temps, il est plus aisé de les conserver. Une même somme ne peut pas être retirée aussi vite en argent qu'en or ; dans les moments de crise, où un grand nombre de billets seraient présentés à l'échange, une encaisse en argent s'épuiserait moins rapidement qu'une encaisse en or. Aussi a-t-on vu, lorsque l'argent formait le principal élément de notre circulation, le montant des encaisses de la Banque n'éprouver que de faibles oscillations, et l'escompte rester au même taux, jusqu'au moment où survenaient des commotions politiques. Au contraire, la substitution de l’or à l'argent a obligé la Banque, pour conserver une encaisse suffisante, à faire, en deux ans et demi, des achats s'élevant à plus de 1,360 millions ; et l'on a vu, dans une circonstance récente, cette encaisse perdre en trois jours 20 millions.

« L'usage de la monnaie d’or est donc moins favorable que celui de la monnaie d’argent à la formation et au maintien des encaisses de la Banque, et Votre excellence voudra bien remarquer que, sur ce point, les intérêts du commerce et ceux de la Banque elle-même sont étroitement unis. On sait, en effet, que la circulation fiduciaire doit toujours reposer sur une encaisse métallique convenablement proportionnée ; lorsque l’encaisse tend à s’abaisser au-dessous du niveau nécessaire, la Banque est obligée de ralentir le mouvement, soit en élevant le taux de l’escompte, soit en limitant la durée de ses avances, soit par d’autres mesures restrictives conçues dans le même but. De là, résultent de fâcheuses entraves pour le commerce, dans les moments mêmes où il a le plus besoin de l’assistance de la Banque ; de là encore une influence regrettable sur l’intérêt de l’argent, et sur le crédit en général. »

Ces faits sont d'une grande importance ; il intéressent au plus haut point le commerce et l'industrie. Il prouvent que, pour éviter un petit mal. ou court au devant d'une situation très onéreuse, qu'il faudra subir, car cela sera sans remède. Ce n'est pas d'aujourd'hui que ces faits ont été observés. M. le comte Meeus, gouverneur de la Société Générale, les signalait ici même, en 1841. Il faisait remarquer les brusques et fréquentes variations du taux de l'escompte en Angleterre, tandis qu'en France ou n'était nullement atteint par la crise : « Quand on se donne la peine de réfléchir, disait-il, sur ces deux situations on doit nécessairement arriver à cette conclusion qu'il y a une cause et à ce qui arrive à l'Angleterre et à ce qui n'arrive pas en France. Pour moi, la cause, la véritable cause, c'est le système monétaire de l'Angleterre, d'où naissent (page 672) toutes ses crises, c'est le système monétaire de la France, qui la met à l'abri des crises d'argent.

« ... Encore une fois, jetons les yeux sur l'Angleterre. Que s'y passe-t-il ? La banque d'Angleterre, l'établissement le plus colossal d3 monde, en est venue à ce point que, lorsque l'escompte est en France à 4 p. c., et en Belgique et en Hollande à 5 et demi p. celle est obligée de maintenir son escompte à Londres à 6 p. c, et dans les provinces à 7, 8 et 9 p. c. Je le demande, est-ce au moyen de la vente des fonds publics et des marchandises, que l'Angleterre, malgré les avantages de la balance commerciale, fera cesser cette crise ?Non certainement, parce qu'une fois que la crise a existé, ses effets se font longtemps sentir. »

Voilà ce que constatait M, le comte Meeus, gouverneur de la Société générale, en 1841.

Maintenant, quels sont les effets qui se produisent sous nos yeux, que tout le monde peut constater, que tout le monde connaît ? Depuis que la circulation de l'or s'est introduite en France, la Banque de France a dû constamment varier son escompte, et elle l'a porté à des taux fort élevés. Il est encore, à l'heure qu'il est, à 7 p. c. Et cependant, antérieurement, pendant une trentaine d'années, jusqu'au moment de l'introduction de l'or, le taux de l'escompte avait été fixé à peu près invariablement à 4 p. c. par la Banque de France.

Dans ce moment, l'escompte est ici beaucoup moins élevé qu'à Londres et à Paris. Dans tous les pays qui ont le système d'argent, l'escompte est beaucoup moins élevé.

A Amsterdam, à Hambourg, à Francfort, à Berlin, partout l'escompte est infiniment moins élevé qu'en France et en Angleterre.

Y a-t-il donc un privilège attaché à l'étalon d'argent et un sort fatal à l'étalon d'or ? Je n'en crois pas un mot. Est-ce que ces crises viennent de ce qu'on emporte plus facilement de l'or que de l'argent, comme le disait M. le comte Meeus ? Je ne le crois pas davantage. Est-ce parce qu'il faudrait moins payer pour opérer le transport d'un kil. d'or que pour le transport d'une égale valeur, c'est-à-dire de 15 1/2 kilog. d'argent ? Nullement, puisque les transports se font à raison de la valeur.

Ces causes ne sont donc pas admissibles, et je ne partage pas l'opinion professée autrefois à cet égard par M. le comte Meeus, gouverneur de la Société générale.

Cependant, ces effets qui se manifestent ne peuvent pas exister sans cause. Il faut bien qu'il y en ait une. Mais la cause, messieurs, c'est la solidarité qui s'établit entre les pays qui adoptent le même étalon monétaire. Aussi longtemps que la solidarité n'a pas existé sous ce rapport entre la France et l'Angleterre, les crises financières, les crises monétaires de celle-ci n'ont pas troublé le marché français.

Mais du moment que l'étalon monétaire est le même dans les deux pays, la France est rendue solidaire de ce qui se passe en Angleterre, et les deux pays sont affectés par les troubles qui se révèlent sur le marché même des Etats-Unis. Voici pourquoi : Vous savez que le change se détermine sur la valeur du métal fin que contient la monnaie d'un pays donné. Lorsque deux pays ont la même monnaie, rien n'est plus facile que de faire passer des capitaux d'un pays dans l'autre. Les opérations sont simples ; il n'y a pas de risque à courir. Mais lorsqu'au contraire les étalons diffèrent, les opérations sont trop chanceuses ; elles sont presque impossibles ; elles ne se font pas.

Je suppose un capitaliste en ce pays. Il a un million à employer à l'escompte. Ce million lui rapporte aujourd'hui, je suppose, 3 p. c. Il serait naturellement très tenté de porter ce million à Paris ou à Londres pour en avoir 8 ou 9 p. c. S'il voulait porter ce million à Londres ou à Paris, que devrait-il faire ? II devrait acheter une lettre de change sur Londres ou sur Paris, et son argent se trouverait ainsi sur le marché étranger.

Mais il se dit que le taux de l’escompte sur l’une de ces places peut n’être et n’est même que momentané ; qu’en cas de variation, il sera obligé de faire revenir ses capitaux dans le pays, pour y trouver un plus grand profit : et dans cette hypothèse, il doit se demander ce qui lui en coûtera pour acheter sur la place étrangère la lettre de change payable en Belgique, où il doit faire rentrer ses capitaux, et il se pourrait parfaitement que le bénéfice qu’il aurait retiré de l’emploi de ses capitaux à l’escompte à un taux plus élevé, fût absorbé par la différence qu’il devrait payer pour transporter ses capitaux d’un pays dans l’autre. Telle est, selon moi, la cause principale du phénomène qui étonne généralement et dont on n’a donné que des explications inadmissibles. L’identité d’étalon monétaire engendre une solidarité dont il est impossible de s’affranchir. Les capitaux peuvent aisément aller où ils sont le mieux rémunérés. Ils n’ont pas de risques à courir ; tout est certain dans l’opération à laquelle on veut les livrer.

Est-ce que je donnerais là une raison contre une monnaie universelle ? Dieu m'en garde ; mais de ce qu'elle n'existe pas, de ce que la Hollande et l'Allemagne conserveront l'argent, malgré notre accession au système de la France et de l'Angleterre, nous ne pourrions pas être secourus par les capitaux de ces pays, si nous nous trouvons exposés, comme cela paraît inévitable, à subir au même degré les influences des crises qui affecteront ces pays. S'il en était autrement, si la solidarité nous embrassait tous, l'intensité des crises s'affaiblirait, parce que de proche en proche les capitaux des divers pays viendraient au secours les uns des autres.

Voilà donc la situation qui sera faite, suivant moi, à la Belgique, si la proposition de l'honorable M. Dumortier est adoptée. A part la question de justice, la question d'équité, la question légale que j'ai signalée à votre attention, et en ne considérant cette proposition que sous le point de vue des intérêts matériels, elle nous condamne à la situation que nous voyons aujourd'hui en France, c'est-à dire à être à peu près privés de monnaie d'argent, privés même d'une monnaie divisionnaire. Elle condamne toutes nos populations industrielles, la bourgeoisie, les négociants, à subir, par suite de l'absence de petite monnaie, des pertes infiniment plus considérables que celles qui résultent aujourd'hui de l'absence du cours légal de la monnaie d'or.

Ensuite, selon toute probabilité, celle révolution faite dans la circulation amènera une élévation du taux de l'escompte ; or, cette élévation du taux de l'escompte sera bien plus préjudiciable à l'industrie et au commerce, que les difficultés dont on se plaint aujourd'hui. Désormais, nous serons associés à toutes les crises des pays avec lesquels nous entrerions en communauté de système monétaire, la France, l'Angleterre, les Etats-Unis, sans pouvoir trouver l'appui des capitaux de la Hollande et de l'Allemagne ; et l'augmentation du taux de l'escompte accroîtrait les frais de production de notre travail national.

Je sais bien, messieurs, qu'à suivre mon opinion dans cette affaire, il n'y a point de popularité à conquérir. Mais la question me semble d'une telle gravité qu'il ne faut pas hésiter ; l'intérêt du pays est trop fortement engagé pour qu'on puisse céder à aucune autre considération. Adopter la mesure qui vous est proposée, ce serait décréter un acte qui ferait condamner le parlement belge par l'histoire.

- La séance est levée à 5 heures.