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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 21 novembre 1861

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1861-192)

(page 25) (Présidence de M. Vervoort.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Thienpont, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart et donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moor, secrétaire, présente l'analyse des pétitions suivantes.

« Le sieur Adam-Jean Karl, sous-brigadier des douanes à Merbes-le-Château, prie la Chambre de statuer sur sa demande en naturalisation ordinaire. »

- Renvoi à la commission des naturalisations.


« Le sieur A. De Jongh, ancien instituteur communal, prie la Chambre de lui accorder un secours. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Palatte, se trouvant accablé d'infirmités, demande un secours pour les services qu'il a rendus en 1831. »

- Même renvoi.


« Le sieur Pollet propose des dispositions relatives à la presse. »

- Même renvoi.


« Le sieur Pollet propose des modifications à la loi électorale. »

- Même renvoi.


« Des habitants de Namur demandent la révision de la loi du 25 septembre 1842 sur l'enseignement primaire. »

- Même renvoi.


« Les membres du conseil communal de Maeseyck demandent que la résidence du commissaire de l'arrondissement soit rétablie dans cette ville. »

M. Vilain XIIII. - Je demande le renvoi de celle pétition à la section centrale chargée d'examiner le budget de l'intérieur.

- Ce renvoi est ordonné.


« Le conseil communal de Haelen demande une loi qui fixe le minimum des traitement des secrétaires communaux. »

- Même renvoi.


« M. David, retenu chez lui par une indisposition grave, demande un congé. »

- Accordé.


MpVµ. - J'ai reçu un envoi de M. le ministre des finances. Voici la lettre qui accompagne cet envoi :

« Bruxelles, le 18 novembre 1861.

« Messieurs,

« En exécution du paragraphe 2 de l'article 51 de la loi du 26 mai 1856 sur les sucres, j'ai l'honneur de vous communiquer un arrêté royal du 16 octobre dernier (Moniteur, n° 201), portant règlement de l'accise sur la fabrication du sirop d'inuline.

« Le rapport au Roi qui accompagne cet arrêté expose les motifs des dispositions qu'il renferme.

« Le ministre des finances, Frère-Orban. »

(Le texte de cet exposé général, repris à la suite dans les Annales parlementaires, n’est pas inséré dans la présente version numérisée.)

- La Chambre ordonne l'insertion de ces documents aux Annales parlementaires.


MM. Vermeire et de Lexhy prêtent serment.

Projet de loi portant le budget des recettes et dépenses pour ordre de l’exercice 1862

Rapport de la section centrale

M. Tack. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné le budget des recettes et dépenses pour ordre.

- Ce rapport sera imprimé et distribué aux membres.

Projet d’adresse

Discussion générale

(page 31) M. Nothombµ. - Messieurs, dans la séance d'hier j'ai eu l’honneur de poser à M, le ministre des affaires étrangères une question que j'ai rendue aussi simple que catégorique ; j'ai demandé s'il tient pour juste et conforme au droit des gens le système d'annexion pratiqué en Italie ; en d'autres termes, je lui demande encore aujourd’hui s'il accorde son approbation au procédé piémontais avec garantie du gouvernement belge ?

La réponse à cette question, je l'attends encore.

Pour moi, je n'hésite pas à répondre résolument à la question d'un manière négative ; je trouve injuste et contraire au droit des gens le système des annexions, tel qu’il fonctionne en Italie. J'ai le courage de mon opinion, j'en assume la responsabilité. J'ai donc le droit de réclamer qu'on me réponde du banc ministériel, avec la même netteté, avec une égale franchise, par un oui ou par un non.

L'honorable ministre des affaires étrangères nous a lu hier une correspondance diplomatique.

Je savais d'avance qu'il s'y trouverait, qu'il devait s'y trouver des termes ambigus, de l'obscurité, du vague ; c'est souvent le cas des correspondances diplomatiques, et je m'imagine même qu'on les fait un peu pour cela ; mais ici nous sommes en présence d'un fait, du fait d'annexion sur lequel chacun doit avoir une opinion bien arrêtée ; on approuve ou on désapprouve, on est pour ou l'on est contre ce qui se passe actuellement en Italie ; je désire que chacun dans ce débat prenne cette position ; la sincérité simplifie toute discussion.

A défaut de ces explications catégoriques que je réclamerai jusqu'à la fin de M. le ministre des affaires étrangères, il nous faut bien inférer de son silence à la séance d'hier, de la lecture qu'il nous a donnée, du langage qu'il a tenu précédemment dans cette enceinte il y a quelques mois, de la retraite de M. de Vrière, enfin de l'ensemble des circonstances comme de l'attitude prise par le gouvernement, nous devons, dis-je, conclure que le cabinet a reconnu complètement le royaume italien ; aussi, conséquent en cela, a-t-il rompu, vous l'avez vu, messieurs, absolument et officiellement toute espèce de relations avec le représentant de S. M. le roi de Naples.

C'est dans cette rupture qu'il faut surtout chercher la véritable signification de l'acte du cabinet ; or, messieurs, je soutiens qu'avec cette portée-là, l'acte est à la fois contraire aux devoirs de la neutralité belge comme à ceux qu'impose le droit des gens.

C'est à ce double point de vue que je vais rapidement soumettre à la Chambre quelques observations ; je me bornerai, au moins pour le moment, à examiner exclusivement les questions de droit public qui sont en cause.

Voyons d'abord ce que la neutralité belge nous commande.

Le traité de 1839, vous le savez, a fait de la Belgique un pays indépendant et perpétuellement neutre. Une neutralité permanente est donc notre condition d'existence européenne.

Eh bien, messieurs, à ce titre seul et faisant même abstraction de la nature des choses, des principes du droit, de notre intérêt bien entendu, rien qu'à ce titre il devait nous être interdit d'aider, d'assister d'une manière quelconque l'un ou l'autre des belligérants, de prendre parti pour l'une ou l'autre des souverainetés qui sont en état de guerre.

Que telle soit la position imposée à tous les neutres, c'est ce qu’en droit, et je raisonne sur le droit en ce moment, l'on ne peut sérieusement contester, je fais un appel à la conscience de tous les hommes qui pratiquent les choses du droit et je leur demande si la définition de la neutralité ne comporte pas les conséquences que je viens d'indiquer.

Permettez-moi, messieurs, de vous donner de la neutralité quelques définitions prises dans les auteurs les plus estimés.

Un des plus éminents définit ainsi la neutralité : « La neutralité est la position du prince qui, se trouvant en état de paix, d'amitié ou d'alliance avec d'autres souverains qui étaient en paix entre eux, continue à rester dans le même état à leur égard, quoiqu'une rupture soit intervenue ou que la guerre ait éclaté entre eux. »

Voilà une définition. En voici une autre. « La neutralité consiste dans une inaction entière relativement à la guerre, dans une impartialité exacte et parfaite, manifestée par les faits à l'égard des belligérants. »

Or, messieurs, je le demande, est-ce cette position-là qui est maintenue par l'acte que nous discutons en ce moment ? Que faites-vous.' Vous vous prononcez contre les uns au profit de l'autre, et vous donnez à celui-ci l'assistance, toute l'assistance qu'il est en votre pouvoir de lui donner. Je vois là une violation manifeste de votre condition de neutre.

Il y a guerre, et quelle guerre ! entre le souverain de la haute Italie et d'autres souverains italiens. Il y a un état de guerre, cela est incontestable. Cette guerre est actuelle, elle dure dans ce moment. On se bat ou l'on vient de se battre.

Je ne sache pas qu'un traité de paix soit intervenu entre le saint-siège et le Piémont, ni entre le Piémont et Naples. Et que faites-vous en ce moment même ? Vous donnez gain de cause au Piémont, autant qu'il est en vous ; vous aidez, vous assistez par un acte éclatant une des parties belligérantes. Vous sanctionnez par votre approbation les occupations territoriales, je devrais dire les usurpations commises par l'un au détriment des autres.

Est-ce donc ainsi, messieurs, qu'il faut envisager notre neutralité ? Evidemment non, notre neutralité ne serait plus qu'un vain mot et votre acte en est la négation, la répudiation la plus formelle.

Jadis on considérait autrement ce grand principe de notre neutralité qui est notre égide, qui est notre sauvegarde, presque notre seule sauvegarde dans la famille des peuples.

Un jour, messieurs, on a dit ceci :

« La neutralité, nous ne pouvons trop nous en convaincre, est la véritable base de notre politique ; la maintenir sérieuse, loyale et forte doit être notre but constant. » Voilà ce que l'on disait ici même, dans le discours du Trône, en 1840, alors que l'honorable ministre des affaires étrangères siégeait sur le même banc. C'est le cabinet de 1840 qui s'exprimait ainsi ; il voulait le maintien d'une neutralité sincère et locale.

Sommes-nous encore dans cette neutralité sincère et loyale ? Je trouve, messieurs, de ces paroles remarquables que la Belgique devrait toujours méditer et surtout pratiquer, je trouve, dis-je, un éloquent commentaire dans une Revue de l’époque, commentaire venant d'un homme politique dont l'autorité est grande et justement grande, même parmi ses adversaires :

« Neutralité sincère, loyale et forte, telle est la patriotique devise que la Belgique a ouvertement inscrite sur son drapeau... La franchise et la loyauté sont deux des premiers devoirs de notre politique. Entourée de défiances contraires, elle doit s'attacher à les détruire toutes à la fois. Elle ne le peut qu'à force de sincérité et de loyauté impartiale. Elle a à s'interdire les hostilités secrètes, aussi bien que les prédilections exclusives. Belge envers la France, elle doit l'être tout autant envers l'Angleterre et l’Allemagne. Notre neutralité ne doit pas plus s'imprégner de germanisme que de gallomanie... »

Ceci était écrit au mois de novembre 1840, et c'est à l'honorable M. Devaux que l'on a toujours attribué ce langage.

Il est digne de lui. Il reflète une haute raison et s'est inspiré des véritables notions d'existence et de sécurité de la Belgique.

Pas de germanisme, pas de gallomanie, pas d'anglomanie ! s'écriait l'honorable publiciste, et moi, j'ajoute aujourd'hui : Pas de piémontisme.

Ce n'est qu'ainsi que nous resterons dans le sage programme que traçait l'écrivain auquel j'emprunte ces citations.

Ce n'est pas tout ; ici encore, quand on a apprécié les caractères de notre neutralité, on a été bien plus loin, même trop loin, je le déclare : on a voulu, dans cette enceinte, renfermer la neutralité belge dans des limites tellement étroites, que toute initiative personnelle, toute virilité de caractère devrait disparaître ; on a voulu faire peser sur le citoyen belge au nom de la neutralité, un véritable effacement moral, c'est l'honorable M. Orts qui a développé ces pensées dans une discussion récente : elle est du 1er février passé. C'était à propos du débat soulevé sur le sort qui devait être fait aux Belges qui avaient pris du service à l'étranger et notamment chez les puissances italiennes.

On réclamait pour eux une faveur, si l'on veut, mais une faveur équitable au fond ; eh bien, cette demande a été combattue très énergiquement par l'honorable M. Orts.

Les idées exposées par l'honorable membre m'avaient alors vivement frappé, comme tout ce qui vient d'un homme aussi distingué que lui ; il m'en souvient aujourd'hui ; permettez-moi de remettre sous vos yeux quelques-uns des passages du discours de notre collègue de Bruxelles :

« Aux termes du Code civil cette désobéissance à la loi nationale est punie de la perte de la qualité de citoyen belge.

« Cette mesure sévère est juste, elle est légitime, elle est commandée par la politique de tous les temps et de tous les Etats. Elle est surtout commandée à la Belgique par les conditions de son existence politique en Europe, par la condition qu'elle a acceptée de rester constamment neutre dans les conflits qui peuvent surgir entre les nations étrangères. »

(page 32) Plus loin, l'honorable membre accentue davantage sa pensée :

« Je le répète, nous devons, comme condition de notre existence indépendante en Europe, être plus scrupuleux que personne en pareilles circonstances. Pays essentiellement neutre, nous devons, en présence des conflits qui peuvent se produire au-delà des frontières, prouver que nous voulons rester neutres, parce que nous voulons rester indépendants. Le respect de notre neutralité par nous-mêmes est la meilleure preuve que, le cas échéant, nous saurions défendre notre indépendante par nous-mêmes et avec non moins de fermeté et d'énergie. »

Enfin la discussion ayant continué, l'honorable membre répliquait à ses contradicteurs finissait ainsi :

« Mais à côté de ce beau droit qu'on appelle l'indépendance, il faut accepter les devoirs corrélatifs, il faut accepter le devoir de ne pas faire chez les autres ce que vous ne voulez pas qu'on vienne, faire chez vous. »

Bonnes et sages paroles, définissant parfaitement les devoirs de la neutralité mais dont je cherche vainement l'application dans l'acte qui reconnaît les annexions italiennes !

M. Orts. - Je persiste dans mon opinion.

M. Nothombµ. - L'honorable membre m'interrompt pour me dire qu'il persiste dans son opinion ; j'avoue cependant qu'il m'est difficile de comprendre comment il conciliera son opinion d'alors avec celle que je lui suppose sur la question qui nous occupe dans ce moment.

Comment ! vous voulez interdire au simple individu, au citoyen belge, à celui que les traités ne lient pas, la faculté de servir à l'étranger, en Italie, de servir les mêmes princes dont nous parlons aujourd'hui ; vous voulez lui enlever cette liberté naturelle que tout homme porte en soi ; car sans doute la neutralité ne s'applique pas à l'individu, elle ne peut raisonnablement s'appliquer qu'à l'Etat, à l'être collectif ; et vous entendez d'un autre côté que la Belgique, Etat perpétuellement neutre, puisse faire ce que vous défendez à tout citoyen belge ; vous permettez que l'Etat prenne parti pour l'un des belligérants, alors que la guerre est encore flagrante, et vous ne voulez pas que le simple particulier en fasse autant !

Vous dites avec grand sens : « Ne faites pas chez les autres ce que vous ne voudriez pas qu'on fît chez vous. » Morale chrétienne s'il en fût ! et vous voudriez cependant que la Belgique neutre reconnût des annexions chez les autres quand elle-même redoute de les subir !

Quelle contradiction !

Je me résume, messieurs, sur ce point, et j'en reviens à l'opinion que je citais tantôt, qui est la bonne ; pas d'hostilités secrètes, pas de préférences exclusives ; la neutralité, rien que la neutralité.

Et aujourd'hui que faites-vous !

Vous altérez par l'acte que nous discutons les essentiels devoirs, les véritables obligations de votre neutralité internationale.

Vous entamez vous-même, bien témérairement, selon nous, le bouclier qui doit nous protéger ; vous créez un précédent bien dangereux, car de quel droit invoqueriez-vous un jour cette précieuse neutralité quand l'exemple de la méconnaître sera venu de vous-même ? C'est une pente fatale sur laquelle je vous conjure de vous arrêter.

Songez à l'avenir. Sommes-nous au bout des violences de ce genre ? Sommes-nous au bout des révolutions ? Qui oserait l'espérer ?

Que ferez-vous demain si le mouvement italien s'annexait soit une partie du canton du Tessin, soit la Vénétie, soit la Dalmatie, soit la Corse sous le prétexte qu'on y parle l'italien, car telles sont les prétentions de l'italianisme ?

Que feriez-vous demain si la Pologne, cette antique nationalité, cette grande affligée parmi les nations, si digne de nos sympathies, que feriez-vous si elle se soulevait ? Et si l'Irlande, affamée et décimée, proclamait roi un fils de ses anciennes races, dites, que feriez-vous ?

Je pourrais multiplier ces hypothèses, mais elles me suffisent pour vous signaler la voie dangereuse où vous êtes engagés, et elles ne me suffisent que trop pour m'effrayer sur la destinée que vous préparez à mon pays.

Oh ! je le sais, si ces éventualités se dressaient jamais menaçantes en fait devant nous, vous seriez peut-être les premiers à invoquer le droit des gens, le respect des traités, les devoirs de la neutralité, la foi jurée !

On évoquerait tout cela. Mais ne craignez-vous pas qu'alors on ne vous dise : Vous avez deux poids et deux mesures, ce système, dont vous, M. le ministre des affaires étrangères vous vous défendiez hier si vivement.

Vous avez reconnu le fait en Italie et vous le répudiez ailleurs ! Ne prévoyez-vous pas qu'on viendra vous dire que c'est la crainte des forts qui vous arrête, que vous sacrifiez les faibles et ne respectez que les puissants ?

Pourquoi d'ailleurs, je le demande, cet empressement, cette précipitation à reconnaître ce qui s'est passé en Italie ? Pourquoi devancer d'autres grands Etats ? Pourquoi vouloir courir à Turin, la reconnaissance à la main, quand la Russie, quand la Prusse, quand l'Autriche (interruption), trois des cinq grandes puissances qui ont garanti notre nationalité, ne se sont pas encore prononcées ? Pourquoi ne pas attendre au moins jusque-là ?

Tant de hâte, messieurs, n'est pas de la prudence, ce n'est pas de la sagesse politique. C'est au contraire cet esprit d’aventure dont vous avez la prétention, dans le projet d'adresse, de vous garer.

Ainsi, messieurs, au point de vue de la neutralité belge, vous sortez de votre rôle, vous méconnaissez vos devoirs, vous créez pour la Belgique un danger dans l'avenir. C'est ma conviction.

Un mot maintenant, si vous voulez bien, du droit des gens. J'ai dit que votre acte s'écarte non seulement du principe de notre neutralité, mais encore du droit des gens. A cet égard, tout a été prouvé. Personne n'a songé à justifier, au point de vue du droit des gens, les entreprises piémontaises. M. de Cavour lui-même n'a pas osé pousser si loin son audace d'affirmation.

Le droit des gens, vous le savez comme moi, messieurs, c'est la protection du faible contre le fort ; c'est la force morale destinée à faire contre-poids à la force matérielle. C'est le lien, disons-le, c'est l'apanage exclusif des nations chrétiennes, et, en dehors du droit des gens, il n'y a que la barbarie.

Eh bien, ce droit des gens, il a été scandaleusement violé en Italie. Personne, je le répète, n'oserait justifier les dépossessions, les usurpations, les excès, les invasions que s'y commettent.

La guerre faite a été injuste, car elle a manqué de cause justificative, car celui qui l'a entamée n'avait aucun motif de la faire à celui qu'il a dépouillé ; on ne lui avait fait aucun tort, il a fait la guerre uniquement pour s'emparer des Etats d'autrui.

Elle a été faite sans déclaration préalable ; elle a montré le spectacle inique de l'intervention d'une puissance étrangère entre le monarque et une partie de ses sujets. Et c'est au nom de la liberté que nous avons vu les sièges, les batailles, les fusillades, les trahisons se déchaîner sur ces malheureux pays !

Et le gouvernement va moralement approuver tout cela, car vous approuvez le fait italien dans son ensemble.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - C'est le droit des gens qui dit cela ? Vous avez très mal lu.

M. Nothombµ. - Je vous attends à la justification de votre allégation.

M. le ministre de la justice (M. Tesch) et M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est bien facile.

M. Nothombµ. - J'ai dit et je maintiens que vous approuvez les résultats d'une guerre injuste.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Laissons donc cela !

M. Nothombµ. - Vous approuvez implicitement une guerre faite sans déclaration, sans motif valable, une guerre faite au mépris du droit des gens.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Où trouve-t-on cela dans le droit des gens ?

M. Nothombµ. - Eh bien, quand vous aurez fait cela, quand vous aurez ébréché le pacte de votre neutralité qui est votre titre particulier à l'existence dans la famille européenne, qui est votre garantie spéciale vis-à-vis de l’Europe, quand vous vous serez associés à cette violation du droit des gens, qui est le titre commun à toutes les nations européennes, vous aurez affaibli de vos propres mains les assises de votre indépendance et de votre nationalité ! Songez-y, messieurs, je vous en supplie, ne préparez pas ces jours périlleux à la patrie... La reconnaissance du royaume d'Italie, dans les conditions actuelles, sera peut-être, puissé-je me tromper ! la déchéance de la Belgique,

Je ne pourrai jamais m'associer à un pareil acte, et pour ce motif seul, sans discuter même les autres parties de l'adresse, je voterai contre.

(page 26) M. Orts. - Messieurs, comme rapporteur de la commission d'adresse, je n'ai pas à m'expliquer sur l'incident soulevé hier et continué aujourd'hui ; ma mission officielle se borne à défendre le projet d'adresse pour ce qu'il contient, si on l'attaque. Or, pas plus que le discours du Trône, le projet d'adresse,, ne contient une phrase qui se rapporte directement à la reconnaissance du royaume d'Italie.

Si l'on me demande pourquoi le projet d'adresse ne contient rien de spécial à cet égard, je répondrai. Mais jusqu'à présent cette question n'est pas posée. J'aborde, en nom privé, tout simplement une sorte de fait personnel.

L'honorable préopinant a cru trouver une contradiction entre une opinion qu'il me suppose, car je n'ai pas encore eu à m'exprimer sur la reconnaissance du royaume d'Italie, et une autre opinion exprimée, il y a quelque temps, dans cette enceinte. Cette contradiction n'est qu'apparente.

Si l'honorable membre y avait réfléchi, il aurait trouvé dans son propre discours les raisons, l'explication qui permettent de concilier sans peine l'opinion que j'exprimais il y a un an et l'opinion qu'il me suppose à bon droit, l'opinion que j'affirme volontiers, quoique je ne m'en sois pas encore expliquée.

En effet, personnellement je pense que la reconnaissance du royaume d'Italie était un fait commandé à la fois au gouvernement par l'intérêt belge et par le respect de notre neutralité.

Qu'ai-je dit, il y a un an ? J'ai soutenu qu'on ne pouvait, sans violer la neutralité, accorder à des Belges ce que l'honorable membre a appelé justement un privilège, lorsque, en présence d'une défense écrite dans la loi nationale, ils avaient abdiqué la patrie pour prendre du service à l'étranger.

Pour relever ces compatriotes de la déchéance, il fallait, l'honorable M. Nothomb le reconnaît, leur accorder un privilège. Dès lors, n'est-il pas évident qu'en accordant un privilège, parce qu'ils figuraient en Italie dans tels rangs plutôt que dans tels autres, la Belgique manquait à son devoir de neutralité ?

Relever de la déchéance générale ceux qui combattent sous un drapeau et non ceux qui servent sous un autre, c'est accorder un privilège.

Accorder ce privilège à ceux qui combattaient pour l'unité de l'Italie ou (page 27) à ceux qui soutenaient la résistance, et le refuser aux autres, n'était-ce pas se prononcer en faveur des privilégiés ?

Voilà ce que le devoir de la neutralité ne permet pas de faire ; je le maintiens aujourd'hui, comme l'an dernier.

Que l'honorable membre ne se préoccupe pas trop non plus de ce que l'avenir nous réserve et de la conduite que pourront tenir plus tard les hommes politiques auxquels reviendra l'honneur de diriger les affaires du pays en présence d'autres éventualités. Lorsque les circonstances se présenteront, le Gouvernement belge, quels que soient les hommes qui tiendront le pouvoir, fût-il entre les mains des amis de l'honorable M. Nothomb, saura, j'en ai la conviction, concilier à son tour les devoirs de la neutralité et les intérêts du pays. Mais puisqu'on interroge, je me permettrai une seule question, peut-être indiscrète.

Je demanderai ce que les honorables amis de M. Nothomb, ce que lui-même aurait fait vis-à-vis de l'Italie s'il tenait entre les mains le portefeuille des affaires étrangères. Auraient-ils reconnu le roi d'Italie, ne l'auraient-ils pas reconnu ? Oui ou non ?

M. de Decker. - Je demande la parole.

M. Vilain XIIII. - Je la demande aussi.

M. Orts. - J'attends la réponse. L'honorable membre qui m'a précédé, a émis sur notre politique extérieure un doute affligeant.

Nous nous inclinerions devant les forts. Nous nous relèverions devant les faibles.

Ne le croyez pas, messieurs, jamais en Belgique on ne s'est incliné, on ne s'inclinera devant une injustice, parce qu'elle est l'œuvre des forts, pour relever la tête si l'injustice est commise par les faibles. La politique du gouvernement, la politique nationale, quel que soit le parti qui l'ait dirigée, a toujours été courageuse et loyale en Belgique depuis 1830. Je le constate avec plaisir, je ne veux donc pas récriminer. Mais si je voulais insister sur cette attaque peu juste, je dirais en parlant de mes amis : Ce n'est pas nous, nous qui respectons les volontés nationales, ce n'est pas nous qui, si nous avions cru pouvoir ou devoir blâmer les annexions, toujours et partout, ce n'est pas nous qui aurions attendu pour protester à la tribune contre les annexions italiennes.

D'autres annexions plus dangereuses pour la Belgique les ont précédées et M. Nothomb ni ses amis n'en ont pas parlé. (Interruption.)

Je place l'annexion de la Savoie et de Nice sur la même ligne que les annexions de l'Italie.

M. B. Dumortier. - Ce sont des pays cédés, c'est bien différent !

M. Orts. - Je réponds à l'honorable M. Dumortier qui m'interrompt.

Je puis avoir tort dans mon appréciation, je ne suis pas infaillible. Mais, selon ma conviction intime, examinant les faits à un point de vue impartial, l'annexion de Nice et de la Savoie et l'annexion de Naples, de la Toscane et des Romagnes sont des équivalents.

Je n'ai pas l'intention d'aller plus loin dans ce débat. Je me suis borné à exprimer une opinion personnelle sur un point du discours de M. Nothomb, parce que l'orateur semblait nous denier sur nos bancs le courage de notre opinion. Je ne veux pas entrer autrement dans la question, j'ai rétabli dans sa vérité mon opinion de la session dernière, mal citée ou mal comprise.

En résumé, je ne veux pas de privilège officiel pour ceux qui se prononcent, dans les dissensions civiles étrangères, pour une opinion contre une autre.

Je veux laisser les peuples régler leurs affaires intérieures comme ils l'entendent, et quand il résultera des faits accomplis un état de choses certain, la Belgique doit l'accepter, selon moi, sans hésiter.

Sortie d'une affirmation énergique du dogme de la souveraineté populaire, la Belgique plus qu'aucun pays au monde doit respecter au-delà de ses frontières l'expression de la volonté nationale chaque fois qu'elle se manifeste.

(Voir pace 27.)

(page 32) M. de Decker. - J'ai demandé la parole quand l’honorable préopinant a interpellé l'honorable M. Nothomb sur ce que, dans quelques hypothèses posées par lui, aurait fait le ministère dont mon honorable ami faisait partie.

L'opinion que je compte défendre dans ce grave débat servira de réponse générale à la demande que vient de nous adresser l'honorable M Orts.

(page 33) L'honorable membre n'a, du reste, pas combattu les principes rappelés par M. Nothomb envisageant la reconnaissance du royaume d'Italie par la Belgique, au double point de vue du droit des gens et des devoirs imposés par notre neutralité ; il s'en est bien gardé. Il a, sans doute, voulu laisser ce soin au gouvernement, qui nous doit encore quelques explications plus catégoriques relativement aux motifs à l'appui de l'acte qu'il a posé et à ses conséquences.

En attendant une réfutation des arguments présentés avec tant de talent par mon honorable ami, je vais examiner la question qui nous est soumise, à un autre point de vue, également digne de tout notre intérêt.

La lecture faite hier, par M. le ministre des affaires étrangères, des pièces diplomatiques relatives à la reconnaissance du royaume d'Italie par la Belgique, m'a péniblement affecté, non seulement par le fond de ces documents, mais par la manière dont cet acte a été posé.

Je demande la permission de dire d'abord deux mots de cette question incidente.

Messieurs, vous avez vu que les pièces qu'on vous a lues hier portent la date du 5 au 6 novembre.

Il s'ensuit que cet acte, l'un des actes de la plus haute gravité que l'on puisse poser en Belgique, un précédent solennel qui, plus ou moins, quoi qu'en dise l'honorable M. Orts, liera tous les gouvernements qui se succéderont en Belgique, a été posé quelques jours avant l'ouverture des Chambres.

Eh bien, de deux choses l’une : ou le gouvernement a affiché un mépris calculé pour l'opinion nationale manifestée par la législature, ou le gouvernement doutait lui-même de l'assentiment de la majorité pour venir ratifier un fait que je considère comme essentiellement illibéral et antinational ; et je le prouverai.

Messieurs, d'après mon sentiment comme Belge, parlant à des Belges, la Belgique aurait dû être la dernière de toutes les nations à reconnaître les faits qui se sont passés en Italie. Et pourquoi ? Pour deux motifs que je soumets à votre jugement et, mieux encore, à votre conscience : parce que, dans le passé, de tous les pays de l'Europe, c'est la Belgique qui a été le plus souvent le jouet et la victime des annexions ; parce que, dans l'avenir, de toutes les nations de l'Europe c'est la Belgique qui est le plus exposée aux dangers de l'annexion.

Ces deux propositions sont-elles contestables pour quelqu'un d'entre vous ? Quelqu'un peut-il dire que ces deux considérations, sur lesquelles je m'appuie pour répudier la solidarité de l'acte du gouvernement, ne soient pas puisées à la source du plus sincère patriotisme ?

Ai-je besoin de prouver ces deux propositions ? Faut-il vous faire l'histoire de la domination étrangère en Belgique ? N'avons-nous pas vu, les larmes aux yeux et le deuil dans l'âme, le stigmate de la domination étrangère imprimé à chaque page des annales du pays ? Ne nous rappelons-nous pas les humiliations, les misères morales et matérielles qu'amenait pour nos provinces cette succession de gouvernements imposés par l'étranger ?

Et c'est en présence de ces souvenirs, encore tout frais, que nous voulons imposer à d'autres peuples ces mêmes humiliations, ces mêmes misères, mais amenées d'une manière cent fois plus odieuse encore.

Messieurs, je ne veux pas me laisser entraîner à faire devant vous un cours d'histoire nationale, parce que, je le répète, malheureusement toute notre histoire n'est pour ainsi dire que l'histoire de la domination successive de gouvernements qui ont disposé, de nous, non seulement sans nous, mais contre nous. Je m'arrêterai seulement un instant à la dernière des annexions ; je parle de 1815.

On a dit, messieurs, et c'est une opinion fort accréditée dans certaine presse, que nos souvenirs de 1830, que notre origine de 1830 doivent nous faire un devoir d'applaudir aux événements qui se sont récemment passés au-delà des monts. Eh bien, c'est là, permettez-moi de le dire, la plus complète contre-vérité historique. S'il est un point de notre histoire nationale qui rappelle ce qui se fait actuellement en Italie, ce n'est pas 1830, c'est 1815 ; or, 1830 a été la destruction de 1815.

J'admets, du reste, que la Hollande puisse protester contre l'assimilation. En effet, la réunion de la Belgique à la Hollande s'est faite dans des conditions autrement avouables que les annexions opérées par le Piémont.

Le souverain de la Hollande arrivait du moins à régner sur nos provinces, non pas par la guerre, niais au nom de la paix ; non pas en violation des traités, mais en vertu d'un traité solennel. Il se présentait, non dans un but d'ambition personnelle, dans le seul intérêt d'une dynastie, mais au nom d'un intérêt européen.

Enfin, pour arriver à ses lins, il n'eut pas à passer sur les débris de trônes de ses amis et même de ses parents.

La constitution du royaume des Pays-Bas, je n'éprouve aucune difficulté à l'avouer, était une grande conception, une combinaison offrant plus de garanties à l'Europe, et plus d’éléments de succès et de prospérité que la constitution du royaume d'Italie. Eh bien, cela vous a-t-il empêché, en 1830, de passer par-dessus ces considérations et de réclamer votre droit à une existence indépendante ?

Depuis 1815 (je regrette d'avoir à rappeler ces souvenirs, mais je dois le faire rapidement), se sont déroulés exactement les mêmes faits, dont on se plaint aujourd'hui dans une partie de l'Italie et contre desquels protestent toutes les provinces que le Piémont y a conquises.

Le traie de Paris stipulait que la Belgique serait un accroissement du territoire de la Hollande. C'était l’annexion de cette époque : le mot était différent, mais il était également humiliant.

La Constitution hollandaise fut imposée aux Belge.-, comme aujourd'hui le statut sarde est imposé à toutes les provinces annexées.

Vous vous souvenez de la manœuvre à l'aide de laquelle on prétendit dans le temps que les notables de la Belgique avaient approuvé la Constitution ; cela ne rappelle-t-il pas la dérision du suffrage universel d'aujourd'hui ?

Avez-vous oublié le grief résultant des dettes de la Hollande écrasant la Belgique, comme les finances du Piémont viennent déranger, compromettre les finances de toute l'Italie ?

Les fonctionnaires hollandais inondaient la Belgique, accaparant toutes les positions, comme aujourd'hui ces proconsuls piémontais envoyés dans toutes les directions pour occuper tous les meilleurs postes dans les diverses administrations.

La religion de la majorité persécutée par une minorité intolérante ; la presse nationale poursuivie et ruinée : en un mot, les mêmes griefs se résumant, alors comme aujourd'hui, en cette phrase : Le Sud exploité, sacrifié par le Nord !

Eh bien, ce que nous, Belges, nous avons souffert pendant quinze ans, ce joug que nous avons été heureux et fiers de secouer en 1830, vous voulez l’imposer à certaines nations de l'Italie !

Je demande donc, messieurs, si ce n'est pas une véritable contradiction, une manifeste contre-vérité historique, que de prétendre que les souvenirs de 1830 doivent vous faire un devoir d'approuver aujourd'hui ce qui ce passe au-delà des Alpes. C'est exactement l'inverse qui est vrai.

Je tiens à répéter que je regrette de revenir sur ces souvenirs, car je suis un de ceux qui se réjouissent le plus sincèrement des amicales relations qui se rétablissent entre la Hollande et la Belgique. Je suis un de ceux qui ont la conviction qu'une alliance intime et loyale entre les deux pays peut avoir, pour les deux nations, tous les avantages de la constitution du royaume des Pays-Bas, sans en présenter les inconvénients et les difficultés.

Je disais, messieurs, en second lieu, que, dans l'avenir, de tous les pays de l'Europe, c'est la Belgique qui est le plus menacée par les dangers de l'annexion.

Ou bien, ce que le gouvernement fait depuis quelques années est une pitoyable comédie, ou bien la Belgique court les dangers les plus sérieux. Comment ! il y a deux ans, vous avez provoqué une universelle et magnifique manifestation du sentiment national ! La royauté elle-même est allée, dans toutes nos cités, cimenter de nouveau, de la manière la plus touchante, son alliance avec le peuple belge, comme une solennelle affirmation de notre indépendance. Comment ! depuis lors, vous nous avez demandé des millions, et, au nom du patriotisme, je vous ai aidé à les obtenir pour élever les fortifications d'Anvers ! Et vous prétendriez que nous ne sommes point menacés !

Si ces faits posés par le gouvernement belge sont sérieux, c'est apparemment qu'il a, comme nous, la conviction que la Belgique est menacée de dangers imminents. Eh bien, en présence de ces dangers et sous peine de la plus grave inconséquence, je ne comprends pas que des ministres belges puissent, par un acte solennel, ratifier les faits et gestes d'une politique qui, à l'aide d'un simple changement de quelques mots, peut être appliquée, dans un prochain avenir, à notre patrie désarmée par leur imprévoyance.

Ce n'est pas, messieurs, et j'ai hâte de le déclarer, que je suppose à aucun des gouvernements qui nous entourent la pensée froidement préconçue de s'emparer de la Belgique et de fouler aux pieds notre nationalité. J'ai trop bonne opinion, je ne dirai pas seulement de la loyauté de ces souverains, mais de leur intelligence, pour ne pas croire qu'ils aiment mieux avoir à côté d'eux une Belgique amie, que d'absorber violemment les provinces belges qui dès lors constitueraient pour leurs Etats une source d'embarras et de difficultés. Mais nous ne savons pas quelles combinaisons imprévues peuvent surgir ; nous ne savons pas quelles compensations peuvent être proposées à la suite des règlements de compte que la guerre et la diplomatie sont chargées d'opérer.

(page 34) Or, c’est là ce que nous avons le lus à craindre. Messieurs, ne le perdons pas de vue : il y a un intérêt belge au fond de toutes les grandes questions qui s’agitent en ce moment en Europe. Ce n’est pas seulement la question italienne qui peut être grosse de dangers pour nous, ainsi que cela ne résulte que trop de toutes ces brochures mystérieuses auxquelles elle donne lieu et dans la plus récente desquelles on disait qu’on ne comprend pas plus l’Italie sans la Vénétie que la France sans la Belgique.

Toutes les questions européennes actuellement à l'ordre du jour peuvent devenir redoutables pour la Belgique.

Ainsi, la question d'Orient, quelque étrangère qu'elle paraisse à notre pays, peu t amener, par des complications nées sur le Bosphore, une solution inattendue de la question des frontières du Rhin.

La question qui préoccupe beaucoup d'esprits en Allemagne, la question de l'unité germanique, que cette unité se fasse de l’assentiment et avec le concours de la France, ou qu’elle se fasse contre la France, peut devenir fatale pour nous.

Toutes ces questions, je le répète, recèlent d’imminents dangers pour la nationalité belge. Personne, je pense, parmi ceux qui ont l'habitude de méditer sur les grandes questions européennes, personne ne peut contester ce fait.

Eh bien, je le demande, est-ce en face des périls d'une telle situation que nous pouvons applaudir à une politique d'astuce et d'audace, qui peut, dès demain, être essayée contre la Belgique ? Il n'y a que les noms des vainqueurs et des vaincus à changer et tous les faits se présenteraient absolument les mêmes ; les principes une fois admis, les conséquences seraient fatalement les mêmes.

Messieurs, ces conséquences me paraissent si dignes des préoccupations de l'esprit public, qu'elles ont dû frapper le gouvernement belge ; car je lui suppose de patriotiques intentions. Pourquoi donc a-t-il posé cet acte de la reconnaissance officielle du royaume d'Italie ?

Si j'ai bien compris une phrase d'une des lettres qui ont été lues hier par M. le ministre des affaires étrangères et si je me rappelle le sens des nombreux articles de journaux ministériels destinés à préparer les esprits à cet acte du gouvernement, il semble, vraiment, que la reconnaissance du royaume d'Italie soit un acte marqué au coin d'un véritable libéralisme.

Eh bien, c'est encore là une manière de voir contre laquelle je proteste de toute l'énergie de mes convictions.

Je ne puis rien voir de commun entre ce qui se passe en Italie et les principes du libéralisme, je parle du libéralisme honnête et élevé, le seul, je suppose, dont un gouvernement doive vouloir le triomphe.

Les principes du libéralisme, pas plus que les intérêts du libéralisme, ne sont en jeu dans cette série de faits odieux qui se passent au-delà des Alpes.

Quels seraient donc les principes libéraux intéressés à la reconnaissance du royaume d’Italie ?

Est-ce, comme le disait tout à l'heure, l’honorable M. Orts, le respect pour la manifestation de la volonté nationale ?

Mais, messieurs, je suis parfaitement d'accord avec l'honorable membre qu'il faut respecter l'expression de la volonté d'une nation. Je ne pense pas qu'il y ait un seul membre dans cette assemblée qui ne reconnaisse ouvertement le droit des peuples à diriger eux-mêmes leurs destinées.

Quant à moi, je l'admets et je l'affirme devant la Chambre et devant le pays. Mais la question est de savoir où est la volonté nationale : vous ne faites que reculer la difficulté. La question est de savoir si ce qui existe est un état définitif, réellement voulu par les pays dont il s'agit, ou si c'est un régime momentané imposé par l’étranger, sous le coup de la terreur. Voilà la question.

Alléguerait-t-on, par hasard, les résultats du suffrage universel ? Mais, messieurs, cela serait-il sérieux ? Y a-t-il quelqu'un qui puisse admettre comme sérieux les résultats d'un suffrage universel pratiqué dans les conditions dans lesquelles il a été pratiqué là-bas ? Je croirais vous faire injure en le supposant.

Il est évident que le suffrage universel, comme il est pratiqué en Italie, sous la menace des soldats de la puissance conquérante, sous l'œil d'une tourbe de délateurs à gages, en dehors de tout contrôle garantissant ; que ce suffrage universel, ainsi pratiqué, n'a rien de sérieux pour quiconque est impartial et libre dans ses appréciations. Ici la grande majorité est absente et les présents seuls, c'est-à-dire une faible minorité de fonctionnaire et d'aspirants fonctionnaires émettent un vote qui est considéré comme l'expression de la volonté nationale. Ailleurs, les électeurs sont au poste ; mais le vote n'en est pas plus significatif.

En effet, dit Benjamin Constant, plus un gouvernement est oppressif, plus les citoyens épouvantés s'empressent de lui apporter l'hommage de leur enthousiasme de commande. Et cela se conçoit : l'abstention, dans un pareil état spécial, offrirait les plus graves dangers ; les listes des absents seraient des listes toutes dressées pour servir de tables de proscription contre les citoyens voués à l'exil ou à la mort.

Mais, dit-on, et c'est encore un autre motif pour lequel ou croit le libéralisme engagé dans la question, nous devons encourager l'institution des gouvernements parlementaires.

Messieurs, je suis convaincu, (et je crois exprimer ici l'opinion de tous les membres du cette assemblée), je suis convaincu que le gouvernement parlementaire est, en définitive, la meilleure forme de gouvernement, celle qui, sainement et honnêtement appliquée, offre le plus de garanties d'une bonne gestion des affaires d'un pays. Je suis convaincu que le gouvernement parlementaire sera, dans l'avenir, le gouvernement des peuples civilises. Ce qui, toutefois, ne veut nullement dire que j'aie la prétention de faire croire que cette forme de gouvernement ait la vertu de corriger tous les abus, de détruire tous les maux et d'engendrer tous les biens. Mais je ne puis admettre qu'il soit rationnel de propager le principe du gouvernement parlementaire à tort et à travers, sans que l'instruction d'un peuple, son caractère, ses mœurs, ses traditions, l'aient suffisamment préparé à un pareil gouvernement.

Je n'entends pas surtout qu'on puisse imposer ces formes par la violence, par un ensemble de moyens qui constituent l'oubli de tous les principes et la violation de tous les droits.

J'entends encore moins qu'on veuille faire acheter ces institutions au prix de l'indépendance nationale. Or, c'est là ce que l'on fait en Italie, dans les provinces annexées ; on leur dit : « Vous aurez les institutions représentatives, mais vous perdrez votre autonomie, votre indépendance. Qui donc, à ce prix, pourrait conseiller l'acquisition des institutions parlementaires ? Qui donc voudrait les faire acheter au prix de l'indépendance, le premier de tous les biens ?

D'ailleurs, en Belgique, nous pouvons, certes, avoir individuellement une préférence pour ces formes de gouvernement ; mais je dis hautement que, pour le gouvernement belge, pour les chambres belges, il y a un danger immense à se mêler des institutions des autres peuples. C'est précisément à ce point de vue que nous sommes le plus menacés, nous ne sommes pas seulement menacés dans l'avenir ; nous avons déjà, sous ce rapport, subi des assauts dans le passé.

C'est au point de vue des institutions intérieures que nous avons eu à subir récemment les attaques les plus dangereuses pour la Belgique. Et c'est en face des prétentions de l'étranger à modifier nos institutions, que nous allons faire de la propagande, et que nous allons nous mêler des institutions des autres peuples !

Ce n'est pas là un acte prudent, inspiré par un intérêt national.

Pour moi, le meilleur mode de propagande en faveur des institutions représentatives, constitutionnelles, c'est le spectacle du bonheur que procurent ces institutions aux nations qui les possèdent.

Montrons à l'Europe entière une Belgique honnête, une Belgique prospère, à l'ombre de ses institutions, et nous ferons plus pour l'avenir de ces institutions, qu'en voulant les propager à l'aide de fusillades, de l'état de siège et de la guerre civile.

Un troisième motif pour lequel on semble croire que le libéralisme est intéressé dans la question italienne, c'est que nous devons favoriser l'expansion et le triomphe de la liberté.

Messieurs, c'est apparemment par dérision qu'on parle ainsi, lisez le dernier ouvrage de l'homme d'Etat éminent dont les opinions ont été si longtemps les oracles du libéralisme belge, et il vous dira ce que c'est que le régime de libellé dont on a doté les malheureuses provinces du sud de l'Italie.

Quelle est donc la liberté qui existe réellement chez ces nations annexées !

Est-ce la liberté politique ?

Mais conçoit-on la liberté vraie, sans ordre et sans sécurité ? Conçoit-on la liberté n'existant que pour quelques satisfaits, alors que l'oppression la plus tyrannique pèse sur le reste des populations ? Est-ce là la liberté dont nous devons, nous Belges, accepter le patronage et favoriser le triomphe ?

Est-ce la liberté religieuse ? Je ne me sens pas le courage de poser la question ; elle est depuis longtemps résolue dans tous les esprits.

Ah ! si vous vous préoccupez sincèrement de l'avenir de la liberté en Europe, savez-vous ce qu'il faut faire ? Au lieu d'aider au sacrifice de toutes les nationalités, comprenez une bonne fois que c'est la conservation des petites nationalités qui est la seule et réelle garantie de la liberté en Europe.

(page 35) Si les petites nationalités disparaissaient (et malheureusement la tendance générale de la politique n'est que trop prononcée dans ce sens), si les petites nationalités disparaissaient, on verrait se former en Europe des despotismes inconnus dans les annales du monde, et l'esprit humain étoufferait sous ces despotismes conjurés pour l’oppression de l'humanité.

Messieurs, j’avais donc le droit de proclamer que les principes généraux, les grands intérêts du libéralisme européen sont étrangers à la question italienne ; c'est, au contraire, au nom de ces principes généraux et de ces grands intérêts que je crois devoir protester contre le fait de la reconnaissance de l'Italie.

Eh ! messieurs, en faut-il une preuve éclatante ? N'ai-je point avec moi toutes les illustrations du libéralisme ? Tous ces hommes éminents sous la bannière desquels le libéralisme belge a toujours marché, tous ces hommes se dressent contre vous et rejettent hautement toute solidarité avec la politique suivie par l'Italie.

Les Guizot, les Thiers, les Villemain, les de Broglie, les Lamartine, les Berryer, les Sauzet, les Dufaure ; toutes les gloires du libéralisme (je ne parle pas des gloires de la France rangées sous un autre drapeau politique), sont avec nous et contre vous !

Messieurs, je sais bien que, dans un certain monde, il est convenu d'avoir peur de ce qu'on appelle la réaction. Cette peur, je ne puis la croire sincère. En présence du développement de l'instruction publique et de la richesse nationale dans tous les pays, en présence de tous les progrès faits dans la voie des institutions libérales, là même où l'on avait le plus longtemps résisté à ce progrès ; je ne puis croire que des hommes sérieux puissent sérieusement craindre une réaction contre ces institutions qui constituent l'essence de notre civilisation.

Mais l'ennemi qui est à vos portes, celui qui menace bien autrement la liberté, c'est la révolution ! Vous croyez vous montrer libéraux dans l'acte de la reconnaissance de l'Italie, j'ai bien peur que vous ne soyez bientôt entraînés sur la pente de la révolution.

Que fallait-il donc faire ?

La chose la plus simple, à mon avis : attendre... (Interruption.) Attendre au moins quelque temps.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Si vos principes sont vrais, il n'y avait jamais lieu de reconnaître le royaume d'Italie.

M. de Decker. - Vous aviez, pour vous guider, l'exemple du plus grand nombre des puissances. L'un des motifs pour lesquels M. le ministre des affaires étrangères prétend qu'il a reconnu le royaume italien, c'est la reconnaissance préalable de quelques puissances.

Mais, en dehors de deux grandes puissances qui sont directement intéressées dans la question, il n'y a que quelques puissances de deuxième et de troisième ordre qui ont reconnu le royaume d'Italie.

La majorité des grandes puissances qui ont constitué la Belgique se sont jusqu'ici réservé leur décision. C'est ce que nous avions de mieux à faire.

Nous avions, d'ailleurs, devant nous l'exemple d'un pays dont vous ne récuserez pas l'autorité dans cette matière : c'est la Suisse. La Suisse est exactement dans notre position ; et elle a certes des sympathies bien prononcées pour la liberté ; mais c'est un pays qui sent aussi que sa position géographique lui fait un devoir d'une prudence toute particulière.

MaeRµ. - La Suisse est la première qui a reconnu le royaume d'Italie.

M. de Decker. - Elle ne l'a pas reconnu d'une manière positive ; elle a fait ses réserves.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est une légère erreur ; elle l'a reconnu sans réserve.

M. de Decker. - Soit. Mon argumentation n'en reste pas moins, au fond, tout entière.

Vous aimez surtout à invoquer l'exemple de la France et de l'Angleterre ; mais pour qui donc cet exemple prouve-t-il quelque chose ? La France n'est-elle pas directement intéressée dans les affaires d'Italie ? N'a-t-elle pas fait, du reste, de formelles réserves ? L'Angleterre elle-même ne s'y trouve-t-elle pas, moins directement, peut-être, mais politiquement intéressée ? Est-ce que l'Angleterre et la France ne se disputent pas, comme un instrument pour leurs desseins futurs, ce royaume d'Italie qui se constitue si douloureusement ?

Et au profit de qui se constitue-t-il ? Qui oserait le dire ? C'est le secret de l'avenir.

Messieurs, l'ajournement que je demande était, d'après moi, dicté par la raison et par la raison d'Etat qui, cette fois, est d'accord avec la raison, ce qui n'arrive pas toujours.

Je dis que la raison nous conseillait ce rôle si simple.

En effet, cette Italie que vous avez reconnue, je ne sais si je me trompe, elle n'est pas constituée ; ce n'est qu'une ébauche ; elle n'a ni ses limites ni sa capitale. Elle n'est pas telle qu'elle doit être définitivement constituée un jour ; elle n'existe pas sur ses bases historiques.

L'Italie actuelle est-elle cette Italie qu'entrevoyaient dans leurs aspirations tant d'illustres enfants de cette Italie si chère à tous les cœurs : les Balbo, les Silvio Pellico et autres ?

Est-ce là l'Italie que voulaient ses hommes politiques, tels que les Rossi, les Gioberti ?

Et Manin, le président de la république de Venise, cet homme que l'on a toujours représenté comme la figure la plus noble de l'émigration italienne, Manin, dans son testament, n'a-t-il pas protesté d'avance contre ce qui se fait aujourd'hui ? N'a-t-il pas dit qu'il a contribué à diriger le mouvement italien vers ce double but : l'expulsion de l'étranger du sol de l'Italie, la réunion dans un seul faisceau des intérêts généraux de la péninsule, mais en respectant l'autonomie et l'indépendance de toutes les nationalités qui la composent ? N'a-t-il pas dit qu'aller au-delà et constituer une unité factice, c'est se jeter tête baissée dans la guerre civile ?

Un des hommes qui ont le plus aidé au mouvement italien, M. d'Azeglio, n'a-t-il pas exprimé, dans une lettre récente, des regrets sur la marche imprimée à l'œuvre de la régénération de sa patrie et des doutes sur les résultats définitifs de cette œuvre ?

Et le gouvernement français lui-même, tout en reconnaissant en fait le royaume d'Italie, n'a-t-il pas hautement proclamé que cette Italie n'est pas celle qu'il a entendu contribuer à fonder, et n'a-t-il pas fait ses réserves en faveur de l'Italie telle qu'elle était constituée par le traité de Villafranca ?

Ainsi donc, cette Italie que vous avez reconnue, elle est méconnaissable pour tous ceux qui ont rêvé son affranchissement et qui se sont dévoués à sa régénération.

Qui est-ce donc, messieurs, qui a voulu l'Italie telle qu'on l'a faite aujourd'hui ?

Un seul homme. C'est Mazzini !

C'est à la lettre, moins la forme républicaine, le programme de Mazzini qui s'exécute.

Pour reconnaître l'Italie, la raison dit encore que ce royaume doit réunir de convenables conditions de viabilité. L'Italie actuelle est-elle viable ? C'est là une question très délicate que je ne me chargerai pas de résoudre. Je le déclare sincèrement : je n'ai, à cet égard, aucun parti pris.

L'avenir seul peut la résoudre. En attendant, le doute au moins était un motif légitime d'abstention.

Si la volonté nationale a voulu réellement ce qu'elle est censée vouloir à l'heure qu'il est, si ce qui existe maintenant en Italie repose sur un ensemble de besoins réels et d'intérêts permanents, le temps respectera cette œuvre.

C'est donc une question de temps, comme toutes les questions de légitimité ; car au fond, il est impossible de dire, d'une manière positive, de quel côté se trouve le droit absolu dans des conflits de cette nature. Il n'y a pas de publiciste, pas d'homme d'Etat qui osât poser des principes absolus en cette matière. C'est le temps seul, qu'on a appelé le premier ministre de Dieu au département de ce monde, qui peut résoudre ces questions, parce que, en définitive, la légitimité c'est la durée.

Nous devions donc attendre. Nous pouvions parfaitement faire valoir des motifs tirés de notre position particulière et de la réserve commandée par notre neutralité ; nous pouvions nous retrancher derrière l'exemple des puissances qui ont contribué à constituer la Belgique.

Nous pouvions, sans aucun inconvénient sérieux, retarder de quelques mois, fût-ce même de quelques années, la reconnaissance de l'Italie.

Je demande, en tout cas, pourquoi se montrer si pressé ? Je ne sais pas pourquoi nous étions tenus à plus de gracieuseté envers le Piémont, qu'il n'en a montré envers nous.

Le Piémont a attendu plusieurs années avant de nous reconnaître. Je sais qu'à cette époque il y avait une autre forme de gouvernement dans le Piémont ; mais nous étions admis à tirer un argument de l'exemple donné par lui-même et dont nous avions eu à subir l'humiliation.

J'ai dit, messieurs, que, dans l'occurrence, la raison d'Etat était d'accord avec la raison pour nous commander l'ajournement. En effet, comme je le disais en commençant, l'acte posé par le gouvernement belge constitue un précédent solennel. Or, un précédent de cette importance suppose un système d'appréciation des faits qu'il s'agit de reconnaître.

(page 36) Je demande au gouvernement quel est son système en cette matière ?

Prendra-t-il pour point de départ la théorie de l'unité ou bien prendra-t-il pour point de départ le respect des nationalités ?

Vous comprendrez dans quel dédale de difficultés nous jette la solution des questions que je soulève, mais qu'il est impossible d'approfondir ici.

Je ne veux pas m'arrêter à des applications possibles du précédent posé à d'autres pays. L'honorable M. Orts en a dit un mot ; la matière est fort délicate. Toujours est-il que le gouvernement doit avoir un système, sous peine d'avoir posé un acte antigouvernemental, en ce sens qu'il ne pourrait être imité par les gouvernements qui le suivraient ; car le gouvernement doit vivre de traditions ; il doit, dans l'intérêt de sa dignité et de son impartialité, mettre au moins quelque esprit de suite dans la solution des plus hautes questions internationales. Il ne faut pas qu'à chaque changement de ministère, le nouveau titulaire répudie les principes posés par ses prédécesseurs et fasse table rase de tous les précédents. Le gouvernement belge doit avoir un système, des traditions, un esprit de suite : en un mot, il doit avoir le caractère d'un gouvernement sérieux.

Messieurs, il y avait donc des motifs de tout genre, suivant moi, de retarder la reconnaissance du royaume d'Italie. Or, c'est un simple ajournement, ajournement rationnel et prudent que je demande. Je ne suis pas injuste ; je sais tenir compte des nécessités des gouvernements ; je reconnais que si, plus tard, l'état actuel des choses se consolide en Italie, si le temps vient imprimer son sceau à cette œuvre accomplie en Italie, il y aura lieu d'agir comme les autres gouvernements l'auront fait. (Interruption.)

Un dernier mot encore.

Messieurs, j'espère vous avoir prouvé que, dans cette question de la reconnaissance immédiate de l'Italie, sont engagés les intérêts les plus sérieux du pays.

Faut-il résumer ces preuves en quelques mots ?

Nous sommes fiers de notre émancipation de 1830 ; et vous contribuez aujourd'hui à imposer à d'autres peuples amis cette situation que nous avons violemment rompue et changée en 1830 !

Nous sommes une petite nation ; et vous vous associez à la destruction violente et déloyale des petites nationalités !

Nous avons tout à perdre par l'application de la théorie perfide de l'unité ; et vous reconnaissez une unité qui se fonde au mépris des droits que nous serons, un jour peut-être, obligés d'invoquer pour notre défense !

Nous sommes exposés à de séculaires convoitises, nous ne le savons que trop bien ; et aujourd'hui, en glorifiant le triomphe d'une avide ambition, vous donnez une prime d'encouragement à toutes les témérités !

Nous n'existons que par le droit ; et vous tuez le droit, en vous déclarant solidaires de ceux qui se sont fait un jeu de la violation de tous les droits !

Notre garantie dernière est dans le respect des traités ; et vous donnez les mains à ceux qui foulent aux pieds les traités les plus solennels !

Tous les grands intérêts du pays sont donc indirectement sacrifiés par l'acte posé par le ministère. Nous y sacrifions aussi ce que nous avons de meilleur dans notre caractère, dans nos traditions.

La Belgique est un pays à la fois attaché à sa religion et à sa liberté ; et vous ratifiez une politique qui a blessé et profondément révolté la conscience des catholiques, une politique qui porte atteinte à toutes les prérogatives les plus sacrées de la véritable liberté !

La Belgique est un pays d'ordre et de bon sens ; et vous la forcez de sanctionner un état de choses qui paraît à tout esprit droit un indicible mélange d'anarchie et d'utopie !

La Belgique est un pays honnête ; et vous lui faites accorder un brevet d'impunité à l'emploi des moyens les plus odieux mis au service de l'audace et de la trahison !

Voilà le triste rôle que vous nous faites jouer à la face de l'Europe !

M. le ministre des affaires étrangères nous donnait hier comme un des motifs pour hâter la reconnaissance de l'Italie, qu'il était à craindre que l'on pût croire que la Belgique désavoue tous les faits qui se sont passés au-delà des Alpes.

Messieurs, l'honorable ministre des affaires étrangère» n'avait pas à protester contre une pareille interprétation des sentiments de la Belgique. Il est évident pour moi que l'ensemble du pays, au point de vue surtout des dangers que cette question recèle dans son sein pour notre nationalité et des froissements qu'elle a fait subir à la conscience publique, il est évident, dis-je, que la Belgique entière eût préféré que le gouvernement belge se fût abstenu de ratifier d'une manière aussi prématurée des événements dont les résultats définitifs sont si douteux pour tous. (Interruption.)

Cela est si vrai, que j'ai la conviction que le gouvernement lui-même le sentait ainsi ; et que, en agissant comme il l'a fait, il n'a voulu que donner satisfaction à l'esprit de parti. Il n'a voulu que cela et c'est le seul moyen, d'après moi, d'expliquer la conduite d'hommes que j'ai toujours considérés comme de bons patriotes.

Eh bien, messieurs, permettez-moi de le dire, cela est triste à penser.

Il y a bien longtemps que je me suis élevé, dans cette enceinte, contre les funestes entraînements de l'esprit de partit contre les sacrifices faits à l'esprit de parti. Je ne supposais pas, et vous-même, j'ai besoin de le croire, vous ne prévoyiez pas que cet esprit de parti nous eût conduits si tôt où nous sommes !

Vous disiez que le fatal antagonisme entre les deux fractions du pays ne se ferait jamais jour que dans les questions de ménage intérieur sur lesquelles le désaccord n'est point dangereux ; mais que, chaque fois qu'il s'agirait des grands intérêts du pays, toutes ces divisions de partis s'effaceraient, et que nous serions toujours unanimes à défendre en commun les principes sur lesquels repose l'édifice de notre nationalité. Où en sommes-nous aujourd'hui ?

Vous vous obstiniez dans une autre illusion dont je m'efforçais, à chaque occasion, de vous montrer le danger : vous prétendiez que, dans un moment de périls suprêmes pour notre nationalité, on verrait cesser, comme par enchantement, toutes nos divisions d'opinions. Et cependant, vous qui avez la prétention de discipliner votre parti, vous nous prouvez aujourd'hui combien vous aviez tort de compter sur le rétablissement de l'union au moment du danger. (Interruption.)

Car ce danger existe plus imminent que jamais ; votre conduite le prouve, à moins que vos actes ne soient qu'une comédie. (Nouvelle interruption.)

Eh bien, que sont devenues vos illusions ? Jamais la division des partis ne fut aussi profonde ; jamais, j'ai regret de le dire, le gouvernement lui-même ne fut aussi provocateur ! (Interruption.)

Ah ! messieurs, c'est trop de fautes à la fois !

Au même moment où, par la reconnaissance du royaume d'Italie, le ministère enlève à notre nationalité son appui extérieur résultant du droit et des traités, il compromet cette même nationalité, à l'intérieur, en poursuivant, avec plus de passion que jamais, sa politique de parti, si fatalement destinée à semer le découragement et la désaffection dans cette fraction du peuple belge, qui n'a cessé de donner, à toutes les époques de notre histoire, des prouves éclatantes du plus pur patriotisme !

(page 27) MaeRµ. - Messieurs, le discours de l'honorable préopinant ne m'a pas surpris. Je m'attendais à voir l’honorable M. de Decker attaquer la politique du gouvernement en ce qui concerne la reconnaissance de l'Italie.

L'acte que nous avons posé est contraire à notre nationalité ; il consacre la spoliation, il pose des antécédents qui peuvent avoir pour la nationalité de la Belgique les conséquences les plus graves.

C'est en quelque sorte, de la part du gouvernement, l'abdication de tous les principes sur lesquels repose la nationalité de la Belgique.

Eu admettant tous les vices, tous les dangers qui seraient renfermés dans l'acte que vient de poser le gouvernement, voici ce que je demanderai à l'honorable membre.

Il a été ministre ; s'il fût resté ministre et qu'il se fût trouvé dans les mêmes circonstances que celles où nous sommes, aurait-il posé l'acte de la reconnaissance de l'Italie, oui ou non ?

M. de Decker. - Dans ce moment actuel, certes, non !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Dans trois mois.

M. de Decker. - Je serais resté juge de la question d'opportunité.

MaeRµ. - Permettez ; toute la question est là et tous les beaux éclats de votre éloquence viendront tomber et se refroidir devant un seul mot. Vous n'auriez pas reconnu le royaume d'Italie en ce moment, dites-vous ; quand donc l'auriez-vous reconnu ?

M. de Decker. - Je me serais réservé d'examiner les faits. Vous aviez tout le temps. (Interruption.)

MaeRµ. - Messieurs, suivons ici les conseils du bon sens et soyons pratiques.

Vous avez commencé par dire : Dans trois mois. Eh bien, en présence de ces maux, de ces dangers imaginaires que doit faire naître la reconnaissance du royaume d'Italie et dont vous avez essayé d'effrayer le pays, je ne comprends pas comment vous auriez pu vous associer à un pareil acte plutôt dans trois mois qu'à présent. (Interruption.)

Vous vous êtes repris pour dire : Dans quelques années.

M. de Decker. - Après les grandes puissances ; je n'en excepte qu'une, directement intéressée.

MaeRµ. - Soit !

On a fait des appels au droit des gens, au droit public, au sentiment conservateur, au sentiment religieux ; si tout ce qu'on a dit est vrai aujourd'hui, cela sera vrai dans trois mois, dans trois années ; cela ne cessera pas d'être vrai quand les grandes puissances que l'on invoque auront reconnu l'Italie. Ou la thèse que soutient M. de Decker n'est qu'une pure déclamation, comme il disait tout à l'heure, ou elle doit aboutir à ceci qu'à aucune époque il ne serait permis au gouvernement belge de reconnaître le royaume d'Italie.

Maintenant, messieurs, est-il vrai que nous ayons mis ce grand empressement, ce zèle extrême à poser l'acte que l'on nous reproche avec tant de violence ?

La France, l'Angleterre, les deux premières puissances qui ont garanti l'indépendance de la Belgique, qui l'ont défendue par les armes, ne l'oublions pas, ont reconnu le royaume d'Italie avant nous. L'Angleterre et la France, a-t-on dit, l'ont reconnu, mais les puissances de second ordre ne l'ont pas reconnue. Pour quoi compte-t-on les Pays-Bas, le Portugal, le Danemark, la Suède et la Suisse ?

Est-ce que la Suisse n'est pas un pays neutre ? Est-ce que le Portugal n'est pas un pays essentiellement catholique : ne les avons-nous pas vu se hâter de reconnaître l'Italie ? Le Portugal a envoyé un ministre plénipotentiaire extraordinaire ; n'avons-nous pas vu tous les corps de l'Etat assister au service funèbre, célébré à Lisbonne, en mémoire du grand citoyen auquel l'Italie doit son unité et son émancipation ?

Est-ce que chez tous ces peuples le sens moral est oblitéré ? Ces gouvernements n'ont-ils pas les notions du droit public ? Est-ce que ces reproches qu'on nous fait ne vont pas droit à l'adresse de ces pays, de ces gouvernements ?

Parce que nous reconnaissons un état de fait, un état de possession en Italie, parce que nous le reconnaissons à la suite d'un grand nombre d'autres puissances, est-ce que nous nous portons juges ou solidaires de tous les actes qui ont été posés et de tous ceux qui seront posés dans l'avenir ?

Où allons-nous, avec une pareille doctrine ?

On parle beaucoup du droit des gens, du droit public. Nous avons vu successivement, sans remonter beaucoup dans l'histoire, un très grand nombre de changements dans les gouvernements ; nous en avons vu des plus radicaux. Nous avons vu surgir la république française, la Belgique l'a reconnue ; est-ce à dire qu'elle s'est déclarée républicaine ? qu'elle s'est associée à la constitution républicaine, qu'elle a appelé sur la Belgique le règne de la république ?

Messieurs, le droit des gens que l'on invoque qu'enseigne-t-il ? Je n'ai pas l'honneur d'avoir été ministre de la justice comme l'honorable M. Nothomb ; mais j'ai fait aussi quelques études de droit comme tout le monde, je suis docteur en droit comme tout le monde, je veux dire que je suis un médiocre docteur en droit ; mais le droit des gens que j'ai consulté dans ces derniers temps, que nous enseigne-t-il dans les matières de l'espèce ?

Que quand un changement d'Etat se présente dans un pays, qu'un gouvernement y règne de fait, qu'il se trouve obéi, alors même que des résistances s'y manifestent de la part d'un certain nombre de mécontents, les puissances étrangères doivent reconnaître cet état de choses sans approuver ni blâmer les procédés employés pour substituer le régime nouveau au régime ancien.

(page 28) Voilà ce qu’enseigne le droit des gens, du moins le droit des gens que j'ai consulté récemment. C'est ce droit des gens que nous avons suivi, que nous avons invoqué dans la lettre adressée au ministre de Belgique à Rome et dans lequel se renferme toute notre doctrine à cet égard.

Nous prêtons, dit-on, la main à la violation des traités, mais combien de traités subsistent encore quant au fond dans les termes, où ils ont été conclus ? N'allons pas plus loin que le traité de Vienne. Les principales puissances de l'Europe y ont concouru, croyant établir l'Europe sur des bases bien solides et bien définitives. C'était, après de longues guerres, le retour de la paix, du repos et de l'ordre.

A peine le traité de Vienne est-il promulgué, qu'il s'élève une protestation des plus énergiques contre ce traité ; et de qui vient cette protestation ? Du Saint-Siège, de la papauté qui proteste contre la décision des puissances européennes, en ce qu'elle portait atteinte aux droits et possessions de l'Eglise, notamment dans toute l'Allemagne. Revoyez l'histoire des traités devienne, et vous y trouverez une longue et vive protestation du cardinal Gonsalvi contre l'acte du traité de Vienne.

Ainsi à peine à sa naissance, déjà le droit public, tel qu'il résultait du traité de Vienne, était contesté, était attaqué, et par qui ? Par la puissance qui passe pour la plus conservatrice de l'Europe.

Venaient après cela des protestations des princes allemands médiatisés qui trouvaient fort mal que leurs possessions eussent été attribuées à d'autres.

Voilà pour le commencement.

Mais, messieurs, le traité de Vienne, qui y a porté en fait la première atteinte grave et profonde ? Nous voudrions en vain le dissimuler, c'est la Belgique.

Le royaume des Pays-Bas était, ainsi qu'on l'a dit, une des combinaisons peut-être les plus belles au point de vue théorique, une des plus grandes combinaisons sorties du traité de Vienne.

Qu'avons-nous fait en 1830 ?

Nous avons renversé cette partie importante du traité de Vienne.

M. Henri Dumortierµ. - Sans Garibaldi.

MaeRµ. - Messieurs, ne remuons pas trop ces commencements de notre histoire dans ce débat ; nous ne voulons pas nous livrer à un travail de rapprochement : pour nous, nous pourrions rencontrer de nombreuses et fortes analogies entre les situations.

M. B. Dumortier. - Pour faire la révolution, nous n'avons pas eu recours à l'étranger.

MaeRµ. - Ne dites pas cela, M. Dumortier. Vous savez que malheureusement pour nous, la révolution belge peut-être aurait succombé, si elle n'avait pas été secourue par l'étranger.

M. de Naeyer - Cela n'est pas. On nous a imposé un armistice ; on ne nous a pas laissé faire.

MaeRµ. - Il faut ne pas être ingrat. Et puisqu'on vient de faire intervenir un nom célèbre, je répondrai que s'il n'y a pas eu en 1830 de Garibaldi pour renverser le royaume des Pays-Bas, en 1848, il s'est présenté à notre frontière un bataillon de Garibaldiens. Je demande pardon de me servir de cette expression ; je n'entends pas porter la moindre atteinte à cette grande figure italienne, à ce grand patriote italien. (Interruption.)

Et, puisque mes paroles excitent certains murmures, je. relèverait en passant celles que je n'avais pas entendues hier, auxquelles même je ne pouvais croire et que le Moniteur seul est venu me confirmer. L'honorable M. B. Dumortier s'est expliqué, à l'égard d'un prince allié, reconnu par le gouvernement belge, de la manière la plus outrageante.

M. B. Dumortier. - De qui s'agit-il, s'il vous plaît ?

- Un membre. - Du roi de Piémont.

M. B. Dumortier. - Ah ! bien ! nous parlerons encore de lui.

MaeRµ. - Eh bien ! j'espère que si vous en parlez dans les mêmes termes, M. le président vous rappellera à l'ordre. J'espère que vous ne donnerez pas, au sein des Chambres belges, pénétrées comme elles le sont du sentiment des convenances internationales, ce spectacle qui peut avoir plus d'inconvénients que vous ne pensez.

M. B. Dumortier. - Je dirai ce que je croirai utile et je ne reconnais pas aux ministres le droit de rappeler les députés à l'ordre.

MaeRµ. - Je ne vous rappelle pas à l'ordre, mais je proteste comme ministre contre les qualifications outrageantes dont s'est servi l'honorable M. Dumortier.

M. B. Dumortier. - Le ministère n'a pas le droit de faire la police de l'assemblée,

MpVµ. - Le ministre ne fait pas la police de l'assemblée, il émet une opinion sur des paroles que vous avez prononcées.

MaeRµ. - Je proteste contre les qualifications outrageantes dont s'est servi l'honorable M. Dumortier vis-à-vis d'un roi ami et allié du gouvernement belge, et je dis que si pareils écarts ne sont pas réprimés, voici ce qui va arriver inévitablement.

M. B. Dumortier. - Je vous prie de répéter mes paroles. Je demande la parole pour un rappel au règlement.

- Plusieurs membres. - A l'ordre ! à l'ordre !

M. B. Dumortier. - Je demande la parole pour un rappel au règlement, et pour un rappel au règlement, M. le président, vous ne pouvez me la refuser.

Il y a dans le règlement un article qui porte que l'orateur doit s'adresser à la Chambre ou au président. L'honorable M. Rogier n'a pas le droit de s'adresser à moi personnellement.

MpVµ. - M. le ministre rappelle les paroles qu'il a lues aux Annales parlementaires, il en fait l'appréciation, et comme ces paroles vous sont attribuées, il est naturel que votre nom soit prononcé.

M. B. Dumortier. - L'honorable M. Rogier n'a pas rappelé les paroles que j'ai dites. Je ne sais pas seulement de quoi il veut parler. (Interruption.)

MiVµ. - Lisez ce que vous avez dit.

M. B. Dumortier. - Vous avez peur qu'on ne dise la vérité.

MpVµ. - A qui vous adressez-vous ?

M. B. Dumortier. - Au ministre qui m'a interpellé et m'a rappelé à l'ordre.

MpVµ. - On ne vous a pas rappelé à l'ordre ; vous avez multiplié les interruptions contrairement au règlement. La parole de M. de Decker a été écoutée dans le plus grand silence. Vous devez écouter le ministre avec le même respect et dans la même attitude. Je vous invite donc à ne plus interrompre ; sinon, j'appliquerai sévèrement le règlement. C'est troubler l'ordre que d'interrompre les orateurs.

La parole est continué à M. le ministre des affaires étrangères.

MaeRµ. - Je disais donc que si l'on se permettait dans cette enceinte de qualifier d'une manière outrageante les chefs d'Etat, amis et alliés de la Belgique, l'on s'exposait à de graves inconvénients au sein du parlement.

Les adversaires de l'honorable auteur de pareilles attaques pourraient à leur tour récriminer, passer en revue les actes de tel ou tel autre monarque qui n'aurait pas leurs sympathies, le qualifier à leur tour très durement et d'une manière outrageante.

Je voudrais que l'on fît en sorte d'éviter de pareilles représailles, qui me semblent inévitables si l'on continue à se livrer à des attaques comme celles d'hier.

Quant à moi je me suis toujours attaché à parler en termes aussi convenables que je l'ai pu des hommes de tous les partis qui ont joué un rôle dans les événements de l'Italie. Je crois pouvoir invoquer à cet égard mes antécédents, et dans toute cette longue et difficile discussion je ferai en sorte de ne prononcer aucune parole qui puisse blesser qui que ce soit.

J'éviterai surtout que mes paroles ne viennent tomber sur des chefs d'Etat qui ont montré à la fin de leur carrière un courage digne d'un meilleur sort. Mais si vous voulez que de pareilles positions soient respectées et soient, dans certaines limites, honorées, respectez aussi les positions contraires.

J'en reviens, messieurs, à ce qu'on a appelé l'ouvrage des volontaires. Qu'avons-nous vu en Italie ? Une poignée d'hommes audacieux déclarent un jour que dans quelques semaines ils se seront rendus maîtres d'une partie de l'Italie ; et ce qu'ils disent, ils le font. Et nulle part ils ne rencontrent de résistance sérieuse ; les murailles tombent, les villes s'ouvrent, les trônes s'écroulent devant eux.

Que voyons-nous au contraire en Belgique ? En 1848 un corps de républicains se présente à la frontière avec la prétention de républicaniser la Belgique, mais à la différence de ces Etats qui excitent de si hautes sympathies chez l'honorable M. de Decker, en Belgique, pas un village, pas un homme ne cède, et la Belgique dans sa puissante nationalité, dans son grand amour de ses libertés, dans son attachement à son gouvernement libéral, arrête à la frontière ces aventuriers et conserve intact le sol belge.

Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que les Belges étaient libres, heureux, satisfaits de leur gouvernement, qu'il ne régnait pas dans le pays de ces abus qui finissent par pousser à bout la patience d'une nation et la provoquer à la révolte.

(page 29) Voilà, messieurs, la différence entre les situations et sous ce rapport si à l'origine il y a entre l'Italie d'aujourd'hui et la Belgique de 1830 beaucoup d'analogie, dix-huit ans après il y a d'énormes différences.

Voilà un fait que nous constatons ; déclarons-nous par-là que tout cela est très bien fait, que les Napolitains ont eu raison d'abandonner leur monarque, et de se rallier à cette poignée d'Italiens ?

Donnons-nous raison à la Toscane, à Modène, à Parme, à une partie des Etats de l'Eglise, qui se sont ralliés au gouvernement italien ? Nous ne jugeons pas ces actes : on veut nous forcer à porter un jugement. Eh bien, le gouvernement belge n'est pas appelé à porter un jugement sur ces actes.

On veut aller plus loin, on veut, sondant nos sentiments intimes (et c'est à l'honorable M. Nothomb que je réponds), on veut que moi, ministre des affaires étrangères, je dise à la Chambre ce que, personnellement, je pense des affaires d'Italie.

Eh bien, il doit le savoir et je ne le lui dirai pas. Mais quels que puissent être mes sentiments intimes sur ce qui se passe au-delà des Alpes, je prie la Chambre d'être bien convaincue que, comme ministre, je ne poserai jamais aucun acte qui puisse, en quelque manière que ce soit, compromettre la situation du pays.

C'est, messieurs, susciter de vaines frayeurs, de fausses alarmes que de supposer que le fait de la reconnaissance posé par la Belgique puisse avoir pour elle ces conséquences dont on la menace. Je parle à des hommes sérieux ; je demande en quoi le salut de la Belgique sera mieux assuré, en quoi la nationalité belge sera mieux garantie, si, au lieu de poser l'acte de la reconnaissance au mois de novembre 1861, nous nous étions réservé de le poser en 1862 ou en 1863.

Voudriez-vous attendre pour poser un pareil acte que les événements aient pris une extension plus grande encore, un caractère plus décisif, que ce qui est aujourd'hui une simple aspiration de la part de l'Italie, ait passé dans le domaine des faits. Si tel ou tel souverain qui vous touche particulièrement venait à faillir à son tour, et à abandonner ce qui reste de ses Etats, trouvez-vous que les circonstances seraient plus favorables pour la Belgique, que le moment serait venu pour elle de reconnaître une Italie agrandie de ce domaine ?

Eh non sans doute, c'est alors que les protestations s'élèveraient, c'est alors qu'on adresserait à l'acte posé en de telles circonstances les reproches que l'on vient si injustement infliger à l'acte si raisonnable, si pratique qui a été posé aujourd'hui.

Messieurs, lorsqu'on ramène la reconnaissance à une simple question de date, je suis autorisé à dire et à croire que si l'honorable M. de Decker avait été ministre dans les circonstances où nous nous trouvons, il eût peut-être moins différé que nous de prendre le même parti.

Vous dites que nous obéissons à un esprit de parti, et vous ajoutez que le pays entier nous blâme.

Or, ce parti que nous suivons représente, je le présume, quelque chose dans le pays. (Interruption.)

Vous lui ferez l'honneur de croire qu'il représente la Belgique plus que vous, attendu qu'il se trouve dans le corps représentatif en plus grand nombre que le vôtre.

Vous avez cherché des libéraux en France ; en trouvez-en en Belgique ?...

M. de Decker. - L'honorable M. de Vrière.

MaeRµ. - L'honorable M. de Vrière ne blâme pas l'acte que nous avons posé ; j'ai dit comment l'honorable membre est sorti du ministère.

Je le répète, où sont les libéraux en Belgique qui s'associent au blâme que, suivant vous, le pays entier jette sur le fait de la reconnaissance de l'Italie ? Eh bien, je vous l'affirme, le parti auquel vous prétendez que nous cédons, ce parti aurait tellement pesé sur vous et les vôtres, que vous n'auriez pas pu résister trois mois à une pareille pression ; vous auriez été entraînés, malgré vos répugnances, à reconnaître l'Italie plus tôt que nous. Voilà ce que je vous déclare.

Messieurs, l'on nous dit que la Belgique sort du rôle de neutralité qui lui est imposé comme condition d'existence, que nous portons aide et assistance aux provinces insurgées, aux belligérants.

Je demande quelle sorte d'aide et d'assistance nous portons aux belligérants ; je demande où sont les belligérants en Italie ; s'il y a deux gouvernements en guerre l'un contre l'autre.

Messieurs, il y a, comme dans tous les régimes nouveaux qui surgissent, un parti de mécontents ; il y a, si vous le voulez, une espèce de guerre civile sur quelques points du territoire. Mais nulle part, en aucune circonstance, les luttes intérieures n'ont empêché les gouvernements étrangers de reconnaître les Etats où de pareils faits se passaient.

Ainsi, en Espagne, nous avons vu aussi des bouleversements dynastiques, des protestations de souverains détrônés par d'autres souverains ; nous y avons vu aussi des guerres civiles ; cela a-t-il empêché la Belgique de reconnaître le gouvernement de Madrid ? La Belgique n'a-t-elle pas été une des premières à reconnaître le gouvernement de Dona Isabelle, alors que l'exemple ne lui en avait pas été donné par d'autres puissances qui aujourd'hui sont en retard de reconnaître le royaume d'Italie ?

Est-ce à dire que par là nous nous soyons prononcés pour ou contre les partis qui luttaient en Espagne ? Pas plus que nous ne nous sommes prononcés entre les partis qui étaient en lutte en Portugal, lorsque nous avons reconnu la reine Dona Maria. La Belgique a successivement reconnu un état de possession en Espagne et en Portugal, comme elle vient de le faire en Italie, sans se prononcer en principe, pour l'une ou l'autre légitimité.

Ce qui serait manquer aux devoirs de la neutralité, ce serait de suivre les conseils qui nous sont donnés. On admettra sans doute que la Belgique doit avoir auprès du roi d'Italie, ancien roi du Piémont, un représentant. Elle en avait un : ce représentant est venu à mourir. Fallait-il laisser le poste vacant ? Mais si nous laissions le poste vacant pendant quelques mois, pendant quelques années, n'était-il pas à prévoir que M. le ministre de Sardaigne à Bruxelles quitterait également son poste ?

Le gouvernement italien n'aurait-il pas été en droit de dire à la Belgique : « Vous abandonnez votre rôle de pays neutre ; vous prenez, à mon égard, une attitude de défiance et d'hostilité ; vous ne m'envoyez pas de représentant ; je rappelle le mien. » Le gouvernement italien eût été dans son droit, en tenant un pareil langage.

Eh bien, je demande à l'honorable M. de Decker, au nom de l'intérêt du pays, si, étant au pouvoir, il aurait vu sans émotion le rappel du représentant du roi Victor-Emmanuel à Bruxelles.

Alors on aurait pu, avec raison, reprocher à la Belgique de méconnaître son rôle, de ne pas accomplir ses devoirs de pays neutre, de céder aux entraînements de l'esprit de parti, de faire fléchir, devant les exigences de cet esprit de parti, les intérêts généraux du pays.

Franchement, ôtez de la question d'Italie la question de Rome, et je pense que l'honorable M. de Decker, comme l'honorable M. Dumortier, figureraient au premier rang des défenseurs de la nationalité italienne.

M. B. Dumortier. - Certainement non ! je défends avant tout les petites nationalités.

MaeRµ. - Je crois donc, messieurs, que le gouvernement n'a fait que strictement son devoir lorsqu'il a posé l'acte de la reconnaissance ; je crois qu'il ne l'a pas fait trop tôt ; s'il est un reproche à nous adresser, ce serait peut-être de l'avoir fait trop tard. La Belgique, à notre sens, ne devait pas être la première ni la dernière à reconnaître le royaume d'Italie ; elle a pris une position intermédiaire, comme le lui commandaient la prudence et les devoirs de la neutralité.

Messieurs, on a invoqué aussi les intérêts du pays ; je ne comprends pas une divergence de vues sur la question des intérêts du pays. N'est-il pas manifeste que, dans la situation où se trouve la Belgique à l'égard de l'Italie, ses intérêts commerciaux, industriels, ses intérêts matériels, puisqu'il faut les appeler par leur nom, jouent un très grand rôle ? Pouvions-nous, et c'est une considération à laquelle vous-mêmes vous auriez dû céder ; pouvions-nous laisser subsister un état de choses plein d'incertitude, plein de défiance pour le commerce et l'industrie du pays ?

Beaucoup de Belges, messieurs, ont été en Italie. Ils en ont rapporté les impressions les plus pénibles.

Nous y étions, en beaucoup d'endroits, méconnus. Nous y étions attaqués, on se plaignait de la froideur, de l'hostilité qui semblait régner en Belgique à l'égard du nouveau royaume d'Italie.

Or cette froideur, cette hostilité n'existaient pas et il fallait mettre un terme à de pareils soupçons.

Un tel état de choses se prolongeant de plus en plus se serait nécessairement aggravé encore, et nul doute que la Belgique n'eût fini par en ressentir l'influence fâcheuse dans les relations que nous avons un si grand intérêt à entretenir avec ce grand pays.

Du reste, je ne fais intervenir ici ces intérêts qu'en seconde ligne. Je reconnais que des questions d'un ordre plus élevés encore dominent ce débat et sur ce terrain aussi je continuerai de défendre la mesure comme ayant été commandée par les premiers devoirs du gouvernement devant l'étranger, devant le pays et devant lui-même.

- La séance est levée à 4 1/2 heures.