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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 12 décembre 1849

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1849-1850)

(Présidence de M. Delfosse.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 193) M. de Luesemans procède à l'appel nominal à une heure et un quart.

La séance est ouverte.

M. A. Vandenpeereboom donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Luesemans présente l'analyse des pétitions adressées à la chambre.

« Plusieurs cultivateurs et bourgmestres, dans l'arrondissement de Mons, demandent le rejet du projet de loi sur les denrées alimentaires et l'établissement de droits protecteurs. »

« Même demande de plusieurs habitants de Grand-Jamine, Duras, Brusthem, Mielen-sur-Aelst, Buvingen, Houtain-l'Evêque, Niel, près Saint-Trond, Brecht, Stockheim et Celles. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur les denrées alimentaires.


« Le sieur P.-S. Rivière, propriétaire de carrières, à Maffles, demande la naturalisation.»

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« Le commissaire de police de Vilvorde demande que sa juridiction soit étendue à toutes les communes du canton, et qu'il lui soit accordé une indemnité pour le surcroît de travail que lui occasionnent ses fonctions de ministère public près le tribunal de simple police. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Charles Maistriaux, journalier à Gottignies, réclame l'intervention de la chambre pour que le prince régnant de la Moldavie, qui l'a congédié de son service, ordonne une enquête sur sa conduite. »

- Même renvoi.


« Plusieurs habitants de Renaix demandent une loi qui prive de leur indemnité pendant la durée de leur absence, les membres de la chambre absents sans congé. »

- Même renvoi.


Par message du 7 décembre, M. le ministre de l'intérieur adresse à la chambre un exemplaire des recueils des procès-verbaux des séances des conseils provinciaux, session de 1849, et un exemplaire d'un annexe de l'exposé de la situation administrative de la province de Luxembourg, année 1849.

- Dépôt à la bibliothèque.


Par dépêche en date du 11 décembre, M. le ministre de l'intérieur adresse à la chambre le dossier concernant les modifications au projet de loi de délimitation communale entre Lambusart et Moignelée, qui ont été soumises à l'avis des députations permanentes et des conseils provinciaux du Hainaut et de Namur.

- Renvoi à la commission qui a été chargée d'examiner le projet de loi.

Projet de loi instituant une caisse générale d’assurance sur la vie

Discussion générale

M. le président. - Des amendements au projet de loi viennent d'être déposés sur le bureau.

Un de ces amendements, présenté par M. de Bocarmé, est relatif à l'article 5. Il est ainsi conçu :

« Art. 5. § 1er. Substituer le chiffre de sept cent vingt francs à celui de neuf cents francs. »

J'accorderai la parole à M. de Bocarmé, lorsque nous arriverons à l'article 5. En attendant, si personne ne s'y oppose, cet amendement sera imprimé et distribué.

M. Vanden Brande de Reeth présente des amendements aux article 4 et 9 du projet. Ils sont ainsi conçus :

« Art. 4. Toutes les sommes versées dans la caisse, ainsi que les intérêts acquis de ces sommes, seront capitalisés à l'époque désignée par le déposant pour l'ouverture de sa pension, et le montant de cette pension sera calculé à l'intérêt de 5 p. c, en prenant pour base, d'une part, l'âge du déposant, et d'autre part, le chiffre total des sommes qui lui appartiendront. »

« Art. 9. En cas de décès de l'assuré avant l'époque fixée pour le payement du premier douzième des arrérages de sa pension, les versements effectués par lui à la caisse seront capitalisés, et la somme totale, accrue des intérêts composés, sera remboursée, en trois annuités, à ses héritiers. »

Comme ces deux amendements portent sur le principe même de la loi, M. Vanden Brande de Reeth demande à les développer dans la discussion générale.

La parole est à M. Vanden Brande de Reeth.

M. Vanden Brande de Reeth. - Messieurs, les amendements que j'ai l'honneur de présenter aux articles 4 et 9 font partie d'un même système et d'un système différent de celui qui a été proposé par le gouvernement, et c'est pour ce motif que je crois devoir prendre la parole dans la discussion générale. D'un autre côté, messieurs, ces deux amendements ont un rapport intime, et c'est pour ce motif que je les ai également présentés ensemble.

Ainsi l'adoption de l'un de ces amendements aura pour conséquence probable l'adoption du second, et il en sera de même du rejet.

Messieurs, ces amendements ont pour but de faire disparaître le principal reproche qui pourrait être adressé à la loi que nous discutons. Il ne faut pas, dit-on, pousser les classes ouvrières à un jeu dont les chances mauvaises doivent aboutir à la perte, sans compensation aucune, du fruit de leur travail et de leurs épargnes. C'est là une véritable tontine, genre de spéculation qui se conçoit de la part de gens qui ont du superflu, mais qu'il ne faut pas encourager chez ceux qui, pour y participer, doivent prendre de leur nécessaire.

Cette objection, messieurs, me paraît sérieuse et. j'ajouterai, fondée. C'est pour obvier à des inconvénients graves et pour faire disparaître des dispositions qui donneraient naissance à de cruelles déceptions que je prie la chambre de vouloir examiner les changements que j'ai l'honneur de proposer au projet.

L'article 9 du projet stipule que les versements seront irrévocablement acquis à la caisse. C'est là, il faut le reconnaître, une disposition d'une rigueur excessive, et qui me semble de nature à compromettre l'avenir de l'institution que nous voulons créer uniquement en faveur de l'ouvrier.

Arrêtons-nous un instant à la position qu'une pareille stipulation fait à la famille d'un artisan.

Un ouvrier sera parvenu à économiser, au bout de plusieurs années, une somme de 100 fr., 200 fr. et peut-être plus, qu'il aura placée à la caisse de retraite. Mais il vient à mourir, jeune encore, à 40 ans, je suppose, en laissant dans la misère une femme et des enfants en bas âge; eh bien, dans ce moment de détresse, cette famille malheureuse se verra privée de cet argent qui a été péniblement amassé par le chef de la famille et qui n'aura pas même profité au déposant, puisqu'il sera mort avant d'avoir atteint l'âge fixé pour toucher sa pension.

Je dis que cette mesure peut produire un très mauvais effet. Je sais que la disposition que je combats est la conséquence de l'article 4 du projet, qui fait commencer l'action collective et l'application des tables de mortalité à partir de l'époque où le dépôt aura eu lieu.

Si le système que l'article 4 consacre doit être maintenu, la disposition de l'article 9 doit l'être aussi. Sinon, il n'y a plus d'action collective possible, et tous les calculs de mortalité se trouvent complètement dérangés.

Mais c'est précisément parce que le système du projet, par une conséquence nécessaire et rigoureuse, doit admettre pour base de ses opérations cette retenue forcée de toute somme déposée, que je propose un amendement à l'article 4.

Aux termes de cet amendement, toutes les sommes qui seront versées dans la caisse ne seront plus que des dépôts individuels, et une action collective ne commencera qu'à l'époque qui aura été désignée par le déposant pour l'ouverture de sa pension, c'est-à-dire quand il aura atteint 55, 60 ou 65 ans d'âge ; s'il meurt avant ce temps-là, les dépôts seront restitués à sa famille.

Messieurs, la différence dans les calculs ne sera pas aussi grande qu'on peut se l'imaginer, car ce n'est pas de 18 à 55 ans que la mortalité est la plus grande ; mais c'est bien à dater de ce dernier âge que la mort exerce tous ses ravages et moissonne les hommes dans une proportion toujours croissante.

Voici les calculs que résultent du projet du gouvernement, mis en rapport avec ceux du système que je propose.

Je vois dans le tableau du gouvernement qu'un ouvrier déposant, âgé de 18 ans, pour obtenir une rente de 12 fr., devra déposer une somme de 13 fr. 28 c. D'après le système que je propose, et les calculs que j'ai faits, le déposant n'aurait plus droit qu'à une pension de 8 fr. : il y aurait une diminution d'un tiers ; mais cette diminution serait amplement compensée par les avantages immenses qui résulteraient de ce système, non pour l'ouvrier lui-même, mais pour sa famille.

Voici de quelle manière je suis arrivé à ce résultat : j'ai recherché quelle serait la somme que produirait le versement de 13 fr. 28 c, fait par un individu à l'âge de 18 ans, lorsqu'il aurait atteint l’âge de 55 ans, en tenant compte des intérêts cumulés; cette somme trouvée, j'ai recherché la moyenne de la durée de la vie d'un homme de 55 ans ; d'après un tableau imprimé dans le rapport, j'ai vu que cette moyenne était de 15 années; j'ai réparti le capital trouvé en 1 5annuités, en tenant compte désintérêts, et en réservant certaine somme pour frais d'administration.

C'est ainsi que j'ai trouvé qu'on pouvait allouer au déposant qui aurait versé 13 fr. 28 une pension de 8 francs. Pour vous faire mieux sentir la différence et les avantages de mon système, je ferai mes comparaison en prenant un chiffre un peu plus élevé. J'ai voulu savoir quelle serait la somme qu'un ouvrier de 30 ans devrait verser en différents payements pour avoir une rente viagère de 360 francs; et j'ai vu qu'à cet âge il devrait avoir déposé 844 fr. 80 c. pour s'assurer à 55 ans une rente viagère de 360 francs.

D'après mon système, cette rente devrait être réduite d'un tiers, c'est-à-dire à 240 fr.

Voyons maintenant quels seront les avantages du dernier système (page 194) comparé à celui du gouvernement: Ce déposant qui à l'âge de 50 ans aura déposé les 844 fr. 80 c„ pour s'assurer une rente de 360 francs, venant à mourir à 44 ans, d'après le système du gouvernement, tous ses versements seront irrévocablement acquis au trésor : quels que soient les besoins de sa famille, quel que soit son dénuement, elle ne touchera rien... je me trompe, elle touchera 25 ou 30 francs pour frais funéraires.

Dans le système que je propose, le déposant, s'il atteint l'âge désigné pour l'ouverture de sa pension, ne touchera que 240 fr., il est vrai ; mais s'il vient à décéder à 44 ans, c'est-à-dire 14 ans après son dépôt, les sommes versées par lui seront doublées. Dans cet intervalle, elles représenteront 1,685 fr., qui seront remboursés à sa famille en trois annuités. C'est là un avantage immense qui compense la diminution du chiffre de la pension.

Ainsi par le système que je propose, d'une part plus de somme acquise forcément à la caisse, d'autre part, un but certain toujours atteint : ou le déposant mourra avant l'âge où il doit jouir de sa pension, et alors les sommes qu'il a versées sont remises à sa famille; ou il atteindra cet âge, et alors, quelle que soit la durée de sa vieillesse, elle aura été à l'abri du besoin.

J'ai dit qu'en cas de mort avant l'âge de la jouissance de la pension, les sommes versées par le déposant seront remises à sa famille en trois annuités. Cette mesure est toute dans l'intérêt de la famille de l'artisan ; il est préférable que le remboursement se fasse en plusieurs payements; l'ouvrier est souvent très prompt à dépenser l'argent qu'il a devers lui; en échelonnant les payements, vous faites naître chez lui le goût de l'ordre, de l'économie, en lui assurant des ressources pendant les premières années qui suivront le décès du chef de famille, années souvent les plus pénibles et les plus dures pour lui.

Messieurs, ce mauvais effet de la perte totale des versements faits par l'ouvrier n'a échappé nulle part aux meilleurs esprits, et partout aussi on a cherché à y remédier. Dans un projet de loi élaboré en France par une commission que présidait M. Molé, projet dont parle le rapport de la section centrale, on proposait de payer à la famille ou aux héritiers, au décès du contractant, soit avant, soit après l'ouverture du droit à la pension, une année de cette pension. C'était un palliatif. Dans le projet de loi proposé, il y a quelques jours, en France, on va plus loin; on propose le remboursement de la moitié du capital. Vous voyez donc, messieurs, que partout on a été frappé de cet inconvénient, et que l'on a reconnu qu'il y avait quelque chose à faire pour qu'une semblable institution atteignît le but désiré.

C'est pour cela, messieurs, que je me suis permis d'appeler votre attention spéciale sur les deux articles dont je viens de parler. Je reconnais que si mon amendement venait à être adopté, il en résulterait cet inconvénient qu'il faudrait faire des tarifs et des calculs nouveaux; mais il me semble que cet inconvénient-là est infiniment moindre que celui qu'il y aurait à consacrer dans la loi un mauvais principe.

M. le président. - M. Dumortier vient de déposer un amendement à l'article premier; il consiste à retrancher les mots : « Sous la garantie de l’Etat.» M. Dumortier aura la parole pour le développer, lorsque nous en serons arrivés à l'article premier. En attendant, je propose à la chambre de faire imprimer et distribuer cet amendement.

- Cette proposition est adoptée.

M. Van Hoorebeke. - Messieurs, je me suis fait inscrire pour parler en faveur du projet de loi, et je crois être dans les termes de la discussion générale, en rencontrant tout d'abord les considérations qu'on a fait valoir hier contre le projet.

Je pense, messieurs, qu'à une époque où le gouvernement et les chambres doivent à bon droit se préoccuper de l'amélioration progressive du sort des travailleurs, on ne peut qu'applaudir à la pensée dont témoigne le projet de loi, et sous ce rapport, l'honorable M. Jullien, qui a attaqué hier le projet, a rendu justice au gouvernement.

On a attaqué avec une certaine vivacité l'intervention de l'Etat en cette matière. Il me paraît cependant évident que chaque fois qu'il s'agira d'attribuer à une institution de prévoyance un caractère de permanence et de durée, chaque fois qu'il doit s'agir d'accumuler, pendant une longue série d'années, les fruits de l'épargne du travailleur, il n'y aura pas d'institution plus rassurante pour lui, offrant des garanties plus certaines de probité et de bonne gestion administrative, que l'établissement qui se trouve, non pas sous la tutelle, non pas sous la régie, mais sous la direction suprême de l'Etat, en quelque sorte sous la responsabilité morale de la nation tout entière.

C'est ainsi, messieurs, qu'on l'a compris dans un grand nombre de pays. C'est ainsi notamment qu'on l'a compris en Prusse. En Prusse il existe depuis 1839 une caisse de rentes sur l'Etat ; eh bien, après 3 années d'existence, la masse des dépôts effectués s'élevait déjà à 15 millions, auxquels il fallait ajouter près du triple de la même somme pour des mises qui restaient à compléter.

Cette caisse se trouve aussi sous la garantie de l'Etat, et elle jouit de toutes les prérogatives de la personnification civile.

Et cependant elle n'offre pas les avantages qui résulteront de l'institution projetée. La caisse se présente comme une réunion de petites associations tontinières, où l'on a (les faits le constatent) mis en oubli l'intérêt des classes laborieuses. Ainsi, il n'y a aucune limite aux versements, et le chiffre de la prime est de 375 fr. C'est assez dire que la caisse est inaccessible aux classes inférieures.

On a cité hier l'exemple de l'Angleterre, En effet, c'est un pays où la décentralisation administrative a été poussée à un très haut degré. Cependant, pour être juste, on aurait dû se rendre compte des vicissitudes qu'y a subies et qu'y subit encore chaque jour la législation charitable. La chambre sait que l'assistance publique, en Angleterre, comprend la charité légale, c'est-à-dire la taxe des pauvres, les distributions d'argent et de comestibles qui se font à certaines fêtes de l'année, et enfin les asiles ouverts aux frais des paroisses.

A côté de cette charité légale, se développe sur une immense échelle la charité libre, la charité volontaire. La charité libre, anciennement, était entièrement affranchie de tout contrôle. Depuis une dizaine d'années, on cherche à la ramener, non pas précisément sous l'action directe de l'Etat, mais au moins sous la haute surveillance des pouvoirs publics. Dans la charité légale, l'intervention de l'Etat tend au contraire à se faire jour.

C'est ainsi que le bill de 1834 a introduit une réforme complète dans la taxe des pauvres, a restreint les droits des paroisses, en les obligeant, dans la distribution des secours, à rendre compte à des commissaires royaux.

J'ai parlé de la charité libre, de celle à laquelle ressortissent les institutions qui ne présentent point un caractère de durée et de permanence.

Il y en a en Angleterre plus de 34,000 sociétés de secours mutuels dont déjà 10,000 ont accepté le bénéfice de l'enregistrement.

Savez-vous quelles obligations il entraîne pour ces compagnies ? Ces obligations ont été rappelées dans les annexes du rapport de M. Benoist d'Azy. Ainsi ces sociétés de secours mutuels, qui comptent plus de 2 millions de sociétaires et qui ont un capital, non de 84 millions, comme l'a dit erronément l'honorable rapporteur de la section centrale, mais un capital de 126 millions, sont placées aujourd'hui sous l'œil du gouvernement.

M. Moncheur. - Tout le monde est d'accord.

M. Van Hoorebeke. - Il n'en est pas moins vrai que l'honorable M. de Liedekerke disait hier : « Voyez les Etats-Unis; Voyez l'Angleterre! Où la centralisation règne-t-elle moins? où la puissance matérielle, où les développements intellectuels ont-ils pris des proportions plus grandes, plus dignes d'envie, plus magnifiques? »

Eh bien, je fais remarquer que, dans l'instruction primaire, comme dans la charité légale, dans la charité libre, dans la charité volontaire, on cherche à ramener sous l'œil du gouvernement toutes les institutions libres, toutes les sociétés charitables, dans l'administration desquelles il s'était introduit des abus énormes.

Leurs statuts ne peuvent être modifiés que par décision d'une assemblée générale convoquée ad hoc, élue dans deux réunions ordinaires de la société, avec assentiment des trois quarts des membres présents.

Un compte est rendu à l'Etat tous les cinq ans. Les sociétés sont obligées de prendre pour base de leurs cotisations ou de leurs calculs de mortalité des tables ayant déjà au moins cinq années d'existence dans d'autres sociétés, et certifiées par certains actuaires ou officiers publics.

Dans presque toutes, exclusion des membres qui manquent aux lois de la morale ou subissent une condamnation-judiciaire.

Il y a d'autres clauses encore, sur lesquelles je ne m'étends pas.

Je dis que l'administration intérieure de ces sociétés charitables avait donné lieu à d'immenses abus, que plus d'une fois le parlement a retenti de plaintes amères contre l'administration de ces établissements.

Les frais de gestion, d'agence, etc., absorbaient souvent jusqu'à 20 p.c.

Et pourquoi les sociétés de secours mutuels, dont on a parlé hier, ne peuvent-elles pas suffire à l'objet de la loi actuelle? Pourquoi sont-elles impuissantes à garantir la vieillesse de l'ouvrier, à l'abriter, à lui assurer une position de retraite? Mais, messieurs, les raisons en sont excessivement simples.

D'abord ces associations mutuelles ont une existence limitée et temporaire. Ces associations peuvent s'éteindre avec l'usine ou la fabrique qui leur a donné le jour. Elles appliquent leurs calculs à de petits groupes, et c'est même la condition de leur développement ; c'est la condition de leur prospérité. Il est reconnu partout que les sociétés de secours mutuels exigent, comme conditions de leur développement, le fractionnement et une certaine indépendance. Les tables de mortalité, au contraire , pour sortir leurs effets, doivent s'appliquer à des groupes nombreux, à des séries bien peuplées.

Les sociétés particulières absorbent énormément en frais d'administration, et j'en citerai seulement deux preuves.

Les sociétés d'assurances contre l'incendie en France avaient touché en 1846 des primes pour une somme de 18,600,000 fr. et elles avaient dépensé en frais d'administration près de 6,000,000 de fr.

Les sociétés d'assurances sur la vie qui existent en France, prélèvent, avant tout versement, 5 p. c. de droits de gestion; de telle sorte que si l'on souscrit un contrat pour 20 ans à 200 francs par an, on est obligé de donner pour frais d'administration, avant tout versement, une somme de 200 fr.

Des sociétés de secours mutuels, mais il en existe beaucoup en Belgique. Il en existe beaucoup qui ne doivent même leur existence qu'aux subsides que le gouvernement leur fait. Ces sociétés de secours mutuels ont la plus grande peine du monde à se suffire à elles-mêmes.

En 1847 une caisse de prévoyance des ouvriers de Bruxelles et des communes limitrophes s'était établie. Cette société, la première année (page 195) avait fait 7,353 fr. de dépenses dans lesquelles les secours proprement dits ne figuraient que pour 2,926 fr. Les versements ne s'élevaient qu'à 2,130 fr. de la part de 311 participants, et il a fallu qu'à l'aide de dons volontaires et de souscriptions on couvrit les frais de mobilier, de loyer, les .appointements du commis, .etc.

En fait donc, il me paraît incontestable que l'intervention de l'Etat en ces matières est utile, salutaire, féconde en bons résultats.

En principe, je ne pense pas non plus qu'on puisse contester le droit d'intervention de l'Etat. Il est évident qu'aujourd'hui surtout, à une époque où l'organisation industrielle tend au développement indéfini des besoins, en présence de cet accroissement simultané de la richesse sociale, d'une part, et de la détresse des classes inférieures, d'autre part, le droit du gouvernement est de protéger, de garantir les intérêts qui se rattachent à la prospérité générale du pays.

Je n'admets pas l'objection qui a été faite hier. Pour moi non plus, l'Etat ne doit se mettre à la place de l'ouvrier pour lui enlever sa part de responsabilité dans la direction de sa destinée propre. A cet égard, je suis persuadé, au contraire, que, quoi qu'on fasse et quelque réforme qu'on introduise dans la condition physique et morale de l'ouvrier, il demeurera toujours le principal artisan de son bien-être. C'est à son travail qu'il devra demander sa moralisation et l'amélioration de sa condition matérielle. Mais viennent les mauvais jours, viennent les revers de la fortune, les calamités du sort, et l'ouvrier sera heureux de trouver dans le gouvernement, ou plutôt dans des institutions de prévoyance, des moyens de soulagement.

Messieurs,, en principe donc, je n'ai aucune objection à faire au projet. Je n'entre pas encore dans les détails. Lorsqu'on discutera les articles, je me réserve de parler sur les amendements de l'honorable M. Cools et de l'honorable M. Vanden Brande de Reeth.

Mais je me suis demandé qu'elle pouvait être, dans l'état actuel des classes inférieures en Belgique, l'influence de l'institution projetée; et j'arrive, messieurs, après un examen de quelques fails que j'aurai l'honneur d'exposer à la chambre, à cette conclusion que dans ma pensée l'institution projetée exercera bien certainement une influence salutaire sur les conditions de certaines classes de la société, mais que, quant aux classes ouvrières proprement dites, elle ne produira pas encore les résultats qu'en attendent ses auteurs. Je pense que l'avenir de cette réforme est subordonné à une série d'autres améliorations qui doivent la suivre de fort près.

D'abord on a cité hier les travailleurs agricoles, ces travailleurs pour lesquels n'existent pas ces hospices et ces bureaux de bienfaisance si richement dotés qui mettent à la disposition des travailleurs des villes des moyens toujours abondants de guérison et de soulagement.

La caisse de retraite profitera-t-elle immédiatement à cette classe de la population ouvrière? Aura-t-elle des effets prompts, efficaces? Messieurs, je ne vous citerai qu'un seul fait pour justifier les doutes que je conserve à cet égard.

La chambre sait qu'il existe en Allemagne, depuis nombre d'années, des caisses de prévoyance alimentaires, destinées à recueillir, pendant la bonne saison, les épargnes des travailleurs, à les consacrer à des achats de denrées de première nécessité et à répartir ces objets entre ceux qui participent à la caisse.

Le gouvernement belge, mû par une excellente pensée, par une pensée de sollicitude à laquelle tous nous devons applaudir, a cherché à introduire chez nous cette utile institution. Eh bien! l'essai a très-imparfaitement réussi. 11 a réussi à Bruxelles et à Louvain, je pense; et je puis le proclamer avec joie, il est à la veille de réussir dans le chef-lieu de l'arrondissement qui m'a fait l'honneur de m'envoyer dans cette enceinte. Mais partout ailleurs l'essai, je le répète, n'a que très imparfaitement réussi. Les administrations locales ont été consultées sur la question. Elles ont répondu que si cet essai ne réussissait pas, c'était parce que le plus souvent on payait l'ouvrier en nature et qu'en le payant en argent, le numéraire ne suffisait pas aux besoins, qu'il ne dépassait pas 60 ou 80 centimes.

On peut faire la même observation en ce qui concerne les ouvriers des villes. La chambre se rappelle que le gouvernement a fait distribuer une enquête fort intéressante remplie de documents curieux dans lesquels se trouve exposée la condition des classes ouvrières en Belgique. Eh bien ! il résulte de la lecture attentive que j'ai faite de ces documents que très souvent, notamment dans les districts manufacturiers, le salaire ne suffit pas aux besoins de l'ouvrier.

Pour ne pas abuser des moments de la chambre, je citerai seulement un fait que je trouve dans le rapport de la commission médicale de Gand, lequel fait se trouve également mentionné dans le rapport de la commission médicale de Bruxelles.

Je trouve dans ce rapport le tableau de la dépense d'un ménage composé du mari, de la femme et de trois enfants. Je ne vois pas figurer dans ce tableau un atome de viande. On suppose que le chef de famille gagne 2 francs par jour; on suppose qu'il ne perd pas une journée dans l'année, et on arrive à ce résultat que, gagnant 14 francs par semaine, il dépense 11 francs 5 c.

On ne peut pas se dissimuler non plus que l'idée d'un placement à long terme ne sourit pas souvent à l'esprit de l'ouvrier, et à cet égard, les chiffres produits par l'honorable comte de Liedekerke fournissent une prouve irrécusable. L'honorable membre a pris ces chiffres aux tableaux de M. Benoist d'Azy ; et de ces chiffres il résulte que les annuités viagères différées sont au nombre de 1,460 et la quotité des rentes s'élève à 596,035 francs, tandis que, lorsqu'il s'agit des annuités viagères immédiates, le nombre se monte à 5,287et la quotité des rentes à 2,577,918 francs.

Il est évident, d'après ces chiffres, que lorsqu'il s'agit d'amener les ouvriers à faire des épargnes dont ils ne doivent recueillir le fruit qu'après une longue suite d'années, ils sont peu disposés à s'y prêter.

D'après le projet de loi, le versement est facultatif. Il devait en être ainsi, car vous ne pourriez pas consacrer le principe de la retenue obligatoire sans soulever, au sein des classes laborieuses, de très légitimes répugnances et sans forcer le gouvernement à intervenir, au moins indirectement, dans la fixation des salaires. Cependant, messieurs, lorsque, en France, les hommes pratiques, les conseils de prud'hommes, les chefs de fabriques ont été consultés sur la question de savoir si le versement devait être obligatoire ou facultatif, ils ont subordonné l'avenir de l'institution à la condition que les versements fussent obligatoires.

On a parlé, messieurs, des chômages. Il est malheureusement d'autres causes qui éloignent la classe ouvrière de l'épargne : il y a l'entassement des populations urbaines dans les districts manufacturiers; les mauvaises conditions hygiéniques et morales au milieu desquelles cette classe vit et se meut. Quand on la suit dans ce milieu, on constate tout d'abord ce résultat que la durée moyenne de la vie dans les districts manufacturiers est considérablement abrégée.

On constate en second lieu que, par un travail excessif et prématuré, les générations dépérissent et se flétrissent avant l'âge. Rien n'est mieux établi, d'après les rapports que j'ai mentionnés tantôt, que la détérioration croissante dans la constitution physique des ouvriers, et cette détérioration tient tout à la fois à l'insalubrité des habitations, au défaut d'une alimentation convenable et, il faut dire toute la vérité ici, aux habitudes d'intempérance, à l'abus des liqueurs fortes. A cet égard, les avis sont nombreux. La chambre de commerce de Mons, la commission de salubrité de Bruxelles, la commission médicale de Bruxelles, le conseil de salubrité de Liège, tous sont d'accord pour signaler comme une des causes les plus actives de l'imprévoyance des classes ouvrières, l'abus dont je viens de parler. Je suis ici simple rapporteur ; je me borne à citer des faits ; j'épargne à la chambre les nombreuses citations que je pourrais fournir à l'appui de mes affirmations.

Eh bien, messieurs, on ne peut pas se dissimuler que, dans un pareil état de choses, vouloir par des institutions de prévoyance inspirer aux ouvriers, du jour au lendemain, l'amour de l'épargne, le souci du lendemain, c'est s'obliger à compléter immédiatement l'œuvre, car quel est le principal mobile de la prévoyance? C'est précisément ce qui manque aujourd'hui : c'est la vie de famille qui n'existe pas aujourd'hui parmi les ouvriers, et qui ne saurait exister au milieu des lieux infects qui servent d'habitations aux classes inférieures et à l'insalubrité desquels ils n'échappent qu'en se réfugiant au cabaret.

Dans la seule province de la Flandre occidentale, il existe plus de 20,000 maisons qui se composent d'une seule chambre où toute la famille s'entasse.

Le gouvernement, on doit lui rendre cette justice, a fait de louables efforts pour arriver à l'amélioration des habitations des classes ouvrières, mais il n'est pas toujours secondé par les autorités locales. Ainsi j'ai vu avec la plus grande peine que le conseil provincial du Luxembourg a rejeté la demande d'un crédit pour l'assainissement des habitations ouvrières, parce qu'il y voyait un acheminement au socialisme.

Ce qui est encore un des principaux mobiles de la prévoyance, c'est le sentiment religieux. Eh bien, il faut le dire puisque le fait frappe les yeux de tout le monde, le sentiment religieux s'affaiblit dans les classes ouvrières, surtout dans les classes vouées au travail des mines, la vie des fabriques.

Il est une disposition du projet de loi qui a, selon moi, une importance majeure, c'est celle qui est consacrée par l'article 8. Je ne veux pas anticiper sur la discussion de cet article, mais je ne puis m'empêcher de dire, dès à présent, que, selon moi, l'article 8 engagera peut-être au-delà de toute prévision la situation financière de l'Etat.

Il me semble, messieurs, que cet article n'est pas très en rapport avec le principe de la loi. La loi repose sur un principe de sacrifice, de prévoyance, de renoncement, et l'article 8, au contraire, consacre une disposition qui peut engendrer dans le cœur des ouvriers des pensées de convoitise et de cupidité. Si, d'ailleurs, il est vrai que la détérioration de la condition des ouvriers est toujours croissante, a-t-on calculé à quels résultats cet article 8 peut conduire? peut-on nier qu'à certains égards il nous ferait marcher vers la taxe des pauvres?

Si je dois m'en rapporter aux documents qui figurent dans l'enquête, le cinquième de la population employée dans les fabriques de Gand serait atteinte par les machines. C'est ce qui résulte du rapport de la commission médicale de Gand, rapport fait par des hommes extrêmement consciencieux et capables. Le dixième de la population employée dans les papeteries serait voué dès sa naissance, par un vice en quelque sorte héréditaire, à la plus cruelle des maladies, la phtisie.

Il y a dans le travail des mines des maladies qui portent le nom tristement caractéristique de maladie des fosses, et qui exercent leurs ravages sur les ouvriers employés à ce travail.

J'attendrai, pour me prononcer sur l'article 8, les développements qui ne manqueront pas de nous être fournis, soit par l'un des membres de la commission qui a élaboré le projet et à la compétence desquels je me plais à rendre hommage, soit par l'habile rapporteur de la section centrale.

(page 196) Je termine, messieurs, par quelques considérations qui rentrent dans celles qu'a exposées hier l'honorable comte de Liedekerke.

L'honorable comte de Liedekerke a pensé, et je suis entièrement de son avis, que, dans cette œuvre de moralisation, nous avons avant tout à faire fond sur le concours loyal et éclairé des chefs de fabriques. L'honorable membre a cité plusieurs exemples à l'appui de cette opinion.

Il a cité l'exemple du chemin de fer d'Orléans, il a cité l'exemple d’un constructeur de bâtiments qui se nomme, je pense, M. Lcclaire. Je citerai, à mon tour, le nom de l'un des hommes les plus honorables de la ville de Gand, M. de Hemptinne, qui a pris l'initiative d'une réforme qui, depuis longtemps, chez nous du moins, tient en suspens les pouvoirs publics, la réforme du travail des enfants dans les manufactures. M. de Hemptinne n'admet plus dans sa fabrique d'enfant au-dessous de 12 ans; mais il n'a pas borné là sa sollicitude, il a institué un système de primes qui encourage l'ouvrier au travail et l'associe, en quelque sorte, aux bénéfices de l'exploitation. Il a supprimé le chômage du lundi, et, en payant les ouvriers le lundi matin, au lieu de les payer le dimanche, il les soustrait aux séductions et aux dangers de l'intempérance.

Aux enfants il ouvre les bienfaits de l'école dominicale, à tous il assure les avantages d'une bibliothèque de bons livres. De telle sorte, que par un règlement que je n'expose que très sommairement, il est parvenu, dans la limite de son influence personnelle, à accomplir une partie de cette réforme si utile, si moralisante, que les hommes de cœur poursuivent avec tant de joie et d'ardeur.

Je pense que c'est dans cette direction que le gouvernement poussera également les industriels; j'espère que, secondées par la sollicitude des chambres, fortes de l'appui du gouvernement, les classes inférieures verront s'accomplir pour elles l'œuvre du progrès et de civilisation qui est dans les vœux de tout le monde.

M. Mercier. - Toute proposition qui a pour objet d'introduire des habitudes d'ordre et d'économie parmi les classes ouvrières ne peut manquer d'être accueillie avec intérêt.

Le principe d'institutions de cette nature ne peut rencontrer de contradicteurs.

On reconnaît la haute utilité de créer à côté des caisses d'épargne d'autres moyens d'accumuler des petits capitaux sous diverses formes.

Qu'il me soit permis de le rappeler : le gouvernement belge n'a pas attendu que les assemblées constituante et nationale de France s'occupassent d'un semblable projet pour en prendre lui-même l'initiative.

Dès le commencement de 1845, le gouvernement réclama des chambres législatives les pouvoirs nécessaires pour établir les caisses de survie dans le projet de loi d'organisation de la caisse d'amortissement et de celle des dépôts et consignations.

Parmi les nouvelles attributions de cette dernière caisse, se trouvait la recette et la gestion des fonds qui seraient versés par des particuliers dans un but d'accumulation, aux conditions à déterminer par la loi.

« Cette nouvelle attribution, disait l'exposé des motifs, se rattache à une nouvelle institution fondée, comme les caisses d'épargne, sur la prévoyance, l'ordre et l'économie. »

Il ajoutait :

« La question relative à la gestion des caisses d'épargnes par l'Etat, peut être controversée, à cause de l'éventualité de remboursements imprévus et considérables dans des circonstances critiques ; mais cette difficulté ne se présente pas à l'égard des caisses de survie ; le remboursement des sommes qui y sont déposées se faisant successivement et à des époques connues d'avance. Nous n'avons pas hésité à proposer de les confier au gouvernement, d'abord parce qu'il offre de plus fortes garanties de sécurité et de bonne administration que tout établissement particulier, et ensuite parce qu'il possède les moyens de les propager, pour ainsi dire sans frais d'administration, dans toutes les communes du royaume. »

L'exposé était, du reste, accompagné de divers renseignements sur les opérations des caisses de survie.

Comme on le sait, elles ont en général pour objet :

L'accroissement du capital avec ou sans aliénation du revenu ;

L'accroissement du revenu avec ou sans aliénation du capital.

Le principe étant admis, c'est sur l'application qui doit en être faite, c'est sur le choix des combinaisons les plus propres à faire atteindre le but désiré que des difficultés s'élèvent, que des dissentiments se manifestent.

La première question qui se présente est celle de savoir s'il convient que l'Etat se charge de la gestion de ces sortes d'établissements. Aujourd'hui, comme en 1845, et pour les raisons que je viens de rappeler, je pense que l'intérêt général exige qu'il en soit ainsi.

Mais gardons-nous de nous engager dans un système qui, à nos portes, compte de si ardents, de si dangereux promoteurs.

L'Etat ne doit être qu'un simple gérant; il faut que son concours ne soit point onéreux, que la caisse de prévoyance se suffise à elle-même, qu'elle ne devienne pas une source de nouvelles charges pour le pays. Telle est d'ailleurs l'intention manifestée.

Cette intention se traduit-elle en fait dans toutes les dispositions du projet de loi?

C'est ce que nous avons à examiner.

Je suppose, messieurs, que les tables de mortalité qui ont servi de base au travail de la commission d'Etat sont parfaitement établies d'après les faits recueillis jusqu'à ce jour; les détails dans lesquels la commission est entrée à ce sujet témoignent des soins et de la prudence qui ont présidé à leur formation; sous ce rapport donc, il est de toute probabilité que les chances de bénéfice et de perte se balancent de manière à n'amener qu'une faible dépense dans l'éventualité la moins favorable.

J'admets encore que les frais d'administration, calculés à 5 p. c, ont été bien établis, et qu'il en est de même des frais de funérailles. Mais en sera-t-il aussi de même de la clause qui établit de prime abord à 5 p. c. d'intérêt des dépôts? En sera-t-il de même des dispositions qui allouent des pensions avant le terme fixé par le contrat, dispositions dont les effets n'ont pas été portés en ligne de compte dans la fixation des tarifs ?

Sur le premier point, on objecte, dans l'exposé des motifs, que l'intérêt des fonds publics belges est en ce moment un peu au-dessus de 5 p. c, mais on oublie que le contrat avec le déposant est fait pour une longue série d'années; un déposant âgé de 20 ans, qui verserait une somme dans la caisse pour jouir d'une pension à l'âge de 60 ans, verra son capital s'accroître avec les intérêts composés, à raison de 5 p. c, pendant quarante ans, quand même l'intérêt de nos fonds publics descendrait à 4 p. c. dès la seconde année. A mesure que nous nous éloignons de l'époque d'un grand événement qui a jeté la perturbation dans toutes les valeurs, les fonds publics tendent à reprendre leur cours normal. Notre 4 1/2 p. c. a été émis au-delà du pair; en France, l'intérêt a élté au-dessous de 4 p. c; dans d'autres Etats voisins il est aujourd'hui même à un taux inférieur à 4 p. c. Le développement que prenait le crédit public en Belgique faisait espérer que le moment n'était pas éloigné où il s'élèverait à la hauteur de celui des Etats les mieux consolidés.

A présent déjà notre 3 et notre 4 p. c. sont cotés à un taux qui ne donne pas 5 p. c du prix d'achat; on peut croire qu'il en serait de même du 5 p. c. si l'éventualité d'une conversion de cette rente ne la faisait moins rechercher que les autres fonds belges.

C'est dans de telles circonstances que l'Etat s'engage à payer 5 p. c. pendant 20, 30 et même 33 ans sur les capitaux qui seront versés dans la caisse de retraite.

Nous avons été obligés de subir des conditions onéreuses lorsque nous avons contracté des emprunts. Mais nous nous sommes toujours réservé de saisir la première occasion favorable pour alléger le fardeau de la dette publique; déjà en 1844, nous avons été assez heureux pour réduire la rente de la dette de 900,000 francs environ et son capital de plus de 84 millions. De semblables opérations se feront encore, je l'espère. Il faudrait peu d'années de calme pour qu'elles eussent un succès assuré.

Il est vrai que l'exposé prévoit l'éventualité d'un changement de tarif; mais il n'en est fait aucune mention dans la loi, et d'ailleurs ce changement n'aurait pas d'effet rétroactif; il ne s'appliquerait qu'aux versements qui seraient faits après qu'il aurait été décrété.

La commission chargée de l'examen du projet de loi sur le même objet à l'assemblée nationale en France a jugé prudent de faire mention de cette révision dans la loi même. C'est, à mon avis, une sage précaution, car les rapports des commissions s'oublient, la loi reste, et est seule connue de la multitude. A défaut de cette mention, lorsque plus tard on voudra réduire le taux de l'intérêt, on criera à la réaction ; ce sera un embarras pour le gouvernement, qui reculera d'autant plus l'adoption de cette mesure qu'elle paraîtra impopulaire, et que les charges du statu quo ne se feront sentir qu'à une époque éloignée.

Du reste, le taux de l'intérêt, au point de départ, eût été convenablement fixé, selon moi, à 4 1/2 p. c., ou si, pour donner faveur à l'institution, on l'établissait à un taux supérieur, ce devrait être pour un terme qui n'eût pas dépassé une année ou jusqu'à concurrence d'une somme déterminée de dépôts.

Des avantages particuliers sont accordés, en dehors des prévisions du tarif, aux déposants en cas d'accident qui rendrait l'assuré incapable de pourvoir à sa subsistance.

Cette disposition, à cause des conséquences qu'elle entraînera nécessairement, doit devenir, à mon avis, une cause de ruine pour l'Etat.

Rien de semblable ne se trouve ni dans le projet formulé en 1844 par une commission dont plusieurs hommes éminents faisaient partie, et entre autres M. Molé qui la présidait, ni dans le projet présenté au nom du comité du travail à l'assemblée nationale de France, par M. Benoist d'Azy, son rapporteur, ni dans le contre-projet, déposé, il y a peu de jours, par le ministère français.

Non seulement nous ne connaissons pas la portée d'une telle disposition, même en la restreignant aux déposants à la caisse de retraite, mais comme précédent elle est grosse de dangers. C'est à elle qu'on peut appliquer avec raison les paroles prononcées par un socialiste français à l'assemblée nationale, précisément dans la discussion du projet de loi sur la caisse de retraite qu'il déclare adopter, parce que, dit-il, « lorsque la pointe d'une épée entre quelque part, tout le reste y passe bientôt après. »

En effet, cette pension que vous accordez à celui qui, par suite d'un accident, se trouve incapable de pourvoir à sa subsistance, pourquoi la refusez-vous à celui qui, par un travail zélé et soutenu, est prématurément frappé de la même incapacité? Qu'importe l'accident déterminé si la position est la même et doit offrir le même intérêt?

Si vous gratifiez de cette pension celui qui peut-être a laissé ses enfants dans l'indigence, privés de toute éducation, pour s'assurer une retraite personnelle, comment la refuserez-vous à celui qui, plus humain et plus désintéressé, aura déposé ses faibles économies à la caisse d'épargne, afin d'être à même de pourvoir aux besoins de sa famille dans les (page 197) jours malheureux de maladie ou de chômage et de faire jouir ses enfants des bienfaits de l'instruction?

Comment la refuserez-vous à l'infortuné, dans la même situation, à qui un salaire notoirement trop modique n'a permis d'élever sa famille qu'au milieu de mille privations, et qui par cette raison n'a pu déposer aucune économie, ni à la caisse d'épargne, ni à celle de retraite ? Doit-il inspirer moins de sympathie que d'autres qui ont été plus heureux que lui ?

Ne croyez pas que les travailleurs de cette catégorie soient les moins nombreux ; elle embrasse presque tous les ouvriers attachés à l'agriculture, c'est-à-dire plus d'ouvriers qu'il n'en existe pour toutes les autres industries réunies.

Enfin, une fois dans cette voie, comment refuserez-vous une pension à tout individu de bonne conduite qui se trouvera dans les mêmes conditions d'incapacité de pourvoir à sa subsistance ?

On voit où conduit le principe déposé dans l'article 8 du projet. Si vous n'admettez toutes ses conséquences, vous consacrez un privilège, la prévision de ces pensions n'étant point entrée dans les éléments du tarif.

Ce privilège ne sera justifié par aucune raison plausible, car il y a mille circonstances où il serait plus méritoire de verser ses économies à la caisse d'épargne ou de les appliquer aux besoins immédiats de la famille, que de s'assurer une pension personnelle en aliénant un capital qui, peut-être, soustrairait une veuve et des orphelins aux horreurs de la faim.

Au surplus, l'aliénation du capital est en elle-même, selon moi, une condition qui devrait disparaître du projet qui nous est soumis.

Le projet conçu en France, en 1844, projet dont j'ai déjà parlé, impliquait également cette aliénation.

L'opinion publique s'est particulièrement prononcée contre cette clause; elle donne plus de poids au reproche si souvent articulé contre les caisses de retraite, de porter un caractère d'égoïsme et de personnalité, contraire à l'esprit de famille.

C'est pour atténuer ce reproche dont, à certains égards, on ne peut se dissimuler le fondement, que le comité du travail, ayant pour rapporteur, M. Benoist-d'Azy, a voulu qu'au décès du déposant, avant ou après l'ouverture de la pension, le capital fût remboursé à ses héritiers sans intérêt.

Malgré ce tempérament, des critiques sérieuses de même nature ont été adressées au projet dont on s'occupe en France ; cependant on ne peut disconvenir qu'il fait disparaître, en partie du moins, les griefs que la famille pourrait élever contre son chef.

La pension est moins élevée quand le capital n'est point aliéné, mais l'acte est plus conforme aux devoirs de l'époux et du père envers sa famille.

Je terminerai mes observations, messieurs, en vous entretenant brièvement des dispositions relatives à la faculté donnée à la femme mariée de faire des versements pour obtenir une pension en son nom personnel; ces dispositions sont empruntées au projet soumis en 1844 au gouvernement français.

En cas de refus du mari, la femme peut être autorisée par le juge de paix à faire des versements en son nom.

Il est (erratum page 214) facile de prévoir que ce droit donné à la femme sera presque toujours illusoire et que l'exercice en sera fort rare. Il sera d'ailleurs une source de discorde et d'abus dans le ménage. Le chef de famille, dans les classes que nous avons en vue, exerce en général trop d'autorité pour que la femme agisse contre sa volonté.

C'est pour protéger le faible contre le fort que le comité du travail en France s'est écarté, sur ce point, du projet de 1844 et a voulu que le versement fait pendant le mariage par l'un des deux conjoints profitât séparément à chacun d'eux pour moitié.

Cette disposition me paraît sage; elle est reproduite dans le projet soumis à l'assemblée par le ministère français; c'est, dans la pratique, le seul moyen efficace de sauvegarder les intérêts de la femme, il me paraît désirable de l'introduire dans la loi dont nous nous occupons.

Au résumé, messieurs, partisan de la fondation des caisses de retraite en faveur des classes peu aisées, et de leur gestion par l'Etat, je voudrais qu'il ne fût pas exposé à des charges considérables par la fixation d'un intérêt trop élevé; qu'on laissât à d'autres institutions, si nombreuses en Belgique et qui d'ailleurs peuvent recevoir un complément d'organisation, le soin de soulager certaines infortunes; qu'il n'y eût pas aliénation du capital versé dans la caisse de retraite, et que les intérêts de la femme mariée fussent mieux garantis; si des modifications de cette nature ne sont pas apportées au projet de loi, je ne pourrai lui donner mon assentiment.

M. H. de Brouckere. - Messieurs, je n'ai pas besoin de vous dire que je viens défendre le projet du gouvernement. En agissant ainsi, je crois que je prête mon concours à une œuvre de progrès et de civilisation. Cependant j'ai entendu hier un orateur nous déclarer que le projet avait une odeur d'organisation de travail, de droit à l'assistance. J'ai suivi l'orateur avec l'attention la plus soutenue, pour savoir si je renierais aujourd'hui tout mon passé; si, professeur d'économie politique, je devais, comme tant d'autres, dire dans ma chaire: Faites ce que je dis, et ne vous inquiétez pas de ce que je fais ; si, enfin, j'allais porter des mains sacrilèges sur la liberté et la propriété qui sont d'institution divine.

Et cependant qu'ai-je entendu? L'orateur vous a fait faire une promenade à travers les siècles; il vous a conduits de la Rome antique jusqu'à nos jours, en passant, chemin faisant, par le servage du moyen âge et par les jurandes des temps modernes, pour s'écrier qu'en 1789 on avait tout à coup été d'un excès à l'autre et que nous avons eu l'excès de la liberté.

Il y a ici une double erreur : en 1789, l'on a affranchi le travail, mais on nous a défendu de disposer de notre travail, et nous verrons, dans quelques jours, si l'orateur qui ne veut pas même prononcer les mots organisation du travail, qui veut la liberté, qui la prônait hier si haut, nous suivra sur ce terrain et voudra, comme nous, qu'après avoir obtenu la liberté du travail, nous ayons la liberté d'en disposer; si, ayant la faculté de produire, il voudra nous accorder celle de disposer de nos produits, c'est-à-dire d'exporter ou d'importer suivant notre convenance; nous verrons s'il se montrera d'accord avec ses principes, quand, dans quelques jours, nous discuterons la loi sur l'entrée des céréales.

Mais, dit-il, en 1789, une ère nouvelle s'est présentée et nous sommes entrés franchement dans une ère de liberté. A partir de ce moment, plus d'organisation du travail ni de socialisme, comme il y en avait eu depuis le commencement du monde. C'est une erreur ; on en sortait par une porte pour y rentrer plus violemment par une autre porte. Et d'abord, se présente un décret de l'assemblée nationale du 31 août, promulgué par lettre patente du roi, du 10 septembre 1790. Ce décret porte qu'il sera institué à Paris et dans tous les départements où l'autorité administrative le trouvera utile, des ateliers de secours, et que dans ces ateliers deux espèces de travailleurs seront admis, des travailleurs à la tâche et des travailleurs à la journée.

Les travailleurs à la tâche étaient ceux qui avaient conservé assez de vigueur pour gagner un salaire qui leur permît de vivre; les travailleurs à la journée étaient ceux qui, en travaillant à la tâche, n'auraient pas pu vivre de leur salaire.

Comme je le disais tout à l'heure, on sortait du socialisme par une porte pour y rentrer plus profondément par une autre porte.

Vient ensuite la loi du 28 juin 1793; elle donne à tout père de famille qui vit de son travail ayant trois enfants, le droit à l'assistance pour son troisième enfant; et ainsi pour le quatrième, cinquième, sixième, etc. L'article 11 porte que les enfants qui ne vivaient que du produit du travail de leur père seraient, s'il vient à mourir, à la charge de la nation ; en cas de mort du mari, la veuve avait le même droit que les enfants.

L'honorable membre a invoqué des principes incontestables; mais quand il en est venu à l'application, il est tombé dans d'étranges contradictions : il y a démenti continuel entre le principe et l'application. Pour les principes, il s'est étayé de Michel Chevalier; quand on en est venu à l'application, il est tombé, sans le vouloir, dans l'école montagnarde. La liberté, nous a-t-on dit, entraine la responsabilité; on ne peut pas être à la fois majeur et mineur; il y a une contradiction singulière entre cette prétention à la liberté politique et la dépendance matérielle.

Mais où donc a-t-on vu qu'il était question, dans le projet du gouvernement, de mettre la population ouvrière en état de minorité? Où a-t-on vu qu'il était question de la mettre dans la dépendance pour ce qui concerne la vie matérielle? Que fait le gouvernement? Il se borne à créer un moyen de plus d'épargne; il donne une faculté de plus à chacun, une forme de plus pour placer ses épargnes quand il en a; le gouvernement ne force personne à épargner, à participer à l'institution que nous discutons en ce moment.

Organisez de pareilles institutions, nous dit-on, mais organisez-les, non par l'intervention du gouvernement, mais par les manufacturiers, par les capitalistes. Et pourquoi pas, s'il vous plaît, par le propriétaire foncier? Pourquoi, parce qu'à la campagne on n'a besoin ni de caisse d'épargne, ni de caisse de secours mutuels, à plus forte raison de caisse de prévoyance. Le malheureux trouve toujours un morceau de pain. Oui le pain de l'aumône, le pain qui avilit, qui dégrade. Nous voulons assurer à l'ouvrier le pain de l'épargne qui élève, qui ennoblit.

M. de Liedekerke. - La charité ne dégrade pas.

M. de Brouckere. - Elle ne dégrade pas celui qui la fait. La charité est une vertu; mais l'habitude de la mendicité dégrade l'homme.

M. de Liedekerke. - Jamais.

M. de Brouckere. - Laissez-moi continuer. A la campagne, dit-on, on ne trouve pas de mendiants. Comme on a eu recours à des auteurs, je vais démontrer ce que cette assertion a de fondé, pour le passé, par la citation d'une autorité qu'on ne récusera pas, de M. le maréchal de Vauban, qui était non seulement un grand homme de guerre, mais un savant et un homme vertueux.

M. de Liedekerke. - Parlez-nous plutôt de ce qui existe maintenant.

M. de Brouckere. - Je viendrai tout à l'heure au temps présent ; vous nous avez parlé de Rome et de ses esclaves, permettez-moi d'emprunter une citation au XVIIIème siècle.

« Il est certain que le mal est tombé à l'excès, et si l'on n'y remédie, le petit peuple tombera dans une extrémité dont il ne se relèvera jamais. Les grands chemins des campagnes et les rues des villes et des bourgs étant pleins de mendiants que la faim et la nudité chassent de chez eux. »

Il estime dans un autre passage le nombre des mendiants au dixième de la population, aussi bien dans les campagnes que dans les villes. Ainsi dans le temps des maîtrises et des jurandes, la misère se montrait sous les mêmes formes, avec la même intensité dans les villes et dans les campagnes.

Quant à ce qui se passe aujourd'hui, nous n'avons pas besoin de citer des (page 198) autorités, nous avons tous des yeux, Non seulement le pauvre de la campagne ne trouve pas cette assistance qu'on nous vante, mais il pullule dans les villes. Je puis dire à la chambre que quand je fais arrêter quatre mendiants, il y en a trois de la campagne, ce qui prouve qu'on ne les retient pas chez eux, qu'on n'y est pas si charitable que dans les villes.

M. Rodenbach et M. Coomans. - On n'y est pas si riche... On est trop pauvre.

M. de Brouckere. - Ce sont les manufacturiers, les capitalistes qui doivent organiser ces caisses, nous dit-on, parce que les manufacturiers et les capitalistes tirent parti, tirent profit de l'ouvrier. Je conteste encore cette assertion. A-t-on jamais vu une ferme sans fermier; y a-t-il jamais eu de ferme vacante? Non; elles sont toujours occupées, le propriétaire foncier touche toujours un revenu; mais combien de manufactures qui se ferment parce que le manufacturier et le capitaliste, au lieu de tirer profit de l'ouvrier, se sont ruinés en le salariant ! Parce que la concurrence des propriétaires fonciers est limitée et que celle des manufacturiers et des capitalistes n'a pas de bornes.

On vous a cité trois exemples, et ces trois exemples sont aussi malheureux l'un que l'autre.

On a cité d'abord un homme fort honorable de Paris, M. Leclaire. On a dit que M. Leclaire associait ses ouvriers à ses bénéfices. Mais si c'était tout autre que M. Leclaire, si c'était M. X., et si M. X. était entraîné à faire faillite, les ouvriers seraient-ils fort heureux de cette association? Puis, est-ce qu'elle assure la moindre chose, de la nourriture, du pain à l'ouvrier pour le temps du repos, pour la vieillesse? Non. Elle paye l'ouvrier d'une manière nouvelle, tant qu'il travaille, et voilà tout.

On a cité la société du chemin de fer d'Orléans. Mais puisqu'on a bien voulu nous rappeler l'histoire des tailleurs de Clichy, qui court depuis un mois dans tous les journaux, et à laquelle les hommes sérieux n'ont fait aucune attention, parce que du socialisme comme celui-là n'est redoutable pour personne, je dirai, à mon tour, que tout le monde se souvient que les journaux ont retenti de la révolte des travailleurs du chemin de fer d'Orléans. Malgré l'association que l'on vante, les choses ont été à ce point que le gouvernement a dû intervenir, s'emparer de la direction du chemin de fer, le faire fonctionner pour son compte, afin qu'il n'y eût pas interruption des services publics.

Que fait le chemin de fer d'Orléans? Il répartit 8 p. c. (ou plus, le chiffre n'y fait rien) des bénéfices, entre tous les travailleurs.

De deux choses l'une : ou c'est une partie de la rémunération du travailleur, ou c'est un cadeau.

Si c'est une partie de la rémunération du travailleur, je vous demande si l'on peut citer l'exemple d'un chef d'industrie, qui force ses ouvriers à mettre à la caisse d'épargne la moitié du produit de leur travail, qui viole la propriété du travailleur, en retenant et en plaçant comme épargne la moitié du produit de son travail.

Ou c'est un cadeau. Et alors, il ne peut entrer en ligne de compte, être cité comme exemple dans la discussion actuelle.

Enfin, ce qui est plus étrange, on vous a cité les associations des ouvriers houilleurs de notre pays. Je dis que c'est plus étrange, parce que vous vous souvenez que l'honorable membre a surtout attaqué une disposition de la loi, celle qui est relative à l'acquisition irrévocable du capital versé à la caisse, qu'il a traitée de confiscation. Eh bien! dans ces sociétés, l'acquisition est aussi irrévocable; mais elle l’est autrement que dans le projet du gouvernement. Dans le projet du gouvernement, il n'y a d'acquisition pour l'institution qu'à la mort de l'associé, alors qu'individuellement parlant, il n'a plus aucun besoin. Dans les associations entre ouvriers houilleurs, permettez-moi de le dire, on traite les hommes comme des choses; on fait abstraction de l'individualité. C'est une association, non pas entre des hommes déterminés, mais entre des bras et des jambes qui travaillent. Ainsi, quand un ouvrier a travaillé pendant vingt ans dans une mine, si par le fait de l'âge, ou parce qu'il lui plaît de se livrer à un autre état, il quitte la mine, par cela même il perd tout ce qu'il a versé, tandis que l'ouvrier qui est entré la veille dans la mine, s'il lui arrive un accident aujourd'hui, jouit de la pension entière, avec les prélèvements faits sur les autres ouvriers.

Voilà l'institution qu'on préconise, et on la préconise pour combattre le projet que présente le gouvernement !

L'intervention du gouvernement est indispensable dans toutes les institutions de retraite, dans les assurances sur la vie, l'honorable M. Van Hoorebeke vient de vous le démontrer. Je ne reproduirai pas les arguments qu'il a fait valoir. Il a trop bien soutenu cette cause pour que j'aie à m'en occuper longtemps.

Je le répète, il n'y aurait rien de plus dangereux, en supposant que ce fût juste et légitime, qu'une caisse de retraite fondée par des fabricants, des négociants et des capitalistes. Leur fortune est mobile, précaire; elle peut disparaître dans une période de temps plus ou moins longue, et enlever, en disparaissant, les économies de tous les ouvriers. Une ou deux catastrophes suffiraient pour frapper, détruire l'institution. Qu'il y ait une ou deux faillites, et pas un ouvrier ne confierait plus ses économies à ces caisses d'assurances.

Même avec une société anonyme, en dehors du gouvernement, ce serait une chose extrêmement dangereuse que l'institution d'une caisse de retraite. Pendant 25 ans, il n'y a aucun payement à faire : il n'y a qu'à recevoir. Il faudrait que la succession des administrateurs fût non seulement composée d'hommes tous également dévoués à la classe ouvrière; mais également éclairés, pour ne pas faire de faute dans le placement des fonds, et arriver avec le capital nécessaire, lorsque les charges commenceraient à peser sur la société.

On a critiqué la garantie du gouvernement. Or, l'intervention du gouvernement, sans sa garantie, est une utopie. A ceux qui ne veulent pas de la garantie du gouvernement, je dirai : Allez droit au but ; rejetez le projet ; n'enfantez pas d'un mort-né. Si le gouvernement ne garantit pas, quel rôle aura-t-il dans l'institution? Qui mettra des fonds, s'il ne peut apprécier les résultats de sa mise, s'il ne peut prévoir le résultat?

Mais la garantie de l'Etat l'obligera-t-elle? Non. Elle ne l'oblige qu'autant que les chambres voudront qu'il soit obligé. Or, je pense que l'intention de personne n'est de l'obliger autrement que moralement. Je m'explique.

Certes, s'il y a perte, le gouvernement sera obligé de la couvrir. Mais il dépend de vous de faire la loi de telle manière que la perte ne soit pas possible. Il dépend de vous de calculer la perte si vous en voulez.

L'honorable M. Cools vous a dit que tout est incertitude dans le projet, et il vous a présenté une série d'amendements dont, je vous l'avoue, je n'ai pas compris la portée ni en l'écoutant, ni en lisant les amendements. Il y a, entre l'honorable membre et moi, une confusion dans la manière de comprendre les choses. Mais, dans le fond, je crois qu'il n'y a pas de différence.

Dans le projet, tel que la commission l'avait rédigé, il y a une disposition d'après laquelle, tous les ans, on doit rendre compte. La commission a eu un tort : c'a été de ne pas dire que ce serait aux chambres qu'on devrait rendre compte. Mais quand nous avons dit qu'il fallait un compte annuel, nous avons voulu que le gouvernement connût, chaque année, non seulement le résultat des opérations, mais encore la situation morale, afin qu'il en saisît immédiatement les chambres, s'il y avait un mécompte.

Nous avons voulu que la loi fût susceptible d'une révision annuelle, si la révision annuelle était utile.

La section centrale a demandé qu'un rapport fût présenté tous les trois ans. J'aimerais beaucoup mieux que le rapport présenté par l'administration fût fait tous les ans, et que le gouvernement le déposât sur le bureau de la chambre. Cela me semblerait plus rationnel.

Mais, dit l'honorable M. Cools, pour justifier ses amendements que je n'ai pas compris, vous êtes partout dans les hypothèses, dans les suppositions ; vous n'avez rien de certain. Ainsi, pour les funérailles vous estimez les frais à 20 fr. Messieurs, nous avons estimé ces frais à 20 fr., parce que nous avons calculé ce que coûtent, ce que pouvaient coûter les funérailles d'un ouvrier, et nous sommes arrivés au chiffre de 20fr., parce que nous avons vu que, dans les sociétés mutuelles que nous connaissons, c'est à 20 fr. que les frais de funérailles sont portés.

Eh bien ! savez-vous ce que nous avons fait pour ne pas tromper l’attente du gouvernement, pour que votre garantie ne soit pas une déception pour vous? Nous avons supposé que tout le monde était dans le besoin et nous avons calculé comme si tous les assurés devaient être enterrés aux frais de la caisse. Il n'y a donc pas mécompte pour le gouvernement. On ne dira pas qu'il y a mécompte pour les assurés, car ils ne trouveraient pas des conditions aussi avantageuses dans les sociétés d'assurances.

Pour établir nos calculs, nous avons pris les tables de mortalité de 1841 à 1845, et cependant personnellement je professe l'opinion que la longueur de la vie tend à s'accroître dans le moment actuel, ce que j'attribue à ce fait que partout, aujourd'hui, on s'occupe avec activité de mesures hygiéniques, de mesures de salubrité. J'ai pour moi, d'ailleurs, les tables mêmes de mortalité qui me prouvent que la vie est plus longue en moyenne depuis quelques années.

Nous avons calculé d'après les tables de 1841 à 1845, parce que des maladies épidémiques, la cherté des vivres avaient influé sur la mortalité de 1840 et de 1847. Eh bien! malgré cette influence, voici ce que nous prouvent les chiffres :

A l'âge de 55 ans, où l'on commence à jouir de la pension, si nous avions admis 1846 et 1847 : sur 100,000 naissances, il y en aurait eu à 55 ans, 659 personnes de plus en vie ; à 60 ans, il y en aurait eu 517 ; à 70 ans, 110; à 75 ans, 20 ; et la mortalité ne commence à être plus rapide que lorsqu'on arrive à 80 ans; la différence est de 19, 30 et 12, à 80, 85 et 90 ans.

Nous n'avons pas bien établi les frais d'administration, dit-on, parce que nous ne pouvons pas savoir ce que seront ces frais. Mais sauf la perception et le payement, sauf ce qu'aura à faire le receveur, les affaires administratives ne sont rien ou sont fort peu de chose. Or, en admettant que le receveur de l'Etat ait 3 p. c, en moyenne (dans les petites communes il aura plus; dans les villes, et on prétend que ce sont les villes qui s'associeront, il aura moins), il vous reste 3 p. c. pour l'administration centrale et le matériel.

Nous croyons que nous avons encore une fois été au-delà de ce qui était nécessaire. Mais, nous le répétons, s'il y a une perte possible, elle ne peut être longue, parce que la loi, de sa nature, doit être révisée toutes les fois qu'il se manifestera une erreur dans les tarifs, qu'il y aura un changement dans l'état de la population, comme toutes les fois qu'il y aura un changement dans le taux de l'intérêt.

Mais ici est la grande objection, et on a été jusqu'à prévoir une perte de 3 millions par an s'il y avait annuellement 15 millions à payer par la caisse.

Messieurs, je désire de tout mon cœur que la rente monte, parce que (page 199) ce sera une preuve de stabilité et d'ordre, non pas dans notre pays, mais au-dehors, ce qui doit parfaitement nous convenir à nous-mêmes. Mais jusqu'ici les fonds publics rapportent plus de 5 p. c.

On peut acheter du 5 p. c, payer le courtage et la commission, et retirer au-delà de 5 p. c. de son argent. Maintenant, comme chaque rente est acquise pour un versement, que chaque versement constitue une opération isolée, que la rente baisse ou monte dans le futur, qu'est-ce que cela peut faire à la quotité de la rente que vous avez devant vous? Quand on a acheté pour 100 francs de rente, que le taux de l'intérêt devienne 3, qu'il soit 6, on a toujours 100 fr. de rente et on peut servir à raison de 100 fr. de rente.

Mais, nous dit-on, l'Etat pourra faire une conversion. Je désire que l'Etat belge soit assez fort pour faire une conversion générale. Mais en France et on était fort alors ; à cette époque on était dans une situation excellente, le budget ne dépassait pas un milliard ; je crois qu'il est aujourd'hui de 1,700 millions. En France, sous M. de Villèle, on a voulu convertir; mais la conversion a été partielle. Il y a de cela 25 ans ; et depuis lors on n'a plus rien converti; cependant il y a toujours une masse de rente 5 p. c. en France.

Il faudrait donc que toutes les rentes belges fussent converties, et converties à quel taux? Au-dessous de 2 1/2 p. c.

Le fonds aujourd'hui le plus avantageux, en Belgique, celui qu'une institution de prévoyance et qui par conséquent doit être prévoyante, puisse prendre, c'est du 2 1/2 p. c, pour deux raisons : la première, à part l'intérêt de l'Etat, parce qu'on ne peut jamais qu'augmenter son capital, qu'on doit nécessairement gagner ; la seconde parce qu'il y a une marge de 100 p. c, avant que la conversion ne puisse atteindre la rente.

Je demande s'il peut entrer dans les prévisions humaines d'arriver à une conversion de rentes au pair au-dessous de 2 1/2 p. c.

Le monde est bien vieux, mais cela ne s'est pas encore vu. En Angleterre, où l'on regorge de capitaux, l'intérêt n'est pas encore descendu au-dessous de 3 1/4 p. c. Le 3 p. c. n'a pas atteint le pair.

Je demanderai où est la perte que le gouvernement peut faire, où est le danger de la garantie du gouvernement, si l'institution est bien administrée, c'est-à-dire si l'on achète les fonds, comme on doit les acheter, lorsqu'on ne peut pas les revendre, lorsqu'on se trouve dans la position de celui qui place définitivement ses capitaux, et non dans la position d'un spéculateur qui étudie les chances de hausse ou de baisse. Eh bien, je demande quel est l'administrateur qui, dans cette position, achètera autre chose que du 2 1/2 p. c?

Il n'y a donc, je le répète, aucune espèce de danger dans la garantie du gouvernement.

Messieurs, je ne crois pas devoir répondre à ce que l'on vous a dit hier du caractère aléatoire du contrat dont il s'agit.

Le contrat peut être aléatoire, il est chanceux d'individu à individu; mais quand la masse des chances est très grande, la probabilité devient une vérité. Cela ne se trouve pas, je le sais très bien, dans les principes du droit civil, mais cela est logique, cela se démontre mathématiquement, rigoureusement.

Je ne parlerai pas davantage de ce qu'on a dit de la position de la femme. Quand on abordera la discussion des articles, je rencontrerai, s'il est nécessaire, ces objections. Cependant je dois dire qu'il est une chose qui m'a singulièrement étonné. On a soutenu que, dans la classe ouvrière, c'est l'homme qui est maître, et maître absolu; eh bien, pour hasarder une semblable assertion, il faut ne pas avoir été en contact, pendant huit jours, avec la classe ouvrière. Chez les ouvriers, à de très rares exceptions près, c'est la femme qui est maitresse du logis et qui tient la bourse; le mari lui apporte le samedi son salaire, sauf ce qu'il en distrait pour aller au cabaret. Hors de là, le mari ne dispose de rien.

J'arrive à la plus grave de toutes les objections, à celle qu'a soulevée l'article 8. Jusqu'ici tous les orateurs indistinctement, si je ne me trompe, ont attaqué l'article 8. L'article 8, c'est une innovation; il ne se trouve dans aucun des projets français. L'article 8, c'est du socialisme pur. L'article 8 est dangereux; on ne sait pas où il conduit le gouvernement.

Messieurs, d'abord pour le socialisme. On n'a pas articulé le mot, mais je veux parler nettement, franchement, l'article 8, c'est du socialisme. J'ai cité tout à l'heure les lois de 1790 et 1793 pour vous montrer que depuis cette époque nous sommes parfaitement dans le socialisme. La loi communale nous y a mis ou nous y a maintenus.

L'article 131, paragraphes 16, 17 et 18 impose aux communes l'obligation de porter à leur budget les sommes nécessaires pour l'entretien des aveugles, des sourds-muets, des enfants trouvés, pour les secours à domicile et pour l'entretien des indigents dans les dépôts de mendicité.

La loi sur le domicile de secours rend les communes solidaires des secours qui sont donnés à leurs pauvres dans les hôpitaux, dans les hospices, dans les dépôts de mendicité. Tout cela, messieurs, c'est du socialisme. Qu'est-ce que nous faisons? Eh bien, nous cherchons à sortir de ce socialisme pratique et nous vous disons dans la loi : « Encore un peu de socialisme, pour dix ans, mais un peu et nous en sortirons. »

Nous avons voulu ne rien laisser au hasard. Nous n'avons pas voulu, à l'aide de statistiques incomplètes, calculer quelle était la chance que l'ouvrier, au bout d'un temps donné, fut estropié de manière à ne plus pouvoir travailler, et nous venons dire : « Contribuez, vous, gouvernement, s'il est nécessaire, à subsidier la caisse de ce chef, jusqu'à ce qu'on ait pu établir a posteriori par des calculs, ce qu'il faut ajouter à la prime pour y comprendre les infirmités incurables, infirmités qui sont la suite du travail, pour les ajouter à la prime de la pension de retraite dont les assurés jouiront à l'âge de 55, de 60 ou de 65 ans.

Cela pourrait, dit-on, nous mener extrêmement loin. Eh bien, messieurs, nous allons voir, par quelques documents, où cela mène. J'ai ici un rapport de la commission médicale du Hainaut et il en résulte que sur une population de 27,000 houilleurs, la profession la plus dangereuse de toutes, que sur une population de 27,000 houilleurs, dans les bassins du couchant de Mons et de Charleroy, on a eu, en 7 ans, 100 individus qui sont devenus incapables de travailler.

Mais dans les 100 il y en a 55 qui avaient plus que l'âge de 60 ans, c'est-à-dire la moyenne entre 55 et 65 ans, époque où l'on a droit à la pension.

Reste 67, parmi lesquels il y en a 25 de l'âge de 15 à 30 ans.

Or, d'après le projet du gouvernement il faut être âgé de 18 ans avant de pouvoir faire des versements, et il faut avoir fait des versements depuis cinq années pour avoir un droit quelconque; on ne peut donc rien toucher avant d'avoir atteint 25 ans.

Eh bien, je supposerai que parmi ces 25 il y en ait 15 qui n'aient pas cet âge, ; voilà donc les 67 réduits à 52. Ainsi, en 7 ans, il y a eu parmi 27,000 houilleurs 52 individus qui auraient eu droit à une pension anticipée en vertu de l'article 8.

Je me trompe, car parmi ces 52 il y en a une partie qui sont devenus incapables de travailler, par des maladies chroniques qui ne tombent pas sous l'application de la loi.

Pour la province de Namur, j'ai un autre document qui est plus curieux. Nous n'avons pas, en général, de charbonnages dans les villes, sauf, deux ou trois qui se trouvent aux portes de Liège et, encore une fois ce sont les villes qui afflueront à la caisse, de préférence aux campagnes.

Les commissaires de police de la ville de Namur ont supputé, sur une population de 22,213 individus, combien il y en avait qui étaient estropiés ou qui étaient devenus infirmes comme le veut l'article 8. On avait d'abord compulsé les registres des hôpitaux, mais les registres des hôpitaux n'indiquent jamais la cause de l'accident.

L'on a été supputer dans l'hospice St Gilles à Namur, et parmi les 208 vieillards qu'il renferme, il n'en a pas été trouvé un seul qui ait eu un accident qui l'ait rendu incapable de travail, aussi longtemps que les forces ont suffi. Dans la ville de Namur, on a trouvé 9 individus, et parmi ces 9 individus, il y a un poitrinaire, un rhumatisé et un homme où il y a prostration de forces. Reste donc 6 individus sur une population de 22,213 habitants, eh bien! de ces six individus, il n'y en a qu'un seul qui ait 50 ans ; tous les autres ont au-delà de 50 ans.

Voilà où m'ont conduit les seuls documents statistiques que j'aie pu me procurer.

Je le demande, messieurs, devant ces faits, devons-nous reculer ? Alors que, d'après moi, c'est précisément l'addition dos invalides dans la caisse qui deviendra le plus grand stimulant à la caisse. Dans les cas ordinaires, il faudrait attendre quelquefois 25, 30, 35 ans et davantage pour pouvoir arriver à jouissance ; il n'y a pas de jouissance possible avant 55 ans. Mais comme on peut devenir infirme à tout âge, l'on pourra, dans ce cas, obtenir la pension à laquelle on aurait droit si on était arrivé à l'âge requis pour avoir la pension de retraite. On a une chance prochaine à côté d'un danger qu'on peut redouter, mais non prévenir.

Je me réserve, messieurs, de revenir sur les arguments qui se présenteront, lors de la discussion des articles.

- M. Delehaye remplace M. Delfosse au fauteuil.

M. Dedecker. - Messieurs, je viens défendre le projet de loi qui est soumis actuellement à vos délibérations.

Ce projet de loi soulève deux questions, une question de principe et une question d'organisation.

Ces deux questions sont, d'après moi, intimement liées. Vouloir une caisse de retraite, et ne pas la vouloir par l'intervention de l'Etat, c'est se mettre en contradiction avec soi-même ; c'est, en définitive, ne rien vouloir.

Il faut donc examiner d'abord la question de principe; puis la question d'application, d'organisation.

Messieurs, en principe, l'utilité de la création d'une caisse de retraite n'a été contestée par personne, pas même par ceux de nos honorables collègues qui ont cru devoir combattre le projet; c'est déjà d'un heureux augure.

En effet, toute institution, pour qu'elle ait un caractère véritablement social, doit répondre à un besoin universellement senti. Les institutions sociales, sachons-le bien, ne se créent pas à priori, elles ne s'improvisent pas, elles s'imposent, pour ainsi dire, d'elles-mêmes, par l'évidence des besoins qu'elles sont appelées à soulager.

La nécessité de l'institution que nous voulons créer aujourd'hui existe-t-elle? Pour se rendre compte de cette nécessité, il importe de se rendre un compte exact de la situation de la société.

Le mal qui ronge la société actuelle, qui est la source de la plupart des malaises et des difficultés, c'est évidemment l'individualisme, c'est-à-dire le manque de solidarité.

Je ne me propose pas de recommencer ce que l'honorable M. de Brouckere appelle la promenade historique de l'honorable M.de Liedekerke à travers les siècles ; cependant, je tiens tout d'abord à déclarer qu'en dépit des observations de l'honorable M. de Brouckere, je trouve parfaitement fondées et judicieuses les réflexions faites par l'honorable député de Dinant relativement aux profondes modifications que la révolution de 1789 a introduites, au point de vue social, dans la situation des classes (page 200) laborieuses. Seulement, l'honorable M. de Liedekerke a eu le tort, selon moi, de ne pas rendre ses observations plus complètes; de plus, il me semble que, relativement au projet actuel, il n'en a pas tiré des conclusions légitimes.

Il est évident que, jusqu'à la grande révolution française, la société était organisée de telle façon qu'il y avait, sous une forme ou sous une autre, une véritable tutelle pour les classes laborieuses. Je sais que cette protection pouvait nuire à la liberté, et sous ce rapport, les principes de la grande révolution française ont été très féconds en résultats heureux ; il n'en est pas moins vrai que si, d'un côté, elles ont développé la liberté personnelle, de l'autre côté, elles ont enlevé à une certaine fraction de la société des garanties de protection et de sécurité.

Dans ce passage d'un régime de protection à un régime de complète liberté et d'isolement de chaque individu, il y avait donc des dangers réels pour la société.

Cette conséquence est évidente, ; mais le malaise des classes laborieuses n'est pas dû exclusivement à cette cause. Avant la révolution française, il y avait sans doute dans la société des malheureux, des mendiants, il y avait des misères sociales tout comme aujourd'hui ; si les souffrances sociales actuelles sont plus intenses et plus étendues, c'est que le mal résultant du défaut de solidarité industrielle est renforcé de nos jours par un autre mal, un mal bien plus considérable, dont l'honorable M. de Liedekerke n'a pas tenu compte et qui a été signalé tout à l'heure par l'honorable M. Van Hoorebeke.

Les deux grandes sources de la solidarité morale dans les populations ont été taries, c'est-à-dire le sentiment religieux et l'esprit de famille.

Quel est donc l'état de la société dans ses rapports avec la situation des classes laborieuses? D'un côté, nous constatons l'affaiblissement du sentiment religieux cl de l'esprit de famille, double base de la solidarité morale; de l'autre côté, nous constatons l'absence de la solidarité matérielle qui résultait de l'ancienne organisation sociale du travail.

Il y a donc aujourd'hui surexcitation des forces individuelles, développement de la personnalité ; mais évidemment il y a danger pour la société; ce qui manque, c'est précisément ce qui fait que la société est autre chose qu'une juxtaposition d'individus, ce qui loi donne son caractère de société, c'est-à-dire la force de cohésion, d'unité.

Toute institution qui sera donc adaptée à cet état de la société rentre dans la catégorie des institutions essentiellement sociales, puisqu'elle répond à un besoin social.

La société doit donc chercher à rétablir la solidarité, ne fût-ce que pour se conserver, se défendre. Elle a heureusement pour cela beaucoup de moyens. Je n'examinerai pas chacun de ces moyens.

Parmi ces moyens se trouve la bienfaisance. Qui doit exercer la bienfaisance? à qui la société doit-elle remettre l'exercice de cette prérogative sociale? Evidemment il y a ici des devoirs à remplir pour les particuliers et pour le gouvernement.

Il ne faut être absolu dans aucun système. Pour l'organisation de certaines espèces d'institutions, il faut laisser l'initiative au gouvernement ; mais dans une société libre et intelligente comme l'est la nôtre, il faut admettre aussi l'initiative personnelle, la liberté de la bienfaisance privée.

Que la bienfaisance privée se rattache, si l'on veut, par des liens administratifs à l'ensemble des institutions de bienfaisance publique, personne ne s'y refuse ; mais il est essentiel de laisser pleine liberté à la bienfaisance privée, si l'on ne veut pas tarir la source la plus féconde des bienfaits sociaux qui doivent en découler. C'est parce que j'ai cette conviction que j'ai interrompu hier M. le ministre de l'intérieur.

M. le ministre exaltait les avantages qui résultent de l'initiative des particuliers, et, abondant dans son sens, je lui demandai de se mettre d'accord, sous ce rapport, avec son collègue M. le ministre de la justice.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Nous sommes d'accord sur ce point comme sur tous les autres.

M. Dedecker. - Si je pouvais croire que ce fût un système arrêté de la part du gouvernement de comprimer la bienfaisance privée, non seulement je rejetterais le projet de loi, mais je protesterais de toutes les forces de mon âme contre une pareille politique. Mais non; cela ne saurait être ; il y a place pour la bienfaisance publique et pour la bienfaisance privée : toutes deux sont un bien et souvent une nécessité; c'est dans cette conviction que j'appuie le projet de loi, actuellement en discussion.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Oui, mais l'une et l'autre réglées par la loi.

M. Dedecker. - Voyons l'application que fait le projet de loi du droit pour le gouvernement d'exercer la bienfaisance.

Il y a deux manières d'exercer la bienfaisance : soulager la misère ou la prévenir. Certainement c'est une chose bien plus morale, plus heureuse de prévenir la misère. Tous les économistes ont conseillé les moyens préventifs de préférence aux moyens répressifs. De toutes les formes de la bienfaisance, la plus noble, la plus délicate, la plus rationnelle, évidemment c'est le développement de la prévoyance, l'encouragement à l'épargne; c'est parce que les adversaires du projet n'en comprennent pas parfaitement le caractère, qu'on ne s'entend pas. Quelques honorables membres y voient une forme d'organisation du travail; sans doute la loi aura une influence sur les travailleurs, mais l'institution que nous discutons est, avant tout, une institution de prévoyance et, comme telle, elle appartient essentiellement à la catégorie des institutions de bienfansance.

Or, le projet de loi n'est qu'une forme nouvelle de la prévoyance, par l'encouragement qu'il donne à l'épargne; c'est un appât nouveau à l'épargne; je ne pense pas qu'il puisse entrer dans l'esprit de qui que ce soit de blâmer cette tendance à encourager l'épargne dans les classes laborieuses de la Société.

Je n'examinerai pas si l'épargne est possible pour la masse des travailleurs; si, par conséquent, la nouvelle institution sera féconde; il y a beaucoup d'obstacles à l'épargne, dans la société actuelle, dans nos institutions politiques et dans la constitution actuelle de l'industrie. J'ai eu l'honneur de traiter cette question l'année dernière, quand j'ai examiné devant vous les causes de la misère des Flandres et les remèdes à y apporter.

Pour vulgariser l'épargne parmi nos travailleurs, il faut commencer l'œuvre de leur moralisation : l'éducation, la réhabilitation du sentiment religieux, la restauration de l'esprit de famille, exerceront une heureuse influence sous ce rapport. Car, qu'on ne l'oublie pas, avant de songer à créer des institutions de prévoyance, il s'agit de faire naître le goût de l'épargne, d'en faire comprendre l'utilité, la nécessité. Or, ceci n'est pas du ressort du gouvernement; c'est à l'influence religieuse surtout qu'il faut faire appel pour qu'elle ramène les populations à leurs devoirs, car c'est dans l'accomplissement des devoirs que réside en définitive la meilleure sauvegarde des intérêts même matériels de la famille.

Jusqu'ici l'on a encouragé l'épargne de diverses manières : par l'établissement des sociétés de secours mutuels, et par celui des caisses d'épargne; nous sommes appelés, en ce moment, à compléter la série de ces institutions par l'adjonction d'une institution nouvelle, une caisse de retraite. Ces trois genres d'institutions ont une destination spéciale, un caractère spécial qu'il importe de ne pas confondre.

Les sociétés de secours mutuels, quelle était leur destination? Elles sont appelées à soulager la misère résultant du chômage momentané, des accidents, des indispositions passagères; en un mot, pour faire face aux vicissitudes ordinaires de la carrière de l'ouvrier industriel. Aussi, ce genre d'institutions est-il et doit-il être local ; les mises sont petites mais fréquentes, et les secours doivent pouvoir être administrés sans retard, sans frais. Les caisses d'épargne, de leur côté, ont pour but de soutenir les familles aux époques de chômage plus ou moins permanent, ou bien alors que la famille souffre par suite d'une longue indisposition, soit de son chef, soit de l'un doses membres.

Maintenant il reste à compléter cette série d'institutions par une institution destinée à combattre une autre cause de malaise et de misère, la vieillesse avec son cortège de privations et d'infirmités.

Si les deux premières espèces d'institutions d'épargne peuvent et doivent même de préférence s'organiser par les efforts des particuliers réunis en associations, il n'en est pas de même de la nouvelle espèce d'institution qu'il s'agit de créer aujourd'hui.

Pour moi, il est évident qu'elle ne peut se créer, se maintenir que par l'intervention de l'Etat.

Je me hâte d'ajouter que cette intervention ne me paraît pas aussi dangereuse à moi qu'à certains de mes collègues.

Le principe de l'intervention de l'Etat dans l'organisation du travail se présente absurde à tous les esprits, parce que la première condition du travail c'est la liberté; mais l'organisation, la régularisation de l'épargne, c'est tout autre chose; ici, il faut avant tout, la garantie, la sécurité dans l'avenir. Il y a là une différence essentielle, qui est frappante surtout relativement à l'établissement des caisses de retraite.

Pour qu'une caisse de retraite puisse réussir, il faut qu'elle réunisse deux conditions. D'abord, elle doit offrir un appât assez considérable pour attirer l'épargne.

Et cela ne peut se faire qu'en opérant sur un grand nombre de participants.

En second lieu, il faut que l'administration de ces caisses de retraite soit de sa nature perpétuelle, qu'elle ne cesse pas, qu'il n'y ait pas de solution de continuité, afin que la garantie soit complète dans l'avenir.

Je ne veux pas m'étendre plus longtemps sur la nécessité de la réunion de ces deux conditions, puisque cette question a été traitée parfaitement par les honorables MM. Van Hoorebeke et de Brouckere; et j'aborde immédiatement la série des objections principales que soulève l'administration des caisses de retraite par l'Etat.

Pourquoi l'intervention de l'Etat? dit-on; il y a déjà des sociétés particulières qui ont organisé des caisses de ce genre. Cela peut être vrai pour des sociétés qui ont, à un certain degré, ce caractère de permanence dont je parlais tout à l'heure, pour certaines sociétés anonymes, qui, existant pour une longue série d'années, jouissent d'un commencement de perpétuité et qui, par conséquent, inspirent la confiance à ceux qui doivent recueillir les avantages de leur dépôt, après un laps de temps assez long.

Mais on ne remarque pas, que si l'on abandonne l'établissement des caisses de retraite à ces sociétés, qui sont, après tout, très peu nombreuses, on exclut du bénéfice de ces caisses les 90 centièmes des ouvriers. La plupart de nos ouvriers travaillent pour compte d'industriels particuliers, isolés.

C'est alors surtout que les caisses de retraite seraient inutiles et inaccessibles à nos populations agricoles, où le travail par sociétés est (page 201) inconnu, tandis que, comme l'a dit hier l'honorable ministre de l'intérieur, il n'y a aucun motif pour que les caisses de retraite étant organisées par l'Etat dans l'intérêt de toutes les classes de travailleurs, les populations agricoles, ne participent aux bénéfices de ces institutions.

Bien plus, il y a lieu de supposer que ces populations agricoles recueilleront une bonne part des fruits de ces caisses, parce que c'est chez elles qu'on trouve encore le goût et l'habitude de l'épargne et de l'économie.

Mais, dit-on, il y a des industriels isolés qui ont organisé des institutions de ce genre. Pourquoi donc proclamer indispensable l'administration du gouvernement? Je dirai d'abord que je crois que les honorables membres qui ont invoqué cet exemple se sont trompés.

Il y a des particuliers, des chefs d'industrie, qui ont organisé des caisses d'épargne, qui les encouragent généreusement par des subsides; mais il me paraît impossible que ces industriels isolés fondent pour les ouvriers âgés, infirmes, des caisses qui les mettent à l'abri du besoin.

En effet, une caisse de retraite ne pouvant produire ses effets qu'au bout de 30 ou 40 ans, si elle est établie par des chefs d'industrie, rien ne garantit la perpétuité de l'institution; rien ne garantit que les intérêts des sommes déposées seront servis; car rien ne garantit l'existence de l'établissement industriel auquel les déposants sont attachés. D'ailleurs, cela fût-il, j'y verrais un grand inconvénient. Sans doute, il est désirable qu'il y ait un lien moral d'estime et de sympathie entre l'ouvrier et le chef d'industrie. On est heureux de voir que, dans la plupart des maisons industrielles, surtout dans nos provinces, de bienfaisantes relations existent entre le chef d'industrie et l'ouvrier. Mais l'ouvrier, en prenant part à une caisse de retraite, fondée par un industriel, n'aliénerait-il pas complètement sa liberté? Ce serait indirectement retourner à la glèbe. L'ouvrier ne pourrait plus se séparer de son maître; il serait attaché à lui à jamais; car il dépendrait de lui dans sa vieillesse.

D'autres objections sont faites contre le projet de loi actuel, du chef de la responsabilité financière qu'encourrait le gouvernement. L'honorable orateur que nous venons d'entendre a rencontré la plupart de ces objections.

Je ne m'étendrai donc pas longuement là-dessus. Il me paraît évident que les intérêts de l'Etat sont convenablement garantis. Les calculs sur lesquels le projet de loi est basé ont été faits par une commission dont tout le monde reconnaît l'intelligence et le zèle.

Ensuite, nous avons la garantie de la révision du tarif, qui pourra se faire dès qu'on reconnaîtra des inconvénients sérieux au tarif actuel.

Et puis, en supposant qu'il y ait certains sacrifices à faire par la société, pour soutenir la nouvelle institution, ne seront-ce pas là des sacrifices incontestablement utiles au point de vue social?

Ne rend-on pas en effet, un incalculable service non seulement à l'ouvrier, mais à la société entière, en remplaçant par des habitudes d'épargne et d'économie ces habitudes de désordre, de gaspillage qui nous répugnent si souvent aujourd'hui dans les classes laborieuses?

Je vais si loin, messieurs, que je ne crains pas de proclamer qu'il y a presque de l'égoïsme, de la part de la société, à créer, à féconder des institutions de prévoyance. Pousser à l'épargne est pour la société un calcul à la fois politique et matériel : politique, parce qu'en moralisant la classe ouvrière par l'épargne, on augmente les garanties d'ordre, de paix et de sécurité; matériel, parce que tout ce que l'ouvrier épargne pour sa vieillesse est à défalquer des dépenses d'assistance publique à faire par la société.

Ainsi, c'est, d'après moi, une pensée tellement heureuse de faire servir les économies de l'ouvrier à la garantie de son avenir, que cet avantage ne serait pas acheté trop cher au prix de quelques sacrifices sociaux.

Cet avantage est si saillant qu'en France on va bien plus loin : on propose une série de primes, destinées à encourager les ouvriers dans cette voie !

On a dit encore que cette institution des caisses de retraite est contraire à l'esprit de famille.

Je ne conçois pas, je l'avoue, une pareille objection : c'est le contraire qu'il faut dire. Le père de famille qui, par ses épargnes, s'est rendu indépendant de ses enfants, ne conserve-t-il pas mieux le prestige de l'autorité paternelle dans sa famille, que quand il est obligé, comme cela se voit tous les jours dans l'étal de nos institutions, de marchander une pension alimentaire à ses enfants?

Une dernière objection est faite contre l'institution que je défends. Il est immoral, dit-on, qu'un père se fasse personnellement un avenir heureux avec l'argent de la famille entière.

Mais, messieurs, c'est là un jeu de mots; car si le père se fait une position assurée pour sa vieillesse, il épargne à ses enfants les frais qu'ils auraient à faire pour subvenir à son entretien. Ainsi ce n'est pas seulement dans son intérêt, c'est aussi dans l'intérêt de sa famille qu'il économise une partie de ce pécule, que, du reste, il a presque toujours principalement aidé à réunir et que, sans l'institution de la caisse de retraite, il irait dépenser au cabaret.

Je ne m'arrêterai pas plus longtemps à démontrer l'utilité, la nécessité même de l'institution des caisses de retraite. Je soumets à la chambre cette seule mais décisive réflexion.

En faveur de cette institution militent les plus hautes considérations d'intérêt social, politique, matériel; contre l'institution et le mode d'organisation, je ne vois que des scrupules ou quelques objections de détail qui, en supposant même qu'elles fussent fondées, ne peuvent pas nous cacher la grandeur du but qu'il s'agit d'atteindre.

Messieurs, permettez-moi une dernière observation : On ne se l'avoue peut-être pas, mais on a une peur instinctive du projet actuel, parce qu'on s'imagine qu'il se rattache à la famille de tous ces projets ridicules ou odieux qui courent aujourd'hui le monde. Mais quoi ! parce que quelques esprits extravagants ont mis en avant des doctrines de nature à ébranler la famille et la société, il faudrait se refuser impitoyablement à toutes les améliorations dont la nécessité, dont l'utilité serait reconnue ! Une pareille politique serait, à mes yeux, bien étroite et bien dangereuse.

En effet, que reproche-t-on aujourd'hui à la société? Les uns lui reprochent d'être indifférente aux souffrances des classes inférieures; les autres lui reprochent d'être, par sa constitution actuelle, radicalement impuissante à soulager ses souffrances.

Eh bien! il est plus que jamais nécessaire de protester par des faits contre cette double accusation ; il est urgent de prouver que la société peut et veut soulager ces misères inséparables de la condition humaine. C'est là, messieurs, croyez-le bien, le meilleur moyen de désarmer ces passions qui semblent s'acharner à la ruine de la société; c'est là le meilleur moyen de prémunir nos populations contre les séductions de ceux qui spéculent sur leurs misères.

C'est être véritablement conservateur que d'admettre progressivement, pacifiquement et à l'abri de toute influence étrangère, des améliorations que d'autres peuples seront peut-être obligés plus tard d'improviser sous la pression des passions politiques.

Messieurs, la Belgique a, dans ces derniers temps, joué un rôle trop beau pour qu'elle ne l'achève pas. Elle a à continuer sa glorieuse initiative de progrès. Ce qu'elle a fait dans l'ordre politique, qu'elle le fasse dans l'ordre social. La Belgique, il y a dix-neuf ans, a réalisé un système d'institutions politiques qui excitait autour d'elle la peur, le doute, les appréhensions de tous les hommes qui avaient vieilli dans l'étude des gouvernements.

On ne concevait pas que ce petit pays osât se lancer si hardiment dans la voie des institutions qui paraissaient incompatibles avec le maintien de l'ordre, et dans lesquelles on croyait voir déjà s'abîmer son avenir. Or il s'est trouvé que lorsqu'au-delà de nos frontières, les peuples revendiquaient par la violence les institutions libérales que la Belgique s'était données depuis dix-huit ans, le trône de Léopold a résisté à tous les bouleversements qui ont ébranlé les trônes autour de nous.

Ce que nous avons fait sous le rapport des institutions politiques, faisons-le sous le rapport des institutions sociales; prenons encore les devants, et, si le flot révolutionnaire se répand de nouveau sur l'Europe, espérons qu'encore une fois nous échapperons à sa fureur, parce que nous aurons su prévoir l'orage !

C'est dans cette pensée, que je crois essentiellement nationale, essentiellement conservatrice, que je vote pour le projet de loi actuel. En agissant ainsi, je crois,c omme l'honorable M. de Brouckere, contribuer à une œuvre de progrès vrai et de civilisation.

Projets de loi de délimitation de communes

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Le Roi m'a chargé de présenter deux projets de loi relatifs à des délimitations de communes.

L'un est relatif à la séparation du hameau de Ploegsteert de la commune de Warneton.

L'autre est relatif à la séparation du hameau de Durnal de la commune de Spontin.

- Il est donné acte à M. le ministre de la présentation de ces deux projets de loi. Ils seront imprimés et distribués.

Le premier est renvoyé à la commission qui était chargée d'examiner le projet de loi antérieurement présenté sur le même objet; le second à une commission qui sera nommée par le bureau.

Projet de loi instituant une caisse d'assurances sur la vie

Discussion générale

M. Lelièvre. - Messieurs, je ne pensais pas prendre la parole dans la discussion générale de la loi qui vous est soumise. Le rapport si brillant, si concluant de l'honorable M. T'Kint de Naeyer me paraissait ne rien laisser à désirer pour démontrer l'utilité d'un projet conçu dans des vues auxquelles nous ne saurions trop applaudir, projet qui réalise une amélioration dont tous les hommes amis d'un sage progrès doivent savoir gré au gouvernement. D'un autre côté, les orateurs qui ont défendu l'œuvre ministérielle, ont, ce me semble, épuisé la question. Mais, messieurs, je ne puis me défendre de dire quelques mots sur certains principes de droit émis dans la séance d'hier par un honorable orateur, et il me paraît indispensable de réfuter brièvement le système produit par ce dernier.

L'honorable membre estime qu'on ne peut considérer comme propres à la femme des rentes qu'elle pourra acquérir en son nom avec l'autorisation de la justice sans porter atteinte aux droits que confère au mari la communauté légale et, selon lui, appliquer pareille disposition aux mariages contractés antérieurement à la publication de la loi, c'est entacher celle-ci du vice de rétroactivité.

Ce système ne recevra certes pas votre assentiment, lorsque vous aurez remarqué qu'il s'agit ici d'une propriété nouvelle que la loi crée par des considérations d'un ordre supérieur. La commission qui a présenté en 1844, à M. le ministre des finances de France, un projet de loi sur la (page 202) caisse générale de retraites, a exprimé sur ce point la vraie doctrine dans les termes les plus énergiques.

« Evidemment, dit-elle, le Code civil, en réglant les droits respectifs du mari et de la femme dans la communauté, suppose que le gain vient du mari seul, et que la femme ne contribue à enrichir la famille que par la bon ménage et l'économie. Le mouvement industriel qui se manifeste de notre temps dans la société peut quelquefois engager le législateur à se placer, en ce qui concerne les classes ouvrières, au point de vue tout autre de deux époux qui se livrent séparément à un travail séparément productif …

« Ainsi, peut-on déjà remarquer que là où la femme travaille et gagne, il y a tendance à lui constituer et à lui assurer un pécule distinct. »

Ces principes ne peuvent être sérieusement contestés. En effet, quel est le but du projet? C'est, comme le porte l'exposé des motifs, d'établir une institution qui doit offrir à ceux qui vivent du produit de leur travail, le moyen de se ménager une vieillesse à l'abri du besoin; il tend à rallier les classes ouvrières aux idées d'économie et de prévoyance, garantie puissante pour l'ordre public. Or, pour atteindre ce résultat, le législateur doit nécessairement protéger les épargnes de la femme non moins que celles de l'individu maître de ses droits. Il doit, dans certains cas, autoriser l'épouse à se créer un pécule particulier que le mari ne doit pas pouvoir atteindre ni s'approprier. Il doit, en un mot, protection à son travail.

C'est donc envisager la question à un point de vue peu élevé que d'argumenter des règles ordinaires de la communauté relativement à un ordre de choses ayant sa source dans des considérations étrangères au droit commun.

Le but que se propose le législateur, par le projet que nous discutons, ne serait qu'imparfaitement rempli si la femme mariée à raison du lien qui l'attache à son époux était, en toute hypothèse, frappée d'incapacité d'acquérir une rente qui lui fût propre.

La loi a donc pu, en envisageant le fond des choses et par des raisons d'équité, créer, en certains cas, en faveur de la femme une propriété spéciale en conformité de la disposition que nous défendons. Du reste, pour éviter tout abus possible et sauvegarder les droits du mari, le législateur exige l'intervention de la justice, vis-à-vis de laquelle l'époux est fondé à déduire les motifs particuliers qui résistent à l'accueil de la demande de sa compagne.

La disposition de l'article 3 doit s'appliquer aux mariages contractés antérieurement, parce qu'il s'agit ici d'une propriété sui generis soumise à tous égards aux principes de la loi nouvelle qui lui donne l'être et qui a pour base des motifs puissants d'intérêt général et même d'ordre public. Les prévisions des parties n'ont même pu porter sur la création de pareil état de choses. En tout cas, leur volonté aurait été impuissante pour le paralyser.

Aussi, messieurs, le projet de loi soumis par le gouvernement français à l'assemblée législative, dans la séance du 26 novembre dernier, confère-t-il au juge de paix le pouvoir d'accorder en certains cas et suivant les circonstances, à la femme mariée, l'autorisation de faire des versements à son profit exclusif.

Nous pensons qu'il a envisagé la question sous son véritable point de vue et qu'il en est de même du projet dont nous discutons le mérite.

Toutefois il me paraît juste de ne pas laisser le juge de paix arbitre en dernier ressort de la contestation qui s'élèverait entre les époux relativement à l'objet dont il s'agit. Je proposerai, en conséquence, par amendement, d'autoriser l'appel qui serait porté devant le tribunal de première instance siégeant en chambre du conseil. Cette disposition est de nature à sauvegarder tous les intérêts; elle doit faire cesser les susceptibilités qu'avait éveillées le pouvoir trop étendu conféré aux juges de paix.

Messieurs, en adoptant le projet, vous prouverez que la sollicitude du gouvernement et des chambres pour le sort des classes laborieuses ne se borne pas à de vaines paroles, mais qu'elle sait aussi se traduire en actes. Pour moi, j'accueille avec bonheur le projet comme un premier pas vers un système qui doit contribuer puissamment à maintenir chez nous l'ordre et nos institutions.

M. Delfosse. - Le bureau a nommé membres de la commission chargée d'examiner le projet de loi relatif à la séparation du hameau de Durnal de la commune de Spoutin, MM. Moxhon, Lelièvre, Lesoinne, Rousselle et Tremouroux.

- La séance est levée à 4 heures et quart.