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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 3 février 1849

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1848-1849)

(Présidence de M. Verhaegen.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 626) M. T’Kint de Naeyer procède à l'appel nominal à 1 heure ; donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier, dont la rédaction est approuvée, et présente l'analyse des pétitions adressées à la chambre.

Pièces adressées à la chambre

« Les membres du conseil communal et plusieurs habitants de Ninove demandent l'établissement du chemin de fer de Saint-Ghislain à Ath , dont la concession est sollicitée par le sieur Ballieux et O. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Les instituteurs communaux des cantons de Maeseyck et Mechelen demandent que le traitement des instituteurs soit à la charge de l'Etat, qu'il soit au moins de 900 francs, et que les communes perçoivent à leur profit les rétributions des élèves solvables. »

- Même renvoi.


« Les membres du conseil communal de Lessines demandent que le gouvernement emploie à l'amélioration de la Dendre les deux millions de cautionnement déposés .par la société concessionnaire du canal de Jemmapes à Alost. »

- Même renvoi.

Projet de loi portant le budget du ministère de l’intérieur de l’exercice 1849

Discussion générale

M. le président. - La discussion générale continue.

M. Ch. de Brouckere. - Messieurs, j'avais demandé la parole à la fin de la seconde séance de ce débat important, je l'avais demandée pour venger la science qui avait été violemment outragée par plusieurs orateurs.

Jusque-là, en effet, nous n'avions entendu que M. le ministre de l'intérieur, mais il s'était borné à expliquer, avec une grande lucidité, je le reconnais, les mesures que le gouvernement avait prises dans l'intérêt des Flandres, et à repousser quelques banalités, quelques exagérations auxquelles, pour ma part, j'attache fort peu d’importance.

Jeudi, la discussion a changé de face, et le dernier orateur que vous avez entendu a tenu un langage marqué au coin de la vérité et des saines doctrines, et, si l'honorable M. d'Elhoungne avait bien voulu qualifie les doctrines ou les soi-disant doctrines de nos adversaires, je ne viendrais pas réclamer pour quelques instants votre bienveillante attention-Messieurs, ce qu'on a prêché ici, c'est tantôt le droit à l'assistance, et tantôt le droit au travail.

Le premier orateur que vous avez entendu attaquer le ministère du haut de cette tribune, s'est longuement étendu sur les écoles. Il a invoqué le témoignage de Leibnitz ; il a cité ces paroles mémorables : « Celui qui est maître de l'éducation, peut changer la face du monde. » Après ces prémisses, il vous a signalé comme le principal vice de l'instruction primaire, la multiplicité des inspections, et comme principal remède, l'abolition des inspecteurs diocésains.

M. de Perceval. - Du tout ! J'ai dit que c'était un des vices de cette loi.

M. Ch. de Brouckere. - Je vous avoue que je ne m’attendais pas à de pareilles misères après un pareil début.

Oui, messieurs, celui qui est maître de l'éducation peut changer la face du monde, et la face du monde a besoin d'être changée, parce que le monde est miné par une maladie dissolvante, parce qu'il est travaillé par les séductions du socialisme qui s'attachent, sans rencontrer aucun obstacle, à la cupidité et à l'ignorance des masses pour les exploiter.

La face du monde doit être changée, et elle doit être changée par l'éducation.

Ne croyez pas, messieurs, que ce soit après coup que je viens tenir ce langage, M. le ministre de l'intérieur se souviendra peut-être qu'à l'avènement du ministère, je fus interpellé en sa présence sur ce que je pensais de la société. Je répondis alors que, suivant moi, elle était grosse de désordres, et que s'il y avait un moyen de les prévenir, que s'il était encore temps, il fallait réformer radicalement l'instruction primaire, l'éducation du peuple.

Eh ! messieurs, nous sortons à peine du berceau que, dans l'ordre moral, on nous révèle la grandeur de Dieu, on nous apprend ses commandements, on nous montre, pour un autre monde, la récompense des justes et le châtiment des pervers. Et pourquoi donc, dans l'ordre matériel, beaucoup plus saisissable, n'agirait-on pas de la même manière? Pourquoi n'apprendrait-on pas à l'enfant quelles sont les lois de la société, quel est son mécanisme, quelle doit être son organisation? comment, d'après quelles règles elle doit être constituée pour mener à la prospérité publique et à la prospérité individuelle?

Quant à moi, je considère le ministère de l'instituteur primaire comme un sacerdoce, que je fais marcher en parallèle avec celui du vicaire de la paroisse. A l'un l'enseignement religieux, à l'autre l'enseignement des lois matérielles de la société, et comme lien commun l'enseignement des lois de la morale qui appartiennent aussi bien à la société qu'à la religion. Ce que je demande donc, c'est une réforme radicale dans les écoles normales, une réforme radicale dans l'éducation des instituteurs, réforme qui amènera, dans un temps encore assez éloigné, je le regrette, mais enfin qui amènera celle des enfants, qui seront préparés à la vie de la société et qui, quand ils seront grands, instruits dans le dogme social, comme ils le sont aujourd'hui dans le dogme religieux, sauront s'affranchir de toutes ces séductions, de toutes ces théories qui ne sont que de vaines illusions dont on berce le peuple, et qui nous mènent à des bouleversements continuels. Nous avons vu, en effet, des révolutions qui avaient leur source dans le communisme et ailleurs, nous avons vu des révolutions, peut-être saintes dans leur principe, se perpétuer ou dégénérer en anarchie par le socialisme.

Le même orateur a terminé par engager la société, non seulement à multiplier, à étendre sur une grande échelle les salles d'asile, mais encore à multiplier les crèches, les crèches qui soustraient les enfants à la tendresse maternelle, qui dissolvent les liens de la famille qui ne sont déjà que trop relâchés. Et pour couronner l'œuvre, il vous a demandé que tous les ouvriers, arrivés à l'âge maximum de 60 ans, fussent, de plein droit, admis dans un grand hospice auquel on donnerait le nom, je me trompe, dont on décorerait le fronton de ces mots magiques : Invalides civils. Ainsi ce que l'on veut, pour réorganiser la société, pour améliorer sa situation, ce que l'on veut c'est la provocation à la paresse, à la fainéantise, c'est l'encouragement à l'imprévoyance. C'est le droit à l'assistance qu'on a prêché, c'est ce même droit qu'on prêche dans tous les clubs en France.

Un autre orateur, l'honorable M. Coomans, dans un langage aussi précis qu'élégant, vous a parfaitement exposé où mène l'aumône publique, l'aumône permanente , les tours pour les enfants trouvés, les hospices pour les vieillards, l'hôpital pour tous; mais il s’est étrangement mépris et sur les causes et sur les effets du développement de la population.

Il nous a indiqué comme une cause d'augmentation de la population la charité publique à l'état permanent. Eh ! mon Dieu, il faut le dire sans détour, la charité publique peut augmenter les naissances, mais inévitablement, fatalement, elle augmente la mortalité. C'est par la production qu'on augmente la population, mais ce n'est point par les secours publics. Par les secours publics on arrive à une seule chose, à diminuer la durée de la vie. Voilà où l'aumône permanente et organisée peut nous conduire.

Un honorable membre, M. d'Elhoungne, répondant aux orateurs qui l'avaient précédé, n'a que trop bien indiqué que la misère des Flandres est due à l'excessive population, ou qu'au moins, c'était là une des causes efficientes de !a misère des Flandres.

On a voulu réfuter hier l'honorable M. d'Elhoungne, et on vous a dit que la cherté des terres, l'excessive hauteur des loyers, ne devaient pas être attribuées, comme il l'avait prétendu, à cet excès de population, mais aux adjudications publiques des propriétés des bureaux de bienfaisance et «les autres établissements publics.

Eh ! messieurs, s'il y avait des terres en quantité suffisante pour tout le monde, vous ne verriez pas ces adjudications, vous ne verriez pas cette demande excessive, vous ne verriez pas huit, dix demandeurs pour un hectare à cultiver.

Pourquoi tant de demandeurs? Parce que la population est excessive; mais faites que l'offre des terres soit égale à la demande, et vous ne verrez personne arriver aux adjudications publiques; le cultivateur forcera les hospices à rentrer dans la loi commune, à louer, comme tout le monde , à prix débattus entre le demandeur et le propriétaire.

On vous a dit, messieurs, et c'est encore l'honorable M. Coomans, si je ne me trompe, que les lois humaines ne devaient pas intervenir pour limiter la population; que cette intervention froissait en quelque sorte les lois divines. J'avoue que je considère, au contraire, comme un des devoirs les plus impérieux de la société, la limitation de la population.

Quoi! vous demandez qu'on abandonne le développement de la population à son essor naturel!... Qu'est-ce donc que l'essor naturel de la reproduction, si ce n'est une loi physiologique? et dans l'ordre physiologique, est-ce que la mort prématurée, instantanée, ne vient pas immédiatement arrêter le progrès de cette loi, la limiter pour tous les êtres organisés? Eh bien, il faut pour l'homme que les limites soient préventives, qu'elles soient guidées par la raison, apanage de notre espèce.

Et puisqu'on a parlé des lois divines, les lois divines ne nous ont-elles pas enseigné qu'à côté de l'essor naturel, il y a une limitation?

Qu'est-ce donc que l'ignorance de l'homme dans ses premiers ans? Qu'est-ce que la pudeur de la femme, si ce n'est une limitation de la population dans l'ordre divin? Dans l'ordre religieux, n'avez-vous pas la sainteté du mariage pour limiter la population? Pourquoi n'y aurait-il pas des précautions à prendre dans l'ordre civil? Pourquoi (page 627) n'enseignerait-on pas aux hommes les lois de l'honneur, du devoir et de la prévoyance qui doivent venir limiter ce que vous avez appelé l'essor naturel de la population?

Messieurs, l'honorable M. Dedecker, brochant par là-dessus, est venu vous dire que l'augmentation de la population, c'était la plus grande richesse, pour les familles comme pour l'Etat. Mais c'est un singulier moyen de prospérité. Quoi ! père de famille, à la sueur de mon front, je gagne de quoi arriver au bout de l'année avec ma femme et deux enfants; et vous prétendez que si j'en avais six, ma prospérité croîtrait ! Mais faites d'abord que ma production puisse doubler. Si vous voulez que la nation double de même que la famille, commencez par faire qu'il y ait une quantité double de produits qu'on puisse consommer doublement ; et ne venez pas nous enseigner des doctrines qui s'opposent à toute perfectibilité humaine, sous la décevante apparence d'économie.

L'économie, comme l'entend l'honorable membre, est la plus mauvaise de toutes les choses. Il vous a dit que les économistes préconisaient le luxe, mais je voudrais bien savoir où l'honorable membre a puisé ses idées économiques. Je n'ai jamais entendu un économiste, un homme digne de ce nom, préconiser le luxe. Ce que nous recommandons, c'est le confortable, l'aisance dans la vie intérieure. Et pourquoi cette différence? Parce que le luxe ne satisfait que la vanité, tandis que le confortable contribue à la santé, à la moralité publique. Nous demandons la jouissance après le travail ; nous voulons qu'on ait le plus de satisfaction qu'il soit possible, mais nous n'excluons pas l'économie. Vous voudriez que la population des Flandres, comme à l'époque de sa prospérité, continuât à manger du pain noir et à se vêtir de haillons !

Si l'ouvrier honnête n'a pas pour ses vieux jours, par suite de son travail et de ses économies, s'il n'a pas un sort meilleur que celui que lui réserve l'hospice, même que celui que promet la prison, comment voulez-vous lui inculquer des idées d'avenir et d'économie?

Ce que nous voudrions, c'est que tous les ouvriers eussent une nourriture substantielle, un logement sain, bien aéré, une couche commode. Voilà ce que nous voudrions, et nous ajoutons que plus l'ouvrier consommera, plus il arrivera au confortable, plus sera grand l'intervalle qui le sépare de l'indigence, plus sera étendue la différence entre l'état normal du travailleur et l'état misérable de celui qui ne travaille pas; moins il y aura de misère, moins il y aura de paresseux, de fainéants, d'hommes vicieux, parce que le châtiment du vice, les privations se feront sentir avec intensité.

Nous poussons donc à la consommation, aux jouissances matérielles ; mais à côté nous recommandons, nous enseignons la prévoyance. (Interruption.)

Nous sommes d'accord, dites-vous? Singulière manière d'être d'accord!

M. Dedecker. - J'ai dit : mettez ces deux idées d'accord.

M. Ch. de Brouckere. - La consommation et l'épargne marchent très bien d'accord. La preuve de cela , c'est que pour le même salaire qu'on obtenait, il y a vingt ans, on peut se procurer aujourd'hui, sauf ce qui concerne la nourriture, dix fois autant de produits de toutes espèces. Donc, ceux qui économisaient, il y a vingt ans, peuvent continuer les mêmes économies et se donner beaucoup plus de confort. Le moyen de réussir réside encore dans l'éducation. Il faut changer, non instantanément, mais peu à peu, les besoins, les habitudes; il faut faire comprendre au peuple qu'il a besoin d'autre chose que de végéter. Enseignez-lui cela dès son enfance, et vous arriverez à lui faire comprendre qu'il peut, qu'il doit vivre par le travail. Pourriez-vous habituer un ouvrier du Brabant à trouver que le pain de seigle est assez bon pour lui ? Donnez-lui à côté du pain de seigle tout ce que vous voudrez, il ne travaillera pas. Pourquoi donc l'ouvrier du Limbourg se contente-t-il de pain noir ? Parce que, dès son enfance, on l'a habitué à manger du pain de seigle.

Ferez-vous que l'ouvrier qui est habitué à boire de la bière, boive de l'eau ? Non encore une fois, vous n'y parviendrez pas sans lui imposer une bien grande privation. Pourquoi, dans les mêmes conditions, les travailleurs d'une contrée boivent-ils de l'eau, et ceux d'une autre éprouvent-ils le besoin de la bière? Parce qu'ils ont été élevés de différentes manières, parce qu'on leur a donné des habitudes différentes. Apprenez à l'enfant à avoir des besoins, et vous finirez par changer l'habitude de la société, par relever l'homme dans l'échelle sociale.

Un honorable député vous a dit encore qu'il avait lu tous les économistes. Je pourrais bien vous dire, à mon tour, que j'ai lu tous les romans d'Alexandre Dumas et de Balzac ; mais si je devais vous dire toute la venté, j'ajouterais que je n'en ai rien retenu. Je crois que l'honorable membre qui nous a dit qu'il entrait au cœur de l'économie politique (je le crois, parce que j'ai foi dans son intelligence), n'a jamais retenu une phrase, une idée d'un économiste.

Il nous a soutenu d'abord que les produits ne s'échangent pas avec les produits, que c'était là une contre-vérité. Je dois rectifier la formule, parce que celle dont nous nous servons est celle-ci : les services s'échangent contre des services. L'honorable membre m'en a donné la meilleure preuve qu'il soit possible de me donner, tout en voulant démontrer le contraire.

Voici ses paroles :

« Il ne faut pas confondre la valeur commerciale avec la valeur réelle que le produit a pour celui qui le consomme. Ce sont là deux choses très différentes dont la confusion a causé la ruine de l'Espagne, du Portugal, de l'Italie, et menace de causer celle de la Belgique; » et ailleurs « Entendre de la sorte le prétendu axiome est une contre-vérité manifeste ; car l'expérience prouve que les nations se ruinent par un mouvement commercial mal dirigé. »

Là, je le répète, est la preuve qu'on échange les services contre les services. Un commerce mal dirigé! Mais l'Espagne ne s'est ruinée que parce qu'on a dirigé son commercé. Ce n'est pas parce qu’on a confondu ce que l'honorable membre veut bien appeler des capitaux avec les produits. Plus large que l'honorable M. Dechamps, qui appelle capitaux du papier, l'honorable membre appelle capitaux de la monnaie. C'est parce que l'on n'a pas confondu l'or et l'argent avec les autres produits que l'Espagne et d'autres pays ont été ruinés. L'Espagne a dû sa ruine à une loi barbare qui, pendant qu'elle exploitait les mines d'or du nouveau monde, défendait la sortie de l'or. Si l'on avait laissé échanger librement les services contre des services, l'Espagne ne se serait pas ruinée.

M. Coomans. - L'Espagne s'est ruinée parce qu'elle ne travaillait pas.

M. Ch. de Brouckere. - Elle s'est ruinée, parce qu'elle ne laissait pas sortir les métaux précieux, et qu'on ne peut se nourrir d'or ni se vêtir d'argent.

« Le commerce des objets de luxe (dit plus loin M. Coomans) est d'une nature particulièrement délicate dans ses rapports avec le paupérisme. Je ne dis pas qu'il faille entraver la consommation de ces objets, au contraire, mais il convient de la diriger avec patriotisme. Le luxe enrichit une nation, quand il est produit par elle ; il l'appauvrit quand il est fourni par l'étranger. »

J'en demande pardon à l'honorable membre ; mais c'est une contre-vérité.

Le luxe n'enrichit jamais; je ne m'efforcerai pas de le démontrer. Mais le luxe fait beaucoup moins de mal quand les produits sont fournis par une nation étrangère que quand on les fabrique soi-même. Si les services s'échangent contre des services, il est certain que les objets de luxe s'échangeront avec d'autres produits. Eh bien ! je dis qu'un pays fait bien, dans son intérêt, dans l'intérêt de l'avenir, de ne pas s'adonner aux industries de luxe, mais de recevoir les produits de luxe d'ailleurs et de produire des utilités réelles, des utilités substantielles.

Et pourquoi? Parce que les utilités substantielles sont de tous les temps, parce que la modification s'en fait lentement et qu'il n'y a pas de crise instantanée à redouter, tandis que dans l'industrie de luxe, il suffit d'un caprice, d'un coup de vent, d'un lever de soleil pour changer complètement la demande.

S'il faut vous citer des exemples, vous vous souviendrez tous qu'il fut un temps où nos dames portaient des ceintures de soie qui descendaient jusqu'aux pieds, et des pamélas garnis de rubans qui n'étaient pas moins amples. Il fallait à une femme dix mètres de ruban pour se montrer. Eh bien ! l'industrie de Saint-Etienne avait pris un immense développement pendant deux ans. Un beau jour de printemps, les modistes de Paris suppriment les ceintures et les pamélas, et Saint-Etienne se trouva dans la plus épouvantable situation. Ouvriers et fabricants, tout fut ruiné.

Voulez-vous un autre exemple? Il y a dix ou douze ans, les bronzes étaient de mode. Il en fallait à tout le monde, sur les étagères, il en fallait de toutes les formes et de toutes les façons. Paris, le Marais de Paris pullulait de fabricants de bronze. Tout à coup, il y a huit ans, la fantaisie des porcelaines est venue et tout ce que les fabricants avaient fait pendant toute la saison d'été pour vendre l'hiver, est resté dans les ateliers. Les ouvriers sont demeurés sans travail et les fabricants ont dû fermer leur boutique, s'ils n'ont pas dû aller plus loin.

Voilà où mène l'industrie de luxe.

J'arrive maintenant, messieurs, à ce que vous a dit un honorable député de la Flandre occidentale, mon compatriote.

Ses doctrines sont beaucoup plus dangereuses que celle de tous les autres orateurs, parce qu'elles flattent les préjugés des Flamands.

L'honorable M. Sinave, sans vouloir blâmer le ministère sur les petits moyens qu'il a employés, a établi que toutes ces industries nouvelles n'étaient bonnes à rien. Et pourquoi? Parce que, pour ces industries, la manufacture et le commerce sont divisés, parce qu'il faut des intermédiaires. Et il a préconisé, en se servant du mot à la mode, non pas dans cette enceinte, mais ailleurs, l'ancienne industrie démocratique de la Flandre occidentale, industrie qui consistait à faire du même homme le cultivateur, le séranceur, le cardeur, le fileur, le tisserand, le blanchisseur et le marchand.

Eh bien, messieurs, c'est précisément cette multiplicité d'occupations du même homme qui, concurremment avec l'excès de la population, ont précipité les Flandres vers leur ruine.

Quoi ! depuis cinquante ans, dans toutes les industries on s'évertue, non pas à diviser les professions, mais à sous-diviser la confection d'une même chose autant qu'il est possible, parce qu'on a reconnu que de cette manière on doublait le temps (je dis doubler, parce que la moitié du temps était perdue en va et en vient) ; qu'on décuplait l'habileté et que par conséquent on arrivait à vingt fois autant de résultats ; et vous venez nous demander, pour faire prospérer les Flandres, que nous rétrogradions à ce point d'avoir la confusion la plus épouvantable qui puisse s'imaginer eu industrie!

(page 628) Vous vouez préconiser ces marchés hebdomadaires où le paysan va avec le produit de son travail, où l'ouvrier perd sa journée tout entière et en perd souvent cinq ou six, sans avoir pu se défaire de sa marchandise; ou il doit, pour éviter une perte de temps, la laisser au-dessous du prix, s'il sait calculer, parce qu'il se dit alors : Je pourrais ainsi revenir de semaine en semaine pendant toute une saison et je perdrais, dans ma vie, un jour sur six que Dieu me donne pour le travail.

Messieurs, cette doctrine de M. Sinave a été celle, il faut bien le dire, non pas tant des comités liniers dont a parlé l'honorable M. d'Elhoungne, et que je considère tout à fait sous le même point de vue que lui ; à cet égard je pourrais montrer à la chambre quelques déclarations fort curieuses de membres et de présidents de grands comités; mais elle a été prêchée, elle a été préconisée surtout par le comité central qui siégeait à Gand, et qui a été longtemps présidé parmi ancien ministre. Elle a été préconisée par une partie de ceux qui ont fait ces enquêtes sur lesquelles l'honorable M. Dechamps s'est si complaisamment étendu, que, si je ne m'étais pas souvenu qu'il avait été lui-même ministre, j'aurais pris le commencement de son discours pour la critique la plus amère que l'on pût faire du gouvernement.

M. Cools. - Je demande la parole.

M. Ch. de Brouckere. - L'honorable M. Sinave, non content de parler de l'industrie linière, vous a encore entretenus de la marine marchande qui, chez nous, n'a aucune espèce de protection, alors que toutes les nations à l'envi encouragent le pavillon national.

Messieurs, les nations qui encouragent leur pavillon sont des nations qui ont une manne militaire. Elles encouragent la marine marchande, la construction des navires et les voyages au long cours dans un double but, par une double nécessité. Il leur faut des constructeurs pour la marine militaire ; il leur faut des matelots ; et ces encouragements, on a calculé qu'ils coûtaient beaucoup moins cher qu'il ni coûterait pour élever soi-même des marins et former des constructeurs.

Mais les nations qui n'ont pas de pavillon militaire ne doivent pas se courber sous une pareille nécessité; et quant à nous, nous n'avons déjà que trop fait pour notre pavillon. Heureuse eût été la Belgique si, lorsque, comme on nous l'a dit, les navires marchands avaient émigré en 1830, on les avait abandonnés dans l'émigration, et si nous avions ouvert librement nos ports à tous les pavillons ! Alors nous eussions eu le plus bas prix du fret qu'il y ait en Europe. Mais qu'avons-nous fait? Nous avons commencé par rappeler les navires, par leur donner un privilège, une prime par tonneau pour la construction ; nous avons donné une prime plus malencontreuse pour la pêche. Cela plaît, je le sais, à une localité, mais cela nuit à l'intérêt public. Nous avons enfin, et nous le devons encore à un de nos compatriotes brugeois, nous avons décrété les droits différentiels, la loi, suivant moi, la plus détestable que le parlementait rendue depuis 18 ans. Et voulez-vous connaître un des effets de cette loi, qui vous démontrera combien elle est mauvaise? La Hollande a un privilège, le privilège d'importer 7 millions de café et savez-vous quand elle les importe ? Le 1er janvier ! Le 1er janvier, les 7 millions étaient là, ils étaient livrés à la consommation.

Eh bien, vous payez au profit de la Hollande une prime considérable, car 7 millions ne correspondant qu'à la moitié de ce qui est consommé, l'autre moitié ne peut être livrée à la consommation qu'en payant les droits élevés dont vous avez frappé l'importation. On parle souvent de nations tributaires, et on abuse singulièrement de ce mot; mais ici nous sommes positivement tributaires de la Hollande.

Enfin, messieurs, l'honorable député de Bruges nous a parlé d'un grand projet qu'il soumettra à nos délibérations.

La discussion est peut-être un peu anticipée, mais il a terminé fort modestement en demandant lui-même à être éclairé.

La première de ses propositions consisterait à détruire le paupérisme par le travail, et il a ajouté qu'il était persuadé que la Belgique ne reculerait pas devant les plus grands sacrifices. Cela ne peut se traduire que d'une manière : Détruire héroïquement le paupérisme par le travail c'est reconnaître le droit au travail. Il n'y a pas moyen de traduire cette pensée d'une autre manière.

Il vous proposera, en second lieu, d'équilibrer la production agricole avec les besoins du pays. Mais, messieurs, un autre pourra solliciter l'équilibre.de la production industrielle avec les besoins du pays, et je vous demanderai alors ce que nous ferions de la protection accordée à notre marine? Car on ne pense pas, probablement, que nous puissions exporter sans importer. Si nous avons la prétention, d'une part, de produire tout ce que nous consommons, je vous demanderai ce qu'il vous restera à importer, quel-aliment il restera à notre commerce extérieur ?

Enfin l'honorable membre veut les engrais à bas prix; mais je demanderai encore si le gouvernement donne les engrais à bas prix, qui payera les engrais? Il nous prendra dans une poche de l'argent pour le remettre dans l'autre sous forme d'engrais !

Quant à moi, messieurs, je donne une approbation entière aux mesures que le ministère actuel a prises dans l’intérêt des Flandres ; car voici comment je les ai interprétées. Les travaux publics momentanément, pour permettre à la transition de se faire, parce que les industries nouvelles ne s'implantent que lentement, successivement et qu'il faut donner immédiatement du travail aux populations qui souffrent.

Les industries nouvelles, mais à titre d'essai, de la part du gouvernement, et simplement pour montrer la voie à l'industrie privée.

Comprises de cette manière, j'applaudis entièrement aux mesures que le gouvernement continue à prendre.

Mais, à propos de ces mesures on a fait le panégyrique de toutes les mesures qui ont été prises antérieurement; et j'ai été singulièrement surpris d'entendre soutenir qu'un tarif protecteur avait augmenté l'exportation de nos produits. Je voudrais bien savoir comment il peut y avoir une espèce n'affinité entre la défense d'entrer et une plus grande sortie. J'avoue que l'honorable M. Dechamps est extrêmement habile à manier les chiffres ; mais il ne considère jamais qu'un seul côté de la question et les chiffres répondent à ce qu’il veut.

Je pourrais vous dire aussi, si je voulais faire de la statistique comme lui, sans sonder la question dans tous ses replis, je pourrais vous dire : En 1848 nous avons exporté beaucoup plus qu'en 1847, parce que les vivres étaient à meilleur marché en 1848 qu'en 1847; mais je n'ai jamais entendu faire de la statistique de cette manière, je n'ai jamais entendu conclure avec un aussi imperturbable sang-froid, conclure d'après les chiffres, sans se donner la peine d'examiner aucune question. Vous défendez l'entrée; c'est la preuve que les autres produisent à meilleur marché que vous, et parce que vous avez défendu l'entrée vous avez plus exporté ! La corrélation m'échappe ; ce serait une démonstration curieuse à entendre. (Interruption.) On ne se perfectionne pas en un an en industrie. A d'autres de pareilles raisons !

Enfin l'honorable M. Dechamps, imitant en cela beaucoup de nos collègues, a préconisé très hautement l'établissement d'une société de commerce. Mais, messieurs, la société de commerce, chacun l'entend à un point de vue différent. Nous avons la société de commerce de M. Dechamps, la société de commerce de M. d'Elhoungne, la société de commerce de M. Delehaye. La société de commerce de M. Dechamps est une impossibilité, et c'est M. Dechamps lui-même qui l'a prouvé. On lui a reproché à tort de ne pas avoir insisté, comme membre du cabinet, sur la discussion immédiate de son projet. Il savait probablement alors comme aujourd'hui que sa société de commerce était impossible. Elle était impossible , nous ne pouvons pas citer ici de noms propres, mais elle était impossible parce que les hommes de valeur lui manquaient. Je n'avais pas l'honneur de connaître à cette époque M. Dechamps; mais il sait que j'ai travaillé à un projet, à sa demande indirecte.

Eh bien, je dis que les hommes manquaient, parce que j'ai vu tous les hommes de valeur consultés par le ministre et qu'il n'en est pas un qui ne désespérât delà réussite.

Mais je dis plus, je dis que M. Dechamps a démontré que la société de commerce, telle qu'il l'entendait, était impossible. En effet, messieurs, il a soutenu devant vous que la chose première, que ce qu'il fallait avant l'établissement d'une société de commerce, c'était l'introduction des fils anglais.

M. Dechamps avait-il proposé l'introduction de ces fils ? Si cette mesure devait précéder la société de commerce, la société de commerce était impossible sous le ministère de l'honorable député.

M. Dechamps ne s'est pas borné là. Après avoir loué beaucoup nos tissus, il a dit que nous avions une infériorité manifeste, l'infériorité du capital. Mais que ferait donc une société de commerce avec l'infériorité du capital, non pas sous le rapport de la quantité, comprenons-nous, mais sous le rapport du prix du loyer, sous le rapport de l'intérêt du capital, que ferait une société de commerce? Elle exporterait des produits dont la façon, grâce au prix élevé du loyer des capitaux, reviendrait plus cher qu'elle ne revient à nos concurrents ; c'est-à-dire que la société d'exportation vendrait à perte, en d'autres termes, qu'elle tiendrait lieu des primes d'exportation.

La doctrine de l'honorable membre est assez curieuse. Je n'emprunte pas ses chiffres au Moniteur, je les prends tels que je les ai écrits au moment où l'honorable membre parlait.

Il nous a dit : « Eh bien, remarquez qu'en Hollande, aussi bien qu'en Angleterre (le Moniteur dit un peu plus), l'intérêt de l'argent est au-dessous de 3 p. c, et qu'en Belgique, cet intérêt s'élevait de 6 à 10 p. c. » C'est un moyen facile de faire de l'antithèse. L'intérêt de l'argent en Hollande, pour première valeur de banque, est quelquefois à 3 p. c; mais il est aussi très souvent à 4 en Belgique ; et l'on a escompté, à Anvers, à différentes époques, à 3 1/2 et même à 3.

Mais l'intérêt est à 10; oui, l'intérêt est à 10; il est même à 25, non pas seulement en Belgique, mais dans tous les pays ; il est à 25 quand l'emprunteur n'inspire pas la moindre confiance. Ce n'est plus un intérêt, c'est une prime d'assurance ou de l'usure, si vous voulez, à chacun le choix des mots, c'est une prime d'assurance que l'emprunteur paye au prêteur.

L'intérêt en Belgique est de 5 p. c, et en Allemagne il est au moins aussi élevé qu'il l'est en Belgique. L'honorable membre vous a bien dit que les lettres de gage avaient réduit en Allemagne l'intérêt à 3 p. c, et un peu plus loin, il écrit qu'il est entre 4 et 5.

Il veut importer ici le même système de crédit, et savez-vous sur quelle échelle? D'après le Moniteur, pour 5 à 10 millions tout au plus.

Eh bien, dans la fabrication de la Belgique, dans le mouvement de ses capitaux, veuillez me dire ce que 10 millions, à bas intérêt, pourraient faire sur le taux général. Ce ne serait pas la goutte d'eau jetée dans la mer.

Du reste, l'honorable M. d'Elhoungne a répondu à cette demande de crédit foncier. La chambre est saisie d'un projet de loi. Si l'on veut plus tard créer des lettres de gage, le projet est conçu en termes qui sont compatibles avec cette mesure.

L'honorable M. Delehaye veut une société de commerce, parce que les Belges ne sont pas commerçants. Quant à moi, je ne connais pas de plus (page 629) juste critique d'une société d'exportation. Cela ressemble singulièrement à un mort-né. Quoi ! c'est parce que nous n'avons pas de commerçants que vous voulez une société d'exportation ! Qui donc la dirigera, si nous n'avons pas de commerçants en Belgique?

Je crois que si la Belgique sait produire à bon marché, mieux que toutes les autres nations, elle n'a pas besoin de s'occuper du placement. Produisez bien, produisez à bon marché, et supprimez vos droits différentiels ; ouvrez vos ports à tout le monde, et vous aurez des acheteurs, parce que l'intérêt guide le commerçant de toutes les nations. Ce n'est pas par amour de la nationalité qu'il achète des produits français plutôt que des produits anglais ou belges.

Il y a une troisième société de commerce, c'est celle de l'honorable M. d'Elhoungne. Celle-là, si je l'ai bien comprise, je l'adopterai.

D'abord, l'honorable membre veut qu'à côté des capitaux de l'Etat, il y ait des capitaux individuels qui s'exposent à l'égal des capitaux de l'Etat. En second lieu, il veut que la société de commerce ne soit qu'un moyen de transition, c'est-à-dire qu'il limite sa durée. En troisième lieu, il veut que la société de commerce remplace l'intervention du gouvernement dans l'industrie, c'est-à-dire qu'il veut ce que j'ai toujours voulu; il veut que cette société soit d'abord industrielle et puis commerciale.

Voilà ce qu'il faut faire avant tout en Belgique, et c'est en quoi je différais avec l'honorable M. Dechamps, lorsque j'ai eu l'honneur d'être consulté. J'ai même écrit des mémoires pour exprimer que mieux valait ne pas créer de société de commerce que d'en créer une sur les bases qu'on indiquait. Ce que je veux, c'est que la société de commerce dirige le travail, c'est qu'elle le commande suivant les goûts des divers marchés, en d'autres mots, qu'elle soit un grand fabricant, qui exporte ses propres produits et ceux des autres s'il y a convenance. Si c'est ainsi qu'il l'entend, je suis parfaitement d'accord avec l'honorable M. d'Elhoungne.

Maintenant, avant de céder la parole au savant collègue qui a pris le soin de me contrôler d'une manière toute spéciale, je vous demanderai, messieurs, la permission de revenir, pour un moment, au budget de l'intérieur.

La section centrale a émis l'avis qu'il serait utile que le commerce et l'industrie appartinssent au même département ministériel.

Je prends la liberté de vous citer un fait qui, plus que tous les raisonnements qu'on a fait valoir jusqu'ici, prouve cette nécessité : c'est que les chambres de commerce sont dans les attributions du ministère des affaires étrangères, que les chambres de commerce sont toutes composées d'industriels, qu'elles s'occupent, les sept huitièmes du temps, d'intérêts industriels, et que, par le fait, M. le ministre de l'intérieur, chargé de la direction de l'industrie, n'a pas de contact direct avec les véritables représentants de l'industrie.

Mais je ne me contenterai pas de demander cette modification ; il en est une autre qui n'est pas moins essentielle. Un ministère a dans ses attributions la moitié de la charité publique, et un autre ministère l'autre moitié; l'un administre les établissements, l'autre, la charité faite à domicile. (Interruption).

Il n'y en a pas moins anomalie ; les secours accidentels devraient venir du ministre qui dirige les secours permanents.

Enfin, je demanderai au cabinet de vouloir bien s'expliquer sur une question grave, et qui intéresse au plus haut point les populations des villes. Je ne me fais pas l'apologiste ici de l'abolition des octrois ; j'ai rempli mon devoir ailleurs ; je ne viens pas préconiser un système plutôt qu'un autre.

Je n'imiterai pas un honorable député de Gand qui vous disant que le charbon, c'est le pain de l'industrie, vient demander dans cette enceinte la suppression de tout péage en faveur de cette matière première ; et qui, dans sa localité, vote pour le maintien de l'octroi sur le charbon. C'est une anomalie que je ne m'explique pas, et dont je ne me rendrai pas coupable.

Je demande que le gouvernement, dans l'intérêt des communes, veuille s'expliquer sur la question des octrois; qu'il nous dise franchement si le projet de réforme des octrois est abandonné; si l'on a renoncé au projet, alors les communes tâcheront de vivre comme elles ont vécu; mais avec cette préoccupation de suppression ou de réforme des octrois, le commerce est paralysé et il est temps que cela finisse par une déclaration franche et nette.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je répondrai immédiatement à l'interpellation qui vient de nous être adressée.

Le gouvernement a fait examiner avec beaucoup de soin toutes les questions qui se rattachent à la réforme et même à la suppression des octrois. Le gouvernement reconnaît qu'il importe aux villes à octroi d'être fixées sur ses intentions définitives. Il leur a déjà fait connaître que son intention n'était pas de donner suite pour le moment aux projets de réformes dans le système des octrois.

Nous croyons que les octrois comme tous les impôts sont susceptibles de réformes, nous pensons que le temps amènera et les réformes indiquées par l’expérience.

Mais, dans l'état actuel des choses, la première règle à suivre c'est de maintenir sur de bases solides la situation financière, de ne pas se livrer à des expériences qui pourraient apporter le trouble dans les finances des villes, il faut que les finances publiques se maintiennent bonnes à tous les degrés. Nous pensons que le moment ne serait pas opportun de modifier profondément les octrois des villes. Cela ne dit pas que nous trouvions parfait le système existant.

M. Cools. - Je demande la parole pour un fait personnel.

M. le président. - Il n'y a rien, M. Cools, qui vous soit personnel dans le discours qui vient d'être prononcé.

M. Cools. - M. le président, vous ne savez pas ce que j'ai à dire. Je n'en ai que pour un instant. L'honorable préopinant a fait une sortie assez vive contre une commission d'enquête. J'ai cru comprendre qu'il s'agissait de la commission d'enquête linière. En regardant autour de moi, je me suis aperçu que j'étais le seul membre de cette ancienne commission qui fît encore partie de cette assemblée....

M. le président. - Je ne puis pas vous donner la parole.

M. Cools. - J'ai cru que je me devais à moi-même, que je devais à mes anciens collègues de protester contre la légèreté, je devrais dire contre l'ingratitude de ces attaques...

M. le président. - Je ne puis pas vous laisser continuer, ce serait intervertir l'ordre des inscriptions ; je vous inscrirai à votre tour.

M. Delehaye. - J'ai été nominativement désigné, je demande la parole pour un fait personnel.

M. le président. - C'est un système qu'on a désigné et combattu. Si chaque système attaqué donne lieu à un fait personnel, il n'y aura plus de tour de parole.

M. Delehaye. - J'ai été désigné comme conseiller communal de Gand, je prends l'engagement de me borner à expliquer ma conduite en cette qualité. J'attendrai mon tour de parole pour rentrer dans la discussion.

M. le président. - La parole est à M. Dumortier.

M. Dumortier. - Messieurs, la discussion qui nous occupe depuis quelques jours a amené les opinions des orateurs sur deux points de vue bien différents : les uns, et l'honorable préopinant surtout, se sont occupés de la question sociale prise dans les termes généraux ; d'autres, au contraire, ont examiné la question pratique proprement dite les intérêts matériels en ce qui concerne la question des Flandres.

Dans le peu de paroles que je me propose de prononcer, je n'entends pas m'occuper directement ou indirectement des questions sociales ; j'admire beaucoup les théories qui ont été mises en avant, et dont plusieurs ont toutes mes sympathies ; mais, soit dit en passant, je crois qu'elles trouveraient mieux leur place dans une chaire de professeur que dans une assemblée de la nation, où il s'agit, non de questions théoriques, mais de questions pratiques.

Je n'entends blâmer personne, j'exprime mon opinion. C'est la question pratique du malaise des Flandres que je veux examiner devant vous. Je désire vous présenter mon opinion sur ce qu'il y a à faire en faveur de l'industrie des Flandres.

Messieurs, quand on parle de l'industrie des Flandres, on se sert d'une expression bien large, car il n'est pas de province où il existe plus de variétés d'industries manufacturières que dans cette partie du pays; mais il est surtout, dans ces belles provinces, une industrie qui a attiré l'attention de la législature depuis longtemps, et qui est la première du pays, l'industrie linière. C'est cette industrie, répandue dans toutes les campagnes, qui est en souffrance, et qui doit exciter l'attention du gouvernement et du parlement pour faire cesser le malaise dans lequel celle se trouve.

D'où vient le malaise de l'industrie campagnarde des Flandres ? Elle provient de la coïncidence fatale de plusieurs causes qui sont venues tomber sur elle coup sur coup : l'invention des mécaniques; la maladie des pommes de terre, la cherté des céréales, puis le typhus qui, à son tour, a décimé la population, enfin la crise financière; de sorte que tous les fléaux sont venus tomber sur ces riches provinces. Il va de soi que des malheurs immenses, de grandes infortunes devaient résulter de cette fatale coïncidence.

Le devoir du gouvernement, du pays tout entier est de chercher à y apporter un remède. Eh bien, je rends certainement hommage aux efforts qui ont été tentés et par le ministère actuel et par les ministères prédécesseurs dans l'intérêt des Flandres; on a tenté beaucoup de moyens; mais permettez-moi d'envisager la question à mon point de vue. Les précédents du ministère, comme ceux qui sont aujourd'hui au banc ministériel, n'ont pas fait ce qu'il fallait faire, en ce sens qu'on s'est occupé de mesures accessoires , de mesures temporaires et qui n'apportaient au mal qu'un remède momentané, tandis qu'on ne s'est pas occupé de la question principale, de l'industrie linière ou qu'on s'en est très peu occupé.

Tout ce qu'on a fait a été fait dans les intentions les plus louables et a amené une amélioration momentanée ; mais rien n'a été fait pour ramener l'industrie linière à son ancienne prospérité.

Messieurs, ce qui faisait autrefois sa richesse était devenu la cause de son malaise.

Autrefois le travail était réparti entre de petits fabricants ruraux, qui tous prospéraient et élevaient leur famille par la réunion de leurs efforts. L'honorable préopinant trouve ce régime détestable. Moi, je le trouve, au contraire, excellent. Pourquoi le trouve-t-il détestable? C'est, vous a-t-il dit (et en principe il a raison), parce qu'en industrie il faut arriver à la division du travail. Mais l'honorable membre perd de vue que tous ces petits fabricants pratiquaient chez eux la division du travail.

(page 630) Le père de famille tissait; la mère de famille filait, et la division du travail existait, an sein de la famille, avec toute l’économie possible, de sorte que les Flandres produisaient la toile au plus bas prix auquel on put la produire dans aucun pays du monde. En voulez-vous la preuve? Vous la trouverez dans les droits prohibitifs que la France a dû établir pour lutter contre l'industrie linière des Flandres, tant il est vrai que la Belgique fabriquait mieux et à meilleur marché qu'aucun autre pays au monde.

On ne peut donc assez regretter que les événements aient porté préjudice à cette industrie, qui s'était développée à un si haut degré dans la famille et qui répandait la richesse sur tous les points du territoire, tout en conservant dans chaque famille la moralité avec l'aisance, deux choses bien difficiles à rencontrer dans les populations fabricantes.

Je sais fort bien que ce mode d'industrie, qui faisait la richesse et le bonheur des Flandres, présentait des inconvénients en ce sens qu'il n'y avait pas dans la Flandre occidentale de grands établissements faisant mouvoir de grands capitaux et pouvant introduire de grands perfectionnements au moment de la crise. Mais l'industrie linière n'avait pas besoin de ces capitaux; le petit pécule de la famille, aidé d'un travail actif, y suffisait.

Si, pour ramener la prospérité en Flandre, le système de l'honorable préopinant était nécessaire; si, pour relever l'industrie linière, on devait supprimer tous ces petits fabricants, quel en serait le résultat? Que vous réduiriez à la position de simples ouvriers plus de cent mille personnes, aujourd'hui fabricants, qui élèvent leur famille avec honneur au moyen de cette industrie, et qui quelquefois s'enrichissent. Or, ce système, est-il un seul d'entre vous qui voulût le détruire? Comment! vous cherchez à améliorer la situation de la Belgique, vous dites que vous voulez améliorer le sort des travailleurs, et dans le même moment vous prendriez une mesure qui aurait pour résultat de transformer des fabricants en ouvriers! Au lieu d'améliorer leur position, vous la diminueriez; ce serait une dégradation de la dignité humaine, un affaiblissement de la société, et nous devons faire tous nos efforts pour éviter de pareils malheurs.

Mais l'industrie linière est-elle donc perdue? Pense-t-on que nous ne puissions pas la relever par des moyens sagement combinés et avec une protection modérée? Examinez ce qui se passe chez nos voisins. Chaque année vous voyez décroître vos exportations de tissus liniers en France. La France a besoin pour sa protection de droits considérables; elle ne peut lutter avec nous sur son propre sol, et pourtant elle exporte outre-mer pour des capitaux énormes, pour plus de 30 millions par an.

Voici, messieurs, quelles ont été nos exportations en France depuis quelques années :

En 1846, nous exportions encore en France 2,054,000 kil. de toiles. En 1847, nos exportations se sont réduites à 1,494,000 kil. En 1848, nous avons exporté seulement 748,000 kil. de toile.

Vous le voyez donc, ce débouché nous échappe. Le marché que nos voisins nous offraient cesse d'être un marché pour nous. Nous devons forcément l'abandonner. Que doit faire le gouvernement? Nous créer un marché nouveau. Voilà où doivent tendre tous les efforts du gouvernement : c'est à donner aux Flandres, sur des marchés nouveaux, les débouchés qu'elles avaient autrefois sur les marchés français.

Qu'on ne prétende pas que c'est la suppression de la protection qui amène ce résultat. Loin de là. C'est à l'aide de la protection que la France a pu parvenir à exporter pour 30 millions de francs de tissus de lin ; sans protection elle n'y serait jamais parvenue. La seule doctrine vraie, la seule qui soit démontrée par toutes les phases de l’histoire, c'est qu'aucune industrie ne se développe sans protection. L'industrie est comme l'humanité, il faut protéger ses produits. Ce n'est qu'à l'aide de la protection, dans des limites modérées, raisonnables, que l'industrie progresse, que vous pouvez donner du travail à vos ouvriers.

Maintenant voyons ce qui a été fait depuis quelques années. On a dépensé beaucoup d'argent dans l'intérêt des Flandres avant de les soulager. Ainsi, si nous examinons les chiffres cités par M. le ministre de l'intérieur, nous voyons que, dans les deux dernières années, il a été dépensé onze millions de francs pour travaux publics dans les Flandres. Mais souffrez que je le demande. Est-ce que ces onze millions feront vendre une aune de toile de plus? Est-ce qu'ils donneront la vie à un seul tisserand? Evidemment non ! Ce n'est pas avec des travaux publics développés sur une grande échelle, dont nous menace le gouvernement, que vous donnerez du travail aux tisserands.

Ce qu'il faut au tisserand, c'est une protection pour son métier. Il ne s'agit pas de le transformer en pionnier ; il faut l'encourager dans son travail, le laissera son métier, en lui donnant le moyen d'exporter ses produits. Il faut absolument remplacer le marché qui nous échappe par des marchés nouveaux, par des marchés méditerranéens et transatlantiques. Hors de là, il n'y a point de salaire pour les Flandres, il n'y a point de salaire pour les ouvriers; hors de là tout n'est que palliatifs, que moyens de dépense, que ruine pour le trésor public.

Messieurs, on s'est beaucoup occupé depuis quelques jours de la création d'une société d'exportation. Certainement je suis un de ceux qui désirent également voir une société d'exportation donner un développement considérable à nos produits. Quels que soient les moyens que vous employiez, cette société sera toujours un bienfait; mais je ne partage pas l'opinion de l'honorable préopinant, lorsqu'il vous dit que la société d'exportation doit être en même temps une société de fabrication. Je dis que ce système serait funeste nu pays, que ce serait le renversement du système préconisé par l'honorable membre.

Comment! vous nous prêchez la division du travail, vous repoussez la protection, et vous demandez en même temps que votre société fasse, avec les capitaux de l'État, concurrence à l'industrie particulière. Ce serait la ruine de tous les fabricants; ce serait un véritable désastre, un affreux cataclysme opéré au nom du progrès, un bouleversement des positions sociales. Et avec quoi le produirait-on ? Avec les deniers publics. Ce système, je n'en veux point; je veux qu'une société d'exportation soit une société de pure exportation, mais qu'elle ne vienne pas avec les capitaux du gouvernement lui-même mettre à mort, décapiter, ruiner les petits industriels qui ont droit à toute notre sollicitude.

Je ne me dissimule pas, messieurs, les difficultés immenses qu’entraîne en ce moment une conception telle qu'une société d'exportation. Former cette société avec les fonds du gouvernement seul, ce serait une ruine. Il faut que la plus grande partie des capitaux provienne de l'industrie privée; il le faut pour assurer la conservation du capital, la marche franche et régulière de la société.

Mais dans la situation de la Belgique, pourrions-nous trouver le capital nécessaire à la formation de cette société ? Avouons-le, dans les circonstances actuelles, ce serait trop difficile; car il ne s'agit pas de 9 millions, il faut 20 ou 30 millions pour exporter nos produits ? Pourquoi ? Parce que tous ceux qui ont fait des opérations transatlantiques savent que les retours ne se font d'ordinaire qu'au bout d'un an souvent même au bout de dix-huit mois, de deux ans. Or, votre société, au capital de 9 millions, ne vous donnerait tout au plus annuellement que 6 millions d'exportation. Voilà quel serait le résultat, et ce résultat ne serait pas suffisant, il ne serait pas satisfaisant pour le pays.

Pour mon compte, au lieu d'une seule société au capital de 10 millions de francs, je voudrais que le gouvernement encourageât la formation de vingt sociétés d'exportation au capital d'un million de francs. C'est là un système qui pourrait amener d'immenses résultats.

Et ces sociétés, vous les trouveriez; vous rencontreriez des capitalistes qui formeraient de semblables sociétés d'exportation, si vous leur donniez quelques encouragements, afin de créer parmi nous ce qui nous manque, l'esprit d'entreprise, sans lequel vous ne parviendrez jamais à exporter vos produits.

L'honorable M. de Brouckere, parlant toujours des données économiques, nous dit : « Faites qu'on produise à bon marché, et vous trouverez des débouchés ; que le Belge fasse ses produits à bon marché, et il n'aura pas besoin de songer à des primes, parce que l'intérêt guide les acheteurs. »

Cette théorie, messieurs, peut être très vraie quand il s'agit des nations voisines. Evidemment, les nations voisines viennent acheter aux lieux de leur voisinage où elles trouvent les produits à meilleur marché; mais dans les relations éloignées, elle est complètement inexacte.

En effet, il est beaucoup de produits en Belgique que nous fabriquons à meilleur marché que nos voisins, et que cependant on ne vient pas chercher chez nous, parce que les relations nous font défaut, parce que nous manquons d'hommes qui aient l'esprit d'entreprise, parce que nos produits ne sont pas connus dans les pays transatlantiques, parce qu'il est plusieurs pays de l'Asie et de l'Amérique où il n'y a pas un seul Belge établi.

Vous aurez beau produire à meilleur marché que tous les autres, si vos produits ne sont pas connus. On ne viendra pas acheter chez vous, si vous n'avez pas de relations avec les pays lointains. Ce sont donc ces relations qu'il faut nécessairement créer, puisque ce sont elles qui font connaître nos produits.

Eh bien, ces relations vous les introduirez, en créant, non pas une société à un capital tellement élevé qu'on ne puisse le réaliser, mais une série de sociétés à un capital moins élevé pour faire plus d'affaires, et qui, cependant, se formant successivement, auraient une perspective d'exécution réelle.

Messieurs, plusieurs orateurs, en parlant de l'industrie linière, ont signalé comme l'unique remède à la situation, l'introduction des fils mécaniques anglais. Certainement, messieurs, c'est une vérité que les fabricants de toile, que nos fabricants de tissus, sont dans un véritable état d'infériorité, parce que ni les fils de lin ni les fils de coton ne se vendent en Belgique à des conditions aussi avantageuses qu'en Angleterre. Or, pour le tisserand, le fil est une matière première.

Il est donc indispensable que le gouvernement fasse tous ses efforts pour procurer à la Belgique le moyen d'obtenir les fils étrangers au taux le plus avantageux; et quant à moi, je le remercie beaucoup de l'arrêté qu'il a pris et qui a passé inaperçu. Cette mesure me paraît avoir beaucoup d'avenir dans l'intérêt des filatures de coton. Je l'en remercie vivement, et je désire que cet arrête amène un résultat pour le pays.

Mais cela ne suffit pas. Si vous voulez faire des tissus à aussi bon marché que l'étranger, vous qui êtes dans des conditions favorables pour les produire, il faut avoir pour ces tissus la matière première à aussi bas prix qu'on le produit à l'étranger: il faut créer en Belgique un marché de lins communs, propres aux étoffes grossières et dont le besoin se fait sentir.

D'un autre côté, il ne faut pas croire que les toiles filées à la main soient cependant définitivement perdues. On l'a vu dans le principe; lorsqu'on a vu les premières toiles filées à la mécanique, on s'est imaginé, et j'ai moi-même longtemps partagé cette idée, que les toiles filées à la main étaient perdues pour jamais. Mais aujourd'hui cette pensée a beaucoup perdu de sa force. Il est constant que la toile filée à la main a une durée infiniment plus considérable que la toile mécanique ; les expériences faites par (page 631) le gouvernement français dans plusieurs régiments l'ont démontré à l'évidence.

Aussi, que se passe-t-il maintenant? C'est que dans beaucoup de pays on veut avoir des toiles filées à la main, et on consent à les payer plus cher que celles filées à la mécanique. Mais où est la garantie? Cette garantie n'existe pas aujourd'hui, l'acheteur qui n'est pas expert est trompé chaque jour. Eh bien, le devoir du gouvernement est de créer cette garantie, de chercher un moyen facile d'exécution. Pour cela, messieurs, il suffit que le gouvernement fasse appliquer, sur les marchés, par des experts, une estampille qui certifiée l'étranger que la toile qui la porte a été fabriquée ou avec du fil filé à la main, ou avec du fil filé à la mécanique, ou avec du fil mixte; en agissant ainsi, le gouvernement aura rendu aux Flandres un immense service.

Car aussi longtemps que l'opinion, que le préjugé peut-être fera préférer les toiles filées à la main, vous aurez conservé à vos fileurs et à vos fileuses l'avantage du travail et vous aurez rendu un immense service au pays. Que le gouvernement ordonne donc que toutes les toiles exposées sur les marchés seront estampillées sous la surveillance d'un agent du conseil communal de la localité ; qu'une loi pénale soit portée pour empêcher la contrefaçon des marques, et vous aurez rendu un immense service à l'industrie des Flandres.

M. Gilson. - C'est la tuer, je le prouverai tantôt.

M. Dumortier. - J'entends un membre dire : C'est la tuer; je le prouverai tantôt. Eh bien ! je vais prouver que ce n'est pas la tuer. Ne croyez pas, messieurs, qu'il faille, dans une pareille crise, négliger aucun moyen. Il faut sans doute suivre tous les perfectionnements qui s'opèrent ; mais il ne faut pas pour cela négliger les autres moyens.

Comment ! lorsqu'aujourd'hui encore dans une grande partie de l’Europe, le consommateur exige des toiles filées à la main, vous viendrez dire que donner à cet acheteur des garanties pour ses acquisitions, c'est tuer l'industrie? Je dis que ce sont ceux qui s'opposent à de pareilles mesures, qui tuent l'industrie; et tuer l'industrie, c'est ruiner, c'est faire mourir ceux qui travaillent.

Il ne faut sans doute pas, messieurs, négliger l'industrie des toiles filées à la mécanique. Mais il ne faut pas non plus sacrifier l'industrie des toiles filées à la main, aussi longtemps qu'il se trouvera en Europe des consommateurs qui voudront en employer.

Une autre mesure indispensable, c'est que le gouvernement cherche le moyen d'arriver au numérotage des toiles. Il y a dans l'industrie linière an défaut qu'il faut impérieusement corriger. Depuis que l'Angleterre a donné à son industrie un immense essor, on est arrivé à ce résultat qu'aujourd'hui sur les marchés transatlantiques, les toiles ne se vendent plus à l'aune, mais se vendent à la pièce.

Il en est de la toile comme du calicot ; on doit l'acheter à la pièce. Eh bien ! il est à désirer, et j'appelle sur ce point toute l'attention du gouvernement , que ce perfectionnement s'introduise aussi sur nos marchés, afin de favoriser l'exportation.

Si vous voulez exporter dans des pays où la marchandise anglaise est demandée, vous devez fabriquer vos produits dans les conditions que ces marchés exigent. Si vous voulez imposer votre goût sur ces marchés, il ne sera pas suivi par le consommateur, et vous ne vendrez pas vos produits. Il faut suivre le goût du consommateur dans vos exportations. C'est une loi fatale à laquelle on ne peut se soustraire, qu'il faut subir comme une nécessité.

Un autre point sur lequel j'appelle encore toute l'attention, c'est la nécessité de créer des moyens de crédits locaux. Il serait à désirer que, par des subsides sagement distribués, le gouvernement mît les diverses communes des Flandres, où existe l'industrie linière, à même de faire de légères avances aux petits fabricants. Car la plupart d'entre eux sont ruinés par suite de la misère qui les a frappés. Il faut que le gouvernement vienne à leur aide sous la garantie des autorités locales. Un capital peu considérable employé dans ce but aurait un immense résultat et relèverait toutes ces familles qui ont été successivement frappées par cette série de fléaux que j'ai indiqués tout à l'heure.

Un autre moyen aussi, moyen pratique et qui est déjà en usage, ce sont les primes d'exportation. En thèse générale, je n'aime pas les primes d'exportation; mais quand il s'agit d'une industrie qui est la première du pays, il ne faut négliger aucun moyen de la faire marcher.

Le marché de la France vous échappe, eh bien, créez d'autres marchés, et pour cela il faut des primes d'exportation; par là vous encouragez l'esprit d'entreprise.

Je m'arrêterai à ce peu de mots. La chambre est fatiguée d'une longue discussion, et je ne veux point la tenir davantage ; mais qu'on se pénètre bien de cette pensée que le mal, pour être grand, n'est pas incurable.

Que la chambre sache bien qu'il y a dans la Flandre un immense désir d'amener des perfectionnements dans l'industrie. Quant à moi, je le déclare ici, si je n'avais été témoin des immenses efforts qui se font dans cette province pour venir en aide aux travailleurs, pour sauver l'industrie, je n'aurais point opté pour être député des Flandres ; mais quand j'ai vu tout ce qui se faisait, quand j'ai vu la charité privée venir si puissamment en aide au malheur, quand j'ai vu toutes les intelligences s'entraider pour remédier à des maux si affreux, j'ai dit que j'avais un devoir à remplir, que je devais seconder tous ces efforts.

Il existe, messieurs, une plaie dans le corps social. Cette plaie n'est pas incurable, mais il ne faut pas mettre le remède à côté de la plaie ; il faut l'appliquer sur la plaie même.

Le mal, c'est la décadence de l'industrie linière ; ce n'est point par des travaux publics ni par des expositions que vous guérirez ce mal; c'est l'industrie linière qu'il faut sauver, et aussitôt que vous aurez pris des mesures efficaces pour atteindre ce but, soyez persuadés que la Flandre deviendra plus forte, plus vigoureuse qu'elle ne l'a jamais été.

(page 637) M. de Theux. - Messieurs, si nos discussions ont pour objet de nous éclairer sur des matières aussi importantes que celles qui concernent les intérêts matériels du pays, si elles ont aussi pour objet d'éclairer le gouvernement, elles doivent avoir encore un autre objet ; c'est d'inspirer à la nation une juste confiance dans son présent et une juste confiance dans son avenir.

Si nous reportons nos souvenirs vers les premières années qui ont suivi le grand événement qui a consacré notre indépendance, notre émancipation politique, il faut convenir que, quant aux intérêts matériels, jamais la Belgique ne s'était trouvée dans une situation aussi critique. En effet, messieurs, quel était le grief principal contre ce mémorable événement poli-que? C'était exclusivement la crainte de la perte de nos intérêts matériels. Cette crainte était intense, elle était manifestée de toutes parts. Eh bien, nous osons le dire en toute confiance, la Belgique a bien fait ses affaires depuis 1830, et elle les fera encore mieux dans l'avenir, guidée par ses expériences, par ses succès, par ses fautes. Et quand je parle de la Belgique, messieurs, je n'entends point parler exclusivement de la législature et du gouvernement; j'entends surtout parler des efforts individuels de l'industrie et du commerce.

Sous l'empire français, la Belgique n'avait qu'un commerce continental. Elle eut à cette époque une grande prospérité, parce qu'elle avait un marché immense. Sous le gouvernement des Pays-Bas la situation changea complètement de face : la Belgique eut pour débouché des colonies dont le commerce était privilégié, elle eut le débouché partiel de le Hollande, je dis partiel parce que la Hollande, admettant en grande partie le libre commerce, offrait aussi son marché aux autres nations et principalement à l'Angleterre.

En 1830, la Belgique se trouva dépourvue de tout marché continental, car elle avait perdu même le marché de la Hollande qu'elle occupait partiellement sous le royaume des Pays-Bas. Elle ne put récupérer immédiatement le débouché de la France qui conservait le tarif hostile créé à l'époque de la guerre de tarifs qui avait existé du temps du royaume des Pays-Bas; elle ne put récupérer le marché de l'Allemagne, parce que, politiquement, l'Allemagne nous était encore hostile; elle ne put obtenir l’accès du marché anglais, parce que l'Angleterre avait son système protecteur de même que la France.

Ainsi, messieurs, la Belgique était renfermée dans les étroites limites de son territoire, d'autant plus que, sous le royaume des Pays-Bas, elle n'avait point établi un véritable commerce maritime, qu'elle n'avait fait qu'un commerce privilégié dont elle était maintenant privée. Tout était donc à faire.

Dans cette grande crise, le congrès national, avec cet esprit élevé, ce patriotisme éminent qui distinguent toutes ses œuvres, le congrès national comprit instinctivement la situation de la Belgique. Il comprit qu'il fallait lui assurer immédiatement son marché intérieur, relever toutes les grandes industries dont une partie étaient souffrantes sous le royaume des Pays-Bas. Ses premiers actes furent de protéger l'industrie métallurgique et l'industrie des houilles, et il y réussit merveilleusement, car c'est sous l'empire de ses tarifs protecteurs que se sont créés ces établissements métallurgiques qui ne le cèdent en rang et en importance à ceux d'aucune autre nation. C'est sous l'empire de ces tarifs que l'exploitation des houillères a été portée à un tel degré de perfection qu'on y a consacré des capitaux tels qu'aujourd'hui encore cette industrie n'a plus rien à redouter de l'étranger.

Il est vrai, messieurs, que ces industries, malgré la protection dont elles jouissent, éprouvent de temps en temps des secousses, des perturbations ; mais ces secousses, ces perturbations ne proviennent que de la concurrence intérieure, de l'excès de production. C'est un mal, mais un mal inévitable; il y aurait un mal bien autrement grand si ces industries ne s'étaient point développées à l'abri de tarifs protecteurs, si nous avions dû tirer en grande partie de l'étranger et nos houilles et nos fers, car, en définitive, indépendamment de la richesse importante qui résulte de ces grandes exploitations, il en résulte, aujourd'hui qu'elles sont arrivées à un si grand degré de perfectionnement et de développement, un bienfait, une garantie pour toutes les industries qui reposant sur ces deux matières premières; il vaut cent fois mieux avoir ces ressources dans son propre pays que de dépendre des nations étrangères pour les obtenir.

Et, en effet, messieurs, qu'arriverait-il si la Belgique n'avait pas poussé si loin ces deux industries principales, dans le cas d'une guerre maritime, par exemple ? Pour toutes les autres industries reposant sur le fer et la houille elles en éprouveraient un échec immense.

Vous voyez donc combien le système protecteur que le congrès a inauguré quant à ces grandes industries, était nécessaire, combien il a été fécond dans ses résultats.

Le système inauguré par le congrès a été suivi et complété par les législatures suivantes : la protection s'étendit successivement à toutes les industries qui étaient en souffrance. L'industrie agricole elle-même, qui avait eu tant à souffrir sous le gouvernement des Pays-Bas, fut également aidée par un tarif protecteur, et elle obtint ainsi le redressement de son grief.

Messieurs, je ne viens pas ici défendre d'une manière absolue la loi de 1834 sur les céréales. Je conviens que cette loi est susceptible d'être remise en discussion, d'être appropriée aux circonstances actuelles, alors surtout qu'un grand changement s'est opéré dans la législation anglaise sur la matière.

Mais il n'en est pas moins vrai que, sous l'empire de cette loi, l'agriculture a acquis un grand développement, une grande prospérité.

Et ici j'ajoute que, si les propriétaires et les cultivateurs ont profité de cette loi, ils ont eu aussi la générosité de ne jamais insister sur sa protection, lorsque les prix des céréales se sont élevés ; maintes fois les effets de cette loi ont été complètement suspendus.

Messieurs, le système protecteur fut suivi d'une loi répressive de la fraude. Cette loi a produit d'importants résultats. Le commerce aussi a été protégé par la loi sur les ventes à l'encan. On sait combien ces ventes à l'encan jetaient de perturbation dans le commerce sédentaire, normal, régulier. Aujourd'hui les abus de ces ventes ont disparu: le commerce a retrouvé sa sécurité, sa solidité.

L'agriculture a été protégée encore par un droit d'entrée sur le bétail étranger. Le ministère actuel a reconnu lui-même qu'il était essentiel de revenir au moins en grande partie à cette ancienne législation.

Elle a reçu une grande protection, spécialement en ce qui concerne les Flandres, par les travaux qui ont été faits pour l'assèchement du territoire de ces provinces; ainsi le canal de Zelzaete, le canal de Schipdonck, celui du nord de Bruges, et d'autres travaux encore, les associations de wateringues sur les bords de l'Escaut, pour l'écoulement des eaux, sont autant de faits qui attestent la sollicitude de la législature et du gouvernement pour les intérêts de ces provinces.

Le point sur lequel la législature et le gouvernement ont surtout porté leur attention, c'a été l'établissement d'un vaste système de communication. Ainsi, système complet de chemin de fer, système complet de routes pavées, grandes améliorations apportées aux chemins vicinaux et aux voies navigables ; reprise par l'Etat de divers fleuves ou rivières, et amélioration de leur cours ; voilà de grands faits qui exerceront à toujours une influence immense sur le sort matériel du pays.

A côté de ces faits, l'enseignement n'a pas été non plus négligé. Le gouvernement et les communes ont compris qu'il fallait surtout favoriser le développement des sciences et des arts.

C'est ainsi qu'auprès des deux universités de Gand et de Liège, se trouve un enseignement spécial éminemment utile aux progrès de l'industrie, enseignement dont les effets salutaires se feront sentir de plus en plus. Les athénées même ont un enseignement scientifique spécial à côté de l'enseignement littéraire ; dans toutes les villes, les arts ont reçu un grand développement par la création d'académies des beaux-arts, destinées, entre autres, à l'enseignement du dessin.

Des ateliers de travail ont été établis dans différentes localités ; ils s'étendront encore.

La liberté d'enseignement a encore exercé en cette matière une heureuse influence; un grand institut commercial a été fondé aux portes de la capitale; d'autres ont été fondés ailleurs, et tous promettent de bons résultats pour l'avenir.

Mais, messieurs, la grande difficulté pour la Belgique, c'était de se créer un commerce maritime, c'était là une difficulté immense et d'une longue durée. Beaucoup a été fait en cette matière, beaucoup reste à faire. ! En premier lieu, on a porté une loi qui favorise le transit au plus haut degré ; l'on a cherché à attirer dans nos ports les navires de toutes les nations ; on a remboursé le péage sur l'Escaut. ; Et ici, messieurs, je dois rencontrer une observation qui a été faite par l'honorable M. Ch. de Brouckere : l'honorable membre a vivement critiqué la loi des droits différentiels.

Pour moi, je n'ai pas été grand partisan de cette loi, je n'en ai pas attendu tous les effets que ses auteurs s'en promettaient. Mais je ne serai pas non plus injuste à l'égard de cette loi, et je demanderai tout d'abord à mon honorable contradicteur, si le commerce était plus florissant avant la loi des droits différentiels qu'il ne l'a été depuis. S'il me répond oui, je dis alors qu'il faut à l'instant même rapporter la loi.

Messieurs, vous vous rappelez qu'une partie de cette loi a été suspendue pendant l'année dernière, en ce qui concerne la relâche Cowes; eh bien, le gouvernement a tellement compris qu'une dérogation, même temporaire, à la loi a été funeste à nos intérêts, qu'il n'a, plus demandé le renouvellement de cette disposition dérogatoire.

Des écoles de navigation ont été créées à Ostende et à Anvers. On a accordé des primes pour la construction des navires. On a amélioré considérablement le port d'Ostende. Le congrès avait d'abord porté une loi sur la pêche; plus tard, les chambres ont accordé une nouvelle protection à cette industrie. On a alloué des primes pour la navigation à long cours et à époques fixes, chose si éminemment utile au commerce.

Messieurs, le gouvernement a regardé une société de commerce comme le corollaire des diverses mesures que je viens d'indiquer. Un membre a paru douter de la sincérité du dernier cabinet, lorsqu'il a présenté ce projet de loi, et de sa confiance dans la mesure qu'il proposait. Pour toute réponse, je dirai que si les élections de 1847 avaient été favorables au ministère d'alors, les chambres eussent été convoquées en session extraordinaire pour discuter ce projet de loi que la législature précédente n'avait pas eu le temps d'examiner.

Maintenant, ce projet était-il parfait? N'était-il susceptible d'aucune amélioration? Là était la question. C'est pour la résoudre avec plus de sûreté que le gouvernement avait porté devant les chambres l'ensemble de l'organisation de son projet. Quant à moi, je me serais toujours opposé à la présentation d'un projet de cette nature qui n'eût pas eu toute cette publicité, je me serais toujours opposé à la demande d'un capital pour créer une société dont le projet d'organisation n'aurait pas été livré à l'appréciation des chambres, du commerce et de l’industrie; c'est pour (page 638) avoir négligé ce soin en 1840, que la mesure si importante de l'institution d'un service de navigation transatlantique a échoué. Je dis que toute tentative de ce genre qui ne sera pas précédée d'une longue publicité échouera, car le gouvernement est exposé à trop de surprises, il lui est trop difficile de prévoir toutes les difficultés d'exécution, d'apprécier tous les éléments de succès, s'il n'a entendu d'avance toutes les objections et recueilli toutes les opinions que provoque une longue publicité.

On a demandé pourquoi ce projet, si on le considérait comme utile, n'avait pas été présenté plus tôt. Ce reproche ne peut pas concerner le cabinet dont j'ai fait partie auquel on faisait allusion. Formé en mars 1846, il a présenté le projet en novembre. Ce projet de société de commerce était ancien; ce n'est cependant que dans les derniers temps qu'il a fini par rallier l'opinion publique. Anvers, notre métropole commerciale, et une autre ville qu'on peut considérer comme notre métropole industrielle, appréhendaient la formation d'une société de commerce et doutaient de son efficacité.

Le gouvernement a donc eu raison de mûrir cette grande question, il avait d'autant plus raison d'agir ainsi que plusieurs essais avaient été tentés antérieurement sans succès. Ainsi la société nationale constituée en société anonyme qui devait encourager le commerce maritime, établir des comptoirs à l'étranger, avait fait des essais malheureux ; elle s'était découragée et n'avait pas tenu ses engagements ; la société de commerce a fait de même; de sociétés établies à Anvers ont également échoué ; il en a été de même de celle établie à Bruges.

Vous voyez qu'il y avait utilité à procéder avec lenteur, pour ne pas engager le trésor dans de grands sacrifices et ne pas causer de terribles mécomptes aux industries qui se seraient reposées sur l'efficacité de l'entreprise. Cependant les sociétés dont je viens de parler avaient de grands capitaux, elles étaient dirigées par des hommes d'intelligence et d'expérience, plusieurs avaient pour objet de faciliter la vente des produits d'autres établissements fondés sous leur patronage ou qui se trouvaient en communauté d'intérêts avec elles. Si malgré cela elles ont échoué, ne blâmez pas le gouvernement de la lenteur qu'il a apportée à présenter le projet d'une organisation semblable.

Messieurs, la loi de 1834 accordant une protection spéciale aux tissus de lin a été l'objet d'une vive critique, elle a été signalée comme la cause des mesures douanières prises par la France, de l'élévation de ses tarifs. Messieurs, il n'en est rien, absolument rien, peu de mots me suffiront pour le démontrer.

Quelle était la situation de la France et de la Belgique, avant cette loi ? La France recevait les toiles et les fils de l'Angleterre, de l'Allemagne et de la Belgique, simultanément; elle en était inondée ; déjà la nécessité d'introduire l'industrie linière en France se faisait sentir. Le gouvernement français, comment pouvait-il l'établir? Au moyen d'un tarif protecteur. Elle en établit un, et l'industrie linière a été créée ; des filatures se sont établies en France, et des toiles y ont été confectionnées.

Mais, dit-on, vous avez donné l'exemple à la France. Si nous n'avions fait que donner l'exemple, on pourrait nous en faire un grief; mais la France habituée à protéger toutes ses industries , n'avait pas besoin de notre exemple.

Sur quelles bases la négociation entre la France et la Belgique s'est-elle établie? Sur la réciprocité des avantages commerciaux, sur le maintien de la prospérité et de l'indépendance de la Belgique. La France avait puissamment contribué à l'émancipation de la Belgique en 1830; elle avait un grand intérêt à soutenir son œuvre; elle ne pouvait pas permettre que la Belgique, dès les premiers pas de son émancipation, succombât sous le poids des intérêts matériels. Voilà quelle était la pensée de la France. C'était aussi empêcher que la Belgique tournât ses regards vers l'Allemagne au moment où le Zollverein venait de s'établir et cherchait à s'étendre.

La France a concédé un tarif exceptionnel, mais exclusivement à la Belgique, à la condition qu'il ne profitera ni à l'Allemagne ni à l'Angleterre. Voilà la politique de la France, les traités avec la France en renferment la preuve.

En 1840 il fut question d'une surélévation de droit, le seul moyen de l'empêcher fut d'assurer la France que le transit des produits liniers anglais et allemands n'aurait pas lieu par le territoire de la Belgique.

Quant à nos importations, les chiffres seuls décideraient la question quoi qu'on en ait dit.

En 1831, la Belgique exportait pour 11 millions de toiles. En 1832, pour 13 millions, en 1835, pour 33 millions ! En 1838 nous avons exporté pour 37 millions de toiles, après avoir obtenu les mémorables ordonnances de 1836, postérieurement à notre loi de 1836.

Du reste, s'il était vrai que la loi de 1834 a été funeste à l'industrie linière, il serait vrai de dire qu'elle l'est encore aujourd'hui.

Il ne faudrait pas se borner à critiquer cette loi ; il faudrait se hâter de la retirer. Mais si cette loi doit être retirée, oh ! alors qu'on demande également le retrait des lois protectrices de l'industrie cotonnière. Et nous verrons si notre métropole industrielle se montrera satisfaite de la loi qui en ordonnera le retrait. Mous en doutons grandement, nous qui avons été témoins des sollicitations incessantes de l'industrie gauloise pendant nombre d'années, non seulement pour obtenir le maintien du tarif actuel, mais pour en obtenir l'aggravation, l’estampille, la recherche à l'intérieur et autres mesures de cette nature.

Nous disons donc que le retrait du système protecteur n'est point l'opinion de l'industrie des Flandres. Et pour soigner les intérêts de l'industrie, qu'on s'en rapporte aux industriels alors qu'on trouve parmi eux des hommes d'un grand savoir, d'une grande expérience. Ce n'est pas à nous à leur enseigner leurs intérêts, ils ont au contraire beaucoup à nous remontrer à cet égard.

On a beaucoup critique l'institution des comités liniers; ce n'est pas moi qui ai provoqué cette institution.

Je n'ai donc pas mission de la défendre, mais je dirai que si quelques comités ont été au-dessous de la mission bienfaisante qu'ils avaient entreprise, d'autres, au contraire, ont fait preuve d'intelligence progressive et ont amené plusieurs perfectionnements dans cette industrie. Et puis, qu'on ne soit pas trop sévère à l'égard des comités qui, voyant de grandes souffrances dans leurs communes, ont voulu venir transitoirement en aide à des milliers de femmes, de vieillards. Sans doute, je le reconnais, quelques comités ont été poussés trop loin par leurs sentiments de charité et de philanthropie.

Ceci me ramène aux critiques adressées à l'ancienne administration au sujet de l'emploi des subsides mis à la disposition du gouvernement pendant la crise alimentaire. A l'aide de ces subsides, l'ancien cabinet n'aurait fait qu'encourager la mendicité, tolérer le vagabondage! Oh! ne croyez pas, messieurs, que des hommes politiques, dont vous ne partagez pas à tous égards les opinions, aient employé les fonds de l'Etat à encourager la mendicité, à tolérer le vagabondage. Soyez plus justes envers eux; avant de les condamner, lisez les documents officiels. Lisez le rapport sur l'administration de M. Van de Weyer, chargé de faire emploi du subside mis à la disposition du gouvernement pendant la crise des pommes de terre ; lisez mon rapport sur l'emploi des fonds mis à ma disposition pendant la crise des céréales, vous verrez qu'il n'y a eu aucun encouragement à la mendicité.

Tous les efforts du gouvernement ont tendu à procurer du travail au moyen de subsides mis à la disposition des communes et des provinces. Chemins vicinaux, travaux de toute nature, travaux publics entrepris aux frais de l'Etat : voilà quelle a été la pensée fondamentale du gouvernement.

Si quelques abus ont eu lieu de la part de ceux qui ont obtenu des subsides, n'en rendez pas le gouvernement responsable. Blâmez, si vous voulez, les administrations qui n'ont pas rempli les engagements moyennant lesquels, elles avaient obtenu des subsides. Ou plutôt songez à l'immensité des besoins qu'elles avaient à satisfaire. N'oubliez pas que des milliers d'individus manquaient de travail ou n'avaient qu'un travail insuffisant; n'était-il pas naturel que les bureaux de bienfaisance voulussent venir à leur aide. C'est dans ce but qu'ils ont été créés, c'est dans ce but qu'ils existent depuis cinquante ans, qu'ils ont été maintenus, qu'ils existeront toujours.

Le vagabondage, la mendicité ont été réprimés, en ce qu'il a été au moins possible de faire. Les instructions les plus précises ont été données; le gouvernement n'était pas embarrassé de peupler les dépôts de mendicité; ils étaient partout insuffisants, Qu'on ne dise pas que ces faits attestent l'incurie du gouvernement; ils attestent l'immensité de la calamité alimentaire qui affecte le pays. Ce n'est pas la Belgique seule qui n'en est ressenti. La mortalité a été comparativement plus forte en Hollande. S'agit-il des cantons liniers? La misère qui a atteint l'industrie linière est-elle spéciale à la Belgique? Non; il en a été de même dans les contrées linières de l'Allemagne cl de l'Irlande. Pourquoi ? Parce que l'industrie linière ne produit plus aujourd'hui un salaire suffisant; parce que la population agglomérée en raison même de ce travail est surabondante et que le travail n'est plus aujourd'hui aussi demandé. Voilà la cause véritable de l'insuffisance du salaire.

Un dernier mot de réponse à l'honorable député de Gand en ce qui concerne l'agriculture. Propriétaire, vous réclamez des droits oppressifs de l'industrie ; vous voulez faire renchérir le pain du pauvre! Déjà vous jouissez de grands privilèges, les habitations des villes sont frappés de la contribution foncière, comme la propriété rurale ; mais par exception elles sont frappées sur la valeur locative, les portes et fenêtres et les foyers. Mais les habitations des campagnes sont-elles exemptes de ces bases d'impôt ?

M. d’Elhoungne. - J'ai distingué entre les propriétés bâties et non bâties.

M. de Theux. - Je réponds précisément à cette distinction. Je dis que les propriétés bâties dans les campagnes payent l'impôt comme les bâtiments urbains.

M. d’Elhoungne. - Je ne nie pas cela.

M. de Theux. - Voilà le fait que je pose. Il n'existe donc aucun privilège pour les cultivateurs.

Messieurs, l'honorable membre aurait été plus dans le vrai, s'il avait dit : l'industrie agricole jouit de l'exemption du droit de patente. Mais à cette observation, j'aurais répondu ceci : Contrairement aux principes de l'économie politique, contrairement à ce qui se pratique pour toutes nos autres industries, la matière première de l'industrie agricole paye l'impôt et un impôt considérable. Elle paye l'impôt foncier. L'impôt foncier, messieurs, c'est l'impôt sur la matière première de l'industrie agricole.

Autre phénomène, messieurs : alors que l'industrie agricole est frappée d'un impôt sur la matière première, elle est frappée d'impôts sur ses produits. C'est ainsi que le blé employé dans les distilleries subit nécessairement une taxe par l'impôt sur le genièvre. Il en est de même de l'impôt sur les bières. Tout cela tend à restreindre l'emploi des produits de la terre.

D'autres produits agricoles sont frappés dans toutes nos villes par les droits d'octroi.

(page 639) C'est le consommateur qui les paye, dit-on. Je nie ce fait au moins en partie, parce que je dis que la consommation diminue à proportion de la cherté des objets consommés. D'ailleurs, le vendeur participe toujours à l'impôt. Et ici j'arrive à cette observation qu'un impôt à l'entrée des céréales étrangères pèse aussi en partie sur le producteur étranger ; parce que, pour offrir les produits de sa récolte en concurrence avec le produit de nos récoltes indigènes, il doit supporter sa part du droit, droit qui pèse aussi sur le consommateur, j'en conviens.

Du reste, messieurs, ne vous faites pas illusion. Si vous parveniez à abaisser la valeur des terres, le prix des loyers, vous porteriez aussi atteinte à l'intérêt des cultivateurs. La preuve la plus manifeste de ce que j'avance, c'est que, sous l'empire des hauts prix, le paysan achète ordinairement beaucoup plus de propriétés foncières, et que l'habitant des villes en achète beaucoup moins. C'est un phénomène qui est constant, qui est irrécusable.

Mais, messieurs, la grande question, c'est celle de l'économie politique; c'est celle de ne pas laisser exporter inutilement ses capitaux, alors que l'on peut produire soi-même les objets que l'on va acheter à l'étranger. Et en ce qui concerne l'industrie agricole, croyez-vous qu'elle ait dit son dernier mot? Croyez-vous qu'après avoir fait tant de progrès depuis quarante ans, elle ne soit plus susceptible d'en faire? Non, messieurs, elle est encore susceptible d'en faire ; elle en fera encore longtemps, à moins qu'on ne la décourage.

J'oubliais, en parlant de la propriété foncière, de signaler que cette propriété est surtaxée par des droits de mutation de toute nature, droits qui se perçoivent inévitablement, parce que le fait des mutations doit toujours être constaté par acte public, que dans tous les cas, il devient palpable aux yeux de l'administration des finances et conséquemment passible des amendes, s'il n'est pas légalement et authentiquement constaté ; tandis qu'en fait de mutation de meubles, la possession valant titre et la mutation se faisant d'une manière autre que par vente publique, il n'y a presque jamais de droit à percevoir.

Ainsi donc le propriétaire ni l'agriculteur ne jouit d'aucun privilège. D'ailleurs notez ceci, messieurs : c'est que si vos cultivateurs, si les propriétaires ont quelque aisance, l'argent qu'ils possèdent, ils ne le font pas fondre, ils ne l'enfouissent pas en terre. Ils l'emploient en achat de fabricats, et ainsi ils viennent en aide à la prospérité industrielle, à l'agrandissement du commerce intérieur.

Du reste, messieurs, tâchons d'éviter ces discussions qui tendraient à porter de l'aigreur entre les diverses classes de citoyens d'un même pays. Appliquons à tous une loi de justice et soyez certains que, traités avec une justice égale, l'amour de la patrie et des institutions sera aussi égal dans toutes les classes de la société. Et en ce qui concerne les cultivateurs et les propriétaires, je ne crains pas d'affirmer que chez eux l'esprit national n'a jamais fait défaut à l'indépendance du pays.

Messieurs, je termine ce discours qui a été plus long que je ne l'aurais désiré. Car j'étais même décidé à ne pas prendre part à la discussion. Mais j'ai été amené à présenter quelques observations par les discours prononcés par d'autres orateurs.

Je serai juste, messieurs, je dirai que le gouvernement, que les cabinets précédents ont pu commettre des fautes; que les législatures précédentes ont pu en commettre; que les industriels, les commerçants en ont commis. .

Je dis, messieurs, qu'il s'en commettra encore à l'avenir tant de la part du gouvernement que de la législature et des intéressés, des industriels et des commerçants. Mais guidés par l'expérience, éclairés par les discussions successives, les fautes deviendront nécessairement plus rares. Nous arriverons plus sûrement, autant qu'il est au pouvoir de l'homme de le faire, aux portes du salut des intérêts matériels.

Ce désir, messieurs, je le partage avec autant de sincérité que les représentants des districts industriels ; qu'ils veuillent bien ne pas en douter. Citoyen belge, ayant pris une large part à l'administration du pays, je désire sa prospérité par-dessus tout comme son union politique.

(page 631) M. Gilson. - Messieurs, au point où en est arrivée la discussion qui depuis quatre jours nous occupe, à l'heure avancée de la séance, je ne me dissimule pas la difficulté de fixer encore votre attention. Pourtant, comme je désire l'avancement des travaux de la chambre, je restreindrai autant que je le pourrai le cadre que je m'étais tracé, et je fais un appel à votre indulgence.

Je ne suivrai pas, messieurs, mon honorable ami M. Schumacher sur le terrain où il s'est placé. Là, particulièrement, porteront les restrictions au travail que j'avais préparé. Nous examinerons plus tard jusqu'à quel point il est utile, indispensable même, de modifier quelques-unes des attributions des ministères de l'intérieur et des affaires étrangères. Je n'hésite cependant pas à dire, avec l'honorable M. de Brouckere, qu'il faudra un jour, pour le bien de tous, qu'une même main dirige les travaux du commerce et ceux de l'industrie.

Le travail de l'honorable M. Schumacher allait beaucoup plus loin. Il voulait qu'on examinât quel serait le système qui devait présider invariablement à toutes nos lois de douane. Cette question est vaste, elle nous conduirait beaucoup trop loin; je me garderai bien de l'aborder.

Je veux, messieurs, ne vous parler que du point qui tient les esprits attentifs depuis quelques jours, que des intérêts des Flandres et de l'industrie linière. Je laisse de côté tout ce qui concerne l'instruction, les travaux publics. Je ne veux que vous exposer quelques considérations pratiques, acquise par une assez longue habitude des affaires.

Gardez-vous de penser, messieurs, que pour parler de ces vues pratiques, je doive parcourir toutes les théories que nous avons entendu exposer en termes si brillants ; hommes positifs avant tout, nous ne voulons discuter aucune de ces théories ; nous admirons le talent avec lequel elles sont développées ; quelquefois elles nous étonnent, quelquefois nous les trouvons d'une trop haute portée, nous nous inclinons et nous suivons une voie plus battue.

Je n'ai pas l'honneur, messieurs, de siéger ici depuis autant de temps que l'honorable M. Delehaye, mais j'ai toujours partagé ses vues quant à la question de l'industrie des Flandres. Mon opinion à cet égard a peut-être même été plus radicale que la sienne. Dans les fonctions plus modestes que je remplis en dehors de cette enceinte, je n'ai cessé de dire que le malheur des Flandres était dans l'esprit de routine qu'elles n'ont jamais abandonné. Je sais, messieurs, tout ce qu'a de hardi cette opinion; mais je n'ai pas craint de l'exprimer et si on pouvait se faire un mérite d'avoir été un prophète de mauvais présage, je pourrais me glorifier de ce que j'ai dit et écrit à cet égard depuis 10, 12, 14 ans, dans toutes les enquêtes ou j'ai été consulté. Malheureusement mes prédictions ne se sont que trop réalisées. Arrêter les progrès de l'industrie, messieurs ! Mais c'est vouloir qu'un fleuve remonte vers sa source. Vous le tenteriez vainement, il ne remontera pas.

Messieurs, je porte aux Flandres le plus vif intérêt, mais il faut bien que je le dise, les Flandres n'ont pas progressé, je parle de l'industrie linière. Et cependant ce sont les députés des Flandres qui représentent l'industrie de la Belgique comme amoindrie! On paraît prendre plaisir à rapetisser une position qui nous est enviée de toute part.

Il n'est pas de population de quatre millions d'hommes qui, dans l'ensemble de ses produits industriels, puisse nous être préférée.

La place que nous occupons sur la carte de l'Europe est petite, mais cette place est marquée en caractères indélébiles et je ne crains pas de dire que nous pouvons nous en glorifier au point de vue industriel comme nous l'avons fait au point de vue politique. Sans nul doute, nous avons eu de mauvais jours, nous en aurons encore, mais continuons de lutter avec courage, que l'on n'aggrave point notre position par le récit incessant de nos misères publiques. Que l'on n'encourage pas surtout nos rivaux en industrie, en avouant une infériorité relative, ne nous ne reconnaissons pas. Est-ce que Liège, Verviers, Charleroy, Gand, Bruxelles et une foule d'autres localités industrielles ont reculé devant ce grand concours industriel? N’exportons-nous pas avec avantage, nos armes, nos draps, nos fers, nos clous, nos houilles, nos glaces, nos verres à vitres, nos zincs et une foule de tissus de toute espèce et de toute nature.

La Flandre, jusqu'ici, n'a pas exporté ses toiles sur les marchés lointains. Mais a-t-elle fait tout ce qu'il fallait pour cela? Messieurs, elle n'a rien tenté ; est-elle bien en droit de nous faire un tableau si sombre de notre industrie en général? Messieurs, nous ne craindrons pas de répéter à l'industrie linière que le seul moyen de salut est dans le progrès ; quoi que vous fassiez, vous n'obtiendrez jamais de la filature à la main ce que la mécanique vous a offert. Quand la révolution s'est opérée, il fallait en subir les conséquences. Vous ne l'avez pas fait. C'est une faute immense et qu'il nous sera peut-être bien difficile de réparer.

(page 632) Ici, permettez-moi, messieurs, d'exprimer encore le regret que quelques-uns de nos collègues se soient montrés si sévères dans la manière de qualifier nos procédés de fabrication. C'est une chose réellement déplorable. Nos discussions ne sont pas concentrées dans ces murs et de pareilles allégations peuvent nous porter préjudice. Nous faisons des efforts constants, incessants pour faire goûter nos produits à l'étranger, et c'est dans cette enceinte qu'on vient les déprécier! On nous parle de bonne foi, on nous parle de fraude, on nous parle même de guet-apens.

Mais, messieurs, la bonne foi belge est proverbiale. Si les progrès de l'industrie nous ont amenés à faire certains articles avec une matière première moins coûteuse, vous appelez cela fraude. C'est un progrès de plus, sachez-le, et si nous sommes parvenus à faire des produits qui trouvent leur placement plus facile, vous viendrez, pour diminuer le mérite du manufacturier et entraver sa marche, dénoncer tout haut l'infériorité de ses produits, vous viendrez (et c'est ici que je trouve l'occasion de donner à l'honorable M. Dumortier la réponse que je lui ai promise), vous viendrez nous proposer l'estampille ! Comment ! dans le pays du lin par excellence, dans le pays où on le cultive le mieux, vous n'avez pas su fabriquer pour l'exportation et vous venez dire qu'il faut marquer nos toiles à la main d'une estampille; que celles-là seulement sont de bonne qualité, et vous appliquez presque le sceau d'infamie sur des produits destinés à lutter avec d'autres produits similaires de l'étranger.

Je pensais, messieurs, que de pareilles idées n'auraient pas été reproduites dans cette enceinte.

M. de Haerne. - Elles viennent du Hainaut. C'est le comité d'Ath qui en a pris l'initiative.

M. Gilson. - Je n'ai pas à me préoccuper du point de savoir si l'idée vient du Hainaut ou d'ailleurs. Je déplore seulement qu'elle ait été reproduite à la tribune nationale.

Un certain jour, messieurs, je me suis fait un mauvais parti en dehors de cette chambre pour avoir parlé en termes irrespectueux d'une brochure. J'avais dit que l'auteur paraissait s'être réveillé après dix années de léthargie.

Messieurs, on s'est demandé l'autre jour dans la chambre, si nous étions toujours obligés d'écouter; on pourrait bien se demander aussi si, rentrés chez nous, nous sommes obligés de tout lire. Nous recevons un assez grand nombre de brochures, j'en lis beaucoup et autant qu'il m'est loisible de le faire ; mais c'est à la condition d'avoir le droit de dire mon opinion sur leur contenu. Or, vous vous souviendrez, messieurs, qu'il nous a été distribué ces jours derniers une brochure ayant pour titre : Peut-on sauver les Flandres ? OUI, dit l'auteur, en très gros caractères. Inutile de vous dire, messieurs, l'empressement avec lequel je me mis à parcourir ce travail, je cherchais consciencieusement ce remède introuvable, car, depuis plus de dix ans mes préoccupations ont été souvent les misères trop réelles de quelques-unes de nos provinces. Jugez, messieurs, de mon désappointement, je découvre que cette prétendue panacée n'est que l'estampille!

Je ne pensais pas que pareille idée pût trouver des défenseurs sérieux dans cette enceinte; il s'en est trouvé pourtant. D'abord la brochure a été préconisée par l'honorable M. de Haerne, je le conçois ; c'est une opinion ancienne chez l'honorable membre, et cette opinion est respectable par cela même qu'elle est consciencieuse; que l'honorable M. Dumortier partage aussi cette manière de voir, je le conçois encore ; M. Dumortier s'est peu adonné aux travaux pratiques de l'industrie manufacturière; mais ce que j'ai peine à m'expliquer, c'est qu'un honorable collègue, président d'une chambre de commerce, s'est fait l'écho du même système; dès lors, il m'est impossible de laisser s'établir une pareille opinion sans la combattre.

Savez-vous, messieurs, jusqu'où va la brochure? L'auteur ne demande plus seulement l'estampille sur les toiles qui se vendent au marché; il veut que tous les Belges portent, même sur la poitrine, l'estampille de l'ancienne toile belge; eh bien, puisque toutes les mesures, propres à venir en aide aux Flandres, doivent être adoptées par les représentants de la nation, il ne nous reste plus qu'à échanger notre plaque dont un honorable membre a fait justice, contre cette trop fameuse estampille préconisée parmi nous. (Interruption.)

Messieurs, mon opinion, quoique radicale, ne va pas jusqu'à vouloir conseiller l'abandon du tissage à la main. Je pense, au contraire, que c'est par l'emploi de ce tissage qu'où peut encore le plus efficacement faire disparaître les plus grandes misères des Flandres. Il n'est pas de pays qui réunisse plus de conditions propres au succès : on a prouvé cela maintes fois. Que faudrait-il pour réussir? L'examen de cette question va me mener assez loin ; je fais un nouvel appel à l'indulgence de la chambre : je serai forcé de parler quelque peu technique.

Messieurs, je dis donc que, quelles que soient les difficultés à vaincre, nous pouvons réussir, si nous le voulons sérieusement : l'honorable M. Dumortier dit que, pour qu'il y ait succès, toute la famille doit travailler.

Eh bien, toute la famille travaille, alors que le tissage se fait à domicile. On a pensé que pour le travail de la famille, il fallait conserver à la fois la filature et le tissage. C'est là la plus grande des erreurs. Il fallait au début, abandonner la filature et prendre le tissage. Cette transformation s'est opérée chez nous. Nous avons été convaincus, au début, que la filature ne pouvait pas tenir et que le tissage pouvait nous sauver.

Messieurs, je vous ai dit le peu de succès que nous avons obtenu sur les marchés étrangers. Pouvons-nous récupérer le temps perdu? La difficulté, pour être grande, ne me paraît pas insurmontable.

Et ici je suis amené à examiner les causes de notre infériorité quant à l'industrie linière. Pour la main-d'œuvre, je viens de le dire, il n'y a pas de pays au monde qui réunisse des ouvriers plus nombreux, plus sobres, plus intelligents, rien ne manquait donc que la transformation radicale qui eût dû s'opérer immédiatement dans la fabrication de la toile.

Il fallait que tous ces petits fabricants, agissant au hasard et sans guide, fussent réunis sous la direction d'un chef; le travail eût été dirigé selon les besoins des divers marchés auxquels les produits étaient destinés.

Quant à l'apprêt et au blanchiment, c'était là un objet de la plus haute importance, et le gouvernement même serait venu en aide pour cela, comme il l'a fait depuis.

L'honorable M. Dedecker a dit : « Il faut du temps; sachons attendre. »

Mais il y a douze ans que nous attendons ; depuis douze ans des progrès immenses ont été accomplis ; depuis douze ans, on pouvait travailler utilement avec le métier à la main ; depuis douze ans, nous pouvions employer des bras en très grand nombre; eh bien, si les renseignements que je possède, sont exacts, nous sommes menacés d'une nouvelle calamité.

Les tissus pourraient se fabriquer à l'aide du lissage mécanique; nous regretterions doublement alors les quelques années que nous aurions perdues. Si cette triste vérité se réalisait, il ne faudrait pourtant pas pour cela désespérer du tissage dans les Flandres. S'il fallait, dans un temps qui, j'espère, sera encore éloigné, céder pour la toile le pas au métier mécanique, le tissage des articles coton en couleur nous resterait, et c'est une ressource qui, bien exploitée, a aussi un avenir devant elle.

- Plusieurs voix. - A lundi ! vous êtes fatigué.

M. Dumortier. - Je demande la parole. Si M. Gilson est fatigué, moi je ne le suis pas. J'ai à répondre aux idées qu'il m'a prêtées.

M. le président. - M. Gilson n'a pas fini.

- Plusieurs voix. - A lundi ! M. Gilson est fatigué.

M. de Mérode. - Si M. Dumortier croit devoir relever des observations de M. Gilson, rien n'empêche que nous l'entendions; M. Gilson, en terminant son discours lundi, pourra lui répondre.

M. de Haerne. - Il y a encore plusieurs orateurs inscrits; nous pourrions en entendre quelques-uns dans l'ordre des inscriptions, car nous ne sommes pas encore arrivés à l'heure où d'ordinaire on lève la séance.

M. Dumortier. - Je demande la parole pour un fait personnel.

M. le président. - M. Dumortier a la parole pour un fait personnel.

M. Dumortier. - Je n'ai pas été peu surpris d'entendre l'orateur qui vient de parler, tout en disant qu'il voulait me répondre, me parler, des paroles que je n'ai pas prononcées et qui présenteraient ma pensée sous un jour quelque peu odieux. Comment! je serais venu dire que l'industrie de mon pays voulait falsifier ses produits! Messieurs, c'est dans cette séance que j'ai parlé ; dites-le, ai-je rien prononcé de semblable?

M. Gilson. - C'est à M. Dedecker que je répondais.

M. Dumortier. - Vous veniez de dire que vous alliez me répondre, et vous m'avez attribué cette pensée. Vous m'avez désigné clairement. Vous n'aviez pas le droit de le dire. Vous.m'avez prêté des paroles que je n'ai pas prononcées e qui sont loin de ma pensée, loin de celle de mon honorable ami. Je proteste, en son nom comme au mien, contre une insinuation aussi odieuse. Je sais qu'il est facile, quand on veut attaquer un adversaire, de lui prêter des opinions qu'il n'a pas, pour avoir le plaisir facile de combattre des moulins à vent; le héros de la Manche n'agissait pas autrement. Mais je dois protester et contre les paroles que le préopinant m'a attribuées et contre la portée qu'on voudrait donner à ma pensée.

Ai-je dit davantage qu'il fallait marquer l'industrie beige du sceau de l’infamie?

J'ai dit qu'aussi longtemps qu'il y aurait une différence, pour la valeur vénale, entre la toile faite avec du fil à la main et celle faite avec du fil à la mécanique, il fallait favoriser la distinction de la toile de lin à la main afin de donner du travail aux ouvriers et aux petits fabricants que le préopinant voudrait réduire au rôle d'ouvriers de fabrique pour les faire d'autant mieux exploiter par certains grands fabricants. C'est cette exploitation de l'homme par l'homme que je veux empêcher autant que je le pourrai. Tant qu'un moyen restera, je tâcherai d'empêcher une partie de la population de tomber au dernier degré de l'échelle sociale.

Le devoir du gouvernement et des chambres est de la protéger pour lui épargner ce malheur. Libre à l'honorable préopinant de se présenter ici comme le satisfait de l'industrie, de venir provoquer la ruine des petits fabricants. Pour moi, voilà mon opinion; toujours je la défendrai et je ne souffrirai pas qu'on la travestisse et qu'on me prête des opinions qui ne sont jamais entrées dans ma pensée. Parlerai-je maintenant de cette singulière attaque lancée contre les Flandres? Il y a douze ans que vous avez dit que l'industrie des Flandres était routinière et rétrograde. Peut-on pousser plus loin l'outrage et l'ignorance? Ces Flandres, que vous représentiez alors comme routinières et rétrogrades, exportaient alors encore pour 37 millions de produits. Cessez donc d'insulter à leurs souffrances, alors surtout que vous n'avez à leur proposer pour remède que l'outrage, la ruine et le désespoir !

(page 633) M. le Bailly de Tilleghem. - J'avais demandé incidemment la parole dans la séance d'hier, pour dire quelques mots à l'appui de ceux exprimés par l'honorable M. Rodenbach, député de Roulers, au sujet de la détresse des communes des districts liniers de la Flandre occidentale, en produisant, à ce sujet des lettres dans lesquelles ce fait est consignée, lettres que les autorités locales des communes de Zwevezecle, Zweveghem, Wynghene, Zomerghem, Anseghem, Denterghem, Waereghem, Moorslede et autres m'ont fait parvenir.

Pour ce qui concerne ces documents, je demanderai tout simplement à M. le ministre de l'intérieur la permission de lui en faire la remise et d'en recommander l'objet à sa bienveillante sollicitude.

Je saisirai en même temps cette occasion, pour rendre justice à l'honorable ministre, et reconnaître les efforts qu'il a faits pour soulager et améliorer, au moyen de subsides et d'écoles modèles de tissage, le sort de la classe ouvrière, dans les communes des districts liniers qui souffrent le plus du paupérisme, et notamment à Pitthem et à Thielt, où, d'après le rapport du bourgmestre de cette commune, la misère est encore très grande.

La crise n'est donc point terminée.

Le paupérisme n'a point repris les proportions qu'il nous est permis d'appeler normales.

Le problème reste donc le même, ou peu s'en faut.

Dans cette guerre du paupérisme, les ministres ne doivent pas craindre de saisir, de s'armer de cette force qu'assure à tout gouvernement la fermeté prouvée de faire le bien.

N'est-ce pas ainsi que l'honorable ministre de l'intérieur a doté la Belgique du magnifique réseau des chemins de fer?

Jamais ministère n'a été comme le ministère actuel, constitué l'arbitre de sa propre destinée.

Il a pour lui la sympathie des chambres et l'appui de toutes les forces vives du pays.

Il n'a qu'à résoudre hardiment les questions politiques et matérielles qui ont en quelque sorte plané sur les élections du 8 juin.

Quelle est maintenant la tâche du ministère ? C'est de prendre des mesures d'une portée plus grande, d'un caractère permanent, et qui doivent attaquer le mal dans sa racine.

Le ministère doit y songer sérieusement et ne pas se laisser entraîner dans une fausse direction; il commettrait une faute en s'y obstinant; la question des Flandres est une de celles qui une fois posées comme elles le sont actuellement, doivent absolument être résolues dans le plus bref délai possible. On ne peut y revenir à chaque instant, on ne peut venir la soulever de nouveau, on doit la laisser reposer jusqu'à ce que la situation de la question en nécessiterait un nouvel examen.

Permettez-moi donc de le dire ici : il y a assez longtemps que le procès en est instruit, et qu'il s'instruit au grand jour du gouvernement.

Il ne faut pas tourner la question, il faut la résoudre.

Des faits portent avec eux l'indication de la marche qu'il faut suivre pour le détail des travaux du filage et du tissage.

Le premier progrès à favoriser dans l'industrie linière en général, c'est le perfectionnement et le développement du tissage en réformant l'apprentissage de nos tisserands ;*en propageant les métiers perfectionnés, en faisant de l'instruction professionnelle. A cette tâche le gouvernement ne doit épargner ni ses peines, ni l'argent du trésor.

Sous ce rapport, le ministère n'est point resté en défaut.

Nous venons d'en avoir fait mention.

C'est comme complément de l'enseignement primaire que cette instruction professionnelle doit se répandre, parce qu'elle peut s'étendre à beaucoup de branches de travail.

L'élan que l'on parviendra à donner au tissage étendra évidemment la production de la filature.

Ce mouvement même activera la concurrence, et avec la concurrence on peut compter que les prix des fabrications belges descendront enfin au niveau des prix anglais.

Aujourd'hui, même sans le mécanisme du traité avec la France, nous serions plus rapprochés de ce résultat si désirable, qui doit égaliser, pour nos tissus de lin, les chances d'exportation.

Une société d'exportation serait donc une cause permanente de progrès pour l'industrie linière.

L'élément commercial, celui-là surtout qui a pour objet les expéditions vers les contrées lointaines, mérite sans doute toute l'attention de l'économie politique du gouvernement, mais il ne peut le faire sans se prêter au stimulant artificiel de son intervention.

Un peuple ne secoue que péniblement le poids de son passé.

Cette société étendra, multipliera nos débouchés.

Il n'est pas douteux, en supposant même que nos relations commerciales internationales ne s'améliorent point par de nouveaux traités, qu'un pareil établissement ne donne une impulsion vigoureuse, une activité nouvelle à nos exportations en général, et spécialement à l'exportation des toiles.

Voilà pour les moyens de stimuler l'activité commerciale en dehors des traités pour ce qui concerne l'administration intérieure du pays. Parmi les mesures que l'on met en avant, il y en a une qui tendrait à réunir la fabrication des toiles, entre les mains des grands industriels.

C'est là une erreur grave. La fabrication toilière, trouve son existence et sa force dans le travail à domicile, en famille, répandu dans les campagnes. Ses véritables ouvriers sont en grande partie, ou récolteurs de lins ou tout au moins acheteurs de lin sur pied; ils subsisteront aussi longtemps qu'ils pourront conserver ces usages.

Mais il est essentiel aussi que les négociations avec les pays étrangers soient une des préoccupations les plus vives, les plus incessantes du gouvernement.

Il ne faut pas craindre d'avouer que dans cette voie seulement on trouve des remèdes immédiatement et complètement efficaces à la détresse des Flandres.

A cet égard, nos populations ne se sont jamais trompées , et le gouvernement en comprend parfaitement la nécessité.

Nous comptons sur son habileté, sur son étude constante des besoins internationaux, sur son ferme et sincère désir d'arriver à de grands résultats pour espérer que de ce côté-là, le département des affaires étrangères examinera minutieusement cette question et qu'il est parfaitement au courant de ce qu'il y a à faire (les circonstances aidant).

Nous comptons donc avec confiance sur les efforts incessants du cabinet.

Son programme parle aux Flandres un noble langage.

Il pose la question dans toute sa grandeur, à toute sa hauteur.

Nous espérons que la solution lui en sera possible, sans exiger aucunement ce qui serait au-dessus de ses forces, au-dessus des exigences de l'intérêt général de la justice.

Messieurs, la discussion est engagée depuis cinq jours sur la question des Flandres, question qui résume en elle-même celle du paupérisme tout entier.

Permettez-moi de vous communiquer avec confiance quelques paroles au sujet d'un incident qui se présente dans le cours des débats et sur lequel je ne puis garder le silence.

On y vient reprocher à certains représentants de ces provinces qui, pour obéir à la voix de la vérité de nos grandes calamités publiques, alors que, dans cette enceinte, ils ont cru devoir dire quelques mots pour signaler un de ces grands revers de la condition humaine, de n'avoir que des paroles de découragement pour le malheur.

On traduit même dans un cri coupable d'esprit de parti, de passions politiques, la voix de ceux qui ici, se sont rendus parfois l'écho du cri de détresse et de misère extrême des communes des Flandres où le fléau du paupérisme exerce si effroyablement ses ravages.

Mais, messieurs, permettez-moi de l'avouer, ces accusations sont par trop malveillantes pour ne pas dire qu'elles sont injustes, et, pour ma part, je dois les repousser.

Oui, messieurs, si j'ai élevé ce cri de douleur, c'est parce qu'on a le cœur qui saigne à la vue de la misère qui désole nos malheureuses provinces.

Et, à vous dire vrai, j'ai la conviction d'avoir fait mon devoir. Il ne peut entrer dans ma pensée que vous êtes capables de m'en blâmer! Non, c'est impossible, vous êtes trop généreux.

M. le président. - La parole est à M. Coomans.

- Plusieurs voix. - La clôture !

- D'autres voix. - A lundi !

M. Coomans. - Je ne puis laisser passer sans réponse l'accusation dont j'ai été bien gratuitement l'objet, d'avoir demandé un impôt de 14 millions sur le pain.

Je consens volontiers, pour abréger le débat, à ne pas répondre aux objections qui m'ont été faites; mais quand on me reproche, ici et ailleurs, d'avoir demandé une taxe monstrueuse sur le pain, je suis obligé de prouver que l'on s'est étrangement mépris.

- Plusieurs voix. - Parlez ! parlez !

M. le président. - La parole est à M. Coomans.

M. Coomans. - Messieurs, après le trop long discours que j'ai eu l'honneur de prononcer devant vous, je n'oserais pas demander la parole une seconde fois dans ce débat, si mes opinions n'avaient été étrangement dénaturées, ce qui me donne le droit, ce qui m'impose le devoir de les rétablir telles que je les professe, et si d'ailleurs la ferme intention que j'ai de ne jamais me préoccuper de questions de partis et de personnes, ne me faisait compter sur votre bienveillante attention.

J'ai dit que l'accroissement de la population tient à diverses causes qui peuvent se résumer en une seule, le progrès social ; qu'on ne saurait l'entraver qu'en arrêtant la civilisation même ; qu'en conséquence nous devons le subir sans nous en effrayer, sauf à prendre des mesures propres à atténuer les inconvénients d'un fait inévitable, fatal, conforme aux lois divines et humaines.

Sans doute, il faut reconnaître, avec l'honorable comte de Mérode, qu'une nombreuse population peut créer des embarras réels, provoquer le chômage et envenimer la misère. Mais, en thèse générale, on peut dire qu'une nation est d'autant plus avancée dans les voies du véritable progrès, qu'elle est parvenue à alimenter un plus grand nombre d'hommes sur un territoire restreint.

J'ai dit ensuite qu'au point de vue du paupérisme, les réformes politiques sont impuissantes, dangereuses; qu'elles n'ont jamais amélioré le sort des classes laborieuses ; qu'au contraire c'est dans les pays les plus agités, les plus libres qu'on rencontre le plus de misères.

J'ai dit encore que l'organisation du travail est impraticable, radicalement impossible, dans les pays où la liberté du travail et la propriété, c'est-à-dire la libre concurrence et la libre jouissance, sont les bases de l'édifice social. J'ai ajouté que, pour ne pas ébranler ces bases, pour ne pas introduire dans la société des principes hostiles dont la lutte compromettrait son existence même, il faut laisser les citoyens courir, avec leurs propres ressources, à leurs risques et périls, les chances bonnes et mauvaises de la concurrence des bras, des capitaux et des intelligences. J'ai prétendu que l'Etat doit s'abstenir d'entrer en lice avec eux, d'appuyer les (page 634) uns, d'affaiblir les autres, de prendre à ceux-ci pour donner à ceux-là, d'intervenir directement dans les innombrables incidents que crée la lutte industrielle, commerciale et agricole. Le rôle naturel du gouvernement se borne à maintenir la paix et l'ordre, à exécuter les lois, à être puissant et aveugle comme la justice, à porter comme elle, d'une main forte, impitoyable, le glaive et la balance.

Voilà, ce me semble, les principes de vie sur lesquels repose la société actuelle, et que nous devons tâcher de faire prévaloir, si nous avons l'avenir en vue. Mais de même qu'un homme malade ne saurait supporter le régime qui convient à un homme sain, de même nos sociétés affaiblies et désorganisées par des influences délétères, ne sauraient suivre tout à coup les règles de conduite que je viens de rappeler. J'admets donc des accommodements avec des principes que les partisans du libre-échange regardent eux-mêmes comme trop sévères. Les secours de l'Etat paraissent encore indispensables; ils le sont aux pauvres, qu'il serait inhumain de laisser périr, sous prétexte qu'ils sont libres et souverains; ils le sont à nos industriels et à nos commerçants distancés dans la carrière par des rivaux plus habiles; ils le sont aussi, quoique dans une bien moindre mesure, à nos agriculteurs, envers lesquels on méconnaît l'équité, la justice distributive.

Mais, tout en faisant cette concession aux besoins de l'époque, je l'ai entourée d'importantes réserves dont mes honorables contradicteurs n'ont pas tenu compte. J'ai formellement stipulé que l'intervention du gouvernement dans le travail libre ne se manifestât que par des mesures générales, dont le bénéfice fût accessible à tous, c'est-à-dire par la douane, par des primes de sortie pour les produits perfectionnés, par l'enseignement supérieur et par certains travaux de défrichement que l'industrie privée ne saurait entreprendre. De cette manière on supprimerait presque toutes les relations du gouvernement avec les individus; on diminuerait de moitié le personnel administratif, on renforcerait l'Etat en simplifiant son action, on rendrait impossibles les actes de faveur ou d'arbitraire, on n'ameuterait pas contre les gouvernements les passions froissées, les ambitions éconduites, les appétits insatiables.

Si ce système était complété par la mise au concours de toutes les fonctions publiques, réservées pour les plus dignes et les plus capables, on aurait désarmé les factions, élevé le gouvernement dans l'estime de tous. Les révolutions seraient moins fréquentes, moins redoutables, car le pouvoir ne se trouverait plus adossé à une barricade ; il planerait au-dessus des mouvements populaires.

Voilà pourquoi il devrait se dégager d'une foule de petites entreprises où il perd sa dignité et son temps, où il éprouve tant de froissements et de mécomptes, où il rencontre tant de solliciteurs et d'ingrats, où il se fait envier ou maudire. Moins il se montrera, plus il sera respecté; moins il agira, plus il sera craint, pourvu qu'il agisse avec fermeté chaque fois que le salut public l'exigera. Heureux s'il pouvait ressembler à la Providence partout sentie, partout bienfaisante, partout invisible et inabordable !

Quand il se bornera aux grandes fonctions gouvernementales, à la perception des impôts, peu nombreux mais productifs, à l'administration de la justice, à l'entretien des forces militaires, à l'enseignement supérieur, à la surveillance des grandes sources de la prospérité nationale, alors il sera simple et fort, fécond et béni.

Je prêche donc la liberté illimitée du travail à l'intérieur, en attendant qu'elle puisse être décrétée à la frontière. Que la douane continue donc de servir de revenu pour le trésor et de bouclier protecteur du travail national. Jusqu'à ce qu'elle soit abolie, favorisons ce dernier dans la mesure du possible et réservons-lui une large part dans notre consommation. Vous aurez beau dire, vous aurez beau faire, là est le nœud du paupérisme.

On se récrie parce que j'émets le vœu que la Belgique alimente son propre travail avant de recourir au travail étranger, parce que j'ai dit qu'à l'imitation de nos voisins d'outre-Manche, nous ferions sagement d'appuyer notre exportation sur le levier de notre consommation ! Mais, messieurs, si je ne suis pas dans le vrai, détruisez donc votre douane ; si vous croyez, comme vous le prétendez contre moi, qu'il faut tout acheter au plus bas prix possible, n'importe où et comment, hâtez-vous donc de déchirer vos tarifs, car il est peu de vos produits qui ne coûtent plus cher que ceux de vos rivaux !

Mais vous, qui trouvez étrange que je conseille à nos riches d'user de préférence les tissus fabriqués par nos pauvres, vous trouveriez plus étrange encore que M. le ministre de la guerre se procurât en Irlande le linge de nos soldats et leurs habits en France ou en Allemagne, et que M. le ministre des travaux publics achetât en Angleterre les rails, les locomotives et les voitures pour nos chemins de fer!

Cependant ils devraient le faire, selon vous, dès qu'une légère différence de prix serait constatée, car vous vous préoccupez du produit et non du producteur.

Un pays doit occuper tous ses ouvriers avant d'occuper ceux de ses voisins, et cultiver toutes ses terres avant de faire moissonner pour son compte les terres d'autrui. Ce qui nous manque, c'est le travail sous toutes ses formes, c'est le capital qui en découle. Gardons-nous donc, autant que possible, de consacrer nos capitaux au travail étranger.

L'honorable M. d'Elhoungne a lancé contre moi une accusation grave qu'il n'aurait pas dû risquer, et par respect pour l'arithmétique, et par équité envers un de ses anciens amis et admirateurs qui donnerait volontiers sa vie pour améliorer le sort des classes souffrantes. Il a dit, il a répété que je voulais prélever sur le pain un impôt annuel de 14,683,208 francs.

Remarquez, messieurs, que l'impôt est exactement déterminé; ce n'est pas une somme ronde, elle est fixée à 1 franc près. On ne me fait grâce que des centimes. Je ne sais comment il a obtenu ce chiffre hyperbolique, j'ai été stupéfait, je dois le dire, quand j'ai entendu ce chiffre sortir de la bouche d'un homme d'Etat, d'un homme, au moins, digne de l'être. L'honorable M. d'Elhoungne a évidemment supposé que le droit, que je réclamais à l'entrée des céréales étrangères élèverait d'autant le prix des céréales belges, c'est-à-dire que, d'après lui, le prix d'une marchandise est réglé par le droit perçu sur la vingt-cinquième partie de la masse mise en consommation ! Il a pensé que, pour faire hausser aujourd'hui d'un franc 50 centimes le prix de l'hectolitre de froment sur le marché belge, il suffirait de décréter un droit pareil à l'entrée. Eh bien, l'erreur est flagrante. Vous porteriez ce droit à 5 francs, qu'il n'en résulterait pas à présent une hausse de 50 centimes, parce que c'est surtout la production intérieure et non l'autre qui détermine la valeur vénale de ce produit.

Savez-vous, messieurs, qui prélève un lourd impôt sur le pain ? Ce sont ceux qui ont établi la contribution foncière et qui veulent l'aggraver. L'impôt foncier est un impôt sur le pain.

Je n'hésite pas à reconnaître que je crains l'avilissement excessif des céréales, que je veux rémunérer le travail agricole aussi bien que le travail industriel. Mais la vérité est que je ne considère pas les chiffres de ma proposition comme protecteurs : dans ma pensée, ils consacraient un principe et ils alimentaient le trésor, voilà tout. Les consommateurs de froment et de seigle, de pain, de bière et de genièvre auraient supporté de ce chef un impôt de 410,000 fr. environ, c'est-à-dire quatre centimes par individu et par an. Si le droit avait été double, la vente du blé indigène aurait pu s'en ressentir un peu, après des récoltes médiocres, mais jamais dans la proportion du droit de douane.

L'allégation que je combats est une véritable hérésie en économie politique. M. d'Elhoungne s'en convaincra s'il veut bien se rappeler que le froment belge s'est vendu longtemps au prix de 20 fr. sous le régime de la prohibition, c'est-à-dire alors que le droit d'entrée aurait pu être normalement fixé à 10, à 20, à 30 fr. Il ne peut pas croire que si l'importation, au lieu d'être prohibée, avait été frappée d'un droit de 10 fr., par exemple, ce chiffre se serait ajouté au prix du froment belge !

En face de l'influence que l'honorable député de Gand attribue à la douane, je m'étonne qu'il n'en demande pas la suppression, car je le surprendrai, je l'effrayerai sans doute en lui apprenant que, d'après sa manière de calculer, la douane prélève sur les consommateurs belges un impôt annuel de neuf cents millions! Je dis 900,000.000 de francs.

Le droit de douane, perçu sur les cotons étrangers seulement, frappe la Belgique d'une contribution annuelle de plus de 45 millions, au profit de quelques localités, au détriment de toutes les autres, au détriment surtout des campagnards qui forment les trois quarts de la population. Voilà où mène l'arithmétique de mon honorable contradicteur.

Le droit d'entrée sur les cotonnades étrangères varie de 180 à 325 fr, par 100 kilogrammes, soit de 20 à 30 p. c. Puis-je dire, avec l'honorable M. d'Elhoungne, que la Belgique paye les tissus de coton 20 à 30 p. c. plus cher qu'elle ne les payerait si la douane était abolie ? Je le pourrais, il m'y autorise, et je devrais l'engager à demander la suppression immédiate d'une protection aussi monstrueuse. Mais je n'en ferai rien, car il est faux, radicalement faux que le prix des produits nationaux augmente dans la proportion exacte des droits de douane.

Un dernier mot sur ce point, messieurs. Il faut que les travailleurs agricoles obtiennent une rémunération convenable, d'abord parce que l'équité l'exige, et ensuite parce que l'aisance seule peut moraliser et éclairer les campagnards. Il n'est pas libéral de sacrifier les ouvriers de la terre aux ouvriers des manufactures, il n'est pas libéral de protéger les uns et de délaisser les autres, d'appauvrir les champs sans profit pour les villes, de faire du libre échange contre les paysans et de réserver tous les avantages de la douane aux travailleurs urbains.

Je ne divise pas mes compatriotes eu deux catégories, je désire que tous prospèrent, que le travail de tous soit lucratif, que la main-d'œuvre nationale soit préférée autant que possible à l'étrangère. J'ai poussé le dévouement à la population industrielle jusqu'à affronter vos plaisanteries, en préconisant un vieux remède dont les Anglais se trouvent bien, et dont le principe est écrit dans toutes nos lois économiques.

Je ne réfuterai pas le reproche qu'on m'adresse de vouloir amener la hausse de la terre. Je l'accepte. Oui, je désire que le sol de mon pays croisse en valeur, de même que je souhaite que le prix des immeubles des villes, que le prix vénal des fabriques et des usines augmentent énormément. Les fabriques et les usines seront à bon marché quand ceux qui les exploitent seront ruinés.

La terre est une grande fabrique à ciel ouvert, où l'on fait du blé et du bétail au lieu de drap, de colon et de fer, et où les ouvriers ne vivent heureux que lorsque leur travail est bien récompensé. Il ne l'est pas aujourd'hui. Les villages s'appauvrissent, les cités ne tarderont pas à s'appauvrir avec eux. Or, quand le marché intérieur n'absorbera plus vos fabricats c'en sera fait de vous, et vos sociétés d'exportation les mieux dotées, vos combinaisons de crédit et de primes les plus ingénieuses ne vous sauveront pas.

Oui, je désire de tout mon cœur que le prix de la terre s'élève, non seulement dans l'intérêt des propriétaires-rentiers, que je voudrais voir s'enrichir d'année en année, mais surtout dans celui des propriétaires travailleurs, de ceux qui exploitent eux-mêmes leur bien, et qui possèdent déjà la moitié du moins des champs arables. Mon économie politique consiste à bien rémunérer les classes laborieuses sans nuire aux autres, à créer du travail sans détruire des capitaux, à donner à tous et à ne rien prendre à personne.

(page 635) L'élévation des fermages, que l'honorable M. d'Elhoungne a si amèrement critiquée, est, comme l’accroissement de la population, une suite naturelle du progrès industriel et politique. Elle est un bien, selon moi, elle résulte du perfectionnement de l’agriculture, et surtout de l’acquisition des terres par les classes laborieuses. Depuis que les travailleurs sont devenus propriétaires, depuis que les bourgeois et les fermiers partagent le sol avec les riches, et ont acquis les dépouilles du clergé et de la noblesse, le prix de la terre a toujours tendu à la hausse. La bourgeoise a tiré de la terre tout ce qu’elle pouvait en tirer ; j ne l’en blâme pas, elle use de son droit pour satisfaire ses besoins. Avant la première révolution française, les baux de toute espèce étaient bien moins élevés qu’aujourd’hui, parce que la concurrence de acquéreurs était faible et que de grandes innovations sociales n’avaient pas encore appelé des millions de citoyens au banquet de la propriété.

Voulez-vous réduire le prix de la terre, vous n'avez que l'un, de ces deux moyens à choisir: ou bien vous devez reconstituer la société féodale et rétrograder d'un siècle, ou bien vous devez appauvrir la nation. La terre est à bon compte dans les pays ruinés, comme l'Espagne et le Portugal, et dans les pays où règne l’absolutisme, comme en Russie et en Turquie. Mais chez les nations libres et prospères, comme l'Angleterre, la Hollande, la France et la Belgique, le sol est cher et tend sans cesse à renchérir.

J'ai bien peur, cependant, que le vœu de l'honorable M. d'Elhoungne ne se réalise plus tôt qu'il ne le pense, et que la valeur de nos immeubles ruraux ne baisse énormément d'ici à quelques années. Ce fait, que je persiste à qualifier de déplorable, sera le signal de la ruine publique.

Le sol est le premier capital d'une nation. Il ne s'avilit, il ne décline qu'avec son crédit, son honneur et sa liberté.

Messieurs, qu'auriez-vous fait l'an dernier, comment auriez-vous maintenu l'ordre, sauvé l'industrie et le commerce, si la propriété foncière ne vous avait fourni les millions qui vous manquaient?

Ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire le 30 janvier, messieurs, je consens à supprimer presque toutes les allocations qui figurent au budget à titre de protection agricole. Je n'en méconnais pas l'utilité, mais désirant que l'Etat sorte d'une voie dangereuse, je prêche d'exemple, au nom de l'agriculture, espérant que d'honorables collègues, qui professent fort éloquemment le libre-échange, viendront à leur tour demander le retrait de tous les subsides consacrés au commerce et à l'industrie.

Un éloquent et spirituel orateur, que nous avons tous écouté avec plaisir, bien que plusieurs d'entre nous aient participé à l'abondante distribution de saillies qu'il a faite, a trouvé le moyen de concilier deux choses qui paraissent s'exclure, la liberté du travail et le système protecteur, la libre concurrence et l'intervention gouvernementale. L'honorable M. Ch. de Brouckere approuve la fondation d'une société industrielle et commerciale, sous la direction et avec les capitaux de l'Etat. Il est vrai que la science offre de grandes ressources, réservées aux savants et inaccessibles au vulgaire, mais je serais vraiment curieux d'apprendre comment une société semblable, qui sera toujours, quoi qu'on fasse, une sorte d'atelier national, peut se justifier au point de vue du « free trade ».

Messieurs, j'éprouve le besoin de le dire en terminant, mes observations n'ont rien d'hostile au ministère; elles s'appliquent aux choses plutôt qu'aux hommes. Je voterai pour ce budget comme pour tous les autres. J'espère de ne contribuer jamais au renversement d'un cabinet quelconque, car le pouvoir est ce qu'il y a de plus faible, de plus menacé et de plus nécessaire aujourd'hui. Au temps où nous vivons, le meilleur gouvernement est celui que l'on a.

- La séance est levée à 4 1/2 heures.