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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 22 novembre 1861

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1861-1862)

(page 37) (Présidence de M. Vervoort.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Thienpont, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart et donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moor, secrétaire, présente l'analyse des pétitions suivantes.

« Des facteurs des postes, à Soignies, prient la Chambre de leur accorder une augmentation de traitement, ou du moins une gratification. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le budget des travaux publics.


« Des facteurs des postes du canton d'Eghezée demandent une augmentation de traitement.

« Même demande du sieur Verlinde, facteur rural à Malines. »

- Même renvoi.


« Des facteurs des postes, à Braine-l'Alleud, demandent une augmentation de traitement et que certains jours de repos leur soient accordés pendant l'année. »

- Même renvoi.


« Des habitants de Veerle prient la Chambre de porter à 20 centimes par jour la solde du soldat et d'augmenter de 10 p. c. le traitement des sous-officiers et des lieutenants. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le budget de la guerre.


« Les commis greffiers du tribunal de première instance, à Charleroi, demandent une augmentation de traitement. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le conseil communal de Leupeghem demande une loi qui fixe les traitements des secrétaires communaux. »

- Même renvoi.


« La dame Dégrevé, veuve du sieur Rousseau, secrétaire communal, demande un secours. »

- Même renvoi.

M. Ansiau. - Je demande que la Chambre veuille bien ordonner le renvoi de cette pétition à la commission des pétitions, avec prière d'en faire un prompt rapport.

Cette requête, messieurs, émane de magistrats instruits, et pénétrés de la haute mission sociale dont ils sont revêtus ; je ne doute pas que les considérations qu'elle contient ne soient de nature à éclairer utilement la section centrale qui sera chargée d'examiner le projet de loi relatif à l'organisation judiciaire qui nous est promis très prochainement par le discours du Trône.

MpVµ. - Ne serait-il point préférable de renvoyer cette pétition à la section centrale chargée d'examiner le budget de la justice.

M. Moreau. - Cette section a terminé son travail.

- La proposition de M. Ansiau est adoptée.


M. de Bronckart prête le serment prescrit par la Constitution.

- Il lui est donné acte de cette prestation de serment.

Projet d’adresse

Discussion générale

M. Vilain XIIII. - Mon honorable ami et ancien collègue, M. de Decker, a bien voulu me faire le cadeau des deux questions que M. le ministre des affaires étrangères lui a posées à la fin de la séance d'hier.

Je demande à M. le ministre des affaires étrangères la permission de répondre à ces deux questions.

M. le ministre des affaires étrangères nous a demandé d'abord : Si vous aviez été à notre place, auriez-vous reconnu le royaume d'Italie ? Je réponds : Non. Je dirai tout à l'heure pourquoi.

La seconde question est celle-ci : « Auriez-vous donné un remplaçant à M. Lannoy et envoyé un ministre à Turin ? « Je réponds ; Oui ; et voici comment.

La question qui nous occupe a cela de particulier que ce n'est pas un nouveau roi qu'il s'agit de reconnaître. Le roi Victor-Emmanuel est reconnu par toute l'Europe ; ce n'est qu'un nouveau titre à lui donner. Or, il y a bien peu de puissances en Europe qui lui ont reconnu ce nouveau titre qu'il a pris récemment.

Et cependant cette majorité des puissances, en Europe, n'a pas rompu avec lui ses rapports de bienveillance qui existaient auparavant.

Ainsi, ni l'Espagne, ni la Prusse, ni la Russie, ni tous les royaumes de l'Allemagne n'ont reconnu le nouveau roi d'Italie, et cependant ils entretiennent avec la cour de Turin les meilleurs rapports.

Comment cela se fait-il ? J'arrive de mon village, où j'ai passé l'été et je ne suis pas du tout au courant de la politique. Cependant, j'ai ouï dire qu'il y avait eu des conversations, des rapports verbaux, entre la Prusse notamment et la cour de Turin, et qu'il avait été admis que ces rapports de bienveillance continueraient à avoir lieu entre la cour de Turin et les cours qui ne lui reconnaissaient pas le titre de roi d'Italie, en abandonnant de la part de ces cours le titre de roi de Sardaigne que prenait autrefois Victor-Emmanuel et en l'appelant simplement le roi Victor-Emmanuel, sans plus.

Depuis que cet accord a été fait, je n'ai pas oui dire que les voyageurs prussiens et russes aient été inquiétés dans les Etats italiens ; je n'ai pas entendu dire que les intérêts industriels de l'Allemagne eussent soufferts ; les consuls de ces puissances restent en exercice dans les Etats italiens et continuent à donner leurs bons offices à leurs affaires.

Précisons bien, c'est une forme, mais une forme importante dans la question d'aujourd'hui, le corps de la lettre adressée de la part d'un souverain a un autre souverain ne donne pas l'appellation au souverain à qui elle est adressée.

Aussi dans les lettres dont sera porteur M. Solvyns, il ne sera pas question du roi d'Italie, le nom de Victor-Emmanuel ne sera pas prononcé ; il n'y aura d'autre appellation que mon frère et Votre Majesté.

C'est donc sur l'adresse seulement qu'il y aura à Sa Majesté le roi d'Italie.

Eh bien, la cour de Berlin, la cour de Saint-Pétersbourg et toutes les autres sont continuellement en rapport par lettres avec la cour de Turin ; ces lettres ne sont pas des choses aussi importantes que des lettres de créance à remettre ; toutes ces cours annoncent les naissances, les mariages et les décès qui ont lieu dans ces diverses familles.

Ces lettres expédiées par les cours qui n'ont pas reconnu le roi d'Italie, sont reçues à Turin avec l'adresse : A S. M. le roi Victor-Emmanuel. Le fait est positif. Dernièrement quand la cour de Turin a envoyé à Kœnigsberg un ambassadeur extraordinaire pour représenter le roi Victor-Emmanuel, s'est-il présenté comme ambassadeur du roi d'Italie ?

Non certes ; il n'aurait pas été reçu ; il a été reçu comme représentant de Victor-Emmanuel II ; et il a été reçu avec tous les égards qui étaient dus à une tête couronnée.

Je crois que cet argument sur lequel le ministre des affaires étrangères a principalement base sa lettre à M. Carolus pour motiver la reconnaissance du roi d'Italie, n'est pas fondé.

M. Solvyns aurait été aussi bien reçu avec une lettre adressée au roi Victor-Emmanuel II, qu'avec une lettre adressée à S. M. le roi d'Italie.

Voilà la réponse à la question que M. le ministre des affaires étrangères a posée à mon ancien collègue. Il n'était donc pas nécessaire pour les intérêts du pays de reconnaître le titre de roi d'Italie.

J'arrive à la reconnaissance. Je n'aurais pas reconnu le royaume d'Italie, parce que premièrement, à mes yeux, le royaume d'Italie n'est pas fait, qu'il n'y a pas lieu à le reconnaître, non seulement parce qu'il n'est pas fait, mais parce qu'il est en train de se défaire, et j'espère qu'il ne se fera pas.

Hélas ! peut-être ce titre de roi d'Italie sera-t-il une grande charge dans l'avenir pour la maison de Savoie. Peut-être ira-t-il se joindre à d'autres titres qu'elle porte, à celui de roi de Chypre et de Jérusalem, au titre de duc de Savoie qu'elle prend encore.

C'est souvent un grand ennui que ces titres qu'on prend à l'aventure. N'avons-nous pas vu les rois d'Angleterre porter pendant cinq siècles le titre de roi de France, et ce n'est que Georges IV qui enfin s'en est débarrassé en 1815.

En premier lieu donc je n'eusse pas reconnu le roi d'Italie parce que son royaume n'est pas fait.

Et puis j'aurais mis un certain amour-propre, une certaine dignité nationale à vouloir que cette reconnaissance par la Belgique d'un nouveau titre suivît le même cours que la reconnaissance de la Belgique par toutes les puissances secondaires de l'Europe.

La reconnaissance du royaume de Grèce et la reconnaissance du royaume de Belgique ont suivi les formes édictées par le congrès de Vienne.

Ce n'est que deux ans après la révolution, quinze ou dix-huit mois après l'inauguration du Roi Léopold que nous avons été reconnus par toutes les puissances secondaires de l'Europe.

La France et l'Angleterre nous ont reconnus plus tôt, mais ce n'est qu'après l'adoption des 24 articles par la conférence de Londres, quand les (page 38) cinq puissances de l'Europe nous ont reconnus et nous ont adressé des envoyés et ce n'est qu'après que tous ces envoyés eurent présente leurs lettres de créance à Bruxelles que tous les Etats secondaires de l'Europe sont venus l'un après l'autre remettre leurs lettres de créance. Le Piémont notamment ne nous a reconnus qu'au mois de septembre ou d'octobre 1832, quinze mois après l'avènement du Roi.

J'aurais donc voulu que, retranché dans le fort de notre neutralité, nous dissions à Turin : Nous vous reconnaîtrons quand les grandes puissances vous auront reconnus, nous vous reconnaîtrons avec la majorité des puissances de l'Europe, mais pour le moment nous nous abstenons.

Et puis je n'aurais pas reconnu le royaume d'Italie, parce que, dans une circonstance importante et solennelle, le Piémont a été mauvais pour la Belgique ; il a été mauvais, hostile, et perfide.

Il faut avoir de la mémoire en politique. Le ministère des affaires étrangères n'est pas un oratoire où l'on pratique les vertus de la charité évangélique. Il faut avoir la mémoire du cœur ; mais il faut aussi conserver l'autre.

Il faut savoir rendre le bien pour le bien, répondre à des bons procédés par de meilleurs procédés encore s'il est possible ; mais il faut aussi savoir rendre le mal pour le mal et opposer de mauvais procédés à de mauvais procédés.

Vis-à-vis de l'étranger, la politique d'un pays ne meurt pas avec le ministre des affaires étrangères. Quand un ministre des affaires étrangères quitte son portefeuille, c'est l'affaire du pays, ce n'est pas l'affaire de l'étranger.

Il lègue à ses successeurs les devoirs de la reconnaissance envers l'étranger, il leur lègue aussi les soins de venger les intérêts et la dignité des pays outragés.

Or, je suis obligé de rappeler ici une circonstance pénible. Peut-être la Chambre se rappellera-t-elle l'émotion qui saisit le pays au mois d'avril 1856 lorsque les protocoles du congrès de Paris furent publiés ; on y lut que le comte Walewski avait invité ses collègues à s'occuper de l'état de la presse en Belgique et à s'unir à lui pour peser sur le gouvernement de ce pays.

Les termes de l'invitation de M. le comte Walewski firent comprendre au pays qu'il ne s'agissait pas du changement d'une législation constitutionnelle, mais on vit bien que c'était au cœur de la Constitution qu'on visait. Et en effet, l'article relatif à la liberté de la presse devait disparaître de nos institutions nationales. Le danger fut grand, le péril fut extrême un moment, mais heureusement il fut de courte durée ; grâce à l'appui énergique du cabinet anglais, grâce surtout à la sagesse de l'empereur des Français qui, avec sa perspicacité habituelle se détourna de la voie ouverte devant lui et qu'il ne voulut pas suivre jusqu'au bout. Le danger disparut.

Voyons maintenant quelle fut l'attitude des puissances représentées au congrès.

L'Angleterre, je l'ai dit, nous appuya énergiquement, et je suis heureux de trouver une occasion de transmettre ici publiquement à l'illustre homme d'Etat qui tenait alors le portefeuille des affaires étrangères, à lord Clarendon le souvenir respectueux de ma reconnaissance éternelle.

L'Autriche, la Prusse et la Russie s'abstinrent, s'abstinrent complètement et d'une manière bienveillante pour la Belgique.

Une seule puissance se tourna contre nous, et ce fut le Piémont.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est ce que nous verrons. C'est l'histoire de la Suisse de M. de Decker.

M. Vilain XIIII. - Le comte de Cavour, qui n'était allé en Crimée que pour aller plus tard en Lombardie, avait tout intérêt à se ménager les bonnes grâces de la France ; il épousa l'irritation du cabinet des Tuileries contre nous.

Je ne veux pas dire à la Chambre ce que je sais de son altitude à Paris parce que M. de Cavour n'est plus là, soit pour expliquer, soit pour démentir les propos qu'on lui a prêtés ; mais j'ai ses paroles officielles, qui suffisent pour faire juger de sa disposition à notre égard.

M. de Cavour, après le congrès de Paris, retourna à Turin. Dès son arrivée il fut interpellé dans le parlement, il fut interpellé la veille ou le même jour où l'honorable M. Orts, se faisant ici l'écho de l'émotion du pays, m'interpellait dans cette enceinte.

M. Buffa interpella M. le comte de Cavour, à son retour du congrès de Paris et lui reprocha de n'avoir pas réclamé contre les paroles de M. le comte Walewski sur les excès de la liberté de la presse en Belgique. Voici la réponse de M. le comte de Cavour :

« Je suis tellement convaincu du danger que les excès de la presse à l'égard d'un pays ami et allié peuvent faire courir à la nation qui les permet, que si, par aventure, je me trouvais transporté au sein de la Chambre belge, j'irais m'asseoir sur les bancs de la gauche, le plus près possible de mon ami M. Frère-Orban et je me croirais dans l'obligation de dénoncer à la Chambre ces faits déplorables, qui sont la source de dommages et de périls, et en le faisant, je ne penserais pas adopter le parti rétrograde, mais bien rendre à la liberté un immense service. »

Je livre ces paroles à l'appréciation de la Chambre, je les livre surtout à l'appréciation de nos honorables collègues de la gauche, à côté desquels M. le comte de Cavour voulait venir s'asseoir ; je vous laisse à juger l'acte d'un ministre étranger qui, du haut de la tribune de son pays, avec l'autorité de son talent et de sa présence au Congrès de Paris, en face de l'Europe, avec le prestige de sa victoire en Crimée, avec l'auréole des destinées futures du Piémont, déjà pressenties, adresse des paroles amères au ministre des affaires étrangères, à son collègue de Belgique qui était chargé en ce moment d'une responsabilité immense, et jette, au nom de la liberté, nos institutions nationales aux pieds d'un voisin tout-puissant et irrité, mais qui heureusement fut plus sage que lui...

M. Rodenbach. - Vive la liberté !

M. Vilain XIIII. - Voilà, M. le ministre des affaires étrangères, les réponses que vous nous avez demandées.

MaeRµ. - Messieurs, je remercie l'honorable M. Vilain XIIII de la modération et de la parfaite convenance avec lesquelles il s'est expliqué, au moins à l'égard du cabinet belge.

Nos discussions ne pourraient que gagner en maturité et en dignité, si elles ne s'écartaient pas du ton que leur a imprimé l'ancien ministre des affaires étrangères.

L'honorable ancien ministre, acceptant avec une entière franchise, les deux questions que j'avais posées hier à son honorable ami M. de Decker, y a fait les deux réponses suivantes :

J'avais demandé : « Si vous aviez été ministre dans les circonstances où nous sommes, auriez-vous reconnu le roi d'Italie ? « Non, » répond catégoriquement l'ancien ministre des affaires étrangères.

J'avais demandé ensuite : «Si le poste de Turin s'était trouvé vacant, et que vous eussiez ou à pourvoir au remplacement du ministre défunt, auriez-vous envoyé un ministre à Turin ? - Oui, » répond l'honorable M. Vilain XIIII. « Auprès de qui l'auriez-vous accrédité ? - Je l'aurais accrédité auprès du roi Victor-Emmanuel. » Mais ce roi Victor-Emmanuel s'appelle aujourd'hui le roi d'Italie.

« Auriez-vous appelé le roi Victor-Emmanuel, lui envoyant un nouveau ministre, l'auriez-vous appelé roi d'Italie ? - Non, » répond l'honorable M. Vilain XIIII.

Je demanderai à l'honorable membre, pour le cas extrêmement probable où le roi Victor-Emmanuel aurait tenu à être appelé roi d'Italie, comme c'est son titre officiel, comme c'est le titre qui lui a été déféré, je ne dirai pas par le suffrage universel puisqu'on n'en veut pas dans cette enceinte, mais par un parlement renfermant les élus du suffrage universel, si le roi Victor-Emmanuel, comme il le devait, avait tenu à être appelé roi d'Italie, qu'aurait fait le gouvernement belge et que fût devenu le ministre de ce gouvernement auprès du roi Victor-Emmanuel non reconnu par nous roi d'Italie ? Ce ministre n'aurait pas été reçu. Voilà tout. (Interruption.)

Vous n'auriez pas pu, sous peine de lui faire subir un affront, envoyer un ministre à Turin sans l'accréditer auprès du roi d'Italie. Cela est évident. Cela est manifeste.

Voilà pourquoi et comment le décès de l'honorable M. Lannoy a pressé la reconnaissance du roi d'Italie, reconnaissance motivée d'ailleurs par d'autres considérations, que j'ai eu soin de consigner dans ma lettre à M. Carolus.

Cette politique de l'honorable M. Vilain XIIII, qu'il me permette de le lui dire, n'était en aucune façon pratique ni praticable et certes il n'en aurait pas essayé s'il avait été au pouvoir.

On dit que divers gouvernements ont continué leurs rapports avec le roi Victor-Emmanuel, ne l'appelant pas roi d'Italie et ne l'appelant plus roi de Sardaigne.

Je veux bien, messieurs, que provisoirement de pareils compromis puissent se faire, que cela puisse durer pendant quelques mois ; mais qu'on me permette de le dire, cette situation ne peut être que toute transitoire, car elle finirait par revêtir un caractère peu sérieux.

Il est vrai, d'après ce qui m'est revenu, que, lorsque dernièrement, le roi Victor-Emmanuel, roi d'Italie, a envoyé un représentant (page 39) extraordinaire auprès de S. M. le roi de Prusse, le général Della Rocca, celui-ci prenait, soit dans les pièces officielles, soit sur des cartes de visite, le titre d'ambassadeur du roi Victor-Emmanuel, et pour désigner le souverain auprès duquel il était accrédité, il ajoutait : près S. M. le roi Guillaume, faisant abstraction de la qualité de roi de Prusse.

Voilà, messieurs, par quels arrangements on est parvenu à concilier des positions anomales : on supprimait réciproquement le nom du royaume que l'on représentait. Je demande ce que la Belgique aurait gagné en appelant le roi d'Italie, Victor-Emmanuel tout court, alors que son représentant aurait appelé le Roi des Belges, Léopold tout court.

Messieurs, l'honorable M. Vilain XIIII ne reconnaît pas le roi d'Italie parce que, à son sens, le royaume d'Italie n'est pas fait ; parce qu'il ne se fera pas et parce qu'il désire qu'il ne se fasse pas. Mais je lui demanderai : pour le cas où, contre son désir, le royaume 'd'Italie se ferait, reconnaîtrait-il le roi d'Italie ? Le jour où, à son sens, le royaume d'Italie serait fait et parfait, l'honorable M. Vilain XIIII étant ministre, reconnaîtrait-il le roi d'Italie ?

M. Vilain XIIII. - Tout ce que j'ai dit tend à prouver que j'ajournerais la reconnaissance du titre de roi d'Italie jusqu'à ce que toutes les puissances de l'Europe l'eussent reconnu.

MaeRµ. - Toutes ?

M. Vilain XIIII. - Toutes ou à peu près. J'aurais voulu que nous fussions une des dernières nations à reconnaître le roi d'Italie.

MaeRµ. - Eh bien, ne sommes-nous pas restés parmi les dernières ? (Interruption.)

Nous avons suivi l'exemple de la France, de l'Angleterre, de la Turquie, du Portugal, de la Suède, du Danemark, de la Suisse, de la Grèce. En voilà, je pense, de toutes les nuances, de toutes les religions.

Eh bien, voyez de quel côté vous voulez vous ranger. Quant à nous, nous nous sommes rangés du côté des puissances que je viens de nommer. (Interruption.)

Messieurs, veuillez ne pas m'interrompre. Hier, j'ai été souvent interrompu et vous comprenez que le discours de l'orateur doit nécessairement se ressentir de ces interruptions.

MpVµ. - J'engage instamment les membres de la Chambre à ne pas interrompre.

MaeRµ. - L'honorable M. Vilain XIIII aurait donc attendu, pour reconnaître le roi d'Italie, qu'un plus grand nombre de puissances l'eussent reconnu. Je vais plus loin, je lui accorde qu'il eût attendu que toutes les puissances l'eussent reconnu et que la Belgique vînt la dernière de toutes ; mais, d'après les principes énoncés par ses honorables amis, par l'honorable M. Dumortier, par l'honorable M. de Decker, je voudrais bien savoir à quel jour, à quelle date ce qui est aujourd'hui injuste, ce qui est aujourd'hui spoliation, ce qui est aujourd'hui vol (car on s'est servi du mot), pourrait devenir légitime.

M. B. Dumortier. - Je vous répondrai.

MpVµ. - N'interrompez pas, M. Dumortier.

M. B. Dumortier. - Qu'on ne m'interpelle donc pas.

MpVµ. - C'est une forme de langage, vous le savez parfaitement. Encore une fois je demande instamment que l'on n'interrompe pas. Il faut que nos discussions soient dignes et calmes ; et je veux y tenir la main.

MaeRµ. - Je n'ai pas interpellé M. Dumortier.

MpVµ. - C'est ce que je viens de dire, vous vous êtes servi d'une forme de langage parfaitement usitée.

MaeRµ. - Je demande si l'acte dénoncé aujourd'hui à l'Europe comme un acte renfermant la spoliation, le vol, pourrait se justifier aux yeux de ses adversaires, n'importe à quelle époque.

Un moraliste a dit : Juste en deçà du fleuve, injuste au-delà. Il paraît qu'on transporte cette doctrine de l'espace dans le temps, ce qui est injuste aujourd'hui deviendra juste demain, dans trois mois, dans un an. Est-ce à votre morale ? Est-ce que le temps peut justifier le crime, peut justifier le vol, peut amnistier toutes les spoliations ?

Ah ! si je voyais en vous les représentants de ces vieilles et indéracinables opinions qui, après des siècles, persistent encore à soutenir le droit et ne disent pas : Nous l'abandonnerons à tel jour, à telle heure, alors je vous rendrais hommage, je vous tiendrais peut-être pour des hommes a préjugés, mais je respecterais de pareilles opinions. Mais quand vous venez nous dire : Cet établissement que je condamne, cet établissement que je flétris, dans trois mois peut-être je lui rendrai hommage. J'attendrai pour cela que deux, trois puissances encore soient venues le reconnaître ; alors je vous le demande, messieurs, êtes-vous conséquents avec vous-même, conservez-vous là toute la dignité de votre opinion ; et est-ce à bon droit que vous venez nous blâmer d'avoir fait aujourd'hui ce que vous feriez le trimestre prochain ?

Il y a, messieurs, des opinions qui ne changent pas. On prétend, par exemple, qu'il existe encore en Angleterre, à l'heure qu'il est, des partisans de la dynastie des Stuarts ; qu'en Hollande il existe encore des partisans du stathoudérat. Il y a plus, lorsque, pour prendre un exemple plus en rapport avec nos débats, lorsque la reine d'Espagne, dont nous parlions hier, la reine dona Isabelle fut appelée au trône par le testament de Ferdinand VII, il y eut une protestation, une protestation très vive contre ces dispositions testamentaires qui appelaient une femme au trône, à l'exclusion des héritiers mâles.

De qui émanait cette protestation ? Du roi de Naples ; et qu'invoquait-il ? La pragmatique sanction du petit-fils de Louis XIV. Il fondait, lui, son droit sur le droit qu'il attribuait au grand roi Louis XIV qui, après avoir établi son petit-fils sur le trône d'Espagne par des moyens plus ou moins délicats, avait décidé que la loi française serait appliquée à l'Espagne et que les femmes ne régneraient pas plus dans ce pays qu'elles ne régnaient en France. Eh bien, à 120 ans de là, il s'est rencontré un monarque qui a trouvé à reprendre à cette révolution opérée en Espagne par le testament de Ferdinand VII, qui s'est appuyé sérieusement et fermement sur les principes et les actes qui avaient été posés lors de l'avènement du petit-fils de Louis XIV au trône d'Espagne.

Il se prétendait, lui, comme héritier légitime du trône d'Espagne en sa qualité de descendant mâle de Philippe V, et il repoussait comme usurpatrice la jeune reine Isabelle. C'est le roi de Naples qui donnait l'exemple de cette persistance dans une tradition qui avait alors cent vingt ans de date. Je ne dis pas qu'il avait raison. Je n'examine pas si Louis XIV avait agi par des moyens loyaux en mettant de force son petit-fils sur le trône d'Espagne d'où il excluait les femmes, Mais je constate du moins que le roi de Naples ne reconnaissait pas, en 1833, comme juste et équitable, un acte qui, un siècle et demi auparavant, aurait été qualifié d'usurpation.

Maintenant j'en viens à la dernière partie du discours de l'ancien ministre des affaires étrangères.

Il n'aurait pas reconnu l'Italie par un motif encore que j'appellerai un motif en quelque sorte sentimental ; il n'aurait pas reconnu le royaume d'Italie, pourquoi ? Parce que M. de Cavour, le grand ministre de ce pays, se serait permis, au sein d'une assemblée de diplomates à Paris, de critiquer la manière dont on usait, en Belgique, de la liberté de la presse.

M. Vilain XIIII. - Il n'a rien dit au congrès.

MaeRµ. - Il n'a rien dit au congrès ? c'est beaucoup que cet aveu. Il me semblait pourtant qu'on avait annoncé que son attitude au congrès avait été hostile à la Belgique ; il en sera donc de cette attitude au congrès comme de la Suisse, on retire l'attitude comme hier on a retiré la Suisse.

M. Vilain XIIII. - Je n'ai pas dit qu'il avait manifesté une opinion dans le congrès, j'ai parlé de son attitude à Paris dans les salons diplomatiques..

MaeRµ. - Je ne sais pas quelle attitude M. de Cavour a prise dans les salons de Paris. Je constate d'abord qu'elle n'a pas été au congrès de Paris telle qu'on l'avait dit, si nous avons bien entendu. Mais laissons Paris. C'est son attitude au parlement de Turin qu'on reproche à M. de Cavour. Qu'a-t-il dit là de la Belgique ?

En ami sincère de la Belgique comme il s'est toujours montré, il nous a donné des conseils. Je pense que de gouvernement ami à gouvernement ami on peut se permettre des conseils et que des paroles telles que celles qu'il a prononcées sont excellentes.

Quant à moi, si ma faible voix pouvait retentir en dehors de cette enceinte, si j'avais quelques conseils à donner à ces nobles Italiens qui sont nos amis, à ce noble pays dont nous devons désirer la prospérité, la stabilité ; je leur dirais : Soyez prudents, soyez modérés, ne compromettez pas votre situation par trop de précipitation, évitez la violence, ne subissez pas l'influence des conseils violents qui pourraient vous conduire à votre perte. Si je tenais un pareil langage, je ne pense pas que le parlement italien pourrait me le reprocher comme partant d'une bouche ennemie.

Qu'a dit M. de Cavour au parlement de Turin ?

Il a dit qu'en Belgique, à son sens, les excès de la presse pourraient donner lieu à des inconvénients et entraîner à certains dangers ; que s'il avait l'honneur de faire partie du parlement belge, il viendrait s'asseoir à côté de son ami, M. Frère, et qu'il engagerait la presse du pays à la modération.

Voilà le crime de M. de Cavour ; il aurait tenu en Belgique le langage qu'aurait pu tenir son honorable ami M. Frère.

Et en supposant qu'il fût échappé à M, de Cavour une parole désobligeante, une parole fâcheuse pour la Belgique, est-ce que nous devrions accepter ce conseil de nous venger sur l'Italie entière d'un mot malheureux échappé à un de ses ministres ?

Est-ce ainsi qu'on comprend la politique ? On veut que même un gouvernement ait de la rancune contre le mal ; je prends pour règle l'intérêt de mon pays, et toutes les rancunes, je les oublierais aussitôt que l'intérêt de mon pays serait en jeu. Je le demande, peut-on sérieusement, un ancien ministre peut-il venir nous dire : Soyez inexorables pour l'Italie, retardez la reconnaissance jusqu'au dernier moment parce qu'un jour M. de Cavour a dit dans le parlement italien que la presse en Belgique ferait bien de se modérer.

Messieurs, je ne me rappelle qu'un seul mot de M. de Cavour qui m'ait paru plus ou moins désobligeant. Il y a quelques années de cela, discutant le budget des affaires étrangères, il signalait l'insuffisance des allocations votées pour la diplomatie sarde, et il citait l'exemple de la Belgique.

Voyez la Belgique, disait-il, la diplomatie est très mal rétribuée, tellement mal qu'il n'est pas même permis aux ministres de donner à dîner à leurs collègues.

Ce mot, contestable en fait, offensa l'amour-propre des Belges et il aida, le ministère à obtenir quelques améliorations pour le traitement des diplomates.

Je ne puis en vouloir à M. de Cavour d'avoir prononcé ces paroles ; j'espère qu'elles continueront à exercer une heureuse influence et qu'il ne se passera pas longtemps avant qu'on ne fasse à notre diplomatie une position digne d'un pays qui, sans être une grande puissance, a cependant dans une situation financière qui lui permet de se faire représenter convenablement à l'étranger.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Mon intention n'est pas d'entrer dès à présent dans le débat ; mais la dernière observation présentée par l'honorable M. Vilain XIIII m'oblige de prendre la parole, par respect pour la mémoire d'un homme illustre qui me faisait l'honneur de m'appeler son ami.

Quelques mots suffiront pour démontrer que M. Vilain XIIII s'est complètement trompé, en attribuant au comte Cavour des sentiments mauvais à l'égard de la Belgique.

Au congrès de Paris de 1856, M. le comte Walewski dénonça, en effet, les excès de la presse en Belgique. Voici dans quels termes il s'exprimait ; j'ai les pièces officielles sous les yeux :

« M. le comte Walewski déclare que l'unique désir du gouvernement de l'empereur est de conserver les meilleurs rapports avec la Belgique. Il se hâte d'ajouter que la France n'a qu'à se louer du cabinet de Bruxelles et de ses efforts pour atténuer un état de choses qu'il n'est pas à même de changer, sa législation ne lui permettant ni de réprimer les excès de la presse, ni de prendre l'initiative d'une réforme devenue absolument indispensable. Nous regretterions, dit-il, d'être placés dans l'obligation de faire comprendre nous-mêmes à la Belgique la nécessité rigoureuse de modifier une législation qui ne permet pas à son gouvernement de remplir le premier des devoirs internationaux, celui de ne pas tolérer chez soi des menées ayant pour but avoué de porter atteinte à la tranquillité des États voisins.

« Les représentations du plus fort au moins fort ressemblent trop à la menace, pour que nous ne cherchions pas à éviter d'y avoir recours. Si les représentants des grandes puissances de l'Europe, appréciant au même point de vue que nous cette nécessité, jugeaient opportun d'émettre leur opinion à cet égard, il est probable que le gouvernement belge, s'appuyant sur la grande majorité du pays, se trouverait en mesure de mettre fin à un état de choses qui ne peut manquer, tôt ou tard, de faire naître des difficultés et même des dangers qu'il est de l'intérêt de la Belgique de conjurer d'avance. »

L'honorable vicomte Vilain XIIII a loué l'attitude que lord Clarendon prit dans cette circonstance ; il a loué l'Autriche et la Prusse de s'être abstenues, par considération pour nous, de toute manifestation hostile. Il a opposé l'attitude de M. de Cavour à celle de lord Clarendon, et nous avons tous compris qu'il attribuait à M. de Cavour le fait d'avoir, dans le sein du congrès, appuyé les considérations exprimées par M. le comte Walewski. Messieurs, il n'en est rien, absolument rien !

Mais l'honorable vicomte Vilain XIIII s’est trompé sur d'autres points que je vais rencontrer.

Voici comment s'est exprimé lord Clarendon, à propos de l'incident que l'on vient de rappeler :

« Quant aux observations présentées par M. le comte Walewski sur les excès de la presse belge et les dangers qui en résultent pour les pays limitrophes, les plénipotentiaires de l'Angleterre en reconnaissent l'importance ; mais, représentants d'un pays où une presse libre et indépendante est pour ainsi dire une des institutions fondamentales, ils ne sauraient s'associer à des mesures de coercition contre la presse d'un autre Etat. M. le premier plénipotentiaire de la Grande-Bretagne, en déplorant la violence à laquelle se livrent certains organes de la presse belge, n'hésite pas à déclarer que les auteurs des exécrables doctrines auxquelles faisait allusion M. le comte Walewski, que les hommes qui prêchent l'assassinat comme moyen d'atteindre un but politique, sont indignes de la protection qui garantit à la presse sa liberté et son indépendance. »

M. le comte de Buol, qui prétendument s'était tu, « se félicite de voir les gouvernements de France et d'Angleterre disposés à mettre fin aussi promptement que possible à l'occupation de la Grèce.

« L'Autriche, assure-t-il, forme les vœux les plus sincères pour la prospérité de ce royaume et elle désire également, comme la France, que tous les pays de l'Europe jouissent, sous la protection du droit public, de leur indépendance politique et d'une complète prospérité. Il ne doute pas qu'une des conditions essentielles d'un état de choses aussi désirable ne réside dans la sagesse d'une législation combinée de manière à prévenir ou à réprimer les excès de la presse, que M. le comte Walewski a blâmés avec tant de raison en parlant d'un Etat voisin, et dont la répression doit être considérée comme un besoin européen.

« Il espère que dans tous les Etats continentaux où la presse offre les mêmes dangers, les gouvernements sauront trouver dans leur législation les moyens de la contenir dans de justes limites, et qu'ils parviendront ainsi à mettre la paix à l'abri de nouvelles complications internationales. »

Quant à M. le baron de Manteuffel qui, selon l'honorable M. Vilain XIIII, s'était également abstenu d'intervenir, M. le baron de Manteuffel, dit le procès-verbal officiel, « termine en déclarant que le cabinet prussien reconnaît parfaitement la funeste influence qu'exerce la presse subversive de tout ordre régulier et les dangers qu'elle sème en prêchant le régicide et la révolte ; il ajoute que la Prusse participerait volontiers à l'examen des mesures qu'on jugerait convenables pour mettre un terme à ces menées. »

Et l'honorable comte Cavour, que l'on accuse si gratuitement, a-t-il, lui, tenu un pareil langage ? S'est-il associé aux représentants de l'Autriche et de la Prusse ? Pas le moins du monde. M. le comte de Cavour ne s'est associé en aucune façon aux représentations qui ont été faites, clans le sein du congrès de Paris, à propos des excès de la presse dans notre pays. (Interruption.)

J'ai rétabli les faits tels qu'ils se sont produits.

Mais, à son retour à Turin, on alla, dans le parlement italien, jusqu'à lui faire un grief de n'avoir pas protesté en faveur de la liberté de la presse, même en présence des excès qui avaient été dénoncés au congrès de Paris. Et que dit alors le comte de Cavour ? Se déclara-t-il prêt à s'associer aux autres puissances pour contraindre la Belgique à modifier sa législation sur la presse ? Tint-il le langage qu'avaient tenu et M. le comte de Buol et M. le baron de Manteuffel au congrès de Paris ? M. le comte de Cavour dit alors simplement que, s'il avait l'honneur d'être représentant belge, il viendrait s'asseoir à côté de moi, afin de convier le pays à prendre des mesures pour mettre un frein à des excès qu'il considérait comme étant de nature à compromettre la liberté de la presse. Il a tenu le langage que tout bon citoyen, que tout bon patriote aurait tenu en cette circonstance.

M. Rodenbach. - Il voulait modifier la liberté de la presse !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Ce sont ceux que vous louez qui voulaient modifier la liberté de la presse. Il ne s'est pas associé à leurs projets.

Maintenant, que s'est-il passé en présence de ces déclarations faites au congrès de Paris ? Qu'a fait celui qui occupait alors le ministère des affaires étrangères en Belgique ? Qu'a fait l'honorable vicomte Vilain XIIII, dont l'ardent patriotisme et le sincère amour de la liberté sont connus de tous ? L'honorable vicomte Vilain XIIII, comprenant quel était l'intérêt du pays, comprenant que c'était la liberté de la presse qu'il s'agissait alors de sauvegarder, n'a-t-il pas dit et fait comprendre que la législation sur la (page 41) presse pouvait être modifiée ? N'a-t-il pas dit et fait comprendre que, dans la prochaine révision du Code pénal, on substituerait, pour réprimer les excès de la presse, la poursuite d'office à la poursuite sur la plainte des gouvernements étrangers ? Je crois pouvoir répondre que l'honorable vicomte Vilain XIIII a tenu ce langage, et je ne puis que l'approuver de l'avoir tenu.

J'ajouterai que le projet sur la poursuite d'office a été en conséquence proposé par le cabinet de 1856. Ce sont ces mêmes modifications que nous nous sommes bornés à vous soumettre ensuite.

De quoi donc vous plaignez-vous ? Et qui accusez-vous ? M. de Cavour ? Mais vous avez suivi ses conseils ! vous avez fait ce qui était de nature à satisfaire le gouvernement français dans cette circonstance. Vous avez, avec juste raison, proposé la substitution de la poursuite d'office à la poursuite sur la plainte du gouvernement étranger, afin d'assurer une répression à la fois plus digne et plus efficace des excès que la presse pouvait commettre.

Vous n'êtes donc pas reçu aujourd'hui à venir récriminer contre les paroles prononcées par le grand ministre italien, devant la chambre italienne ; il nous donnait un conseil que vous avez suivi, et que vous avez bien fait de suivre.

M. Vilain XIIII. - M. le ministre des finances me demande s'il est vrai que le cabinet de 1856 eût annoncé comme une concession la présentation à la Chambre d'un projet de loi pour admettre la poursuite d'office.

Je réponds : Oui, mais cette concession avait été faite longtemps avant le congrès de Paris, cette concession était regardée comme à peu près de nul effet ; ce qu'il aurait fallu et ce que M. de Cavour a fait voter par les chambres piémontaises, c'était enlever au jury la connaissance des délits de la presse, correctionnaliser les délits de la presse.

Et voilà ce que M. de Cavour savait parfaitement.

Il savait parfaitement que ce n'était pas la législation de la presse qu'il fallait changer en Belgique, que c'était le principe fondamental de la législation de la presse qu'il fallait renverser.

Les paroles de M. Walewski le prouvent surabondamment.

« Le comte Walewski déclare qu'il n'a qu'à se louer du cabinet de Bruxelles et de ses efforts pour atténuer un état de choses qu'il n’est pas à même de changer, sa législation ne lui permettant ni de réprimer les excès de la presse ni de prendre l'initiative d'une réforme devenue absolument indispensable. »

Or le cabinet de Bruxelles pouvait certainement proposer à la législature des changements à la loi constitutionnelle de la presse ; nous pouvions proposer la poursuite d'office, nous pouvions proposer le rétablissement du timbre, on pouvait peut-être proposer la signature des articles, mais rien de plus. On ne pouvait proposer ni le cautionnement des journaux, ni surtout le renvoi des délits de la presse devant les tribunaux correctionnels ; le langage du comte Walewski était donc nécessairement dirigé non pas contre la législation de la presse, mais contre l'article de la constitution qui concerne la presse. Or, voilà ce que M. de Cavour savait parfaitement.

Je maintiens toutes mes paroles.

Quant au langage des plénipotentiaires d'Autriche, de Prusse et de Russie, rappelé par M. Frère, je n'ai point parlé de leur attitude au Congrès ; les actes du congrès nous sont encore officiellement inconnus ; j'ai parlé de leur attitude après le Congrès, ils se sont complètement abstenus d'intervenir à Bruxelles ; et lorsque j'ai remercié lord Clarendon et blâmé M. de Cavour, j'ai aussi entendu parler de l'attitude de ces hommes d'Etat après le Congrès.

M. Julliot. - Je regrette vivement que la question italienne ait été soulevée.

Le gouvernement a passé un acte d'une haute portée politique sans nous consulter, j'aurais voulu lui en laisser toute la responsabilité.

Mais, comme notre avis est demandé, nous devons répondre.

Défenseur dévoué du principe d'autorité, les tendances gouvernementales ne me font défaut que quand le gouvernement lui-même se relâche sur ce principe, et selon moi, nous nous trouvons dans cette situation.

On nous dit, nous ne reconnaissons que le fait accompli, nous n'approuvons rien. Mais ne jouons pas sur les mots, on nous demande d'affirmer la légitimité et l'état définitif des faits qui existent en Italie.

Or, je pense que tout y est provisoire. On y a proclamé le royaume d'Italie, l'unité italienne et on y a compris implicitement Rome et Venise qu'on n'a pas et qu'on n'aura pas, je l'espère.

En 1830, nous avions proclamé que la forteresse de Maestricht était belge et nous n'avons été admis définitivement dans la famille européenne qu'après y avoir renoncé. La situation en Italie est la même, on se dit tout bas roi de Rome et de Venise et on ne l'est pas.

Messieurs, selon moi, rien n'est définitif en Italie.

Pour moi, le royaume de Naples est provisoirement mis au Lombard à la cour de Turin, et Dieu sait qui dégagera ce gage. Cette situation n'étonnera pas quand on sait que le mont-de-piété a été inventé dans ce pays.

Il y a, selon moi, quelque analogie dans les positions du roi de Naples et du Roi de l'Italie que vous savez.

L'un revendique un trône qu'il n'a plus, et l'autre en réclame un qu'il n'a pas encore.

Que reste-t-il à faire ? Attendre la solution définitive de la question italienne sans indiquer une époque quelconque ; voilà la politique qu'il fallait suivre ; mais c'est la question des gros sous qui a joué le grand rôle dans cette affaire ; on aurait livré peut-être moins de marchandises à l'Italie, ergo il fallait y passer. Toujours le veau d'or admis à étouffer les questions d'Etat les plus élevées. Et ce qui le confirme, c'est un mot échappe hier à l'honorable ministre des affaires étrangères, quand il a dit à M. de Decker : « Si vous aviez été ministre, vous eussiez reconnu plutôt que moi ; car mon parti aurait exercé sur vous une pression telle qu'il vous aurait forcé la main, et j'ajoute que les marchands de macaroni y auraient aidé. »

Aujourd'hui donc que l'honorable M. Rogier se trouve à la place qu'il désignait à M. de Decker, M. Rogier s'est fait ce compliment à lui-même, et je ne l'en félicite pas.

Oui, au point de vue libéral et commercial, on peut acclamer Garibaldi et compagnie, mais au point de vue national je me permets de le nier.

Messieurs, je dis que tout est provisoire en Italie. Comment ! la France a fait un traité où son honneur est engagé, l'Italie se refuse à son exécution, la France veut la fédération et l'Italie lui impose l'unité, la France jouit d'un prestige qui étonne le monde entier, elle est gouvernée par le plus grand génie politique et militaire de son époque, et cette France de 1860 s'abaisserait humblement devant l'Italie et ses complices comme le fît la France de 1840 devant l'Angleterre ! Non, cela n'est pas possible ; si dans cette question le gouvernement de ce grand pays éprouvait une défaillance, la nation entière protesterait contre cette faiblesse, en disant qu'elle n'accepte plus d'humiliation, ni à propos d'un Pritchard, ni à propos d'un traité, que quand elle a signé un traité de sa main, il doit être exécuté ; voilà ce que dira un jour la France ; donc rien n'est définitif.

Je répète que nous n'avons été admis dans la famille internationale, qu'après avoir été absous de notre péché originel ; il faut qu'il en soit de même pour les autres.

Je dis donc que le gouvernement belge s'est trop pressé, que tout n'est pas fini.

Car si, par suite de l'abandon du trône de France par l'ancienne dynastie, la dynastie de Napoléon Ier a revendiqué ce trône avec succès, il est évident que des membres de cette même dynastie ont des droits équivalents à faire valoir au trône de Naples et qu'en droit la dynastie française actuelle prime toute autre.

La France, qui n'entend pas empiéter sur le droit des autres, est trop puissante pour ne pas faire valoir les siens contre une conquête sans titre aucun.

Il faudrait admettre qu'elle trouve une compensation à tous ces grands sacrifices dans la poésie d'une idée satisfaite, et je n'en crois rien.

Je m'attends donc, en présence de la guerre civile, à voir retirer le royaume de Naples du bureau de nantissement où il se trouve par quelque main inactive pour le moment, et ce dans un délai rapproché proportionnellement à la marche des événements à Naples.

Messieurs, on a discuté hier la question de savoir si ceux qui ont fait la révolution belge doivent oui ou non affirmer la reconnaissance de l'Italie par la Belgique.

Cela ne me regarde pas, et MM. les patriotes de 1830 voudront bien laver leur linge entre eux.

Mais à ceux qui, comme moi, sont les adversaires des barricades et des pavés, en tout lieu et en tout temps, qui repoussent ce machiavélisme qui consiste à dire qu'une révolution est bonne quand elle réussit et mauvaise quand elle échoue, à ceux-là il est défendu d'affirmer les évolutions fusionnistes, annexionnistes et garibaldiennes de l'Italie à moins de faire bon marché de leur sens moral. Je voterai donc tous les amendements tendant à affaiblir la reconnaissance précipitée du royaume d'Italie.

M. de Boe. - Les divers orateurs qui ont pris jusqu'ici la parole tout en traitant la question de la neutralité belge, sont, en réalité. entrés dans le feu de la question italienne.

Les attaques vives et passionnées contre les événements qui, depuis deux ans et demi se sont passés dans la Péninsule, prouvent ce que je viens d'avancer.

(page 42) Il me semble que dans l'intérêt de la Belgique la reconnaissance faite du titre de roi d'Italie à Sa Majesté le roi Victor-Emmanuel II, ne peut passer la frontière avec les commentaires qu'ont cru devoir y ajouter hier l'honorable M. de Decker, aujourd'hui l'honorable M, Vilain XIIII. Je ne veux pas, pour ma part, qu'on puisse croire à l'étranger que dans le parlement de cette Belgique à peine émancipée depuis 30 ans, il n'y ait pas un cœur qui batte pour cette cause italienne qui depuis un demi-siècle préoccupe les hommes d'Etat et fait le tourment des âmes généreuses.

Je suis heureux que nos honorables adversaires dans cette discussion, en donnant leurs appréciations individuelles sur la question italienne, m'aient fourni l'occasion de donner les miennes ; je suis heureux de manifester mes sympathies pour ce peuple italien qui, après tant d'épreuves, vient enfin de conquérir les libertés et les droits inscrits dans la constitution belge et qui, depuis 30 ans, font le bonheur et la prospérité de mon pays.

II manquait à ce peuple une dernière épreuve, c'est qu'au jour de la liberté et de la délivrance vient enfin de sonner pour lui, on vînt dans le parlement de la Belgique, dans le parlement d'un pays libre, assimiler cette œuvre à une œuvre de spoliation et d'oppression.

J'ai séjourné longtemps en Italie, j'y étais en 1847, époque des grandes espérances et des libertés renaissantes. J'y étais en 1849, époque du chaos révolutionnaire et des grandes déceptions. J'y étais en 1852, dans un temps où le régime parlementaire constitutionnel, où la liberté de la presse, se faisait bien petits sous la réaction, sous le despotisme militaire.

C'était l'époque où le Piémont commençait cette œuvre de liberté qui lui a permis de confondre un jour ses destinées avec les destinées de l'Italie régénérée par lui.

Je n'ai pas été puiser mes renseignements, comme l'honorable M. de Decker, auprès de ceux qui représentaient les Belges, dans les derniers mois de l'année 1857, comme vivant sous la domination et sous l'oppression du parti libéral, et dont l'honorable M. de Decker se faisait l'organe lors de la discussion de l'adresse de 1858, lorsqu'il représentait la Belgique comme livrée à une sourde agitation à la même époque de 1857.

C'est sans doute aux mêmes sources que l'honorable M. de Decker a puisé ses renseignements, lorsqu'il vous a présenté l'Italie comme vivant sous l'oppression et la domination du Piémont.

Je traiterai cette question tantôt ; mais auparavant je crois devoir dire quelques mots sur la question de neutralité de la Belgique et des devoirs que cette neutralité impose au gouvernement belge.

Le roi Victor-Emmanuel a notifié au gouvernement belge qu'en vertu d'une loi rendue par le parlement national, il a pris pour lui et pour ses descendants le titre de Roi d'Italie. En reconnaissant ce titre, le gouvernement belge me semble avoir conservé l'attitude de neutralité bienveillante qu'il a gardée jusqu'ici vis-à-vis des événements de la Péninsule. Il me semble s'être conformé à toutes nos traditions diplomatiques, avoir suivi le principe qui a toujours été professé par les nations constitutionnelles et libérales, le principe de la légitimité des gouvernements de fait. Il me semble être resté fidèle au principe que nous-mêmes nous avons invoqué en 1830 et auquel nous devons la constitution de notre indépendance en Europe.

Lorsque à la suite de la guerre de 1859 les souverains de Parme, de Modène, de Toscane se furent retirés et que quatre votes successifs eurent opéré la fusion des divers Etats de l'Italie du Nord, aucune des puissances ayant des ministres à Turin ne protesta.

Le ministre de Belgique resta dans cette ville.

Et personne dans cette enceinte, personne ne demanda au gouvernement de rappeler son agent ou de protester tout au moins.

Lorsque Garibaldi eut conquis la Sicile avec 1,000 hommes, le royaume de Naples avec 5,000, lorsqu'il fut entré à Naples désarmé avec quelques amis et que la haute administration napolitaine, les hommes du pouvoir eurent donné au monde un de ces spectacles dignes de la plume d'un Tacite, lorsque, au dire de M. Keller lui-même, au corps législatif, le roi de Naples, victime, comme Louis XVI, des fautes qu'il n'avait point commises, eut été abandonné de tous ses serviteurs, excepté de ses soldats, que l'armée piémontaise eût occupé le royaume des Deux-Siciles, le ministre de Belgique resta à Turin, et pas un membre de cette Chambre ne demanda au gouvernement de le rappeler ou de protester tout au moins.

Et cependant la France et la Russie rappelaient leurs agents, la Prusse et l'Espagne protestaient ; seule des grandes puissances de l'Europe, l'Angleterre gardait une altitude sympathique.

Le 17 mars, le roi Victor-Emmanuel prenait, en exécution d'une loi, le titre de roi d'Italie, et quoique nous fussions en pleine session parlementaire, aucun membre de cette Chambre ne prémunit le gouvernement contre la reconnaissance de ce titre qui devait inévitablement lui être notifié dans le courant de l'été.

Nous conservions dans la crise italienne, de l'aveu de tous les hommes politiques de la Belgique, l'attitude de la Suisse, nation neutre comme nous par les traités, l'attitude des Etats-Unis, nation volontairement neutre depuis son existence dans tous les conflits européens.

La Suisse et les Etats-Unis se sont empressés de reconnaître le roi d'Italie.

Agir autrement que ces Etats c'eût été, de la part de la Belgique, changer d'attitude et prendre une position hostile.

En reconnaissant le titre de roi d'Italie, le gouvernement s'est conformé à toutes nos traditions diplomatiques. Pour la première fois depuis la constitution de notre indépendance, on nous convie à nous écarter des principes que nous avons suivis dans toutes les crises, tant intérieures qu'internationales, par lesquelles les différents Etats de l'Europe ont passé depuis trente ans.

Lorsque Ferdinand VII, brisant avec le droit héréditaire de la maison de Bourbon qui exclut les femmes du trône, eut laissé le sceptre à sa fille Isabelle II, en faisant sanctionner ses droits par les cortès, la Belgique reconnut le gouvernement de la reine dès 1834, quoique l'hérédité fût contestée par don Carlos, dès 1833, et que le prétendant eût soulevé dès cette époque, à l'appui de ses droits, la Navarre, l'Aragon et la Catalogne, c'est-à-dire une fraction considérable de la population espagnole, et quoique la reine ne fût reconnue que par la France et l'Angleterre, que la Russie, la Prusse, l'Autriche, Naples et la Sardaigne eussent ou protesté ou différé leur reconnaissance. Isabelle avait pour elle la possession, le gouvernement de fait, et pour moi qui crois au droit populaire, à l'autorité des assemblées législatives, elle avait pour elle le gouvernement de droit. Dans le doute que la protestation de don Carlos et le soulèvement des provinces du Nord pouvaient laisser sur la possession de fait, la Belgique reconnut le gouvernement basé sur des principes analogues aux siens, et préféra le droit constitutionnel représenté par Isabelle, au droit divin représenté par don Carlos.

Il y a treize ans, le trône de juillet disparut en France et avec lui disparurent les institutions conformes aux nôtres, la république était proclamée à Paris, et trois semaines après la réunion de l'assemblée nationale, la Belgique reconnaissait la forme nouvelle de gouvernement que se donnait la France.

Quatre ans plus tard, elle reconnut l'empire.

Nous avons reconnu ces deux gouvernements, parce que de fait il exerçaient le pouvoir, sans nous demander si le principe républicain était contraire au principe monarchique, ou si le principe impérial était contraire au principe constitutionnel.

Pourquoi eût-on rompu avec ces précédents, adopté dans nos relations internationales un principe opposé à celui que nous avons suivi et qui nous a maintenus dans des rapports bienveillants avec toutes les- puissances ? Je parle des puissances réelles et non des puissances n'ayant plus conservé que le titre d'une autorité détruite.

Le principe de la légitimité des gouvernements de fait, qui n'est lui-même que la conséquence logique du principe de non-intervention dans les affaires intérieures des peuples, est celui que les puissances constitutionnelles et libérales, j'entends libérales dans l'acception large du mot et non dans le sens étroit de nos luttes politiques, ont toujours cherché à faire prévaloir contre le principe d'intervention, de protestation contre le gouvernement de fait soutenu par les puissances absolues de l'Europe.

Lorsque les Napolitains et les Siciliens en 1820 se soulevèrent et obtinrent de leur roi Ferdinand, une constitution analogue à celles que proclamèrent en 1812 les cortès d'Espagne, les trois cours du Nord formant alors ce qu'on appelait la Sainte-Alliance réunies à Troppau et Laybach, condamnèrent la constitution de NapIes, une armée fut chargée d'y rétablir l'autorité absolue. L'Angleterre protesta par l'organe de lord Castlereagh, et formula le principe de non-intervention en faveur des institutions constitutionnelles, et des gouvernements de fait.

Les Espagnols avaient vu à l'avènement de Ferdinand VII, en 1813, disparaître la Constitution qu'ils s'étaient donnée en 1812. Ils la proclamèrent de nouveau en 1819. La Russie, la Prusse, l'Autriche et la France que gouvernait alors M. de Villèle, décidèrent à Vérone qu'une armée française renverserait le cortès d'Espagne et rendrait à Ferdinand VII la plénitude de l'autorité.

L'Angleterre protesta de nouveau et cette fois d'une manière plus énergique par l'organe de M. Canning. Il était réservé aux Etats-Unis, à l'occasion de la révolte des colonies espagnoles et du secours demandé par l'Espagne à ses alliés, de faire pour la première fois prévaloir ce principe dans le droit européen.

« Toujours, dit M. Monroe dans son message au Congrès, la république a eu pour principe de ne jamais intervenir dans les affaires des puissances européennes. Les gouvernements de fait ont toujours été pour la politique (page 43) américaine les gouvernements légitimes. » Le principe fut, ai-je dit, respecté. Il était un peu plus difficile d'aller détruire des libertés par de là l'Atlantique contre le gré de deux grandes puissances maritimes que d'aller les détruire à Naples ou à Cadix.

En reconnaissant le roi d'Italie, le gouvernement, reste enfin fidèle au principe que nous-mêmes nous avons invoqué jadis et auquel nous devons notre existence internationale.

La Belgique, au lendemain de sa révolution, s'empressa d'invoquer l'application des principes soutenus par lord Castlereagh à l'occasion des affaires de Naples en 1821, des affaires d'Espagne en 1823. par M. Canning, et par M. Monroe, à l'occasion des affaires américaines.

La Belgique trouva un énergique appui dans la France, dont la forme de gouvernement avait la même origine que le sien.

On peut lire à cet égard, avec fruit, les dépêches du comte Molé.

A la même époque, les Romagnes se soulevaient. Les provinces, comme tant d'autres en Italie, avaient trouvé au lendemain des restaurations de 1814 et 1815, moins d'influence dans l’administration de leurs affaires, moins de liberté qu'elle n'en avaient au XVIIIe siècle. Un mouvement avait en même temps éclaté à Modène. Les deux provinces entraînaient Parme, les Marches et l'Ombrie.

Le congrès national belge venait de terminer la constitution, de proclamer la liberté communale, la liberté provinciale, la liberté des cultes, la liberté de la presse, la liberté d'association, la liberté de réunion, la séparation de l'Eglise et de l'Etat.

Les populations des Romagnes, des Légations, de l'Ombrie, de Modène et de Parme proclamèrent à peu près les mêmes principes et demandèrent l'application du principe de non intervention.

L'Italie centrale n'était pas la Belgique. L'Angleterre commençait à jalouser l'influence croissante de la France. Une sourde agitation régnait dans la classe populaire et devait bientôt être suivie de terribles émeutes à Paris, à Lyon.

Le prince de Metternich prenait dans la question italienne une attitude tellement énergique que la France laissa fléchir le principe de non intervention qu'elle avait défendu pour les Etats placés dans ce qu'elle appelle le rayon de sa défense, à savoir la Belgique et la Suisse.

L'intervention ainsi mit fin au mouvement de l'Italie centrale et les princes dépossédés furent rétablis dans la plénitude de leurs droits.

. La Belgique réussit donc, grâce à la reconnaissance de la légitimité des gouvernements de fait, et l'Italie centrale échoua, grâce à la négation de ce principe.

Mais, dit-on, la neutralité de la Belgique ne peut aller jusqu'à reconnaître un principe de conquêtes violentes, destructeur de toute autorité, de tout droit des gens.

Si tel est vraiment le caractère du mouvement italien, comment se fait-il que tant de peuples aient reconnu cette œuvre ? Comment se fait-il qu'elle l'ait été par de gouvernements dont les principes constitutionnels et politiques sont analogues aux nôtres, par l'Angleterre, les Etats-Unis, les Etats Scandinaves, les Pays-Bas, la France, le Portugal, la Suisse et la Grèce ? Comment se fait-il qu'elle l'ait été par l'Angleterre, dont un homme d'Etat disait, en 1859, que le seul intérêt vital que son pays eût sur le continent, c'est l'indépendance de la Belgique ; par l'Angleterre, qui a protesté contre l'annexion de Nice et de la Savoie à la France, compensation de la fusion opérée entre les Etats du Nord de la Péninsule, et dont le ministre des affaires étrangères déclarait tout récemment que l'annexion de la Sardaigne serait la fin de l'alliance anglo-française ?

Comment se fait-il qu'elle l'ait été par la Suisse ? Cet Etat est voisin de ce Piémont conquérant, il possède un canton situé au-delà des Alpes, le canton du Tessin dont la population est italienne, il a énergiquement protesté contre la prise de possession par la France des districts neutralisés de la Savoie, le Chablais et le Faucigny. Les intérêts de la Suisse ont été lésés par la formation du royaume d'Italie, et cependant la Suisse s'est empressée de reconnaître, c'est qu'elle a pensé que la reconnaissance était conforme à sa neutralité.

Ne pas reconnaître c'eût été juger, condamner le mouvement italien. N'est-ce pas en effet le sens d'une protestation que les catholiques attachent au refus de reconnaissance ?

Condamner quoi ? Le parlement italien dont les pouvoirs sont aussi réguliers que le furent ceux du congrès belge ; le mouvement italien, c'est-à-dire une des plus grandes et des plus nobles causes de l'histoire, une cause identique à la nôtre.

Les événements qui se sont accomplis depuis deux ans sont-ils l'œuvre des populations ou du Piémont ? Le Piémont est-il pour l'Italie un libérateur ou un oppresseur ? Telle est la question soulevée hier par l'honorable M. de Decker. Qu'est-ce donc que le mouvement italien ?

Je ne le jugerai pas sur un acte d'annexion que l'honorable M. de Decker nous déclarait hier, avoir été le résultat de la fraude. Je ne le jugerai pas sur un vote au suffrage universel, qui donne la prépondérance aux classes populaires et sacrifie trop souvent les intérêts des classes moyennes et supérieures des sociétés, je le jugerai en vous exposant quelle est l'origine, la cause des événements auxquels nous assistons depuis deux ans et demi ; quelles sont les classes de la population qui sont dans le mouvement, quels sont les hommes qui le dirigent. J'examinerai enfin quel est le but que le peuple italien s'est efforcé d'atteindre et si ce but a été réellement atteint.

Le mouvement italien ne date pas du jour où fut rendue la loi qui conféra au roi Victor-Emmanuel le titre de roi d'Italie, ni de l'expédition de Garibaldi en Sicile et à Naples, ni de l'occupation de ses Etats par le général Cialdini, ni de la fusion des Etats du nord, ni de la guerre de 1859, elle n'est pas, comme l'a dit M. Dupanloup, la misérable suite des victoires de l'armée française, elle a sa racine dans le passé.

Les Italiens n'ont d'abord voulu que la liberté constitutionnelle. Et lorsqu'une intervention étrangère eut à quatre reprises différentes étouffé leurs aspirations vers la monarchie constitutionnelle, ils voulurent l'indépendance comme la condition de la liberté. Le mouvement vers l'indépendance échoua par le défaut d'union. Alors les Italiens se mirent à vouloir l'unité comme la condition de la liberté et de l'indépendance.

La première période s'étend de 1815 à 1832, la seconde de 1832 à 1849, la troisième de 1849 à nos jours.

Le congrès de Vienne avait rétabli en Italie les princes dépossédés sans même exiger d'eux ces garanties de bonne administration que l'on avait demandées au roi Guillaume pour les Belges, à Louis XVIII pour les Français et que ce prince accorda de grand cœur, car il était libéral, ce qui le faisait traiter de jacobin par les ultra-conservateurs du temps. Des princes italiens, les uns rétablirent d'un trait de plume l'ancien régime, les autres grâce à la disparition d'anciennes libertés locales, jouirent en réalité d'une autorité plus grande qu'avant la révolution française, et l'Italie vécut sous le double despotisme de la politique et de l'administration.

On considérait la révolution française comme un accident, on ne tint aucun compte de ce mouvement des esprits qui se produisit dans l'Europe entière dans la dernière moitié du XVIIIème siècle, mouvement qui fut la conséquence du développement de la richesse, de la diffusion des lumières, de la propagation des idées qui prévalurent en Angleterre lors de la révolution de 1688, de l'application de l'esprit humain aux faits sociaux, de la création de la science du droit public, de l'économie politique. Nous avons vu de même de nos jours mettre en oubli le mouvement qui à la veille de 1848 entraînait tous les esprits vers la monarchie constitutionnelle et les idées libérales, nous avons vu des gouvernements « s'autoriser de l'excès des exigences pour se refuser aux plus justes concessions. » Gantu.

L'impulsion donnée aux esprits dans le XVIIIème siècle n'avait été nulle part plus forte qu'en France et en Italie. En Italie, les princes avaient commencé les réformes, lorsque la révolution française les emporta, tout comme cinquante ans plus tard une autre révolution devait les arrêter dans l'accomplissement de leur œuvre libérale.

Les Italiens, les Espagnols et bien d'autres ne tardèrent pas à protester contre ce régime. Un souffle de liberté passa sur l'Europe, le mouvement constitutionnel se propageait au grand déplaisir des conservateurs de l'autorité absolue, comme il y a huit ou neuf siècles, se propageait en Europe le mouvement insurrectionnel des communes, au grand déplaisir des conservateurs du régime féodal et du servage.

Les cours du Nord prirent, je l'ai dit, au congrès d'Aix-la-Chapelle, en 1818, leurs précautions contre ces tendances nouvelles. Les congrès de Troppau et de Laybach condamnèrent l'œuvre constitutionnelle de Naples en 1821.

Un mouvement analogue échoua vers la même époque en Piémont.

Il en fut de même dans les Romagnes en 1831 et 1832. Dès lors l'Italien n'eut plus qu'une idée, qu'un sentiment, l'indépendance de sa patrie. En 1848, cette passion dominait tout, et lorsque la guerre de l'indépendance eut éclaté, lorsque les peuples virent leurs princes hésiter, rappeler leurs troupes, ils oublièrent les bienfaits de quelques jours pour ne se souvenir que des souffrances de 30 ans. Ils se jetèrent dans les bras des partis extrêmes et l'œuvre de l'indépendance se perdit dans la division et l'anarchie.

« Aux égarements des peuples on vit succéder alors les égarements des princes : ne voulant pas reconnaître qu'on peut toujours gouverner en (page 44) marchant d'accord avec les intérêts, les idées, les sentiments d'un peuple, ils s'autorisèrent de l’excès des exigences pour manquer à leurs promesses et se refuser aux plus justes concessions.

« Les gouvernements mirent de côté tout esprit d'initiative, écartèrent ceux qui pouvaient exercer quelque action modératrice, et le progrès se vit représenté dès lors, par ces hommes d'opposition violente qui se montrent d'ordinaire si inconséquents ou si impuissants une fois qu'ils sont à l'œuvre.

« L'arbitraire, les vengeances furent abandonnés à la force brutale qui se plaît à multiplier les occasions de se montrer nécessaire ; le pays déchut, en un mot, autant du côté moral que du côté économique.

« Resté en dehors de toutes les conditions normale, d'une société civilisée, ne voyant plus quand et comment la lumière renaîtrait du chaos, il ne trouvait au bout de ses espérances que l’affermissement du pouvoir, et des abus qu'il avait voulu déraciner. » (Cantu, Histoire de son temps.)

La lumière devait renaître du chaos.

Un seul prince avait maintenu chez lui le régime constitutionnel ; un seul prince s'était jeté résolument dans la lutte, un seul prince en un mot avait satisfait aux aspirations des Italiens. Dès ce moment l'idée de l'unité entrevue un instant sous la forme chimérique de la restauration de la république Romaine, devint une idée pratique ; dès ce moment les destinées de la maison de Savoie étaient marquées.

La tribune piémontaise était en réalité une tribune italienne. La presse piémontaise était une presse italienne. Pas une souffrance italienne qui ne trouvât de l'écho en Piémont. Le Piémont devint la tête et le cœur de l'Italie.

Il s'agissait de faire accepter cette situation au dehors. Le Piémont, avec l'audace du génie, se jeta dans le conflit oriental. Il entra en Crimée petit peuple, il en sortit grande puissance. Le comte de Cavour parut au congrès de Paris, ministre de Sardaigne en droit, ministre d'Italie en fait. On lui contesta le droit de parler à ce titre, il le prit et l'Europe l'applaudit. Dès ce jour le roi Victor-Emmanuel devint le souverain de cœur de 25 millions d'Italiens. Les efforts des Italiens vers la liberté et l'indépendance, efforts désordonnés depuis 1820, se trouvaient désormais disciplinés sous la direction d'une maison royale, et d'hommes d'Etat d'une valeur sans pareille.

La révolution italienne avançait pas à pas depuis quarante ans, tout comme la révolution française de 1789. Elle était faite bien avant 1859, tout comme celle-ci l'était bien avant la convocation des états généraux. Restait l'accident devant réaliser dans les faits cette révolution déjà accomplie dans les idées : l'accident ce fut, en France, le besoin d'argent et un jeu de mots du conseiller d'Esprémenil ; ce fut, en Italie, une comte campagne, et l'expédition de 1,000 Garibaldiens, qui, à la façon des Normands d'il y a huit siècles, conquirent la Sicile et le royaume de Naples.

La nécessité de convoquer les états généraux pour en obtenir la restauration des finances rendit la nation française à elle-même. Les événements militaires de 1859 et 1860 remirent aux mains des Italiens la disposition de leurs destinées. Par différents suffrages, dans lesquelles les classes populaires et les classes supérieures de la société eurent tour à tour la prépondérance, les populations des Romagncs, de Parme, de Modène, de Toscane bientôt suivies par les populations des Marches, de l'Ombrie, de Naples et de Sicile, votèrent leur fusion en un seul peuple.

C'est contre la volonté si manifeste de la population italienne que la droite proteste.

Le mouvement italien est donc, avant tout, un mouvement national et politique ; c'est ce qui explique pourquoi l'impulsion est donnée par les classes supérieures de la société.

M. Guizot dit quelque part dans ses ouvrages, que lorsqu'on écrit l'histoire, la première chose dont on doive se rendre compte c'est du point de savoir quelles sont les classes de la population qui font l'histoire, c'est-à-dire celles qui dirigent ou influencent le gouvernement en temps de paix, celles qui sont dans le mouvement en temps de révolution.

« Ce mouvement, dit M. Guizot dans son ouvrage sur l'Eglise et la société chrétienne en 1861, a été surtout l'œuvre des classes élevées et éclairées, bien plus que des masses populaires ; on a voulu chasser l'étranger et constituer la patrie italienne, non pas bouleverser et refondre la société italienne. »

Ce n’est donc pas seulement la bourgeoisie qui est complice de la chute des anciens gouvernements, c'est la plus haute et la plus ancienne noblesse du royaume. Elle remplit le sénat. Sur 433 députés que compte la chambre des représentants, elle occupe près de 100 sièges, dont 10 sont occupés par des princes et des ducs. Le mouvement a donc tous les caractères de ces grandes transformations sociales qui sont appelées au succès, et ce qui le prouve, c’est la modération et le bon sens dont les populations ne cessent de faire preuve depuis deux ans et demi.

Le parlement de la haute Italie était à peine réuni l'an dernier, le parlement national l'était à peine cette année, que l'un et l'autre se sont occupés de questions pratiques d'administration, d'économie politique, de finances, de chemin de fer. De la question de savoir si la monarchie l'emporte sur la république, s'il vaut mieux n'avoir qu'une chambre au lieu de deux, si le sénat doit être électif ou à la nomination du roi, si les pouvoirs de ses membres seront viagers ou héréditaires, il n'en fut pas dit un mot. L'Italie toute entière acceptait le statut piémontais sous le sceptre constitutionnel du roi Victor Emmanuel.

Elle se dit que puisque les Piémontais avaient vécu heureux pendant 12 ans sous cette constitution, que puisqu'ils y avaient trouvé la force nécessaire pour entreprendre la libération de la patrie, elle pouvait, elle, en être satisfaite, et qu'il y avait mieux à faire qu'à perdre le temps en discussion sur la théorie des droits de l'homme, qu'il y avait à mettre la main à ces travaux d'utilité publique si implacablement négligés par les anciennes administrations.

La plupart des lois, du reste, qui avaient été votées à Turin depuis 1849 en application et en développement des principes de la constitution, n'étaient pas l'œuvre des Piémontais seuls, mais des représentants de l'Italie entière, de ces illustres exilés, qui, chassés de leurs foyers, avaient trouvé asile à Turin, droit de cité dans le royaume de Sardaigne, et qui dans les Chambres, la presse, par des conseils prenaient part directement ou indirectement à la rédaction de ces lois qui tôt ou tard devaient devenir les lois de la patrie commune.

Le mouvement italien n'a pas cessé d'être dirigé par des hommes d'Etat.

Je viens de dire quelles sont les origines et le but de la révolution italienne, j'ai dit quelles sont les classes qui sont dans le mouvement et quels hommes les dirigent.

Demandons-nous maintenant si le but a été atteint.

Examinons quelle est la situation faite aux populations sous leur nouveau gouvernement, quelle est leur part d'influence dans ce gouvernement, de quels droits on les a appelés à jouir, qu'était cette part d'influence sons l'ancien régime, quels étaient leurs droits ?

A la tête de l'administration se trouve le descendant d'une des plus anciennes maisons souveraines d'Italie. Le fils de celui qui en 1848 et 1846 appela tous les Italiens aux armes et qui seul parut sur les champs de bataille de Lombardie, y risqua sa couronne, échoua et alla mourir de douleur dans un couvent du Portugal. Ce roi est le seul qui à une époque où le régime constitutionnel n'était guère en faveur en Europe, eût maintenu le statut dont son père avait doté les Piémontais. C'est un roi constitutionnel qui ne peut rien sans ses ministres. C'est cependant l'homme d'Italie le plus en butte aux attaques des conservateurs. Il partage le sort des chefs de la monarchie de juillet et de la dynastie de 1688 en Angleterre. Les conservateurs du XVIIème siècle qui applaudirent à la révocation de l'édit de Nantes, ceux du XVIIIème qui applaudirent à la destruction du régime constitutionnel à Naples et à Madrid, médirent en effet tout autant les uns de Guillaume III, les autres de Louis-Philippe.

Le ministère qui gouverne l'Italie comprend neuf départements ministériels.

A la présidence du conseil et à la tête des affaires étrangères se trouve le baron Ricasoli, Toscan. Aux finances, M. Bastogi, Toscan. Aux travaux publics, M. Peruzzi, Toscan. Le ministère du commerce est dirigé par M. Cordova, Sicilien. Le ministère de l'instruction publique par M. de Sanctis, Napolitain. Le ministère de la marine par M. Menabrea, Savoyard. MM. de la Rovera et Miglietti, tous deux Piémontais, ont entre leurs mains les départements de la guerre et de la justice.

Ainsi, des neuf départements ministériels, deux sont dirigés par des Piémontais, quatre par des Toscans, deux par des sujets de l'ancien royaume de Naples, un par un Savoyard.

Le sénat n'est pas un corps électif comme le Sénat belge. Ses membres sont nommés à vie par le Roi, sous de certaines conditions. Il tient beaucoup de l'ancienne chambre des pairs de la monarchie de juillet, et renferme les plus grands noms de l'Italie, au point de vue de la naissance et du talent.

(page 45) La chambre des députés est élue en vertu de l'ancienne constitution piémontaise, dont l'application à l'Italie tout entière n'a été l'objet d'aucune réclamation. Le suffrage n'est point universel, et repose sur le cens avec adjonction des capacités. Elle comprend 443 députés, et sur ce nombre, l'ancien royaume de Sardaigne en compte 78. Ainsi, dans le pouvoir législatif, aujourd'hui souverain en Italie, dans les limites de la constitution, la prépondérance appartient pour plus des 4/5 à ce peuple qu'on vous présente comme si violemment conquis et annexé.

Quels sont les droits dont le Piémont conquérant a doté les Italiens ? Ce sont les libertés inscrites dans l'ancienne constitution piémontaise, constitution calquée sur la charte de la monarchie de juillet, et que les hommes d'Etat de ce pays n'ont cessé de développer depuis 1848 dans le sens des droits inscrits dans la constitution belge.

Depuis que le Piémont a vu crouler le trône de juillet, et la Belgique conserver le calme au milieu de la tempête qui se déchaînait alors sur l'Europe, il n'a cessé d'avoir les yeux fixés sur nous. Le comte de Cavour quelque temps avant sa mort dis à un de nos compatriotes : « Tant que nous n'étions que la Sardaigne, nous avons puisé des exemples chez vous pour notre administration intérieure ; c'est en suivant vos traces que nous sommes devenus assez forts pour tenter et accomplir l'œuvre de la libération et de la régénération de l'Italie. »

Ce sont les libertés que M. le comte de Montalembert et une fraction du parti catholique en France n'ont cessé de demander sous la monarchie de juillet, sous la république et l'empire, ce sont en un mot les droits qui depuis 30 ans font la prospérité et le bonheur de la Belgique.

Quel était sous l'ancien régime italien la part, d'influence des populations dans l'administration de leurs intérêts ? Quels étaient leurs droits et leurs libertés ?

C'étaient, à la veille de 1859, à bien peu de chose près, l'influence, les droits et les libertés dont ils jouissaient au lendemain de 1815. Leur situation était moins bonne qu'au XVIIIème siècle.

La lettre à Edgar Ney, le mémorandum adressé par les puissances en 1831 à ses gouvernements, des faits récents, que je ne rappellerai pas, disent assez que la liberté individuelle, les droits même de la famille n'étaient pas respectés. Les Italiens, virent en 1830 les Belges se soulever contre une administration qu'eux Italiens, eussent reçue comme une bénédiction ; ils virent des peuples tombés dans une décadence bien plus profonde que la leur et avec lesquels la Méditerranée les met journellement en rapport, les Grecs et les Espagnols jouir du régime constitutionnel pour lequel eux Italiens se trouvaient mûrs dès le siècle dernier.

Et dans ce siècle où tout marche, où chaque jour nous imposons le progrès à nos industriels, à nos commerçants par l'application des idées libre-échangistes, des gouvernements italiens aspirèrent à l'immobilité absolue, non seulement dans le domaine des intérêts moraux et politiques, mais encore dans le domaine des intérêts matériels.

L'Espagne, malgré les plaies mal cicatrisées, de ses longues guerres civiles, avec un crédit ébranlé, fut dotée de chemins de fer avant le royaume des Deux-Siciles, qui pouvait puiser à pleines mains dans le crédit public de l'Europe.

Tel est le caractère de cette révolution italienne éminemment nationale, ralliant toutes les classes de la population, sauf les individualités dont un mouvement aussi important lèse nécessairement les intérêts.

Comment donc peut-on soutenir que reconnaître le roi d'Italie, c'est reconnaître une œuvre violente d'unification, d'absorption par le Piémont, que c'est pour la Belgique parafer d'avance sa future abdication ?

Pour soutenir ce thème on ne craint pas d'ébranler la nationalité belge en l'assimilant à ces nationalités italiennes qui ont disparu sous l'action même des peuples qui les constituaient. On laisse dans l'ombre les votes émis a tant de reprises différentes et par des modes si divers en faveur de la fusion des divers Etats de la péninsule sous le sceptre constitutionnel du roi Victor-Emmanuel.

Feignant d'oublier quarante années d'histoire, quarante années pendant lesquelles les routes de l'exil et des prisons se sont incessamment ouvertes devant ceux qui ont cru que la fortune, les distinctions, les joies même de la famille ne pouvaient entrer en balance avec la liberté et la patrie ; feignant d'oublier le commencement, le milieu et la fin de cette œuvre d'indépendance et de liberté poursuivie à travers tant d'épreuves, on nous présente le mouvement italien, l'unité de l'Italie comme le couronnement d'un système d'annexions ayant pour but unique d'assouvir l'ambition héréditaire do la maison de Savoie.

Et dans cette grande cause italienne, il n'y aurait eu autre chose qu'un peuple qui s'agite sans but, sous l'impulsion de quelques intrigants, et l'on reproduit à cette occasion cette désolante doctrine qui tend à ne donner aux grandes transformations de l'humanité, d'autres causes que d'étroites ambitions et de mesquines vanités à satisfaire.

On fait à l'Italie un procès de tendance, on lui dit ; Vous êtes la conquête, l'annexion, la destruction des petites nationalités, tout comme au lendemain de 1830, on disait à la Belgique, à la France et à l'Espagne :Vos principes sont la négation des traités, la méconnaissance du principe d'autorité, la révolution, en un mot, avec l'anarchie et le despotisme pour conséquences.

La question n'est pas entre les grandes et les petites nationalités, elle est entre l'ancien régime et les principes qui depuis trente ans sont inscrits dans la Constitution belge. Ce que veulent ceux qui condamnent la révolution italienne, c'est la restauration de gouvernements sous lesquels pas un Belge, je le dis à l'honneur de mes concitoyens, ne consentirait à vivre pendant un an.

Je me trouvais cet été en Italie, et en voyant la modestie et l'abnégation des hommes du plus grand mérite, en voyant l'extrême désir de bien faire qui anime toute cette population, en voyant combien sont déjà loin pour elle ces régimes à peine tombés depuis deux ans et demi et combien est énergique sa volonté de conserver ce qu'elle a si péniblement acquis, je me disais que l'Europe constitutionnelle et libérale avait été injuste envers le peuple italien, en ne le soutenant pas jadis dans ses aspirations vers la liberté, comme elle avait soutenu la Grèce en 1827, la Belgique en 1830, le Portugal et l'Espagne en 1831.

Elle laissa en 1821 une intervention élrangèredétruire la nouvelle constitution napolitaine, écraser le mouvement libéral du Piémont. Elle laissa en 1831, s'effectuer par la force militaire étrangère la restauration des princes dépossédés dans l'Italie centrale.

Dans un mémorandum célèbre, elle indiqua les réformes, elle donna raison au peuple contre les gouvernements, et le mémorandum remis il n'en fut plus question. Elle rétablit ou laissa rétablir les anciennes maisons souveraines en 1849, toujours sans conditions, et cette fois on ne remit pas même de mémorandum. Je vous ai fait connaître tout à l'heure, par un extrait de M. Cantu, ce qu'était la situation de l'Italie au lendemain de ces restaurations.

Si le parti catholique belge, qu'il me permette de lui faire cette observation au lieu de s'acharner pendant 12 ans contre le Piémont, parce qu'il cherchait à introduire chez lui les principes de la Constitution belge, l'égalité devant la loi, la liberté des cultes, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, par l'abolition des juridictions ecclésiastiques, et la remise aux mains de l'autorité civile des actes constatant la naissance, le mariage et le décès des citoyens ; si ce parti au lieu de se laisser entraîner par l'esprit du temps, avait dit aux gouvernements italiens que le découragement et la peur qui avaient arrêté le mouvement constitutionnel et libéral en 1814, viendraient à cesser et qu'il fallait devancer les aspirations renaissantes sous peine d'être emporté par elles, il eût prévenu bien des catastrophes.

Il eût dit à ces princes que les gouvernements sont à eux tout seuls impuissants à gouverner les peuples, qu'il leur faut le concours des populations, le concours surtout de ces influences saines et légitimes que créent l'honorabilité personnelle, les services rendus d'âge en âge, de génération en génération, et que ce concours ne s'obtient que par le régime constitutionnel, par une large décentralisation administrative, le self-government de l'individu, de la commune et de la province ; que si la monarchie constitutionnelle est tombée en France, c'est que les bases du régime constitutionnel lui faisaient défaut, à savoir la responsabilité de l'individu, la liberté communale et provinciale.

Il eût dit qu'il n'est aucune forme de gouvernement hostile aux populations, si ce gouvernement leur donne la liberté. Il eût cité en exemple cette glorieuse aristocratie anglaise qui, alors que l'aristocratie française impuissante à opposer aucune résistance aux envahissements du pouvoir royal, se perdait dans la ridicule échauffourée de la Fronde, jetait, elle, les bases de cette puissance par laquelle, plus grande que l'aristocratie de Rome, fondée sur la conquête et l'esclavage, plus grande que l'aristocratie de Venise, elle préside depuis deux siècles aux destinées d'un peuple libre.

Je termine et je dis : Soyons ce que nous sommes : ne renions pas nos principes. Il se peut que de mauvais jours viennent pour nous ; nous nous sentirons forts alors, en songeant que dans la prospérité nous avons tendu la main à ceux qui, comme nous, veulent la liberté et la patrie.

Tendons surtout la main, nous les descendants des vieilles communes brabançonnes et flamandes, aux descendants des communes de Lombardie et de Toscane.

A l'époque où se formèrent les grandes monarchies européennes, les Italiens virent, comme les Belges, disparaître leur indépendance sous le joug de l'étranger, elles deux plus brillantes civilisations qui fussent sorties du moyen âge, la civilisation flamande et la civilisation italienne, s'évanouirent pour des siècles.

(page 46) Et lorsque en 1815 le congrès de Vienne remettait les Belges aux mains d'une nation étrangère, il est vrai, mais d'une nation intelligente, à laquelle en définitive nous devons notre réveil politique, industriel et commercial et nos libertés locales, ils passaient eux sous des gouvernements dont l'unique ligne de conduite devait être la résistance à tout progrès, à toute aspiration intellectuelle et politique.

Moins heureux que nous ne le fûmes en 1830, grâce à l'appui de deux grandes nations occidentales, ils n'ont pas réussi dans leur œuvre en 1820, en 1821, en 1831, en 1832, en 1848. Alors que nous prospérions sous l'égide de la liberté, de lois faites par les délégués de la nation d'accord avec une royauté populaire, ils gémissaient eux, vaincus mais non soumis, courbés en plein XIXème siècle.

Après Mirabeau, après les révolutions de 1830, après le bill de réforme, après l'appel fait par l'Angleterre à l'habitant du Canada et du cap de Bonne-Espérance, au convict libéré de l'Australie de gérer leurs propres affaires, ils vivaient, avec l'un des peuples les plus intelligents du siècle, les habitants de ce sol sacré, qui fut le berceau de la civilisation européenne, sous des gouvernements qui ne reconnaissent d'autre source à leurs droits que la grâce divine, d'autres limites à leur pouvoir que le bon plaisir.

L'aube d'une vie nouvelle vient enfin de luire pour eux.

Améliorés par une troisième et dernière épreuve, ils ont appris à pardonner, et l'histoire dira que la révolution italienne de 1859 a été pure de ces excès qui souillent et compromettent les plus belles causes. Eclairés par l'expérience, guidés par la reconnaissance, virils dès leurs premiers pas dans la vie politique, ils se sont gardés des conceptions théoriques et des résolutions extrêmes, ils ont accepté pour souveraine la maison de Savoie, pour pacte fondamental le statut piémontais, pour chefs politiques des hommes formés à l'école des idées anglaises et belges. Car depuis 30 ans, depuis 1848 surtout, la Belgique a été une école, elle a rempli une mission en Europe, mission qu'elle a exercée non par la diplomatie, non par la tribune, mais par l'exemple d'une bonne administration intérieure, par la preuve chaque jour vivante que l'ordre peut s'allier avec la liberté dans les vieilles sociétés européennes.

- La séance est levée à 4 heures et demie.