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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 22 janvier 1862

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1861-1862)

(page 492) (Présidence de M. Vervoort.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Florisone, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Boe, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Florisone, secrétaire, présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« L'administration communale de Vorsselaer demande la révision de la loi du 18 février 1845, relative au domicile de secours. »

« Même demande de l'administration communale de Minderhout. »

— Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Van Assche, ancien militaire, congédié pour infirmité contractée par le fait du service, réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir une pension. »

- Même décision.

« Les sieurs d'Andrimont, Pieriot et autres membres du comité des charbonnages liégeois prient la Chambre d'allouer au gouvernement les fonds nécessaires pour mettre le matériel de transport des chemins de fer en état de satisfaire, en toutes circonstances, aux besoins du commerce et demandent la réduction des tarifs, principalement quant aux charbons. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le budget des travaux publics.

Projet de loi portant le budget du ministère de la guerre de l’exercice 1862

Discussion générale

M. Van Humbeeckµ. - Messieurs, les orateurs qui ont traité jusqu'à présent du grave incident qui s'est passé à la fonderie de canons de Liège, se sont surtout préoccupés des attributions diverses des pouvoirs et de leur indépendance réciproque. L'un d'eux même, à la séance d'hier, disait que si, à côté de ces graves questions de droit public, il pouvait se présenter dans le débat des questions de droit privé, celles-ci devraient être nécessairement secondaires.

Il m'est impossible, messieurs, de partager d'une manière absolue l'avis exprimé par cet honorable membre. Les questions d'intérêt privé qui s'agitent dans cette affaire sont relatives aux plus importants des droits sur lesquels repose la société.

Si les questions d'attributions des pouvoirs politiques, si la question d'indépendance de ces pouvoirs ont une importance incontestable, les droits sur lesquels la société repose ont certainement leur importance aussi ; on ne comprend pas de pouvoirs politiques sans société à régir ; on ne comprend pas de société sans individus ayant des droits à sauvegarder.

Permettez-moi, messieurs, de prendre pour point de départ le droit individuel.

Si, me plaçant à un autre point de vue que mon honorable ami M. Guillery le faisait dans une séance précédente, j'arrive aux mêmes conséquences que lui, j'aurai confirmé sa démonstration par un mode analogue à ce qu'on appelle, en arithmétique, la preuve d'une opération.

Le droit privé qui se trouve en question ici, est le droit de propriété, le droit social le plus considérable. Ce droit est sacré sous toutes ses formes. Nos lois admettent la propriété des inventions industrielles ; cette propriété est aussi sainte que la propriété immobilière ou toute autre.

Un citoyen belge se prétend lésé dans son droit de propriété à une invention industrielle ; il se prétend lésé dans ce droit par le département de la guerre ; que fait-il ? Il se met en mesure de traduire le département de la guerre devant les tribunaux.

On lui répond (et c'est l'argument sur lequel M. le ministre de la justice a surtout insisté), on lui répond : « Celui que vous prétendez assigner n'est pas un justiciable, c'est le pouvoir exécutif. » Je commence par le faire remarquer, cet argument, reproduit sous différentes formes et auquel j'aurai plus d'une fois l'occasion de revenir, n'est par lui-même qu'une pétition de principe.

Le citoyen qui se prétend lésé dans son droit de propriété a certainement le droit de répondre au département de la guerre, lorsqu'il prétend ne pouvoir pas être assigné parce qu'il est le pouvoir exécutif : « Vous avez lésé ma propriété on vous ne l'avez pas lésée : si vous avez lésé ma propriété vous n'êtes plus le pouvoir exécutif ; nulle part, dans la Constitution vous ne trouvez pour le pouvoir exécutif le droit de s'emparer de la propriété d'un citoyen.

« Si vous prétendez ne pas avoir lésé ma propriété, tandis que je soutiens que vous l'avez lésée, entre votre allégation et la mienne, entre ces deux allégations contraires se rapportant à des droits civils et en faisant l'objet d'une contestation, le pouvoir appelé à décider est le pouvoir judiciaire. »

Ainsi, répondre que vous n'êtes pas justiciable, c'est recourir à une pétition de principe ; vous ne pouvez pas échapper à la question que vous pose le citoyen se prétendant lésé. Avez-vous lésé sa propriété ou ne l'avez-vous pas lésée ? Si vous reconnaissez que vous avez lésé sa propriété, vous reconnaissez avoir accompli une expropriation sans indemnité préalable et vous êtes en dehors de la Constitution.

Si vous ne reconnaissez pas avoir lésé sa propriété, je le répète, c'est le pouvoir judiciaire qui est appelé à vérifier votre allégation. C'est donc à bon droit que le citoyen qui se dit lésé, porte son allégation devant les tribunaux ; quelles sont les formes à suivre ? Les formes sont déterminées par la loi spéciale, la loi du 24 mai 1854.

C'est ce qui se fait à Liège, quand, revendiquant un droit nouveau pour le pouvoir exécutif, on s'oppose par la force à l'exécution d'une première décision de l'autorité judiciaire.

Avant d'aller plus loin dans la discussion, permettez-moi de lire quelques textes constitutionnels.

« Art. 92. Les contestations qui ont pour objet des droits c'vils sont exclusivement du ressort des tribunaux. »

Or la question se rapportait à un droit de propriété industrielle, qui est évidemment un droit civil.

« Art. 28. L'interprétation des lois par voie d'autorité n'appartient qu'au pouvoir législatif. »

« Art. 30. Le pouvoir judiciaire est exercé par les cours et tribunaux.

« Les arrêts et jugements sont exécutés au nom du Roi. »

« Art. 67. Le Roi fait les règlements et arrêtés nécessaires pour l'exécution des lois, sans pouvoir jamais ni suspendre les1 lois elles-mêmes, ni dispenser de leur exécution. »

Un autre texte constitutionnel porte que le Roi n'a d'autres pouvoirs que ceux qui lui sont formellement attribués par la Constitution ou les lois portées en vertu de la Constitution même.

Nous ne trouvons nulle part un texte qui permette au pouvoir exécutif de contrôler les actes de l'autorité judiciaire ; mais nous voyons que le Roi est chargé de mettre à exécution les décisions et arrêts émanés du pouvoir judiciaire.

L'honorable M. Pirmez disait que le regrettable conflit de Liège n'était pas un conflit entre l'autorité judiciaire et le pouvoir exécutif. J'admets la distinction quoiqu'elle soit subtile. Elle est vraie rigoureusement parlant, mais elle n'a rien à voir dans la question qui nous occupe.

Pour établir sa distinction, l'honorable M. Pirmez confond deux choses : le conflit brutal, presque la collision qui a eu lieu à la porte de la fonderie de canons et le conflit moral, le conflit d'attributions, le conflit d'idées qui avait précédé le conflit matériel ; le véritable conflit entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, c'est ce conflit moral qui a occasionné et précédé le conflit matériel.

La question qui nous occupe est donc bien un conflit d'attribution entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire.

Avant la discussion successive des arguments présentés par les honorables membres qui ont soutenu la thèse du ministre de la justice, je désire soumettre à celui-ci un dilemme.

Ou un recours était possible contre l'ordonnance émanée de M. le président du tribunal de Liège ; alors on a évidemment eu tort de ne pas employer ce recours.

Ou la décision rendue par le président du tribunal de Liège était une décision définitive, contre laquelle aucun recours n'était possible ; si le pouvoir exécutif croit avoir le droit de s'opposer à l'exécution d'une semblable décision par la force, il aura ce droit lorsqu'une décision définitive sera intervenue dans la cause pendante aujourd'hui devant le tribunal de Liège. Et je demande, si l'on admet cette conséquence, ce que devient le respect pour le pouvoir judiciaire, ce que deviennent surtout les scrupules manifestés, que la présente discussion ne vienne porter atteinte à l'indépendance de ce pouvoir !

Sur quoi se fonde-t-on pour pouvoir corriger par la force, au nom du pouvoir exécutif ; les décisions rendues par le pouvoir judiciaire ?

On s'est fondé sur des causes diverses, les unes inhérentes à l'espèce, d'autres plus générales. On s'est fondé sur des vices de forme dont les actes judiciaires auraient été entachés.

(page 493) On s'est fondé sur une législation spéciale qui régirait le pouvoir militaire.

On s'est fondé sur une interprétation curieuse de l'ordonnance rendue par le président du tribunal de Liège.

On s'est fondé sur la raison que j'ai rencontrée déjà très sommairement, que le gouvernement n'était pas un justiciable, mais bien le pouvoir exécutif ; sur ce que les objets qu'il s'agissait de saisir n'étaient pas légalement saisissables, et enfin sur ce que la législation même des brevets d'invention était méconnue par l'ordonnance.

Examinons les uns après les autres ces différents arguments.

D'abord, y a-t-il eu un vice de forme ?

Oui, dit M. le ministre, de la justice. Avant une signification au ministère de la guerre, on ne pouvait pas tenter d'exécuter l'ordonnance. Cette manière de procéder était irrégulière et elle justifie la résistance qui a eu lieu.

Messieurs, je n'entends pas soutenir la régularité de la signification de l'ordonnance. Elle serait cependant honnêtement soutenable. Mais je concède à M. le ministre de la justice que la signification était irrégulière.

M. le ministre de la justice doit savoir qu'en matière de procédure, un acte nul subsiste jusqu'à ce que la nullité en soit prononcée ; cette nullité est prononcée par le pouvoir judiciaire et non par la force des baïonnettes. M. le ministre de la justice doit savoir que les nullités de procédure sont des nullités qui peuvent se couvrir par l'acquiescement des parties, et qu'à défaut par les parties d'acquiescer, c'est devant les tribunaux qu'elles doivent porter leurs critiques.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - C'est à côté de la question.

M. Van Humbeeckµ. - Je vous demande pardon ; c'est dans la question. Vous avez décidé, dans votre haute sagesse, que la signification était nulle, mais vous n'en avez pas le droit ; c'était à l'autorité judiciaire à prononcer cette nullité.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je n'ai pas jugé la signification nulle ; j'ai jugé que je n'avais pas reçu de signification du tout.

M. Van Humbeeckµ. - Il y avait eu une signification faite à la fonderie de canons. Du reste, il n'y aurait pas eu de signification, c'était encore une difficulté sur l'exécution de l'ordonnance et il fallait vous pourvoir en référé. Vous n'aviez pas le droit d'agir par la force des baïonnettes.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - C'est ce que nous verrons.

M. Van Humbeeckµ. - Oui, c'est ce que nous verrons.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Et si l'on entrait dans votre domicile sans avoir rempli les formalités ?

M. Van Humbeeckµ. - M. le ministre des finances me dit : Et si l'on entrait dans votre domicile sans avoir rempli les formalités ? Mais c'est là une nullité absolue, une nullité d'ordre public, tandis qu'une nullité de procédure n'est jamais une nullité d'ordre public, et que l'acte qui en est entaché subsiste provisoirement ; encore une distinction dont vous faites bon marché.

La présomption, dans tous les actes de procédure, est pour la régularité, et le manque de forme ne peut pas, devant une pareille présomption, autoriser la résistance matérielle.

Votre prétendue irrégularité de la signification pouvait autoriser un référé, un recours quelconque ; elle pouvait vous faire triompher devant la justice qui aurait annulé les actes d'exécution ; mais pouvait-elle autoriser l'emploi de la force ? Jamais.

Etes-vous plus heureux lorsque vous invoquez la législation spéciale relative aux établissements militaires que lorsque vous invoquez les lois de la procédure ? C'est que nous allons examiner.

Vous vous fondez d'abord sur ce que l'article premier du titre IV de la loi de 1791 aurait confié les établissements militaires au ministre de la guerre pour en assurer la conservation et l'entretien. Partant de cette mission confiée au ministre de la guerre, vous en concluez que, si la conservation et l'entretien de certains établissements sont confiés à une autorité spéciale, la justice ne peut plus y avoir accès. Si cette conséquence était juste, il s'ensuivrait qu'une mission de conservation, qu'une mission d'entretien sur un objet autorise à soustraire cet objet à l'action de la justice.

Si cela était vrai, il faudrait étendre la même conséquence à l'autorité civile, qui est aussi chargée de conserver et d'entretenir les biens qui font partie du domaine de l'Etat et qui sont affectés à des services spéciaux ; il faudrait, par voie de conséquence ultérieure, soutenir que les biens dépendants du domaine de l'Etat constituent, sur le territoire belge, autant de lieux d'asile. (Interruption.) »

C'est la conséquence de votre raisonnement, vous aurez beau vous récrier, c'est une pente sur laquelle il est impossible de s'arrêter. Je conçois que la constatation des conséquences extrêmes de votre principe vous fasse réclamer, puisqu'elle atteint rudement votre raisonnement, mais ces conséquences n'en sont pas moins vraies.

L'autorité militaire ne doit pas, dit-on, s'effacer devant l'autorité judiciaire. Si elle le faisait, elle manquerait à la discipline de garde et de conservation qui lui est confiée, elle abdiquerait son indépendance. Pour tenir ce raisonnement, on se fonde sur l'article 14 du titre III de la loi de 1791. Cet article a déjà été lu différentes fois ; mais la Chambre me permettra de le lire encore.

Il est nécessaire que les textes soient rappelés pour que la discussion soit bien comprise ; puis le même texte lu par des bouches diverses, lu successivement par les organes de l'attaque et par les organes de la défense, revêt à l'oreille de l'auditeur des significations diverses :

« Art. 14. -Dans tous les objets qui ne concerneront que le service purement militaire, tels que la défense de la place, la garde et la conservation de tous les établissements et effets militaires, comme hôpitaux, arsenaux, casernes, magasins, prisons, vivres, effets d'artillerie ou de fortifications, et autres bâtiments, effets ou fournitures à l'usage des troupes, la police des quartiers, la tenue, la discipline et l'instruction des troupes, l'autorité militaire sera absolument indépendante du pouvoir civil. »

Ainsi, messieurs, l'indépendance absolue de l'autorité militaire est proclamée dans cet article, mais elle est proclamée relativement à des objets strictement spécifiés dans le texte même. On veut étendre la portée de l'article. Mais l'article 15, qui suit immédiatement, contient la réfutation de ce système :

« Art. 15. Il ne pourra être préjugé de l'article précédent, ni de tous autres du présent décret, que, dans aucun cas, les terrains, bâtiments et établissements confiés à la surveillance de l'autorité militaire, puissent devenir des lieux d'exception ou d'asile, et soustraire le crime, la licence, les délits ou les abus à la poursuite des tribunaux ; l'action des lois devant être également libre et puissante dans tous les lieux et sur tous les individus, et nul ne pouvant, sans forfaiture, pour aucun cas civil ou criminel, se prévaloir de son emploi et de ses fonctions dans la société pour suspendre ou détruire l'effet des institutions qui la gouvernent. »

Il y a, dans cet article 15, trois déclarations bien formelles qui viennent contredire les conséquences qu'on a prétendu tirer de l'article précédent.

Première déclaration : « Les établissements militaires ne peuvent pas devenir des lieux d'exception et d'asile et soustraire le crime, la licence, les délits ou les abus à la poursuite des tribunaux. »

C'est bien admettre que l'autorité militaire peut, doit même s'effacer quelquefois devant le pouvoir judiciaire.

Le même article déclare ensuite que « l'action des lois doit être également libre et puissante dans tous les lieux, sur tous les individus. » Elle doit être par conséquent libre et puissante dans les établissements militaire, comme au-dehors.

Enfin la troisième déclaration que contient l'article est celle-ci : a Nul ne peut sans forfaiture, pour aucun cas civil ou criminel, se prévaloir de son emploi et de ses fonctions dans la société pour suspendre ou détruire l'effet des institutions qui la gouvernent. »

Les institutions sociales sont les mêmes dans les établissements militaires que sur toutes les autres parties du territoire ; elles sont les mêmes à l'égard des personnes qui sont préposées à la garde des établissements militaires qu'à l'égard des autres citoyens.

Cependant on insiste, malgré ce texte formel. On prétend que, dans les établissements militaires, la police appartient exclusivement au commandant d'armes, sauf à lui, dit-on, à autoriser la justice civile à y entrer, à l'y autoriser au besoin (le mot a été prononcé).

Ainsi ce ne serait qu'exceptionnellement, par un effet de la bienveillance du commandant d'armes, de sa tolérance, que l'autorité judiciaire pourrait entrer dans un établissement militaire.

L'article 68 du décret du 24 décembre 1811, sur lequel on se fonde pour soutenir cette thèse, ne dit pas le moins du monde ce qu'on lui fait dire.

« Art. 68. Hors les cas prévus dans l'article précédent, nul ne peut pénétrer, sans l’autotisation du commandant d'armes, dans l'intérieur des bâtiments des établissements militaires et des terrains clos qui en dépendent, ni sur les parties des fortifications autres que celles qui sont réservées à la libre circulation des habitants, en vertu de l'article 28 de la loi des 8-10 juillet 1791. »

A prendre le premier paragraphe isolément, il semble que la thèse soutenue par M. le ministre de la justice et par l'honorable M. Pirmez soit indiscutable ; mais voyons le paragraphe suivant du même article :

(page 494) « En conséquence et hors lesdits cas, les officiers de police civile et judiciaire s'adresseront, pour la poursuite des délits ordinaires, au commandant d'armes qui prendra de suite et de concert avec eux, les mesures nécessaires pour la répression du désordre, et, s'il y a lieu, pour l'arrestation des prévenus. »

Ici le texte est impératif. (Interruption.)

M. Pirmez. - Il ne s'agit là que de délits.

M. Van Humbeeckµ. - Je viendrai tout à l'heure à cette objection de l'honorable M. Pirmez ; elle n'est pas plus concluante que l'argument de M. le ministre de la justice. (Interruption.)

Vous le voyez, messieurs, le texte du deuxième alinéa est positif dans un sens opposé à l'interprétation de M. le ministre de la justice.

Le commandant d'armes, lorsque des officiers de police civils ou judiciaires s'adressent à lui, prendra (le texte est impératif) les mesures nécessaires ; il n'a pas à voir si la décision est bien ou mal rendue, if n'a pas à contrôler les actes du pouvoir judiciaire ; il prendra des mesures, et il les prendra tout de suite pour faire exécuter ces actes.

Mais, dit l'honorable M. Pirmez, reproduisant par interruption une objection qui se trouvait dans son discours, il ne s'agit là que de délits.

Vous remarquerez que l'article 68 vise déjà la loi des 8-10 juillet 1791.

L'article 69 vise d'autres dispositions de cette loi que j'ai déjà lues et qui sont la condamnation de l'objection de l'honorable M. Pirmez.

« Art. 69. Le commandant d'armes veille lui-même et de son propre mouvement et pourvoit, conformément à l'article 15, titre III de la loi des 8-10 juillet 1791, à ce qu'aucune partie des terrains militaires ne devienne un lieu d'asile pour le crime et le désordre.

« En conséquence, il donne les ordres et les consignes nécessaires pour y prévenir les délits de toute espèce. »

Ainsi l'article 69 ordonne impérieusement au commandant d'armes de pourvoir à ce que l'article 15 de la loi de 1791, qu'il veut organiser, soit respecté.

Cet article 15 veut que dans aucun cas civil ou criminel (civil, entendez-vous ?), la loi ne soit moins libre dans un établissement militaire que dans toute autre partie du territoire.

J'avais donc raison de dire que l'objection de l'honorable M. Pirmez n'est pas plus concluante que les arguments présentés par l'honorable ministre de la justice.

Tout ce qu'on pourrait conclure de l'article 68, c'est que régulièrement, avant d'entrer dans un établissement militaire, il faut remplir cette simple formalité d'en demander l'entrée au commandant d'armes qui ne peut la refuser, qui doit prendre immédiatement les mesures pour faciliter l'accès de l'établissement à la justice.

Voilà la seule conclusion possible.

On aurait donc manqué à cette prescription du décret réglementaire de 1811, car ce n'est qu'un décret réglementaire de la loi de 1791 ; ce n'est pas une loi.

La violation d'un texte purement réglementaire rendu en vertu d'une loi antérieure peut-elle constituer une formalité essentielle, une formalité telle, qu'un acte accompli, sans que cette formalité ait été préalablement remplie, devienne sans valeur ?

C'est une question que M. le ministre de la justice suppose résolue et qui ne l'est pas ; cette question aurait pu faire l'occasion d'un débat sérieux, qui était de la compétence des tribunaux et qui ne pouvait être tranché que par eux.

A mesure donc, messieurs, que nous avançons dans l'examen des raisons données par M. le ministre de la justice, nous trouvons de plus en plus la nécessité d'un recours aux tribunaux, alors même que les raisons du gouvernement seraient sérieuses et qu'il y eût possibilité, pour lui, de les faire triompher. Mais nous ne trouvons nulle part pour le gouvernement le pouvoir de s'opposer par la force à un acte de l'autorité judiciaire.

Il est vrai, on prétend qu'on ne s'est pas opposé à l'exécution d'une pareille décision ; que le requérant agissait en vertu d'un titre insuffisant ; que l'ordonnance n'avait autorisé ni le sieur Lejeune-Chaumont, ni les agents de la justice qu'il appelait à son secours à pénétrer dans la fonderie.

L'honorable M. Kervyn de Lettenhove a déjà fait justice hier de cette raison alléguée par notre adversaire dans cette discussion.

La requête porte en effet que le sieur Lejeune-Chaumont avait appris « qu'à la fonderie royale de canons de Liège on se livrait à la contrefaçon d'un projectile pour lequel il est breveté. Il conclut à ce qu'il soit nommé un expert pour procéder à la description des boulets de canon qu'on confectionne dans cet établissement », et l'ordonnance autorise la description en visant la requête et les motifs qui y sont spécifiés.

Il est impossible, en mettant la requête en concordance avec l'ordonnance et ses motifs, de soutenir sérieusement que l'intention du président n'était pas d'autoriser l'entrée dans la fonderie.

Mais admettons que cette thèse soit soutenable. A qui appartient l'interprétation des décisions judiciaires ? Au pouvoir judiciaire. C'était donc encore une fois aux tribunaux qu'il fallait vous adresser, et il ne fallait pas faire prévaloir votre interprétation par la force des baïonnettes.

J'arrive, messieurs, aux développements donnés par M. le ministre de la justice à sa raison principale, d'après laquelle le gouvernement, dans ce conflit, n'aurait pas été un justiciable, mais le pouvoir exécutif. C'est au pouvoir exécutif, dit-on, qu'appartient la défense du pays ; c'est au pouvoir exécutif qu'appartient la confection des projectiles ; c'est au pouvoir exécutif qu'appartient la garde des établissements militaires. C'est au gouvernement, vaquant à ces divers devoirs, que s'adressait le sieur Lejeune-Chaumont ; aussi, il n'avait pas devant lui un justiciable.

Messieurs, c'est là une question que M. le ministre de la justice pourra discuter, comme tant d'autres que nous avons déjà examinées, devant les tribunaux qui auront à juger ce différend. Mais ce qui est certain ; c'est que le sieur Lejeune-Chaumont intentait une action fondée sur la violation d'un droit civil qui lui était garanti par une loi nationale. A cette action vous prétendez opposer une exception que vous tirez du droit public ; mais parce que, à une contestation de droit civil vous opposez une exception de droit public, la contestation ne cesse pas d'être relative à un droit civil et d'être du ressort du pouvoir judiciaire.

Nous touchons ici, messieurs, à de graves questions.

Il se peut qu'avec le jeu des différents pouvoirs, indépendants l'un de l'autre, tels que nous les comprenons, de précieuses prérogatives se trouvent compromises dans certaines circonstances ; cela est possible, je l'avoue. Mais je ne vois pas même là une justification de la conduite du gouvernement.

S'il m'était démontré qu'il était indispensable à la sûreté nationale de ne pas laisser pénétrer le sieur Lejeune-Chaumont, même possesseur d'un mandat de justice, dans la fonderie de canons de Liège, encore ne comprendrais-je pas la marche que le gouvernement a adoptée. Si l'on prétendait devoir s'opposer par la force à l'exécution d'un mandat de justice, on sortait évidemment des attributions naturelles du pouvoir exécutif.

Cela ne pouvait se justifier que sur un défaut des lois existantes ou une interprétation de ces lois, qui aurait mis la nationalité en péril, la défense du pays en péril.

Lorsqu'un gouvernement, dans un intérêt qui domine tout, en est réduit à une telle extrémité et croit devoir faire usage de semblables moyens, il doit venir confesser qu'il est sorti de ses attributions naturelles et nous demander un bill d'indemnité.

Il est vrai que, dans l'espèce actuelle, un bill d'indemnité s'expliquerait assez peu, puisqu'on a reconnu que si les projectiles avaient pu être saisis hors de la fonderie de canons on ne s'y serait pas opposé.

Or, en quelque endroit que la saisie eût été opérée, elle était également nuisible à la défense du pays. On peut donc croire que la sûreté du pays n'était nullement menacée. (Interruption.) On n'était pas dans un de ces cas graves où le gouvernement peut se croire autorisé à transgresser ses devoirs ordinaires. Mais si cependant, aux yeux du gouvernement, l'intérêt national engagé dans cette contestation était aussi important qu'il le prétend, la demande d'un bill d'indemnité devait être la conséquence nécessaire de la conduite qu'on s'était cru autorisé à tenir.

Mais, dit-on, indépendamment de ces circonstances graves et pour des raisons ordinaires du droit public, il faut bien que le pouvoir exécutif puisse se défendre contre l'envahissement par le pouvoir judiciaire d'établissements dont il a, seul, la disposition.

Ici, messieurs, j'invoque une phrase qui se trouve dans l'avis de M. le procureur général Raikem, avis communiqué à la Chambre par M. le ministre de la justice et qui est la condamnation de la conséquence qu'il prétend tirer des considérations que je viens de rappeler.

M. le procureur général Raikem dit que lorsqu'un acte judiciaire contient un excès de pouvoir, cet acte n'est pas nul de plein droit ; qu'il faut se pourvoir contre cet acte. Il n'entre certainement pas dans la pensée de M. le procureur général Raikem, que le pourvoi contre un acte de l'autorité judiciaire s'exerce par des moyens comme ceux qu'on a mis en œuvre à la fonderie de canons.

L'honorable M. Pirmez a trouvé, pour sauvegarder l'indépendance du pouvoir exécutif prétendument menacée, une raison extrêmement spécieuse.

La Constitution, dit l'honorable M. Pirmez, a placé la sauvegarde des (page 495) différents pouvoirs, et leur indépendance dans l'inaction permise à chacun d'eux relativement aux décisions des autres.

Ainsi, le pouvoir judiciaire n'a pas le droit d'annuler un règlement, un arrêté émanant du pouvoir exécutif ; il a le droit de ne pas l'appliquer, de rester dans l'inaction lorsqu'on viendra invoquer ce règlement, cet arrêté. J'avais cru que la raison pour laquelle le pouvoir judiciaire a seulement le droit de rester dans l'inaction, mais non pas d'annuler un arrêté, un règlement, dérivait du principe que l'autorité judiciaire ne dispose jamais par voie réglementaire.

Je persiste encore à croire que c'est là la véritable raison d'être de la disposition constitutionnelle rappelée par l'honorable M. Pirmez. Mais si la Constitution a donné un semblable droit au pouvoir judiciaire à l'égard du pouvoir exécutif, il n'y a aucun texte constitutionnel qui donne un pareil droit au pouvoir exécutif à l'égard du pouvoir judiciaire.

Les pouvoirs sont indépendants ; c'est le principe. Le contrôle des pouvoirs les uns sur les autres ne peut résulter que de la force des choses ou d'un texte formel.

Il n'y a point de texte formel qui autorise la révision à main armée des décisions judiciaires par le pouvoir exécutif, et la force des choses ne peut être invoquée en faveur du pouvoir exécutif pour lui conférer ce contrôle exorbitant.

Si le système préconisé ici par l'honorable M. Pirmez était vrai, le pouvoir exécutif pourrait toujours se dispenser de mettre à exécution les actes de l'autorité judiciaire ; la disposition constitutionnelle qui a prescrit impérieusement l'exécution au nom du Roi des arrêts et jugements, serait suspendue, elle le serait par le moyen le plus déplorable, par la force. Nous nous trouverions alors à la fois en plein despotisme et en pleine anarchie. L'honorable M. Kervyn disait hier : Prenons garde aux conséquences extrêmes ; laisser le pouvoir exécutif empiéter sur le pouvoir judiciaire, c'est marcher au despotisme ; laisser le pouvoir judiciaire empiéter sur le pouvoir exécutif, c'est aller à l'anarchie. Je regrette de devoir dire que la solution présentée par le gouvernement renferme ces deux conséquences.

Elle mènerait, si elle était destinée à former doctrine, elle mènerait à la fois à l'anarchie et au despotisme.

Cependant, dit-on, le pouvoir judiciaire ne peut pas autoriser la saisie d'objets indispensables à la défense du pays. Cette raison, formulée ainsi, pourrait plutôt passer pour une raison d'utilité que pour une raison de droit.

Par conséquent, au point de vue où la thèse se présente, elle aurait une importance assez médiocre. Mais une raison de droit plus générale a été mise en avant ; le domaine de l'Etat est insaisissable et les objets qu'il s'agissait de mettre sous le scellé appartiennent au domaine de l'Etat.

Que le domaine de l'Etat soit insaisissable, cela est incontestable dans certaines limites. En général, la saisie est un moyen d'exécution pour arriver à une aliénation forcée ; le domaine de l'Etat est inaliénable en l'absence de certaines formalités rigoureuses ; il ne peut généralement en être disposé si ce n'est en vertu d'une décision législative.

Est-il question ici d'arriver à une aliénation ?

Il ne s'agit de rien de pareil ; il s'agit de constatation, de description, des mesures d'instruction ; c'est un élément de conviction que les juges voulaient se procurer ; le pouvoir exécutif peut-il refuser de les mettre à même d'accomplir leur mission ?

La question est toute autre que l'a dit l'honorable M. Pirmez.

L'Etat pas plus que tout autre justiciable ne peut se dispenser de mettre à la disposition des magistrats les éléments qui peuvent servir à former leur conviction.

L'honorable M. Pirmez prétend que la prohibition d'aliénation n'est pour rien dans le caractère d'insaisissabilité attribué au domaine de l'Etat. (Interruption.)

Vous avez toujours prétendu que la grande raison de cette insaisissabilité, la seule même d'après vous, c'est que l'Etat ne peut pas être exécutant et exécuté ; selon vous, il s'établit une sorte de confusion entre la créance d'exécution et la dette d'exécution, confusion qui ferait disparaître la dette. (Interruption.)

Telle est la raison produite par l'honorable membre. Ce n'en est pas une.

L'honorable membre perd de vue la distinction sur laquelle le ministre de la justice assoit son argumentation ; l'Etat, être moral, propriétaire, ayant des contestations à subir quant à ses droits civils, étant pour ces contestations justiciable des tribunaux, n'est pas la même personnalité que l'Etat présidant aux intérêts du pays, que le pouvoir exécutif non justiciable. Dès lors les éléments d'analogie avec la confusion manquent, et la raison donnée par l'honorable membre disparaît.

Suivant l'honorable membre, ce ne peut pas être l'inaliénabilité du domaine de l'Etat qui serait la cause de l'insaisissabilité du même domaine. Vous ne pourriez pas, dit-il, saisir la monnaie qui est dans les coffres de l'Etat, quoique cette monnaie soit parfaitement aliénable. Or l'honorable membre joue sur le mot « aliénable ».

La monnaie qui se trouve à la disposition de l'Etat fait partie du domaine de l'Etat. La monnaie qui arrive dans les coffres de l'Etat d'une manière quelconque ne peut être dépensée, aliénée, que conformément aux décisions des Chambres portant sur les budgets ou sur des crédits alloués en dehors des budgets.

Toutes les aliénations sont ainsi, en définitive, autorisées par la législature. La monnaie qui se trouve dans les coffres de l'Etat est donc aussi inaliénable en dehors de l'intervention de la législature, que toute autre partie du domaine de l'Etat.

Mais une circonstance qu'on a perdue de vue, qui avait cependant une grande importance pour la solution de la discussion actuelle, c'est que la question des droits du domaine de l'Etat était précisément en contestation.

Il s'agissait de savoir si l'Etat, en fabriquant des projectiles, usait d'un procédé dont il était en possession légitime, ou s'il se livrait à ces opérations par suite de l'usurpation d'un procédé qui était la propriété d'un particulier. C'est bien là une question de droit civil.

Ici encore donc vous faites une nouvelle pétition de principe, vous résolvez la question par la question. On a peu insisté sur ce que l'Etat fabriquant pour la sûreté du pays et non pas pour vendre, ses produits n'auraient pas été en contravention à la loi du 2i mai 1854.

C'est une interprétation soutenable ; elle se rapporte à l'étendue du droit civil que la loi a voulu assurer à l'inventeur. C'est une interprétation sur laquelle les tribunaux auraient pu statuer encore une fois, mais dont la force armée n'avait pas qualité pour assurer le triomphe.

Je crois avoir rencontré les différentes raisons produites tant par M. le ministre de la justice que par l'honorable M. Pirmez ; après les avoir rencontrées et discutées sans aucune passion, après un examen impartial et calme de l'acte accompli à la fonderie de canons, j'y vois toujours un acte violent, profondément regrettable et tout à fait illégal.

J'ai voté précédemment pour le budget de la guerre, je n'entends pas entrer dans la voie d'une opposition systématique à ce budget. Ce n'est pas que je sois partisan en principe des armées permanentes ; mais comme beaucoup de membres de cette Chambre, je courbe la tête devant de tristes nécessités qui nous imposent le maintien d'institutions que je n'aime pas. Je considère comme bien éloigné l'avenir où il sera possible de songer à leur suppression. Peut-être ne sera-t-il point vu même par les plus jeunes membres de cette assemblée. Je ne veux donc pas faire, je le répète, d'opposition systématique au budget de la guerre. Mais cette année il me fournit l'occasion de protester contre un acte de violence que je déplore. Je formulerai ma protestation dans un vote négatif.

M. Ch. Lebeau. - Messieurs, la question qui se débat est extrêmement grave et par les principes qui sont en jeu et par les conséquences que la solution peut avoir.

Au point où en est arrivée la discussion, je n'ai pas la prétention d'arriver avec des arguments bien neufs. Tout a été dit en faveur de l'un et de l'autre système. Cependant je crois devoir émettre mon opinion et dire quelques mots pour la justifier.

Je n'hésite pas à le déclarer, je partage l'opinion soutenue en cette circonstance par le gouvernement. Je crois qu'en agissant comme il l'a fait, il a non seulement accompli un devoir, mais qu'il aurait manqué aux prescriptions de la loi s'il avait agi autrement.

II est un point que je suis heureux de pouvoir écarter ici du débat. On avait prétendu tout d'abord qu'on avait manqué d'égards et de procédés envers un magistrat de l'ordre judiciaire, envers un juge de paix, disait-on, chargé de procéder à l'exécution d'une ordonnance de justice.

Messieurs, en présence des explications si réelles, si catégoriques sur les faits qui ont été données par M. le ministre de la guerre, je crois que nous devons être tous d'accord, qu'il n'y a pas eu, de la part de l'autorité militaire, manque d'égards envers un membre de l'ordre judiciaire.

On a dit qu'on avait croisé la baïonnette contre un juge de paix. Eh bien, le procès-verbal de l'huissier, dont on vous a donné lecture, constate précisément le contraire.

Il y a un fait péremptoire : c'est que le juge de paix n'avait là aucune espèce de rôle actif. Son rôle était simplement passif. Il était requis conformément à l'article 10 de la loi sur les brevets et à l'article 587 du code de procédure, pour être présent à l'ouverture des portes de l'établissement militaire, et nous voyons en effet que le procès-verbal de l'huissier constate que c'est lui, huissier, qui a seul parlé, qui a seul agi. C'est le seul qui s'est mis en relation avec les employés de la fonderie de canons ; le juge de paix n'avait rien à faire.

(page 496) En effet, l’article 10 de la loi du 24 mai 1834 sur les brevets d'invention dit : « Si les portes sont fermées ou si l'ouverture en est refusée, il sera procédé, conformément à l'article 587 du Code de procédure. »

Et l'article 587 du Code de procédure porte : « Si les portes sont fermées ou si l'ouverture en est refusée, l'huissier pourra établir un gardien aux portes pour empêcher le divertissement ; il se retirera sur-le-champ sans assignation, devant le juge de paix, ou, à son défaut, devant le commissaire de police, et dans les communes où il n'y en a pas, devant le bourgmestre, et à son défaut, devant l'échevin, en présence desquels l'ouverture des portes, même celle des meubles fermants, sera faite, au fur et à mesure de la saisie. L'officier qui se transportera, ne dressera point de procès-verbal ; mais il signera celui de l'huissier, lequel ne pourra dresser du tout qu'un seul et même procès-verbal. »

Ainsi, messieurs, comme je l'ai dit, le rôle du juge de paix, dans cette circonstance, était un rôle purement passif. Il devait être présent à l'ouverture des portes dont on refusait l'entrée. Et cela se comprend ; il était là pour attester qu'on ne procédait pas violemment et contrairement à une disposition de la loi. On requiert le juge de paix comme on requiert le commissaire de police pour entrer dans une maison. Mais ce n'est pas lui qui requiert l'ouverture des portes ; ce sont les personnes qui sont porteurs du mandement de justice, c'est l'huissier qui instrumente.

Je dis donc qu'il n'y a pas eu et il ne pouvait pas y avoir en cette circonstance un manque d'égards envers un magistrat de l'ordre judiciaire. S'il en avait été autrement, j'aurais été le premier à protester.

Messieurs, ce qui nous fait encore supposer qu'il en est ainsi, c'est le silence gardé par le juge de paix lui-même. Le juge de paix ne s'est plaint à aucune autorité qu'on lui aurait manqué d'égards, et certes nous ne pouvons pas être plus susceptibles que lui. Nous ne pouvons pas supposer que le juge de paix se serait laissé manquer d'égards sans adresser une plainte ou un procès-verbal à l'autorité supérieure. Conséquemment, le silence gardé par le juge de paix, la position qu'il avait lorsqu'il a été requis, le procès-verbal dressé par l'huissier nous prouvent à la dernière évidence qu'il n'y a pas eu, qu'il ne pouvait y avoir le moindre manque d'égards envers un magistrat de l'ordre judiciaire. Je prouverai du reste que le juge de paix n'était pas là comme magistrat de l'ordre judiciaire, mais simplement comme officier de police judiciaire.

Maintenant j'aborde le fond.

Le gouvernement avait-il le droit d'agir comme il l'a fait ? Voyons comment on a procédé.

Un particulier, breveté pour des projectiles de guerre, prétend qu'on contrefait ces projectiles dans un établissement militaire de l'Etat. Il présente requête au président du tribunal pour obtenir l'autorisation de pénétrer dans l'établissement, à l'effet d'y décrire les objets que l'on y fabriquait, et d'opérer une saisie de quelques-uns. Le président du tribunal l'autorise à procéder ou à faire procéder par des experts à la description et même à saisir certains projectiles.

Muni de cette ordonnance, il se présente à l'établissement militaire. Mais cet établissement est confié à la force armée. La force armée répond qu'ensuite des instructions qu'elle a reçues, elle ne permettra pas l'entrée de l'établissement, si ce n'est sur la permission du ministre de la guerre.

On requiert le juge de paix comme on aurait pu requérir à son défaut le commissaire de police ou le bourgmestre ou son échevin pour être présent à l'ouverture des portes. L'ouverture des portes est positivement refusée.

L'huissier ou le requérant veut requérir la force publique. Car c'est le requérant lui-même, c'est le breveté qui, le premier, parle d'employer la force publique, et c'est en réponse à cette menace que l'autorité répond : Eh bien, je repousserai la force par la force, la violence par la violence.

Le gouvernement, messieurs, représenté par ses agents, était-il dans son droit ? On prétend que non.

Et d'abord on dit : Vous établissez un conflit entre l'autorité judiciaire et le pouvoir exécutif.

Messieurs, évidemment il n'y avait pas là de conflit entre l'autorité judiciaire et le pouvoir exécutif. Cela vous a été démontré hier par mon honorable collègue et ami M. Pirmez, avec son talent habituel, et je crois qu'il est resté évident pour tous que réellement il n'y avait de part et d'autre que menace d'employer la force publique ; or, la force publique étant sous l'autorité exclusive du pouvoir exécutif, il en résulte que le pouvoir judiciaire n'avait pas à intervenir dans l'exécution de l'ordonnance.

C'était le pouvoir exécutif, représenté par ses agents, qui devait intervenir pour prêter main forte pour cette exécution.

Lorsque nous voyons, par exemple, le juge de paix requis comme dans le cas de l'article 587 du Code de procédure civile, dont je vous ai donné lecture, ce n'est pas pour juger, ce n'est pas comme pouvoir judiciaire, c'est comme officier de police judiciaire, c'est-à-dire, comme un agent dépositaire de la force publique. Donc, il ne pouvait y avoir de conflit entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif.

Mais on prétend qu'il y aurait un conflit moral entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif ; qu'il y avait une décision à l'exécution de laquelle le pouvoir exécutif résistait. Or, il s'agit de savoir si cette décision était, oui ou non, légale.

Il s'agit de savoir si cette décision est valable et si le pouvoir exécutif est forcé, dans ce cas, de l'exécuter ; il s'agit de savoir si les décisions du pouvoir judiciaire sont exécutoires contre le pouvoir exécutif alors surtout qu'elles sont radicalement nulles comme contraires à des dispositions de lois d'intérêt public.

Eh bien, messieurs, cette thèse vous a été développée par l'honorable ministre de la justice, et je ne puis que me rallier à ce qu'il a dit à cet égard.

Sous l'empire, messieurs, de nos institutions actuelles comme sous l'empire des institutions qui les ont précédées, le commandement de l'armée appartient au chef du pouvoir exécutif.

C'est à ce même pouvoir que l'on a confié la garde et la conservation des établissements militaires et de tout ce qui concerne la défense du pays.

D'après nos institutions les pouvoirs sont indépendants l'un de l'autre. Leurs attributions sont fixées par la Constitution, de telle sorte que les conflits ne sont guère possibles.

Le pouvoir législatif fait la loi, le pouvoir exécutif la fait exécuter et le pouvoir judiciaire l'applique ; or, comme c'est au pouvoir exécutif que sont confiées la garde et la conservation des établissements militaires, on se demande comment le pouvoir judiciaire aurait le droit d'intervenir légalement dans les attributions du pouvoir exécutif. Est-ce que le pouvoir judiciaire pourrait juger les actes du pouvoir exécutif agissant en cette qualité ? Evidemment non.

Notez bien, messieurs, qu'il faut soigneusement distinguer le pouvoir exécutif de l'Etat proprement dit.

Or, je le répète, les tribunaux ne pourraient évidemment pas juger les actes du pouvoir exécutif comme pouvoir, ils ne pourraient pas intervenir dans ses attributions, ils ne pourraient pas décider, par exemple, de l'organisation de l'armée.

Ils ne pourraient pas non plus rendre de décisions concernant la police des établissements militaires. Toutes ces décisions du pouvoir judiciaire seraient radicalement nulles. Le pouvoir judiciaire sortirait de ses attributions et on aurait beau mettre au bas des ordonnances que le pouvoir exécutif est chargé de les exécuter, ce pouvoir résisterait à cette exécution.

Il ne faut donc pas, messieurs, confondre l'Etat et le pouvoir exécutif : l'Etat est justiciable des tribunaux pour tout ce qui concerne ses propriétés, pour tout ce qui concerne ses droits civils ; l'Etat c'est la communauté des intérêts de la nation, mais le pouvoir exécutif est tout autre : c'est un des trois pouvoirs de la nation et ce pouvoir est confié au Roi, qui ne peut rien faire sans le concours des ministres.

Mais il ne s'agit pas ici de l'Etat. On nous dit bien que l'Etat fabrique des projectiles de guerre comme pourrait le faire un particulier, qu'il fabrique même des pièces pour l'étranger.

Eh bien, messieurs, je comprends cela, et que quand il fabrique pour le compte d'un tiers, on vienne prétendre qu'il fait un acte civil absolument comme un industriel ordinaire, et que dans ce cas il soit justiciable des tribunaux civils pour ces actes ; mais quand il fabrique, comme pouvoir exécutif à l'effet de pourvoir à la défense du pays, évidemment il n'agit plus qu'à titre d'autorité gouvernementale et dans l'ordre de ses attributions, et alors il ne peut être justiciable des tribunaux.

Mais, dit-on, le gouvernement a été signifié de l'ordonnance, et si la signification est nulle, le pouvoir ne peut pas se faire justice lui-même en considérant la signification comme nulle et non avenue.

Notez, messieurs, qu'il faut faire une distinction entre les cas où une signification est entachée d'un vice de forme et le cas où il y a absence complète de formes essentielles, et c'est ici le cas ; on n'a pas signifié l'Etat là où il doit être signifié, on l'a signifié à un établissement secondaire où personne n'a qualité pour recevoir la copie, tandis que la loi indique les lieux où la signification doit lui être faite.

Ainsi, par exemple, si on veut assigner l'Etat pour une propriété située en province, il faut l'assigner dans la personne du gouverneur de la province où la propriété se trouve.

(page 497) Dans les autres cas, on l'assignera en la personne du ministre, mais jamais, messieurs, on n'ira assigner l'Etat dans la personne du chef d'un établissement secondaire, qui n'a aucune qualité pour recevoir l'assignation.

Il n'y a donc pas ici un vice de forme dans la signification, mais il y a absence complète de signification. C'est absolument comme si on avait signifié au domicile d'un voisin hors des cas prévus par la loi.

On prétend, messieurs, que l'ordonnance du président était conçue en termes tels qu'elle permettait au requérant, au breveté et aux experts qui avaient été nommés, de s'introduire dans l'établissement militaire. Messieurs, je n'ai pas cette ordonnance sous les yeux, mais lors même qu'elle serait conçue en termes tels qu'on pût supposer que réellement le président eût autorisé la description et la saisie à faire dans l’établissement, je dis que dans ce cas même on ne pouvait ni opérer la description ni faire la saisie alors que le gouvernement s'y opposait.

En effet, messieurs, on a invoqué de part et d'autre l'article 68 du décret du 24 décembre 1811, on a dit qu'aux termes de cet article il était permis de s'introduire dans l'établissement lorsqu'il y avait un délit.

Seulement, ajoute-t-on, il faut s'adresser au commandant d'armes, et le commandant d'armes est tenu de prendre les mesures nécessaires pour faciliter l'entrée de l'établissement.

Eh bien, messieurs, il suffit de lire l'article qu'on invoque pour être convaincu qu'il n'en est rien. Cet article qui, d'abord, n'est applicable qu'aux délits, consacre en principe qu'on ne peut pas s'introduire dans l'établissement militaire ; quand il permet de s'introduire dans l'établissement, c'est l'exception et pour tomber dans l'exception que faut-il ? Il faut qu'il y ait délit et s'adresser au commandant. Or, s'est-on adressé au commandant ? Et, en admettant qu'on se soit adressé au commandant, si le commandant ne veut pas agir, que faire ? Avez-vous le droit de vous introduire de force dans l'établissement, avez-vous le droit de nous mettre au lieu et place du commandant et de remplir ses fonctions ? Evidemment non.

Ainsi donc, messieurs, alors même que le président aurait autorisé le requérant à s'introduire dans l'établissement, pour y faire la description et à y opérer la saisie de projectiles, c'était évidemment à la condition de se conformer à la loi, si toutefois la loi était encore applicable à ce cas-là.

Ainsi, pour se conformer à la loi, qui n'est applicable qu'en cas de délit, et nullement au cas où il s'agit de quasi-délits ou d'intérêts purement civils, c'est au commandant que l'on devait s'adresser ; c'est le commandant seul qui doit prendre les mesures.

Mais si le commandant ne prend pas des mesures, on ne pouvait pas se substituer à sa place, car ce serait, eu quelque sorte, usurper ses fonctions que de vouloir s'introduire dans un établissement, malgré son refus ou son inaction.

En présence donc des dispositions de la loi de 1791 et du décret du 24 décembre 1811, il est impossible de soutenir que l'huissier avait le droit de s'introduire dans l'établissement.

Je ne parle pas du juge de paix ; il n'est intervenu en rien ; il n'a joué qu'un rôle passif ; c'est l'huissier qui a voulu s'introduire dans l'établissement dont on lui refusait l'entrée, et qui voulait faire usage de la force publique qu'on a répondu qu'on le repousserait aussi par la force.

Or, je le répète, en présence de la loi de 1791 et du décret de 1811, il est évident que l'huissier, pas plus que le breveté, pas plus que les experts, n'avait le droit, sans la permission du commandant ou plutôt du ministre de la guerre, puisqu'il n'y avait pas de délit à constater, de s'introduire dans l'établissement militaire, et dès l'instant que le commandant se refusait à laisser entrer, personne ne pouvait donner la permission, si ce n'est l'autorité supérieure.

Messieurs, je viens de prouver que l'ordonnance du président était nulle et inexécutable ; que l'exécution ne pouvait en avoir lieu légalement puisqu'elle est contraire aux dispositions formelles d'une loi qui défend de s'introduire dans un établissement militaire, sans permission expresse.

Pour justifier les mesures prises par le président, relatives à la description et à la saisie, si elle a été ordonnée, on invoque la loi sur les brevets.

Mais la loi sur les brevets n'a pas entendu rendre saisissable ce que la législation générale défend de saisir.

Or les propriétés de l'Etat, en général, sont insaisissables, mais celles qui sont spécialement affectées à un service public, le sont à plus forte raison.

Comment ! la législature a affecté une chose à un service public, et l'on prétendra que le pouvoir judiciaire a le droit d'en ordonner ou d'en permettre la saisie ? Ainsi il pourrait ordonner la saisie, par exemple, de tout le matériel de guerre ? Evidemment cela est inadmissible.

Mais, a-t-on dit, qu'est-ce que cela faisait de laisser saisir deux ou trois projectiles ?

Il est à remarquer que la question n'est pas de savoir s'il y avait grand danger à laisser saisir deux ou trois projectiles ; mais que la question est de savoir si en principe on peut admettre qu'il est permis de saisir des projectiles de guerre destinés à la défense du pays. Car si on peut saisir un projectile, on a le droit de faire saisir tout le matériel de guerre. Personne ne peut soutenir sérieusement une pareille thèse.

Maintenant, quant à la description, elle est également nulle et dangereuse ; si on laissait faire par un tiers la description d'un objet qui se fabrique pour la défense nationale, ce serait exposer peut-être le pays à un préjudice irréparable.

Ainsi, sous prétexte, par exemple, que des personnes ont des brevets pour la fabrication de projectiles de guerre, elles iront s'introduire dans tous les arsenaux militaires, dans la fonderie de canons ; et elles iront décrire dans un procès-verbal d'huissier tous les procédés au moyen desquels on fabrique ces objets ; mais quand on aura ce procès-verbal, on connaîtra le secret de la fabrication, on pourra même le publier ; et que devient alors ce secret ? Et quel est le sort de la défense nationale ?

Le système que l'on a soutenu ici nous conduit directement là : c'est que s'il est permis de faire une description des objets que le gouvernement, comme pouvoir exécutif, fait fabriquer pour la défense nationale dont il est chargé, on porte évidemment par là un préjudice grave et peut-être irréparable à la défense du pays.

Je ne puis pas admettre un pareil système.

Mais, messieurs, on pourrait même prétendre que la loi sur les brevets n'est pas applicable dans ce cas. Je comprends qu'on puisse soutenir que le gouvernement, quand il fabrique pour des particuliers, fasse un acte de la vie civile, et que dans ce cas la loi sur les brevets lui soit applicable ; mais quand le gouvernement agit comme pouvoir exécutif, qu'il fabrique, en cette qualité des objets pour l'armée nationale, il ne peut tomber sous l'application de la loi sur les brevets.

Voyons en effet à quelles conséquences on arriverait si l'on admettait le système contraire.

Je suppose qu'on ait accordé à des particuliers divers brevets pour des armes et des projectiles de guerre, alors que le gouvernement fabriquait déjà les mêmes projectiles depuis plusieurs années, antérieurement à l'octroi des brevets, ce qui aurait lieu, d'après ce que nous a dit M. le ministre de la guerre, eh bien, vous mettriez le gouvernement dans l'impossibilité de continuer sa fabrication et de faire annuler les brevets, comme je vais vous le démontrer, la loi sur les brevets à la main.

L'art. 24 de la loi sur les brevets d'invention porte notamment ce qui suit :

« Le brevet sera déclaré nul par les tribunaux pour les causes suivantes :

« a. Lorsqu'il sera prouvé que l'objet breveté a été employé, mis en œuvre ou exploité par un tiers, dans le royaume, dans un but commercial... »

Mais si le gouvernement, antérieurement au brevet, avait fabriqué des projectiles pour la défense nationale et non dans un but commercial, il ne pourrait faire annuler le brevet.

Maintenant pourrait-il continuer la fabrication ?

L'article 4 de la loi le lui défendrait.

Le gouvernement se trouverait donc dans une singulière position : il ne pourrait pas faire annuler le brevet, parce qu'antérieurement au brevet, il n'a pas fabriqué dans un but commercial, mais seulement pour les besoins de l'armée, et d'un autre côté, il ne pourrait continuer à fabriquer, parce qu'il y aurait un brevet. Mais alors que devient l'intérêt public ? que devient l'intérêt de la défense nationale ?

On pourrait soutenir que la loi sur les brevets n'est pas applicable au gouvernement, quand il agit comme pouvoir exécutif, en fabriquant des projectiles pour l'armée, mais que cette loi est seulement applicable aux citoyens, et tout au plus à l'Etat, quand il fabrique pour des tiers.

J'estime donc que dans cette affaire aucun reproche sérieux ne peut être fait au gouvernement, et je suis persuadé que mon opinion sera partagée par la majorité de l'assemblée.

MpVµ. - M. Goblet est inscrit pour la troisième fois. La Chambre veut-elle lui accorder la parole ?

- De toutes parts. - Oui ! oui !

MpVµ. - M. Goblet a la parole.

M. Gobletµ. - Messieurs, je ne comptais nullement demander de nouveau la parole dans la discussion générale, si je n'y avais été en quelque sorte provoqué par l'énumération que l'honorable général Chazal a faite des griefs nouveaux qu'il a trouvés dans mon discours de vendredi.

Je n'ai pas cru, messieurs, devoir demander la parole pour un fait (page 498) personnel, mais je pense que la Chambre ne trouvera pas trop longues les quelques observations que je vais vous soumettre.

Après quatre jours de méditation pour trouver l'objet d'une seconde réponse, l'honorable général Chazal a découvert que j'avais blessé des officiers dans leur honneur et blâmé ce qui ne pouvait être que l'accomplissement de leur devoir.

Messieurs, je repousse cette accusation de toutes mes forces. Elle est sans fondement. Elle est si bien sans fondement que quand j'ai prononcé mon premier discours, l'honorable général Chazal n'y a rien vu de choquant pour ces officiers honorables.

L'honorable général Chazal est bien difficile à satisfaire.

Si je m'en prends à des actes, posés uniquement par lui, ce sont des attaques personnelles. Si je relate des faits ou des actes posés par des inférieurs et dont je lui fais assumer, je vous l'assure, toute la responsabilité, j'attaque personnellement ses inférieurs.

Jamais, messieurs, il ne m'est venu à l'idée, pas plus qu'à l'honorable M. Guillery qui le démontrait si bien hier, d'incriminer en quoi que ce soit la conduite d'un officier quand il a agi par ordre d'un supérieur qui se trouve devant moi et qui a à répondre, en face du pays et de la Chambre, des actes posés par ses inférieurs.

J'ai relaté un fait dont la responsabilité tout entière remonte au ministre. Ceux qui l'ont accompli n'ont fait que leur devoir.

D'après le système de discipline établi par l'honorable général Chazal, il n'y a surtout pas le moindre reproche à adresser à ces militaires. Ils étaient parfaitement dans leur rôle.

Je n'ai jamais dit autre chose.

Mais, messieurs, le fait que j'ai attaqué et d'où j'ai tiré la conclusion que l'art.icle94 de la Constitution était violé, ce fait, l'honorable général Chazal, en cherchant à le justifier, l'a rendu, me semble-t-il, plus grave encore.

C'est un singulier système d'arguments que celui qui est employé par M. le ministre de la guerre.

Lorsqu'il viole la loi de comptabilité, lorsqu'il viole une disposition constitutionnelle, il ne cherche pas à se disculper de la violation qu'il a commise, mais il cherche la justification de sa conduite dans les conséquences du fait qu'il a posé ou dans les nécessités de position où il se trouvait.

Mais, messieurs, c'est mettre en action l'adage fameux : La fin justifie les moyens.

Avec ce système, on peut aller loin. Avec ce système, quelque consciencieux que l'on soit, on met son opinion personnelle au-dessus des règlements, au-dessus des lois, au-dessus de la Constitution.

Que dit la Constitution dans cette occurrence ? Elle dit d'une manière formelle, positive, article 94 :

« Il ne peut être créé de commissions ni de tribunaux extraordinaires sous quelque dénomination que ce soit. »

II est évident que si l'autorité a le pouvoir de créer des tribunaux et des commissions extraordinaires, en créant de nouveaux délits, comme on le fait tous les jours, on en arrivera à créer des tribunaux et des commissaires qui chercheront à appliquer ce qu'ils nomment la justice selon le bon plaisir de ceux qui les auraient créés.

La Constitution, messieurs, a parfaitement prévu les dangers de ces tribunaux extraordinaires, parce qu'il n'y a pas de limites à des créations pareilles.

Dans tous les cas, il existe un pouvoir judiciaire constitué dans des conditions telles, que l'Etat aussi bien que les particuliers doit y recourir. Vous devez donc l'admettre tel qu'il est et vous ne pouvez vous attribuer le droit de le modifier arbitrairement.

Un délit nouveau est inventé. C'est la divulgation du secret d'Etat, de la raison d'Etat.

Voilà, messieurs, des mots que l'on entend aujourd'hui répéter à chaque instant. Mais c'était pour la raison d'Etat qu'on enfermait les gens à la Bastille ! et je croyais qu'il n'y avait plus de raison d'Etat, depuis 1789. Je croyais qu'il pouvait y avoir des intérêts de gouvernement, mais des raisons d'Etat, des secrets d'Etat, je n'en admets pas, et je n'en admettrai plus, parce que si vous avez pour excuses acceptées les raisons d'Etat et les droits qui. en résulteraient pour vous, gouvernement, vos pouvoirs n'auront plus de limites.

Messieurs, je n'entrerai pas dans la discussion juridique de la conduite du gouvernement à l'établissement de la fonderie de canons de Liège. Pour moi, en dehors de cette question il y en a une autre ; c'est la question des procédés, de la manière dont ont agi les subalternes sous la responsabilité entière, intacte de M. le ministre de la guerre.

Cette manière d'agir, ces procédés n'ont été défendus dans cette enceinte que par l'honorable général Chazal.

Il a trouvé que tous ses inférieurs avaient parfaitement agi ; que pendant son absence il n'y avait pas eu la moindre infraction aux lois, pas le moindre oubli des procédés.

Il soutient que tout ce qui a été fait est bien fait et je m'étonne qu'à son retour du Midi il n'ait pas fait une proclamation dans laquelle il aurait dit : Soldats, vous avez bien fait ! Il est probable que nous verrons un de ces jours un arrêté royal accorder des rémunérations ou de l'avancement à ceux qui se sont opposés à l'exécution de la loi.

Il est un autre point encore, messieurs, dont je désire dire quelques mots.

J'ai cité l'autre jour l'introduction mise en tête du règlement de discipline militaire et j'ai dit que cette phrase inscrite dans ce règlement depuis 1850 était en opposition avec nos lois et avec l'esprit de la Constitution qui nous régit.

On m'a fait un crime de ce que j'avais avancé. On m'a dit : Sans discipline il n'y a pas d'armée possible ; il n'y a pas moyen d'entretenir une armée bien organisée si vous nous refusez le pouvoir exorbitant que nous demandons.

N'y avait-il donc pas d'armée avant que l'honorable général Chazal fût venu s'asseoir au banc ministériel ? N'y avait-il pas de discipline, n'y avait-il pas d'armée nationale avant 1850 ?

Quand je blâmais les termes du règlement de discipline de 1850, j'ajoutais que je blâmais surtout l'esprit absolutiste qui y règne, cette tendance à exclure de l'obéissance du soldat tout ce qui est relatif au respect des lois et de la raison.

Mais avant que le règlement de discipline eût été ainsi commenté et rédigé dans le sens réactionnaire qui plaît tant au général Chazal, il en existait un autre où la discipline n'était pas définie le moins du monde de la même façon et où l'on reconnaissait l'autorité de la loi et de la raison.

Les mots : « absolument passives » ne s'y trouvaient point. L'obéissance passive n'était pas absolue.

Je vais vous lire, messieurs, l'article 4 de ce règlement qui a régi l'armée jusqu'en 1850, pour vous pouver que ce que j'en ai dit est exact. Le titre de l'article est : « Caractère de l'obéissance et de l'autorité. »

Voilà bien la définition qui s'applique au règlement de discipline militaire et voici comment l'ancien règlement, sous l'empire duquel on pouvait avoir et l'on avait une très bonne armée, déterminait les devoirs de chacun.

Art. 4. « Le gouvernement veut que le supérieur trouve toujours dans l'inférieur une obéissance passive, et que tous les ordres donnés soient exécutés littéralement et sans retard ; mais en prescrivant ce genre d'obéissance, il entend que les ordres soient conformes à la loi ou fondés en raison, et il défend à tout supérieur, de quelque grade qu'il soit, de jamais se permettre envers ses subordonnés aucun propos tendant à les injurier. »

Cette phrase a disparu dans le nouveau règlement militaire. Je conçois, messieurs, qu'elle ait disparu, alors que nous avons entendu, dans cette enceinte, l'honorable général Chazal faire l'exposé de ses principes en matière de discipline.

Plus, a-t-il dit, il y a de liberté dans un pays, plus la discipline doit être forte dans l'armée. Eh bien, voyons, messieurs, les conséquences possibles sinon probables de cette doctrine.

C'est en 1850, vous le savez, que l'armée a été soumise au régime disciplinaire exceptionnel qui la régit encore aujourd'hui.

En 1848, le cens électoral a été abaissé à sa dernière limite ; des libertés nouvelles ont été accordées à la nation.

Il fallait donc, suivant la théorie de l'honorable général Chazal, que la discipline dans l'armée fût renforcée ; et en effet, deux ans après apparaît le règlement nouveau. N'y a-t-il là qu'une coïncidence fortuite ? Je l'ignore ; mais si nous continuons à marcher dans la voie du progrès et des libertés publiques, ne désespérons pas, dans le cas où l'honorable général Chazal est encore au pouvoir, de voir introduire dans l'armée la discipline russe ou autrichienne.

J'ai prétendu, messieurs, qu'un tel état de choses est manifestement contraire à nos institutions ; j'ai dit que les tendances de l'autorité militaire actuelle surtout sont hostiles au développement et au maintien de nos libertés. Je soutiens plus que jamais que cette assertion est fondée et sous aucun rapport, on ne l'a réfutée jusqu'à présent d'une manière satisfaisante.

M. B. Dumortier. - Messieurs, j'ai eu souvent occasion, dans ma vie politique, d'attaquer et de combattre les actions du pouvoir. Mais aussi, quand il m'est donné de le soutenir, c'est pour moi un véritable bonheur ; et je le fais avec d'autant plus de plaisir aujourd'hui qu'il s'agit ici d'une question qui, à mes yeux, est au-dessus de toutes les questions de parti.

(page 490) Il s'agit ici de la division des pouvoirs, des attributions respectives des pouvoirs ; en un mot, de l'essence de la Constitution, et en présente de questions de cette importance, celles de parti doivent disparaître.

Je ne prétends cependant pas, messieurs, justifier le gouvernement à raison des faits qui se sont passés à Liège. Sous ce rapport, je partage l'opinion de plusieurs des orateurs qui m'ont précédé à cette tribune, et je dois dire que ce que je regrette surtout, c'est que, lorsque le gouvernement a cru ne pas devoir obtempérer à l'ordre du pouvoir judiciaire, il n'ait pas pris cette mesure de précaution de défendre d'abord à la gendarmerie d'y obtempérer.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - J'expliquerai cela parfaitement demain.

M. B. Dumortier. - Bien ; je vous aurai fourni l'occasion de vous expliquer et je crois que vous devez m'en savoir gré.

C'est un fait très regrettable de voir la gendarmerie se présenter, fusils chargés, pour remplir sa mission contre la troupe qui, elle aussi, a ses armes chargées ; son intervention dans de pareilles conditions aurait pu amener un conflit épouvantable.

J'aurais donc voulu que le gouvernement, le jour où il avait résolu de ne point obtempérer à l'ordre de l'autorité judiciaire (et dans mon opinion il a bien fait) donnât avant tout à la gendarmerie l'ordre de s'abstenir de son côté.

Quant au fond, je partage complètement l'opinion qui a dirigé le gouvernement dans ces circonstances.

En effet, pour moi, la question n'est pas de savoir s'il y avait, oui ou non, autorisation d'entrer dans une forteresse, dans un magasin de fabrication d'armes à feu, la question, je la place sur un terrain plus élevé.

Je me demande si le pouvoir judiciaire peut donner à des tiers la faculté de découvrir les secrets de l'Etat, et si un tel arrêt est obligatoire.

Voilà, pour moi, toute la question ; elle n'est pas ailleurs.

De quoi s'agit-il, en effet ? Il s'agit d'une autorisation de décrire et de saisir des boulets de canon de construction nouvelle qui font partie d'un système de défense nationale au sujet duquel M. le ministre de la guerre a voulu rester dans le secret le plus profond envers la représentation nationale ; secret que la représentation nationale elle-même a respecté.

Or, je le demande, dans une pareille situation est-il loisible à un juge de venir, le lendemain du jour où la représentation nationale a donné cette preuve éclatante de déférence pour un secret d'Etat, livrer ce secret à un tiers et lui fournir ainsi le moyen d'exploiter peut-être ce secret au profit de l'étranger ?

Voilà toute la question. Eh bien, je n'hésite pas à dire que, dans un pareil cas, le juge n'a pas une telle faculté ; je dis que le gouvernement est dans son droit quand il résiste et qu'il manquerait à son devoir s'il ne le faisait pas.

Supposons, messieurs, pour faire mieux saisir ma pensée, qu'au lieu d'ordonner la description et la saisie de certains projectiles de guerre, le juge eût ordonné d'aller dans les bureaux du département de la guerre saisir les mémoires et les descriptions concernant les projectiles, documents qui se trouvent nécessairement dans les archives du ministère de la guerre ?

Est-il un seul d'entre vous, messieurs, qui eût approuvé une telle ordonnance, émanant de n'importe quelle autorité judiciaire et fût-elle même passée en force de chose jugée ? Eh bien, voilà cependant à quoi se réduit la question qui nous occupe.

Le juge autorise un particulier à faire la description d'un objet que le gouvernement considère comme un secret d'Etat, comme un objet indispensable à la défense nationale ; par une simple ordonnance, le juge livre ce secret à un particulier. Le gouvernement, en pareil cas, devait se demander s'il pouvait, oui ou non, livrer ce secret.

Or, évidemment il ne le pouvait pas et dès lors, sa résistance était parfaitement légitime.

Messieurs, rien n'est plus scabreux que ces questions de conflits. Il est évident que si l'on prétend que le pouvoir exécutif doit se soumettre à tout ce que prescrit le pouvoir judiciaire, on arrive à cette conséquence que le pouvoir judiciaire exerce une véritable suprématie sur le pouvoir exécutif.

Dès lors, il n'existe plus de pouvoir législatif, il n'existe plus de représentation nationale ; il n'existe plus de pouvoir exécutif : le pouvoir judiciaire est au-dessus de tout ; la Constitution n'existe plus que de nom ; car toute la Constitution repose sur la division des pouvoirs, sur la pondération des pouvoirs, et le jour où l’un des pouvoirs peut dominer les autres, la Constitution n’existe plus.

Cette question n'est pas neuve d'ailleurs ; comme l'a rappelé M. le ministre de la justice, elle s'est produite déjà à l'occasion des toelagen. C'est la même question qui se représente aujourd'hui,

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Et avec beaucoup plus de force.

M. B. Dumortier. - Eh bien, il y a ici un critérium au moyen duquel vous pourrez apprécier quelle doit être la conduite des pouvoirs sur lesquels le pouvoir judiciaire a empiété. Pour cela il faut voir si la question dont il s'agit se rapporte à des actes de souveraineté ou à des actes réellement civils. Je l'ai dit dans une autre occasion, l'Etat a deux natures : il agit parfois comme particulier, et parfois en raison de sa puissance souveraine.

S'il agit comme particulier, s'il fait acte de citoyen, si, comme vient de le dire l'honorable M. Charles Lebeau, il fait des boulets pour les vendre, il est justiciable des tribunaux comme le dernier des particuliers. Mais si l'Etat agit on vertu de sa puissance souveraine, il n'est aucunement justiciable des tribunaux.

S'il use de son autorité souveraine comme représentant la nation, il est évident que l'Etat cesserait d'être Etat si l'on prétend que, même comme tel, il est justiciable des tribunaux, et dans ce cas, ce seraient les tribunaux qui constitueraient le pouvoir suprême de l'Etat, puisque leur compétence dominerait tous les pouvoirs. La division des pouvoirs cesserait d'exister, ce serait l'anarchie.

La question ainsi posée est avant tout une question de compétence entre les divers pouvoirs dont se compose l'Etat. L'honorable M. Guillery en parlant avant-hier a dit : « Ce que veut la Constitution, c'est que le pouvoir judiciaire détermine le droit de chacun. » Ce système serait la destruction de la Constitution. S'il était vrai que le pouvoir judiciaire détermine les droits des autres pouvoirs, il les dominerait tous ; ce serait en lui que résiderait la souveraineté.

Quand vous examinez la question constitutionnelle sous toutes ses faces, vous arrivez à cette conclusion que dans les gouvernements représentatifs, il y a un pouvoir supérieur à tous, c'est celui découlant de ce principe que tous les pouvoirs émanent de la souveraineté nationale représentée par le Parlement ; toutes les questions se résolvent en ceci, en une question de responsabilité ministérielle.

Le gouvernement croit qu'il ne peut pas accepter une mesure que le pouvoir judiciaire vient de prendre, il voit que sa responsabilité est en jeu, s'il livre le secret dont il est dépositaire, il est responsable de la trahison ; il est dans la nécessité de résister, il résiste au pouvoir judiciaire qui commande, c'est un acte de responsabilité ministérielle.

Le ministre se présente devant le parlement représentant la nation de qui émanent tous les pouvoirs, qui l'absout ou le condamne ; s'il le condamne, le ministre en subit les conséquences et l'affaire suit son cours ; s'il a bien fait, le parlement qui n'est pas le pouvoir législatif, mais bien la représentation de qui émanent tous les pouvoirs, l'absout, et le procès en reste là.

C'est une espèce de déclaration de carence, c'est un jugement qui n'a pas d'exécution, comme lorsque vous allez devant un tribunal et que vous obtenez un jugement contre un insolvable. J'attaque un individu qui me doit 10 mille fr., le tribunal le condamne, il n'a ni sou ni maille, on fait un procès-verbal de carence ; c'est un jugement qui ne s'exécute pas ; le pouvoir judiciaire n'est pas offensé, parce que le jugement dont il s'agit ne s'exécute pas ; il ne l'est pas plus que quand un jugement rendu contre un insolvable n'a pas pu recevoir d'exécution. En présentant ainsi la question, je me place sur un autre terrain que l'honorable M. Pirmez ; je ne puis pas admettre son système, que je regarde comme une pure subtilité, je n'admets pas que les faits signalés par lui proviennent de ce que le pouvoir de faire exécuter les sentences des tribunaux réside dans le greffier, et que celui-ci représente le pouvoir exécutif.

C'est une argumentation subtile, mais ce n'est pas là qu'est la question ; la question réside dans la division des pouvoirs qui finit par se résumer dans une question de responsabilité ministérielle, qui amène le ministre devant vous, et c'est à vous à résoudre définitivement la question. Je suppose, une comparaison s'il vous plaît pour faire comprendre combien serait grave l'admission du principe de l'obéissance absolue aux mandats de justice. Je suppose qu'un tribunal ordonne, malgré la Constitution, d'appréhender un membre dans le cours de la session, qu'il vienne des gens, flanqués de gendarmes, pour exécuter le mandat de justice, pour appréhender un de vos collègues, vous inclineriez-vous ? Non pas un seul ne le ferait, vous maintiendriez tous le droit que vous tenez de la Constitution, devant le tribunal ; vous ne vous inclineriez pas devant le jugement du tribunal qui resterait jugement, mais ne serait pas exécuté, comme dans i l'affaire des boulets de canon.

(page 500) C'est au moyen de la division des pouvoir» que vous arrivez à la solution de tous ces différends. Or, dans la division des pouvoirs il n’y a pas de pouvoir qui soit plus disposé à empiéter sur les autres que le pouvoir judiciaire ; inamovible, irresponsable, se recrutant lui-même, animé d'un esprit de corps, il a une propension à empiéter sur les autres pouvoirs.

Je viens de citer un cas que l'on dira impossible ; c'est, dira-t-on, un jugement que le pouvoir judiciaire ne se permettra pas ; mais n'avons-nous pas vu, dans l'affaire des toelagen, le pouvoir judiciaire condamner la Chambre à voter une dépense qu'elle avait neuf fois rejetée ?

En prononçant son jugement, le tribunal savait que la Chambre avait rejeté neuf fois la dépense, et que la loi où se trouvait sa décision avait été adoptée par le Sénat et sanctionnée par le Roi.

Malgré cela est intervenu un arrêt passé en force de chose jugée qui ordonnait à la Chambre de payer ce qu'elle avait refusé ; car on savait qu'un payement n'était pas possible sans un vote de la Chambre.

L'assemblée, aux deux tiers des voix, a décidé qu'elle ne ferait pas face à ce payement. Beaucoup de membres sont encore ici, M. Rogier et beaucoup d'autres, qui ont déclaré par leur vote qu'ils ne se soumettraient pas à un pareil jugement.

Ce qu'on a fait alors, c'est ce que le gouvernement fait aujourd'hui. Au fond le gouvernement avait parfaitement raison ; il est impossible qu'un jugement d'un tribunal livre à des tiers des secrets d'Etat, ce serait l'absorption de tous les pouvoirs par le pouvoir judiciaire, ce serait la ruine de la Constitution.

M. Nothombµ. - Messieurs, mon intention n'est pas de prolonger beaucoup ce débat qui, à mon sens, n'a peut-être déjà que trop duré. Il a trop duré parce qu'il dévoile et, si je puis m'exprimer ainsi, met à nu une des imperfections ou plutôt une des lacunes de notre système constitutionnel : l'antagonisme, sans que j'y entrevoie une bonne solution, de deux grands pouvoirs également indépendants.

Le problème qui est au fond redoutable problème, comme l'a bien qualifié hier mon honorable ami M. Kervyn, est de savoir comment on videra la lutte entre deux branches du pouvoir social dont l'action vient à se contrarier, à s'exclure mutuellement.

Jusqu'ici, à une exception près, cette question ne s'était agitée que dans le domaine de la théorie. Que n'y est-elle restée encore !

Aujourd'hui, depuis plusieurs jours, nous la discutons, nous y fouillons comme à plaisir. C'est trop, et je ne vois pas ce que le pays y peut gagner. Les détracteurs du régime constitutionnel ont trop souvent dit qu'il n'est qu'une fiction, que la pondération des pouvoirs n'y est qu'une décevante image, et qu'un jour vient, tôt ou tard, où la fiction se heurte à la réalité et où il faut que l'un des pouvoirs cède et s'efface devant l'autre. Ce moment est toujours critique. Y serions-nous ?

Aussi, messieurs, me serais-je abstenu de prendre part à la discussion, car plus j'ai examiné l'affaire qui nous occupe, prétexte de ce grave débat, plus je l'ai trouvée délicate, difficile et dangereuse, plus aussi je me sentais porté au silence. Je n'en serais pas sorti sans le discours que l'honorable M. Pirmez a prononcé dans la séance d'hier, ou à propos de l'affaire de la fonderie de canons de Liège, il a émis une théorie que je ne puis accepter ; je l'ai interrompu : ceci m'oblige à m'expliquer.

L'honorable membre nous a dit hier qu'il a fait une découverte qu'il a appelée lui-même surprenante, à savoir qu'il n'y aurait pas eu de conflit entre l'autorité judiciaire et le pouvoir exécutif.

On est revenu aujourd'hui sur ce point, et l'honorable M. Ch. Lebeau vient de répéter ce qu'avait dit son collègue de Charleroi.

Eh bien, je crois que ce n'est qu'un jeu de mots. Il y a eu conflit dans le véritable sens du mot, et ce qui le prouve, c'est l'émotion que le fait a produite dans tout le pays, émotion qui n'est pas calmée ; c'est la discussion qui a lieu ici depuis quatre jours ; c'est la proportion que tout le monde attribue à la difficulté.

Mais, dit-on, on s'est simplement opposé à des gendarmes, à un officier de police judiciaire. Ce n'est pas là résister à l'autorité judiciaire. Il n'y a donc pas de conflit vis-à-vis d'elle.

Mais il ne faut pas oublier que la résistance a été faite contre l'ordonnance du président, qui est bien un membre de l'ordre judiciaire. C'est à cette ordonnance bien ou mal fondée (je ne m'occupe pas de cette question), que le commandant militaire de la fonderie de canons s'est opposé ; c'est contre cette ordonnance du magistrat compétent pour la rendre, que le conflit s'est élevé.

Il y a donc bien conflit entre les deux pouvoirs : pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire, et véritablement, selon moi, la découverte de M. Pirmez n'en est pas une.

J'aborde la théorie qu'il a émise ; je tâcherai d'être très bref. L'honorable membre, pour justifier sa distinction, nous dit : Si le pouvoir judiciaire rend des arrêts, édicté des sentences, statue ce qui est le droit, c'est le pouvoir exécutif qui exécute les décisions judiciaires ; c'est lui qui leur imprime le caractère d’exécution sans lequel elles resteraient stériles ; il y a donc dans les jugements deux choses : un droit expliqué, proclamé par le juge, et l'exécution, qui émane du pouvoir exécutif seul.

C'est, messieurs, contre cette doctrine de l'honorable membre que je me suis élevé hier par une interruption que je me permettrai de vous relier.

L'honorable membre soutenant cette opinion, je l'ai interrompu en disant : « J'ai simplement dit, en vous interrompant, et je répète que votre système n'est autre chose que l'absorption du pouvoir judiciaire, la confiscation de son indépendance constitutionnelle au profit du pouvoir exécutif. D'après vous, les arrêts judiciaires ne sont plus que lettre morte, je ne puis admettre votre subtile théorie. «

Voilà ce que j'avais l'honneur de dire hier à l'honorable membre et après vingt-quatre heures de réflexion, je persiste plus que jamais dans mon sentiment.

L'honorable M. Pirmez paraît donc admettre que le pouvoir exécutif la seul le droit d'apposer sur les décisions judiciaires ce qu'on appelle la formule exécutoire.

Mais si le pouvoir exécutif a le droit d'accorder la formule exécutoire, et seul ce droit, il s'ensuit aussi qu'il a le droit de la refuser.

M. Pirmez. - Pas du tout.

M. Nothombµ. - Mais s'il n'a pas le droit de la refuser, que signifie donc votre argument ? Si la formule exécutoire est forcée, si le gouvernement ne peut jamais la refuser, nous sommes bien près d'être d'accord (interruption) ; les mots seulement nous sépareraient.

Ah ! je sais bien ce que vous avez ajouté. Vous avez dit : Mais vous faites des suppositions impossibles : vous admettez que les instruments qui doivent mettre en vigueur la Constitution seront les premiers à la violer. Il faut compter sur le discernement des hommes qui pratiquent les choses du gouvernement.

Oui, sans doute ; j'aime beaucoup la sagesse des hommes ; mais j'aime mieux la force intrinsèque des institutions, et je dis qu'une théorie telle que la vôtre pourrait conduire à ce résultat étrange, inouï, bizarre, de voir le gouvernement refuser la formule exécutoire à un jugement. Je dis qu'une pareille théorie est dangereuse pour l'avenir.

Oh ! si la loi ou le pouvoir exécutif devait toujours avoir des représentants tels que vous, mon honorable collègue, je n'aurais pas ces inquiétudes. Je sais que vous ne soulèveriez pas des résistances aveugles et déraisonnables ; mais l'avenir n'est pas seulement à nous, et les paroles que nous prononçons de ces bancs doivent avoir un long retentissement. Je me défie des erreurs, des entraînements, des préjugés, des passions des hommes, et je préfère la solidité des principes, la force qui leur est propre pour nous garantir des périls que je signale.

L'interruption que je me suis donc permise hier envers mon honorable collègue, je la maintiens, et j'affirme que sa théorie, dégagée de la forme habile qu'il a su lui donner, comme toujours, dépouillée de sa parole attrayante, n'est qu'un paradoxe et l'arme la plus redoutable qu'on puisse fournir au despotisme.

Les décisions judiciaires chez nous (nous parlons de la Belgique de 1830 et de sa Constitution), les décisions judiciaires, sous notre pacte fondamental, portent en elles-mêmes le principe de leur exécution.

Cette exécution est de l'essence même du pouvoir judiciaire. C'est d'office que les cours et tribunaux doivent apposer la formule exécutoire.

Pourquoi ? Parce qu'un jugement n'est que la loi appliquée à un cas déterminé.

Comment admettriez-vous que le gouvernement, chargé de l'exécution des lois, puisse ne pas appliquer un jugement, qui n'est que l'application d'une loi à un cas isolé, qui est une loi spéciale pour un cas particulier ?

Il faut donc que le pouvoir exécutif, forcément, qu'il le veuille ou qu'il ne le veuille pas, exécute le jugement. La formule d'exécution n'est pas un acte gracieux de sa part ; c'est un acte obligé, et nous revenons tout à fait au point de départ : votre raisonnement est sans valeur si vous admettez que 1a formule « mandons et ordonnons, etc. », doit toujours être octroyée par le gouvernement, toujours et dans tous les cas.

D'ailleurs, messieurs, vous n'ignorez pas que, dans bien des cas, le juge ordonne immédiatement et sur le siège même, l'exécution de sa décision « nonobstant appel ou opposition », sur minute non enregistrée, tellement l'exécution du jugement appartient nécessairement au pouvoir judiciaire.

Et d'où vient qu’il en est ainsi chez nous ? C’est que tous les pouvoirs (page 501) émanent de la nation. Le pouvoir judiciaire est indépendant au même titre que les deux autres pouvoirs.

La Constitution est formelle, tous les pouvoirs émanent de la nation, l'article 25 le dit, et quelques lignes plus loin vous trouvez la division des trois pouvoirs, le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif.

Le pouvoir judiciaire puise ainsi dans son origine le droit même d'agir et d'agir par lui-même. Il procède du même principe, de la même source que les deux autres ; il émane de la souveraineté nationale. Et remarquez que l'article 30 n'a pas dit :

« Les jugements sont exécutés par le Roi. »

Il dit :

« Les jugements sont exécutés au nom du Roi. »

La différence est radicale.

Il faut, messieurs, distinguer entre l'exécution matérielle du jugement et l'exécution dans le sens figuré et juridique.

Sans doute le magistrat ne peut pas exécuter lui-même son jugement ; il ne peut ni saisir ni emprisonner, ni vendre, il lui faut des agents, et ceux-là obéissent au Roi.

Il faut donc que le juge les somme au nom de leur chef, qui est le Roi, d'exécuter les décisions.

Il en résulte, messieurs, la confusion que l'on fait entre l'exécution morale, l'exécution en principe du jugement, qui est le fait du juge lui-même et l'exécution matérielle qui se fait par des agents du Roi, chef du pouvoir exécutif.

C'est un souvenir des vieilles Constitutions d'après lesquelles toute justice procédait du Roi. Ainsi d'après les chartes françaises de 1814, de 1830, d'après les constitutions impériales et beaucoup d'autres, toute justice émane du monarque et la justice n'est qu'une délégation du pouvoir exécutif.

Mais chez nous, depuis 1830, il n'en est plus ainsi ; la justice, ce n'est plus le Roi, la justice c'est la nation. Aussi, messieurs, il y a, sous ce rapport, peut-être quelque chose à reprendre à la formule même d'exécution.

On y a porté en tête le nom du souverain et je crois qu'il eût été plus logique, plus constitutionnel de mentionner simplement la nation. (Interruption.)

On m'interrompt. Oh ! je sais bien que la Constitution porte : « Au nom du Roi. »

Je veux dire seulement qu'il eût été plus conforme à l'esprit de la Constitution de mettre que les jugements sont exécutoires au nom de la nation, c'est-à-dire au nom du pouvoir souverain. On a, je m'imagine, conservé cette antique formule : « Au nom du Roi » par déférence pour le principe monarchique et par une vieille réminiscence.

Je repousse donc, messieurs, énergiquement la doctrine de mon honorable contradicteur.

Elle détruirait l'indépendance constitutionnelle du pouvoir judiciaire ; elle pourrait inspirer à un mauvais gouvernement la pensée de refuser la formule exécutoire et elle nous ferait revenir à une époque qui a été le fléau de la justice, où le pouvoir exécutif se réservait le privilège d'exécuter ou de ne pas exécuter les sentences judiciaires, en un mot usurpait le droit de révision des jugements.

C'a été, messieurs, une calamité des siècles passés, en France et ailleurs, et Dieu nous garde du retour d'une pareille situation !

L'honorable député de Charleroi proteste qu'il n'a pas d'autre but que d'assurer le jeu régulier des institutions constitutionnelles ; eh bien, messieurs, qu'il me permette de le lui dire, son système serait l'anéantissement de ce jeu régulier, ce serait la suprématie du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire, ce serait la confusion, ce serait l'anarchie.

De deux choses l'une, ou le pouvoir judiciaire est un pouvoir indépendant, un pouvoir existant en vertu de la Constitution, et alors il faut lui laisser le moyen de vivre, c'est-à-dire assurer le respect de ses décisions, ou bien le pouvoir judiciaire n'est pas ce que je dis, il n'est qu'une ombre, une apparence n'existant que par le bon plaisir du pouvoir exécutif, et alors il faut le rayer de la Constitution.

Je le répète, car la question est là : il tient de son origine, de son essence le droit d'ordonner l'exécution, au nom du souverain, de ses sentences ; il tient ce droit de la Constitution même ou tout au moins, vous ne sauriez contester cela, d'une délégation permanente, irrévocable, que le souverain lui a faite de requérir, en son nom, la force publique. Cette puissance de réquisition gît en lui-même, soit que le juge ordonne l'exécution de son arrêt, soit qu'il fasse arrêter un coupable, soit qu'il fasse simplement la police de ses audiences.

Voilà, messieurs, ce que je voulais dire contre la doctrine de l'honorable M. Pirmez, et c'est pour cela que j'ai pris part au débat.

Mais puisque j'ai la parole, j'ajouterai deux mots quant à l'affaire particulière de la fonderie de canons.

Au fond, je crois que le gouvernement a raison, car j'apporte dans l'opposition les principes que j'ai professés au pouvoir ; je crois que dans des circonstances graves et exceptionnelles, telles que celles-ci et d'autres, l'autorité militaire doit conserver une certaine latitude d'action exceptionnelle pourvu qu'elle soit légale ; je pense que c'est ici le cas.

Mais si d'après moi le gouvernement a raison dans le fond, il ne l'a pas eue dans la forme qui a été fâcheuse, violente ou déplacée ; je dirais volontiers qu'il a appliqué le vieil adage : Summum jus, summa injuria ». Il y avait, à mon sens, moyen d'éviter ou d'amoindrir ce malencontreux et regrettable éclat, il fallait se pourvoir par les voies régulières et on le pouvait sans inconséquence ni faiblesse. Je n'insisterai pas davantage sur ce point qui a été traité par d'autres membres.

Je dirai seulement que je regrette que l'honorable ministre de la justice n'ait pas songé à empêcher les excès que nous avons vus à la fonderie de canons à Liège.

Je crois qu'il l'eût pu. L'honorable ministre a connu, je pense, trois jours avant, ce qui allait se faire... (Interruption.) S'il en est ainsi, si vous avez tout ignoré, l'observation que je voulais présenter tomberait.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Le gouvernement a fait tout ce qui était humainement possible pour éviter ce qui a eu lieu.

M. Nothombµ. - Soit, j'accepte l'éclaircissement ; mais il y a cependant une chose que vous auriez dû faire, c'est de donner des explications par la voie du Moniteur. Ne trouvez-vous pas que le Moniteur doit servir à quelque chose dans un pays comme le nôtre où l'opinion publique est si puissante, où la publicité est la règle ?

Quand le pays est ému, inquiet, souvent même égaré par des sentiments honorables, je suis d'avis que le Moniteur ferait bien de s'expliquer sur les situations. Par là l'on préviendrait souvent de fâcheuses discussions.

J'avoue que si j'avais été du gouvernement, j'aurais eu recours à son organe officiel ; je regrette que M. le ministre de la justice ne l'ait pas fait, dans cette circonstance, comme on le fait souvent pour des choses infiniment moins importantes.

Un mot, si vous le permettez, messieurs, des moyens d'éviter ces conflits.

J'ai entendu dire ici et ailleurs que la solution s'en trouvera dans une loi nouvelle qui serait présentée en exécution d'un article de la Constitution.

Eh bien, messieurs, je le dis hautement ; je ne m'en flatte pas, je n'ai pas cette illusion... (Interruption.)

Je vois que l'honorable ministre de la justice me fait un signe d'approbation. Sans doute il est des conflits que vous pouvez prévenir par une législation nouvelle, je le reconnais ; mais ce sont d'autres conflits ; les conflits dans le sens ordinaire du mot, les difficultés, les contestations entre certaines autorités déterminées ; voilà la matière des conflits. Mais ceux qui surgissent entre les grands pouvoirs eux-mêmes, ceux qui mettent en question, l'indépendance de l'un ou de l'autre, comment voulez-vous les écarter ou résoudre par une loi ? Quelle autorité chargerez-vous de cette mission ? La décision même serait souvent le commencement d'un plus grand conflit.

Laissons donc cette illusion. Comment ces grands conflits constitutionnels doivent, peuvent-ils être conjurés ou réglés ? Osons le reconnaître et le dire : Par la loi qui domine tous les pays constitutionnels : par la prudence, la modération, l'indulgence des hommes et des pouvoirs entre eux.

Mais là où il n'y a ni sagesse, ni tolérance, ni modération, ni bons procédés réciproques, bientôt tout est compromis et tout peut tomber. Le régime constitutionnel, je termine par là, se maintient, se développe ou se sauve bien plus par les hommes qui sont appelés à le diriger - témoin l'Angleterre - que par les combinaisons ou institutions fussent-elles dix fois savantes comme celles de Sieyès, qui l'ont fondé.

- La suite de la discussion est remise à demain à 2 heures.

La séance est levée à 4 heures trois quarts.