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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 20 mars 1849

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1848-1849)

(Présidence de M. Delfosse, vice-président.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1035) M. de Luesemans procède à l'appel nominal à 1 heure.

La séance est ouverte.

M. Troye lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Luesemans présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« Le sieur Claude-Charles-Louis Clasquin, maître de pension à Auffe, né à Bazaille (France), demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi au ministre de la justice.


« Quelques habitants du faubourg de Courtray, à Gand, demandent une indemnité du chef des dégâts que leur a causés l'explosion d'un des bâtiments de la citadelle de cette ville. »

M. T'Kint de Naeyer. - Les propriétés des pétitionnaires ont été dégradées et endommagées par suite de l'explosion de la poudrière de la citadelle de Gand. Les pétitionnaires ont adressé une réclamation au département de la guerre qui leur a opposé une fin de non-recevoir, en se fondant sur un fait de force majeure, tandis que la catastrophe a eu lieu évidemment par la faute des agents de l'administration.

Je demanderai le renvoi de cette pétition à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.

- Cette proposition est adoptée.


« Par messages en date du 10 mars, le sénat informe la chambre qu'il a adopté les projets de loi qui prorogent les lois sur les péages du chemin de fer et sur les concessions de péages. »

- Pris pour notification.

Projet de loi sur les successions

Discussion générale

M. le président. - La parole est continuée à M. le ministre des finances.

(page 1041) M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Messieurs, deux questions principales dominent le débat. Faut-il établir un impôt sur les biens transmis en ligne directe? Faut-il établir le serment pour assurer la sincérité de la déclaration des successions? C'est sur ces deux points que semble devoir se concentrer la discussion générale.

Au premier abord, si l'on veut se dégager un instant de toute préoccupation, aucun impôt ne paraît plus, juste, plus équitable, plus facile à acquitter que l'impôt sur les successions.

Le vice général des impôts, c'est d'être assis sur des présomptions trop souvent trompeuses. On prend l’apparence pour la réalité. On croit atteindre l'aisance ou le luxe; on croit frapper chaque contribuable dans la proportion de ses ressources, et malheureusement on n'est que trop souvent loin de la vérité.

Un impôt prélevé sur l'actif net d'une succession répond à l'idéal en matière d'impôt. Si les dépenses publiques étaient assez faibles peur être toutes acquittées par un impôt unique, chose impossible ; si les dépenses pouvaient être maintenues dans des limites tellement modérées qu'un impôt seul pût y suffire, sans que cet impôt pût nuire au penchant à l'épargne, l'impôt sur les successions serait évidemment une perfection qui ne laisserait rien à désirer. Le travail et les capitaux agiraient librement; l'accumulation se formerait sans entraves; et en définitive il y aurait certitude que l'impôt est acquitté par ceux qui doivent légitimement le payer.

Comment se fait-il cependant, messieurs, que des notions qui me semblent, à moi, si évidentes, se trouvent si complètement méconnues dans cette discussion ? J'ai été vraiment fort étonné de la frayeur extraordinaire qui a été manifestée par la section centrale à l'idée d'établir un droit sur les successions en ligne directe. Ecoutez-la, messieurs , vous faisant confidence de son effroi :

« Nous ne pouvons déposer dans une loi le germe du principe des opinions subversives que des esprits faux ou pervers cherchent à répandre dans la société sur la nature du droit de propriété et de succession; nous ne pouvons, enfin, nous exposer à donner à ces opinions, par une semblable mesure , le poids que donne l'autorité de la loi, l'autorité qui s'attache toujours aux résolutions de l'assemblée nationale. »

On pourrait croire, messieurs, que cette sentence va être suivie de quelque manifestation énergique contre un ministère assez oublieux de ses devoirs pour se faire l'interprète, l'agent des doctrines subversives qui ont cours en ce moment. Eh bien! tout au rebours de ce qui était à prévoir, l'apostrophe de la section centrale fait suite à une véritable déclaration d'amour en faveur du ministère. A la vérité cet amour est un peu platonique, car il conclut au rejet de la loi.

S'il ne fallait beaucoup pardonner à la peur, je devrais qualifier d'un mot sévère, dur peut-être, l'argumentation que je rencontre en ce moment et à l'aide de laquelle on a cherché à ébranler le projet du gouvernement. Il fallait l'abandonner à l'excentricité et aux passions ardentes de la presse; mais j'estime qu'elle était peu digne de figurer dans un document soumis à la chambre; Quoi ! messieurs, un droit prélevé sur les biens transmis en ligne directe, c'est « le germe du principe des opinions subversives que des esprits faux ou pervers cherchent à répandre dans la société sur la nature du droit de propriété et de successions » ! La terreur peut-elle donc égarer à ce point? Peut-elle faire oublier à ce point et' l'histoire et la législation de presque tous les peuples? Un droit sur les successions en ligne directe est le germe des opinions subversives qui ont reçu tant d'éclat après la révolution de février 1818! Vous le croyez, vous l'affirmez.

Eh ! mon Dieu, le droit de succession est séculaire en Europe et particulièrement dans nos pays. En Belgique comme en France, sous les noms de reliefs, rachats, saisines ou d'autres équivalents, il n'a pas cessé d'être perçu jusqu'à la publication des lois de 1790 et de frimaire an VII. Si le germe des opinions subversives se rencontre dans un impôt sur les successions, nos sectaires modernes, messieurs, descendent en droite ligne de saint Louis; car il y a six siècles, dans une ordonnance du mois de mai 1235, il déclarait expressément que les successions en ligne directe supposent une mutation de propriété donnant lieu au droit de relief. Il est assez étrange que le jour où MM. de Man et Coomans se rencontrent dans la section centrale, ce soit précisément pour faire de saint Louis le patron des communistes!

Ce n'est, messieurs, ni parce qu'un impôt est ancien qu'il faut l'importer chez nous, ni parce qu'il existe ailleurs qu'il faut nous en emparer. Mais lorsqu'on dit que cet impôt est le germe des opinions subversives que des esprits faux ou pervers cherchent à répandre dans la société, il devient intéressant de consulter, à cet égard, la législation des peuples civilisés, ne fut-ce que pour être bien édifié sur l'opinion consignée dans le rapport de la section centrale.

Le droit de succession en ligne directe est séculaire en France et dans notre pays; il existe en Angleterre, en Autriche, en Danemark, dans d'autre encore. Il y a plus, messieurs, il est consacré par notre propre législation. Je ne vous parle point du droit qui se perçoit sur les transmissions en ligne directe lorsque la transmission a lieu entre vifs. Vous trouvez la chose bien naturelle; personne ne se récrie lorsqu'un père fait donation à son fils d'une propriété quelconque et que l'on acquitte un droit sur cette mutation qui est évidemment en ligne directe. Mais la législation va beaucoup plus loin, elle consacre positivement un droit sur les transmissions en ligne directe, non seulement entre vifs, mais aussi par décès : si un Belge décède à l'étranger, ses enfants appelés à recueillir sa succession en Belgique, payent un droit de mutation.

Ainsi le décide la loi de 1817.

En Angleterre, il existe deux espèces de droits de succession :

Les uns progressifs, que l'on appelle « probate duty », les autres proportionnels, que l'on nomme « legacy duty ».

Le droit dit « probate duty » est celui qui est perçu sur la valeur brute des propriétés mobilières. Les dettes ne sont pas déduites de cette valeur brute; mais lorsqu'elles sont liquidées, une somme proportionnelle est remboursée sur les droits payés. Ce droit progressif, qui n'a pas été inventé, comme on le voit, par les socialistes modernes, car, en vérité, ils n'ont rien inventé, est imposé sans qu'on ait égard au degré de parenté des personnes appelées à recueillir la propriété. Il est à remarquer également que ce droit est plus élevé lorsque le décédé est mort ab intestat que lorsque la succession est recueillie en vertu d'un testament ; l'augmentation est d'un tiers.

Le « legacy duty » est payé sur la valeur nette à laquelle a droit l’intéressé, soit par suite d'une clause testamentaire, soit ab intestat, en qualité de légataire ou de plus proche parent ; ce droit varie d'après le degré de parenté. Il est de 1 p. c. pour la ligne directe, de 3 p. c. entre frères et sœurs et leurs descendants, de 5 p. c, si la succession échoit à un oncle ou à une tante ou à leurs descendants, de 6 p. c, si elle échoit à un grand-oncle ou à une grande-tante ou à leurs descendants ; enfin de 10 p. c, si la succession échoit à tout autre parent ou à un étranger. Toute propriété mobilière, comme aussi tout legs dont est chargée la propriété immobilière, sont sujets au « legacy duty »; mais ce droit ne s'attache pas à la propriété immobilière léguée ou qui passe à un tiers sans être chargée de legs payable en argent.

Immédiatement après un décès, tout testament doit être enregistré à un bureau spécial de l'administration, nommé « legacy duty » office, ou bien il doit y être fait mention qu'il n'existe pas de testament.

La loi ordonne qu'une déclaration de propriété soit faite au gouvernement, et les fonctionnaires chargés de la recevoir sont autorisés à en vérifier l'exactitude, même sous serment, lorsqu'ils le jugent nécessaire.

En Autriche l'impôt existe également.

Il est réglé par une loi du 27 janvier 1840. Cette loi prescrit l'usage de timbres, dont les héritiers doivent se servir dans les actes concernant la succession qui leur est échue et nommément du timbre pour la remise de l'héritage. Ce timbre varie selon l'importance de la succession.

Indépendamment de ce droit de timbre perçu au profit de l'Etat, sur toute espèce de successions, tant celles échues en ligne directe que celles échues en ligne collatérale, il en est qui sont perçus au profit de certaines institutions, les uns dans le pays entier, tel est le droit perçu au profit du (page 1042) fonds des écoles normales; les autres, dans certaines localités seulement.

Ces droits, qui tantôt sont progressifs, tantôt proportionnels, frappent également toute espèce de successions, celles recueillies en ligne directe, comme celles recueillies en ligne collatérale.

En Danemark, enfin, un droit sur les successions avait été établi par une ordonnance du 12 septembre 1792, qui fixe un droit de 4 p. c. sur la valeur nette de toute succession. La ligne directe était exemptée de cet impôt. Mais une ordonnance du 8 février 1810 qui augmente d'un demi pour cent le droit de 4 p. c. oui précède, établit un impôt d'un demi pour cent sur toute succession exemptée, en vertu de l'ordonnance de 1792, en sorte que les successions recueillies en ligne directe payent un droit d'un demi pour cent sur la valeur nette, tant mobilière qu'immobilière. Sont exceptées les successions dont la valeur n'atteint pas cent écus.

Les déclarations doivent être faites de bonne foi et de manière que les héritiers trouvent la plus convenable, mais en offrant d'affirmer par serment, s'il y a lieu, la sincérité de la déclaration.

La section centrale objecte à cet égard qu'en Angleterre le droit ne se perçoit que sur la succession mobilière. Je demande quelle est la valeur de cette objection. Est-ce que le principe n'existe pas? Que son application soit plus ou moins étendue, qu'elle s'arrête aux meubles, au lieu d'atteindre aussi les immeubles, le principe en existe-t-il moins dans la législation anglaise?

Ce n'est pas cependant un pays où les législateurs sont réputés vouloir donner cours aux doctrines subversives qui ont effrayé le monde dans ces derniers temps ! Si la législation n'atteint pas les immeubles, c'est par suite d'un privilège odieux que se sont réservé les classes dominantes de ce pays, que Pitt a voulu leur arracher, que tous les libéraux anglais veulent renverser. Ecoulez Cobden parlant de ce privilège :

« Il est une taxe que la caste dominante de ce pays, celle-là qui était tout il y a quelques années, élude depuis un demi-siècle avec une persévérance et une habileté égales. Laisser subsister de pareilles immunités au sein de notre Constitution, et sous des titres nobiliaires laisser se réfugier d'iniques et onéreuses exemptions, serait une tache faite au caractère de la nation anglaise. Vous pressentez déjà que je veux parler du droit sur les successions et les testaments. Pendant l’année qui vient de s'écouler, plus de 2,000,000 de liv. st. ont été versés dans les coffres de l'échiquier pour des héritages consistant en valeurs mobilières, péniblement amassées par l'infatigable armée de nos manufacturiers, négociants, marchands, armateurs, artisans; tandis que le domaine seigneurial, le manoir du duc et pair, l'immense patrimoine du propriétaire terrien passait aux survivants sans que le percepteur s'en mêlât le moins du monde. L'année qui s'écoule marquera dans l'histoire par l'ébranlement général des trônes et des constitutions et par la destruction complète de tous les pouvoirs féodaux et arbitraires. La Russie faisait seule exception dans sa brume hyperboréenne. Mais nous ne croyons pas que parmi tous les privilèges arrachés par le courant de la liberté aux nobles de la Galicie, de la Prusse, de la Hongrie, il en soit un seul qui dépasse en iniquité le prétendu droit que se sont arrogé les grands propriétaires de faire peser exclusivement l'impôt sur les biens mobiliers.»

Lorsque l'on parle du germe des doctrines subversives déposé prétendument dans le projet de loi, on oublie que le principe du projet de loi est approuvé par les antagonistes les plus ardents de ces doctrines. Le droit de succession en ligue directe n'est-il pas considéré comme légitime par M. Thiers? Il est vrai que la section centrale, embarrassée de cette autorité, l'écarté d'un mot : M. Thiers parle d'un legs. Cela fût-il vrai, le legs du père au fils n'est-il pas toujours un bien transmis en ligne directe? Mais M. Thiers ne parle pas d'un legs; il s'exprime dans les termes les plus positifs ; il entend formellement parler de la succession en ligne directe; il oppose à la succession en ligne directe à la succession en ligne collatérale. On fait un signe de dénégation. Je cite : « Si la succession n'est pas directe, dit-il, si elle n'est pas du père au fils, il est convenable que le droit augmente... » Est-ce que le doute est possible?

- Une voix. - Il parle d'un legs !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est un jeu de mots que l'on fait sur le mot : legs ; on l'emploie également quand on parle de toute une succession ou d'un objet particulier de la succession. Du reste, voulez-vous d'autres approbateurs, puisqu'on semble me convier à donner des preuves? Parmi les antagonistes les plus acharnés des doctrines subversives, je prends M. Léon Faucher dans un livre écrit tout exprès pour servir de réfutation à M. Louis Blanc :

« Je n'ai pas à défendre le principe d'un impôt sur les successions ; la loi le consacre déjà, et il est d'une bonne politique. Il n'y a que les gouvernements aristocratiques qui le repoussent, afin de donner aux grandes familles le caractère de perpétuité qui n'appartient qu'à l’État. Un gouvernement démocratique mentirait à son origine et abjurerait sa foi, s'il admettait ou s'il tolérait de pareils privilèges. Sous un régime d'égalité, la propriété a ses devoirs, comme elle a ses droits. Elle doit une partie de son revenu, tant qu'elle reste dans les mêmes mains, à la société qui la protège. Quand la propriété change de mains, il est juste que le pouvoir social, qui en garantit la sûre et fidèle transmission, prélève une partie du capital transmis pour prix de ce service.

« Par une inconséquence de notre législation qui deviendrait aujourd'hui une injustice, la transmission à titre onéreux est grevée d'une contribution plus forte que la transmission à titre gratuit.

« Il y a là une faute administrative en même temps qu'une erreur économique. En établissant un droit élevé de vente, on rend les mutations plus difficiles et par conséquent plus rares ; le fisc no recouvre pas, par l'aggravation du tarif, ce qu'il aurait gagné à multiplier les transactions. Quant à la propriété elle-même, le préjudice qu'elle éprouve n'est pas douteux; tout ce qui tend à l'immobiliser la déprécie. L'Etat ne court pas le risque de tarir ni d'affaiblir les sources du revenu en élevant le tarif des droits sur les successions, car ici la mutation est forcée. Il s'expose, au contraire, à voir déprécier le revenu quand il surcharge le tarif des ventes, car les mutations, en pareil cas, sont purement facultatives. On achète moins volontiers des biens-fonds, lorsque le prix d'acquisition se trouve surchargé de 8 à 10 p. c. au profit de l’Etat.

« En tout état de cause, les droits à établir sur les successions, même à leur point de départ, qui est la ligne directe, ne peuvent pas rester inférieurs aux droits qui grèvent les mutations à titre onéreux. »

Voilà, certes, un adversaire non suspect des doctrines subversives, qui n'est pas trop effrayé des droits de succession !

C'est assez, pensons-nous, que cette autorité de l'histoire, des législations, des publicistes les plus distingués, pour réfuter cette assertion hasardée, pour ne rien dire de plus, à l'aide de laquelle on voudrait persuader aux gens crédules qu'un droit sur les successions en ligne directe est le germe des opinions subversives qui ont effrayé la société.

On a essayé de soutenir qu'un impôt sur les successions serait contraire au droit naturel.

On a fait de la métaphysique : on s'est occupé du droit de propriété, et de la nature du droit de succession pour en tirer des conclusions contre l'impôt proposé.

« Nous tenons, dit la section centrale, à déposer ici un principe dont l'oubli conduirait aux conséquences les plus désastreuses : c'est que la succession n'est pas une institution arbitraire, dépendant uniquement de la volonté de la loi, en un mot, un effet de sa munificence, comme quelques-uns l'ont prétendu et le prétendent encore. Elle est dans la nature de l'homme et des choses; elle forme une partie essentielle du droit de propriété, qui, sans elle, est incomplet, et dont la plénitude est une des conditions de l'existence humaine, au moral comme au physique.

« Comme la propriété, la succession est dans l'ordre providentiel, dont la loi formule et ne crée pas les règles. »

Ceci est sans doute fort beau. Mais quelle induction peut-on en tirer dans le débat actuel ? Je ne veux pas lui opposer en cette partie de sa thèse cent écrivains qu'on a coutume de respecter. Je ne veux pas lui montrer que, dans ses abstractions, elle est tout juste aux antipodes de Montesquieu et de Mirabeau. Bien loin de les combattre, je souscris à ces opinions. Mais je ne vois pas en vérité quelles conséquences on peut en tirer.

Ce n'est pas cependant qu'il ne faille se prémunir contre les idées assez étranges que l'on se fait en général de la propriété.

Dans le langage philosophique on parle souvent de l'état de nature, du droit naturel.

L'état de nature, messieurs, est une pure abstraction. On le crée dans l'esprit comme moyen de juger l'état social. Mais dans la réalité il n'y a pour l'homme qu'un seul état vrai : c'est la vie en société.

La société est de l'essence de l'homme. Ses facultés ne peuvent se développer d'une manière complète que dans l'état social, et elles se perfectionnent, elles s'étendent à mesure que la civilisation avance.

La propriété qui est dans la nature de l'homme, je le reconnais, qui est nécessaire au libre développement de ses facultés, est pourtant un fait, un droit dérivant de l'état social. La propriété à l'état naturel, si je puis m'exprimer ainsi, est la plus imparfaite de toutes. L'homme est incomplet sans la propriété. Mais la forme, l'étendue, les limites de la propriété sont essentiellement du domaine de la société. (Interruption.)

On m'interrompt en disant : C'est le communisme. C'est précisément le contraire du communisme. Je vais vous prouver dans un instant que la thèse de la section centrale, c'est la thèse du communisme. Si vous niez ma proposition, l'histoire devient inintelligible; c'est un chaos ; il devient impossible de rien comprendre aux progrès des peuples. Vous verrez des faits; vous ne verrez plus la raison. Si la manifestation de la propriété, sa forme, ses limites sont un dans tous les temps, dans tous les lieux, si c'est un sacrilège de le contester, je m'engage à vous faire prononcer à tous ce sacrilège, à vous faire demander l'abolition de certaines propriétés.

Chez les Hébreux, les acquisitions, les aliénations, les transmissions de tous genres étaient temporaires. Le droit de propriété n'y était pas nié ; il y était au contraire reconnu par cela même. Mais les acquisitions, les aliénations, les transmissions étaient temporaires, et à chaque demi-siècle, au jubilé, on mettait le sol en liquidation. C'était un genre de propriété de l'époque. Je vous demande si, avec vos idées d'aujourd'hui, vous eussiez approuvé cette propriété, ou si vous en eussiez demandé l'abolition?

Jadis dans la Rome antique, en vertu de la loi des douze tables, le père de famille était investi du droit le plus absolu sur ses propriétés. Les lois ont successivement limité ce droit.

Aujourd'hui votre loi civile annule les donations à titre gratuit faites par le père de famille au-delà d'une certaine quotité disponible.

Elle frappe d'indisponibilité dans ses mains une certaine partie de son patrimoine.

Est-ce que vous voulez de la propriété avec l'étendue qu'elle comportait à Rome à l'origine, ou la voulez-vous telle qu'elle est constituée aujourd'hui?

(page 1043) Il s'agit ici des formes, de manifestations, de limites; le droit n'est pas en question. Mais aujourd'hui, dans presque toute l'Europe, la propriété peut être encore fidéi-commissée; aujourd'hui, dans presque toute l'Europe, le droit de primogéniture confère des droits de propriété. Approuvez-vous cette constitution de la propriété ?

Si cette propriété dont vous parlez, est une, toujours la même, en tout temps, en tous lieux ; si elle est toujours au même degré respectable dans toutes ses manifestations, quel que soit le degré de civilisation où l'on soit arrivé; je demande, si vous habitiez dans un pays où le droit de primogéniture confère encore aujourd'hui la propriété, si vous l'approuveriez, si vous le respecteriez?

Mais à quoi bon soulever, comme le fait la section centrale, ces questions qui touchent aux problèmes les plus ardus de la philosophie?

A quelque hauteur que l'on veuille élever le droit des enfants de succéder, il est bien décidément impossible de placer ce droit plus haut que le droit de propriété. La section centrale le reconnaît. Elle tient, et je suis de son avis, que la succession est une partie essentielle du droit de propriété. La partie ne vaut pas le tout.

Or l'impôt sur la propriété (et en vérité, messieurs, l'impôt ne peut être qu'une partie de la propriété), l'impôt sur la propriété est-il injuste, illégitime? Sur quoi voulez-vous l'établir, si ce n'est sur la propriété des citoyens? L'impôt n'est-il pas une partie aliquote des biens de chacun? N'est-il pas une condition inévitable de la vie en commun? Entrer en société, vivre en société, n'est-ce pas mettre en commun une partie de son avoir, de son intelligence, de ses droits, de ses libertés ?

Si vous trouvez parfaitement équitable de prélever un impôt sur celui qui, à force de peines, de soins, de labeurs, d'intelligence, a fini par accumuler un patrimoine plus ou moins élevé, faites-moi la grâce de me dire comment il serait inique, comment il serait attentatoire à la propriété, à la famille, de prélever également un impôt sur le fils, lorsqu'il reçoit l'héritage formé par son père !

Un homme s'épuise à faire des prodiges d'intelligence; il accumule les fruits de son travail ; il parvient à l'épargne. Il veut l'employer en fonds de terre ; il veut placer des capitaux sur hypothèque. Le fisc intervient juste au moment où la propriété se forme, et prélève son tantième. On n'y trouve rien à redire. Mais si l'on veut prélever le droit sur le capital formé, lorsqu'il passe en mains tierces, gratuitement, on se récrie et l'on prétend, vraiment, que c'est une atteinte à la propriété!

Si la légitimité de l'impôt, sa raison d'être, se tire de ce que l'Etat, en retour de l'impôt, donne la sécurité, la garantie à la propriété, comment l'impôt prélevé pour assurer la libre transmission de la propriété, ne serait-il pas légitime?

On dit, messieurs : Il y a un ordre naturel des successions ; la loi ne le crée pas, elle le règle. C'est à merveille. Je ne discute pas. Je tiens le fait pour constant. Tout à l'heure je me suis suffisamment expliqué sur la propriété. Mais qu'est-ce que votre ordre naturel sans l'intervention de l'ordre social? Votre ordre naturel, c'est, j'imagine, celui que n'a pas créé, mais qu'a réglé notre code civil ? Votre ordre naturel, c'est la réserve aux enfants de la moitié, des deux tiers ou des trois quarts du bien paternel. Votre ordre naturel, c'est la faculté de former des substitutions en certains cas au premier degré ; cela fait partie de la constitution actuelle de propriété ; c'est la faculté de former des institutions contractuelles et de déranger l'ordre régulier des successions. Votre ordre naturel, veuillez encore le remarquer, ce n'est celui de presque aucun autre peuple que de ceux qui ont subi l'influence de la révolution de 1789.

Mais soit, je le veux bien. Il y a un ordre naturel de succession ; toutefois cet ordre naturel ne peut sans doute être invoqué que dans l'état de nature, ou bien s'il peut être invoqué dans l'état de société, c'est qu'il a sa garantie dans la loi civile. Or, du moment que le droit naturel ne peut être exercé que par la protection de la société, la société a le droit de se faire payer cette protection. Si la succession est dans la nature de l'homme, suivant l'expression de la section centrale, la propriété est encore plus, s'il est possible, dans la nature de l'homme ; eh bien ! ce qu'on réclame de celle-ci parce qu'on la protège, on peut le réclamer de celle-là parce qu'on la garantit.

A la vérité, la section centrale, qui aurait volontiers effacé l'histoire pour augmenter les chances de sa thèse, la section centrale, toujours par peur des opinions subversives, éprouve aussi le besoin de modifier la langue, de contester la signification des mots pour nier le fait qui sert de base à la perception de l'impôt. Suivant elle, à la mort du père, et lorsque le fils recueille son héritage, il n'y a pas de succession proprement dite, ce sont les termes du rapport. Il n'y a pas de succession proprement dite! Et qu'y a-t-il donc, s'il vous plait? Vous qui aimez tant à remonter à la nature des choses, il me semble que vous lui faites ici violence en méconnaissant des vérités matérielles. Je conçois qu'on pousse la fiction jusqu'à énoncer que le mort saisit le vif; mais soutenir que celui qui a vécu existe tout entier dans celui qui vit, que celui qui a vécu était le même propriétaire que celui qui vit, évidemment c'est passer toutes les bornes. Je dis que du père au fils, il y a succession, comme il y a succession de l'oncle au neveu. La propriété était pleine et entière dans celui qui la possédait, elle est pleine et entière dans celui qui la recueille.

C'est par suite d'une notion très fausse sur les droits respectifs du père et du fils, c'est comme conséquence d'une doctrine qui est destructive, celle-là, du principe sur lequel repose la famille, que la section centrale arrive à soutenir qu'entre le père et le fils il n'y a pas de succession, mais continuation de possession d'un patrimoine commun. Je proteste, messieurs, contre une telle hérésie. C'est méconnaître le sentiment universel touchant la famille, que de faire du fils l'associé du père. Il est l'enfant, pas autre chose. Qu'il travaille sous la direction du père, qu'il contribue à augmenter l'avoir de la famille, n'importe, il est plutôt dans la condition d'un serviteur que dans la condition d'un associé. Ni en droit civil, ni en droit naturel, il n'acquiert en rien la propriété. S'il en était autrement, il y aurait injustice à ne pas consacrer un pareil droit. Et voyez la conséquence : une famille existe après avoir longtemps travaillé pour élever une famille jeune, le père est enfin aidé par l'aîné de ses enfants; le travail de celui-ci contribue à élever les cadets; ceux-là, jeunes encore, sont une lourde charge pour la famille ; l'aîné seul, dans votre système, aura contribué à former le patrimoine commun ; que lui donnerez-vous, non pas dans la succession, puisque vous n'admettez pas qu'il y ait succession, mais dans le patrimoine de cette communauté? Romprez-vous pour lui la loi de l'égalité dans les partages? (Interruption.) L'honorable rapporteur fait un signe négatif; on ne rompra pas pour lui l'égalité dans le partage; on ne rétablira pas une sorte de droit d'aînesse. Mais que signifie alors toute la thèse sur laquelle repose, en cette partie, le rapport de la section centrale? Il n'y a point de succession, le fils qui a contribué à former le patrimoine commun a une copropriété dans ce patrimoine; de quel droit lui en enlevez-vous une partie au profit de ses frères? Son droit de propriété est fondé sur le travail et lui seul a travaillé ! La loi civile est beaucoup plus morale, elle dit à cet enfant, loin même qu'il a travaillé, elle lui dit : Tu n'auras pas d'action contre ton père, tu lui devais ton travail. Vouloir abaisser le père jusqu'à en faire l'associé de son fils dans son propre patrimoine, c'est une thèse qui me paraît insoutenable.

Mais on invoque une considération d'équité : « Souvent le produit du travail des enfants se trouve dans la succession du père : est-il juste que l'enfant acquitte un droit sur le fruit de son propre travail? » Ainsi parle la section centrale. La question a droit de nous étonner. Est-ce que le père et, si vous voulez, le père et le fils réunis, n'acquittent pas un droit sur leur propre travail lorsque, ayant épargné quelques milliers de francs, ils achètent un immeuble et payent les droits de mutation ? Et s'il n'y a rien d'injuste à percevoir un impôt dans ce cas, pourquoi serait-il injuste de le faire dans le cas de mutation par décès?

Mais, voyez la contradiction ! On nous convie à ajouter des additionnels à tous les impôts; s'est-on imaginé, par hasard, que les additionnels ne réduiraient pas le patrimoine de la famille? Je suppose que l'on soumette la question à un simple paysan, doué de bon sens ; le bon sens est chose rare, il est vrai, (Interruption.) Messieurs, je restitue ce bien-là à qui il appartient; le mot est de Paul Louis, je crois. Il a dit que le bon sens est une chose assez rare et je crois que ce n'est pas, en effet, une chose très commune. (Interruption.) Je crois ne rien dire d'offensant pour personne en parlant du bon sens comme d'une chose rare ; je parle du monde entier.

Je suppose donc un simple paysan, doué de bon sens, et je lui soumets la question. Il est admis qu'il faut de nouvelles ressources; mon paysan reconnaît qu'il en faut, car s'il n'y avait pas besoin de nouvelles ressources, il n'y aurait pas lieu à délibérer.

Je veux aussi, pour la plus grande satisfaction de la section centrale, que mon paysan se trouve précisément dans l'hypothèse favorite du rapport, c'est-à-dire qu'il soit père de famille, entouré de nombreux enfants qui travaillent avec lui. Le fisc, ce fisc odieux, représenté par moi, lui tient à peu près ce langage : Il faut de nouveaux impôts; il y a deux moyens de s'en procurer: ou bien augmenter vos contributions habituelles, ou bien, si vous le préférez, vous accorder un terme aussi long que votre vie, sous la condition que votre héritier sera chargé de payer en une fois l'équivalent de ce que l'on vous aurait demandé chaque année. Que voulez-vous?

C'est là la question. Et l'on veut me persuader que le débiteur refusera le terme ; l'on veut me persuader qu'il aimera mieux augmenter sa dépense annuelle, réduire ses profits, s'exposer à la gêne, que de consentir à payer plus tard, que de courir même la chance de ne rien payer du tout, si, par événement, il vient à perdre sa fortune ! Vous voulez me faire accroire qu'il ira égarer sa raison dans des spéculations de philosophie transcendante sur l'origine du droit de propriété et de succession, qu'il verra dans les additionnels un hommage rendu au droit de propriété, et une spoliation dans un tantième perçu une fois sur une succession.

Vous lui direz sans doute avec la section centrale, qu'il y prenne garde: « Que le droit sur la succession frappera peut-être la famille lorsque la mort de son chef aura remis le patrimoine en des mains plus jeunes, plus inexpérimentées et qui auront besoin de toutes leurs ressources pour contrebalancer les désavantages de la jeunesse et de l'inexpérience.»

Mais il vous répondrait : « Aujourd'hui ils sont encore plus jeunes que lorsque la mort me frappera ; ils sont une lourde charge pour moi, toutes mes ressources me sont nécessaires, et vous allez les amoindrir. Si vous me les laissez aujourd'hui, à force de soins et de labeur, je ferai fructifier mon champ; je laisserai du moins quelque chose à leur jeunesse plus mûre, à leur inexpérience un peu moins grande, ce qui vaudra toujours mieux que la même jeunesse et la même inexpérience avec un héritage amoindri.

Et puis, s'il est quelque peu clerc, s'il a ouï parler quelquefois de logique, il dira encore à la section centrale que de tous les arguments, le moins admissible est celui qui consiste à créer une hypothèse pour montrer les inconvénients potables d'un principe. A une hypothèse on peut (page 1044) en opposer cent. A l'hypothèse du fils qui travaille avec son père et qui contribue à augmenter le patrimoine, si l'on substitue l'hypothèse du fils qui n'a pas travaillé, qui reçoit l'héritage que son père avait reçu de ses aïeux, il se trouve qu'on a prouvé justement le contraire de ce qu'on voulait démontrer.

Un principe doit être examiné en soi, d'une manière absolue, à la lueur de la raison. A ce titre, le principe d’un impôt sur les successions est inattaquable. Mais, par exception, il se justifie, et quelle que soit l'hypothèse qu'on veuille créer, on le trouve encore juste et légitime.

On insiste cependant, on n'a pu convaincre mon paysan, on veut le toucher. Un droit de succession!... y songez-vous? « Ainsi le fils devra verser quelque chose au trésor au moment où, à la douleur que lui causera la mort d'un père, il devra joindre la douleur et le dommage de perdre les avantages réels qu'il pouvait trouver dans la position sociale de l'auteur de ses jours. » C'est toujours la section centrale qui parle.

Mon interlocuteur est un peu ému, j'en conviens; il est des choses qui font toujours battre le cœur; mon interlocuteur paraît hésiter. Mais voici sa réflexion :

« J'avais un fils, dit-il, mon premier-né; sa mère et moi, nous l'aimions ; il était arrivé à cet âge où il nous aidait à porter le poids du jour; il nous était nécessaire, non seulement pour notre industrie, pour notre champ, mais encore et surtout pour notre affection, parce qu'il nous était doux de le voir auprès de nous ; vous nous l'avez enlevé, vous l'avez fait soldat ! »

- Une voix. - C'est injuste !

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Eh bien, non ; voici ce qu'il répond : « Je ne vous accuse pas, au contraire ; je reconnais que je subis une loi sociale; c'est une nécessité, et je l'admets ! »

Mais si vous, législateurs, vous ne reculez pas lorsqu'il s'agit d'enlever un fils à sa famille, que venez-vous me parler des intérêts matériels et de la douleur du fils, lorsqu'il aura à verser quelques francs au trésor de l'Etat! S'il est utile que nous enlevions le fils à sa famille, parce qu'il faut une armée pour l'honneur et pour la sécurité du pays, il nous faut aussi de bonnes finances pour l'honneur et pour la sécurité du pays !

On fait d'autres objections. « Le droit sur les successions en ligne directe, dit-on, comme tout droit sur les successions, frappe principalement la propriété immobilière qui ne peut jamais s'y soustraire. Peut-on ainsi augmenter constamment les charges qui la grèvent ? Cette propriété ne supporte-t-elle pas déjà des impôts de toute nature ? N'est-il pas dangereux de les augmenter encore? Ne court-on pas le risque d'aggraver le sort des industries dont elle est la base, et parmi elles, la première de toutes en Belgique, l'industrie agricole ? »

Mais d'abord je ne vois pas comment on améliore le sort de la propriété foncière dont on s'occupe en ce moment, en lui imposant des centimes additionnels. Si c'est ainsi qu'on entend améliorer sa position, l'expédient me paraît un peu dur. Je ne vois pas comment elle viendra mieux en aide à d'autres industries, lorsque celles-ci subiront à leur tour des centimes additionnels sur la contribution personnelle, sur l'impôt des patentes.

Il me semble que le moyen de ne pas nuire à la propriété immobilière, à l'industrie agricole et aux autres industries, c'est de ne pas les frapper d'une contribution permanente, mais d'attendre l'événement d'un décès, d'un changement de position, pour percevoir un impôt.

Ensuite il n'est pas exact de prétendre qu'un impôt sur les successions est injuste à l'égard de la propriété immobilière. Entre tous les impôts, c'est celui qui agit le mieux, s'applique le plus sûrement et avec le moins de dommage sur les capitaux mobiliers.

Je m'étonne que les personnes qui parlent au nom de la propriété foncière n'insistent pas de la manière la plus vive pour l'établissement d'un droit de succession. Il est incontestable que c'est un dégrèvement pour la propriété foncière; car, moins on pourra faire contribuer les fortunes mobilières aux charges publiques, plus on sera obligé de demander aux immeubles. Le droit de succession intéresse moins les campagnes que les villes. Les grandes valeurs mobilières sont dans les villes. La plupart des objections qu'on fait valoir contre l'impôt proposé ne peuvent guère s'adresser à une succession immobilière; elle est au soleil, il est facile de la constater; les charges en sont connues. Il en est autrement d'une succession mobilière; c'est pour elle qu'il faut une déclaration ; elle se cache; il faut l'obliger à paraître; elle peut passer de main en main, clandestinement, sans que les possesseurs divers qui échappent déjà presque toujours à un droit de mutation, lorsque la transmission est à titre onéreux, supportent encore la moindre charge lorsque la transmission est même à titre gratuit ! Veut-on persister à consacrer ce privilège en faveur de la richesse mobilière, par cette unique raison qu'elle circule dans la ligne directe ? Quel meilleur moyen de l'atteindre, si ce n’est un impôt sur les successions? Il serait d'une mauvaise politique de frapper les rentes sur l'Etat d'un impôt permanent, à l'exception d'une contribution sur les valeurs de cette nature qui se rencontrent dans une succession. Si vous n'avez pas cet impôt qui doit procurer des produits notables sur ces valeurs qui existent en si grande quantité dans les villes, vous aurez un déficit d'autant plus grand dans vos finances. Comment entendez-vous le combler, défenseurs de la propriété immobilière ?

Vous demanderez, sans doute, que de nouvelles charges soient imposées à la propriété immobilière. Les défenseurs de la propriété immobilière comprennent fort mal, ce me semble, les intérêts dont ils se font les organes, lorsqu'ils combattent l'impôt sur les successions.

On nous parle maintenant des inconvénients qu'il y a à faire connaître la position de la famille; on nous dit, c'est encore la section centrale qui s'exprime ainsi, que le fils, en faisant connaître la bonne ou mauvaise gestion de son père, portera atteinte à son propre crédit. C'est là, je le reconnais, une des objections les plus spécieuses contre le projet de loi; mais quand on l'examine attentivement, on reconnaît qu'elle n'a aucune espèce de fondement.

Le crédit est personnel ; il ne se transmet pas du père aux enfants.

Si les enfants sont, comme le père, probes, loyaux, scrupuleux dans l'accomplissement de leurs engagements, ils auront du crédit; mais quand le père a été loyal, probe, scrupuleux à tenir ses promesses, il ne s'ensuit pas que les fils obtiendront nécessairement le crédit dont il jouissait lui-même. Ensuite le crédit n'est pas exclusivement matériel ; s'il était matériel, il serait extrêmement limité. Il est immatériel, il s'attache à la loyauté, à la probité, à l'honneur, autant et plus qu'à la fortune.

Tous les jours vous voyez dans le commerce un individu qui ne possède pas un sou vaillant en propriété, jouir d'un crédit considérable. Je lisais naguère dans une lettre exprimant une opinion sur un particulier, un négociant, la preuve de ce que j'avance : Cet homme a perdu sa fortune, il a eu des revers, des malheurs ; ses créanciers lui avaient accordé termes et délais; il a tout payé, mais il ne possède plus rien. Cependant je lui accorderais volontiers 20 ou 30 mille francs de crédit. (Interruption.) Je vous en prie, ne rapetissez pas le crédit au point de vouloir qu'il soit toujours matériel; ne déclarez pas que ceux-là seuls qui sont arrivés à la propriété peuvent avoir du crédit; mais proclamez bien plutôt que c'est par l'intelligence, la loyauté et l'honneur qu'il faut y atteindre. C'est rendre hommage à la dignité et à la moralité de l'homme que de ne pas attacher seulement le crédit à la fortune.

Maintenant, à part ces considérations, quand le père de famille vient à mourir, qu'arrive-t-il? Ou sa propriété se divise entre ses enfants, parce que ses enfants sont déjà établis, ou ils continuent l'exploitation en commun. C'est la chose la plus exceptionnelle, la plus rare que l'exploitation en commun, et en tout cas, ce n'est jamais d'une longue durée. Mais enfin quelle atteinte y aura-t-il au crédit de cette famille, parce qu'on saura quel est véritablement l'état de sa fortune. Notez que je suppose la divulgation d'un secret qui aura été communiqué. Depuis quand le crédit doit-il profiter à la dissimulation ? Depuis quand faut-il, pour qu'il soit digne de considération, qu'il soit confié à ceux qui essayent de faire accroire qu'ils possèdent une fortune qu'ils n'ont pas ?

Si on partage, au contraire, on ne paraît pas y songer, c'est un acte journalier, fréquent, qui fait connaître l'état des familles. C'est un acte qui reçoit plus de publicité qu'une déclaration de succession ; il se fait devant notaire en présence de témoins. Il est transmis au bureau d'enregistrement, 20 personnes peuvent le voir ; une déclaration de succession se remet à un bureau unique où le secret le plus absolu est recommandé; une indiscrétion ferait exclure un fonctionnaire.

Je ne crois pas vraiment que des craintes puissent être fondées à cet égard. D'ailleurs, tous ces inconvénients ne sont-ils pas plus apparents que réels? La position de ceux qui ont besoin d'user du crédit, remarquez que vous ne vous préoccupez que des industriels et des commerçants, n'est-elle pas connue sur une place de commerce ? Quand un négociant a besoin d'user du crédit, celui à qui il s'adresse sait ce que vaut ce négociant. C'est l'expression dont on sert dans le commerce.

Les fortunes prises en masse se composent la moitié de meubles, la moitié d'immeubles.

En d'autres termes, la richesse immobilière, suivant des calculs qui semblent exacts, est égale à la richesse mobilière ; or voici que l'on connaît donc déjà en masse la moitié de la situation de tout le monde. On fait des déclarations sous la législation actuelle même en ligne directe. Le bureau des hypothèques fait connaître le passif dont un individu est grevé ; est-ce que par hasard il faut fermer la conservation des hypothèques parce qu'on peut y apprendre le passif des particuliers? L'expérience est là pour répondre aux craintes de cette nature.

Si les enfants sont établis à la mort de leur père, ils jouissent d'un crédit personnel que cet événement ne vient pas altérer. Leur crédit s'accroîtra, au contraire, s'ils ont à recueillir un héritage opulent. La succession est-elle obérée, le passif excède-t-il l'actif, les enfants n'ont-ils pas la faculté de l'accepter sous bénéfice d'inventaire ou même de la répudier ? Et ceci ne répond-il pas à la fois à ceux qui voudraient interdire aux enfants de faire connaître la bonne ou mauvaise gestion de leur père, ou à ceux qui, transformant le fils en associé, lui attribuent une copropriété dans le patrimoine du père de famille.

L'Angleterre est un pays commercial et industriel assurément; est-ce que le crédit y est mort? Et pourtant ce n'est pas seulement l'impôt de succession qui met au jour la position de l'homme mort et vous fait élever des craintes sur le crédit de celui qui héritera, ce n'est pas seulement cet impôt qui existe en ce pays; on y trouve encore l'income-tax, impôt sur le revenu qu'on déclare aussi sur la foi du serment.

Il ne s'agit pas là de faire connaître la position d'un individu qui n'est plus, et de nuire ainsi au crédit de son fils. Il s'agit du crédit d'un homme vivant. La législation anglaise n'a pas cru que le crédit d'un propriétaire, d'un négociant pût être ébranlé, parce qu'il aurait déclaré loyalement ce qu'il possède.

Vous parlez des individus qui ont besoin de faire illusion, de tromper sur leur position réelle. De ceux-là, de telles exceptions, il ne faut guère s'occuper. Mais la position vraie des individus ne sera nullement atteinte, parce qu'ils auront fait une déclaration exacte de leur revenu, (page 1045) dont les tiers ne pourront avoir connaissance qu'en vertu d'une ordonnance du juge. Ce sont des garanties qui excluent jusqu'à la possibilité du moindre inconvénient.

Il me reste encore, je pense, à rencontrer une objection.

Le projet de loi paraît infecté d'un vice extrêmement grave, si j'en crois le rapport de la section centrale. Il s'agit d'un impôt qui porterait sur le capital. « Et l'Etat pas plus que les particuliers ne doit payer ses dépenses avec des capitaux, en les entamant. Les dépenses annuelles doivent se payer avec les revenus. »

Ainsi dit la section centrale. En vain l'honorable membre qui dans le sein de la section centrale a soutenu avec tant de talent, de persévérance et d'énergie la proposition du gouvernement, a-t-il fait observer qu'un impôt ne porte pas sur le capital, par cela seul qu'on décrète qu'il sera perçu sur le capital, pas plus qu'il ne porte sur le revenu, par cela seul qu'on décide qu'il sera pris sur le revenu. La section centrale n'a pas voulu reconnaître son erreur.

Mais c'est une question de mots. Véritablement on ne conçoit pas que l'on puisse s'en occuper sérieusement. Nous allons lever les scrupules des honorables membres sous ce rapport. Nous réglerons le droit au tiers ou au quart des revenus d'une seule année des biens qui seront transmis par succession ! C'est une fois en trente ans ; et nous laisserons le délai que la loi accorde aujourd'hui : neuf mois, un an, si l'on veut, pour acquitter le droit, de sorte que le tiers ou le quart du revenu ne sera payé que lorsque celui qui aura été envoyé en possession aura perçu les trois quarts, la totalité même des revenus d'une année. Si cela peut satisfaire les honorables opposants, je ne fais pas la moindre difficulté de l'insérer dans le projet de loi.

La distinction entre l'impôt sur le capital et l’impôt sur le revenu est plus théorique que pratique. Rien n'est plus incertain que le revenu ; il est soumis à mille fluctuations; pour un grand nombre de personnes, il change chaque année, chaque mois, chaque semaine.

Lorsque l'année s'ouvre, le cultivateur, le commerçant, l'industriel, le médecin, l'avocat, savent-ils quel sera leur revenu ? Qui peut dire a priori que l'impôt, dit sur le revenu, n'atteint que le revenu ? Il n'y a, selon moi, à cet égard, qu'une bonne règle à suivre, c'est de faire en sorte, précisément pour éviter les inconvénients que l'on redoute, que les impôts soient très variés, modérés, non seulement afin qu'ils atteignent plutôt l'intérêt que le capital, mais surtout afin qu'ils ne puissent pas nuire au penchant à l'épargne. Voilà la chose importante en matière d'impôt. Si l'impôt est tel que les particuliers n'ont plus d'intérêt à acquérir la propriété, vous nuirez essentiellement à la propriété. Dans ce cas, vous diminuerez inévitablement le capital de la nation.

Mais qu'un particulier, dans le cours de l'année, fasse un payement avec un capital ou avec un revenu, fiez-vous aux soins, aux efforts qu'il mettra à rétablir son capital, et croyez bien que pour la masse, pour l'Etat, c'est absolument indifférent. L'Etal qui a reçu cette part du capital du particulier le rend à la circulation, et le capital national n'en est pas altéré.

Un écrivain qui a combattu d'une manière spéciale l'impôt sur le revenu, M. Troplong, reconnaît que l'impôt de 1 p. c. sur le capital n'est vraiment qu'un impôt sur le revenu.

« En ligne directe, dit-il, il n'y a pas trop à se récrier. Bien qu'il soit très rigoureux de faire payer à l'enfant une succession qu'il tient de la nature, de l'affection et de la copossession. Cependant ce droit du fisc est passé en habitude. La patience publique le tolère, et il faut reconnaître que l'impôt n'est pas exagéré : 1 p. c. sur les immeubles, 25 centimes pour cent sur les meubles. L'Etat n'a ici d'autre ambition que d'atteindre le revenu. Tout impôt qui se renferme dans le revenu, avec des exigences supportables, n'est pas excessif. »

Or de quel impôt parle l'écrivain que je viens de citer, et que j'ai cité avec intention, parce que probablement je dispenserai quelques-uns de mes adversaires de me l'opposer? D'un impôt qui frappe l'actif brut d'une succession ! 1 p. c. sur la masse brute de la succession est, il le reconnaît, un impôt modéré; ce n'est pas excessif.

L'Etat n'a ici d'autre prétention que d'atteindre le revenu. Et la section centrale veut nous persuader que l'impôt de 1 p. c. sur l'actif net compromet le sort du capital !

On connaît les critiques qui se sont élevées, en France, contre l'impôt sur les successions tel qu'il y est établi ; on concevrait qu'on en demandât la suppression ; et cependant personne ne la réclame. Eh! nous dit-on, c'est aux applaudissements de la Belgique entière qu'il a été aboli en 1816. En vérité, la foule accueillera toujours avec joie des suppressions d'impôts, et si je proposais de faire table rase de ceux que nous avons, je ne doute pas que, par exception aux pratiques ordinaires à l'égard des ministres des finances, on ne consentît à m'élever une statue de mon vivant. Mais cela ne prouverait précisément rien contre la nécessité et la légitimité des impôts. On a pu chercher la popularité eu abolissant en Belgique, après 1814, le droit perçu sur les successions en ligne directe, et en promettant aussi, dans le même acte, la suppression des droits d'enregistrement. Comment le peuple a-t-il payé ces prétendus bienfaits?

Je conçois donc les critiques qui s'adressent à un impôt qui frappe sur l'actif brut des successions. C'est la consécration de la plus déplorable inégalité: car celui qui hérite de 100,000 francs en immeubles qui ne sont grevés d'aucune charge, ne paye pas plus que celui qui hérite de 100,000 fr. grevés de 90,000 fr. de dettes.

Il y aurait même des charges pour la valeur totale de la succession, que l'on payerait encore le droit. Oh! que l'on me dise d'un pareil impôt : La patience publique le tolère, je le veux bien. Mais d'un impôt à prélever sur l'actif net de la succession, je ne comprends pas qu'il puisse être sérieusement attaqué.

On paraît craindre, messieurs, une espèce de confiscation lorsqu'on parle de l'impôt assis sur le capital. Tout dépend du taux du droit. Qu'il s'agisse du capital ou du revenu, si l'on prélève au-delà d'une juste mesure; on pourra rendre la propriété stérile dans la main des possesseurs, et la section centrale a eu complètement tort de ne témoigner son effroi pour les doctrines subversives qu'à l'occasion d'un impôt qui atteint prétendument le capital. Il me semble qu'elle aurait pu se souvenir d'une proposition fameuse discutée, il y a peu de temps à l'assemblée nationale de France et dans laquelle il s'agissait d'un impôt sur le revenu. On en demandait un tiers pour l'Etat; on en abandonnait un tiers aux créanciers; on laissait l'autre tiers aux propriétaires. Dans ces conditions-là un impôt sur le revenu était aussi peu tolérable que la confiscation de la propriété.

A bien prendre les choses d'ailleurs, messieurs, que l'impôt soit sur le capital ou sur le revenu, il est évident que cela revient absolument au même. Vous prélevez, à titre d'impôt foncier, 10 p. c. du revenu cadastral. Mais si vous les laissiez aux mains du propriétaire, il épargnerait 10 p. c, il accroîtrait son capital. Or, je demande quelle est la différence à établir entre un impôt qui empêche l'accroissement du capital et l'impôt qui le réduit? C'est exactement la même chose.

L'objection, si elle est fondée, s'applique donc à tous les impôts. Car on suppose qu'ils frappent sur le revenu; les revenus pourraient se transformer en capitaux par l'épargne.

Je viens de démontrer qu'on peut faire l'objection contre l'impôt foncier. Mais on peut également la faire contre l'impôt de mutations et à plus forte raison. Un particulier a accumulé 100,000 francs, il veut les échanger contre un fonds de terre; il acquitte un tantième du capital. Est-ce injuste ? Est-ce mauvais? Nullement. Il est plus rationnel de prélever l'impôt sur le capital formé, que de ralentir la formation des capitaux ; et si l'on réfléchit que l'impôt dé mutation est bien autrement grave que l'impôt des successions, si l'on réfléchit que le droit sur les successions ne forme aucun obstacle à la libre formation du capital, et qu'on pourrait reprocher ce vice à l'impôt sur les mutations; comment expliquer les craintes que l'on manifeste? Mais si vous voulez bien considérer , messieurs, que l'impôt sur les mutations ne ralentit pas l'amour des citoyens pour l'épargne, qu'il n'étouffe pas leur ardeur pour la conquête de la propriété , qu'y a-t-il donc à craindre d'un impôt sur les successions, beaucoup plus modéré et qui ne peut jamais présenter les mêmes inconvénients?

Messieurs, je crois qu'il est convenable que je borne ici mes observations sur le droit de succession en ligne directe. Je réserverai, pour le moment où je répondrai à quelques orateurs qui traiteront la question du serment, les observations que j'ai à vous présenter sur ce point.

(page 1035) M. le président. - Comme il y a beaucoup d'orateurs inscrits, je crois qu'il convient que j'accorde alternativement la parole pour et contre le projet.

M. Lebeau. - C'est ce que veut le règlement.

M. Dedecker. - Il ne sera pas possible de suivre cette méthode. Il y a beaucoup plus d'orateurs inscrits contre le projet que pour le projet.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Tous les orateurs pour le projet ne sont pas inscrits.

M. le président. - La parole est accordée suivant l'ordre d'inscription.

Il n'est dérogé à cet ordre que pour accorder la parole alternativement pour, sur et contre. Voilà ce que porte l'article 18 du règlement.

Si l'on s'oppose à la marche que j'indique, je consulterai la chambre.

. M. H. de Brouckere. - Messieurs, l'ordre proposé par M. le président doit nécessairement être suivi. Mais il est bien entendu qu'il est libre aux orateurs inscrits pour ou contre le projet de ne pas prendre la parole, quand on appelle leur nom.

M. le président. - La parole est à M. Lelièvre, inscrit sur le projet.

M. Lelièvre. - Messieurs, le projet qui vous est soumis renferme deux dispositions fondamentales, l'établissement d'un impôt de 1 p. c. sur ce qui est recueilli ab intestat en ligne directe, et l'obligation imposée au contribuable, dans certains cas, d'affirmer sous serment la sincérité de sa déclaration.

Ces innovations à la législation actuelle me semblent dangereuses ; déjà ces dispositions avaient été en vigueur dans notre patrie; mais le gouvernement hollandais, malgré l'esprit de fiscalité qui l'animait, avait repoussé l'intervention du fisc au milieu du deuil de la famille ; et de son côté le gouvernement provisoire, éclairé par de nombreuses réclamations, avait rapporté la législation qui prescrivait le serment. Il avait abrogé cette disposition qui plaçait l'homme entre son intérêt et sa conscience, et dont une malheureuse expérience avait signalé les graves inconvénients pour la moralité publique.

Oublieux de ces précédents, le ministère croit devoir proposer le rétablissement d'un autre ordre de choses; pour moi, messieurs, je ne puis y adhérer, et je motiverai en peu de mots le vote que j'émettrai en cette occurrence.

La succession en ligne directe a, de l'aveu de tous les jurisconsultes, un caractère particulier. Le patrimoine du père de famille passe nécessairement à ses enfants. La loi sanctionnant cet état de choses est née pour ainsi dire avec l'espèce humaine, elle a précédé toutes les constitutions civiles et politiques. Aussi jamais on n'a envisagé comme constituant une mutation véritable la transmission des biens que les enfants recueillent par le décès de leurs parents. La raison en est évidente. Les enfants sont tellement identifiés avec le défunt qu'ils ne sont censés faire qu'un avec lui, et c'est moins une succession qu'ils sont censés recueillir, s'écrie le jurisconsulte romain (Loi 11 dig. de liberis et posthumis) que reprendre la libre administration de leur fortune.

Lorsque l'empereur Auguste imagina de frapper les successions de l'impôt du vingtième, il eut soin d'en exempter la ligne directe. Sous l'ancienne jurisprudence, les actes concernant les successions de cette nature n'ont jamais été soumis, et par les mêmes motifs, aux œuvres de loi, à la réalisation. Si le législateur de frimaire an VII a cru devoir adopter un autre système, ce n'est pas pour nous une raison de l'imiter alors qu'en 1817 nous avons eu l'excellente pensée d'abroger une disposition dont nous avions reconnu l'injustice.

Le système ministériel me paraît contraire à l'idée que nous représente la famille. Ignore-t-on que les propriétaires sont autant de chefs de famille qui partagent avec leurs femmes et leurs enfants? Leur patrimoine n'est-il pas ordinairement le produit du travail commun, le fruit de la collaboration de la famille entière ? Dans nombre de circonstances, par exemple, chez les cultivateurs, les négociants, le plus souvent l'accroissement de la fortune est dû tout entier à l'activité des enfants, qui sont quelquefois les créateurs du patrimoine et qui toujours l'ont augmenté par leurs soins. Les enfants ont donc réellement une copropriété et une copossession qui ne permet pas de frapper un impôt à titre d'une transmission, œuvre non de la loi mais de la nature elle-même, impôt d'autant plus injuste qu'en réalité il serait établi sur le propre travail des fils de famille.

Messieurs, ce que nous tenons du droit naturel, ce que la loi ne nous donne pas, ce qu'elle ne peut nous enlever, elle n'a pas droit d'en soumettre (page 1036) la transmission à un impôt quelconque; celui-ci cesse d'être juste du moment qu'il atteint un ordre de choses indépendant de la loi civile.

A-t-on bien pesé les conséquences du système proposé? Ne voyez-vous pas que le projet suppose à l'Etat un droit d'intervention dans la transmission de la succession en ligne directe? Il lui reconnaît le pouvoir d'empêcher qu'un fils ne recueille le patrimoine paternel; car si ce droit ne compète pas à l'Etat, je ne conçois pas l'impôt qu'on veut faire décréter. Disons-le franchement, le projet, contre l'intention de ses auteurs et de ceux qui le défendent, peut entraîner des conséquences funestes. Il ébranle, selon moi le principe de la propriété et de la famille.

En effet, il y a si peu succession du père au fils qu'il existe une réserve dont le père lui-même ne peut priver ses successibles en ligne directe; la loi n'intervient donc pas dans la transmission, la volonté du père ne peut même l'arrêter et la raison en est évidente, c'est qu'elle se découle nécessairement de l'existence de la famille elle-même, antérieure à l'organisation de toute société.

Messieurs , je ne conçois la légitimité d'un droit de succession en ligne directe que dans une seule hypothèse ; dans le cas où celui dont il s'agit de partager l'héritage a usé du droit, lui concédé par la loi, de disposer en tout ou en partie d'une quotité de ses biens. Le successible, même en ligne directe, qui recueille un avantage à ce titre, est justement frappé d'un impôt, parce qu'il reçoit le legs comme étranger et par un bienfait de la loi positive. Voilà la partie vraiment équitable et démocratique du projet qui atteint une disposition blessant l'égalité, une disposition souvent odieuse et contraire à l'ordre de la nature, qui place sur la même ligne les enfants d'une même famille, une disposition établissant l'inégalité là où doivent essentiellement dominer les idées chrétiennes de la fraternité, là enfin où des préférences injustes viennent troubler l'union des familles.

Dans les autres hypothèses, messieurs, je repousse l'impôt frappant la ligne directe; je le repousse parce que l'exécution de la loi qui le sanctionnerait aurait inévitablement des conséquences qui répugnent à tout cœur généreux.

Si des parents laissent à leur décès des enfants majeurs, ceux-ci sauront, au moins quant au mobilier, se soustraire aux exigences du fisc ; mais s'ils laissent, des enfants en bas-âge, l'inventaire impose au tuteur par la loi ne permettra aucune dissimulation, de sorte que l'impôt atteindra de préférence les mineurs déjà blessés si vivement dans leur fortune par la perte prématurée des auteurs de leurs jours. Une disposition qui conduit à de pareils résultats ne doit pas souiller notre législation.

Ce n'est pas tout, à chaque décès d'un de leurs parents, les familles seront en butte aux agents du fisc qui critiqueront les déclarations, les évaluations qu'elles renferment, provoqueront des expertises, élèveront des difficultés de toute nature. D'un autre côté, pour déterminer l'actif de celui des parents qui décédera le premier, il faudra liquider les droits du survivant, les reprises matrimoniales, les indemnités dues à chacun des époux, la communauté en un mot. Cette liquidation, comme on ne le sait que trop, donnera lieu à des débats interminables. Votre loi est une source de contestations pénibles pour les citoyens, elle force en outre un négociant à exposer publiquement une position de nature à jeter sur sa fortune des défiances qui peuvent ébranler des situations satisfaisantes. Elle est la ruine du crédit, et le fils de famille qui sera obligé de faire connaître l'import du patrimoine qu'il recueille, éprouvera souvent un dommage incalculable dans sa position sociale; sa carrière entière sera quelquefois remise en question. D'un autre côté, la mesure dans un intérêt fiscal jette le trouble dans les familles qu'elle met durement aux prises avec le fisc, alors qu'elles sont sous le poids de la plus légitime douleur.

D'ailleurs, il est injuste à mes jeux de frapper des enfants dans un moment où, loin de recueillir un avantage, ils éprouvent souvent un tort incalculable dans leurs intérêts matériels, en perdant des parents qui chaque jour augmentaient la fortune de leur famille.

Peut-on implanter chez nous une législation qui s'harmonise peu avec nos mœurs et qui doit amener des résultats fâcheux? Est-il sage d'emprunter à l'étranger un impôt répugnant à l'équité naturelle?

Les motifs déduits à l'appui de cette disposition désastreuse ne sont pas de nature à ébranler mon opinion. Assimiler la ligne directe à la ligne collatérale, c'est à mon avis commettre une erreur étrange. La succession collatérale est l'œuvre de la loi; cette position n'a rien de commun avec un ordre de choses fondé sur le droit naturel; et certes on ne confondra pas le droit que des enfants tiennent de la nature avec celui puisé dans une toute autre source et qu'il appartient des lors au législateur de régler comme il le juge convenable.

Je conçois aussi que les donations entre-vifs soient soumises à un impôt même en ligne directe, parce qu'en ce cas il y a déplacement de la propriété avant le terme fixe par l'ordre naturel.

L'on peut aussi expliquer la disposition légale qui, relativement à la succession d'un étranger, admet un droit de mutation. C'est une réminiscence du droit d'aubaine que l'Etat a longtemps prétendu exercer sur les biens de cette origine ; l'étranger d'ailleurs ne recueille des immeubles dans notre pays que par le bienfait de la loi civile et des traités internationaux.

Au surplus, ces dispositions plus ou moins susceptibles de critique ne sont pas soumises à notre appréciation et nous n'avons pas à en examiner le .mérite. Elles ne peuvent, du reste, avoir aucune influence dans le débat qui nous occupe.

Les partisans du projet nous disent que les impôts doivent surtout frapper la propriété, que c'est là une pensée éminemment démocratique. C'est là, messieurs, déplacer la question. Il s'agit, en, effet, avant tout, de savoir si l’impôt qu'on veut introduire est fondé sur un juste motif, si la raison et l'équité l'approuvent.

Or nous disons que l'enfant qui recueille l'héritage paternel ne doit rien à ce titre au trésor, nous maintenons qu'il n'existe dans cette transmission aucune cause légitime d'impôt, et nous nous fondons sur le caractère spécial de la succession recueillie en ligne directe.

C'est du reste ce que proclame la conscience publique; aussi, il y a peu de projets aussi impopulaires que celui qui tend à rétablir une mesure devant laquelle le gouvernement détruit en 1830 avait lui-même reculé.

M. le ministre des finances n'a pas craint de prétendre le contraire dans la séance d'hier; mais il me permettra de le lui dire, son assertion est singulièrement erronée et je ne puis même l'attribuer qu'au défaut de contact des hommes qui se trouvent au faîte du pouvoir avec les profanes du dehors. Pour se convaincre de ce que j'avance, il suffit de se rappeler qu'en 1817 le gouvernement des Pays-Bas a décrété la suppression de l'impôt dont il s'agit, précisément comme satisfaction donnée à l'opinion publique qui, dans les villes comme dans les campagnes, s'était unanimement soulevée contre une imposition ayant un caractère odieux que nul ne peut méconnaître.

Depuis cette époque, les idées sur ce point n'ont pas changé, et certes, ce ne sont pas les doctrines produites dans un pays voisin qui ont pu sur ce point imprimer une autre direction à l'opinion.

Et que l'on ne se retranche pas derrière la modicité de l'impôt. Il s'agit avant tout de savoir si la justice le justifie; et du reste ne sait-on pas que les impositions, qui dans l'origine paraissent si anodines, s'accroissent bientôt de centimes additionnels qui insensiblement rendent assez pesante une charge paraissant dans l'origine peu onéreuse, et puis c'est un principe et un principe fatal que vous introduisez dans nos lois, c'est une disposition contre laquelle se révolte le cœur de l'homme que vous ramenez dans notre législation, et cela suffit pour que nous la repoussions énergiquement.

Toutefois, comme j'ai eu l'honneur de vous l'exposer; je pense que même en ligne directe le successible qui reçoit un avantage au-delà de sa portion légale est soumis à un impôt envers le trésor et, sous ce rapport, j'appuie le projet du gouvernement.

Toute disposition faite par préciput place l'enfant, à qui elle profite, sur la ligne d'un étranger, d'un légataire ordinaire, et dès lors il est juste qu'ai l'exemple de ce dernier il soit astreint à un impôt envers le trésor. Cet avantage est même fait au préjudice des héritiers en ligne directe, il est donc logique de ne pas considérer comme recueillie à ce dernier titre, comme régie par les mêmes principes, une disposition exceptionnelle qui déroge à l'ordre naturel et même dérange essentiellement l'économie de la succession en ligne directe.

D'ailleurs, un legs de cette nature ne se soutient qu'à l'aide de la loi positive qui peut dès lors soumettre à son action et à des conditions qu'elle juge convenable d'établir, un droit qui n'existe pas sans sa sanction.

Les adversaires du droit de succession atteignant le préciput opposent qu'un legs de cette nature a souvent pour mobile des motifs approuvés par l'équité. Mais, messieurs, la loi fiscale ne peut entrer dans ces considérations, elle n'envisage que la nature de la disposition, il suffit que celle-ci déroge aux principes naturels qui régissent les successions en ligne directe, il suffit qu'apparemment elle sanctionne une mutation présentant les caractères ordinaires des transmissions de ce genre, pour qu'elle soit justement atteinte par la loi de l'impôt.

J'aborde la partie du projet qui rétablit l'obligation d'affirmer sous serment la sincérité de la déclaration de succession, et à mes yeux l'innovation n'est rien moins qu'heureuse.

Sous le gouvernement hollandais, semblable prescription avait excité partout d'énergiques réclamations. On avait reconnu les graves abus auxquels elle avait donné lieu, et on était convaincu de la nécessité de les faire cesser. Dès les premiers jours de notre régénération politique, une société patriotique établie à Namur s'adressait au gouvernement provisoire pour provoquer l'abrogation d'une disposition dont l'existence avait été envisagée comme l'un des griefs contre le régime déchu, et l'on fit droit à cette réclamation par l'arrêté du 17 octobre 1830.

C'est cet état de choses que je veux maintenir, parce qu'il est fondé sur les plus graves considérations.

Toute prescription qui met l'intérêt en opposition avec la conscience est à mes yeux dangereuse. Il est singulièrement à craindre qu'en beaucoup d'occasions elle ne soit violée au prix même de l'oubli des devoirs les plus sacrés. Les inconvénients sont plus notables encore, s'il s'agit d'une loi introduisant des charges publiques auxquelles on croit souvent pouvoir se soustraire sans crime, Qui ne sait que nombre de personnes qui ne dénieraient pas le payement d'une dette ordinaire, croient pouvoir éluder un impôt dont elles méconnaissent la justice ou l'utilité ? Or pensez-vous que ces personnes, et les citoyens en général qui ne pensent pas en cela commettre une mauvaise action, seront tous retenus par la religion du serment? Pour moi je ne le pense pas, et sous ce rapport, je repousse la mesure proposée, parce que je veux que l'obligation sermentelle ne soit attachée qu'à l'une de ces choses sur lesquelles il ne peut y avoir deux opinions dans le sentiment de la conscience publique. Je tiens à cœur que le serment soit respecté, et c'est pour ce motif que je ne puis vouloir que l'on décrète à cet égard, cette imposante formalité, lorsqu'il ne s'agit pas de sanctionner un engagement naturel, indépendant de toute nécessité politique ou gouvernementale. Je veux aussi que l'on ne soit tenu à dire sous serment la vérité que, lorsqu’on n'a pas d'intérêt à la déguiser, et lorsqu'il n'existe, aucun motif, même spécieux, pour transiger avec sa conscience.

Qu'on s'écarte de ces principes, et à l'instant surgissent les abus les plus (page 1037) graves. Pour une question d'argent, vous démoralisez le peuple, vous l'habituez au parjure ! Et y a-t-on réfléchi, messieurs? Quoi ! c'est dans le moment actuel qu'on viendrait compromettre le serment, en l'exposant à de fréquentes profanations? Mais voyez le mal qui afflige de toutes parts la société ! Le mépris du serment n'est-il pas la plaie qui l'accable? Il n'y a pas une audience de cour d'assises, pas une audience correctionnelle où l'on ne gémisse de voir des témoins mentir à la justice, tantôt cédant à l'entraînement d'une fatale complaisance, tantôt servant d'instruments à des haines criminelles. En matière civile, les faux témoignages ne sont pas moins fréquents; à l'occasion des plus futiles affaires, apparaissent souvent les dépositions les plus contradictoires qui ne permettent pas à la justice de reconnaître la vérité. La disposition projetée ne fera qu'aggraver cet état de choses désolant. On le sait, dans la carrière de l'improbité on ne s'arrête plus. Une chute entraîne une autre chute. Celui qui, dans une question fiscale, aura foulé aux pieds les devoirs de sa conscience les oubliera en matière plus grave, et bientôt à ses yeux le serment n'aura plus de valeur.

Messieurs, ne sacrifions pas la moralité publique à la fiscalité. L'Etat ne vit pas seulement d'argent, il repose avant tout sur la probité, sur la moralité du peuple. Pour quelques pièces d'or qui entreront dans les caisses du trésor, ne foulez pas aux pieds cette moralité.

Nul n'est plus que moi partisan des économies, mais je vous avoue que si quelque disposition qui dût les réaliser portait atteinte à des principes sacrés qui sont le fondement de la société, je n'hésiterais pas à faire taire des intérêts matériels devant des considérations d'un ordre supérieur; à plus forte raison, je ne saurais souscrire au rétablissement d'une disposition que, par des motifs impérieux, la sagesse du gouvernement provisoire avait abrogée.

Je viens d'examiner la mesure au point de vue des intérêts moraux. Elle ne se soutient pas davantage en présence des principes de la législation. Nos codes ne connaissent de serment décisoire que celui qui est déféré en justice après une contestation dont les tribunaux sont saisis. Le projet, au contraire, impose un serment préventif, ce qui est contraire à la nature même du serment décisoire. C'est donc une anomalie que l'on introduit dans nos lois de serment qui du reste n'ont jamais admis la délation, en matière fiscale, soumise en tout temps sous ce rapport à des règles spéciales.

Ce n'est pas tout, la violation du serment décisoire en général entraîne une peine criminelle. Appliquera-t-on cette pénalité à l'héritier convaincu d'avoir fait une déclaration inexacte ? Telle devrait être nécessairement la conséquence du nouveau serment établi par le projet que nous discutons. Or, il n'est personne qui ne se révolte contre cette rigueur, et qui ne soit effrayé des poursuites vexatoires et inquisitoriales auxquelles elle peut donner lieu.

D'un autre côté, si l'on suppose que le parjure reste impuni, quelle sera donc la sanction de la nouvelle disposition qu'on propose ? Sous tous les rapports, on reste convaincu de la nécessité de repousser une innovation qu'on ne peut harmoniser avec notre système législatif.

Et ne croyez pas, messieurs, que dans l'état actuel des choses, le fisc reste désarmé. La fraude peut se prouver par des voies légales. La valeur du mobilier peut être établie par témoins, par présomptions graves, précises et concordantes. Les inconvénients dont on se plaint doivent donc être imputés moins à l'insuffisance des ressources de la législation qu'à l'incapacité de certains agents du fisc, qui ne savent pas tirer parti des moyens que la loi met à leur disposition pour assurer les droits du trésor.

Ces considérations me déterminent à repousser un projet qui nous ferait rétrograder à un temps heureusement loin de nous, à un ordre de choses abrogé aux applaudissements du pays entier.

Il me reste à examiner les autres dispositions du projet et, sous ce rapport, j'abonderai en grande partie dans le sens du projet ministériel. La loi du 27 décembre 1817 exempte du droit de succession l'époux survivant gratifié de certains avantages par son conjoint prédécédé, lorsqu'il existe des enfants issus du mariage. Elle prononce la même exemption pour tout ce qui est recueilli à titre d'usufruit ou de pension par l'époux survivant, si par le décès du premier mourant les enfants issus d'un précédent mariage ont acquis la propriété ou sont chargés de la pension.

Je pense, messieurs, avec le ministère que ces exemptions doivent être abrogées. En effet, pourquoi l'époux survivant, qui n'est qu'un légataire ordinaire, pourrait-il se soustraire aux droits dus au trésor? L'existence d'enfants, issus du mariage, empêche-t-elle qu'il n'y ait une transmission réelle de propriété ou d'usufruit fondée uniquement sur le droit civil, et que dès lors la loi fiscale atteint avec justice?

Et puis l'époux survivant, après avoir recueilli ces avantages, les transporte souvent dans une nouvelle famille par un convoi en secondes noces. Ces avantages constituent une dérogation à la succession légitime, et je n'aperçois aucun motif sérieux qui puisse les soustraire à l'impôt et à l'action de la loi à laquelle ils empruntent tout leur mérite.

Mais, messieurs, ils sont même recueillis au détriment de la ligne directe ; l'époux survivant les obtient contrairement à l'ordre naturel des successions; il acquiert le droit d'en jouir et d'en disposer à l'instar d'un étranger ; il est juste dès lors qu'il soit soumis aux mêmes obligations envers le trésor.

Il y a même une considération particulière qui conduit à cette conséquence dans le cas de l'article 24 n°3 de la loi de 1817. Dans cette hypothèse l'avantage a lieu au préjudice des enfants d'un premier mariage, c'est un second époux qui vient ébrécher le patrimoine des enfants du premier lit, c'est une nouvelle famille qui profite d'un lucre au détriment des héritiers légitimes.

Je considère aussi comme juste la disposition qui frappe de l'impôt tout ce qui est recueilli par le survivant dans la communauté, en vertu de conventions matrimoniales, au-delà de la moitié. La section centrale a cru devoir la rejeter, parce qu'elle a pensé qu'un préciput n'est souvent que la conséquence de l'inégalité des apports et a pour résultat d'établir un partage équitable.

Mais, messieurs, elle a perdu de vue que la disposition atteinte par le projet est celle qui, par une véritable stipulation aléatoire, attribue au survivant un préciput dans les biens de la communauté. Or la loi fiscale, qui nécessairement doit prendre pour point de départ le cours ordinaire des choses, peut considérer comme donation tout ce qui est recueilli au-delà de la part virile dans les biens communs, au-delà de la portion naturelle dérivant de toute communion. Remarquez du reste que l'article du projet ne peut évidemment s'expliquer qu'au partage des biens de la communauté, en sorte que si les parties avaient eu soin de fixer leurs apports dans leur contrat de mariage, de les immobiliser à leur profit et d'en stipuler le prélèvement avant tout partage, aucun droit ne serait dû au trésor.

Si les futurs époux ont négligé de déterminer les apports et de les rendre immeubles fictifs par leurs conventions matrimoniales, il y a présomption que les apports étaient égaux, et cette présomption est suffisante pour autoriser la perception du droit dans le cas dont nous nous occupons. Ce que la section centrale n'a pas envisagé suffisamment, c'est la position particulière du trésor qui évidemment a droit d'atteindre toute disposition présentant toutes les apparences d'une mutation par décès.

Le fisc ne peut asseoir sa perception que sur la nature des actes tels que leur teneur les révèle et d'après ce qui a lieu le plus fréquemment ; il n'est pas possible, sans rendre l'impôt illusoire, de recourir à des hypothèses qui ne sont jamais que des événements exceptionnels et extraordinaires auxquels le législateur ne peut avoir égard lorsqu'il établit des mesures fiscales. C'est cette considération qui a déjà motivé mon vote relativement au legs par préciput. Tout partage inégal de la communauté, lorsqu'il est indépendant de l'inégalité des apports qu'on a négligé de spécifier dans le contrat de mariage et dont on a omis de stipuler le prélèvement justifie suffisamment l'action du fisc, et sous ce rapport le n°3 de l'article 4 du projet mérite, à mon avis, votre approbation.

Une autre disposition est encore rejetée sans fondement par la section centrale, c'est celle qui astreint au droit de 10 p. c. le survivant qui recueille la succession de son époux à défaut de parents au degré successible. Le projet ministériel me semble cependant logique et rationnel. Le parent au douzième degré qui exclut l'époux survivant devrait solder dix pour cent et celui qui ne vient qu'à son défaut serait de meilleure condition que le premier!

La section centrale croit pouvoir répondre que l'époux survivant appelé par un testament ne paye que 4 p.c. et qu'il ne peut être traité moins favorablement lorsqu'il vient à défaut de successible; mais on oublie que la loi a pu vouloir favoriser entre époux des libéralités fondées sur une affection mutuelle et destinées à entretenir l'union et l'harmonie au sein du foyer domestique, tandis que lorsque le survivant n'arrive à la succession de son conjoint que par une vocation exceptionnelle lui déférée à défaut de parents jusqu'au douzième degré, il n'a plus pour lui celle faveur particulière lui décernée par l’attachement particulier de son conjoint; il ne peut invoquer que la disposition de la loi, aux yeux de laquelle il ne peut être traité plus favorablement que ceux qui lui sont préférés dans l'ordre légal des successions.

Une autre innovation est introduite par le projet ; elle tend à augmenter le droit de succession entre frères et sœurs et à le porter à cinq pour cent au lieu du chiffre de 4 p. c. fixé par la législation actuelle.

Le système du gouvernement doit, à mon avis, recevoir votre sanction.

Une simple mutation entre-vifs d'immeubles donne ouverture au droit de 4 p. c; c'est cependant là un contrat du droit des gens que le droit civil ne fait que protéger. Or, on conçoit qu'une transmission par décès qui emprunte tous ses effets, toute sa vertu au bienfait de la loi positive, doit procurer au trésor des droits plus élevés. En France, la perception, en pareille occurrence, est portée à 6 p.c. sur la valeur des immeubles, sans distraction des dettes.

Du reste, si vous exceptez la ligne directe, il n'est pas d'impôt plus juste que celui qui atteint les successions, parce que, d'un côté, celles-ci procurent un surcroît de jouissance et de bien-être sans travail, et parce que, d'autre part, le droit de les recueillir n'est fondé que sur les lois organisatrices de la société. L'on conçoit dès lors que ces lois puissent opposer à la mutation les conditions qu'elles jugent équitables dans l'intérêt du trésor public. Et puis il est peu d'impôts qu'on acquitte avec moins de répugnance et qui soient en réalité moins onéreux que celui en question. Il se paye au moment où l'on recueille des avantages inespérés et où l'on voit augmenter sa fortune sans le moindre travail.

Sous ce rapport, le droit proposé en ligne collatérale ne me paraît pas exagéré.

Quant à l'article 9, circonscrivant les dettes qui peuvent être admises au passif, il me paraît évidemment inadmissible, même tel qu'il est rédigé par la section centrale. On écarte toute dette hypothécaire par le seul motif que le créancier aurait laissé périmer l'inscription. Ainsi le débiteur sera, par un fait à lui étranger et personnel au créancier, privé du droit de faire figurer en débet une somme légitime qu'il est tenu d'acquitter; et parce que le créancier, ayant foi dans l'obligation personnelle, aura négligé de conserver l'hypothèque qui en est l'accessoire, le débiteur, par une omission indépendante de lui, se verra forcé de payer un impôt indu et sur une valeur qu'il ne recueille pas! C'est véritablement outrepassé toutes les limites de la fiscalité.

(page 1038) On réduit le nombre des intérêts et arrérages qui peuvent être portés au passif, mais ici encore on va à l'exagération. Tout ce qu'on peut faire, c'est de présumer le payement après le terme ordinaire de la prescription en cette matière, c'est-à-dire après cinq années révolues; en un mot, le fisc peut être autorisé à se prévaloir de la prescription acquise au débiteur, mais rien ne justifie la disposition rigoureuse du projet qui, conçue en termes généraux, atteint même des arrérages adjuges par jugement ou reconnus par acte probant.

L'article 16 renferme encore une modification apportée à la loi de 1817 et qui ne saurait recevoir mon assentiment.

Sous la législation actuelle, la partie qui rectifiait la déclaration avant toute poursuite était libérée de l'amende. Aujourd'hui elle devra prouver qu'il n'y a pas eu faute de sa part.

Je ne puis admettre cette innovation. D'abord il est naturel que celui qui spontanément rectifie sa déclaration avant toute contrainte, ne doive pas supporter une pénalité qui suppose toujours une mise en demeure. En second lieu, la disposition en vigueur actuellement tend à provoquer des rectifications favorables au trésor. Savez-vous ce qui résultera du changement projeté? C'est que le déclarant obligé à une preuve souvent difficile à administrer, exposé à un procès toujours dispendieux, se gardera de réparer des omissions que les agents du fisc ne parviendront jamais à découvrir, de sorte qu'en définitive la disposition nouvelle portera un préjudice aux intérêts du trésor en enlevant les moyens propres à faciliter les rectifications.

Et puis non seulement vous enjoignez au déclarant de faire une preuve négative qui en bonne justice ne peut être imposée à qui que ce soit, mais vous laissez un champ ouvert à des contestations sérieuses, à des mesures rigoureuses dont certains agents du fisc pourraient singulièrement abuser.

Ecartons soigneusement, messieurs, toute disposition qui peut donner lieu à des vexations, et n'aggravons pas le sort des contribuables. Si nous devons avoir à cœur les intérêts de l'Etat, il est nécessaire de sauvegarder également ceux des citoyens, il est nécessaire de les protéger contre les conséquences d'un zèle exagéré.

Les considérations que je viens d'avoir l'honneur de présenter déterminent clairement mon vote, je rejette l'impôt en ligne directe frappant la réserve légale ; je repousse l'obligation sermentelle qu'on veut introduire, et en écartant certaines dispositions qui me paraissent peu équitables, je donnerai mon assentiment à toutes celles qui me paraîtront fondées en justice et en raison.

Il me reste à dire quelques mots sur les considérations déduites par le ministère pour justifier la présentation du projet.

Nous le reconnaissons, M. le ministre des finances est un avocat bien habile; il a ce qui fait l'homme éminent, l'homme à ressources de la profession; les arguments puissants pour toutes les causes ne lui font jamais défaut.

Lorsqu'il s'agissait de repousser le système des économies, notre situation financière était satisfaisante, elle était même relativement bonne. C'est ainsi que le ministère écartait chaque proposition d'économie émanant de l'un ou de l'autre d'entre nous; chaque pied de terrain nous était disputé, nous devions l'emporter d'assaut comme une forteresse et l'on sait qu'ordinairement nous avons été repoussés avec perte. Mais lorsqu'il s'agit d'introduire de nouveaux impôts, le tableau se rembrunit singulièrement, l'on peint avec des couleurs bien sombres l'état de nos finances et l'on ne nous représente plus qu'un énorme déficit qui doit être comblé à tout prix.

Ces motifs ne peuvent influer sur nos délibérations. Du moment qu'il est démontré que l'impôt frappant la ligne directe pour la portion ab intestat est inadmissible, dès l'instant où il est établi qu'on ne peut songer sérieusement au rétablissement du serment, il est évident qu'il est nécessaire de chercher ailleurs les moyens d'équilibrer les recettes et les dépenses de l'Etat.

C’était au moyen d'économies et de réductions des dépenses que le ministère devait atteindre ce résultat, et à cet égard les avertissements de la chambre et du pays ne lui ont pas fait défaut. Mais lorsqu'on a négligé d'entrer largement dans cette voie, que je considère comme la seule qui puisse sauvegarder nos institutions, lorsqu'on a maintenu un budget de la guerre exorbitant, sur lequel on s'est obstiné à ne pas réaliser de sérieuses réductions, il me semble qu'on a perdu le droit d'invoquer un déficit pour imposer de nouvelles charges aux contribuables.

D'un autre côté, si même de nouveaux impôts étaient indispensables, ce que je conteste, ce ne serait pas encore une raison pour introduire ceux que l'opinion réprouve, ceux qui sont frappés d'une légitime réprobation.

Indépendamment des moyens qui seront suggérés dans la discussion, et de l'augmentation des recettes que produira le projet tel que je le maintiens, pourquoi ne songe-t-on pas à atteindre les revenus des rentes et créances hypothécaires? Pourquoi ne frapper que la propriété foncière, et à quel titre le rentier, le capitaliste se trouvent-ils dans une position privilégiée ?

Et puis n'existe-t-il pas nombre d'objets éminemment imposables, le sucre, le tabac, etc.?

Comment des considérations étrangères aux intérêts généraux empêchent-elles de les atteindre efficacement ? Pourquoi également n'a-t-on pas égard aux observations de l'honorable M. Lebeau qui, lors de la discussion du budget des voies et moyens, provoquait la présentation d'un projet étendant le droit de transcription aux partages avec soulte, aux adjudications dans lesquelles l'un des intéressés acquiert les portions indivises de ses copropriétaires ? Les actes de cette nature présentent certainement aux yeux de la loi fiscale tous les caractères d'une mutation véritable et l'exemption en cette matière des droits dus au trésor est un non-sens que rien ne justifie.

En tout cas, messieurs, nous n'avons à nous occuper pour le moment que de l'appréciation des mesures qu'on soumet à notre sanction, et celles que j'ai combattues me paraissent trop injustes pour que je puisse jamais les appuyer de mon vote.

M. de Bocarmé. - M. le ministre des finances vient, dans son beau plaidoyers de nous faire beaucoup de citations; il nous a ramené, à saint Louis, au jardin d'Eden même. Mais tous ces rapprochements n'ont pas, pour la plupart, de rapports avec notre situation actuelle en Belgique. Il a parlé d'aristocratie; mais il oublie qu'il n'y a point d'aristocratie privilégiée dans notre pays de liberté.

Je ne m'efforcerai donc pas de le suivre dans ses pérégrinations, non plus que dans les abstractions de son habile discours.

Messieurs, j'éprouve le regret de dire que je n'ai pas trouvé M. le ministre des finances en parfait accord avec les actes auxquels il a participé ; quand, dans le commencement de son discours, il nous a exprimé son louable désir de voir les recettes excéder les dépenses de l'Etat, alors que, si récemment, le ministère a proposé, soutenu, voté des arrêtés et des lois qui, au moins pour quelques années, paralyseront ou décimeront des ressources importantes; comme, par exemple, la réforme postale et l'abaissement du tarif des chemins de fer, avec la conséquence fatale qui l'accompagne, une diminution proportionnelle des péages sur les canaux.

M. le ministre nous a parlé de nouveaux travaux à faire exécuter. J'espère que le gouvernement se montrera très sévère, très circonspect dans le choix de ces entreprises.

Si nous marchions d'un pas moins précipité dans cette voie pendant quelques années, certes on n'accuserait point pour cela notre époque d'être inerte et timide. La prudence d'ailleurs indique qu'il faut, comme ressource pour le travail, réserver quelques grandes entreprises d'utilité publique pour les temps de crise, où la disette sévit contre une population qui s'augmente constamment. Modérons donc, dans des limites raisonnables, un élan peu compatible aujourd'hui avec la situation qu'il nous a faite. Que l'économie et un bon système financier, si impérieusement, si justement réclamés par la nation, puissent porter leurs fruits et nous conduire enfin où veut aller M. le ministre des finances, à un budget de recettes vainqueur de celui des dépenses, situation toujours désirée, toujours annoncée, jamais atteinte.

Messieurs, sur le projet de loi qui nous est soumis je partage , en général, les convictions de la section centrale, si bien mises en lumière par le travail de son honorable rapporteur; regrettant de ne point rencontrer en cela l'opinion de M. le ministre des finances.

Au point de vue économique et politique , deux articles seraient, à mon point de vue, funestes dans leurs résultats.

Celui par lequel on propose un droit sur les successions en ligne directe.

Et celui qui réhabilite le serment.

Je pense que les déficits qui résulteraient du retrait ou du rejet de ces articles seraient facilement comblés par l'addition de centimes sur plusieurs branches d'impôts et par la majoration des droits sur certaines denrées coloniales. Ce qui pourrait même amener un chiffre de recette supérieur à celui qui est maintenant prévu.

Des honorables membres de cette chambre ont déjà pris l'initiative en ce qui concerne les sucres : d'autres, je l'espère, s'ils ne sont devancés par le gouvernement, la prendront pour les tabacs ; avec un tarif beaucoup plus élevé que celui qui existe pour les cigares et pour les qualités supérieures de provenance étrangère; les droits sur le café devraient aussi être augmentés ; cependant avec les ménagements qu'exige ce fait regrettable, que son usage, peu salutaire, s'est infiltré dans les classes infimes de la société.

Il faudrait encore que l'on révisât le tarif sur les épiceries et qu'on en élevât les droits; en prenant pour règle principale l'échelle qui régit ces articles en France : c'est là un genre d'impôt très convenable, trop négligé depuis que le divorce avec la Hollande nous a séparés de tout intérêt colonial. En effet, messieurs, que frapperions-nous en majorant les droits sur la plupart des denrées tropicales et sur les tabacs, si ce n'est le luxe des tables et l'usage immodéré d'une drogue délétère, constituée, on ne sait comment, en une sorte de ton, de mode, d'un bon goût très contestable?

A mes yeux le vice capital du système adopté par M. le ministre des finances est dans une évidente propension, bien qu'il vienne de nous annoncer quelques concessions, à épargner les impôts indirects, lesquels cependant répugnent moins aux contribuables que les autres ; attendu qu'ils sont, en quelque sorte, volontaires, et que ,convenablement établis, ils ne frappent, en général, que sur le luxe, en ménageant les objets d'indispensable nécessite à l'usage des classes que la fortune n'a point favorisées.

Les incessants objections contre l'établissement de droits normaux sur les tabacs, le café, etc : ce sont les infiltrations de l'extérieur à l’intérieur, et vice versa; en d'autres mots , la fraude contre nous et la fraude en notre faveur. Pour combattre le premier de ces vices, il faut améliorer notre ligne de douane du côté du nord; pour paralyser le second, il s'agit seulement de faire une exacte appréciation de ce mot sonore de commerce interlope ; immoralité, dont nos voisins ne sont pas la dupe ; et de laquelle ils se vengent ouvertement, ou d'une manière occulte, par la hausse de leurs tarifs sur d'autres articles (les toiles, peut-être] que nous avons intérêt à introduire chez eux.

Messieurs, je termine cette digression , si importante qu'elle soit ; elle (page 1039) pourrait, par cela même, m'entraîner à des longueurs que je me suis imposé l'obligation d'éviter. Il est dit dans l'exposé des motifs :

« Toutefois des considérations puissantes, que chacun comprend, ne permettent pas de placer ces deux catégories d'héritiers sur la même ligne, vis-à-vis du trésor public.

« Le principe admis, le gouvernement, ajoute-t-on, l'a appliqué avec ménagement. »

C'est la phrase consacrée par toutes les innovations de ce genre. Et cependant, plus tard, cela s'oublie, et, l'obstacle franchi, on ne tarde pas à majorer l'impôt en élargissant la voie nouvelle.

Dans des questions d'une pareille gravité, messieurs, il y a quelque chose de bien plus important que le chiffre, c'est le principe; or, le principe d'un impôt en ligne directe est impopulaire en Belgique, quoi qu'en ait dit M. le ministre. Respectons, messieurs, cette juste répulsion. Ne permettons pas au fisc impitoyable de s'unir, pour ainsi dire, au socialisme et de poursuivre la famille dans son plus intime, dans son dernier refuge.

Ne forçons pas la plus légitime des douleurs à soulever des crêpes pour savoir la part qui sera ravie de l'héritage que le père, dans sa sollicitude quotidienne, avait conservé, amassé quelquefois, pour le soutien de sa famille. Agir autrement ce serait appliquer une pénalité à la prévoyance, cette vertu si nécessaire de nos jours. Sans elle, messieurs, sans cette prévoyance, les familles, les générations entières marcheraient avec rapidité vers le paupérisme, comme cela a été dit, il y a peu de temps, dans cette enceinte, par l'honorable M. C. de Brouckere.

On nous a dit, messieurs, qu'en France un droit existe sur les successions en ligne directe ; le rapport de la section centrale a suffisamment répondu à cette objection.

J'ajouterai cependant, messieurs, que, telle est la mobilité des choses humaines, que les précédents les mieux établis viennent, parfois, à faire défaut. Certes c'est à bon droit que chez nos voisins du Midi, l'Europe a puisé, comme à une source abondante et précieuse, dans les législations, les sciences, les lumières, en un mot; mais chez les nations même les plus favorisées, comme étaient jadis la Grèce et l'Italie, tout se détruit, s'arrête, ou s'éclipse. A la France, messieurs, en ce qui concerne l'économie politique, appartient, je pense, cette dernière expression. Mais si aujourd'hui on ne peut la prendre pour modèle, sa vaste intelligence fera bientôt justice des mauvais systèmes, des dangereuses maximes qui l'obscurcissent ou la menacent.

J'ai entendu citer comme une chose financièrement favorable, résultant de l'impôt en ligne directe, que « dans l'intérêt de leur crédit, loin de chercher à dissimuler leur actif, des maisons, intéressées dans l'industrie et le commerce, s'efforceraient (chose plus facile) de dissimuler leur passif. »

Loin qu'il m'ait séduit, cet argument, agissant au rebours de l'intention de son auteur, me révéla un vice de plus dans la loi proposée. Ainsi, parce qu'une maison éprouve de la gêne, elle devrait (par une manœuvre fatale) dans l'intérêt de son crédit, s'imposer un sacrifice qui augmenterait son malaise , alors que la perte de son chef lui enlève, peut-être, avec son expérience, ses meilleures chances d'un succès préparé par l'emploi de toutes les ressources, de tous les capitaux de la famille.

Eh ! messieurs, si l'on ne pouvait affirmer que c'est là un vice, une erreur flagrante du projet qui nous est soumis ; il faudrait dire que c'est du machiavélisme.

Nous ne voudrons pas, je l'espère, messieurs, par un nouveau lien, le plus pesant de tous, rendre plus fatigant le vaste réseau financier qui nous enlace de toute part.

Si, du même regard, l'on passait en revue toutes les entreprises que l'Etat soustrait ou veut soustraire aux particuliers; si, en même temps, l'on appréciait les exigences qui, tous les jours, surgissent de ses nombreux rouages administratifs; n'y aurait-il pas à craindre qu'enfin on pût se demander : Mais est-ce bien là toute la plénitude de la liberté?

Messieurs, plus que jamais, au contraire, à l'époque terrible où nous vivons, autant par politique que par justice, il faut éviter tout ce qui peut décharmer la famille et la propriété, ces principaux moteurs des prospérités publiques.

Evitons de donner par nos actes des prétextes aux dissipations de la jeunesse, à la négligence, à l'égoïsme, qui affligent déjà tant de familles.

L'impôt en ligne directe tend nécessairement à restreindre le nombre des mariages, et, ainsi que je viens de le dire, à augmenter, dans une proportion équivalente, l'immoralité, dont les résultats nécessaires sont de dégrader les nations et de porter à leur apogée les difficultés gouvernementales, déjà si grandes de nos jours.

Loin donc d'établir un nouvel impôt qui pèserait surtout sur les produits de la terre et qui tendrait, par conséquent, à en élever le prix, excitons, au contraire, par tous les moyens praticables, les propriétaires à en obtenir davantage.

Et cela se peut, messieurs; dix-huit années de pratique et d'étude m'en ont donné la preuve.

Excitons, dis-je, les propriétaires et les cultivateurs à vaincre des difficultés qui ne résisteront pas à plus de capitaux, d'entente et d'énergie : Alors seulement nous verrons se rétablir l'équilibre entre la production et la consommation ; et, de ce chef, l'exportation du numéraire s'arrêtera.

On ne peut se le dissimuler, messieurs; l'Europe, avec une population continuellement ascendante, ne peut être garantie des crises alimentaires qui l'ont récemment éprouvée, que par l'extension et le perfectionnement de l'agriculture.

Si nous voulons que plus de travaux, plus d'or se portent vers ce palladium de nos prospérités ; ne frappons pas en aveugles, toujours sur les capitaux immobilisés, toujours sur la terre (car elle, on ne saurait la soustraite aux investigations du fisc), ne paralysons pas dans les mains du père de famille l'instrument qui doit féconder ses sillons; et, si vous voulez que son champ produise tout ce qu'on est en droit d'en réclamer, laissez-le passer intact des mains laborieuses du père aux mains non découragées des enfants.

Messieurs, il y a quelques jours, qu'au budget de l'intérieur nous avons voté un chiffre destiné à récompenser les actes de courage. Ailleurs des institutions admirées, comme celle de Montyon, ont établi des primes annuelles pour la sagesse, l'abnégation, la vertu, en un mot. Aujourd'hui, par le rétablissement du serment, on nous propose au contraire de décréter un encouragement au parjure, une peine pour la loyauté.

C'est là une anomalie inadmissible, qui aura échappé à l'appréciation de M. le ministre des finances.

Eh quoi ! le fisc si-sévère, si habile dans ses investigations matérielles, non satisfait de cette inquisition, voudrait encore (empiétant, en quelque sorte, sur le sacerdoce) établir une espèce de confessionnal dans ses bureaux! Mais, quoi qu'il fasse, il n'inspirera que de la défiance, car il n'a pas accoutumé les contribuables à considérer ses agents comme ayant de l'indulgence, comme ayant (soit dit en style trivial) la manche large.

En terminant, messieurs, je répondrai brièvement à l'une des objections qui ont été faites en faveur de l'établissement d'un impôt en ligne directe.

On a dit : « C'est dans le moment où la propriété est en butte à des attaques incessantes qu'il faut enlever tout prétexte à ses adversaires. »

L'expression des vœux de la majorité de la nation, messieurs, lorsqu'elle se formule dans les mots libéralisme et progrès, cette expression elle a le droit de nous impressionner; il faut, ainsi qu'il en a été jusqu'aujourd'hui, en faire la boussole gouvernementale et législative dans la mesure de l'instruction et de la marche de l'esprit humain. Mais les systèmes excessifs, les espérances des factions, les tentatives des mauvaises passions; ce n'est pas en leur faisant des concessions qu'on éteindra leurs convoitises : ces passions subversives s'enhardissent, au contraire, vis-à-vis de la timidité : et ce que vous leur concéderiez servirait seulement à alimenter leur force contre la société.

Ce qu'il faut opposer à leurs hordes menaçantes, c'est la vérité, c'est la justice, c'est la force, dont les emblèmes sont au frontispice de ce palais.

(page 1045) M. Anspach. - Messieurs, je viens soutenir le projet de loi sur les successions qui nous a été présenté par le gouvernement. C'est vous dire que je vais combattre les conclusions de la section centrale. Ce projet nous a été remis il y a déjà quelques mois; j'avais préparé et terminé un travail sur cette question lorsque j'ai reçu le rapport de la section centrale ; j'y ai trouvé quelques objections que je n'avais pas rencontrées ; j'ai préféré y répondre immédiatement, en suivant l'ordre dans lequel la section centrale les a placées, plutôt que de remanier complètement le discours que j'avais préparé et auquel, du reste, je reviendrai lorsque je vous aurai présenté les réflexions que le rapport de la section centrale m'a suggérées.

Je suis d'accord, jusqu'à un certain point, avec la section centrale, sur la nature de la succession et du droit à la succession ; mais je trouve que les conséquences qu'elle en tire sont, les unes trop absolues, les autres complètement inexactes. Je trouve qu'elle argumente sous l'impression d’une peur exagérée du communisme: qu'elle se préoccupe trop des ménagements à garder envers la propriété immobilière; que de certains faits, qui sont des exceptions, elle tire des conséquences générales ; qu'elle emploie comme des arguments, la douleur, le chagrin des familles, alors que ces sentiments doivent rester étrangers à la confection d'une loi. Je trouve enfin que la section centrale apporte à tort comme une preuve que la loi est mauvaise, le fait même de son abolition. Je reprendrai ces différents points, et je tâcherai de vous prouver que les reproches que j'adresse à la section centrale sont fondés.

J'ai dit, messieurs, que jusqu'à un certain point, j'étais d'accord avec la section centrale, sur la nature de la succession et du droit à la succession; je reconnais avec elle que la succession n'est pas une institution arbitraire, dépendant uniquement de la volonté de la loi; mais la section centrale va plus loin, elle dit que, « comme la propriété, la succession est dans l'ordre providentiel dont la loi formule et ne crée pas les règles. » Messieurs, la propriété et la succession qui en est la conséquence sont fondées sur le droit, sont fondées sur la justice, et n'ont pas besoin de cette espèce de consécration d'un quasi droit divin, que veut leur attribuer la section centrale, pour être la base solide sur laquelle repose la société tout entière.

La section centrale nous dit que la loi formule et ne crée pas les règles de la succession; plus bas elle ajoute, qu'elle garantit aux enfants l'intégralité des fruits du travail de leur père, que ce droit n'admet alors, ni (page 1046) tempérament, ni limitation, ni exception. Vous le voyez, messieurs, cette proposition est énoncée d'une manière tout à fait absolue, c'est un axiome dont l'évidence n'a pas besoin d'être démontrée; eh bien, messieurs, cette proposition est complètement inexacte : non-seulement la loi ne se borne pas à formuler, mais elle prescrit les règles de la succession ; non seulement elle ne garantit pas aux enfants l'intégralité de la fortune de leur père, mais elle lui permet d'en disposer, même en faveur d'un étranger, d'une partie qui, dans certain cas, va jusqu'à la moitié. Voilà des faits contre lesquels il n'y a rien à opposer. Lorsque les prémisses d'une argumentation sont aussi fausses, je vous laisse à juger quelle doit être la valeur des conséquences qu'on peut en tirer.

J'ai dit que la section centrale avait argumenté sous l'impression d'une peur exagérée du communisme ; elle a craint qu'on ne puisse croire qu'il soit possible qu'elle favorise les tendances au communisme. Mais, messieurs, ce système absurde, cette impossibilité, qui n'a pu naître que dans quelque cerveau brûlé, qu'une convulsion révolutionnaire a pu seule jeter dans une position où il pût la proclamer ; le communisme a bien pu causer quelques inquiétudes pendant les premiers jours qui ont suivi le bouleversement de février, mais il n'a pas tardé à retomber dans la fange d'où il n'aurait jamais dû sortir.

La section centrale ne voit-elle pas que presque tous les impôts touchent par un point plus ou moins direct aux prétendus principes du communisme? La loi sur les successions offre-t-elle plus d'arguments en faveur de ces principes que les autres impôts, que celui sur l'enregistrement, par exemple? Evidemment non. Que la section centrale se rassure donc : en adoptant la loi qui nous est proposée, nous ne fournirons aucun argument de plus aux partisans de ce système.

La section centrale se préoccupe beaucoup des ménagements à garder envers la propriété immobilière. Elle supporte, dit-elle, déjà beaucoup de charges, il faut la réserver pour des temps calamiteux, il faut se garder de l'obérer. Eh bien, messieurs, je ne partage pas cette opinion ; lorsque je vois la propriété immobilière (je parle de la propriété non bâtie) supporter les mêmes charges depuis assez longtemps, alors que sa valeur a doublé et triplé, je vous avoue que je ne conçois pas les tendres ménagements de la section centrale pour cette pauvre propriété immobilière qui, depuis 15 ou 20 ans, a vu son capital doublé et triplé sans qu'elle se soit donné d'autre peine pour arriver à ce résultat que celle d'augmenter ses baux lorsqu'elle a dû les renouveler ; je pense, messieurs, qu'on doit réserver ces ménagements pour des intérêts qui sont dans une position moins brillante.

J'ai dit que la section centrale tire des conséquences générales de certains faits qui sont des exceptions. En effet, elle présente le tableau bien triste d'une famille qui perd son chef, d'un père qui laisse des enfants en bas âge. Cette position est cruelle, il est vrai; mais heureusement elle forme exception et se produit rarement. En général, les hommes se marient de 25 à 35 ans, prenez les premières tables de mortalité venues, et vous verrez que les individus rangés dans celle classe ont des chances de vie de 55 à 65 ans. Lors donc qu'un père de famille viendra à décéder à 60 ans les enfants qu'il pourra laisser seront bien près de leur majorité, s'ils ne l'ont pas déjà dépassée. Les arguments de la section centrale ne peuvent donc pas s'appliquer raisonnablement à la généralité.

La section centrale dit encore qu'il est bien douloureux de voir la loi exiger des formalités, lorsqu'une famille vient de perdre son chef et qu'elle est plongée dans la douleur et le chagrin. Certainement cela est pénible, j'en conviens volontiers, mais la loi n'est pas sensible, elle ne voit que la garantie de la propriété. Maintenant, lorsqu'une famille perd son chef, s'il y a des mineurs, s'il y a seulement un absent, la loi est là avec ses formalités, mais il y a plus; dans un ménage sans enfant, s'il n'y a pas de testament, lorsqu'un des époux vient à décéder, la loi fait immédiatement mettre les scellés sans égard pour la douleur, le chagrin du survivant ; la sévérité de la loi est poussée jusqu'à la dureté; la garantie de la propriété l'exige, mais la loi sur les successions n'a pas ces sévères exigences, ce n'est que six mois après le décès que la déclaration est réclamée, et la douleur et le chagrin qu'on a éprouvés ont eu le temps de s'adoucir.

J'ai reproché à la section centrale d'apporter comme une raison contre la loi, le fait même de son abolition. Il faut, messieurs, se reporter à l'époque où cette abolition a eu lieu; c'était au commencement de 1816, alors qu'on demandait l'abolition de tous les impôts, la conscription, les droits réunis, les droits de succession, etc. La nécessité a fait rétablir immédiatement la conscription, les droits réunis; il est vrai qu'on a eu l'attention délicate de les changer de noms ; ainsi nous avons eu la loi sur la milice et les douanes et accises. Le fait même de l'abolition n'indique donc rien. Mais n'est-il pas fort probable qu'on aurait également rétabli les droits de succession si la nécessité s'en était fait sentir d'une manière aussi impérieuse que pour les deux lois que nous avons citées ?

Messieurs, dans la section centrale on a élevé des objections contre le système qui a prévalu ; ces objections sont très justes, très fondées ; elles méritaient d'être prises en considération, elles méritaient que la section centrale les méditât avant de formuler les réponses qu'elle y a faites. La chambre aura jugé la valeur de ces réponses ; quant à moi, je les ai trouvées d'une faiblesse incroyable. J'en citerai seulement quelques-unes.

La première objection porte sur la nécessité d'une bonne position financière.

La section centrale répond :

« Qu'il n'est pas certain que la chambre, suivant, dépassant même le ministère dans la voie qu'il s'est tracée, ne parviendra pas, au moyen d'économies faites avec intelligence, à établir une bonne situation financière. j»

Messieurs, nous le savons tous, les ministres ont été forcés, contraint d'aller jusqu'aux dernières limites, au moins dans les économies faite sur les administrations; ils nous ont déclaré que faire un pas de plus c'était arriver à une désorganisation. Ce n'est pas sans doute ce que veut la section centrale.

Eh bien, je suppose, quoique je ne le croie pas, que cette mesure soit possible ; quels en seront les résultats? Sera-ce une économie de 100,000 ou de 200,000 fr. qui pourra rétablir la bonne situation financière dont parle la section centrale? Evidemment non ; cette économie n'est qu'un grain de sable dans la somme qu'il faut pour amener un équilibre dans nos finances.

La section centrale ajoute :

« Serait-il d'une mauvaise politique de couvrir celles de nos dépenses qui ne sont que temporaires par des revenus aussi temporaires? »

J'avoue que je ne conçois pas ce que c'est que des revenus temporaires, alors surtout que la section centrale dit dans le paragraphe suivant qu'il ne s'agit pas d'impôts. Mais la section centrale a-t-elle voulu dire des ressources temporaires? Alors je le comprendrais. Or, les seules ressources temporaires qui se présentent à mon esprit sont ou des bons du trésor ou une émission de billets de banque. Je ne suppose pas que la chambre veuille entrer dans une voie aussi périlleuse.

La section centrale continue :

« En ajoutant quelques centimes additionnels à tous ou à quelques-uns de nos impôts, ne pourrait-on pas rétablir l'équilibre entre nos recettes et nos dépenses ? »

Je ne comprends pas comment la section centrale peut émettre un pareil avis. Nous rendons tous justice aux sentiments libéraux de la section centrale, mais enfin vouloir demander des centimes additionnels sur les impôts qui pèsent sur la généralité des Belges, sur les pauvres comme sur les riches, vouloir, pour amener des recettes au trésor, substituer ce moyen-là à un impôt qui ne taxe que les riches, voilà ce qui est pour moi incompréhensible.

Messieurs, dans la réponse à la deuxième objection, la section centrale crée des difficultés là où il n'y en a pas. Elle dit :

« Que rien n'est plus difficile à déterminer que la valeur vénale de la propriété. »

Comment, dans la section centrale, où il y a des hommes pratiques, a-t-on pu trouver qu'il était des circonstances où l'on ne pouvait pas déterminer la valeur vénale des propriétés immobilières?

Je suis à la tête d'un établissement (la caisse hypothécaire) où l'on fait tous les jours des expertises de ce genre. Eh bien, si j'en excepte les premiers mois qui ont suivi le bouleversement du 24 février, et pendant lesquels nous nous sommes complètement abstenus, il n'y a pas de jour où je n'aie fait faire des expertises, et je n'ai jamais rencontré un expert qui m'ait dit qu'il ne pouvait pas taxer la valeur vénale d'une propriété immobilière, quelle qu'elle fût.

Encore une fois, je ne conçois pas la réponse que la section centrale a faite à la cinquième objection. Cette objection consiste à dire que la loi sur les successions est un des impôts les plus démocratiques. Voici ce que répond la section centrale :

« Nous avons prouvé plus haut que l'impôt sur les successions en ligne directe n'est pas un impôt démocratique, qu'il frappe plus de cent fois des personnes pauvres avant d'atteindre une personne riche. »

Ceci est une erreur; on ne frappe pas les personnes pauvres n'ont rien à payer ici. Mais voici le reste de l'argument :

« Le riche payera facilement l'impôt ; celui qui ne possède qu'une modeste aisance (et là frappe le plus souvent le droit de succession) ne pourra en abandonner une partis au trésor sans se trouver réduit à un état voisin de l'indigence. »

Eh bien, messieurs, je vais citer un exemple pour vous faire voir la bonté de l'argument.

Celui qui possède une modeste aisance (je me sers de l'expression même de la section centrale) reçoit, je suppose, 5,000 francs ; sur cette somme il est obligé d'en payer 50; eh bien cet homme qui est dans l'aisance, qui reçoit un surcroit de fortune de 5,000 francs, va se trouver dans un état voisin de l'indigence, parce qu'il ne recevra que 4,950 francs. Je demande si cela est possible. Voilà cependant un argument que la section centrale a fait valoir ; quand on en est réduit là, il faut avouer que la pénurie des bons arguments doit être bien grande.

Messieurs, j'arrive maintenant au discours que j'avais préparé et qui ne contient que des observations générales sur le projet de loi en discussion.

Nous sommes à une époque où tous les esprits sont préoccupés de l'idée qu'il y a quelque chose à faire pour améliorer la position des classes nécessiteuses, des ouvriers, de tous ceux dont les professions ne fournissent que le nécessaire à l'existence de leurs familles (et le nombre en est grand). Chacun sent que les impositions qui atteignent cette partie des contribuables pèsent proportionnellement plus fort sur elle que sur les autres classes qui sont dans une position meilleure de fortune.

Ceci posé et en attendant qu'on puisse diminuer ces impôts, ne faut-il pas en conclure que, si l'on est obligé, pour équilibrer notre budget, de créer de nouvelles ressources, la première condition à exiger de l'impôt qui vous sera présenté, c'est que le pauvre n'en soit pas atteint. Eh bien, messieurs, cette condition que je regarde, dans les circonstances présentes, comme d'une absolue nécessité, cette condition est complètement remplie dans le projet de loi qui vous est présenté par le gouvernement. L'impôt qu'on vous propose, non seulement ne touche pas le pauvre, mais il ne touche pas même une classe assez nombreuse, possédant déjà de petites (page 1047) épargnes; il ne frappe que sur ceux qui ont quelque fortune, qui par le fait même de la succession qu'ils reçoivent, peuvent payer avec facilité le faible droit qui leur est demandé; ainsi donc, justice dans l'application de l'impôt, opportunité pour le moment où il se perçoit.

J'ai entendu plusieurs personnes se prononcer contre cet impôt; je vous avoue que je ne conçois pas cette répulsion; les raisons qu'on en donne méritent à peine une réfutation. C'est, dit-on, un principe communiste, c'est un impôt sur le revenu, c'est contraire à la loi; les biens des pères appartenant aux enfants, il n'y a pas de transmission, dès lors il n'y a pas ouverture à un droit; et d'autres raisons semblables. Je ne répondrai qu'un seul mot à ces reproches, c'est que les mêmes raisons s'appliquent plus ou moins directement à tous les impôts, à ceux sur les patentes, sur le timbre et surtout à l'enregistrement. Qu'on ne vienne pas nous dire qu'il y a quelque chose de plus particulier à reprocher à cet impôt ! Mais est-il nécessaire? Voilà la véritable question. Eh bien, messieurs, est-il dans cette chambre une seule personne qui oserait dire non? Qu'on ouvre le budget des voies et moyens, qu'on admette toutes les chances les plus favorables, toutes les prévisions les plus élevées, cet impôt est encore nécessaire, indispensable pour ramener l'équilibre dans nos finances. Dans tous les cas, n'est-il pas cent fois préférable à cette mesure cruelle, contraire à l'équité (que M. le ministre des finances lui-même est venu nous dire n'avoir prise qu'avec douleur) de se procurer quelques centaines de mille francs d'économie aux dépens d'une classe utile et estimable que vous traitez en paria? Je n'ai pas besoin de vous dire que c'est des employés du gouvernement que je veux parler. Cette classe, vous la frappez dans ses moyens d'existence , vous la découragez, vous lui ôtez toute sécurité pour l'avenir, car qui vous dira que l'année prochaine, il n'y aura pas une nouvelle réduction ? Eh bien, cette sécurité était un des motifs de la préférence qu'elle avait donnée à la carrière administrative, cette sécurité vous la lui devez en toute justice. Ce n'est pas ainsi que j'entends l'économie dont je suis tout aussi grand partisan que qui que ce soit dans cette enceinte ; mais ce que je veux, c’est la réduction progressive du personnel des administrations, réduction qui s'opère par elle-même, sans exciter de plaintes, que le temps seul amène et beaucoup plus vite qu'on ne le pense ; votre personnel réduit, vos employés bien payés, vous exigerez qu'ils travaillent, et alors vous aurez une véritable économie, car vous pourrez en réduire le nombre à moitié.

On a critiqué le serment qui doit accompagner la déclaration de succession, on a dit que cela était immoral parce que l'on plaçait le déclarant entre son intérêt et sa conscience , que l'homme honnête payerait seul, parce que celui qui ne l'est pas, ne regarderait pas à faire un faux serment. Ces critiques, messieurs, ne sont que spécieuses; pourtant elles m'avaient frappé et je disais comme beaucoup d'autres que le serment était immoral; mais en y réfléchissant j'ai vu que je me trompais, et que je n'avais envisagé qu'un des côtés de la question.

Avant de répondre à cette accusation d'immoralité, je crois qu'il n'est pas inutile de faire remarquer que le serment ne touche en rien à la propriété immobilière, puisqu'il est impossible de la dissimuler et de la soustraire à la déclaration; mais il atteint les fonds publics, les bons du trésor, les actions industrielles, les valeurs de ce genre qui jusqu'à présent sont exemples de toutes charges, et que cette mesure fera rentrer dans le droit commun en l'assujettissant à l'impôt. Je ne pense pas que sous ce rapport on puisse blâmer ce résultat. Je reviens à l'accusation d'immoralité.

D'abord le fait du serment n'est pas nouveau; il est dans nos codes; moi-même je l'ai fait prêter souvent au tribunal de commerce; je ne sache pas que jamais à cette occasion on ait parle d'immoralité; et c'eût été certes bien le cas, puisque du serment décisoire dépendait le gain ou la perte d'un procès; l'intérêt était la évidemment aux prises avec la conscience ; mais je vais plus loin.

Je voudrais bien que l'on me dît dans quelle circonstance de la vie l'intérêt n'est pas aux prises avec la conscience. Qu'elle est la position d'un homme dans la société? N'a-t-il pas à soutenir un combat continuel entre l'intérêt particulier et les principes de la justice? N'est-ce pas dans ce combat que se manifeste son libre arbitre qui crée la moralité de sa conduite? Celui qui, ferme dans ses principes, suit sans hésiter le sentier de la justice est l'homme d'honneur; l'autre qui hésite, tâtonne et finit par sortir de ce sentier est le malhonnête homme ; mais aurez-vous fait une mauvaise chose parce que vous leur aurez fourni une occasion de faire l'application de leurs principes? Evidemment non, et il n'y a donc là aucune espèce d’immoralité.

Quant aux personnes qui pourraient manquer à leur serment, j'aime à croire que ce ne seront que des exceptions. Dans tous les cas , il ne faut pas leur envier les avantages que pourrait leur procurer un faux serment; ils sont trop chèrement achetés et personne n'en voudrait à ce prix.

Je voterai donc pour le droit de 1 p. c. à imposer sur les successions directes et dans la ligne collatérale avec la déclaration affirmée sous serment ; serment qui assure la rentrée du droit et qui sous aucun rapport ne peut être taxé d'immoralité.

(page 1039) M. le président. - La parole est à M. Dumortier.

M. Dumortier. - L'heure est déjà assez avancée, et j'en ai au moins pour une heure.

- Des membres. - A demain !

- La chambre, consultée, décide que la discussion continue.

M. Dumortier. - En prenant la parole dans cette importante discussion, je veux répondre quelques mots, non pas au rapport de la section centrale, mais à ce qu'a dit M. le ministre des finances dans la séance d'hier et celle d'aujourd'hui. C'est principalement la loi elle-même que je veux envisager, ainsi que les doctrines qui ont été professées à l'occasion de cette loi. M. le ministre des finances a fait de son discours deux portions. Dans la première il a exposé la situation de nos finances, dans la seconde il a examiné le projet de loi en discussion, et critiqué l'opinion des adversaires de l'impôt sur les successions en ligne directe. Je suivrai la même marche : j'examinerai d'abord la situation financière du pays, et je m'occuperai ensuite de ce qui concerne la loi qui nous est proposée.

La situation financière du trésor vous a été présentée par M. le ministre des finances, sous les couleurs les plus sombres. A l'en croire, nous sommes dans une situation très fâcheuse, excessivement fâcheuse; elle est de couleur aussi noire qu'elle était pour lui couleur de rose il y a trois mois ; c'est un peintre habile pour qui la couleur doit varier suivant la situation de son sujet. Que disait, il y a trois mois, M. le ministre des finances? Il disait: La situation financière est magnifique; nous vous présentons des budgets qui offrent une balance de six millions. Voici, messieurs, textuellement ce que disait M. le ministre des finances en novembre dernier lors de la présentation du budget de 1849. « C'est ainsi que par la régularisation de la dette publique énoncée ci-dessus, par la réduction des dépenses et l'accroissement des recettes, il nous est donné de livrer à votre examen des budgets qui se balancent par un excédant de six millions de francs. »

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Avec l'impôt sur les successions.

M. Dumortier. - Avec l'impôt sur les successions, oui; mais sans cet impôt vous présentiez au budget de 1849 un excédant de 4 millions 200 mille francs, car alors l'impôt qui aujourd'hui doit produire trois millions, ne devait donner que 1,800 mille francs. L'excédant des recettes sur les dépenses était de 6 millions, et en retranchant l'impôt des successions il s'élevait encore à 4 millions 200 mille francs d'excédant au-dessus des dépenses. Cette situation, aujourd'hui si noire, était toute couleur de rose.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il y avait un transfert de 3,700,000 fr.

M. Dumortier. - M. le ministre me disait hier que j'avais l'habitude d'interrompre, il paraît que je ne suis pas le seul.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est pour rectifier une erreur matérielle. L'impôt sur les successions était compris pour 1,800 mille francs dans l’excédant de 6 millions ; si on le retranche, nous sommes (page 1040) ramenés à 4 millions 200 mille fr. Mais vous ne faites pas figurer les 3 millions 700 mille fr. de régularisation.

M. Dumortier. - Je crois qu'une interruption aussi longue au Milieu d'un discours en vaut beaucoup, je ne sais comment on doit la prendre.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Cela vous dispense de continuer une argumentation fondée sur une erreur.

M. Dumortier. - Cela ne me dispense de rien; je constate qu'en présentant les budgets, vous êtes venu avec une situation couleur de rose balançant par un excédant de 6 millions de francs; aujourd'hui c'est tout le contraire, elle est effrayante.

En effet, que devient cette situation si magnifique? Écoutez M. le ministre des finances. À la séance d'hier, il vous dit : Quand on est en présence de déficits accumulés s'élevant à 30 millions, il est temps de prendre des mesures. Ainsi cette situation si prospère se résout en un déficit accumulé de 30,000,000 de francs! Il y a là une transformation admirable dans la parole, dans les expressions. Pour moi, je déplore que M. le ministre soit venu présenter la situation financière sous des couleurs aussi sombres quand la Belgique a besoin de tout son crédit, et quand de toutes les puissances européennes elle possède le crédit le mieux établi. De telles paroles, des paroles aussi exagérées sont plus propres à affaiblir notre crédit qu'à le consolider.

Il vous a dit qu'il fallait un accroissement de ressources de 7 à 8 millions; et d'un autre côté, il a déclaré que le budget de 1850 se présentait avec un déficit d'un million.

Veuillez remarquer, messieurs, que si le budget de 1850 ne se présente qu'avec un déficit d'un million ou environ, il n'est pas douteux que M. le ministre ne comptera dans son calcul le produit du droit de succession, puisque c'est pour obtenir ce droit qu'il fait apparaître ce déficit; mais si le budget de 1850 ne présente qu'un million de déficit, bien qu'on doive y introduire 3 millions 800 mille francs pour la dette publique, ce n'est pas pour un déficit d'un million qu'il faut introduire une loi d'impôt qui s'élèvera à 3 millions annuellement. Nous ne devons pas voter deux millions sans savoir à quoi nous les destinons.

La première chose à examiner, c'est que si le budget de 1850 ne se présente qu'avec un déficit d'un million, il n'est pas besoin de voter un impôt annuel de 3 millions sur les successions, quand nous avons d'autres matières imposables sur lesquelles des projets de loi sont présentés. Vous avez un projet de loi sur les sucres qui viendra après celui qui nous occupe. Rien ne sera plus facile que de trouver sur cet impôt le million qui fait déficit. Ainsi la nécessité de l'impôt sur les successions n'est pas démontrée; il est inutile, si on veut marcher dans les règles habituelles du budget.

Ici je me fais cette question: D'où vient que M. le ministre des finances, en n'accusant pour 1850 qu'un déficit d'un million, nous dit qu'il faut un accroissement de ressources de 7 à 8 millions? Messieurs, voulez-vous savoir pourquoi cela est indispensable? C'est pour recommencer la grande opération des travaux publics, pour livrer de nouveau la Belgique aux grandes entreprises, c'est enfin pour ressusciter le fameux projet de loi du 22 février 1848, mort le 23, le lendemain de sa naissance.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Il n'est pas mort.

M. Dumortier. - J'ai mis, vous le voyez, messieurs, le doigt sur la plaie en disant que c'est pour livrer la Belgique à la chance des grandes entreprises, qu'on présente ce projet. Avons-nous besoin de tant d'argent pour nous livrer à tant de nouvelles entreprises ? Demandez au chemin de fer ce qu'il coûte et rapporte; demandez aux canaux ce qu'ils coûtent et rapportent ; les travaux publics ont ruiné le trésor public, et aujourd'hui il faut encore 7 ou 8 millions pour ressusciter le projet né le 22 février et mort le 23 février 1848 !

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - J'espère que la Belgique n'aura pas ce malheur.

M. Dumortier. - Et moi, j'espère que la Belgique aura le bonheur d'avoir ce malheur.

M. de Man d'Attenrode. - A quelque chose malheur est bon.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Vous vous trouverez très heureux de voter la loi, vous n'oserez pas voter contre.

M. Dumortier. - Vous voyez, messieurs, que les ministres sont des interrupteurs comme les autres ; la liberté des opinions et des votes ne paraît pas être chez eux en grande faveur. Mais rentrons dans notre sujet.

Je vous disais, messieurs, que le but du ministère était de ressusciter le fameux projet du 22 février 1848. Quel était ce projet de loi ? Il consiste dans plusieurs dépenses dont l'honorable M. Frère lui-même nous a entretenus dans la séance d'hier. D'après lui, il faut de l'argent, beaucoup d'argent; pourquoi? Pour entreprendre la dérivation de la Meuse, opération qui doit couler 20 à 30 millions. Pour faire des chemins de fer dans les Flandres, c'est-à-dire le chemin de fer d'Alost.

M. Dedecker. - Il n'a pas été question de cela.

M. Dumortier. - Cela n'est pas douteux, puisque M. le ministre à déclaré qu'il adoptait le projet du 22 février. L'honorable ami qui m'interrompt est inscrit pour le projet, et je puis lui affirmer qu'en votant la loi qui nous occupe il fournira à son insu les moyens de réaliser la construction de ce chemin de fer, qu'il n'a cessé de combattre.

J'ai dévoilé les projets du cabinet, j'ai fait voir qu'ils consistent à faire rentrer le pays dans la voie des grandes et ruineuses entreprises ; poursuivons cet examen.

De quoi vous a-t-on entretenus ? M. le ministre des finances vous a dit qu'il fallait faire le canal d'Herenthals, puis le canal de la Campine. Vous le voyez donc, on veut au moyen des fonds qu'on vous demande en ce moment, on veut au moyen de cet impôt si odieux, l'objet d'une réprobation si universelle qu'il n'y a dans tout le pays qu'un seul journal qui le soutienne, livrer de nouveau la Belgique aux chances des grandes entreprises, de ces entreprises ruineuses qui ont mis le trésor à deux doigts de sa perte.

Dans la vie des sociétés, comme dans celle des individus, il faut des moments de repos. Au milieu dis circonstances graves où l'Europe se trouve placée, la Belgique n'a pas à s'occuper à présent de ces travaux gigantesques, nous sommes arrivés à une époque où il faut savoir s'arrêter et attendre.

- Un membre. - Il faut avancer !

M. Dumortier. - Je pense, moi, qu'à force d'avancer, on finirait par être renversé par la crise du trésor. Sans doute il faut avancer; mais ce n'est pas avancer que mettre en pratique des théories qui ne sont en définitive que celles qui ont produit les ateliers nationaux. Fait-on autre chose, en effet, quand on charge le gouvernement de faire tous les canaux, toutes les routes? S'il faut avancer, ce ne peut être qu'en donnant satisfaction à des besoins réels. Pour cela vous n'avez qu'à faire appel à l'intérêt privé, qu'à accorder des concessions. Les capitaux de l'industrie privée n'ont jamais fait défaut aux entreprises d'une utilité réelle; aujourd'hui encore ils ne feraient pas défaut à des entreprises de même nature. C'est là ce qui reste à faire. Quant à l'Etat, il ne doit plus intervenir au moyen des deniers publics. Après la fatigue vient l'heure du repos pour les nations, pour les sociétés, comme pour les individus. Depuis quinze ans nous avons marché, trop marché peut-être dans la voie des dépenses, aujourd'hui la Belgique a besoin d'un dimanche.

L'impôt qu'on vous demande, loin d'être indispensable, n'est pas même nécessaire. Le but de cet impôt est de faire des dépenses que peut-être vous ne voteriez pas si les fonds à y consacrer n'étaient pas disponibles. On veut commencer par faire remplir les caisses du trésor public pour vous dire ensuite qu'il y a un excédant que l'on peut consacrer à telle ou telle dépense gigantesque. C'est un système que je ne puis approuver. Si vous avez des dépenses à proposer, commencez par les soumettre au vote de la chambre. Mais voter des impôts avant de savoir à quoi on les emploiera, c'est ce que je ne puis approuver ; c'est ce qui n'est admis dans aucun gouvernement constitutionnel. Le pays ne doit consentir à des sacrifices que quand il en connaît la destination.

Faut-il maintenant faire, aux frais de l'Etat, de grands travaux publics? Je ne le pense pas. Je crois qu'il faut renvoyer à des temps meilleurs des travaux que je ne repousse pas d'une manière absolue, mais qu'il est impossible de mettre en ce moment à la charge de l'Etat. Quant aux travaux urgents et d'une nécessité absolue, on n'a, pour leur exécution, qu'à faire appel à l'industrie privée. Mais dans l'état de crise où se trouve l'Europe, lorsqu'à chaque instant nous sommes exposés à des dépenses d'une autre nature dans l'intérêt de la nationalité, de la généralité, venir proposer d'exécuter pour 50 à 60 millions de travaux publics, et de couvrir cette dépense au moyen d'impôts odieux aux populations, c'est ce à quoi je ne pourrai jamais consentir.

Je suis heureux que cet incident m'ait fourni la preuve que j'avais bien compris la pensée du cabinet. C'est la loi du 22 février 1848 qu'on veut rétablir ; la chambre doit le savoir ; elle verra si elle veut consentira de nouvelles dépenses. Mais il reste démontré que c'est pour faire exécuter de grands travaux publics qu'on vous présente un impôt qui doit produire annuellement 3 millions alors que le ministre reconnaît que le déficit de 1850 ne sera que d'un million seulement.

M. Dedecker. - N'y a-t-il pas autre chose que des travaux publics ?

M. Dumortier. - Oui, j'allais précisément le dire.

Après les travaux publics, viennent d'autres dépenses qui ont été énoncées. Il faut, a dit M. le ministre des finances, que le sort des instituteurs primaires soit amélioré. Il faut un million comme première mise pour la construction de salles d'écoles, un million pour l'assainissement des habitations des ouvriers, des sommes considérables pour les institutions de secours et de prévoyance. Où est, dit-il, votre premier écu pour l'instruction professionnelle, pour les entreprises que le gouvernement veut faire ? Je réponds qu'il n'est pas besoin de nouvelles entreprises, que dans les circonstances actuelles nous devons mettre un temps d'arrêt. Sans doute il faut s'occuper de l'instruction et du sort des instituteurs; mais le moment est-il bien choisi pour augmenter ainsi les dépenses des traitements, lorsque, dans la discussion des budgets, la chambre n'a cherché qu'à opérer des réductions de traitements, pour éviter de nouveaux impôts ?

Quant au million qu'on veut dépenser pour la construction de salles d’école, il n'y a pas là une urgence telle que l'on ne puisse également attendre quelque temps, en se contentant des crédits ordinaires. Les écoles qui ont servi hier pourront servir demain; si des améliorations sont çà et là indispensables , un crédit est voté au budget pour cette destination, mais quant à y pourvoir par des impôts nouveaux, il faut attendre pour faire ces dépenses que la Belgique soit dans des circonstances plus prospères.

Pour ce qui est des habitations des ouvriers, ce n'est pas avec une dépense d'un million que l'on opérera l'amélioration que nous devons tous désirer, c'est avec un bon règlement de police que vous les assainirez. Sans (page 1041) doute les ouvriers doivent être logés sainement. La chambre ne saurait trop s'occuper de ce point.

Mais est-ce donc l'Etat qui doit faire cette dépense? Ou arriverez-vous avec un tel système ? Ce n'est pas avec un million qu'on en viendra à bout; cent millions ne vous suffiraient pas pour cette dépense.

Il faut, au moyen d'un règlement de police et d'un règlement rigoureusement organisé que les propriétaires soient dans l'obligation d'entretenir les maisons des ouvriers dans des conditions salubres, et que les ouvriers eux-mêmes les maintiennent dans un état de propreté sans lequel il n'y a pas de salubrité possible.

Voilà un mode beaucoup plus économique, et beaucoup plus certain que celui que présente M. le ministre des finances et qui conduira à un résultat beaucoup plus efficace. Car avec un million, que ferez-vous? Vous ne ferez rien; tandis qu'en vous en remettant au soin des communes et des villes, en faisant un règlement qui ordonne aux propriétaires la salubrité des maisons d'ouvriers, et même une loi, si c'est nécessaire, vous arriverez à cet assainissement sans qu'il en coûte un denier à l'Etat, et vous y arriverez d’une manière efficace. Vouloir tout faire aux frais du trésor, c'est nier la puissance de la société dans l'accomplissement de ce qui est grand, de ce qui est bon, de ce qui est sage.

Vous le voyez donc, messieurs, toutes les dépenses dont on vous a parlé peuvent être ajournées ; et elles doivent l'être, si vous considérez la position dans laquelle se trouve en ce moment la Belgique. Ce qu'il faut à la Belgique, avant tout, dans les circonstances actuelles, c'est de l'économie, beaucoup d'économie ; ce qu'il faut encore à la Belgique dans les circonstances actuelles, dans la crise de l'Europe, c'est de ne mécontenter aucun des citoyens de notre pays; tandis que par les impôts, en dégrevant les uns et en surtaxant les autres, vous opérez dans le pays un mécontentement qui ne servira en rien votre nationalité, mais qui la desservira beaucoup et pourra lui porter un coup funeste.

Il faut, dans les circonstances actuelles, rendre content le plus de monde possible, éviter tous les froissements et ne pas venir introduire des lois qui bouleversent la société, qui mécontentent et qui désaffectionnent plus ou moins les habitants de la nationalité.

Messieurs, j'aurai maintenant à vous parler de la loi en elle-même.

- Plusieurs membres. - A demain !

- La séance est levée à 4 heures 3/4