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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 16 janvier 1850

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1849-1850)

(Présidence de M. Verhaegen.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 449) M. Dubus procède à l'appel nominal à midi et demi.

La séance est ouverte.

M. de Luesemans donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier, dont la rédaction est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Dubus fait connaître l'analyse des pièces suivantes adressées à la chambre.

« Un grand nombre d'habitants de Louvain demandent le maintien de l'organisation actuelle de l'armée. »

M. de Luesemans. - Cette pétition est signée par plusieurs des plus notables habitants de la ville de Louvain ; comme elle se rattache au budget en discussion, je demande qu'elle reste déposée sur le bureau jusqu'à la fin de la discussion.

- Cette proposition est adoptée.


« Des industriels des communes de Blaton, Quevaucamps et Grandglise demandent une réduction sur les péages des canaux de Mons à Condé et spécialement de Pommoereul à Antoing.»

« Même demande de plusieurs industriels de Basècles. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


«Les bourgmestres de Rochefort, Gedinne, Beauraing et Wellin demandent une indemnité du chef des fonctions dé ministère public qu'ils remplissent auprès des tribunaux de simple police. »

- Même renvoi.


« Plusieurs habitants du canton de Peruwelz prient la chambre d'adopter le projet de loi de la section centrale sur les denrées alimentaires. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur les denrées alimentaires.


« Un grand nombre d'industriels, négociants, propriétaires, marchands de grains, meuniers, etc., à Liège, prient la chambre d'adopter le projet de loi sur les denrées alimentaires.»

- Sur la proposition de M. Desoer, dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


« L'administration communale et plusieurs habitants de Silly prient la chambre de rejeter le projet de loi sur les denrées alimentaires et de traiter l'agriculture comme l'industrie. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.

« Plusieurs fermiers et cultivateurs de Thisnes, demandent que le droit d'octroi sur les céréales soit porté à un franc cinquante centimes l'hectolitre. »

- Dépôt sur le bureau, pendant la discussion du projet de loi sur les denrées alimentaires.


Il est fait hommage à la chambre des représentants, par M. A. Gaudin, de son ouvrage intitulé : «Réforme générale des impôts».

- Dépôt à la bibliothèque.


M. de Breyne demande un congé pour cause d'indisposition.

- Le congé est accordé.

Composition des bureaux de section

Première section

Président: M. de Renesse

Vice-président: M. Julliot

Secrétaire: M. Van Iseghem

Rapporteur de pétitions: M. de Royer


Deuxième section

Président: M. Le Hon

Vice-président: M. Rousselle

Secrétaire: M. Coomans

Rapporteur de pétitions: M. de Pitteurs


Troisième section

Président: M. de Bocarmé

Vice-président: M. Tesch

Secrétaire: M. Thibaut

Rapporteur de pétitions: M. Pierre


Quatrième section

Président: M. Allard

Vice-président: M. Jacques

Secrétaire: M. A. Dumon

Rapporteur de pétitions: M. de Perceval


Cinquième section

Président: M. Destriveaux

Vice-président: M. Cumont

Secrétaire: M. Lelièvre

Rapporteur de pétitions: M. Toussaint


Sixième section

Président: M. Mercier

Vice-président: M. Desoer

Secrétaire: M. Moxhon

Rapporteur de pétitions: M. de T’Serclaes

Projet de loi portant le budget du ministère de la guerre de l’exercice 1850

Rapports sur des pétitions

M. Manilius. - Messieurs, j'ai l'honneur de vous faire le rapport sur deux pétitions que vous avez renvoyées à la section centrale du budget de la guerre.

La première est datée d'Anvers, 10 décembre 1849, et signée par l'administration communale de cette ville, qui réclame l'intervention de la chambre pour obtenir l'exécution d'un jugement en première instance rendu contre l'Etat.

Il s'agit d'une somme de 87,523 fr. 23 c. pour loyers arriérés et courants du bâtiment servant d'hôpital militaire, non compris les intérêts des arriérés. Le jugement est exécutoire nonobstant appel.

La section centrale propose de déposer cette pétition sur le bureau pendant la discussion du budget de la guerre.

M. Osy. - J'appuie la proposition du dépôt sur le bureau pendant la discussion. Mais je demande, en outre, le renvoi à M. le ministre de la guerre avec demande d'explications; car il s'agit d'un jugement rendu nonobstant appel, et le gouvernement se refuse à payer, parce qu'il va en appel.

M. Delfosse. - Ce renvoi deviendrait inutile, si dans le cours de la discussion M. le ministre donnait des explications.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Je prendrai des renseignements sur cette affaire. Je ne pourrais en donner en ce moment de très complets. J'attendrai que j'en aie recueilli.

M. Osy. - Je n'insiste pas pour le moment.

- La chambre ordonne le dépôt de la pétition sur le bureau pendant la discussion.


M. Manilius. - La seconde pétition est datée de Mons, 19 décembre 1849, et signée par l'administration communale de cette ville, qui prie la chambre de prendre des mesures pour soulager les communes dans les frais des convois et transports militaires, les indemnités sur le pied des règlements en vigueur étant insuffisantes.

Déjà une pareille pétition a été envoyée au ministre de la guerre avec demande d'explications. Par lettre du 22 avril 1848, M. le ministre a remis à la chambre une note explicative qui conclut au maintien des règlements en vigueur.

La section centrale vous propose aussi, messieurs, le dépôt sur le bureau de ces pièces pendant la discussion présente.

- Cette proposition est adoptée.

Discussion générale

M. Lelièvre - Messieurs, le budget de la guerre donne lieu tous les ans dans cette enceinte à une discussion qui touche aux plus graves intérêts de la Belgique. Il s'agit de l'organisation de l'armée, boulevard de notre nationalité et de notre indépendance. Il s'agit de la maintenir forte, puissante, mais en rapport avec les ressources du pays. Certes il n'est aucun de nous qui songe à désorganiser nos forces militaires ; mais d'un autre côté il est impossible de résister aux nécessités résultant de l'état de nos finances : ne l'oublions pas, messieurs, la question, envisagée sous ce dernier point de vue, est celle qui a remué profondément les masses depuis nombre d'années, c'est celle qui a dominé les dernières élections générales et nous a amenés dans cette enceinte, celle dont se préoccupent à juste titre les contribuables; c'est, pour trancher le mot, la question des économies.

La session extraordinaire de 1848 fut ouverte par un discours du Trône annonçant d'importantes réductions de nos dépenses ; les économies dans le sens le plus large étaient promises par le ministère, et les réponses des deux chambres réclamèrent de la manière la plus pressante des améliorations notables à l'endroit de notre situation financière.

On a cherché à réaliser ce vœu, mais aujourd'hui n'est-il pas évident pour tous que les réductions qui ont atteint et pourront éventuellement atteindre les diverses branches du service, sont illusoires si elles ne frappent le chiffre du budget de la guerre, sur lequel principalement on peut espérer de réaliser des économies efficaces. Maintenir l'état actuel des choses, c'est dire au pays : « Vous n'aurez pas d'économies, et vous ne devez vous attendre qu'à l'aggravation des impôts. »

Ce langage ne saurait convenir au ministère du 12 août. Celui-ci ne pourrait le tenir sans se traîner dans l'ornière où sont restés ses prédécesseurs, sans perpétuer les fautes des administrations précédentes, sans démentir les espérances qu'a fait naitre l'avènement au pouvoir de l'opinion libérale.

Qu'on ne le perde pas de vue : lorsqu'on aura décrété des dépenses excédant nos ressources, il faudra bien voter de nouveaux impôts. Eh bien, où les trouvera-t-on si ce n'est dans le droit impopulaire de succession en ligne directe, pour lequel la chambre a témoigne une si vive répugnance. Selon moi, il y a contradiction manifeste à repousser cet impôt et à maintenir le chiffre du budget en discussion dont, du reste, on ne nous laisse pas même entrevoir la réduction possible.

Et puis, que dira le pays qui déjà succombe sous le poids des charges publiques, lorsqu'on viendra proposer des impôts nouveaux ou des emprunts forcés? Pensez -vous qu'il en saura gré à une opinion qui après être arrivée au pouvoir avec de magnifiques promesses ne se sera signalée sur la question financière que par l'impuissance de les exécuter? D'un autre côté, quelle bonne fortune pour les ennemis de notre indépendance et de nos institutions! Vraiment, on ne peut mieux les servir qu'en suivant la voie désastreuse contre laquelle je m'élève et qui doit nécessairement aboutir aux plus funestes conséquences.

Mais alors même que, contrairement aux déclarations récentes de M. le ministre des finances, nous puissions échapper à une augmentation; d'impôts, il est certain que le maintien du budget de la guerre sur le (page 450) pied actuel rend impossibles les améliorations le plus vivement désirées.

Dans l'état des choses où trouvera-t-on les fonds nécessaires pour l'établissement de l'enseignement professionnel, pour l'exécution des travaux publics qui sont réclamés de toutes parts, pour la création des institutions importantes qu'exigent les besoins de l'agriculture, du commerce et de l'industrie? Tout cela ne saurait se réaliser, et le progrès est enrayé indéfiniment, si l'on ne se résout à réviser l'organisation de l'armée et à l'établir sur des bases plus économiques, si l'on ne prend enfin la détermination sérieuse de faire droit, à cet égard, aux vœux légitimes des populations.

Lors de la discussion du budget de 1849, notre judicieux collègue, l'honorable M. Delfosse, demandait quel serait enfin le terme des sacrifices qu'on imposait au pays. Si même, disait-il, la paix régnait dans les contrées voisines, on ne manquera pas de dire que d'un moment à l'autre elle peut être troublée, de sorte que, pour obvier à toutes les éventualités, il faudra se résigner à maintenir indéfiniment l'ordre des choses qui nous ronge, alors que le paupérisme qui a atteint les classes inférieures de la société, menace déjà la couche supérieure. Les prévisions de mon honorable ami se sont réalisées, et aujourd'hui que les mouvements qui ont éclaté l'année dernière ont cessé d'agiter l'Europe, on tient précisément le langage que présageait le député de Liège.

Il y a plus, messieurs, ce n'est pas même un sacrifice momentané que l'on réclame à raison de circonstances spéciales et extraordinaires. Les paroles de M. le ministre de la guerre au sein de la section centrale, attestent que, lors du budget de 1831, la position sera la même, et qu'alors encore on croira devoir maintenir sur le pied actuel l'organisation que l'honorable ministre considère comme la meilleure et la moins coûteuse.

En ce qui me concerne, cette organisation me paraît devoir être révisées non seulement sous le rapport de la question économique, mais aussi au point de vue des conditions essentielles qui constituent la force réelle d'une armée.

Notre contingent annuel est, proportion gardée, le double de celui de la France et supérieur au contingent de la Hollande. Relativement à la durée du service et à l’éducation militaire du soldat qui en est la conséquence, l'armée belge se trouve en infériorité à l'égard des armées des pays voisins. Il en est de même quant à l'effectif des différents corps.

À mes yeux, le problème qu'il faut résoudre, c'est la constitution d'une armée permanente combinée avec un système de réserve et de cadres non soldés.

J'abandonne aux hommes spéciaux de la chambre le soin de discuter ces points, qui rentrent plus particulièrement dans le cercle de leurs connaissances.

Et qu'on ne croie pas qu'il s'agisse de désorganiser.

Indépendamment de la question principale, il est évident que des réductions ne sont pas impossibles. M. le ministre de l'intérieur, répondant l'année dernière à M. d'Elhoungne, laissait lui-même entrevoir la possibilité d'une économie de deux millions. Comment aujourd'hui expliquer une résistance absolue à toute réduction ?

Des pétitions présentées par des habitants de quelques villes ont protesté contre le rapport de la section centrale. Plusieurs personnes de Namur ont cru devoir les appuyer, parce qu'elles pensent qu'il s'agit de priver la ville d'une partie de sa garnison, alors que, relativement à la répartition des troupes dans les différentes localités, notre cité a constamment été traitée avec peu de faveur et d'équité.

Mais, messieurs, si le système de réorganisations tel que je le conçois, vient à prévaloir, il ne s'agit pas de réduire l'effectif de paix.

Le système actuel me paraît surtout vicieux en ce que nous entretenons à grands frais un état-major et des cadres sur un pied de guerre de soixante et dix à quatre-vingt mille hommes, tandis que sur le pied de paix nous incorporons un nombre de soldats moindre du tiers de notre pied de guerre.

Il est difficile sur la question spéciale qui nous occupe d'ajouter quelque chose au discours remarquable et vraiment substantiel de l'honorable M. Thiéfry.

Du reste, si la situation du trésor ne permet pas d'accueillir le budget tel qu'il est proposé, il est évident qu'on ne peut procéder avec une précipitation irréfléchie relativement à une institution qui intéresse au plus haut degré la sûreté du pays. Des questions de la solution desquelles dépend l'avenir de la Belgique ne peuvent être tranchées sans un examen approfondi. Il est donc juste de laisser au gouvernement le temps nécessaire de préparer le travail important qui, en réalisant des économies, est encore destiné à relever l'armée et à fortifier les éléments dont elle se compose.

Il convient même qu'avant de prendre une résolution sur un objet aussi grave, la chambre recoure à une instruction qui l'éclairé sur sa détermination et précise les dispositions spéciales sur lesquelles doit porter la révision.

C'est ainsi que, sans décourager nos braves soldats, sans désorganiser nos forces militaires, nous parviendrons aux résultats que réclame si impérieusement l'état de nos finances.

Telle est ,à mon avis, la marche que nous dicte la saine intelligence des grands intérêts qui nous sont confiés.

Si, contre mon attente, le gouvernement se refusait à l'adopter, je me verrais forcé de refuser mon vote au budget. Dans ce cas, en effet, mon devoir m'oblige à décliner solennellement la responsabilité des événements funestes, que l'aggravation des charges publiques ne manquera pas un jour de produire, et l'exécution consciencieuse de mon mandat ne me permet pas de suivre le ministère dans une voie que je considère comme fatale. Voici ma proposition :

« Je propose à la chambre de nommer, dans son sein, une commission qui sera chargée d'examiner s'il y a lieu à réviser la loi concernant l'organisation de l'armée, entendra sur ce point les hommes spéciaux et fera ensuite son rapport.

« Entre-temps, des crédits provisoires seront accordés au département de la guerre pour le terme qui sera fixé par la chambre. »

M. le président. - J'inscris M. Clep, qui a déposé un amendement. Il a été entendu que le dépôt d'un amendement ne doit pas intervertir l'ordre des inscriptions.

M. de Perceval. -Pour résoudre le problème difficile que l'opinion publique a posé devant les chambres législatives, il est nécessaire d'éloigner de nous les passions politiques et d'écarter de nos esprits toute exagération. Car, deux intérêts d'un ordre élevé sont en jeu dans ce moment, tous deux également respectables, et dignes, l'un comme l'autre, de notre patriotique sollicitude, à savoir : nos ressources financières et notre organisation militaire.

Tous, dans cette assemblée, messieurs, nous voulons atteindre, quoique par des voies différentes, un même but, le bien-être de notre patrie. Ce bien-être, je le dis sans détour aucun, subira l'influence de la décision que vous devez prendre au sujet du budget en discussion. Examinons donc sans passion, mais aussi sans faiblesse, ce qu'il est prudent de faire dans les circonstances actuelles, et discutons avec autant de loyauté que de franchise l'élévation opportune d'un chiffre de dépense.

Je tiens tout d'abord à déclarer que je ne suis animé d'aucun sentiment d'hostilité contre l'armée, parce que je n'accepte pas le budget avec le chiffre que le gouvernement nous demande. Et, à cette occasion, je remercie l'honorable général qui se trouve à la tête du département de la guerre pour l'ordre du jour qu'il a adressé à l'armée le 17 décembre dernier, dans le but de désapprouver quelques manifestations qui s'étaient produites dans une ville du pays. Il a fait respecter ainsi la base de notre régime constitutionnel, l'inviolabilité parlementaire dans ce qu'elle a de plus sacré, la liberté de la tribune.

L'année dernière une imposante minorité n'a pas accepté le budget, et je regrette que le cabinet n'ait tenu aucun compte de cette manifestation contre une dépense que l'on devra cependant finir tôt ou tard par réduire d'une manière notable. Je le regrette d'autant plus, qu'en parcourant les discours prononcés à cette époque par les honorables ministres de la guerre et de l'intérieur, on y trouve une promesse de réduction pour l'exercice courant.

Et cependant une large réduction était possible ; et si, depuis l'année dernière, elle paraissait, à mes yeux, praticable, elle l'est évidemment bien plus encore dans les circonstances actuelles. Car aujourd'hui, nous ne voyons pas, comme l'année dernière, l'Europe livrée à de profondes commotions. Les causes sérieuses d'un conflit réel entre les peuples du continent n'existent plus.

L'Italie, l'Autriche, la Prusse, le Piémont, la Hongrie ne sont plus en position de donner le signal d'une guerre générale.

La guerre générale, aux yeux de quelques-uns, était imminente en 1848; on la prédisait ; chacun y croyait... et cependant elle n'a pas eu lieu! Pourquoi ? Parce que les idées de conquête ont réellement disparu, et que les nations ne rêvent plus des agrandissements de territoire.

De semblables rêves, je les déclare impossibles et irréalisables. Impossibles, car les peuples ne se battent plus pour de pareilles causes ; ils ont une tendance à pratiquer les uns vis-à-vis des autres la politique d'une bonne et cordiale entente, plutôt que celle d'une guerre générale. Le respect des nationalités a jeté partout de fortes racines. J'ajoute aussi que ces rêves sont irréalisables, car la nécessité de réduire les budgets de la guerre s'imposera bientôt à tous les pays, d'une manière impérieuse, irrésistible. On finira par se lasser de prendre, en Europe, des précautions ruineuses contre un danger qui n'existe pas. Depuis 55 ans, chacun attend cette guerre générale qui n'arrive point, et dans l'intention de se préserver contre cet ennemi qui ne veut pas apparaître, on se ruine, et l'Europe, ainsi que vous le dit la statistique, continue à dépenser tous les ans quatre milliards pour ses armées permanentes.

Je crois, dans un avenir prochain, à la paix entre nations, parce que la civilisation a remplacé la barbarie, et que la guerre est un legs de cette dernière, parce que les peuples ont appris à se connaître, parce que les idées de lutte et décompression ont fait place à l'action de la persuasion, aux principes de liberté; parce que partout trop d'intérêts sont engagés dans le commerce, dans l'agriculture, dans l'industrie, dans les arts libéraux, toutes branches de la richesse nationale vers lesquelles se reporte, au XIXème siècle, l'activité humaine.

Et dans quel but entretenir à grands frais de fortes armées permanentes? Quand les populations leur font défaut, l'histoire ne nous apprend-elle point qu'elles sont impuissantes à vaincre? Les armées les plus fortement organisées n'ont pas empêché toutes les révolutions qui ont éclaté en Europe depuis 1789. Leur force ne réside donc pas toujours dans leur organisation, mais plutôt dans les sympathies dont les populations les entourent.

Je ne saurais, quant à moi, exagérer outre mesure le mérite, la nécessité des fortes armées permanentes.

Mais en réduisant à sa valeur réelle l'utilité de ces fortes armées permanentes, il n'entre pas dans mes intentions de demander un (page 451) désarmement général et immédiat. Quand les grandes puissances l'auront opéré, nous pourrons les suivre, les imiter. Jusque-là, ayons une armée, mais organisée de manière qu'elle se trouve en harmonie avec nos ressources financières et avec notre importance politique.

Un fait qu'il faut bien constater, c'est qu'en Belgique l'opinion publique veut de sérieuses économies sur le budget de la guerre ! Et pour moi, j'ai la conviction que c'est le résultat d'une appréciation logique et prudente de notre situation à l'intérieur, de notre position vis-à-vis des nations et des puissances étrangères.

Aux honorables adversaires qui combattent les réductions que nous réclamons, je demanderai d'abord s'ils croient à notre neutralité, reconnue et garantie par les grandes puissances? Les pays qui nous entourent, la France, l'Allemagne, l'Angleterre, ont le plus grand intérêt à conserver et à faire respecter une Belgique indépendante. Convoités peut-être par tous, nous ne serons évidemment absorbés par personne.

Si l'une de ces puissances voulait nous incorporer dans son territoire, les deux autres s'y opposeraient aussitôt, cela me paraît hors de doute. Et puis encore, pensez-vous que vingt années d'existence comme nation n'ont pas laissé un sillon profond dans notre sol? Pour les générations actuelles, le mot patrie est devenu pour la première fois une réalité, et l'étranger ne saurait plus l'effacer de notre esprit, de notre cœur! Si notre nationalité était menacée, nous serions bien vite, tous, débout et les conséquences de notre attitude ne tourneraient pas à l'avantage de ceux qui nous auraient attaqués chez nous. Mais, dites-moi, messieurs, quelle puissance menace sérieusement notre territoire? Depuis deux années, tant et de si graves événements se sont accomplis en Europe, et au milieu de ces luttes civiles, dans l'intérieur des royaumes, avez-vous vu paraître d'une manière sérieuse un projet de conquête qui dut frapper notre pays?

La Suisse a sa neutralité respectée ; pourquoi n’aurions-nous pas la nôtre? Son territoire n'a pas été menacé, quoique cependant depuis dix ans elle soit loin d'être tranquille, et qu'elle ait pris à différentes reprises, tantôt vis-à-vis de la France et de la Prusse, tantôt vis-à-vis de l'Autriche et de l'Italie, une position qui devait fortement déplaire, et qui aurait pu excuser, jusqu'à un certain point, une intervention armée de la part de ces puissances?

Nous, au contraire, de l'aveu des discours de la Couronne de 1848 et 1849, nous avons, par suite de la manière sage avec laquelle nous pratiquons nos libertés, conquis l'estime des nations étrangères et la sympathie des souverains.

Que craignez-vous donc ? Les peuples et les puissances vous admirent, et vous mettez en doute votre existence; ayez donc quelque peu foi et confiance dans votre force morale, dans les amis qui vous entourent, ne considérez pas toujours des ennemis prêts à fondre sur vous et à vous détruire. Vous serez respectés, vous, pays et nation tranquille, puisqu'on respecte bien la Suisse, territoire neutre comme le nôtre, quoiqu'elle créé des motifs qui pourraient à la rigueur porter quelque ombrage aux puissances qui l'avoisinent.

Mais pour maintenir une forte armée permanente, vos ressources financières le permettent-elles d'abord, et puis, ensuite, avez-vous place et parole dans le congrès des grandes puissances? Y siégeons-nous? A-t-on demandé notre avis quand il s'est agi d'y régler les différends qui se sont élevés naguère entre quelques pays? Nous a-t-on seulement consultés en 1839, quand on nous a forcés de céder à la Hollande une partie de deux de nos provinces? Malgré nos forces militaires sur pied de guerre, nous n'avons pas été maîtres chez nous, et il nous a fallu opérer ce triste abandon d'une partie de nos frères!

Espérez-vous jamais de prendre vis-à-vis de l'Europe, avec notre armée, une position agressive?

Bien évidemment non.

Au-dehors, donc, aucun rôle n'est assigné à l'armée. Et dans un intérêt anglais, hollandais ou allemand, il ne saurait, je pense, convenir à la Belgique de supporter un fardeau écrasant dont l'étranger lui laisserait tout le poids et dont il recueillerait à lui seul les avantages. Nous ne pouvons dépenser nos plus belles ressources et continuer à accabler le contribuable pour maintenir le chiffre élevé du budget de la guerre, parce que tels seraient les désirs des grandes puissances.

Voyons maintenant quelle peut être le rôle de l'armée dans l'intérieur du pays.

Comme élément de compression, avez-vous besoin d'une aussi forte armée?

Je ne suis pas d'accord avec l'honorable ministre de la guerre, quand il avance, ainsi qu'il l'a fait dans la séance d'hier, que l'armée seule a maintenu l'ordre dans le pays, quand les événements de février 1848 ont éclaté en France.

La cause principale de la tranquillité qui a régné chez nous, avant comme après les événements de 1848, ne la cherchez pas ailleurs que dans les larges institutions dont le congrès nous avait dotés, auxquelles nous sommes attachés, et que nous pratiquons ici sans entraves.

Voilà pourquoi l'ordre n'a pas été menacé et ne le sera pas encore de sitôt.

L'ordre véritable ne s'impose pas à l'aide de la baïonnette. Faites-le régner dans les esprits, et il descendra aussitôt, comme conséquence nécessaire, immédiate, dans le domaine de la vie matérielle. C'est ce qui a lieu chez nous.

Reste une troisième considération à peser ; elle consiste à dire que l'armée doit être organisée de telle manière qu'elle puisse résister au premier choc, et arrêter l'ennemi à la frontière.

Oui, messieurs, telle est la mission incontestée de l'armée. Mais si vous réduisiez le personnel qui occupe le sommet de l'échelle militaire, pensez-vous que vos chances de succès, en cas d'attaque, seraient diminuées ou affaiblies? Pensez-vous qu'en baissant un peu le nombre de vos états-majors, de nos régiments d'infanterie, nos forces s'évanouiraient au premier choc?

En traitant cette question dans une autre enceinte, un honorable sénateur de Bruxelles disait, l'année dernière, dans la séance du 20 mars, ces paroles que je veux répéter textuellement et livrer à vos méditations.

« Si nous sommes un jour menacés, disait-il, par un voisin puissant, heureux de saisir l'occasion de nous adjoindre à son territoire, ce ne seront pas 80,000 hommes, plus que 40,000, qui s'opposeront à l'envahissement du pays; ce sera quelque autre voisin puissant, peu désireux de voir la Belgique destinée à agrandir une puissance rivale, qui tentera de s'y opposer. Si, dans ce cas, nous joignons nos efforts aux siens, dans les limites de nos forces, c'est tout ce qu'il est en droit d'exiger.

« Dans un pareil conflit, en dépit de notre neutralité garantie seulement par des traités qui auraient été violemment lacérés, nous serons bon gré mal gré entraînés à la suite de la puissance qui aura volé à notre secours.

« Dans ce cas, où en serions-nous si nous avions à maintenir sur pied, pendant un certain laps de temps, une armée de 80,000 à 100,000 hommes et qui nous coûterait plus de 70 millions par an ? »

Je passe aux considérations financières. L'importance militaire que l'on donne à la Belgique est surtout nuisible à nos intérêts considérés sous le point de vue financier.

Le budget de la guerre absorbe annuellement à peu près le tiers de nos ressources, et déjà à la fin de chaque année nous trouvons l'équilibre rompu entre nos recettes et nos dépenses, et nous constatons un déficit. Pour rétablir cet équilibre, pour combler notre déficit, tantôt nous avons voté des emprunts forcés, tantôt nous avons émis des bons du trésor, tantôt nous avons créé des impôts. Et cependant, l'avenir de notre pays, notre situation financière, l'esprit de nos populations nous imposent presque l'obligation de ne plus songer à ces ressources extraordinaires qui finiront par tuer notre crédit en cas de crise, par fatiguer les contribuables en temps de paix.

Je ne puis prendre pour une réduction sur le budget de l'exercice 1849, ce qui n'est que le résultat de la baisse des produits agricoles et du bas prix des fourrages. Le gouvernement maintient donc, à mes yeux, un chiffre contre l'élévation duquel je dois m'élever parce qu'il n'est pas en proportion avec nos ressources financières, et qu'il n'est pas en harmonie avec l'importance de notre politique à l'intérieur et à l'extérieur.

Je ne puis m'expliquer cette sorte de roideur que témoigne le cabinet quand nous lui demandons des économies sur le seul budget qui puisse nous en donner de réellement efficaces et notables.

Cependant la situation de nos finances doit donner à réfléchir; et si un danger nous menace, ce ne sont point les passions politiques qui nous l'amèneront, mais plutôt l'état délabré de nos finances.

Le luxe de nos dépenses, pour tous les services publics, nous a conduit aujourd'hui au résultat suivant :

Recettes en moins sur les prévisions de l'exercice 1849: fr. 2,550,000 00

Découvert provenant des bons du trésor, billets de banque à cours forcé, insuffisance de recettes sur les exercices antérieurs, etc.: fr. 35,193,546 07

Total: fr. 37,745,546 07

Non compris les emprunts de 1848, non consolidés, s'élevant à 37,772,329 fr. 15 c.

Voilà la situation du trésor au 1er janvier de cette année.

Craignez, messieurs, la crise, que l'état de vos finances, bien plus que la politique, vous apportera.

Que si vous ne voulez pas réduire le budget de la guerre, dites-moi, dans ce cas, pourquoi vous avez organisé la garde civique dans tout le royaume?

En décrétant l'organisation de notre milice citoyenne, en lui donnant des armes, j'aime à croire que le cabinet a eu un but. Quel est ce but ? Quelle mission assignez-vous à cette garde civique, qui a pris, croyez-moi, son mandat au sérieux? Bien évidemment vous lui réservez une tâche, et ce ne peut être celle de paraître uniquement le dimanche sur la place publique, car vous avez frappé de blâme un officier de l'armée haut placé, qui s'était permis de lui donner ce rôle. Que faites-vous donc de cette garde civique que vous avez organisée à grands frais, en faisant encore, pour la créer et l'entretenir, peser sur le contribuable un nouvel impôt?

Ou il faut dissoudre les gardes civiques, et maintenez alors le chiffre de vos dépenses militaires; ou les gardes civiques doivent compter comme forces actives, pouvant au besoin et en cas de danger garder l'intérieur des villes pendant que nos troupes seront à la frontière, et alors il faut baisser le chiffre du budget de la guerre.

Les chambres législatives de 1848, en votant, le pays en acceptant l'organisation de la garde civique, ont bien entendu, je pense, que cette organisation et les charges dont elle a frappé indistinctement toutes les familles, entrassent en déduction de nos dépenses militaires.

Et que fait le gouvernement? Il nous accable d'une double charge; d'un côté, il a organisé la garde civique dans toutes nos provinces, et de l'autre il refuse de réduire le budget de la guerre.

(page 452) Cette conduite me paraît dangereuse sous le point de vue de notre situation financière; elle est, de plus, impolitique, car il s'obstine à ne pas vouloir prendre la voie des économies dans laquelle plusieurs puissances de l'Europe sont entrées, pour ce qui concerne leurs dépenses militaires, et dont M. le ministre de l'intérieur, du reste, lui-même, nous avait promis, dans la séance du 27 février 1849, de suivre les exemples, si ces exemples nous étaient donnés. Car, voici comment s'exprimait, à cette époque, l'honorable M. Rogier; je cite ses paroles :

« M. le ministre de la guerre, est-il venu vous dire, comme on le lui a fait répéter encore aujourd'hui, que la somme portée au budget était un chiffre normal, immuable, acquis à l'armée? II ne l'a pas fait. Il ne l’a dit à aucune époque : mais il a dit dans la session antérieure, et il a répété aujourd'hui ce que le bon sens indique, c'est que les dépenses nécessitées pour l'organisation de notre force militaire doivent nécessairement suivre la proportion des dépenses faites dans les autres pays, pour le même service. Il ne faut pas faire de bien grandes concessions pour annoncer qu'alors que les autres pays du continent européen se mettront d'accord pour amoindrir leur état militaire, la Belgique ne restera pas seule armée d'une manière exceptionnelle. Nous faisons cette concession à l'honorable M. d'Elhoungne, et nous le faisons de grand cœur, si c'est là ce qu'il lui faut pour qu'il vote le budget de 1849. »

Eh bien! voyons maintenant si les pays du continent européen ont réduit le chiffre de leurs dépenses militaires, et citons quelques faits.

Depuis l'année dernière, la Hollande a réduit son budget de la guerre d’une somme d'environ 3 millions de francs; l'armée y a été diminuée, et nous avons vu, il y a à peine dix jours, par le Staats-Courant, que les sections des états-généraux ont demandé la nomination d'une commission chargée d'examiner s'il n'était pas possible de simplifier encore davantage les moyens de défense de ce pays. Loin de s'y opposer, le ministre de la guerre a déclaré qu'il y consentait volontiers, ne voulant pas, dit-il, subordonner l'organisation définitive du système de défense à ses vues particulières ou personnelles.

En Angleterre, le gouvernement est décidé à entrer sérieusement aussi dans la voie des économies. L'effectif de l'armée et celui des équipages seront réduits de manière à procurer une économie de 800,000 liv.sterl. sur le budget de l'exercice 1850.

Voyons ce qui se passe en Autriche. Les feuilles officielles de Vienne nous font connaître les conclusions du rapport du ministre des finances dans lequel il indique les moyens à l'aide desquels le cabinet compte améliorer les finances et annonce la publication immédiate des mesures prises dans ce but. Les moyens sont, et ils figurent même en première ligne, la réduction des dépenses dans le budget de la guerre.

En Toscane, à la fin de décembre, le gouvernement a annoncé au parlement que des motifs d'économie l'avaient déterminé à supprimer trois régiments d'infanterie.

Prenons même la France.

Le budget de la guerre pour 1849 s'élève à 384 millions. Pour 1850, le cabinet précédent le faisait déjà descendre à 333 millions, et le ministère actuel lui fait subir une nouvelle réduction de 8 millions, ce qui le réduit au chiffre de 325 millions.

Je ne vous cite pas le Piémont, qui sait aujourd'hui ce que lui coûte une armée et quelles sont les conséquences d'une politique guerrière.

Et cependant, la Hollande a ses colonies à garder, l'Angleterre a son Irlande à contenir, l'Autriche a la Hongrie et l'Italie à comprimer, le grand-duché de Toscane et la France, surtout, sont bien loin de jouir d'une paix profonde... et tous réduisent leurs budgets, leurs dépenses militaires.

Il n'y a que la Belgique, à laquelle personne ne songe, qu'aucun danger ne menace ni à l'intérieur ni à l'extérieur, que l'on ne cesse d'admirer à l'étranger, qui ne serait pas disposée à diminuer ses dépenses militaires; et plutôt que de toucher à ce chiffre, on y songerait à frapper les contribuables de nouveaux impôts pour le maintenir intact. Est-ce ainsi que le gouvernement répond aux promesses de réduction qu'il nous avait données l'année dernière?

Mais je suppose encore maintenant qu'aucune puissance n'ait réduit son budget de la guerre, faut-il que, parce que d'autres nations se ruinent par des dépenses exagérées, nous suivions leur exemple? De gaieté de cœur, devons-nous nous jeter dans un abîme?

Non, messieurs, mettons plutôt notre armée en proportion avec notre influence politique au dehors, et j'ai tâché de vous prouver combien cette influence est négative; mettons-là surtout en proportion avec nos ressources financières, et je vous ai donné le triste état de la situation du trésor.

En réduisant le personnel nombreux, et souvent, passez-moi le mot, en double expédition, que je trouve dans nos états-majors, artillerie, infanterie et cavalerie, vous ne désorganiserez, vous ne supprimerez pas l'armée; l'honorable M. Thiéfry vous l'a suffisamment prouvé dans la séance d'hier.

Avons-nous supprimé les cours et tribunaux de justice parce que nous en avons réduit le personnel? Avons-nous supprimé la cour des comptes, le département des finances, le ministère des travaux publics, etc., parce que, répondant au cri d'économie qui est parti en 1848 de tous les points du pays, nous avons diminué les traitements et réduit le personnel dans l’administration civile? Et veuillez le remarquer, messieurs, dans les branches de plusieurs services administratifs, nous avons, tout en diminuant les allocations d'un côté, doublé les charges de l'autre.

Eh bien, je ne pense pas que la législature ait préparé à l'administration civile un naufrage dans lequel cette dernière doive périr de sitôt.

Je compte aussi sur le patriotisme et le dévouement de notre armée; ils ne nous feront pas non plus défaut, car elle prendra aussi sans murmurer sa part dans les sacrifices qu'une impérieuse nécessité nous a fait imposer à toutes les classes de la société, si toutefois nous sommes aujourd'hui dans l'obligation de lui imposer un sacrifice.

Sans entrer dans de longs détails d'une réduction que je demande sur le budget de la guerre, détails qu'il me serait du reste assez difficile d'énumérer parce que je ne suis pas un homme du métier, je me permettrai néanmoins de signaler quelques superfluités, quelques abus qui existent, à mes yeux, dans l'organisation actuelle.

L'on pourrait, me semble-t-il, sans aucun inconvénient :

Diminuer le nombre de nos généraux (nous en avons actuellement 29 en service actif, 2 à la section de réserve, 1 en disponibilité) et faire descendre aussi le chiffre de leur traitement;

Réduire de moitié nos grands états-majors territoriaux, d'infanterie, de cavalerie, du génie;

Supprimer le grade de lieutenant-colonel, dont la nécessité est très-contestable;

N'allouer les rations de fourrages aux officiers supérieurs que pour le nombre de chevaux, non pas qu'ils peuvent ou doivent avoir, mais qu'ils tiennent réellement;

Ne plus mettre à la pension, à la retraite, d'excellents officiers encore très- alides pour le service, et à l'expérience desquels, du reste, vous devriez recourir en cas de guerre;

Arrêter ces promotions périodiques, trop souvent faites au choix, et dans lesquelles la faveur, plutôt que les titres réels, joue un rôle partial;

Simplifier l'artillerie et l'intendance militaire;

Supprimer une division territoriale et nos gouverneurs militaires;

Réduire les frais de route, de séjour, de représentation, indemnités, etc., alloués aux officiers généraux et supérieurs;

Ne maintenir l'école militaire que pour les armes spéciales ; la supprimer, par conséquent, pour l'infanterie et la cavalerie;

Diminuer le nombre de nos régiments d'infanterie et des corps spéciaux de la même arme.

Je laisse à d'autres membres plus initiés que moi aux rouages militaires, le soin d'entrer dans des détails plus étendus et de désigner d'autres réformes qui peuvent être adoptées dans le but de simplifier l'organisation actuelle de l'armée.

Si, pour atteindre les économies que ces réformes apporteront au budget de la guerre, il est nécessaire de modifier la loi organique de 1845, je demande la révision de cette loi, et j'appuie, dans ce sens, les propositions qui nous sont faites par l'honorable rapporteur de la section centrale.

Car vous avez beau vous roidir contre l'opinion du pays qui veut, avec raison, des réductions sur un budget dont l'exagération est incontestable; il vous faudra bien céder tôt ou tard.

Votre chiffre est-il accepté aujourd'hui, préparez-vous déjà aux nouvelles luttes que vous aurez à soutenir l'année prochaine, et ne perdez pas de vue que tous les ans l'opposition au budget de la guerre grandit et devient plus forte ; vous manquez donc de prudence en ajournant, comme vous le faites, les difficultés, car il vous faudra bien les résoudre selon les vœux du pays.

L'armé seule nous a déjà coûté au-delà de cinq cent quarante millions depuis notre existence comme nation, et alors je n'y comprends pas les millions qui nous sont demandés pour l'exercice courant. Voilà ce que la Belgique a dépensé jusqu'à ce jour pour la force matérielle, toujours dans l'expectative d'une guerre éventuelle. Il serait curieux de mettre en regard la somme que, depuis la même époque, elle a payée pour l'instruction publique, pour la moralisation, le bien-être des classes populaires, pour l'amélioration de tous nos autres services publics, et bien certainement ce parallèle nous suggérerait de tristes réflexions; car que de services sont encore en souffrance et que de devoirs il nous reste encore à remplir pour satisfaire à tous ces besoins! Je ne crains pas d'émettre une prétention exagérée, en demandant qu'à l'avenir les ressources du pays soient réparties d'une manière plus conforme à nos grands intérêts sociaux.

Pour m'acquitter avec conscience du devoir qui incombe à chacun de nous dans cette discussion, il me reste à engager M. le ministre de la guerre, au nom de la justice et des principes qui régissent notre pays, à abroger les lois de 1836, lois qui prêtent à un arbitraire odieux et qui font aux officiers une position incompatible avec la dignité de l'épaulette, en ce sens qu'ils sont, sous l'empire de cette législation exceptionnelle, frappés, condamnés au traitement de réforme et de non-activité, sans pouvoir se faire entendre ou se justifier.

Le vote que j'ai émis l'année dernière, à la suite de la discussion du budget de la guerre, n'a pas été compris et interprété, au-dedans et au-dehors de cette enceinte, selon le sens que je lui avais donné.

L'on a cru, l'on a été jusqu'à insinuer que j’étais hostile à l'armée.

Non, messieurs, je ne suis pas hostile à l'armée, et c'est pour le déclarer bien haut que j'ai tenu à prendre la parole dans ce débat. Je ne veux point la désorganisation de notre force militaire, mais je repousse un chiffre qui me paraît exagéré, et, dans ma profonde et sincère conviction, (page 453) ruineux pour mon pays. Je ne saurais sanctionner une dépense aussi élevée, dont l'opportunité et la nécessité ne me sont pas démontrées.

Aussi longtemps que ce chiffre n'aura pas été réduit dans des limites plus restreintes, plus rationnelles, je ne puis l'accepter, et je crois en voir suffisamment expliqué les motifs à la chambre.

M. Dumortier. - Messieurs, en me levant pour prendre part à cette discussion, j'éprouve un grand sentiment de malaise. Ce n'est pas, croyez-le bien, parce que j'ai à défendre l'armée, mais c'est à cause de la peine que je ressens de voir, à une époque comme celle où nous nous trouvons, l'opposition toujours croissante qui se manifeste contre le budget de la guerre.

Je me rappelle ces grandes circonstances des chambres antérieures, où on votait par acclamations unanimes des budgets autrement élevés que celui qui nous est présenté aujourd'hui. Je me rappelle ces sentiments d'ardent patriotisme, qui dirigeaient alors l'assemblée (non pas que je veuille déverser le blâme sur cette assemblée, mais je compare); je me rappelle, dis-je, ces sentiments, lorsque l'on nous présentait des budgets s'élevant de 70 à 80 millions pour l'armée seule, et qu'alors, d'une voix unanime, nous nous empressions de voter ces subsides. Et pourtant dans ces circonstances, l'Europe était dans une situation calme; la paix générale n'était pas en question ; nous n'avions affaire qu'à une seule puissance, que nous avions vaincue en 1830,que nous avions forcée à abandonner notre territoire. Aujourd'hui, l'Europe n'est plus dans cette situation calme ; la paix européenne repose sur le caprice des fluctuations du monde; et qui peut nous dire qu'avant peu nous n'aurons pas besoin, pour défendre nos frontières, de cette armée, dont on prétend aujourd'hui réduire le budget?

Il y a une autre chose qui me fait aussi une peine très vive, lorsque l'aborde la discussion qui nous occupe, c'est qu'en voyant chaque année opposition grandir dans cette enceinte contre le budget de la guerre, on affaiblit le moral de l'armée; oui, on affaiblit le moral de l'armée, on la décourage, on lui enlève son nerf et sa force, car, messieurs, le métier des armes doit reposer sur la stabilité : il faut dans ce métier qu'on ait confiance pour avoir toutes les conditions nécessaires à la formation d'une bonne armée. Or, rien n'est plus propre à affaiblir la confiance de l’armée que cette opposition si vive que l'on fait chaque année, en ce moment, au budget de la guerre, opposition qui remet chaque année en question l'existence de ceux qui sont appelés à nous défendre contre étranger.

Messieurs, dans les discours des orateurs qui m'ont précédé et qui ont attaqué le budget de la guerre, je remarque deux systèmes complètement différents. Un orateur qui a parlé dans la séance d'hier, et qui a déclaré devoir voter contre le budget de la guerre, trouve que ce budget est trop peu élevé : il demande une réorganisation de l'armée; mais, si j'ai bien compris l'ensemble de son discours, la réorganisation qu'il indique, ces compagnies de 80 hommes au minimum amèneraient évidemment une majoration du budget. D'autres, au contraire, et c'est le plus grand nombre, vous parlent au nom de l'économie; ils veulent que le chiffre du budget de la guerre soit moins élevé qu'il ne l'est aujourd'hui.

Quant au premier système, celui de la réorganisation, je ne puis croire, messieurs, qu'il soit sérieusement dans l'intention de la chambre de demander une réorganisation de l'armée dans des circonstances comme elles où se trouve aujourd'hui l'Europe, car toute réorganisation engendre nécessairement pour première chose une désorganisation; avant que la nouvelle organisation soit parfaite, vous avez une époque de transition pendant laquelle il y a désorganisation complète. Eh bien, si pensant cette époque de transition, un mouvement européen venait à surgir, si la nationalité, pour laquelle nous avons fait tant de sacrifices, venait à être menacée, que feriez-vous avec une armée désorganisée et non encore réorganisée?

Je ne puis donc pas admettre qu'une réorganisation, fût-elle même avantageuse, puisse se faire dans les circonstances actuelles. Une réorganisation de l'armée ne peut avoir lieu qu'en temps de paix et de calme, et on ne peut certes y songer dans un moment où personne ne saurait tire ce que l'Europe sera demain.

On nous parle, messieurs, de la réduction du budget de la guerre au point de vue de l'économie! Eh bien, veuillez jeter les yeux sur les budgets présentés, ces budgets se balancent ; le budget de la guerre, tel que le gouvernement le propose, est couvert par les prévisions de recettes ; il n'y a donc pas ici un motif pour venir invoquer l'économie à l'appui l'une réduction du budget de la guerre._

Mais dussions-nous, messieurs, voir une différence entre les recettes et les dépenses, je dis que ce ne serait pas encore sur le budget de la guerre qu’il faudrait faire porter les réductions, si nous voulons conserver ce que nous avons de plus cher au monde, la patrie et la nationalité.

On a parlé, messieurs, de la garde civique. Mais, dit l'orateur qui m'a précédé, vous avez créé la garde civique, ne pouvez-vous donc pas compter sur elle au jour du danger? Messieurs, j'ai appartenu longtemps à la garde civique, j'y ai occupé un grade; eh bien, jamais je ne me suis fait et personne ne se fera illusion sur les services que la garde civique peut rendre en campagne.

Dans l'intérieur des villes, pour maintenir l'ordre public, pour défendre même les murailles, la garde civique peut être une admirable institution et je ne doute nullement que, sous ce rapport, elle ne rende les plus grands services au jour du danger.

Mais, messieurs, ce serait se faire une illusion amère que d'assimiler la garde civique à l'armée pour la guerre en rase campagne. Quelque bien organisée que soit la garde civique, bien qu'elle soit animée du meilleur esprit, je ne me fais point l'illusion de croire qu'elle puisse remplacer l'armée, en campagne.

Or, nous nous trouvons en présence de puissances qui ont des armées considérables, et qui, il ne faut pas vous faire illusion, convoitent la Belgique; nous nous trouvons en présence d'une situation générale qui peut chaque jour compromettre le sort de l'Europe. Depuis quelques années, il s'est opéré un mouvement presque spontané, mais qui peut avoir les résultats les plus funestes pour la paix de l'Europe, le mouvement, du socialisme. Que le socialisme vienne à triompher un jour, pouvez-vous croire que vos frontières seront respectées? Pouvez-vous croire qu'on ne cherchera pas à s'emparer de votre pays ?

Ce n'est pas tout ; toute la paix de l'Europe repose aujourd'hui sur une volonté, sur une seule volonté. Si cette volonté veut conserver l'état des choses, tel qu'il existe aujourd'hui dans un pays voisin, je conçois qu'on peut espérer de voir la paix se maintenir ; mais si cette volonté avait la pensée que plusieurs journaux lui prêtent, si elle caressait effectivement des idées d'empire, qui vous assurerait que la Belgique ne serait pas menacée ?

Et c'est en présence de pareilles éventualités que l'on viendrait chaque année remettre en question le sort de notre année, destinée à défendre nos frontières au besoin ! Voilà ce que je ne puis concevoir. Mon cœur est trop patriotique, pour que je puisse m'associer à une réduction sur l'armée.

L'honorable orateur qui m'a précédé vous disait : « Les causes de la guerre européenne n'existent plus; la guerre entre le Piémont et l'Autriche est terminée; la Hongrie est pacifiée ; vous êtes dans un calme absolu. » L'honorable membre ajoutait : « L'intérêt de l'Angleterre et de l'Allemagne est de conserver une Belgique indépendante; ayez foi dans votre force morale, dans les amis qui vous entourent. »

Messieurs, ouvrez les pages de notre histoire, vous y verrez que c'est précisément ce langage qui a perdu la Belgique dans toutes les circonstances. La cause des malheurs de la Belgique, c'est d'avoir eu foi dans les pays qui l'entourent, c'est de n'avoir pas eu foi en elle-même. Quand vous n'aurez pas foi en vous-mêmes, quand vous n'aurez pas une armée qui pourra vous maintenir, ne vous fiez pas à vos voisins.

Messieurs, consultons nos propres annales; voyez la révolution brabançonne : elle aussi avait conquis la nationalité; elle avait expulsé l'Autriche du territoire. Qu'est-il arrivé? C'est qu'on s'est divisé à l'intérieur; les uns voulaient un régime, les autres en voulaient un autres première faute.

On se fiait alors aussi aux volontaires qui formaient la garde civique de l'époque; qu'en est-il arrivé? Les bataillons disciplinés des Autrichiens ont eu bientôt raison de ces troupes de volontaires.

En 1831, nous avons encore trop compté sur les volontaires. Les volontaires avaient rendu d'immenses services au pays ; ils avaient conquis notre indépendance; mais que pouvaient-ils en bataille rangée? Les événements du mois d'août 1831 l'ont montré.

Et cependant il ne manquait pas d'orateurs pour vous dire : « fiez-vous aux puissances; l'intérêt de l'Angleterre, l'intérêt de l'Allemagne n'exige-t-il point que la Belgique ne soit pas effacée de la carte de l'Europe? »

Messieurs, voilà les exemples que nous trouvons dans nos propres annales ; ne sortons pas de ces annales, pour comprendre toute l'importance qu'il y a à ne pas remettre chaque année en question le sort de l'armée, à ne pas la considérer comme une troupe de mercenaires, comme une forêt dans laquelle on doit chaque année faire des coupes au point de vue des économies.

Messieurs, nous avons conquis en 1830 une place glorieuse parmi les nations européennes; nous avons conquis une nationalité dont nous pouvons être fiers; en 1848, nous avons détrompé l'Europe par la sagesse de notre attitude; l'Europe, qui n'avait pas eu confiance en nous, qui, par la défiance que nous lui inspirions, nous avait enlevé nos frères du Limbourg et du Luxembourg, l'Europe reconnaît aujourd'hui que nous sommes dignes de former une nation, et même de servir de modèle aux, autres peuples.

Il y a plus, je dirai que l'attitude de la Belgique en 1848 a sauvé le principe monarchique en Europe, et aujourd'hui l'Europe le reconnaît ; mais ne nous faisons pas illusion, si ces grands faits dont nous pouvons; être fiers ne suffisent pas pour faire naître le patriotisme et nous déterminer à faire les sacrifices nécessaires pour assurer notre indépendance; renonçons à être une nation libre et résignons-nous à n'être qu'une province d'une nation étrangère.

Mais, non, j'ai confiance en votre patriotisme, vous ne marchanderez pas la nationalité, et en maintenant le budget vous prouverez à l'Europe que vous êtes prêts aux plus grands sacrifices pour le maintien de l'indépendance du pays.

M. Jouret. - Messieurs, je ne voterai pas pour le budget de la guerre, parce que ma conscience s'y oppose : ma conscience s'y oppose parce que je suis convaincu que l'énorme fardeau que ce budget fait peser sur les contribuables pourrait être allégé, sans compromettre ni l'indépendance nationale ni la sûreté intérieure.

Je n'entrerai point dans le détail des réductions dont il est susceptible : l'initiative de ce travail revient aux hommes spéciaux chargés d'administrer, et d'administrer conformément à la volonté du pays constitutionnellement exprimée.

(page 454) Il me suffit à moi qui participe à l'expression de cotte volonté, il me suffit de la conviction raisonnée, mûrie et profonde que les dépenses de notre état militaire vont beaucoup au-delà de ce qu'exige la nécessité de faire respecter la frontière et de maintenir l'ordre au-dedans.

Je crois ne le céder à personne en patriotisme, en dévouement à la nationalité. Mais je ne m'exagère pas les dangers qui peuvent nous menacer du dehors.

Si l'esprit de conquête était encore à craindre dans un temps où chaque nation est si occupée chez elle, ce n'est pas à l'occident de l'Europe qu'il se développerait, et la Belgique neutre n'aurait jamais à intervenir pour en réprimer les entreprises lointaines.

D'ailleurs, messieurs, notre indépendance trouve sa sauvegarde dans l'intérêt même des puissances qui nous environnent. Cette indépendance est la condition d'un équilibre qu'aucune d'elles ne laisserait rompre impunément.

Et, ne faut-il pas le reconnaître? sans cette garantie qui nous assure contre chacun de nos voisins en particulier l'appui de tous les autres, notre armée, portée au chiffre le plus élevé, et malgré la bravoure, l'instruction et la discipline auxquelles on doit rendre hommage, ne serait-elle pas insuffisante contre un ennemi qui aurait l'avantage d'une immense supériorité numérique?

Je suis donc rassuré contre les dangers de l'extérieur. Notre armée, quelque réduction qu'elle éprouve, sera toujours en mesure de repousser les seules tentatives que nous ayons à redouter, des tentatives comme celle qu'elle a si énergiquement châtiée le 29 mars 1848.

Est-ce contre elle-même, messieurs, que la Belgique doit entretenir à grands frais une armée nombreuse? La patrie aurait-elle plus à craindre de ses propres enfants que de l'étranger?

Certes, nul ne lui fera cette injure après ce qui s'est passé depuis bientôt deux ans.

Or, ce calme, cet ordre, ce respect des lois, cet attachement à la constitution du royaume que n'ont pu altérer un seul instant ni la contagion de l'exemple, ni les provocations de quelques hommes égarés, ce n'est point à l'armée que nous en sommes redevables; c'est à la sagesse du gouvernement qui a su donner à l'opinion publique de justes satisfactions, c'est surtout au caractère réfléchi et à la raison du peuple belge qui ne se passionne pas pour des théories et ne s'empresse pas d'échanger en aveugle le bien présent dont il jouit pour un avenir qu'il ne connaît pas.

Sans doute une force armée est indispensable pour contenir les mauvaises passions qui fermentent partout : mais dans un pays où elles rencontrent si peu de sympathie, où elles n'ont point d'avenir, la force armée doit-elle être calculée comme s'il était à craindre qu'une partie de la population, saisie de vertige, ne se jetât sur l'autre?

Et quand l'esprit de défiance serait poussé jusqu'à prévoir de sérieuses commotions, l'armée nationale, n'importe un régiment de plus ou de moins, suffirait toujours pour assurer le triomphe du droit et de l'ordre : elle suffirait, car elle trouverait le complément de sa force dans l'appui moral de l'immense majorité de la nation, dans le concours actif de tous les bons citoyens, dans la coopération intéressée de la garde civique.

Je ne me fais pas Illusion, messieurs, sur ce qu'on peut attendre de la garde civique : je sais ce qu'on en dit et ce qu'on en pense, sans oser le dire. Quelques-uns semblent voir dans cette institution un sujet d'inquiétude plutôt que de sécurité.

Quant à moi, je pense et je dis que c'est avec raison que le Congrès si éclairé et si prudent en a fait, en 1831, l'une de nos garanties constitutionnelles; il a bien compris que si l'opinion publique armée peut être dangereuse, c'est pour un gouvernement despotique, chez un peuple qui a tous ses droits à reconquérir; mais au contraire, que chez un peuple qui n'a plus qu'à conserver et à consolider ses libertés, elle est le soutien le plus fidèle et le plus ferme d'un gouvernement équitable qui sait les respecter.

A cette condition on pourra toujours compter en Belgique sur la garde civique ; l'armée la plus faible peut tout avec elle, parce qu'alors elle agira d'accord avec l'opinion générale du pays : l'armée la plus forte ne peut rien de durable sans elle, parce que, dans nos sociétés modernes, l’action de la force est essentiellement éphémère quand elle n'a pas son point d'appui dans l'opinion publique.

Ainsi donc, notre système militaire me paraît hors de proportion aussi bien avec les besoins susceptibles de se produire à l'intérieur qu'avec ceux qui peuvent venir du dehors, et je ne saurais donner mon suffrage au budget qui tend à consacrer cette organisation.

Cependant, messieurs, je ne voudrais pas non plus émettre un vote qui fut un acte d'hostilité contre le cabinet. Je considère le ministère, dans sa composition actuelle, comme le plus capable d'opérer, sans secousse et dans une juste mesure, les réformes que le pays réclame vivement et de concilier avec le besoin impérieux d'économies, les justes égards dus à des positions acquises.

J'aime à me persuader que son patriotisme ne reculera pas devant cette tache. Mon opposition dans les circonstances actuelles sera donc purement passive, elle se bornera à une simple abstention dans le cas où l'amendement de M. Lelièvre, auquel je me rallie, ne serait point adopté.

- Plusieurs voix. - Et l'amendement?

M. le président. - J'ai demandé à M. Jouret, avant de lui accorder la parole, s'il avait un amendement à présenter; il m'a répondu affirmativement.

M. Jouret. - Je vais le déposer.

M. Delfosse. - M. Jouret a dit qu'il faisait sien l'amendement de M. Lelièvre.

M. Osy. - J'ai demandé la parole pour motiver mon vote. Depuis six ans j'ai voté chaque année contre le budget de la guerre; en 1845, j'ai voté contre l'organisation actuelle de notre armée.

D'après les renseignements que j'ai pris dans le pays et à l'étranger, je crois que notre organisation est défectueuse et qu'en ayant sur pied de paix une armée au moins aussi forte qu'actuellement, nous pourrions faire sur les dépenses publiques une économie notable. Je sais que l'opinion générale est, jusque sur le banc des ministres, que ceux qui sont contraires au budget de la guerre sont des démolisseurs. Je crois le contraire, je dis qu'ils veulent le bien du pays, parce que l'armée n'est qu'une partie du pays, et nous devons nous préoccuper du pays entier; or, en ayant une meilleure organisation et sans diminuer l'effectif de l'armée en soldats, il y aura moins d'impôts.

J'ai, dis-je, en 1845, voté contre l'organisation militaire actuellement en vigueur. M. le ministre de la guerre actuel nous a prôné l'organisation du Piémont, en disant que la nôtre était calquée sur celle de ce pays. Eh bien, les malheureuses campagnes de 1848 et de 1849 prouvent que cette organisation ne convenait pas, qu'elle était mauvaise, défectueuse, que c'est la principale raison des malheurs qui sont arrivés à ce pays.

Pourquoi cette organisation est-elle mauvaise? Parce que, comme je l'ai dit, les jeunes soldais ne passant que huit ou dix mois sous les armes, connaissent à peine les officiers et ne s'attachent pas à leur drapeau, ne prennent pas goût au service, et quand on les rappelle, ont perdu le peu d'instruction qu'ils ont pu acquérir.

Je partage l'opinion de l'honorable député de Bruxelles, qui a parlé hier. Avec un contingent de 60 mille hommes nous pourrons conserver les miliciens sous les armes pendant deux ans dans l'infanterie, et pendant trois ans dans la cavalerie, et nous aurons une meilleure armée que maintenant.

J'adhère à tout ce qu'a dit l'honorable M. Dumortier, quant au maintien de notre nationalité; mais je ne veux pas conclure comme lui, car en votant des cadres pour une armée de 80 mille hommes, je vous demande comment en temps de guerre vous les payerez. Vous l'avez vu, en 1848 le ministre de la guerre nous a demandé 9 millions; comment avons-nous pu mettre cette somme à sa disposition? Par un emprunt forcé! Ce n'est pas en temps de guerre que vous pourrez recourir à un pareil moyen.

Et alors vous ne pourriez appeler cette armée de 80 mille hommes, pour laquelle nous votons aujourd'hui des cadres. Je crois donc qu'il faut changer le contingent, conserver les miliciens plus longtemps sous les armes (c'est le moyen d'avoir de meilleurs soldats), réduire les cadres et augmenter l'effectif des compagnies.

Ce système a prévalu en Hollande, où il n'y a plus aujourd'hui que 9 régiments d'infanterie, 4 de cavalerie et 2 escadrons pour le Limbourg, La Hollande, qui avait naguère un budget considérable, n'a plus aujourd'hui qu'un budget s'élevant à peine à 10 millions de florins, sans les pensions, tandis que nous avons un budget de 28 millions de francs; car si le budget est de 26 millions 700,003 fr., c'est un budget normal de 28 millions de francs; en effet, l'économie de 1,500,000 francs ne provient que du bas prix des céréales et des fourrages, et lorsque nous devrons voter la somme annuelle nécessaire pour la remonte.

Je crois qu'il serait nécessaire de réduire, comme en Hollande, notre grand et petit état-major. Nous avons 27 généraux en activité de service, 4 au cadre de réserve. Je suis persuadé qu'avec 18 généraux on pourrait très bien faire le service; car, quoi qu'on ait dit l'année dernière, il faut revenir à 3 divisions militaires; nous n'en avons pas eu davantage sous l'ancien gouvernement; nous n'en avons pas eu davantage jusqu'en 1842.

La création d'une 4ème division militaire, pour avoir une division militaire à chacun des quatre points cardinaux du pays, est un véritable rêve. C'est l'opinion d'un ancien député, qui s'est occupé de cette question, et qui me le disait, il y a quelques jours. Avec trois divisions territoriales, il est évident que six lieutenants généraux et douze généraux-majors sont un nombre suffisant.

M. le ministre de la guerre a déjà adopté le système de la suppression des commandants de province; car il n'en reste que cinq. En supprimant ces cinq commandants de province et en faisant commander les provinces par les généraux qui commandent les divisions territoriales, nous pouvons réduire à dix-huit le personnel de l'état-major général.

Je suppose que nous conservions les cadres pour une armée de 80 mille hommes; je vous demande si, dans la situation de nos finances, qui sera toujours la même, car nous n'aurons jamais de réserve, il sera possible d'appeler 80 mille hommes ? Ne vaut-il pas mieux avoir une armée moindre et plus forte, gagner en qualité ce que l'on perdrait en quantité?

Nous pourrions ainsi réaliser aisément une économie de 3 millions de francs qui nous permettra de faire sur les impôts une réduction de pareille somme. Si vous faites ainsi quelques mécontents, par exemple les 400 officiers que l'on mettrait aux deux tiers de solde avec leur droit à l'avancement, vous donnez, par contre, satisfaction au pays entier.

Je crois que cette considération doit influer sur votre vote.

On dit que nous désorganisons. Mais en supprimant trois régiments d'infanterie, il faudrait, comme l'a proposé l'honorable député de Bruxelles, former des compagnies de 80 hommes. Ainsi nous aurions plus de soldats et moins d'officiers. Il faudrait faire la même chose pour la (page 455) cavalerie. Comme je l'ai dit l'année dernière, je ne vois pas pourquoi l'on ne réunirait pas les deux régiments de cuirassiers, composés chacun de quatre escadrons : lorsqu'on veut envoyer quatre escadrons au camp, il est impossible de les réunir sans les prendre dans les deux régiments ; il me semble qu'il vaudrait mieux avoir un seul régiment, composé de six escadrons, mais complets.

Il en est encore de même pour l'artillerie; jusqu'en 1842, nous n'avons jamais eu que trois régiments d'artillerie; eh bien, je pense que trois régiments suffiraient.

Pour ma part, messieurs, j'aurais voté, sous toutes réserves, le budget présenté par M. le ministre de la guerre pour cette année, à la condition que le gouvernement s'engageât à nommer, dans le courant de l'exercice, une commission mixte, une commission composée de militaires et de membres de la chambre, et qui serait chargée d'examiner toutes les questions, de voir s'il ne serait pas possible de faire une nouvelle et meilleure organisation et de réaliser des économies. Si M. le ministre de la guerre continue à s'opposer à ce mode de procéder, que nous proposons, et que la section centrale propose, je serai obligé de voter contre le budget de la guerre et pour la proposition d'enquête qui sera déposée sur le bureau.

M. le président. - La parole est à M. le Bailly de Tilleghem.

M. le Bailly de Tilleghem. - M. le président, je désire attendre la suite des débats. Je renonce pour le moment à la parole.

M. de Chimay. - Messieurs, je réclame votre indulgence ; je suis extrêmement souffrant depuis quelques jours, et il m'a fallu la conscience d'un devoir à remplir pour m'engager à prendre la parole.

Messieurs, la chambre n'attend pas que je vienne, après l'honorable baron Chazal, analyser le budget de la guerre, et combattre à mon tour, un à un, les arguments de ses adversaires. Les moments d'ailleurs sont précieux : il importe de ne pas prolonger la pénible incertitude que la durée de nos débats laisse peser sur l'une des grandes institutions du pays.

D'un autre côté, la conscience de mon infériorité m'imposerait encore le silence, si mon dévouement de cœur à l'armée, mes antécédents, mes convictions d'accord avec nos exigences présentes, soit au-dedans, soit au-dehors, ne me faisaient une loi de protester contre les réformes que l'on nous propose, sans même les préciser.

Aussi absolu que M. le ministre de la guerre, quant aux faits, je le suis moins quant aux principes. Notre siècle, nos institutions ne reconnaissent ni l'immutabilité, ni la perfection, heureux que nous sommes, forcés d'avancer toujours, quand ils nous permettent de consulter, avant d'agir, la voix de la prudence et de la saine raison. Je n'oserais donc pas affirmer que nous ayons atteint les dernières limites du bien en matière militaire; je ne prétends pas que la loi de 1845 soit irréprochable, malgré nos liens de parenté ; mais avant d'y porter atteinte, je demande que l’on consulte la prudence, la raison, l'opportunité.

Pour moi, messieurs, je ne voudrais pas entretenir dans l'armée l'idée d'une autre immutabilité, que celle qui longtemps résultera pour elle, je l'espère, des sympathies d'une majorité nationale et prévoyante, de la bonté de cette même organisation mieux appréciée, que l'on attaque aujourd'hui, avant que l'on ait eu le temps de reconnaître tous ses avantages ou de découvrir ses dangers. Je suis le premier à le regretter, il est déplorable que l'organisation de l'armée, de cette force vive de l'État, n'ait pu être assimilée par le congrès à nos grandes institutions, telles que la royauté, la magistrature et tant d'autres garanties, bases immuables de notre société politique. Malheureusement, il n'en est pas ainsi.

Dès lors, l'armée constitutionnelle, soumise au jeu de nos institutions, doit en subir les conséquences et savoir qu'il suffit de l'initiative d'un seul membre de la législature, pour remettre chaque année en question l'immutabilité que lui garantit seul le bon sens national. Je ne veux d'autre preuve de cette vérité que ce que nous avons fait en 1845. En nous occupant exclusivement des cadres, dont les éléments, produits du temps et de l'expérience, ne peuvent être improvisés, nous avions aussi espéré prévenir, dans une certaine mesure, l'instabilité; nous ne voulûmes pas, au contraire, déterminer l'effectif, parce que seul il nous semblait pouvoir, sans inconvénients graves, être modifié, étendu ou restreint, au gré des majorités, sous l'influence de la politique extérieure, des exigences de l'agriculture et de la situation des finances. Cependant, chaque année, vous le savez, messieurs, la loi de 1845 a été l'objet d'attaques toujours renaissantes : c'est que l'instabilité est inhérente à nos formes gouvernementales. Cette instabilité est un mal sans doute, mais un mal qui atteint la plupart des fonctionnaires de l'Etat; un mal qui, je le répète, est le résultat naturel, inévitable des institutions que nous avons tous juré de conserver et de maintenir.

Eh, messieurs, l'instabilité ne nous presse-t-elle point de toutes parts? L'esprit humain n'accomplit-il pas chaque jour des progrès incalculables dans l'ordre matériel?

Pour ne citer qu'un seul fait relatif à notre sujet, pouvait-on prévoir, il y a dix ans, qu'un léger changement opéré dans le canon d'une carabine augmenterait, de 400 à 1,200 mètres et plus, la portée de cette arme, et qu'il deviendrait possible, par exemple, d'atteindre avec une précision extrême de tir, à cette fabuleuse distance, des artilleurs sur leurs pièces? Ce simple fait n'exercera-t-il aucune influence sur la disposition d'une bataille? Ne modifiera-t-il en rien l'emploi ou la composition de tel ou tel corps? D'un moment à l'autre, une nouvelle découverte, un nouveau progrès dans l'art de détruire les hommes, sans compter ceux que la Providence peut développer dans les sentiments fraternels des peuples, n'imposeront-ils pas à leur tour d'autres changements, d'autres réformes? Répondre négativement, ce serait méconnaître les lois qui règlent la marche de l'humanité. L'honorable baron Chazal, j'en suis certain, ne prétend pas assigner aux mouvements de perfectibilité de nos institutions militaires, des bornes insurmontables, pas plus que ce respectable roi de Danemark, si souvent cité, ne voulait en imposer aux vagues de la mer.

Ce que veut le ministre de la guerre, ce que je veux avec lui, messieurs, c'est que les changements dont notre état militaire peut être un jour susceptible, soient avant tout conséquents et équitables, qu'ils soient raisonnés, déterminés par l'expérience des faits, la pratique des choses, et surtout opportuns. Je l'avoue, messieurs, je ne comprends pas que, posée dans ces termes, la question ne soit pas résolue entre nos adversaires et nous.

Il y a cinq ans, messieurs, on voulait donner des garanties à l'armée; ou reconnaissait qu'une carrière toute de dévouement et de labeur, toute d'abnégation et de sacrifices, jusqu'à celui de la vie, devait être protégée contre les velléités législatives ou celles du bon plaisir. Et aujourd'hui, changeant de rôle, inconséquents avec vous-mêmes, dans un but d'économie très contestable, sans tenir compte ni des services rendus, ni des droits acquis, vous détruiriez l'œuvre de la loi de 1845, vous remettriez tout en question! Vous briseriez à la fois le présent et l'avenir!

Et d'ailleurs, je vous le demande, est-il sage, est-il conforme au sens politique et gouvernemental, de vouloir, après quelques années d'existence, opérer des réductions, ou plutôt, permettez-moi de le dire, chercher des inconnus, à propos de notre état militaire? L'armée a-t-elle fait défaut au but de son institution? S'est-elle montrée impuissante à défendre l'ordre intérieur ou les frontières du pays, pour que son organisation, à peine née d'hier, exige une si prompte réforme, soit déclarée mauvaise et condamnée?

Il me semble que, dans un sujet si grave, il s'agit de preuves plus que de millions. N'en déplaise à quelques économistes, dont j'apprécie autant que personne l'honnêteté de vues, le zèle et le patriotisme, il me faudrait des autorités plus compétentes, pour contrebalancer dans mon esprit les adhésions données à la loi de 1845 par un grand nombre d'hommes de guerre et de notabilités spéciales, enfin par l'expérience. Car l'armée, soyons heureux et fiers de le proclamer, messieurs, a noblement et patriotiquement accompli sa tâche : elle a maintenu l'ordre, elle a défendu la frontière.

Mais, me dira-t-on, le pays s'est protégé lui-même. Ne doit-on compter pour rien le bon sens de nos populations? Loin de moi cette pensée, messieurs ; c'est, à mes yeux, la meilleure, la plus forte des garanties. Nier ce bon sens, ne serait-ce pas d'ailleurs nier celui de nos milices nationales?

Mais si vous persistez à voir dans le pays deux éléments distincts, le peuple et l'armée, je vous dirai que l'un doit compter sur l'autre ; que l'armée sera certainement impuissante, dès qu'elle ne s'appuiera plus sur la sympathie de la nation, et que le bon sens des honnêtes gens ne les défendra pas contre une minorité factieuse, sans le concours d'une force organisée et dévouée aux institutions et au pays. Et qui ne sait, messieurs, que partout et toujours (l'histoire, il n'y a pas encore deux ans, nous en a donné une preuve éclatante), les minorités, audacieuses parce qu'elles n'ont rien à perdre, ont triomphé de l'ordre, des lois, de la société elle-même, toutes les fois que cette société, trop confiante, n'a pas appelé ses forces vives au secours de la famille et de la civilisation menacées.

Voudriez-vous, messieurs, que des réformes, dictées sans doute par la conscience et le dévouement, mais à peine esquissées, servissent, à l'insu de ceux qui les proposent, la cause des ennemis de l'ordre et de la liberté?

Ont-ils donc renoncé à leurs projets? Le calme règne-t-il autour de nous ? La société se soutiendra-t-elle sur ses antiques bases, ou sera-t-elle violemment emportée vers un avenir inconnu ? Cette redoutable question, qui oserait la résoudre? Ne serait-ce pas un spectacle douloureux et pénible, dans cette situation pleine de périls, que de voir les mandataires du pays dire au gouvernement : « Notre armée, depuis bientôt deux ans, a satisfait à toutes les exigences. Elle a été admirable de discipline et de dévouement. Au moment du danger, pas un homme n'a manqué à l'appel ; officiers et soldats ont à l'envi répondu à la voix de la patrie. Les dangers sont les mêmes ; et cependant nous choisissons ce moment pour jeter l'inquiétude et le découragement dans les rangs de nos défenseurs ; nous vous sommons de les désorganiser. »

Non, messieurs, il est impossible que telles soient les pensées de quelques-uns d'entre vous; ce ne serait plus de la politique, ce ne serait même pas de l'économie, ce serait, permettez-moi de le dire, de l'aveuglement, de l'aberration.

Ne devez-vous pas aussi, messieurs, tenir compte des protestations des hommes qui, depuis deux ans, ont dirigé avec autant de dévouement que de bonheur le char de l'Etat? Si, en 1848, ces mêmes hommes vous avaient demandé cent millions pour sauver le territoire et vos libertés, les auriez-vous marchandés? Vous les eussiez votés par acclamations. Pourquoi donc aujourd'hui leur disputer, sans projets arrêtés, sans expériences concluantes, sans griefs motivés, le maintien d'un statu quo à peine suffisant, et d'une telle importance à leurs yeux qu'ils sont prêts, en cas d'échec, à abandonner un pouvoir inutile dans leurs mains puisqu'ils le conserveraient sans force et sans dignité. Chose étrange, messieurs! (page 456) une fraction dans cette assemblée aurait donc seule le privilège de la clairvoyance et de l’instinct gouvernemental! Oubliant ses blessures de la veille ou ses appréhensions du lendemain, seule, elle se montrerait plus juste et plus confiante ! seule, elle proclamerait hautement et sans arrière-pensée, les grands, les immenses services rendus au pays par les ministres actuels, alors que leurs propres amis leur imprimeraient au front l’humiliant stigmate de la défiance et de l'incapacité!

Certes, messieurs, nos embarras financiers sont grands, et doivent exciter nos vives sollicitudes. Mais au-dessus de cette grave question s'élève une question plus grave encore, celle de l'existence même du pays. Nous l’agitons aujourd'hui, soyez-en convaincus, en délibérant imprudemment peut-être sur l'organisation de l'armée. Croyez-moi, c'est un de ces débats nationaux, où les partis et les intérêts matériels doivent disparaître, où le pays, dans son admirable sagacité, oublie la couleur des votes mais sait les apprécier à leur valeur. Pour nous, messieurs, habitués à nous rencontrer tous et sans exception sur le terrain du dévouement et du patriotisme, nous rendrons hommage, quelles que soient nos dissidences, à la sincérité de nos adversaires.

Mais cela ne suffit pas : il faut encore qu'en pareil cas, au dehors de cette enceinte, le sentiment public ne puisse pas grouper autour de votre haute décision les calculs égoïstes d'ambitions trompées ou à naître, d'étroit esprit de parti, de prudence électorale! Dédaignant une fausse popularité, sachons faire entendre la vérité à nos populations sur des intérêts que les erreurs d'une presse séditieuse, ou l'absence d'appréciation éclairée peuvent dénaturer; ne craignons pas de défendre courageusement et tête levée les lois et la société; assez d'autres les attaquent!

Pour moi, je ne garderais pas une heure un mandat qui, en présence de l’état de l'Europe et de la maladie du corps social, m'imposerait un vote de réduction que je regarderais, en mon âme et conscience, comme le premier symptôme de la ruine de mon pays. Soyons un peu moins pressés, messieurs, d'anticiper sur les décrets de la Providence. Heureux des biens qu'elle nous a laissés au milieu de la tourmente générale, gardons précieusement intacts tous nos éléments de stabilité. Sachons faire encore quelques sacrifices. La France, disait-on naguère, est assez riche pour payer sa gloire. Je dirai, à mon tour : La Belgique sera toujours assez riche pour défendre chez elle l'ordre et la vraie liberté !

M. Peers renonce à la parole.

M. Moxhon. - Messieurs, répondant à une interpellation, M. le ministre de la guerre est venu vous dire que l'on ne pouvait faire de bon pain avec le froment indigène, sans addition de grains étrangers.

Il est regrettable qu'une assertion semblable soit sortie de sa bouche ; elles e justifie d'autant moins que l'exposé des motifs de la loi sur les denrées alimentaires mentionne au contraire que, sur les marchés anglais, on accorde une préférence marquée aux froments belges. Les paroles graves de M. le ministre ne tendraient à rien moins qu'à jeter une grande défaveur sur nos produits. J'aime à croire que tel n'a pas été sa pensée.

Les faits et l'expérience répondent à M. le ministre. Par exemple, l'arrondissement de Louvain et celui de Fumes, nommé le grenier des Flandres, produisent des froments qui l'emportent en beauté sur tout ce qu'il y a de plus beau en Europe. La farine ne l'emporte pas moins en blancheur.

J'ai cherché à me rendre compte de ce qui avait pu amener M. le ministre à s'exprimer d'une manière aussi nette que défavorable à nos produits. J'ai trouvé que dans les boulangeries militaires on a reconnu que les grains de provenance russe et égyptienne donnaient, mélangés avec des farines indigènes, un rendement plus considérable en poids du pain. On n'a pas pris garde que ces grains étant torréfiés avant de sortir des ports d'expédition, étant réduits en farines, absorbaient infiniment plus d'eau que les farines indigènes. Celles-ci conservent toutes les parties gélatineuses du grain. C'est pour cette seule cause que les pains confectionnés avec le mélange de farines l'emportent en pesanteur. Je ne sache pas du reste que l'on ait poussé plus loin les expériences. Je serais heureux d'apprendre que l'économie réalisée sur le pain du soldat ne s’opère pas aux dépens de la quantité de matières nutritives que le pain peut contenir. C'est à la chimie à résoudre cette question.

Mon sujet m'amène naturellement à vous parler, messieurs, de la boulangerie militaire. L'accident récent qui vient d'arriver dans cet établissement exige, selon moi, qu'on s'en occupe d'une manière spéciale.

Si j'ouvre le budget de la guerre, je trouve au chapitre VIII : «Art. 21. Pain, 1,347,532 14.

Rien de plus.

Je viens, messieurs, vous proposer au chapitre VIII un amendement ainsi conçu :

« L'article 21 de ce chapitre formera un chapitre particulier, qui se décomposera par les frais :

«De la boulangerie militaire,

« Du moulin à vapeur,

« Et de ceux des différentes directions de la boulangerie dans les provinces. »

Je suis persuadé que tout se fait au département de la guerre avec la plus grande économie en ce qui concerne les vivres de l'armée. Le but de mon amendement se justifie par lui-même.

La boulangerie militaire se compose d'un moulin à vapeur exploité par l’État,

D'une boulangerie centrale à Bruxelles,

De 19 sous-directeurs de boulangerie et bureaux dans chacune de nos villes de garnison.

C'est là toute une administration dont je voudrais voir le compte détaillé, porté au budget de la guerre, et je voudrais qu'on nous dît quel a été l'excédant de chaque exercice.

Je m'abstiendrais dans cette discussion si son importance ne m'imposait le devoir d'émettre quelques-unes des considérations qui dicteront mon vote.

Je ferai d'abord cette remarque que lorsqu'il est question dans cette enceinte de dépenses utiles au commerce, à l'industrie, lorsqu'il s'agit en un mot de dépenses à allouer au département des travaux publics, un nombre assez considérable de membres de cette chambre s'écrient: que l'on veut précipiter le pays à sa ruine, qu'ils ne veulent plus d'impôts nouveaux, qu'un ministère des travaux publics est une superfétation ruineuse. Sans entendre prendre la défense de tout ce qui a été fait par ce département, je ne puis néanmoins m'associer à ce qui n'est, pour moi, qu'une réaction de mauvaise humeur.

Je dois dire que je suis autant partisan des travaux qui créent des valeurs, ou bien augmentent celles que le pays possède, que je suis l'ennemi des prodigalités dans un luxe de construction dont quelquefois nous avons été témoins. Si je me préoccupe du sort des officiers de notre brave armée, si je désire leur conserver et leur grade et leur position actuelle, je me préoccupe aussi du sort des travailleurs. Au nombre de ceux-ci je comprends nos soldats que l'on congédie tout simplement quand on n'a plus besoin de leurs services. On ne s'enquiert point s'ils trouveront du travail et du pain en rentrant sous le toit domestique.

S'agit-il de voter des sommes énormes au département de la guerre, le langage change. Que fait, dit-on alors, à un pays riche un découvert de 40,000,000 (après un emprunt forcé de pareille somme}? C'est là une bagatelle. Que l'on vende le chemin de fer, que l'on ne fasse plus de travaux publics, le vide sera bientôt comblé, et la Belgique heureuse et prospère.

Cependant M. le ministre des finances nous l'a dit avec cette franchise et cette bonne foi qui le caractérisent :« Il faut que tôt ou tard la chambre fasse quelque chose pour le trésor, cela est inévitable.» Ce qui pour moi signifie qu'un emprunt est indispensable pour rétablir l'équilibre dans nos finances et abandonner le système vicieux des dettes flottantes.

M. le ministre ajoutait : « Quelques économies que vous fassiez, vous n'échapperez pas à l'impôt.» Ici je m'arrête pour dire à la chambre, qu'autant je reconnais la nécessité impérieuse de recourir à l'emprunt, autant je me montrerai opposé à la création d'impôts nouveaux. Si je me montre quelque peu hostile aux dépenses considérables du département de la guerre, c'est que je crains plus une crise financière pour mon pays, qui commence à prendre un rang distingué parmi les nations industrielles, que je ne suis frappé de son importance militaire.

En effet, n'est-il pas évident pour tout le monde que la Belgique ne peut avoir la prétention de se mettre en lutte avec les puissances voisines et qu'il faut qu'elle rachète par la prudence et une extrême réserve ce qui lui manque du côté de la force matérielle ?

Ce qui doit, messieurs, nous sauver de la conquête, c'est que nos puissants voisins se jalousent. En 1831, lorsqu'une nation amie, mais intéressée au maintien de notre nationalité, est intervenue dans nos démêlés, elle s'est emparée de l'importante place de Namur : elle en délogea nos soldats pour y tenir garnison. Après trois semaines d'occupation, elle évacuait notre territoire. L'année suivante, le premier port du littoral de la mer du Nord était resté entre les mains de la Hollande, qui s'était jetée dans les bras de la politique allemande. La France est de nouveau intervenue, il lui importait que l'Allemagne ne possédât pas Anvers.

Que faisait entre-temps notre jeune armée? On lui intimait de Londres l'ordre de rester l'arme au bras. Sans cette jalousie permanente des grandes puissances, croyez-le, messieurs, vous auriez entendu annoncer à la tribune française que l'ordre régnait à Bruxelles.

Les événements graves qui depuis cette époque ont ensanglanté l'Europe, ont imposé plus que jamais aux grandes nations cette politique expectante.

Notre pays n'a pas de frontières naturelles, point de mer, point de montagnes propres aux guerres de partisans, point de fleuve considérable, qui nous préserve d'une invasion soudaine. Nos places fortes ne pourraient pas plus la prévenir que l'empêcher.

M. De Pouhon nous disait que, dans une telle situation, il fallait, pour garantir nos frontières et occuper nos places fortes, une armée relativement plus forte que celles des pays avoisinants.

Dans son hypothèse, vous n'avez, messieurs, qu'à augmenter votre armée et conséquemment vos impôts.

La véritable défense de la Belgique git, selon moi, dans l'union et le bien-être de ses enfants. Les richesses de son sol et de ses mines rendent indispensable la création et de nouvelles routes et de nouvelles voies navigables. Les travaux publics utiles portent l'aisance au sein des familles des travailleurs. C'est là pour moi une question de justice, de moralité et de sécurité pour mon pays.

Si, contre toute attente, le budget de la guerre était voté tel qu'il est, je me verrais quoique à regret, forcé de consentir à de nouveaux impôts;: je me soumettrais ainsi à la décision de la majorité de la chambre; je ne- puis admettre qu'elle autorise des dépenses, tandis qu'elle placerait le gouvernement dans l'impossibilité de remplir ses engagements.

Une autre considération me force à refuser mon vole au budget, c'est (page 457) que je crois notre organisation militaire défectueuse. L'année dernière, M. le ministre nous citait l'armée piémontaise comme ne laissant rien à désirer sous le point de vue organiques; il l'avait prise pour modèle de l'organisation de la nôtre. Les faits ont parlé depuis. Le 24 mars dernier, l'armée sarde était réunie sous les murs de Novare, le roi se trouvait à la tête de 40,000 hommes, soutenu par le feu de la place. Quelques heures suffirent pour anéantir cette belle armée. Une correspondance de Turin s'exprime ainsi :

« La débâcle du 24 est attribuée, par les hommes bien informés, à la mauvaise organisation de notre armée. Bonne pendant la victoire, elle n'offre, en cas de revers, aucun solide appui. Figurez-vous que nos paysans, enlevés par la conscription, restent un peu plus d'un an sous les armes et reviennent ensuite dans leurs familles où ils demeurent à la disposition de l'Etat. »

C'est ainsi que, dans sa famille, le soldat reprend ses habitudes anciennes, perd son instruction militaire. C'est ainsi qu'en cas de guerre vous n'avez plus qu'une masse de paysans et de travailleurs armés. Il est avéré aujourd'hui que l'on ne forme pas en un an un véritable homme de guerre.

Messieurs, une dernière citation.

L'honorable M. Brabant, dont personne ne conteste les hautes connaissances dans ces sortes de questions, citait dans son rapport sur le budget de l'année 1843, l'opinion du général marquis de Caraman, sur l'organisation militaire de la Prusse.

« L'idée d'entretenir beaucoup d'emplois sans fonctions utiles ou nécessaires, uniquement par prévoyance de cas de guerre, paraît s'appuyer sur un faux principe. Les emplois sans activité n'entretiennent pas des capacités, ils les diminuent plutôt; il semble bien préférable, en prenant soin de remplir les emplois par des hommes capables, d'avoir à choisir, en cas de guerre, dans des cadres bien organisés, et de donner alors une forte impulsion, au moment d'entrer en campagne, en élevant aux grades supérieurs des officiers méritants qui se seraient fait connaître avantageusement dans les grades inférieurs. On trouve toujours de bons chefs de bataillons à prendre parmi les capitaines, des colonels parmi les officiers supérieurs, et des généraux parmi les meilleurs colonels. Il n'est question ici que d'un principe d'ordre, d'économie, car il serait dépourvu de sens de vouloir réduire brusquement des cadres encombrés, mais une fois la base établie, rien n'empêche d'y ramener successivement par des mesures prudentes et sagement combinées. »

Cette citation, que faisait alors M. Brabant, est à mes yeux une critique amère de notre organisation.

M. Pierre. - J'avais l'intention de développer hier la proposition que je vous ai présentée. Ces développements, étant tout spéciaux, me paraissaient devoir être donnés plus convenablement à part. Puisque je n'ai pu en agir ainsi, je suis donc forcé d'en faire précéder les considérations générales dans lesquelles je désire me circonscrire. J'aimais de constater cette circonstance afin d'obtenir votre indulgence, si je suis amené, malgré moi, à réclamer votre attention plus longtemps que je ne me proposais de le faire en une seule séance.

La proposition que j'ai eu l'honneur de vous soumettre hier, messieurs, est, en d'autres termes, la reproduction de celle que je vous avais présentée l'année dernière. Déjà, alors, il m'avait paru n'y avoir aucun autre moyen de sortir de la position qui nous était faite. D'un côté, M. le ministre de la guerre déclarait bonne notre organisation; de l'autre, une grande partie d'entre nous, et j'étais de ce nombre, prétendait qu'elle était vicieuse. A notre appréciation, M. le ministre répondait en ces termes : « Je vous le demande, messieurs, les modifications qu'on propose aujourd'hui à la loi d'organisation de l'armée, proviennent-elles d'hommes spéciaux, d'hommes qui peuvent être mis en parallèle avec ceux sur l'opinion desquels on s'est basé pour établir notre organisation militaire? Je rends certes hommage au sentiment qui anime les honorables membres qui viennent combattre l'organisation actuelle; mais leur opinion ne peut raisonnablement prévaloir sur celle de tous les hommes de guerre de l'opinion desquels on s'est aidé pour créer notre organisation militaire. »

Cette objection, messieurs, M. le ministre nous la fera encore tout à l'heure : soyez persuadés qu'il ne laissera pas clore la discussion sans la reproduire. Pourquoi ne le ferait-il point? Je ne sache pas que depuis cette époque la chambre se soit livrée à un cours d'art militaire. Quant à nous, la conviction que nous avions, nous l'avons conservée.

Loin d'avoir diminué, de s'être affaiblie, elle a, au contraire, grandi, elle s'est corroborée; elle nous défend de reculer devant elle.

Entre deux propositions inverses, diamétralement opposées, dont l'une est soutenue par M. le ministre et l'autre par nous, qui sera juge? Car, enfin, il faut qu'une bonne fois cette question soit décidée. Voter ou rejeter le budget, ce n'est pas lui donner la véritable solution qu'elle réclame; il ne suffit pas de savoir s'il faut réorganiser l'armée. Dans l'affirmative, il faut aussi savoir quels en sont les vices organiques, afin de pouvoir y remédier avec efficacité. C'est là ce que commande l'intérêt du pays et de l'armée elle-même.

Il y avait, l'année dernière, diverses raisons à invoquer à rencontre de ma proposition; elles ne peuvent plus l'être en ce moment. Ainsi, la plupart des membres de la minorité comptaient sur l'effet d'un vote négatif imposant. Ils espéraient que le gouvernement en tiendrait compte. Ils pensaient que ce vote significatif lui forcerait en quelque sorte la main. Cette opinion était partagée par plusieurs membres de la majorité, ils allaient jusqu'à déclarer hautement et sans détour qu'ils votaient pour la dernière fois cet énorme budget. Je n'étais pas de leur avis et n'acceptais point cette illusion. Vous voyez que je ne me trompais pas : le fait me donne raison. On vous a représenté le budget dont vous ne vouliez plus, et on le soutiendra aujourd'hui précisément comme on le soutenait alors.

Pour motiver ma première proposition d'enquête parlementaire, je suis entré dans des détails que je me dispenserai de vous exposer ici. Je crois cependant devoir constater une chose fort importante. C'est l'immense progrès qu'a fait notre opinion dans le pays et dans la chambre. L’an dernier, la majorité de toutes les sections avait admis, sauf de très légères modifications, le chiffre du budget. La section centrale nous en proposait aussi l'adoption à l'unanimité, moins une voix.

Que s'est-il passé cette année? Il résulte du dépouillement des procès-verbaux des sections qu'une seule a voté le chiffre du budget présenté, et que cinq ont demandé, soit formellement, soit implicitement, la révision de la loi sur l'organisation militaire et refusé le vote du budget.

La section centrale s'étant ensuite posé la même question en cette forme : « Y a-t-il lieu à réviser la loi d'organisation de l'armée, pour arriver à une économie sur le budget de la guerre ?» l'a résolue affirmativement par quatre voix contre deux et une abstention. Pas n'est besoin de vous dire que je suis disposé à voter en faveur de ces conclusions. Je désirerais assurément que la chambre les adoptât également.

Craignant que mon désir ne se réalise point et ne voulant pas prolonger mal à propos les débats, qui prendront déjà sans doute une large extension, il m'a semblé convenable de déposer ma proposition au début de la discussion, comme je vous l'ai fait remarquer en la déposant.

Si, n'adoptant pas les conclusions de la section centrale, ou tout au moins ma proposition, que je ne présente, du reste, que subsidiairement, l'on passait outre à la discussion et au vote du budget, ne devons-nous pas craindre que le seul terrain, que nous aurions gagné peut-être, serait de réunir contre lui une plus nombreuse opposition, mais insuffisante pour le repousser? A cela il y a un motif fort simple. Je puis le dire, puisqu'il n'est un mystère pour personne et que chacun de nous a la franchise de l'avouer. Tous les membres qui siègent en cette enceinte, à quelques exceptions près, considèrent les questions qui se rattachent au budget de la guerre comme trop spéciales et ne se croient point appelés à se livrer aux études sérieuses et ardues qu'elles exigent. Ils n'ont donc pas étudié ces questions et ils ont, en outre, fort peu de confiance en la compétence de ceux de leurs collègues qui ont jugé à propos de s'en occuper. Ils n'ont guère, à cet égard, plus de confiance en ceux-ci qu'ils n'en ont en eux-mêmes. A leurs yeux, l'opinion de M. le ministre a sur l'opinion de ces derniers une supériorité incontestable. Cela serait, en effet, parfaitement vrai, parfaitement exact, si ces membres, qui ont examiné les questions dont il s'agit, opposaient leurs lumières personnelles à celles de M. le ministre. Voilà où est l'erreur; car il n'en est point ainsi. Ils ont opposé l'année dernière et ils opposeront encore, dans la discussion qui est ouverte, aux opinions de M. le ministre, celles des plus hautes célébrités militaires contemporaines.

Ces autorités, M. le ministre doit les réfuter pour avoir gain de cause, et ne pas envisager le plus ou le moins de compétence de ceux d'entre nous qui s'en constituent uniquement les organes. Toujours est-il que les membres de cette chambre, qui ne se sont point occupés de l'examen de ces grandes questions militaires, malgré tout ce que nous pourrons leur dire, malgré toutes les citations des meilleures autorités que nous pourrons leur faire, ne se croiront pas suffisamment éclairés, et désireront, si je puis me servir de cette expression, un plus ample informé. Eh bien, messieurs, ce plus ample informé, qui peut mieux nous le procurer que la commission d'enquête faisant l'objet de ma proposition. Cette commission, qui sera votre émanation, vous offrira toutes les garanties désirables d'indépendance et d'impartialité, que vous ne rencontreriez au même degré dans aucune autre composition. De quelque côté que j'envisage la situation, je ne lui découvre pas d'issue plus avantageuse et surtout plus propre à donner apaisement à toutes les consciences. La mission de votre commission sera de faire appel aux militaires les plus distingués du pays. Elle les interrogera et vous rendra un compte, rigoureusement fidèle, de ses investigations. Leur résultat vous mettra en mesure de statuer avec parfaite connaissance de cause.

Jusque-là les membres qui ne se regardent pas comme étant assez éclairés, se croient obligés de voter le budget, tandis qu'aucun d'eux ne refusera, j'en suis persuadé, de s'entourer de lumières sur d'aussi graves questions, d'où peuvent dépendre l'honneur et le salut du pays. Force nous est de reconnaître que l'intérêt financier, l'intérêt d'argent n'est pas seul enjeu.

De ce qui précède, il résulte que ma proposition est de nature à rallier aussi bien ceux qui sont disposés à voter le budget que ceux qui sont disposés à voter contre.

Le gouvernement lui-même, messieurs, ne doit-il pas accepter avec empressement ce terme moyen qui mettra fin à l'embarras en face duquel il se trouve? Supposons pour un instant, ce qui n'est pas cependant absolument certain, qu'il parvienne à faire écarter la question préalable et à faire passer le chiffre du budget. Une chose est hors de doute, c'est que la majorité qu'il obtiendra sera très faible : elle ne dépassera que de quelques-unes le nombre de voix dont se composera la minorité. Celle-ci représentera à peu près la moitié de la chambre et, par suite, du pays.

(page 458) En présence d'une manifestation aussi imposante, que l'adoption de ma proposition peut seule conjurer, n'importe-t-il pas au ministère de sortir de cette espèce de suspicion vis-à-vis de la moitié de la chambre et de la nation, sur l'objet le plus important qui puisse être soumis à nos délibérations ?

En définitive, la confiance, que l'on avait pu avoir de prime abord en notre organisation militaire, n'a-t-elle pas déjà reçu et ne recevrait-elle pas de nouveau la plus rude secousse ? N'est-elle pas déjà fortement ébranlée et ne le serait-elle pas davantage encore ? Le succès que remporterait le ministère serait peu rassurant, je ne pense pas qu'il y aurait lieu pour lui de s'en féliciter. Il y a des succès qui tuent ou qu'il faut regretter plus tard. Je ne sais trop si celui-ci ne serait pas de cette nature.

Au fait, il n'aboutirait point à la solution de la question, il ne ferait que la retarder, car, quoi que l'on fasse, j'ai la conviction intime que la réorganisation que nous demandons, nous l'obtiendrons : l'empêcher serait impossible. Contre nous on ne peut donc que gagner du temps. Mais, messieurs, prenons-y garde : ici gagner, c'est perdre. Au moment où nous vivons, à une époque où, d'un moment à l'autre, les événements peuvent marcher avec une prodigieuse rapidité, un retard d'une année pour la réorganisation de notre armée est une perte dont les suites deviendraient peut-être incalculables et d'une immense portée. Ces considérations me portent à croire que le gouvernement lui-même se ralliera à ma proposition.

M. le ministre a ouvert les débats en déroulant à nos yeux le passé et le présent des différents peuples. Il nous a démontré, avec une éloquence que nous avons admirée, la nécessité pour la Belgique d'avoir une armée forte. À cet égard, il ne peut y avoir de controverse. Il nous a cité la Pologne, Venise, mais il a oublié la Saxe.

Quelle est la base première de la grandeur de la Russie? N'est-ce point le funeste entêtement que mettait la Pologne à ne pas vouloir se placer au niveau des autres puissances, sous le rapport des institutions militaires, en croyant trop longtemps que des levées en masse, faites à l'improviste, suffiraient pour arrêter les barbares Moscovites?

Quelle est la cause de la déchéance de la Saxe, qui, il y a un siècle et demi, était supérieure à la Prusse? N'est-ce pas l'apathie de son gouvernement à suivre les progrès que faisaient chez les peuples voisins les institutions militaires? L'état arriéré où se trouvaient, sous ce rapport, il y a plus d'un siècle, la Pologne et la Saxe, a donc causé l'abaissement et la perte de ces deux pays, auxquels s'offrait pourtant un bel avenir. Cet état, messieurs, est à peu près celui où nous nous trouvons vis-à-vis des diverses puissances de l'Europe. Prenons-y garde : au fond il n'est guère plus rassurant. Ainsi les reproches amers et vifs que nous faisait hier M. le ministre, nous sommes en droit aujourd'hui, nous, de les lui renvoyer. Les arguments qu'il a employés contre nous prouvent précisément contre lui. Les armes qu'il nous a fournies sont les meilleures qu'il nous était possible de rencontrer. Vanter et rehausser la grandeur acquise par les autres nations, au moyen d'armées fortes et solides, n'était-ce point faire la plus piquante critique de la nôtre, à laquelle ces qualités précieuses manquent et que nous voulons, nous, lui donner? L'éloquence du discours de M. le ministre ne l'empêche pas d'aboutir à de fausses conséquences, puisqu'il a fini par déclarer que toucher à notre organisation actuelle serait, selon lui, une calamité publique. Eh bien, messieurs, je vais essayer de vous prouver que la réorganisation, traitée avec aussi peu de ménagements par M. le ministre, est de la plus extrême urgence.

Comme je l'ai dit à l'instant, je ne me poserai pas la question de savoir s'il faut à la Belgique une armée. La conviction de tous est formée sur ce point. Je n'examinerai pas si la neutralité, que nous ont attribuée les cinq grandes puissances, serait pour notre indépendance et notre nationalité une garantie suffisante. Sans vouloir faire trop bon marché des traités qui nous ont donné cette neutralité, je dirai qu'il serait au moins imprudent d'y avoir une confiance aveugle. Les événements qui se sont déroulés sous nos yeux depuis bientôt deux ans, n'ont-ils point considérablement amoindri la valeur de semblables stipulations politiques? On ne pourrait le nier. Il nous est permis d'espérer en l'avenir. Un jour viendra où les armées permanentes disparaîtront. Les exigences de l'humanité, allant toujours croissant en suivant les progrès intellectuels des masses, amèneront infailliblement ce résultat heureux. Il sera obtenu par la force seule des choses : il arrivera aussi naturellement qu'un fruit arrive à sa maturité.

Ce jour, messieurs, chacun l'appelle de ses vœux ; malheureusement, il est loin de nous encore ; pendant longtemps peut-être la force armée restera, comme une triste nécessité, le besoin de la civilisation moderne. Si les pays, régénérés par l'émancipation, n'avaient pas des forces, organisées sur des bases solides et respectables, à opposer aux innombrables bataillons dont disposent certaines puissances plus ou moins despotiques, quelle garantie de sécurité pourraient-ils avoir? Evidemment aucune. Nous savons tous que ces puissances arriérées se complaisent trop dans le despotisme pour voir avec indifférence la régénération des autres peuples. Elles ne la tolèrent qu'à regret, car elles redoutent l'entraînement de l'exemple. Elles éprouveraient un véritable bonheur, non point seulement à enrayer ces progrès, mais plutôt à les anéantir, si cela leur était possible.

Dans leur égarement tyrannique et insensé, elles oublient que c'est l'œuvre de Dieu, et que contre elle aucune volonté humaine ne prévaudra jamais. Ce que j'avance ici est trop vrai pour que je ne me croie point dispensé d'en donner la démonstration. La conséquence la plus immédiate qui on découle pour nous en particulier, c'est qu'on cas de guerre, il ne s'agirait point de se retrancher derrière notre neutralité. En présence d'une guerre de principes, et il n'y en a plus d'autre possible à notre époque, notre neutralité deviendrait un vain mot. J'irai plus loin, je dirai : un non-sens. La Belgique, qui est assurément une des premières dans les rangs de la démocratie, serait nécessairement appelée à fournir son contingent. La défense de ce principe, qui fait la base de son existence, serait sacrée pour elle. Il en résulte que dans l'intérêt de la défense de ce grand principe, vital pour nous, aussi bien que pour l'honneur du nom belge et la dignité nationale, il importerait que notre contingent fût à la hauteur d'une telle mission. Il importerait qu'il pût figurer dignement en ligne pour soutenir le premier choc, qui, tout porte à le croire, serait terrible, peut-être même décisif.

Sans doute, la question d'économie qui se rattache au budget de la guerre est du plus haut intérêt. Je lui accorde, pour ma part, la plus vive sollicitude. Selon moi, il est incontestable que le pays ne peut maintenir un budget semblable à celui qui nous est soumis. Cette charge serait pour lui un fardeau trop lourd, sous lequel il succomberait lot ou tard.

J'ai émis à cet égard, l'année dernière, une pensée qu'il ne me paraît pas inopportun de reproduire aujourd'hui, et la voici : « Si nous n'avons d'autres moyens de sauvegarder la Belgique qu'en la ruinant, je ne sais ce qui pourrait lui arriver de plus mauvais de tout autre côté. »

Cette vérité se fait jour; l'espèce d'ombre dont on semblait se plaire à l'entourer se dissipe : elle commence à être généralement comprise, personne n'osera bientôt plus la méconnaître. Si la question financière et économique doit spécialement nous préoccuper, elle ne doit cependant point dominer exclusivement ces débats.

L'autre question, dont je vous entretenais tout à l'heure, n'est pas moins digne de toute notre attention. Il ne suffit pas de discuter le chiffre du budget et de constater qu'il est trop élevé, qu'il n'est point en rapport avec nos ressources; il faut aussi examiner et savoir si l'armée est bonne ou mauvaise. C'est sur ce terrain que doit également rouler la discussion, si l'on veut qu'elle porte des fruits sérieux et profitables.

Si l'armée était bonne, je comprendrais aisément l'hésitation, les scrupules qu'éprouvent beaucoup d'entre nous à rejeter le budget, ou du moins à accueillir soit les conclusions de la section centrale, soit ma proposition. Si l'armée était bonne, cette hésitation, ces scrupules, je les éprouverais moi-même tout le premier. Je me serais demandé si, dans le but louable de réaliser des économies, il n'y aurait pas peut-être imprudence à désorganiser un corps aussi respectable que l'armée.

Si elle eût été bonne, je ne sais trop si ma conscience m'eût permis de faire de l'opposition au budget, je ne sais réellement si le courage d'assumer une pareille responsabilité ne m'eût pas fait défaut. En présence d'une aussi grande responsabilité, mon bon vouloir en faveur des économies eût probablement succombé. Mais, interrogeons notre situation militaire et demandons-lui si elle nous offre en fait les garanties de sécurité et d'honneur national, que nous avons le droit d'exiger d'elle.

Pour vous donner la réponse à cette interrogation, si je ne craignais d'abuser des moments de la chambre, je reproduirais sommairement les nombreux arguments qu'elle m'a fournis contre elle l'an dernier, en semblable circonstance.

Pourquoi les reproduire ? Ils sont restés debout, intacts : ils attendent encore la réfutation qui leur a manqué alors et les a laissés subsister dans toute leur vigueur. Je n'aborderai donc point cette foule de questions de détail, dont l'ensemble prouve à l'évidence et surabondamment la défectuosité de notre système militaire. Je me renfermerai dans quelques considérations générales, pour lesquelles je vous prierai de m'accorder un instant votre bienveillante attention.

Le vice essentiel, capital de l'organisation de l'armée consiste en ce qu'elle ne présente rien de réel, qu'elle n'a point d'effectif, que tout y est simulacre, fictif, anormal.

Elle a des cadres et point de soldats.

Si l'on pouvait faire un soldat avec le premier homme venu, en lui endossant l'habit militaire et en lui mettant les armes en mains, oh! alors, je trouverais notre organisation admirable. Toutes les autres nations ne devraient point hésiter à la prendre pour modèle.

C'est précisément parce qu'on a pris pour l'organisation belge ce point de départ radicalement faux, que notre armée est mauvaise. Je crois les cadres en officiers irréprochables sous tous les rapports. Il ne nous manque que de meilleurs cadres inférieurs et des soldats.

Je ne parlerai pas des chevaux et de tout le matériel qui s'y rattache, qui nous manquent aussi dans la même proportion. N'est-ce pas trop et existe-t-il une armée sans cela?

Si nous pouvions allouer au budget de la guerre une somme de 36 à 40 millions annuellement, je cesserais également d'avoir quelque chose à dire contre notre organisation. Avec de telles ressources on pourrait suppléer à tout ce qui manque. Dans deux ou trois ans notre armée serait forte et sur un pied respectable; mais, messieurs, loin de pouvoir dépenser de 36 à 40 millions chaque année pour notre défense militaire, il n'est déjà point possible, comme je le disais tout à l'heure, que le pays continue à payer à ce qu'il paye aujourd'hui. On a voulu concilier deux choses diamétralement opposées et dont l'une est la négation de l'autre.

On a voulu avoir une armée nombreuse et ne dépenser qu'une somme fort restreinte, eu égard à l'importance qu'aurait cette armée, si, au lieu d'exister en fiction, elle existait en réalité. C’était là un véritable nœud (page 459) gordien, on a eu la prétention de le délier et l’on va jusqu'à se faire l'illusion d'y avoir réussi. Erreur profonde et fatale! Il y a dans la nature humaine de ces difficultés, dont il ne nous est point permis de triompher; celles-là, il faut bien se résigner à les subir. La difficulté que je signale est de ce nombre. L'art de la guerre est un noble métier. Malgré son caractère honorable et relevé, c'est au fait un métier comme un autre.

En règle générale, l'on n'improvise pas impunément un militaire plutôt que l'on n'improviserait tout autre artisan. Cet art, comme tout autre, exige son apprentissage, et cet apprentissage ne consiste point uniquement dans le maniement des armes. C'est autre chose qui fait le vrai soldat. C'est la discipline, c'est l'esprit de corps, c'est l'attachement au drapeau, c'est la confiance qu'éprouve le soldat en lui-même et en ceux qui l'entourent.

Ces qualités guerrières essentielles, indispensables, sans lesquelles il n'y a point de soldat, ne peuvent s'acquérir que par des exercices de tous les jours, de tous les instants, qui brisent l'homme aux manœuvres et à la fatigue, par cette vie prolongée au milieu des camarades et d'amis, avec lesquels il sympathise et s'identifie en quelque sorte, par cette vie qui lui donne, pour ainsi dire, une nouvelle famille en même temps qu'une toute autre existence.

Ces éléments peuvent seuls constituer une bonne armée, et ils nous manquent complètement. On demande chaque année au pays un contingent très élevé, et les limites circonscrites du budget ne permettent point de conserver les recrues aux corps. On est obligé de les renvoyer dans leurs foyers, après quelques mois d'exercices, dès qu'elles sont tant soit peu initiées au maniement des armes. On croit avoir fait d'un milicien un soldat émérite, lorsqu'on l'a mis à même de figurer convenablement dans une parade ou dans une revue. Dès ce moment on le considère comme possédant les qualités d'un bon soldat.

S'il n'existait sur le globe que la Belgique et si elle était née d'hier, on comprendrait que l'on peut y professer des opinions aussi erronées sur les qualités constitutives du vrai soldat; mais l'expérience a parlé. L'enseignement de l'histoire n'est-il pas là? N'avons-nous pas reçu une grande leçon en 1831? Ne nous a-t-elle pas démontré que des soldats improvisés peuvent parfaitement tirailler dans les rues, lorsqu'ils sont abrités de maisons où ils s'installent, ou couverts de barricades qui les protègent ou leur servent de rempart; tandis, que quand ils sont places en rase campagne, il ne leur est point possible de résister contre des troupes fortement organisées.

S'il pouvait nous rester le plus léger doute à ce sujet, l'échec inconcevable éprouvé par l'armée piémontaise le ferait certes disparaître. Nous n'avons point oublié que l'on citait cette armée comme un modèle à suivre. On se plaisait à lui comparer la nôtre. Chacun sait qu'elle avait avec elle la plus complète analogie sous le rapport des conditions organiques, qui de nous n'a point été stupéfait en apprenant que la campagne du Piémont avait été aussitôt finie que commencée, que les beaux bataillons piémontais, que l'on nous vantait tant, avaient disparu tout à coup devant les armes autrichiennes?

Si l'on venait à cet égard me faire des objections, me citer des discussions politiques à titre de circonstances atténuantes, je renverrais mes contradicteurs à la relation intéressante de cette campagne, qui vient de paraître et que chacun de nous a probablement lue. D'ailleurs si, en Sardaigne, on pouvait attribuer cette incroyable défaite à d'autres causes qu'aux vices organiques eux-mêmes, aurait-on songé à réformer le système militaire qui y existait? Non assurément.

Des causes de l'espèce de celles que l'on pourrait arguer ou plutôt prétexter, sont exclusivement politiques. Elles n'auraient pu dès lors être considérées que comme purement accidentelles et ne devant vraisemblablement plus se reproduire en toute autre occurrence.

Elles n'auraient par conséquent point été un motif suffisant pour réorganiser l'armée piémontaise.

Et, messieurs, pour ne laisser dans vos esprits aucune incertitude à ce sujet, je vais vous citer les paroles que prononçait le roi Victor-Emmanuel, eu ouvrant les chambres sardes le 30 juillet dernier, et que je lisais quelques jours après dans le Moniteur belge : « Les lois qui seront soumises à votre examen auront pour objet l'organisation militaire, pour corriger les défectuosités qu'une triste expérience n'a que trop mises en évidence. »

La plus simple logique ne nous dit-elle pas que les mêmes causes produisent les mêmes effets.

L'organisation vicieuse, déplorable de l'armée piémontaise, sur laquelle la nôtre est calquée, ne doit-elle pas enfin nous ouvrir les yeux? Ne suffit-elle pas pour nous inspirer la crainte fondée de quelque grand désastre, si tout à coup notre armée était appelée à se mettre en ligne? A Dieu ne plaise, comme j'avais déjà l'honneur de vous le dire l'an dernier en pareille occasion, que je sois pour mon pays un prophète de malheur ! mais je crains fort que si cette épreuve nous était prochainement réservée, elle ne soit fatale à l'honneur du nom belge, que nous sommes tous fiers de porter. Si, cependant, on ne veut point uniquement s'en rapporter aux exemples frappants que je viens de rappeler et dont l'un nous est personnel ; si l'on veut se former une conviction plus approfondie, scrutons alors l'état militaire des divers autres peuples. Examinons surtout ceux qui ont une gloire, non pas à acquérir, mais bien acquise. Jetons un rapide coup d'œil sur quelques-unes de ces organisation militaires, imposantes et fortes qui ont produit des armées dont les annales appartiennent à la postérité et sont devenues immortelles. Quoique je sois loin do prétendre que notre armée doive être modelée sur certaines organisations adoptées dans des pays voisins, dont l'esprit public et les institutions diffèrent essentiellement des nôtres, je dirai quelle est la durée du service chez eux. Je citerai d'abord l'Angleterre et la Russie, qui sous ce rapport s'éloignent le plus des autres Etats. Là le militaire est retenu pendant vingt années consécutives sous les drapeaux.

On sait ce que valent ces armées. Elles ont fait leurs preuves. Aussi M. Thiers, dont le génie militaire est généralement reconnu, n'a point hésité à déclarer devant l'assemblée constituante de 1848 : «Que l'armée anglaise est une des plus grandes années de l'Europe, une des plus fâcheuses à rencontrer sur un champ de bataille. »

Je ne m'étendrai pas plus longuement sur les situations militaires anglaise et russe; elles s'écartent trop de l'organisation qui convient à la Belgique. Pour le même motif je ne dirai non plus qu'un mot de l'Autriche, où la durée du service a, jusqu'en ces derniers temps, été de huit et dix années consécutives, suivant que les soldats proviennent de telle ou telle partie de l'empire.

J'arrive immédiatement aux organisations de la Prusse et de la France, ces deux grands peuples, parmi lesquels la valeur militaire est devenue traditionnelle.

C'est là que nous devons puiser d'utiles renseignements. Notre modestie n'aura point à souffrir en les prenant pour modèles, dans les limites qui peuvent le mieux nous convenir.

Voyons comment, dans ces deux pays, on comprend l'éducation militaire et les qualités constitutives du vrai soldat.

En Prusse, le militaire reste sous les drapeaux trois années consécutives. Cette règle ne subit qu'une seule dérogation : elle s'applique principalement aux jeunes gens qui se destinent aux professions libérales. Ceux-là ne sont tenus à séjourner qu'un an sous les armes. Ils ne jouissent toutefois de cet avantage qu'aux conditions de s'équiper à leurs frais, d'abandonner ces équipements au gouvernement lors de leur sortie du service et de justifier, à l'expiration de l'année, de leur aptitude militaire, par l'épreuve d'un examen.

Ils sont à ces conditions dégagés du service de l'armée de ligne et incorporés dans le premier ban de la Landwehr, lequel, en temps de paix, n'est assujetti qu'à des rassemblements de courte durée.

L'exception que je signale était indispensable dans un pays où nul n'est exempt du service militaire et où le remplacement n'est point admis.

Quelquefois cependant il arrive que, contrairement à la loi en vigueur, qui n'admet pas d'autre exception, l'on se voit forcé de délivrer des congés temporaires à des militaires n'ayant pas trois ans de service effectif. Ces sortes de congés sont nécessités par des circonstances momentanées. Elles proviennent des exigences budgétaires qui ne permettent pas toujours de conserver pendant tout le temps fixé par la loi un contingent dont le chiffre est laissé au caprice du hasard et qui va croissant proportionnellement avec la population, puisque là chacun est de droit soldat.

L'on regrette, en Prusse, cet inconvénient comme une fâcheuse nécessité, inhérente à la position tout exceptionnelle de cette nation, qui avec seize millions d'âmes se croit appelée à jouer le rôle de grande puissance. L'on y reconnaît tellement cet inconvénient que, pour y remédier, on s'occupe en ce moment de créer, par arrondissement, une compagnie permanente de Landwehr. Néanmoins, messieurs, veuillez bien le remarquer : l'inconvénient dont je vous entretiens n'est autre chose qu'une exception et il a des tempéraments qui l'amoindrissent considérablement. Les congés en question ne peuvent être délivrés qu'à des hommes ayant séjourné au moins dix-huit mois sous les drapeaux. Ils ne se donnent jamais à ceux qui appartiennent à la garde, au génie, à l'artillerie, à la cavalerie. Ils ne modifient point la force de l'effectif immuable du pied de paix et ne peuvent, par conséquent, apporter aucune entrave à l'instruction militaire des diverses armes.

A l'assemblée nationale prussienne, la question de la durée du service fut soulevée, dans le courant du mois de mars dernier. Il n'est pas sans intérêt de vous dire dans quelles circonstances. Un député radical, interpellant le ministre de la guerre, insistait sur la nécessité de démocratiser l'armée.

Pour atteindre ce but, il entendait qu'on procédât à une réorganisation et qu'on prît pour base le système de la Belgique, où l'on ne conserve le soldat au corps que pendant quelques mois. Le ministre répondit qu'il savait parfaitement que quelques mois suffisent pour apprendre à la recrue à marcher, à manier son arme, en un mot, pour en faire un soldat de parade. Si, au contraire, ajoutait-il, vous voulez en faire un soldat de guerre, il faut la soumettre à un apprentissage de plusieurs années. C'est le seul moyen de la plier à la discipline, de l'habituer aux fatigues, de lui inspirer cet attachement au drapeau, qui le fait se précipiter au-devant des périls pour le défendre et sacrifier sa vie plutôt que de l'abandonner.

Voilà comme en Prusse on entend l'éducation militaire.

Quant à la pensée démocratique qui a dicté l'interpellation dont je viens de vous parler, j'y rends sincèrement hommage. Je conçois très bien qu'en Prusse les vrais amis des libertés publiques éprouvent cette préoccupation. Ils veulent sauvegarder le peu de libertés qu'on leur accorde et préparer l'avenir de celles qu'on leur refuse. Je suis heureux de pouvoir dire que notre pays n'en est plus là. Une telle préoccupation serait ici un (page 460) anachronisme. L'esprit public est trop avancé chez nous pour que l'on puisse jamais songera faire servir l'armée, pas plus qu'aucun autre corps constitué de l'Etat, à comprimer la volonté nationale. Passons maintenant à la France.

. Le militaire y demeure ordinairement pendant huit années consécutives sous les armes. Le terme de cinq ans est le minimum, et en quelque sorte l'exception.

Lorsqu'à l'assemblée nationale française il s'est agi d'inscrire dans la Constitution le principe de l'abolition du remplacement militaire, la question de la durée du service fut naturellement soulevée. M. Thiers, dont on ne contestera pas la compétence, la traita d'une manière approfondie. Je ne puis mieux faire que de vous reproduire quelques passages de son remarquable discours. Veuillez, je vous prie, y prêter un instant d'attention.

« De l'abrègement du service résulterait l'affaiblissement complet, j'ose dire la perte de l'armée française.

« J'ai vu tous les militaires signalés par une grande expérience, par d'illustres faits d'armes; ils étaient tous d'accord, il y a quelques années; je n'ai pas consulté ceux qui servaient en Afrique, ils n'étaient pas à Paris, mais tous ceux qui avaient fait les grandes guerres, qui s'étaient signalés par les faits les plus glorieux : ils étaient unanimes sur ce point qu'il fallait allonger le service au lieu de le raccourcir.

«Y avez-vous bien pensé? Connaissez-vous notre histoire? Connaissez-vous le caractère de la nation française, de l'armée française, vous qui nous demandez de réduire la durée du service à trois ou deux ans? Je dis que ce serait l'abolition de la force publique en France ; notre pays descendrait au dernier rang des nations si vous organisiez ainsi notre armée.

« Quand on s'imagine qu'il suffit d'apprendre à un homme à manier son fusil, qu'il suffit qu'il soit brave pour que ce soit un soldat, j'en appelle à tous les militaires ; il y a quelque chose que l'on ne donne pas en six mois, et c'est là ce qui fait les armées et les grandes puissances; c'est l'esprit militaire, qui est autre chose que l'instruction et la bravoure ; l'esprit militaire, qui seul donne ces armées que Napoléon plaçait au-dessus de tout ; l'esprit militaire, si j'ose le dire, ce n'est pas le courage, ce n'est pas l'instruction, c'est la vertu guerrière, c'est le caractère, c'est la tenue, la suite, la solidité.

« Eh bien, l'esprit militaire, ce qui fait la qualilé essentielle du soldat, ce n'est qu'avec le temps qu'on l'acquiert. Les soldats de six mois, un an, n'ont pas cette qualité-là. C'est le temps seul qui la donne, et ici je pourrais vous citer les plus grandes autorités, les plus décisives; je pourrais citer ce qui est plus décisif que les autorités des individus, celle des faits; mais vous me permettrez, sans venir apporter à la tribune le résultat de mes recherches historiques, ce qui serait inconvenant, de vous rappeler pourtant une autorité devant laquelle, en fait de guerre, tout le monde doit s'incliner.

« Il y a une séance connue, je crois, de beaucoup de personnes, une séance du conseil d'Etat dans laquelle Napoléon traita la question avec l'amiral Truguet. L'amiral était un homme de beaucoup d'esprit; il avait un mérite, celui d'être indépendant, et devant Sa Majesté Napoléon, il se permettait, et il avait raison, d'avoir un avis; il se trompait, mais il est glorieux de se tromper devant un maître tout-puissant. Et un jour, discutant marine, il disait: «Il me faut de vieux marins; mais vous gens de terre, avec des soldais de peu de mois de service, vous pouvez gagner des batailles.»

«Napoléon l'interrompit avec la vivacité ordinaire de son caractère, et lui dit :

« M. l'amiral, vous ne savez ce que vous dites. Oui, on se plaît à dire qu'en six mois on fait des soldats, c'est faux, ce sont des hommes qui ne connaissent pas les armes qui disent cela ; ce n'est pas en six mois, en neuf mois. Oh! certes, j'ai de bons soldats ; mais ils n'ont été bons qu'après six, sept et huit ans de service. Il faut longtemps pour donner l'esprit militaire à des soldats. »

« Et appliquant cela aux Italiens, Napoléon disait que c'était après dix années seulement de service près de lui qu'ils l'étaient devenus. Il fallait donc des années pour cela ; Napoléon pensait ainsi. Il a mieux fait que de le penser; il en a fait une cruelle expérience. »

« Je dis, messieurs, que l'expérience, que l'histoire démontre qu'il ne suffit pas qu'une nation ait de grandes qualités militaires, il faut que l'éducation vienne les perfectionner et les compléter et que si les moyens de cette éducation sont dans ses mains, on serait impardonnable de les lui refuser. »

Cette opinion de l'empereur a déjà été invoquée dans la dernière discussion par notre honorable collègue M. d'Elhoungne. Je me serais abstenu de vous la rappeler, si les paroles remarquables de M. Thiers, qui l'accompagnent, ne m'avaient paru aussi déterminantes dans le débat qui s'agite. A l'appui de ce qu'il avançait, M. Thiers exposait des exemples, on ne peut plus concluants. Je pourrais vous les citer et assurément ils sont dignes de tout votre intérêt. Ne voulant toutefois point fatiguer votre attention et désirant rester dans un cercle aussi restreint que pourra me le permettre la haute importance de mon sujet, je ne dispenserai de vous reproduire ces citations. Il en est une autre qu'il ne m'est point possible de passer sous silence ; c'est un passage du mémoire récemment publié par M. Léon Faucher sur la situation financière 4e la France.

Ce passage, concernant l'armée, semble écrit à notre adresse. La question qui nous occupe y est admirablement traitée, tant au point de vue militaire que sous le rapport financier; il est ainsi conçu :

« L'organisation militaire de la Grande-Bretagne n'est donc point un modèle d'économie ; mais si elle prodigue l'argent, elle épargne les hommes. Les maladies et la mortalité font moins de ravages dans cette armée que dans la nôtre, parce que les soldats, étant moins jeunes et plus forts, résistent mieux aux changements de climat et aux fatigues, Il y a par conséquent, à nombre égal, moins d'incomplet dans l'effectif. En outre, mille soldats exercés et à l'âge de la force valent deux mille recrues sur le champ de bataille.

« Je crois donc que, si nous avions un certain nombre de régiments dans lesquels une haute paye attirerait les vieux soldats et ferait de l'état militaire, ce qu'il n'est pas chez nous, une carrière, nous pourrions raisonnablement réduire, dans leurs rangs, l'effectif des chevaux, ainsi que des hommes, et opérer ainsi une économie notable dans les dépenses de l'armée, tant sur le pied de guerre que sur le pied de paix.

« Le matériel et les approvisionnements de la marine et de l'armée paraissent aux hommes spéciaux comporter de notables économies. Il y a des réductions à opérer sur les états-majors, dont le luxe est ruineux et rend peu de services.

« La dépense de notre effectif militaire pourrait cependant être réduite par deux combinaisons, qui auront pour effet, en tout cas, d'en augmenter la solidité. La première consisterait à créer, dans les diverses armes, sur un plan analogue à celui des grenadiers Oudinot, des régiments dont chaque soldat aurait déjà servi sept ans dans l'armée de ligne et s'engagerait à rester encore treize ans sous les drapeaux. Chaque soldat aurait une haute paye, et, à l'expiration de son engagement, il jouirait d'une pension de retraite. Avec 36,000 hommes de cette vieille infanterie, 5,000 chasseurs de Vincennes, 5,000 hommes de cavalerie, 4,000 hommes de l'artillerie et du génie, on pourrait considérablement réduire l'effectif de l'armée.

« La seconde combinaison est bien connue. Il s'agit d'employer une partie de l'armée aux travaux entrepris par le gouvernement ou par de grandes associations et qui peuvent être déclarés d'une utilité stratégique. Ce que nos soldats font en Afrique, pourquoi ne le feraient-ils pas sur le territoire continental? En donnant aux officiers l'instruction qui est nécessaire pour qu'ils prennent goût à la direction de ces travaux, et en accordant aux soldats une prime proportionnée au travail qu'ils exécutent, mais inférieure d'un tiers ou de moitié au salaire de l'ouvrier libre, on obtiendrait des résultats qui ne seraient pas indifférents pour la fortune publique.

« Ce système aurait encore l'avantage d'enlever l'armée, officiers et soldats, à l'oisiveté des garnisons qui les démoralisent et les énervent. On les endurcirait ainsi aux fatigues, on développerait les forces du corps par le travail et par une nourriture plus substantielle. »

La manière dont les hommes d'Etat que je viens de citer, et l'empereur lui-même, motivent leur opinion, les termes énergiques qu'ils emploient, ne vous prouvent-ils pas chez eux la conviction la plus intime, la plus forte, la plus profonde? Qui oserait contester leur compétence? Qui l'oserait surtout lorsque M. Thiers vous déclare qu'il a consulté toutes les sommités militaires de la France et les plus savants hommes de guerre de la Prusse; lorsqu'il vous affirme qu'ils étaient unanimes sur l'efficacité d'un long terme de service?

Aussi le comité chargé de faire un rapport sur le projet de réorganisation de l'armée, qui fut soumis à l'assemblée constituante française, a-t-il, également à l'unanimité, proposé l'adoption de ce principe. Il a reconnu : « 1° qu'il était nécessaire de diviser l'armée en armée active et en armée de réserve; 2° qu'il était nécessaire de conserver les soldats de l'armée active, sous les drapeaux, pendant sept années consécutives ou au moins pendant cinq ans; 3° que l'effectif en hommes, dans la cavalerie et l'artillerie, devait constamment être porté au chiffre du pied de guerre; 4° qu'une armée active, fortement organisée et proportionnée aux ressources de la France, fournirait en cas de guerre des cadres suffisants pour enrégimenter les réserves. »

Notre infériorité ne résulte point uniquement de la trop courte durée du service, elle provient encore de ce que notre effectif de paix est à peine le tiers de celui fixé sur le pied de guerre.

La France, au contraire, prend pour base de son effectif de paix les quatre septièmes de celui qu'elle doit avoir sur le pied de guerre. La Prusse conserve en temps de paix sous les drapeaux les trois cinquièmes de son effectif éventuel de guerre, sans compter la réserve. De cet élément et de la durée convenable du service dépend nécessairement la valeur des cadres inférieurs. Ils ne peuvent être bons que s'ils possèdent les deux qualités essentielles du soldat : l'instruction militaire et l'esprit de corps.

Elles ne s'obtiennent qu'en maintenant en temps de paix un effectif suffisamment élevé, pour ne point entraver l'instruction. Il faut, en outre, que cet effectif compte dans ses rangs de vieux soldats, parmi lesquels on puisse recruter des cadres de sous-officiers. Qui de nous n'a pas été souvent frappé du jeune âge de la plupart de nos sous-officiers que l'on rencontre?

Ne conste-t-il pas dès lors que dans notre système les miliciens reçoivent une éducation hâtive, pénible, incomplète, par les motifs que la durée du service est trop abrégée, que l'instruction des cadres et des soldats est par là entravé, que l'effectif du pied de paix est réduit outre mesure et ne se trouve plus dans des proportions suffisantes avec le pied de guerre, qu'un service convenable y devient impossible et que tout (page 461) tend à faire disparaître de l'armée l'esprit militaire, dans lequel il n'y aura jamais ni force ni homogénéité.

Je me résume, en France l'éducation militaire dure ordinairement sept ans et cinq ans au moins; en Prusse elle dure trois ans, puisqu'ainsi que je l'ai expliqué un an est l'exception ; en Belgique au contraire le terme moyen ordinaire de cette éducation est d'un an. Je vous ai prouvé que dans ces deux pays à grandes traditions militaires, où il a été un moment question d'amoindrir ce temps d'éducation et de séjour sous les armes, les hommes les plus compétents avaient aussitôt proclamé l'abréviation dont il s'agissait comme l'anéantissement immédiat de l'armée; l'on s'est bien gardé d'accueillir cette innovation malheureuse.

Vous le voyez, si en France et en Prusse l'éducation militaire se faisait comme elle se fait chez nous, on se regarderait comme n'ayant plus d'armée. Comment pouvons-nous donc, nous, croire que nous en avons une? Pour que nous fussions autorisés à le croire, il faudrait que nous eussions une prétention que je n'oserais attribuer à aucun de nous, pas plus qu'au gouvernement; il faudrait évidemment supposer de deux choses l'une : ou que le Belge a une aptitude militaire innée que n'a pas le Français, que n'a pas le Prussien; ou bien que les autorités, dont j'ai appelé les paroles et les appréciations à mon aide, ont versé dans la plus insigne aberration. Le dilemme que je pose n'a pas d'autre solution possible, là est toute la question.

Prétendrait-on encore que les cadres supérieurs étant bons, leur mérite supplée à tous les défauts? Les campagnes d'Espagne de 1807 à 1814 et celles d'Allemagne de 1813 à 1814, n'ont-elles point mis à jour le peu d'influence qu'exerce la valeur des cadres sur des soldats non aguerris? M'objecterait-on aussi par hasard l'inconvénient qui résulterait pour les miliciens et pour leurs parents d'un aussi long séjour sous les drapeaux? A cela ma réponse serait facile. Ne me suffirait-il pas d'opposer à cet inconvénient divers dédommagements importants, diverses compensations heureuses de plusieurs ordres différents? De notables économies seraient réalisées. Les allées et venues continuelles des miliciens, si onéreuses pour le trésor et si désagréables pour ceux-ci et pour leur famille cesseraient. Notre armée serait infiniment meilleure et serait constamment prête à agir à toute éventualité, sans nécessiter à chaque instant et à l'apparence du moindre danger, des crédits supplémentaires ruineux; l'impôt du sang serait considérablement diminué. Cette diminution serait d'autant plus grande, que la carrière militaire offrant désormais un état et un avenir assurés, une foule de jeune gens se présenteraient chaque année en qualité de volontaires, et viendraient en déduction du contingent à fournir. Ce serait du reste un nouvel élément de plus pour la force de l'armée. Une profession est toujours mieux remplie lorsqu'elle l'est par un homme qui en a la véritable vocation. Si cela est vrai pour tous les états, cela ne l'est pas moins pour l'état militaire, qui est réellement une spécialité.

J'ai dévoilé l'année dernière diverses autres défectuosités fâcheuses dont est entachée notre armée. Je ne renouvellerai plus la démonstration que j'en ai faite, en entrant dans de nombreux détails. Je me contenterai de la simple énonciation du fait.

Nos armes sont mal proportionnées, notre artillerie surtout a été poussée à l'exagération. On lui a donné pour base un chiffre fictif qui ne sera jamais atteint, car il est une considération qu'il importe de ne point perdre de vue. Nos finances nous permettront-elles jamais de réunir et surtout d'entretenir l'effectif de guerre qui nous est assigné ? C'est pourtant sur ce chiffre éventuel que repose toute notre organisation. N'est-ce point là une décevante fiction ? N'est-il pas temps enfin de rentrer dans une réalité sage et rationnelle ? Jusques à quand devrons-nous combattre un système dont il a été fait justice déjà en 1842 par M. le ministre de la guerre d'alors lui-même? Je ne citerai plus de nouveau ses paroles qui sont on ne peut plus concluantes. Après avoir examiné certains vices organiques de notre armée, il reconnaît qu'en restant dans cette ornière et en conservant nos immenses cadres, il n'y a aucun remède possible. On ne peut employer qu'un «palliatif». C'est l'expression textuelle dont s'est servi M. le ministre de la guerre, général distingué, dont on ne contestera pas, j'espère, la compétence? Est-il possible qu'un système reçoive une condamnation plus éclatante? Et cette condamnation, notez-le bien, a été ratifiée complètement par la commission composée d'officiers généraux les plus expérimentés, aux lumières desquels M. le ministre avait fait appel dans le but de réviser notre organisation militaire. Il est inexplicable qu'ayant été ainsi jugée et condamnée alors, on se soit obstiné à prolonger son existence jusqu'aujourd'hui, pendant sept ans. J'ai dévoilé, l'année dernière, la plupart des innombrables superfétations et sinécures dont fourmille l'armée ; il est inouï que le bon sens public n'en ait point eu raison plus tôt. J'ai signalé, entre autres, un abus. Deux mille francs de frais de bureau étaient alloués à l’aide-major général, que les relations de service n'obligent à aucune correspondance, Un arrêté royal, supprimant cette allocation, a paru tout récemment. Il a donc fallu près d'une année pour reconnaître que j'étais dans le vrai en combattant cet abus. S'il faut autant de temps pour reconnaître chaque abus que nous avons attaqué, et pour y remédier ainsi en détail, ne serions-nous pas fondés à croire qu'il faudrait plus d'un siècle pour atteindre et faire disparaître le dernier ? On le voit, il n'y a plus à temporiser, à hésiter.

Nous sommes en face d'une urgence que l'on aurait mauvaise grâce à reconnaître. Il faut enfin faire table rase et réédifier sur des bases entièrement nouvelles.

Nous ne pouvons rester plus longtemps sourds au cri du pays, qui veut tout à la fois des économies et des forces militaires lui offrant de plus sûres, de meilleures garanties d'homogénéité et de solidité. Les principes organiques que j'ai présentés à la chambre dans la dernière session, de même que d'autres honorables collègues et que nous produisons en ce moment ne sont pas nouveaux. Ils sont passés en quelque sorte à l'état de préceptes dans l'art militaire. C'est ainsi que les considèrent les diverses autorités que j'ai invoquées. Est-ce à dire que M. le ministre de la guerre n'est point de leur avis? Il a pu différer avec elles sur certains points d'application, je l'admets; mais, quant aux principes en eux-mêmes, je suis persuadé qu'il les professe comme elles. Et, messieurs, je croirais faire injure à la réputation militaire et aux hautes capacités de M. le ministre, si je me permettais d'en douter un seul instant.

Je me refuse à penser que M. le ministre ne soit pas en cela d'accord avec les hommes d'Etat et les généraux éminents que j'ai cités. Une foule d'autres autorités, non moins compétentes, se sont d'ailleurs prononcées dans le même sens. Parmi elles figure le général Préval, qui fut chargé du rapport sur le projet de réorganisation de l'armée en France. Au surplus, ces principes n'ont-ils point, comme je l'ai dit plus haut, reçu la sanction de l'histoire et de l'expérience? Comment se fait-il que nous, membres de la législature, en soyons réduits à faire tant d'efforts pour faire triompher des principes, que dans les régions gouvernementales l'on connaît mieux que nous, dont on apprécie infiniment mieux que nous la valeur? Il y a là, pour moi, je vous l'avoue, toute une énigme dont le mot m'échappe. Reculerait-on peut-être devant des difficultés que l'on croit insurmontables et qui pourtant ne le sont pas? Quoiqu'il en soit un semblable état de choses doit être arrivé à son terme. Telle sera' j'ose l'espérer, la décision de la chambre.

M. A. Dumon. - Messieurs, nous voyons dans le rapport de la section centrale que cette section a pensé que le moment était venu de mettre en rapport la situation financière avec l'organisation d'une armée forte , respectable. L'organisation qui nous régit maintenant, messieurs, est de date très récente; c'est à peine si elle est complètement mise en vigueur. Elle date de 1845, et elle n'a été appliquée que par un arrêté royal de 1847. Elle n'a donc fonctionné que pendant un petit nombre d'années, et cependant il me semble que des lois d'une telle importance devraient être expérimentées plus longtemps avant d'être changées.

Mais, messieurs, quels résultats offre la loi dont il s'agit? De tous côtés nous avons vu que l'application a donné les résultats les plus heureux. Ce que nous avons vu en 1848 a dû satisfaire les plus exigeants : l'armée a été convoquée subitement, elle est accourue sous les drapeaux, et elle a répondu complètement à l'attente du pays. Pas un milicien n'a manqué à l'appel, pas un n'a manqué à ce qu'on attendait de lui sous le rapport du patriotisme, du zèle et de l'expérience.

Il n'est pas sans danger, messieurs, de mettre tous les ans en question de pareilles lois d'organisation. On ne peut arriver à améliorer dans un corps aussi important que l'armée qu'en faisant des expériences, qu'en passant par une désorganisation momentanée, qui pourrait présenter actuellement les plus grands dangers.

La loi d'organisation, qu'on attaque maintenant et qu'on propose de réviser, a été faite dans des circonstances exactement identiques à celles où nous nous trouvons actuellement par rapport au budget de la guerre; c'est pour empêcher qu'on ne remît tous les ans en question le sort de l'armée que le gouvernement a consenti à le fixer par une loi; mais il a choisi une époque toute différente de celle d'aujourd'hui, pour y procéder. En 1845, tous les gouvernements qui nous entouraient paraissaient établis sur les bases les plus solides; ni guerre intérieure ni guerre extérieure ne les menaçait. Alors le gouvernement ne crut pas déroger à la prudence en procédant à une organisation nouvelle. Sommes-nous aujourd'hui dans une position semblable? Aujourd'hui nous voyons émettre les idées les plus subversives et de l'économie générale de l'Europe et de l'économie intérieure des Etats ; et dans cette époque de l'imprévu' nous ne savons à quelle éventualité nous devrons parer demain.

Pourquoi procéderait-on à une réorganisation de l'armée? Trouve-t-on qu'elle est trop forte? Je ne le pense pas. Les bases de notre organisation militaire ont été établies d'après les données de l'expérience. En 1839 nous avions une armée plus considérable, et si le gouvernement a consenti à la réduire, c'est parce qu'il a pensé que, par une organisation solide, elle gagnerait en force ce qu’elle pourrait perdre en nombre. L'armée a été combinée de manière à satisfaire à tous les besoins de la défense du pays, c'est-à-dire à garnir convenablement les places fortes et à avoir une force suffisante en campagne pour se porter sur tous les points qui viendraient à être menaces.

C'est d'après ces bases que la loi d'organisation a été faite, et je ne pense pas qu'il serait prudent de la changer dans un moment où l'on ne sait pas quelles circonstances peuvent surgir du jour au lendemain.

Des personnes pensent que notre armée est trop faible, et je suis, jusqu'à un certain point, de leur avis. On a beaucoup critiqué la faiblesse de notre armée sur le pied de paix, mais si vous êtes arrivés à ce résultat, c'est pour vous mettre à même de pouvoir lui donner une force suffisante en temps de guerre, de la renforcer alors de toutes les ressources du pays. Notre armée est trop faible en temps de paix, mais si elle était plus forte, il faudrait des dépenses plus considérables et c'est à un résultat diamétralement oppose qu'on désire arriver.

On dit que l'armée coûte trop cher; mais, messieurs, une dépense de cette nature peut-elle être trop élevée? La première chose à faire, c'est de sauvegarder l'honneur national, notre indépendance que nous avons eu tant de mal à conquérir. Devant une dépense pareille, toutes les questions de chiffres doivent s'effacer. Si elle est indispensable, il faut y faire face, peu importe à quel prix.

(page 462) On propose d'organiser l'année sur d'autres bases. Mais par quoi veut-on remplacer l'organisution actuelle ? On demande que nous nous lancions dans l'inconnu. Aucun des membres de cette chambre, qui ont attaqué l'organisation actuelle, n'a proposé un système qu'on pût y substituer. On s'est borné à demander la révision dans un but économique. On part donc de cette hypothèse qu'il est possible avec une somme égale d'avoir une armée meilleure. Or jusqu'à présent aucun de ceux qui ont émis de semblables idées n'ont démontré la possibilité de les réaliser.

Je pense donc, messieurs, que la loi d'organisation ayant fonctionné très peu de temps, il n'y a pas lieu de la réviser en ce moment, mais qu'il faut continuer l'expérience parce qu'on n'a pas encore les notions nécessaires pour la modifier convenablement.

Je pense aussi que l'armée ayant répondu au but de son institution par son zèle et par son patriotisme, que l'armée ayant donné, dans des circonstances difficiles, des preuves de ce qu'elle pouvait et de ce qu'on devait attendre d'elle, ce n'est pas le moment de procéder à une réorganisation.

C'est pour ces motifs, messieurs, que je voterai le budget de la guerre, tel qu'il est proposé, et que je repousserai, quant à présent, toute idée de réorganisation.

M. Clep. - Messieurs, si mon sous-amendement à l'amendement de M. Lelièvre est adopté, je n'ai point entendu arriver, par là, tout de suite au chiffre de ma proposition, mais lentement, prudemment, sans secousse, sans léser des droits acquis, sans désorganiser notre armée, à laquelle il n'y a que louanges à donner ; je n'ai pas non plus voulu adresser ni blâme ni reproche, soit contre l'honorable ministre de la guerre, soit contre le ministère en général; car sous la loi actuelle, je pense qu'il est impossible de faire de larges économies. Mais j'ai cru qu'il était devenu indispensable de m'acquitter d'un rigoureux devoir, en proposant de réduire le budget de la guerre à la dépense que le pays pourra, je pense, continuer de supporter.

En m'élevant contre le budget de la guerre, ce n'est donc pas l'armée que je critique, mais c'est la dépense énorme de ce budget.

Actuellement que toutes les denrées alimentaires sont à bas prix, le budget de la guerre à l'état de paix est exorbitant. Il s'élève, y compris les pensions militaires, approximativement au double du chiffre du principal de la contribution foncière de toutes les terres et de toutes les habitations de la Belgique, et la propriété immobilière est déjà trop lourdement imposée avec les divers droits de mutation et tous les centimes additionnels qui la grèvent.

Que serait-il, et à quelle somme s'élèverait ce budget à l'étal de guerre, alors que toutes les denrées se vendent à des prix très chers?

Que ferait-on en de pareilles éventualités? Demandera-t-on de nouveaux impôts? Mais le pays ne saurait les supporter, et l'opinion publique les repousse, excepté sur le sucre, le tabac, le café; et le gouvernement semble mal disposé à majorer les droits sur ces trois articles de fantaisie ou de luxe.

Aurait-on recours à une nouvelle émission de billets ayant cours forcé et à une forte émission de bons du trésor? Mais il y a déjà trop de papier en circulation, et une pareille mesure ne serait pas sans dangers graves, surtout dans l'éventualité d'une guerre, alors que l'argent circule peu et que le papier a peu de valeur.

Prétendrait-on réduire les traitements des fonctionnaires administratifs et judiciaires? Mais encore une fois, un grand nombre de ces fonctionnaires out déjà subi des réductions, et pour la plupart ils sont à peine suffisamment rétribués.

Messieurs, notre jeune nationalité, de date si récente, a déjà les impôts, les charges et les dettes au niveau, si même elles ne dépassent celles des gouvernements les plus anciens. Les budgets de la guerre ont contribué puissamment à augmenter le gouffre de nos déficits annuels, il n'est plus possible de continuer sur ce pied. La dépense écrasante du budget actuel de la guerre préoccupe vivement le pays ; et ne ruinons pas la Belgique sous prétexte de la sauvegarder.

Au lieu de voter de nouveaux impôts dont nous a menacés tout récemment M. le ministre des finances, faisons de larges économies.

De l'avis d'un grand nombre d'hommes compétents, le budget actuel de la guerre est formulé sur une échelle trop vaste.

Ce sont toutes ces considérations, messieurs, et d'autres bien plus puissantes encore, développées durant la discussion, notamment par l'honorable M. Lelièvre, qui m'ont déterminé à engager le gouvernement à nous présenter, le plus tôt possible, une nouvelle loi réorganique de l'armée sur les bases du vœu adopté par la deuxième commission.

Messieurs, je crois aussi que nous devons avoir foi dans notre neutralité, et que nous pouvons, sans inconvénient, démanteler quelques forteresses pour aider à diminuer le chiffre du budget de la guerre. Mon opinion est loin d'être isolée à cet égard, non plus que celle qu'un budget de la guerre réduit à la dépense de vingt millions de francs, serait tout aussi suffisant pour nous préserver contre un coup de main du dehors et pour le maintien de l'ordre à l'intérieur, que le gros budget en discussion, budget qui, s'il continue d'être maintenu sur le pied actuel, ruinera assurément la Belgique en vue d'éventualités qui, probablement, n'arriveront jamais.

Voilà, messieurs, ce que j'avais à dire pour développer mon sous-amendement et motiver mon vote négatif au budget de la guerre.

M. le président. - Voici le sous-amendement de M. Clep :

« Je propose d'ajouter à l'amendement de M. Lelièvre la disposition suivante :

« La nouvelle organisation devra être formulée sur des bases telles que le chiffre des dépenses du nouveau budget de la guerre ne puisse pus dépasser la somme du 20 millions de francs. »

M. Rodenbach. - Messieurs, je serai très court, d'autant plus que plusieurs orateurs sont encore inscrits. Je me bornerai à motiver mon vote, qui sera favorable au budget de la guerre tel qu'il est formulé par l'honorable général Chazal.

Mais, messieurs, tout en appuyant le budget proposé par M. le ministre, je pense que ce budget est susceptible de grandes économies. Je crois que les budgets des autres ministères peuvent également subir encore des réductions, et j'engage fortement les ministres à se remémorer quelquefois que l'économie est un grand revenu.

Messieurs, je vote pour le budget de la guerre, parce que je crois que le moment n'est pas opportun pour changer la loi sur l'organisation de l'armée; c'est là le seul motif qui me détermine à voter pour 1850 le chiffre de 27 millions.

Je saisirai cette occasion, messieurs, pour déclarer aussi, que si pendant cette session, le ministère venait demander une augmentation de contributions, je m'y opposerais de toutes mes forces. J'emploierai tous mes efforts pour combattre de nouveaux impôts ; lorsqu'on vient demander un budget de la guerre de 27 millions, je pense que la Belgique ne peut supporter une augmentation de charges. Cela serait impossible dans les Flandres, et surtout très impolitique, car dans nos petites villes et nos campagnes, les bourgeois et les petits cultivateurs se ressentent encore de la crise qui leur a fait faire tant de sacrifices pour venir en aide à leurs malheureux concitoyens. Je le répète, je m'opposerai donc à toute augmentation d'impôts, mais je voterai pour le budget de la guerre parce que je crois qu'il serait dangereux pour le pays de toucher en ce moment à l'organisation de l'armée.

M. Allard. - Messieurs, il résulte du débat auquel nous assistons, que nous sommes généralement d'accord sur un point : la nécessité de maintenir une armée forte, bonne, respectable, non seulement comme moyen d'assurer notre indépendance nationale, mais aussi dans ces moments d'effervescence populaire, comme garantie pour la propriété, l'industrie et la liberté individuelle. Mais, messieurs, nous différons d'opinion sur la question de savoir s'il y a possibilité de réaliser des économies sur le budget de la guerre par une réorganisation de l'armée, répondant aussi bien que l'organisation actuelle à tous nos besoins présents et futurs. Les uns disent oui, les autres disent non. Moi, messieurs, je pense que, pour pouvoir se prononcer dans une semblable question, il faudrait avant tout avoir sous les yeux le plan de réorganisation dont il s'agit. Procéder différemment, c'est, selon moi, discuter sur rien ou, si l'on veut, sur une chose qui n'existe pas. C'est marcher les yeux fermés au risque de se faire écraser chemin faisant.

La section centrale nous dit, il est vrai, que le moment est venu de donner à l'armée une organisation plus complète, tout en réalisant des économies. Le moment est toujours venu lorsqu'il s'agit d'obtenir des résultats aussi satisfaisants. Il faut toujours se hâter lorsqu'on peut avoir mieux et à meilleur compte. Mais voyons d'abord votre recette, faites-nous connaître les moyens que vous avez à votre disposition pour opérer pareilles merveilles. Il ne suffit pas que le médecin dise à son malade : J'ai un remède efficace contre le mal que vous accusez; il faut aussi qu'il fasse connaître ce remède et qu'il indique la manière de s'en servir. Il est étonnant d'entendre répéter : C'est au gouvernement qu'incombe l'obligation de présenter un projet de réorganisation comme nous l'entendons, c'est pour lui un devoir. Le gouvernement déclare que, dans sa conviction, l'organisation actuelle est la plus économique, qu'elle répond à tous nos besoins comme à nos ressources. Il ne peut rien de mieux. Usez donc de votre initiative, vous qui pouvez beaucoup plus, pour soumettre à la chambre un projet de réorganisation dont les résultats doivent être, selon vous, si avantageux pour le pays, et que je voterai de tout cœur s'il tient toutes vos promesses.

Messieurs, si l'opposition que font certains membres au budget de la guerre n'a pas pour but le renversement du ministère, ma demande sera, je crois, favorablement accueillie.

L'initiative que prendraient nos honorables adversaires aurait pour principal résultat de mettre un terme à ces discussions qui se reproduisent chaque année, et qui, à mon avis, ne sont propres qu'à jeter de la déconsidération sur l'armée, ou du moins le découragement parmi les membres qui la composent. Il n'est pas digne d'un pays comme le nôtre, de remettre périodiquement en question l'existence de son armée. Si vous continuez à marcher dans cette voie, vous vous exposez, soyez-en convaincus, à perdre vos meilleurs sujets, vos officiers les plus distingués, qui abandonneront une position qu'on leur marchande tous les jours, pour suivre une carrière qui leur montrera un avenir plus certain, alors votre armée si belle et si bonne, si riche de dévouement et d'instruction, si attachée à nos institutions, perdra de jour en jour de ses vertus et de sa force; vienne ensuite le moment de lui confier la défense de nos droits ou de notre indépendance, elle succombera au premier choc, et sa défaite livrera le pays à la discrétion d'une armée étrangère. J'engage nos honorables adversaires à nous présenter au plus tôt un projet de réorganisation de l'armée, afin que nous puissions le discuter avant l'exercice prochain. En attendant, j'engage la chambre à voter le projet qui nous est présenté.

Je voterai le budget tel qu'il nous a été présenté.

M. Anspach. - Messieurs, il y a deux ans, lorsque, dans cette enceinte, je m'opposais à toute diminution de l'armée qui aurait eu pour résultat de l'affaiblir et de la rendre incapable de remplir sa noble mission, de (page 463) fendre notre nationalité au dehors et d'assurer à l'intérieur l'ordre et la tranquillité, j'avais motivé mon opinion et je l'avais soutenue par des arguments que le patriotisme et la prudence m'avaient suggérés; quelques semaines à peine écoulées, ces arguments acquéraient une force irrésistible. Les événements de Février venaient leur prêter leur terrible appui. A cette époque, messieurs, se serait-il trouvé dans cette enceinte un seuïl homme qui eût pensé à demander une diminution dans l'armée?

Mais, me dira-t-on, les circonstances ont bien changé, notre position n'est plus la même, nous ne courons plus les mêmes dangers. A cela il y a beaucoup à répondre, et d'abord, je ne vois pas que la tranquillité de l'Europe soit si assurée, que l'horizon politique soit si dégagé de nuages, que la situation de la société tout entière soit si bien raffermie après avoir été ébranlée , comme elle l'a été jusque dans ses fondements par des principes désorganisateurs qui à présent même encore continuent à la miner; mais je mets de côté ces considérations quelque puissantes qu'elles soient; nous ne courons plus de dangers, dites-vous, et par cette raison, vous ne craignez pas de diminuer l'armée, de la mutiler, de lui ôter de sa force et par conséquent de sa confiance en elle-même, de la décourager en mettant chaque année son existence en question.

Je vous le demande, messieurs, parce qu'aujourd'hui vous croyez n'avoir plus besoin de cette armée derrière laquelle vous vous êtes abrités dans le moment du danger, vous la négligez, vous la regardez comme un instrument inutile, qu'on met de côté. Est-ce généreux? Je dirai plus: Est-ce juste! L'armée n'a-t-elle pas des droits à la protection du gouvernement? A-t-elle demandé à exister, cette armée? Ne forcez-vous pas chaque année un certain nombre de jeunes gens à briser leur carrière et à en prendre une autre? N'êtes-vous pas tenus de protéger cette carrière ? Eh bien! c'est le contraire qu'on vous demande de faire.

Je désirerais bien ne pas sortir des convenances parlementaires, mais quand je vois des gens vouloir, dans ce moment-ci, dans les circonstances aussi peu assurées que celles où nous nous trouvons, courir les chances d'une nouvelle organisation de l'armée qui aurait pour résultat une désorganisation au moins momentanée, je ne puis m'empêcher de dire que c'est le comble de l'imprévoyance la plus insigne qui se puisse imaginer, c'est méconnaître, en dépit de l'évidence, la position précaire de l'état social, c'est vouloir de gaieté de cœur s'exposer aux calamités qui ont accablé les pays qui nous entourent.

Et savez-vous, messieurs, ce que coûteraient au pays seulement quelques jours de désordre? Plus de cent fois les économies qu'on demande sur le budget de la guerre ! Les affaires subitement arrêtées, les fabriques sans ouvrage, la confiance disparue, et, à sa suite le crédit, notre réputation si belle à l'étranger complètement ternie ! Voilà, messieurs, ce qui pourrait arriver au milieu d'une désorganisation momentanée de nos forces. Eh bien, ces chances, je ne veux pas les courir. Mais est-ce à dire que je sois partisan quand même de l'état actuel des choses? Mon Dieu, non! J'avoue ma complète incompétence pour pouvoir décider si l'organisation de l'armée laisse quelque chose à désirer. Qu'on me prouve qu'on peut avoir une bonne armée fortement organisée, en état de rendre tous les services qu'on peut exiger d'elle et tout cela avec une somme moindre que celle portée au budget; j'accepterai cette économie de grand cœur, et quand un moment opportun de la mettre en exécution sera venu, je l'appuierai de mon vote ; mais cette preuve est-elle faite? Pas le moins du monde! La section centrale ne prouve rien, ne présente rien; elle démolit, mais elle ne reconstruit pas. Voilà donc l'état de la question.

D'un côté, nous avons vu les élucubrations de l'honorable M. Pierre, ensuite les projets de réforme de l'honorable M. Osy aux talents financiers duquel je suis le premier à rendre hommage; mais je dois avouer que ses talents militaires ne m'inspirent pas la même confiance. Enfin, plus sérieusement vient l'honorable M. Thiéfry qui, si je ne me trompe, était capitaine d'infanterie il y a quelque vingt ans ; depuis ce temps, s'il s'est occupé de son ancien état, on doit convenir que les connaissances nécessaires, indispensables pour juger de l'organisation d'une armée ne peuvent pas s'acquérir théoriquement ; il faut y joindre la pratique, et ce n'est que dans les grades supérieurs des états-majors que vous pouvez réunir ces deux éléments de la science qui vous permettent d'apprécier les effets des grandes mesures qui peuvent être prises ; je pense que là-dessus l'honorable M. Thiéfry sera de mon avis.

De l'autre côté, nous voyons M. le ministre de la guerre qui nous dit, avec toute l'autorité que lui donne sa position, appuyé par tous les documents recueillis dans son ministère, que l'organisation de l'armée est bonne, qu'il a fait successivement toutes les économies possibles, que faire un pas de plus dans cette voie, serait un commencement de désorganisation. Eh bien, messieurs, c'est entre ces opinions que nous avons à nous prononcer.

L'une est entourée de tous les documents désirables, consacrée par l'heureuse expérience que nous avons faite de son application; nous avons surmonté tous les dangers, notre pays est heureux et tranquille; les affaires sont brillantes à peu d'exceptions près, nous avons acquis une belle position parmi les nations.

L'autre est une opinion personnelle, faiblement appuyée, qui ne sait pas encore même où elle nous conduit, qui veut tenter des expériences et nous lancer ainsi dans l'inconnu.

Entre ces deux opinions et leurs conséquences le choix ne peut pas être douteux et, en véritable ami de mon pays, je voterai pour le budget de la guerre.

M. Julliot. - Messieurs, je me proposais d'abord de ne pas dire un mot dans la discussion du budget de la guerre, parce que je ne tiens pas à traiter des matières que je ne connais pas, et mes études ne m'ont guère initié à l'art d'organiser des armées. Aussi je ne prendrai pas la pose d'un guerrier.

Mais, messieurs, les encouragements que je puise dans l'élan que prennent beaucoup de mes honorables collègues, aussi étrangers à la science militaire que moi, m'entraînent à dire quelques mots dans cette discussion, ne fût-ce que pour motiver mon vote.

Messieurs, depuis la consolidation définitive de notre nationalité, jamais budget de la guerre ne s'est présenté sous un chiffre aussi faible que celui qui se trouve en discussion ; mais aussi, jamais depuis cette époque, l'urgence des économies ne s'est fait si vivement sentir, non pas que les mêmes raisons d'être économe n'aient pas toujours existé, mais parce que la législature s'étant jouée pendant toute une période d'années des ressources du pays, en courant d'emprunt en emprunt, en épuisant le crédit pour se livrer à une foule de dépenses, dont un gouvernement n'a que faire tant qu'il ne gagne pas la déplorable manie d'intervenir dans tous les faits sociaux, qui sont du domaine de l'intérêt privé, parce que, dis-je, après avoir créé une dette énorme avec autant d'imprévoyance que d'absence de raison on a abouti où l'on devait nécessairement arriver, c'est-à-dire dans une impasse.

Aujourd'hui nous nous trouvons forcément arrêtés dans l'accroissement de ces dépenses qu'on appelle erronément le progrès, et ce que moi j'ai toujours envisagé comme un recul, car dans un pays libre, chaque pas que l'on fait dans l'absorption par l'Etat, ou vers un monopole quelconque, est un recul.

On est à se demander comment on sortira du dédale où on se trouve engagé, et après encore avoir voté pour cette année toutes ces dépenses de fantaisie complètement inutiles pour maintenir l'ordre social, après avoir voté tous ces budgets, où chaque division d'intérêt privé est venue s'assurer plus ou moins sa part de bénéfice, c'est au budget de la guerre qu'on veut s'en prendre pour corriger toutes ces libéralités.

Pour ma part, je comprends assez le peu de sympathie qu'on éprouve pour cette dépense; ce budget a le malheur de ne contenir aucun privilège, aucune prime pour personne; son rôle est froid et indifférent à toutes les convoitises. Il ne donne à tous les intérêts, grands et petits, que la même chose; il leur donne la sécurité, ce qui, à mes yeux, est l'élément le plus important, que tout gouvernement est obligé de fournir avant tout.

Mais ce budget, comme je l'ai dit, n'a de faveur à dispenser à qui que ce soit, voilà pourquoi il inspire si peu de sympathie individuelle, il est parmi tous les budgets le seul représentant pur de l'intérêt général, intérêt qui d'ordinaire n'est défendu par personne.

On accuse le budget de la guerre d'avoir occasionné la position tendue de nos finances; mais c'est à tort, car nos dépenses militaires sont relativement inférieures aux dépenses de même nature de tous les pays qui nous entourent.

C'est à la manie d'engager le trésor public dans tous les intérêts spéciaux et privés que vous devez cette tension. Et en présence des suites de cette imprévoyance, l'opinion publique s'est émue à l'approche du budget de la guerre, parce que celui-ci présente un chiffre global beaucoup plus perceptible que tous ces chiffres dissimulés et disséminés dans les autres budgets de l'Etat.

L'opinion publique, à mon point de vue, se trompe, alors qu'elle ne voit que le chiffre des dépenses de notre état militaire, sans qu'en même temps elle suppute le chiffre des désastres et des ruines éventuelles qui en 24 heures s'accumuleraient autour de nous si ce budget n'existait pas, ou si, par son rejet, on affaiblissait la confiance dans les pouvoirs publics.

Ce qui se passe aujourd'hui est un enseignement sérieux pour le gouvernement; en effet chaque année on lui arrache une foule de dépenses facultatives qui blessent l'équité parce qu'elles ne sont faites qu'au profit de quelques localités, dépenses hostiles aux parties du pays qui n'en profitent jamais et concourent toujours de leurs deniers à les fournir. Eh bien, messieurs, faut-il vous le dire? Les parties du pays qui sont victimes de toutes ces libéralités sociales envisagent la partie de l'impôt que vous leur arrachez pour poser ces faits, comme une exaction, comme une violence exercée sur elles sous le manteau de la loi; car notre dogme social à nous, c'est que chaque fois que vous demandez l'impôt pour des dépenses autres que celles nécessaires au maintien de l'ordre public, vous portez atteinte à la propriété, vous commettez une spoliation, et en ce moment, après avoir satisfait avec générosité à toutes les exigences illégitimes, ce sont les localités les plus favorisées qui vous accusent de ne pas être assez avares des deniers publics; et si la question d'économie n'était pas dominée par des considérations d'un ordre supérieur, je me rangerais du côté des membres de l'opposition, qui m'inspirent toute confiance pour me démontrer avec quelle légèreté on dépense notre argent chez eux.

Ce sont les complices de trois budgets coupables qui en montrent uni quatrième du doigt qui est innocent, afin qu'on l'arrête à leur place.

Je suis obligé de dire, messieurs, que c'est édifiant pour le pays, édifiant pour nos voisins, dans l'opinion desquels nous sommes si haut placés, et je pense qu'avec des incidents comme celui-ci, il nous sera difficile de conserver notre place dans cette opinion.

Et si le ministère me permettait de lui donner un conseil d'ami, je lui dirais : A l'avenir commencez par vous assurer les dépenses obligatoires et indispensables qui se rattachent à la question de savoir si vous serez (page 464) ou si vous ne serez pas, et après, faites si peu de dépenses facultatives que possible, car vous avez à faire a des ingrats. Et je comprends que la répulsion qu'inspire ce budget aux localités les plus primées, les plus protégées, les plus subventionnées et les mieux voiturées par l'Etat est naturelle, puisque tout ce qui est dépensé pour l'état militaire ne peut plus l'être en primes et en faveurs.

La différence entre ces deux dépenses, la voici :

C'est que le traitement de l'officier et la solde du soldat sont la rémunération d'un travail, et que les dons de primes et de subventions sont des actes de charité légale provoqués par la mendicité, et qu'en fait de mendiants vous maintenez le système inhumain d'incarcérer le malheureux en haillons qui vous demande une obole, tandis que vous saluez respectueusement le mendiant qui vous demande quelques milliers de francs, pourvu qu'il se présente sous les dehors de l'homme comme il faut.

Messieurs, député d’une petite province agricole qui a le moins à craindre des secousses politiques, ce n'est pas la cause du Limbourg que je plaide quand je défends le budget de la guerre. C'est le terrain mouvant des grandes villes que je veux consolider, car la moindre alerte y ébranle le crédit, y paralyse les bras et y fait naître des crises que vous ne pouvez calmer qu'en demandant des emprunts pour ranimer ces industries qui ne vivent pas de la vie naturelle.

On me dira peut-être : Si vous ne réduisez pas le budget de la guerre, vous-même vous agiterez les grandes villes; mais, messieurs, rassurez-vous, il n'en est rien, et là preuve, c'est que quand on a demandé aux chambres un crédit de trois millions et demi pour un travail spécial à faire dans une localité, et qu'à cette occasion on a dépensé follement neuf millions de francs, la population de la ville de Liège, qui est une des plus susceptibles, ne s'est pas plus agitée sur la place publique que ses députés ne se sont agités sur leurs bancs dans cette enceinte. On a voté, on vote encore chaque année avec componction la suite de cette triste dilapidation, et pas une voix de celles qui marchandent la sécurité publique ne s'élève pour sommer le gouvernement de s'expliquer sur ce déplorable mécompte.

Eh bien, messieurs, le pays, qui assiste froidement à des faits pareils, ne va pas s'agiter parce qu'on dépense un million de plus ou de moins au profit de la sécurité de tous. J'augure mieux de son intelligence; je dirai même à quelques-uns de mes honorables collègues, qui eux-mêmes ont voté l'organisation de 1845 et qui la combattent aujourd'hui, je leur dirai : Il vous a fallu trois ans pour y voir clair, permettez-moi aussi de faire mon stage, et quand j'aurai acquis votre expérience, nous pourrons nous accorder peut-être.

Pour le moment, messieurs, j'avoue mon incompétence en cette matière, et force m'est de baser mon opinion sur celle des autres, de voter en quelque sorte d'après les hommes dignes de confiance; parmi ces hommes, le ministre de la guerre est généralement placé, et à bon droit, selon moi, au premier rang; de plus il est responsable envers le pays et la couronne.

Le ministre de la guerre et beaucoup d'officiers distingués soutiennent qu'il est impossible de faire une nouvelle organisation militaire moins coûteuse que celle qui existe, sans désorganiser, sans la rendre insuffisante, pour certaines éventualités intérieures ou extérieures; cette considération me porte à me rallier humblement à l'opinion du gouvernement.

Ce n'est pas, messieurs, que les projets de réorganisation me fassent défaut, car j'en ai reçu présentés par des colonels, des majors, des capitaines et des lieutenants, et, en dernier lieu, on vient de me communiquer une réorganisation émanée d'un percepteur des contributions en retraite, probablement incompris comme beaucoup d'autres, car cet homme spécial n'a jamais eu au-delà de 1,200 francs de traitement.

Eh bien, messieurs, si mes idées sur les nécessites de notre état politique et social me permettaient de me séparer du gouvernement, je me rallierais, de préférence sur les autres, au percepteur, parce qu'il se contente du chiffre le moins élevé.

Quoi! on a travaillé 18 ans à organiser une force militaire respectable, les lumières et l'expérience des militaires les plus distingués, tant de l'étranger que du pays, ont été mises à contribution; l'honorable ministre de la guerre, est allé étudier sur les lieux, les institutions militaires les plus parfaites de l'Europe, et d'après l'avis des hommes compétents, on est arrivé au but; et c'est au moment où tout bouillonne encore autour de nous, que nul n'oserait assurer qu'avant trois mois d'ici on n'aura besoin de cette armée, c'est en ce moment, dis-je, qu'on voudrait se livrer à des expérimentations, qu'on voudrait risquer de désorganiser ? Quant à moi, messieurs, je regarde l'émission d'un vote pareil comme une grande imprudence dont je ne veux pas assumer la responsabilité.

Examinons maintenant ce que propose la section centrale. Elle veut qu'on révise la loi organique de l'armée, qu'on lui donne une organisation nouvelle dans les trois mois, offrant la même force et coûtant beaucoup moins au pays. La section demande qu'on la croie sur parole, car elle ne donne pas l'ombre d'une démonstration de la possibilité de ce qu'elle exige; elle fixe un maximum de 25 millions de dépenses, une autre section s'arrête au chiffre de 20 millions. Pourquoi pas 15, 18,19, 21 ou 22 millions ? Personne n'en dit rien, on a l'air de cheminer vers le système d'une armée au rabais, car il nous ferait facile de présenter des amendements au travail de la section centrale, et je ne sais pas avec quelles armes elle viendrait les combattre, on pourrait même se borner à les défendre au point de vue de l'économie, sans toucher à la question elle-même.

Messieurs, il est à remarquer que derrière cette section centrale, si dévouée au pays et à toute la constitution, se trouve une autre opinion à laquelle les adversaires du budget dans cette enceinte se trouvent forcément associés. Celle-ci ne veut pas conserver de force à l'armée, elle veut au contraire amoindrir le budget afin de désorganiser l'armée, pour se débarrasser de tout obstacle à la rénovation sociale qu'elle appelle de tous ses vœux.

Or, je suis de ceux qui prennent des enseignements dans les faits qui se passent sous mes yeux ; je ne consentirai jamais, dans des circonstances graves, à m'associer à d'autres qui agiraient de concert avec moi dans un but tout opposé au mien.

Je ne puis effacer de ma mémoire que, dans un pays voisin, les hommes de bonne foi, ayant par leur opposition de longue main affaibli le pouvoir, ont été dupes de leur lutte aveugle, ont fourni à d'autres le moyen de renverser le pouvoir social établi et n'ont plus aujourd'hui la force de le relever, parce qu'il est bien plus difficile de calmer des convulsions que de les faire naître. Et si même, ce qui n'est pas, il m'était démontré qu'on a des chances d'économiser un million et quelque chose sans désorganiser, je repousserais cette proposition éventuellement bonne, par cela seul que les ennemis de la constitution attendent cette réforme, avec la même foi, la même espérance qu'on attend la venue d'un Messie.

Messieurs, depuis mon arrivée dans cette enceinte j'oppose à votre nouvelle organisation militaire, une nouvelle organisation civile, et une nouvelle organisation civile ne se bornera pas à vous donner 1 à 2 millions d'économie ; mais en peu de temps elle vous permettra de faire 20 à 30 millions d'économies. On me dit : C'est de l'exagération ! eh bien ! je tiens à ce que ce chiffre figure en grand caractère au Moniteur pour y recourir plus tard, alors que le système centralisateur aura fait son temps, moment qui ne me paraît pas bien éloigné, car à la première demande d'impôts nouveaux, vous trouverez peut-être utile de faire plus ample connaissance avec les idées que je préconise à chaque occasion.

Messieurs, ayons le courage de proclamer la décentralisation, la liberté du travail et la liberté graduelle des échanges, faisons moins de phrases sur la liberté en tout et pour tous, mais appliquons-la sincèrement et vous pourrez réduire vos impôts de 20 à 30 millions.

Abandonnons une bonne fois ces vieux errements centralisateurs et bureaucratiques, qui sont un besoin de la société alors qu'elle sort de l'état sauvage, mais qui sont l'entrave la plus funeste à une société parvenue à la civilisation actuelle des peuples.

La centralisation et sa compagne inévitable, la bureaucratie, telles qu'elles sont généralement pratiquées, sont les grandes plaies des gouvernements modernes et la cause principale des mécontentements, je dirai même des révolutions dont nous sommes témoins depuis un demi-siècle. Afin de préciser en peu de mots les idées que je crois praticables en fait d'économies, sauf à les développer dans d'autres occasions, je demanderai à la chambre la permission de faire une légère digression, dussé-je me faire dire que c'est un hors-d'œuvre.

Il m'est impossible, sans passer sommairement en revue nos différents chapitres de dépenses, d'expliquer comment j'entends concilier un vote approbatif du budget de la guerre tout en restant dans la voie des économies, dans laquelle je suis résolument entré dès mon arrivée à la chambre; je réclame un peu d'indulgence. Quant aux dépenses inscrites au budget des travaux publics, vous savez, messieurs, que je me trouve en règle vis-à-vis de ce document; seulement je me permettrai de faire remarquer que les deux pays, l'Angleterre et les Etats-Unis, qui jamais n'ont eu de corps de ponts et chaussées, sont précisément ceux qui sont les plus avancés du monde en fait de travaux que nous appelons publics.

Ce sont aussi ces deux pays qui, longtemps avant les autres, ont employé les chemins de fer et les bateaux à vapeur.

Ces faits sont bien dignes d'être médités, ils sont bien propres à jeter | du jour sur les questions en apparence si embrouillées et pourtant si simples, sur la valeur relative de l'industrie sociale et de l'industrie privée.

Quant au budget des affaires étrangères, quelque restreint qu'il soit, il peut encore être diminué alors que nous serons entrés dans la voie de la liberté commerciale, pour laquelle nos ministres ont de si vives sympathies, et en ce qui concerne le point de vue politique, je suis porte à croire qu'il suffira d'avoir 4 ou 5 agents diplomatiques chez les principales puissances, plus un agent à la cour de Rome.

Le budget de la justice est également susceptible de décentralisation assez considérable même. En Hollande la compétence du juge de canton est quadruple de ce qu'elle est en Belgique, il juge les affaires commerciales comme les civiles; ce système fonctionne depuis 7 à 8 ans, à la satisfaction générale. En l'appliquant chez nous, il y aurait moyen de réduire de beaucoup le personnel des juges de première instance. Je ne parle pas de celui des cours, qui peut-être a été trop réduit par les dernières dispositions législatives.

Dans mes idées, la bienfaisance officielle ne devrait plus figurer à ce budget; elle est de sa nature purement communale; en la restreignant aux communes, en en écarte autant que possible le socialisme.

Les prisons devraient être entièrement à charge des provinces respectives, elles traiteraient leurs prisonniers d'après le système pennsylvanien, auburnien ou autre, absolument comme elles le trouveraient convenable, à l'instar de ce qui se pratique en Amérique; elles sont à cet égard les (page 465) premières intéressées. Alors du moins on ne verrait plus à grands frais, s'élever des prisons monumentales, comme celles de Bruges et de Liège, qui paraissent avoir pour mission de faire briller la Belgique par ses prisons; gloire que j'envie très peu pour mon pays.

Je ne suis cependant pas exclusif, car je voudrais voir faire une seule exception en faveur de la centralisation en ce qui concerne les grands criminels, qui resteraient dans une prison centrale telle que celle de Gand, par exemple.

En ce qui concerne le budget de l'intérieur, je crois qu'on peut réduire ses dépenses en faveur des provinces à celles des administrations centrales, toute cette longue liste de subsides de tout genre, pour l'agriculture, les beaux-arts, les haras, les cités ouvrières, les colonies campinoises, etc. devraient disparaître.

La partie qui concerne l'instruction est susceptible surtout d'une réforme radicale ; l'instruction comme la bienfaisance doivent être des affaires purement communales, dans lesquelles la province n'intervient que par exception. On respecterait simplement, je pense, l'esprit sinon le texte de nos lois communales et provinciales; ces lois sont très libérales, mais elles le sont plutôt sur le papier qu'en pratique; le malheureux système des subsides, qui s'élargit de jour en jour, les fausse de plus en plus. On peut dire, sans exagération, que nos libertés communales et provinciales nous sont marchandées.

Quant au budget des finances, il va de soi qu'en réduisant les droits de douane et les contributions, vous pourrez réduire ce nombreux personnel en proportion, et, en fait d'accises, il est un principe d'une grande fécondité, dont je voudrais voir faire l'essai sur une petite échelle; je voudrais en cette matière remplacer la régie par la ferme dans un arrondissement quelconque; ce régime déjà fonctionne pour les barrières et la taxe sur les chiens et produit les résultats les plus fructueux.

Je crois, messieurs, qu'au moyen des réformes que je viens de toucher du doigt seulement, il y aurait à économiser un gros quart du budget des voies et moyens; mais comme toute médaille a son revers, er» décentralisant tous les services qui en sont susceptibles, on sera conduit à augmenter les budgets communaux et provinciaux, mais tout au plus dans la proportion d'un à cinq, c'est-à-dire que trente millions du budget général seraient convenablement remplacés par cinq millions aux budgets communaux et provinciaux ; car les services, vus de près par les intéressés, se font toujours, mieux et beaucoup plus économiquement.

Un mot, messieurs, sur le sort des fonctionnaires qui, dans les idées que je préconise, seraient sans emploi. La société a engagé plusieurs milliers de personnes dans une fausse route; elle doit supporter la peine de sa faute; elle doit donc garantir à tous les fonctionnaires en disponibilité les deux tiers, si pas les trois quarts, de leur traitement à titre d'attente.

Jusqu'à présent je n'ai fait qu'indiquer les résultats économiques des réformes civiles que je crois réalisables; mais les résultats moraux qui en seraient la suite, sont bien plus importants encore. « La France, a dit Madame de Staël, ne sera pas à l'abri des révolutions tant que chaque Français n'aura pas une place. » Cette sentence peint l'état de la France aujourd'hui mieux encore que celui du vivant de cette femme célèbre. Elle dépeint, à certaines nuances près, l'état de tous les pays du continent, y compris notre Belgique.

C'est la centralisation moderne qui est la cause principale de cette situation, car ce qui ne doit être et ne peut être qu'une carrière exceptionnelle, est devenu, en perspective du moins, la carrière du plus grand nombre.

Cette organisation est cause d'une démoralisation toujours croissante; elle est cause dans les gouvernements représentatifs, que le corps électoral sans cesse est conduit à exercer une pression humiliante sur le représentant, qui fatalement est conduit à continuer cette pression sur' les ministres d'une manière telle, que personne n'est plus libre ni capable de se tenir à la hauteur du rôle que la raison d'état lui assigne...

Quel est le remède à cet état de choses? Il est, selon moi, dans la suppression du plus grand nombre de places possible, et surtout de celles qui sont à la collation du pouvoir central; il faut convertir autant que possible les emplois sociaux, qui sont souvent le prix de l'intrigue, en emplois privés qui sont à la disposition de tout le monde, mais au prix du travail seulement.

En résumé, messieurs, en portant actuellement atteinte à notre organisation militaire sur laquelle vous ne pouvez en aucun cas faire qu'une légère économie, insuffisante pour vous garantir contre de nouveaux impôts, et en maintenant votre organisation civile, nous courons risque de compromettre la sécurité intérieure et extérieure, nous nous mettons sur la pente de la banqueroute, nous alimentons l'esprit révolutionnaire. En maintenant au contraire l'organisation militaire et en réformant l'organisation civile, on sauvegarde tout à la fois, l'ordre public, l'honneur national, l'économie et la moralité du pays.

En présence de ces considérations, mon choix n'est pas douteux. Messieurs, on a beaucoup parlé et beaucoup écrit contre nos institutions militaires, et pour ma part j'accepte avec bonheur les lumières qui me viennent de l’opinion publique et de la presse, mais une fois convaincu, je n'accepte pas leur joug, quand elles se réuniraient pour me l'imposer.

Et si dans toutes les assemblées délibérantes les premières places de droit appartiennent au talent, le courage des convictions aussi doit y trouver la sienne sur des bancs plus modestes. Ce rôle ne promet rien, il prive de tout encens populaire, je le sais ; mais il est sincère, mais il est dévoué et je l'accepte. Je voterai dans ce sens.

- La discussion est continuée à demain.

La séance est levée à quatre heures et demie.