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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 10 février 1859

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1858-1859)

(page 512) (Présidence de M. Dolez, deuxième vice-président.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Vermeire procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

Il donne ensuite lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Boe communique l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« Des habitants de Namur prient la Chambre de rejeter le projet de loi de révision du Code pénal. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


» Des cultivateurs à Buvrinnes demandent qu'il soit établi un droit d'entrée sur les houblons étrangers, équivalant à celui dont sont frappés les houblons belges à leur entrée dans ces pays. »

- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.


« Le sieur Wasmer, soldat au 2ème régiment d'artillerie, né à Maestricht, demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« La darne Druez demande à jouir de la pension accordée aux veuves des décorés de la croix de Fer. »

M. Lelièvre. - Cette pétition a un caractère d'urgence ; je demande qu'elle soit renvoyée à la commission qui sera invitée à faire un prompt rapport.

- Cette proposition est adoptée.


« Des habitants de Pervyse demandent qu'il soit pris de promptes mesures pour faire achever les travaux interrompus de la route qui doit relier leur commune aux villes de Nieuport et Dixmude. »

M. de Smedt. - Cette pétition présentant un certain caractère d'urgence, je demande que la commission soit invitée à faire un prompt apport.

- Cette proposition est adoptée.


« Le sieur Vanhooghten réclame l'intervention de la Chambre pour que le conseil communal de Gierle nomme un des candidats à la placr vacante de secrétaire communal. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Marin Barbera, né à Lyon, demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


- M. Vander Stichelen, réélu par l'arrondissement de Gand, et dont les pouvoirs ont été vérifiés à la dernière séance, prête le serment prescrit par la Constitution.

Projet de loi révisant le code pénal (livre II, titre IV)

Discussion des articles

Titre IV. Des crimes et des délits contre l'ordre public, commis par des fonctionnaires dans l'exercice de leurs fonctions, où par les ministres des cultes, dans l'exercice de leur ministère

Chapitre IX. Des infractions commises par les ministres des cultes dans l'exercice de leurs fonctions
Articles 295 et suivants

M. le président. - La parole est continuée à M. Pirmez.

M. Pirmez. - Messieurs, vous vous rappelez que dans la séance d'hier j'avais l'honneur d'exposer à la Chambre que les dispositions soumises en ce moment à son examen, soulèvent deux questions, une question générale et une question spéciale. La première question générale est celle de savoir s'il faut interdire aux ministres du culte de prononcer dans l'exercice de leur ministère des discours ou de lire des écrits contenant la censure des actes de l'autorité ; cette question, je l'ai examinée hier.

Je dois aujourd'hui attirer votre attention sur la deuxième, la question spéciale qui traite des écrits pastoraux.

Cette question est celle-ci : en supposant le premier point résolu affirmativement, devons-nous prendre des dispositions particulières en ce qui concerne les écrits pastoraux ou devons-nous les laisser dans la règle générale, en sorte que quand ils seraient publiés en dehors des cérémonies du culte, ils ne sont soumis à aucune loi spéciale et qu'ils seront sur le même rang que tous les autres écrits ?

Sur cette question spéciale trois systèmes vous sont actuellement soumis.

Le premier est celui du Code en vigueur défendu aujourd'hui par M..J. Jouret et M. Ch. Lebeau, ce système consiste en ceci : qu'indépendamment des peines prononcées pour les discours tenus dans les cérémonies du culte, les mandements donnent lieu à des peines spéciales encourues par le fait seul de la publication.

Le deuxième système est celui de la commission ; elle croit qu'il ne faut pas punir le fait de critiquer, de censurer les actes de l'autorité dans un écrit pastoral en tant qu'il ne soit pas lu dans une cérémonie du culte, mais lorsque la lecture en est faite dans une de ces cérémonies, il doit entraîner la même pénalité que si le ministre du culte avait fait la critique des actes du gouvernement dans un discours qu'il eût improvisé.

Il faut bien se rendre compte de l'ensemble de ce système.

Celui contre qui sont portées les dispositions que nous discutons, c'est le ministre du culte, qui fait entendre une critique des actes du gouvernement, dans une assemblée publique. Si un prêtre critique ou censure les actes de l'autorité dans un sermon improvisé, il tombe sous l'application de la loi, comme s'il lit un écrit quelconque et spécialement un mandement, il encourt la même peine.

Dans ce système, l'auteur du mandement n'est pas à l'abri de toute poursuite. Une distinction détermine sa position. S'il a donné l'ordre de lire le mandement, il est atteint par une disposition du premier livre du Code pénal ; par l'article 78, il est réputé co-auteur du délit ; parce que, par un abus d'autorité, il a fait enfreindre la loi ; l'infraction commise est donc imputable au supérieur qui a fait lire et à l'inférieur qui a lu l'écrit défectueux.

Mais si l'auteur du mandement n'a pas donné l’ordre de le lire, cette lecture est un fait dont il n’est pas responsable. Celui qui a jugé bon spontanément de la faire est seul responsable.

Quant à celui qui lit le mandement par ordre de son supérieur, il ne faut pas non plus perdre de vue les principes généraux du Code.

Lorsqu'une personne fait un acte auquel elle est contrainte par une force à laquelle elle ne peut résister, elle n'est évidemment pas répréhensible de ce chef. Il en résulte que les tribunaux auront à apprécier si le prêtre qui lit un mandement se trouve, par sa position, dégagé de toute responsabilité ; mais c'est là une question de fait, parce que la loi n'enjoignant pas l'obéissance hiérarchique aux ministres des cultes, elle n'existe pas, comme entre les fonctionnaires, à l'état d'obligation légale.

Enfin, le troisième système est celui qui a été soutenu devant la commission par l'honorable M. Moncheur, son rapporteur, et qu'il a reproduit dans son rapport.

Pour l'honorable M. Moncheur, il serait interdit de poursuivre, non seulement les mandements qui ne sont pas lus en assemblée publique, mais même la lecture des mandements contenant la critique ou la censure des actes de l'autorité. En sorte que le prêtre qui lit un mandement contenant la critique ou la censure des actes de l'autorité, n'encourrait pas la même peine que s'il faisait lui-même un sermon sur la matière du mandement. Ce système, messieurs, repose tout entier sur un scrupule constitutionnel qu'a soulevé, dans l'esprit de l'honorable M. Moncheur, l'article 16 de la Constitution.

(page 512) Voilà donc les trois systèmes qui nous sont soumis et entre lesquels nous avons à choisir.

Examinons-les successivement, et permettez-moi, pour ne pas confondre des points essentiellement distincts, de faire un instant abstraction de la Constitution et d'examiner les questions à résoudre, indépendamment de toute prescription constitutionnelle spéciale. Examinons ce qu'il serait convenable de faire si nous étions entièrement libres ; nous verrons ensuite si la Constitution apporte quelque restriction à la décision que nous prendrions en ne consultant pas ses prescriptions.

Et d'abord, devons-nous accueillir le système des honorables MM. J. Jouret et Ch. Lebeau ?

Je ne le crois pas, en présence, surtout, des causes qui ont déterminé et qui doivent déterminer encore, selon nous, l'interdiction de faire les actes dont s'occupent les dispositions du Code.

Pourquoi défendons-nous surtout au ministre du culte de critiquer les actes de l'autorité dans l'exercice de ses fonctions ?

C'est, messieurs, parce qu'il y a là une cause de trouble à l'exercice du culte ; parce que, si nous permettions au ministre du culte de critiquer les actes de l'autorité, il faut, comme conséquence, que nous accordions le droit de réplique ; c'est-à-dire que nous autorisions les discussions publiques au sein des temples et des églises.

L'Etat est obligé de faire la police des assemblées ; par conséquent il a le droit et le devoir d'écarter tout ce qui pourrait nuire à l'exercice du culte. Nous voulons donc interdire au ministre du culte de critiquer les actes de l'autorité parce que nous ne voulons pas que l'on puisse jeter des ferments de discorde dans les cérémonies religieuses.

Mais quand un mandement n'est pas lu en chaire, quand il n'y a qu'un simple imprimé, cette raison existe-t-elle encore ?

Evidemment non.

Qu'un évêque, par exemple, fasse un mandement dans lequel il attaque l'autorité, chacun peut répondre en usant de la presse ; il n'aura donc usé que d'un moyen de publicité qui est à la disposition de tous ; et les peines ordinaires doivent seules être appliquées.

Ah ! je sais bien qu'on rattache ces dispositions au caractère spécial dont l'évêque est revêtu ; mais, messieurs, prenons-y garde ; nous ne défendons pas aux ministres du culte, en raison de leur qualité, de poser certains actes ; ce sont les circonstances spéciales dans lesquelles ces actes sont posés qui nous les font interdire, nous ne pouvons pas dire, d'une manière générale, absolue, à l'évêque : « Vous ne critiquerez pas » parce qu'il a son droit de Belge ; vous devez lui permettre de faire, dans un écrit autre qu'un amendement, la critique des actes de l'autorité, mais y a-t-il bien un motif de le lui interdire quand la forme seule sera changée ?

Si vous attachez votre décision à la circonstance que l'acte a pris la forme du mandement, vous basez toute votre décision sur le caractère spirituel de l'évêque, sur l'autorité qu'il a sur la conscience des fidèles ; mais les rapports qui lient les ministres des cultes avec leurs supérieurs sont en dehors de notre appréciation.

Comme nous ne reconnaissons pas, comme législateurs, les injonctions que contiendraient le mandement, nous ne pouvons les punir comme telles.

La forme de mandement constituerait le délit. Mais il serait très facile pour éluder la loi de l'éviter ; a-t-elle d'ailleurs l'importance qu'on lui donne ?

La plupart du temps l'écrit n'en aura pas plus que s'il avait pris une autre forme, car c'est au caractère de l'homme, à la confiance qu'il inspire, à sa dignité qu'on regarde, et non à la forme. Il ne me semble donc pas que pour cette raison nous puissions atteindre l'évêque qui publie un mandement attaquant les actes de l'autorité civile en supposant même que la Constitution ne nous l'interdise pas.

En un mot, nous voulons protéger l'exercice du culte, nous voulons proscrire le trouble dans l'exercice du culte. Dans la publication par la presse d'un mandement, il n'y a pas de cause de trouble, donc il n'y a pas lieu de la proscrire d'une manière spéciale.

Telle est la cause qui nous porte à repousser le système des honorables MM. Lebeau et Jouret.

J'examine maintenant le système de la commission.

Nous venons de voir que les mandements qui ne sont qu'imprimés, qui ne sont que publiés en assemblée religieuse, doivent demeurer en dehors des dispositions de la loi.

Mais le mandement est lu dans la cérémonie du culte ; n'y a-t-il pas exactement le même fait que si le curé attaque les actes de l'autorité spontanément ? C'est incontestable, et il serait souverainement déraisonnable de proscrire la critique improvisée et la critique dans la lecture d'un écrit pastoral. Ce serait placer le mandement dans une position de faveur.

Aussi, qu'un prêtre dans l'exercice de son ministère prenne un journal et le lise en chaire, il sera punissable comme s'il a tiré les mêmes paroles de son propre fonds ; il ne pourra venir dire : Cette critique se trouvait dans une gazette, je n'en suis pas responsable, parce que ce n'est pas tant la chose dite que les circonstances, que le trouble qu'elle apporte au culte que la loi veut atteindre, et le prêtre qui jette dans la cérémonie ce brandon de discorde doit être frappé comme toute autre personne qui voudrait faire la même lecture.

Ce n'est donc pas par voie d'exception que le projet frappe la lecture des mandements, mais en les laissant sur la même ligne que les autres écrits. Dès qu'ils contiennent la censure des actes de l'autorité, ils sont également proscrits, sans que l'on recherche leur origine.

Le troisième système est celui de 1l'honorable M. Moncheur.

L'honorable rapporteur veut que le mandement innocente le coupable ; il tombe dans l'inconséquence que je viens de signaler. Comment ! parce qu'à la parole du prêtre vient se joindre celle de son supérieur et qu'ainsi l'acte acquiert une gravité toute particulière, il serait innocenté ? Evidemment, cela ne serait pas raisonnable.

Aussi l'honorable membre n'a-t-il soulevé ce troisième système qu'en présence d'un scrupule constitutionnel qui lui est survenu et auquel a donné lieu l'article 16 du pacte fondamental.

Ainsi nous rejetons le premier système, parce qu'il ne s'appuie pas sur les principes généraux que nous avons admis et qu'il édicté des peines que les nécessités de la position ne réclame pas. Nous repoussons celui de l'honorable M. Moncheur, parce qu'il contient une inconséquence, une contradiction, en mettant dans une position privilégiée des actes qui ne doivent pas s'y trouver.

Vis-à-vis des honorables MM. Lebeau et Jouret, je n'examine pas la question de constitutionnalité ; car, en supposant que leur système soit constitutionnel, je l'écarterais, comme excédant les bornes que les considérations qui nous ont guidé assignent à la répression.

Vis-à-vis de l'honorable M. Moncheur, je dois examiner cette question constitutionnelle et voir si la lecture dans l'église des mandements portant la critique des actes de l'autorité civile ne peut être prescrite, saut violation de la Constitution.

J'examine ce point.

Le texte sur lequel on s'appuie est celui de l'article 16. Cet article est ainsi conçu :

« L'Etat n'a le droit d'intervenir ni dans la nomination ni dans l'installation des ministres d'un culte quelconque, ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs, ni de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication. »

J'avoue, messieurs, qu'au premier abord, ce texte peut entraîner à l'avis de l'honorable rapporteur. J'avoue que moi-même, lorsque je l'ai lu une première fois, j'ai cru que le respect dû à la Constitution nous empêchait de prendre les dispositions que propose la commission. Mais un examen plus attentif n'a pas tardé à me détromper et à me convaincre qu'il n'y avait pas l'ombre d'inconstitutionnalité dans ces propositions.

On dira : le texte de l'article décide positivement que les ministres des cultes peuvent publier les actes de leurs supérieurs, sauf leur responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication. Eh bien, est-ce la responsabilité ordinaire que vous lui imposez ? Non, puisqu'ils sont soumis à une pénalité spéciale ; que les peines qui les atteignent ne sont pas les peines qui frappent tous les Belges. Lors donc qu'ils publieront à l'église un mandement, ils tomberont sous ces dispositions spéciales, qui ne sont pas la responsabilité ordinaire, et la Constitution sera violée.

Pour bien interpréter le texte de la Constitution, il est essentiel de se rendre compte de la législation antérieure, et des circonstances qui l'ont amenée dans l'œuvre du Congrès. L'honorable M. Jouret a déjà attiré votre attention sur ce point, qu'il me soit permis d'y revenir encore un moment.

La plupart des gouvernements des pays catholiques ont toujours redouté de voir dans leurs Etats la publication des bulles, brefs et rescrits de Rome sans qu'une autorisation de leur part intervînt.

C'est ainsi qu'en France, le parlement de Paris avait, par de nombreux arrêts, proscrit de la manière la plus formelle toute publication, impression, lecture de ces actes avant qu'ils lui eussent été communiqués, qu'il eût donné une autorisation à cet effet. Je trouve de nombreux arrêts à cet égard.

En 1580, 1641, 1665, 1703, 1768, le parlement avait successivement renouvelé ces prescriptions. Le 8 mars 1772, une ordonnance royale vint porter des défenses analogues.

Napoléon n'avait garde de restreindre ces prescriptions qui étaient toutes dans l'intérêt du pouvoir. L'honorable M. Jouret vous a donné lecture de l'article de la convention du 26 messidor an IIV qui est venu répéter les mêmes dispositions et le Code pénal les a à son tour accueillies.

Le gouvernement des Pays- Bas n'a pas voulu non plus s'écarter de ces précédents et il a exigé les formalités du placet pour la publication des bulles.

Tout le monde connaît les poursuites dont M. de Broglie fut l'objet. Parmi les chefs d'accusation dirigés contre lui, se trouvait celui d'avoir publié des bulles sans l'autorisation royale. Permettez-moi de vous lire un passage de cet arrêt, en date du 9 octobre 1817.

« ... Est accusé : 2° d'avoir, depuis 1815 et notamment en 1816, et même postérieurement, sur des questions ou matières religieuses, entretenu des correspondances avec une cour étrangère, sans en avoir préalablement informé le directeur général du culte, et sans en avoir obtenu l'autorisation à cet effet, laquelle correspondance a été suivie de faits contraires aux dispositions formelles d'une loi, et particulièrement de la publication de deux bulles et d'un bref du pape qui n'avaient été ni placetés, ni visés…

(page 514) « Considérant que le second chef d'accusation, qu'il était encore de droit constitutionnel en Belgique qu'aucune bulle, bref, rescrit, mandat, provision, expédition de la cour de Rome ne peut être reçu, publié, imprimé, ou autrement mis à exécution sans l'autorisation du gouvernement, disposition d'ordre public qui fut renouvelée par les édits de Philippe le Bon, de Maximilien son successeur.

« Considérant, quant au bref relatif aux prières pour l'heure se délivrance de S. A R. la princesse d'Orange, que le contenu de cette pièce renferme la preuve de la correspondance illégalement tenue par l'accusé, que la publicité qu'il y a donnée est une infraction manifeste aux articles 207 et 208 du Code pénal. »

Ces prétentions, le gouvernement des Pays-Bas ne les abandonna à aucune époque de son existence. C'est ainsi qu'on trouve dans le Bulletin des lois, a la date du 27 juin 1826, un arrêté royal autorisant la publication d'une bulle qui avait ordonné un jubilé.

Ces faits étaient présents à la pensée des membres du Congrès, lorsqu'ils discutèrent l'article 16 de la Constitution.

C'est ainsi que dans la discussion de cet article qui alors était l'article 12 et prohibait en général l'intervention du pouvoir civil dans les affaires, du culte, M. de Gerlache disait :

« Messieurs, on a dit que cet article était inutile, alors que la liberté des cultes était proclamée et que l'exercice des cultes était libre. C'est une chose fort triste à confesser, mais c'est une vérité attestée par l'histoire qu’il ne suffit pas de décréter législativement certains droits pour les faire respecter.

«Ne se souvient-on pas que cette assemblée constituante qui la première avait proclamé hautement et formellement la liberté religieuse, la renversa bientôt en décrétant la constitution civile du clergé ? Comme s'il appartenait au pouvoir civil de constituer le clergé et de tracer la ligne qui le sépare des autres pouvoirs !

« Le même principe ne se trouvait-il pas tout au long dans notre loi fondamentale, articles 190, 191, 192 et 195 ? Or, vous savez quelles tracasseries le ci-devant gouvernement des Pays-Bas fit subir au clergé. Il prétendait appliquer aux ministres des cultes qui correspondaient avec Rome les dispositions rigoureuses du Code pénal, concernant ceux qui se mettent eu relation avec des souverains étrangers, comme si le pape, chef spirituel de l'Eglise universelle, était pour les catholiques un souverain étranger !

« Vous vous souvenez du scandaleux procès de M. de Broglie, évêque de Gand.... Je tiens d'un de nos évêques, qu'une bulle qui accordait aux ecclésiastiques d'un certain âge le droit de porter une calotte en célébrant l'office divin, a été retenue dans les bureaux des divers ministères pendant plus de six mois, et après avoir passé de commission en commission, elle n'en est sortie que bien et dûment placetée.

« Aujourd'hui même, le gouvernement français, malgré les dispositions formelles de la charte, n'a pas encore renoncé à toutes les vieilles traditions du gallicanisme. Voilà jusqu'où l'on a poussé l'absurdité de ces fameux droits régaliens qui ont fait faire tant de sottises au dernier gouvernement. »

Vous le voyez, messieurs, c'était le placet qu'on avait en vue de proscrire. Ainsi, de modification eu modification, l'article qui d'abord posait le principe de l'interdiction absolue, pour l'Etat, d'intervenir dans les affaires des cultes, a été changé en interdictions spéciales sur les principaux griefs qu'on avait contre l'intervention de l'Etat. C'est ainsi que l'article 10 porte que l'Etat ne peut intervenir dans la nomination des ministres des cultes. Pourquoi ? Parce qu'avant cette époque, en vertu de divers concordats, Le pouvoir temporel intervenait dans le choix des évêques. On voulait proscrire cet abus particulier.

La disposition suivante est encore relative à un fait qui se passait à cette époque ; c'est le placet, on voulait l'écarter.

Au moment du vote, M. le baron Beyts proposait « de retrancher la première disposition de l'article 16, et de laisser aux lois postérieures, le soin de déterminer les relations avec le siège de Rome. «

Vous voyez donc encore une fois que c'étaient les rapports avec Rome qu'on avait pour but de rendre libres.

Aussi est-ce l'idée que l'on se forme naturellement du sens de la Constitution. Je ne veux d'autre preuve qu'une citation faite par l'honorable M. Van Overloop de l'ouvrage de M. Nothomb : « Il était réservé à la Constitution belge de dire : Plus de concordat, plus d'investiture royale, plus de placet, liberté pour l'association religieuse comme pour toute autre association. »

Plus de placet, tel est donc bien le but de notre disposition.

Messieurs, je sais qu'ici l'on m'arrêtera ; certes, me dira-t-on, l'intention première et principale du Congrès a été la proscription du placet, mais n'a-t-il pas été plus loin ? Il ne distingue pas entre les bulles et les mandements, et toute publication de ces actes tombe sous la responsabilité ordinaire.

Je conçois, messieurs, cette objection appliquée au système de MM. Jouret et Lebeau ; l'article étant général paraît devoir comprendre les actes des évêques comme ceux qui émanent du souverain pontife.

Mais cette objection a-t-elle force vis-à-vis des dispositions proposées par la commission ?

Peut-on lui reprocher de défendre, sous des peines spéciales, de publier des actes de l'autorité ecclésiastique ?

Nous ne le pensons pas.

Voici pourquoi.

Qu'est-ce que publier ? C'est simplement révéler au public, divulguer, faire qu'une chose qui n'était pas connue le soit. La Constitution dit qu'aucune mesure ne pourra empêcher de publier les actes des supérieurs ecclésiastiques, il est impossible donc que nous admettions jamais une défense quelconque de faire connaître une bulle qui n'était pas connue, de tirer du secret un mandement encore ignoré. Tel est le fait prévu par la Constitution.

Mais est-ce bien là l'acte que nous proscrivons ? Evidemment nous n'empêchons pas qu'on ne répande les bulles ou les mandements ; mais nous punissons le délit qui accompagne un certain mode de proclamation.

Je m'explique.

Quelle était la portée de la nécessité du placet ? D'empêcher de faire connaître une bulle, de défendre la révélation d'une chose secrète. Cette obligation au secret ne pourra être renouvelée et jamais une peine spéciale ne sera prononcée pour cette divulgation.

Mais en résulte-t-il que jamais le mode de la faire en certains lieux, en certain temps, ne puisse constituer une infraction ?

Nous ne défendons certes pas de publier un article inséré dans un de nos journaux et critiquant les actes de l'autorité ; on voudra bien admettre que la responsabilité ordinaire dont parle la Constitution ne peut conduire à ce résultat que les mandements seraient placés dans une position différente de semblable article.

Eh bien, je suppose que la lecture de ce journal soit faite à l'église ; que punissons-nous ? Le fait d'avoir fait connaître une chose qui n'était pas connue ? Nullement ; ce journal a peut-être été lu de tous ; nous punissons le prêtre, parce qu'il a apporté dans l'église un élément de trouble. Si on admet que pour un article de journal qu'on serait venu lire à l'église, la disposition serait constitutionnelle, on doit l'admettre pour une bulle, parce qu'elle est soumise à la responsabilité ordinaire, et que, par conséquent, on ne peut la placer dans une position exceptionnelle.

Tous les reproches qu'on fera au projet de la commission au point de vue constitutionnel, tombent devant cette remarque :

La Constitution veut la responsabilité ordinaire, et la commission place la lecture d'un mandement sur la même ligne que la lecture d'un article de journal. (Interruption.)

Je sais que les idées que je développe sont un peu abstraites. Je sais qu'il est difficile de faire bien apprécier immédiatement la véritable portée d'une disposition.

Je m'explique encore, et je réduis la question à des termes simples.

Il était interdit de faire connaître certains actes, indépendamment de leur contenu.

La Constitution a supprimé radicalement cette interdiction et permis de publier ces actes comme tous autres.

En résulte-t-il que cette publication puisse être faite partout et en tous temps ?

Evidemment non : ainsi personne ne soutiendra qu'on puisse lire une bulle, un mandement ou un article quelconque à l'audience d'une cour, au sein de l'assemblée législative.

Donc nous pouvons le défendre là où cette lecture est un trouble à certains droits. C'est pourquoi nous l'interdisons au milieu d'une cérémonie du culte, lorsque par le contenu des pièces lues (quelle que soit leur nature) peut causer du trouble ; c'est l'application du droit commun que nous demandons.

Je me résume.

Des trois systèmes présentés, nous avons rejeté celui de MM. J. Jouret et Ch. Lebeau, parce que nous ne trouvons pas nécessaire de frapper d'une peine le fait seul d'avoir publié un mandement critiquant les actes du gouvernement ; nous rejetons aussi celui de M. Moncheur parce qu'il consacre dans la loi une exception qui n'est pas justifiée.

Reste le système de la commission qui place le mandement dans le droit commun. Il nous paraît, par cela même, devoir être adopté.

Telles sont, messieurs, les observations que je voulais avoir l'honneur de vous présenter sur le projet qui vous est soumis. Je crois pouvoir dire en terminant que les propositions de la commission consistent simplement à appliquer les principes généraux du droit à la matière qui vous est soumise, qu'elles sont nécessaires au maintien de l'égalité des droits de tous.

Je ne me dissimule pas que si les dispositions qui vous sont proposées étaient la seule digue à opposer aux empiétements du pouvoir religieux sur le pouvoir civil, on n'atteindrait pas le but ; il faut pour cela le sentiment public ; mais chaque jour l'opinion se prononce davantage contre les discours de la chaire qui contiennent des excursions dans le domaine temporel ; chaque jour nous voyons que le prêtre gagne en considération quand il demeure dans sa sphère. Nous avons donc la certitude de voir la loi en harmonie avec nos mœurs, et de trouver en elles l'appui dont toute loi a besoin.

Les luttes des partis sont utiles parce qu'elles constituent le contrôle le plus puissant des actes des gouvernements.

Mais il faut bien prendre garde que ces luttes ne deviennent des dissensions religieuses, car celles-ci entraînent toujours des conséquences désastreuses.

En proscrivant, autant qu'il est en nous, la politique de la chaire, nous nous opposons à cette triste perspective ; j'ai la conviction que nous faisons chose utile.

On a évoqué, pour vous engager à rejeter le projet, les plus lugubres (page 515) tableaux des époques les plus sombres de l'histoire, comme si nous étions sur le point d'inaugurer le retour des guillotinades de la Convention et des déportations du Directoire.

Ah ! je pourrais avec bien plus de raison aussi feuilleter l'histoire, et pour vous demander d'écarter la politique de la chaire, vous montrer les pages ensanglantées par les luttes religieuses.

Mais, messieurs, ne remontons pas le cours des âges.

De quoi s'agit-il ? D'une disposition qui nous régit depuis 1830, qui est en vigueur aujourd'hui encore ; jetons les yeux sur cette époque, elle est plus consolante, et ne craignons pas, qu'ayant été sans inconvénients dans le passé, elle devienne un fléau dans l'avenir.

- M. Verhaegen prend place au fauteuil de la présidence.

Projet de loi accordant un crédit au budget du ministère de l’intérieur

Rapport de la section centrale

M. E. Vandenpeereboom. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale chargée de l'examen du projet de loi tendant à allouer au département de l'intérieur un crédit de 2 millions pour la voirie vicinale et pour l’hygiène publique.

- Ce rapport sera imprimé et distribué ; la discussion de ce projet de loi est mise à la suite de l'ordre du jour.

Projet de loi révisant le code pénal (livre II, titre IV)

Discussion des articles

Titre IV. Des crimes et des délits contre l'ordre public, commis par des fonctionnaires dans l'exercice de leurs fonctions, où par les ministres des cultes, dans l'exercice de leur ministère

Chapitre IX. Des infractions commises par les ministres des cultes dans l'exercice de leurs fonctions
Articles 295 et suivants

M. De Fré. - Messieurs, le Code pénal, que nous discutons, n'est pas une œuvre de parti ; mais une œuvre commune. Ce n'est pas une œuvre éphémère ; mais une œuvre qui doit avoir une longue durée ; car le Code pénal de 1810 a déjà duré près d'un demi-siècle.

Il faut donc que, pour la confection de cette œuvre importante, chacun de nous apporte ses matériaux. Je viens apporter les miens ; je demande qu'on ne les rejette point sans les avoir examinés.

Je prie les honorables membres de la commission, je prie M. le ministre de la justice et les orateurs qui ont parlé jusqu'à présent, de bien se pénétrer de ceci, qu'en intervenant dans ce débat, je ne suis mû que par le désir d'être utile à mon pays, dans les limites de mes forces.

Je n'attaque ici personne, mais je demande à tout le monde la permission de dire qu'il me semble qu'on a un peu négligé, dans ce débat, le côté politique de la question.

La révolution de 1830 a fait à la Belgique une destinée nouvelle ; la révolution de 1830 a rompu avec les traditions hollandaises, avec les traditions françaises. On a inscrit dans la Constitution belge des principes nouveaux ; et, en terminant cette œuvre, le législateur constituant de 1830 a dit qu'il fallait réviser toutes les lois organiques parce que ces lois organiques nous avaient été léguées par d'autres pays qui étaient gouvernés par des principes opposés, qui n'étaient pas en harmonie avec la Constitution nouvelle.

Parmi les lois à réviser se trouvait le Code pénal de 1810.

Quels sont, messieurs, les principes fondamentaux de notre Constitution ? C'est le principe de l'égalité, et le principe de la liberté absolues. Le législateur de 1830 n'a assigné d'autres limites à cette égalité, à cette liberté, que celles indiquées par le décret du 20 juillet 1831.

C'est pour nous un devoir de conserver intacts ces grands principes. Les partis montent et remontent à l'assaut du pouvoir ; les hommes politiques vivent et meurent ; mais ce qui ne doit pas mourir, c'est le principe de l'égalité.

Celui-là nous devons le léguer intact aux générations futures.

Sous prétexte de censure on entame le principe de l'égalité ; sous prétexte de censure on entame le principe de la liberté.

J'ai souvent attaqué les doctrines catholiques, mais jamais je ne contesterai à personne, pas même à mes adversaires, le libre usage des droits consacrés par la Constitution.

Il faut que chacun ait sa place au soleil, il faut que tous puissent respirer l'air pur de la liberté. Si vous mettez des limites à la liberté, ce sera aujourd'hui contre le prêtre, demain contre les philosophes. Je ne veux pas de cela !

Si demain on vient briser ma plume dans mes mains, qu'est-ce que je répondrai, après le vote de l'article 295 ? Je serai écrasé par mon passé. Je veux rester debout, je veux rester un homme libre !

Messieurs, à la séance du 22 décembre dernier, j'ai combattu la disposition de l'article 150 parce que cet article a pour objet de punir celui qui, par des paroles, outragerait les objets du culte ; j'ai démontré que cet article prenait parti pour le dogme catholique au détriment des autres dogmes, et je l'ai attaqué en vertu de la liberté des cultes, en vertu de la liberté des opinions. J'ai enveloppé dans la même attaque l'article 295 dont il s'agit maintenant, parce que cet article porte également atteinte à la liberté, à l'égalité, en mettant une restriction aux droits du prêtre.

C'est donc au nom des conquêtes de la philosophie, au nom des principes de la société moderne que j'ai combattu l'article 150 et que je combats maintenant l'article 295. Il ne s'agit ici ni du culte catholique, ni du culte protestant, ni du culte hébraïque ; il s'agit de quelque chose qui embrasse tous les cultes ; il s'agit de la liberté religieuse, qui leur donne la force et la vie et sans laquelle je ne comprends pas la liberté politique.

Pour conserver la liberté politique, il faut commencer par maintenir la liberté religieuse. L'homme moral se manifeste sous deux aspects divers, il y a la raison et il y a la foi, il y a la science et il y a la croyance. Ce sont deux mondes séparés. On ne peut pas affranchir l'un sans l'autre ; l'homme ne peut être affranchi à demi.

L'article 14 de la Constitution a confondu dans son texte la liberté de la pensée et la liberté des cultes, la liberté pour le philosophe et la liberté pour le prêtre.

Il y a, messieurs, pour ce qui concerne la liberté religieuse, un fait dans l'histoire dont je n'examine pas la cause : c'est que toujours, alors qu'il n'existait aucune liberté pour les laïques, il existait une liberté pour ceux qui parlaient au nom du monde religieux. Sous les empereurs les plus despotiques, lorsque les écrivains laïques étaient à la merci du pouvoir, les saint Basile, les Tertullien, les saint Jean-Chrysostome pouvaient parler librement. Sous Louis XIV, quand tout le monde pliait sous ce vainqueur, Bossuet parlant au nom des idées religieuses, mettait Louis XIV à ses pieds. Louis XIV comprenait, quoique despote, l'influence religieuse.

Messieurs, en matière de cultes, il y a trois systèmes ; il y a la suprématie de l'Eglise sur l'Etat. C'est le système qui existe à Rome. Là, toute l'administration est théocratique. Là, le pape est à la fois souverain de son peuple et chef de l'Eglise. Là, la politique ne marche pas, parce que la politique, de son essence, est progressive est que l'Eglise catholique, par son essence, est immuable. C'est une situation fâcheuse pour le peuple ; elle mène à des bouleversements.

Il y a un autre système ; c'est celui qui a été inauguré en Angleterre sous Henri VIII ; c'est la suprématie de l'Etat sur l'Eglise. L'Eglise doit obéir, et vous voyez en matière politique quel mal l'Etat a eu pour affranchir les catholiques, quel mal il a eu pour permettre aux juifs d'entrer dans le parlement.

En Angleterre la reine est à la fois chef de son Eglise et chef de l'Etat ,Victoria est à la fois papesse et reine des îles Britanniques.

A côté de ces système, il y en a un autre, c'est celui qui existe en Belgique ; c'est la séparation des deux mondes, le monde politique et le monde religieux ; c'est la société religieuse pouvant dire contre la société civile ce qu'elle veut, à moins qu'elle n'aille jusqu'au délit, et la société civile à son tour, par son enseignement, par ses écrivains, par ses actes administratifs, pouvant faire ce qu'elle veut, pouvant froisser même la société religieuse. C'est une séparation complète entre les deux sociétés.

On argumente des privilèges que le clergé possède depuis très longtemps pour lui ôter une partie de sa liberté. Hier, on a argumenté de cette position privilégiée et l'on a dit : Puisque le clergé jouit de cette position privilégiée, vous pouvez bien lui demander des sacrifices à sa liberté.

Messieurs, ce système n'est pas constitutionnel, ce système n'est pas logique, ce système est faux. Je demande pardon aux honorables membres que je contredis, voici comment je pense qu'il faut raisonner.

Il faut invoquer la Constitution, pour ôter les privilèges aux prêtres qui en jouissent, et il faut invoquer la Constitution pour donner à tous, même au prêtre, la même liberté. Voilà la vraie vérité.

Ainsi quand vous m'objectez que le prêtre, dans certaines circonstances, jouit d'un privilège, je réponds : Il l'a contrairement à la Constitution, et que vous me demandez que le prêtre soit restreint dans la manifestation de sa liberté à cause du privilège dont il jouit, je vous réponds encore que la Constitution veut la liberté, veut l'égalité et que tous ceux qui sont inspirés de cet esprit de la Constitution, ne veulent ni de privilège ni d'asservissement pour personne.

Mais, vous a dit hier l'honorable M. Ch. Lebeau, lorsqu'on outrage le prêtre, celui qui l'outrage est puni plus sévèrement que celui qui outrage un simple particulier.

Messieurs, on confond toujours deux choses : on confond le culte et le prêtre. La loi doit garantir à chaque citoyen le libre exercice du culte, c'est pour cela que vous faites punir celui qui trouble les cérémonies religieuses dans le temple et hors du temple. Lorsque le prêtre en fonctions est outragé, vous punissez celui qui l'outrage.

Est-ce dans l'intérêt du prêtre ? Non, c'est dans l'intérêt du culte. Si le magistrat est outragé, si M. le procureur général de Bavay se trouve outragé dans l'exercice de ses fonctions, est-ce pour M. de Bavay que vous punissez celui qui l'a outragé ? C'est dans l'intérêt de la justice ; c'est pour le prestige attaché à la justice ; c'est afin que tout le monde s'incline devant la justice. On punit celui qui outrage le prêtre ; non dans l'intérêt du prêtre : ce serait un privilège, mais dans l'intérêt de la liberté des cultes, qui est une liberté aussi précieuse que la liberté de la presse, que la liberté d'enseignement, que la liberté d'association.

Mais, dit-on, le prêtre a des temples ! Encore une fois, pourquoi lui en donnez-vous ? Est-ce pour qu'il en jouisse ? Non c'est pour que les croyants puissent exercer leur culte.

On a été jusqu'à comparer le prêtre au fonctionnaire ; mais le prêtre n'est pas fonctionnaire ; mais l'Etat ne peut rien sur le prêtre. L'Etat ne le nomme pas ; l'Etat ne peut pas le révoquer.

Mais l'État le paye. C'est une très grave question que la question du budget des cultes ; c'est une question très sérieuse, que je ne veux pas examiner à fond en ce moment ; je dirai seulement que la question du budget des cultes qu'on a signalé comme un privilège afin d'admettre comme conséquence la restriction de l'article 295, est un argument qui (page 516) encore une fois ne peut pas être invoqué. (Interruption). Je le répète, la question du budget des cultes est une question très importante ; mais on doit reconnaître ce fait historique ; c'est qu'autrefois il n'y avait pas de budget, mais qu'il y avait des biens destinés au service du culte, et que la dotation a remplacé les biens d'autrefois.

Je dis qu'il y aurait danger pour la société de supprimer le budget des cultes, et voici pourquoi : c'est que vous donneriez à tons les prêtres un prétexte pour se faire remettre par les fidèles des biens immenses.

Je soutiens que si le budget des cultes était supprimé, avant dix ans d'ici, les revenus du clergé seraient triplés.

Voilà comment je réponds à tous privilèges qu'on invoque pour restreindre la liberté !

Je vais mettre le clergé français en face de la révolution de 1789, et le clergé belge en face de la révolution de 1830.

L'article 295 que nous discutons existait dans le Code de 1810 sous le numéro 201. Quelle était la position du clergé français vis-à-vis de l'ordre politique après 1789, et plus tard sous le premier consul ?

C'était une position toute d'hostilité ; la révolution française était faite contre lui ; l'ordre de choses nouveau s'était assis sur les ruines de sa puissance ; le clergé français avait soulevé la guerre civile dans la Vendée. Toutes les paroles qui devaient sortir de sa bouche étaient des paroles hostiles au gouvernement, aux lois, aux arrêtés. Napoléon ne voulut pas lui laisser la liberté ; il ne voulut pas le laisser rentrer en France, il ne voulut pas rouvrir les temples, sans lui ôter une partie de sa liberté.

Voici ce que M. Thiers dit de la situation du clergé français, à l'époque où le concordat a été fait :

« Mais le clergé réputé orthodoxe agissait sur les esprits dans un sens entièrement contraire à l'ordre établi. Il cherchait à tenir éloignés du gouvernement tous ceux que la fatigue des dissensions civiles tendait à ramener au premier consul. S'il eût été possible de réveiller les passions de la Vendée, il l'eût fait. Il y entretenait encore de sourdes défiances, et une sorte de mécontentement. Il troublait le midi, moins soumis que la Vendée, et dans les montagnes du centre de la France, réunissait tumultueusement la population autour des curés orthodoxes. Partout le clergé inquiétait les consciences, agitait les familles, en persuadant à tous ceux qui avaient été ou baptisés, ou mariés de la main des assermentés, qu'ils n'étaient pas dans le sein de la véritable communion catholique, et qu'ils devaient de nouveau se faire baptiser ou marier, s'ils voulaient devenir de vrais chrétiens, ou sortir du concubinage. Ainsi l'état des familles, non pas du point de vue légal, mais du point de vue religieux, était mis en question. »

Que fit Napoléon ? Il exigea d'abord que lui seul pût nommer les évêques, que les curés fussent agréés par lui ; il exigea ensuite le serment à l'ordre nouveau, le serment à la constitution de l'an VIII ; il exigea en troisième lieu une juridiction ecclésiastique, la juridiction du conseil d'Etat ; de sorte que la situation que créa Napoléon, par le concordat de l'an IX, c'était la suprématie du pouvoir civil sur la société religieuse.

Voilà dans quelle situation se trouvait la France, lorsqu'on rédigea l'article 201 du Code pénal.

Cette disposition n'a été que la conséquence de la situation politique de la France. Le pouvoir en France, au commencement de ce siècle, ne pouvait donc donner au clergé la liberté que nous demandons pour lui en Belgique ; on devait l'assujettir à la suprématie de l'Etat, puisqu'en France, il était traité comme un vaincu. Je ne critique ni ne loue, je raconte.

Est-ce là la situation du clergé belge vis-à-vis de la révolution de 1830 ?

Messieurs, à peine étions-nous séparés de la France que dans la circulaire du gouverneur général des Pays-Bas, en date du 7 mars 1814, on lisait ce qui suit :

« Les victoires éclatantes que les armées de leurs hautes puissances alliées ont remportées par le secours de Dieu, ayant affranchi le clergé de la Belgique de toutes les entraves mises à l'exercice de la religion catholique et romaine, le gouvernement apostolique, conformément aux intentions de leurs hautes puissances alliées maintiendra inviolablement la puissance spirituelle, et la puissance civile dans leurs bornes respectives, ainsi qu'elle sont fixées par les lois canoniques de l'Eglise, et les anciennes lois constitutionnelles du pays. »

La même pensée se trouve dans la proclamation du roi Guillaume, du 18 juillet 1815. Cette proclamation finit ainsi :

« Heureux de régner sur un peuple libre, brave et industrieux, nous sommes sûr de retrouver en lui ce caractère de loyauté et de franchise qui l'a toujours si éminemment distingué.

« Tous nos efforts tendront à cimenter les fondements de sa prospérité et de sa gloire, et les citoyens de toutes les classes et de toutes les provinces auront, en nous, un protecteur bienveillant et impartial de leurs droits et de leur bien-être. Nous assurerons en particulier à l'Eglise catholique son état et ses libertés ; et nous ne perdrons pas de vue les exemples de sagesse et de modération que nous ont laissés, à cet égard, nos prédécesseurs, vos anciens souverains, dont la mémoire est si justement vénérée parmi vous. »

Plus tard, sont venus les articles 291 et suivants de la loi fondamentale ; mais il fallut prêter serment, comme sous le premier consul, et le roi Guillaume sortit ainsi de la voie pacifique dans laquelle il était entré ; il avait commenté la direction des affaires par proclamer la séparation complète des deux sociétés, mais il oublia bientôt cette sage politique, en essayant d'inaugurer la suprématie de l'Etat sur l'Eglise.

Messieurs, ce fut l'obligation de prêter serment au pacte fondamental, qui donna lieu à ce grand procès du prince de Broglie, qui a duré depuis 1817 et dont l'impression a duré jusqu'à la révolution de 1830.

Je vais vous lire ce que disait sur ce débat, non pas un catholique, mais un homme qui est mort, non en odeur de sainteté, mais un libre penseur, feu M. Van Meenen.

« Or, qu'est-ce que les évêques ont critiqué et censuré dans cet acte de l'autorité ? Les dispositions relatives aux opinions religieuses, au culte, au serment qui sont toutes matières religieuses. Et sur quelles considérations ont-ils fondé leurs critiques et leur censure ? Sur des considérations puisées avec raison ou sans raison, n'importe, dans l'ordre des opinions religieuses.

« Les évêques ne se sont donc point ingérés de critiquer ni censurer cet acte, puisqu'ils n'ont fait, bien ou mal, qu'exercer leur autorité propre et légitime.

« Il faut le décider ainsi, ou bien dire que les articles 204 et suivants du Code pénal ont été abrogés par la loi fondamentale, et qu'on n'a pu les appliquer à M. de Broglie, qu'on ne pourra les appliquer à l'avenir ; ou bien, il faut trancher le mot, et dire que la loi fondamentale n'est rien ; que cet état et ces libertés de l'église catholique si bien garantis, ne sont rien ; que le pouvoir spirituel n'est point exercé par les évêques, mais qu'il est réuni dans les mêmes mains avec le pouvoir temporel.

« En effet, si, quand le gouvernement a statué ou projeté des dispositions en matière religieuse, les évêques ne peuvent les juger, même doctrinalement, comme religieuses, et d'après des considérations prises dans l'ordre des principes de la religion, sans se rendre coupables et punissables devant la justice temporelle, le sort de l'Eglise catholique dans les Pays-Bas est fixé ; elle est comme l'Eglise anglicane, soumise à la suprématie du prince ; et dès lors, il est conséquent d'appliquer encore l'article 207 du Code pénal aux évêques, car, dès que le prince et le chef de l'Eglise catholique, comme du gouvernement politique, le pape, jusqu'ici considéré comme le chef visible de cette église, comme centre de son unité, n'est plus qu'une puissance étrangère en matières religieuses, comme en toutes autres ; cela est évident. Mais alors où est l'Eglise catholique ? Où sont cet état et ces libertés qu'on lui a garantis ? Où sont les articles 190, 191 et suivants du chapitre VI de cette loi fondamentale, si solennellement jurée, et à laquelle on exige si rigoureusement des serments ? •

Voilà, messieurs, ce que disait, en 1818, M. Van Meenen, et plus tard, c'est avec ces principes qu'il rédigea l'article 14 de la Constitution.

La révolution de 1830 a été faites avec les idées développées par la philosophie Van Meenen, et si la révolution de 1789 a été faite contre le clergé, la révolution de 1830 a été faite par et au profit du clergé. (Interruption.) S'il est quelqu'un qui pense le contraire, je le prie de le dire. S'il y a quelqu'un qui trouve que je me trompe...

M. de Decker. - Je suis ce quelqu'un.

M. De Fré. - Messieurs, la révolution de 1830 a donné au clergé des libertés dont il ne jouissait pas.

M. de Decker. - Et autres ; c'est vrai !

M. De Fré. - Je n'ai pas voulu dire autre chose.

M. de Decker. - Nous sommes d'accord alors !

M. De Fré. - La révolution de 1830 a donné au clergé des libertés dont il ne jouissait pas sous le roi Guillaume ; la révolution de 1830 a été faite afin de rendre la liberté à ceux qui ne l'avaient pas. Je vous prie de me dire si ce qui a suivi 1789 ressemble à ce qui a suivi 1830 ; si la position prise par le clergé à l'égard de l& révolution de 1789 a quelque chose de comparable à la position prise par le clergé belge à l'égard de la révolution de 1830.

Si l'article 201 du Code pénal, aujourd'hui 295, était justifié en France par la position prise par le clergé, après la révolution de 1789, il ne peut pas l'être eu Belgique par la position prise par le clergé après la révolution de 1830. L'article 201 du Code pénal a été emporté par le souffle révolutionnaire de 1830. Le lendemain de la révolution, le clergé avait reconquis ses droits. Le décret du 16 octobre 1830 qui proclame la liberté des cultes la plus large, qui ne veut pas de l'intervention de la loi, a été publié dans le but de consacrer la victoire au profit de tous ceux qui avaient lutté, comme M. Van Meenen et autres, pour le triomphe de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, et de la liberté en tout et pour tous.

Voici le décret du 16 octobre. Pour bien le comprendre, il faut le voir entouré des faits historiques qui l'ont précédé. En révolution, le lendemain de la victoire on inscrit dans les chartes les principes pour lesquels on a lutté et ceux surtout pour lesquels on a le plus souffert sous la tyrannie qui vient de disparaître.

Si c'est pour la liberté de la presse qu'on a souffert, c'est la liberté de la presse qu'on inscrit.

Si c'est pour la liberté des cultes qu'on a souffert, c'est la liberté des cultes que l'on inscrit dans la charte du peuple.

Voilà ce que l'histoire nous apprend, et pour bien saisir l'esprit de la loi, il faut tenir compte de l'histoire.

(page 517) « Considérant que le domaine de l'intelligence est essentiellement libre ;

« Considérant qu'il importe de faire disparaître à jamais les entraves par lesquelles le pouvoir a jusqu'ici enchaîné la pensée dans son expression, sa marche et ses développements ; »

Vous verrez, messieurs, que le mot « pensée » s'applique aux croyances comme à l’intelligence.

« Art. 1er. Il est libre à chaque citoyen, ou à des citoyens associés dans un but religieux ou philosophique, quel qu'il soit, de professer leurs opinions comme ils l'entendent, et de les répandre par tous les moyens possibles de persuasion et de conviction. »

Le mot « religieux » vient avant le mot « philosophique ».

Voilà les traditions de 1830. Voilà ce que les membres du gouvernement provisoire se sont empressés d'inscrire dans un décret, le lendemain de 1830.

Voici dans quels termes l'article 204 du Code pénal, aujourd'hui l'article 295, a été abrogé par ce décret.

« Art. 2. Toute loi ou disposition qui gêne la libre manifestation des opinions et de la propagation des doctrines par la voie de la parole, de la presse ou de l'enseignement, est abolie. »

Cette abrogation est plus clairement indiquée dans l'article 3 ainsi conçu :

« Les lois générales et particulières entravant le libre exercice d'un culte quelconque, et assujettissant ceux qui l'exercent à des formalités qui froissent les consciences et gênent la manifestation de la foi professée, sont également abrogées. •

Vient après l'article 4, ainsi conçu ;

« Toute institution, toute magistrature créée par le pouvoir, pour soumettre les associations philosophiques ou religieuses, et les cultes, quels qu'ils soient, à l'action ou à l'influence de l'autorité, sont abolies. »

Arrive le Congrès, on y attaque le décret du 16 octobre 1830, à l'occasion de l'article 12 du projet de la Constitution ainsi conçu :

« Toute intervention de la loi et du magistrat dans les affaires d'un culte quelconque est interdite. »

On demande que cet article disparaisse du projet de Constitution ; et ceux qui soutiennent cet amendement, combattent les conséquences du décret du 16 octobre 1830, en défendant la suprématie de l'Etat sur l'Eglise. Que se passe-t-il ?

C'est que la disposition de l'article 12 qu'on voulait faire disparaître au nom de la suprématie de l'État est maintenue et que l’intervention de la loi et du magistrat en matière du culte reste interdite, n'est admise qu'en ce qui concerne le mariage. L'article 12 dont on demandait la suppression fut renvoyé, avec six amendements, à la section centrale et la section centrale proposa, après examen et le Congrès adopta la rédaction suivante, devenue l'article 16 de la Constitution :

« L'Etat n'a le droit d'intervenir ni dans la nomination ni dans l'installation des ministres d'un culte quelconque, ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs, et de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire eu matière de presse et de publication. Le mariage civil devra toujours précéder la bénédiction nuptiale, sauf les exceptions à établir par la loi, s'il y a lieu. »

Ainsi, messieurs, vous le voyez, le souffle de la liberté religieuse inspirant la révolution de 1830, emporte toutes les lois qui portaient atteinte à cette liberté : le lendemain de la victoire le vainqueur s'empresse de proclamer cette liberté.

Et puis plus tard, dans le Congrès, une discussion s'engage, discussion solennelle, et le Congrès maintient à une grande majorité les principes qui avaient triomphé sur les barricades.

M. Rodenbach et M. B. Dumortier. - Très bien.

M. De Fré. - Messieurs, vous avez vu le principe, vous allez voir l'application.

Les saint-simoniens arrivent en Belgique et vous savez s'ils attaquaient le gouvernement, s'ils attaquaient les lois, s'ils attaquaient les actes de l'autorité ; les saint-simoniens avaient une doctrine économique nouvelle ; il attaquaient l'ordre établi, ils attaquaient tout, ils attaquaient la divinité du Christ.

Ils ont mis aussi dans la circulation beaucoup d'idées pratiques, ils ont donné un grand élan à l'industrie et propagé en Europe la création des chemins de fer.

Au mois de février 1831, les saint-simoniens demandaient à pouvoir exercer leur culte en Belgique. Un jour ce culte fut troublé, et le lendemain on trouva, sur le bureau du président de la Chambre, la pièce suivante.

« Les soussignés ont l'honneur de proposer au Congrès de requérir la présence de M. l'administrateur général de la sûreté publique, pour qu'il donne des explications sur les empêchements mis par la police à l'enseignement public d'un culte et à l'exercice du droit d'association.

« Vicomte Vilain XIIII, abbé Andries. »

M. Rodenbach. - C'était du véritable libéralisme.

M. De Fré. - Voilà l'application qui venait d'être faite immédiatement du principe fécond de la liberté religieuse !

MM. Vilain XIIII et Andries demandaient la liberté, pour qui ? Pour des hommes dont certes les doctrines étaient opposées aux doctrines de ces honorables membres. Mais il y avait quelque chose qui dominait ce débat, c'était la question de la liberté religieuse qu'il fallait faire respecter même dans la personne de ses adversaires.

Il ne s'agissait pas de savoir ce que, dans leurs chaires les saint-simoniens auraient dit, s'ils auraient censuré ou critiqué le gouvernement, s'ils auraient censuré ou critiqué la loi ; mais ils ne faisaient pas autre chose, ils critiquaient tout ; ils faisaient une amère critique de la société. Mais encore une fois, il ne s'agissait pas de cela ; il s'agissait de savoir si la Constitution était une chose sérieuse, si la liberté religieuse inscrite dans la Constitution était une chose sérieuse ; et voici comment s'exprimait à cet égard l'un des signataires de la motion.

« Je suis, messieurs, un des auteurs de la proposition. Je me suis empressé de la présenter, car je me croirais le plus indigne des hommes, si, après avoir contribué de tous mes moyens et de grand cœur à la proclamation de la liberté des cultes et de toutes les autres libertés, je pouvais laisser soupçonner que je ne l'ai voulue que pour mon culte ; alors les principes que j'aurais soutenus, je ne l'aurais fait que par une indigne hypocrisie. Je ne veux pas donner crédit à un pareil soupçon : et c'est pour cela que j'ai souscrit à une proposition qui prouve que nous voulons la liberté en tout et pour tous. »

Voilà ce que disait l'abbé Andries !

Voilà, messieurs, quelles étaient les pensées qui se manifestaient à cette époque de grandeur et d'héroïsme ! Voilà sous quel souffle inspirateur on vivait, on parlait ! et si, à ce moment, lorsqu'un prêtre demandait la liberté pour le philosophe, une voix s'était fait entendre pour demander des restrictions à la liberté du prêtre, un cri unanime de réprobation se serait élevé de tous les bancs de cette assemblée, tous ceux qui avaient versé leur sang pour la révolution auraient protesté contre une pareille atteinte contre la liberté pour laquelle ils avaient combattu.

Savez-vous, messieurs, ce qui distingue la France de la Belgique ?

C'est qu'en France les saint-simoniens furent condamnés parce qu'on n'y a jamais compris la liberté, tandis qu'en Belgique des voix éloquentes demandaient pour eux la liberté des croyances.

Voilà ce qui distingue les deux pays ; voilà pourquoi nous avons le droit d'être fiers de cet esprit de liberté qui règne chez nous, voilà pourquoi, au nom de toutes nos traditions, nous devons abolir pour toujours des lois qui sont écloses sous le despotisme impérial.

Messieurs, la liberté et l'égalité, inscrites dans notre Constitution, sont des droits absolus. Toutefois, le législateur a tracé, dans le décret du 20 juillet 1831 la limite où le droit s'arrête et où l'abus commence. Lisez les dispositions de ce décret qui signale la limite pour tous les citoyens, qui sépare les droits des devoirs.

« Indépendamment des dispositions de l'article 60 du Code pénal, porte ce décret, pour tous les cas non spécialement prévus par ce Code, seront réputés complices de tous crimes ou délits commis, ceux qui, soit par des discours prononcés dans des lieux publics, devant des réunions d'individus, soit par des placards affichés, soit par des écrits, imprimés ou non, et vendus et distribués, auront provoqué directement à les commettre. »

Ainsi, le prêtre qui, dans sa chaire, provoque à commettre un délit tombe sous l'application de la loi. Le prêtre a le droit de prononcer des discours dans l'église ; il peut censurer, il ne peut pas provoquer ; s'il provoque, il est puni ; le décret sur la presse lui est applicable.

Veut-il aller attaquer la force obligatoire des lois, il est encore puni.

« Quiconque, dit le décret, aura méchamment et publiquement attaqué la force obligatoire des lois... »

Vous voyez donc bien qu'après avoir fait disparaître, par le décret du 16 octobre 1830 et par la Constitution de 1831, toutes les lois qui gênaient la liberté, le décret du 20 juillet dit au prêtre comme à tout citoyen : Voilà vos devoirs.

Maintenant la censure des actes du gouvernement peut-elle être érigée en délit ? Est-ce que attaquer le gouvernement, critiquer la loi, un arrêté royal, est un délit commun ? Mais, messieurs, le gouvernement est attaqué tous les jours ; la critique du gouvernement et de ses actes est de l'essence même de la liberté ; c'est là ce qui distingue les pays libres de ceux où règne le despotisme.

Il y a quelques jours M. le ministre de l'intérieur avait eu à se plaindre d'un professeur. M. de Molinari, disait-il, avait attaqué le gouvernement, Qu'a-t-il fait ? A-t-il puni ce professeur ? Nullement, il n'en avait pas le droit ; il s'est borné à lui donner un avertissement. Ainsi, vous le voyez, le fonctionnaire peut attaquer le gouvernement sans pour cela se rendre coupable d'un délit, et vous voudriez avoir le droit de punir le prêtre à raison du même fait, bien que le prêtre soit dans une position plus indépendante que le fonctionnaire, vis-à-vis du gouvernement !

Attaquer la loi, mais, messieurs, il y a des lois qui sont ou qui paraissent mauvaises ; quoi de plus simple et de plus rationnel que d'en demander la réforme ? C'est ainsi que la société marche et progresse sans cesse.

N'avons-nous pas entendu un procureur général, un jour de rentrée solennelle de Cour d'appel, attaquer une loi dans sa mercuriale d'usage et s'appliquer à démontrer que cette loi était mauvaise ? Ce magistrat n'a pas été puni ; il ne pouvait pas l'être, et vous voulez que le prêtre soit puni s'il pose un acte de même nature ; vous voulez qu'il ait moins de liberté que le magistrat nommé par le gouvernement et que le gouvernement (page 518) peut révoquer ! Non, cela n'est pas possible, cela serait contraire à notre Constitution.

Un arrêté royal ! mais, messieurs, il y a, pour ce qui concerne les arrêtés, une chose à faire observer. L'article 107 de la Constitution dit : « Les cours et tribunaux n'appliqueront les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux, qu'autant qu'ils seront conformes aux lois. »

Je suppose un prêtre plaidant (car un prêtre peut défendre des intérêts personnels, sans être avocat) ; je le suppose plaidant devant un tribunal ou une cour. Il peut soutenir devant cette cour que tel arrêté royal qu'on invoque contre lui n'est pas conforme à la loi générale, et la cour fera droit à ses conclusions si, en effet, l'arrêté royal n'est pas conforme à la loi.

Et cet homme qui a fait une chose permise par la Constitution, devant un tribunal, sort de l'audience, va revêtir sa robe de prêtre et il devient incapable de...

- Plusieurs membres. - Certainement !

M. De Fré. - Messieurs, j'ai fait tous les efforts possibles pour comprendre cette distinction ; j'y ai mis de la bonne volonté. Mais je ne la saisis pas, je ne la comprends pas.

J'ai justifié cette distinction avec la loi française. Devant la législation belge, je ne la comprends pas. Et si la disposition de l'article 201 n'avait pas existé dans le Code pénal de 1810, si vous aviez pris pour modèle le Code pénal d'un autre pays, mais il ne vous serait pas venu à l'idée de condamner la censure ou la critique du prêtre. Mais non ; on est dans ce sillon du passé, on y reste et l'on ne veut pas en sortir, malgré les enseignements de l'histoire, malgré les faits politiques qui se sont produits et que je vous ai indiqués.

Messieurs, on a dit hier que le prêtre, à cause de l'autorité qu'il exerce, était dans une position spéciale et qu'à cause de cette autorité il fallait sévir contre lui. L'honorable M. C. Lebeau nous a même parlé de corruption commise par des prêtres sur des mineurs.

Messieurs, il y a une grande différence entre aggraver une peine en raison de la qualité du délinquant, et créer un délit. Ainsi quand il s'agit de corruption de mineurs, lorsque le délinquant est prêtre, la peine est plus sévère que si le délinquant est un simple particulier.

Mais pour qu'il y ait lieu, dans le débat qui nous occupe, à une aggravation de peine, il faudrait qu'il y eût d'abord un délit commun, il faudrait que la censure fût interdite à tout le monde.

Ainsi on ne peut pas provoquer à la désobéissance aux lois. Je comprends, si la provocation sort de la bouche du prêtre, que le prêtre ait une peine plus forte que le simple particulier.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Alors il n'y a plus d'égalité.

M. De Fré. - Lorsque la qualité morale du prêtre a pu avoir sur la personne qui est victime du délit, une influence qui a déterminé le délit, je comprends que la peine soit plus forte. Ainsi, lorsqu'il s'agit d'adultère, je comprends que la loi dise que quand le coupable est un prêtre, la peine sera plus forte, parce que l'influence que le prêtre avait sur sa pénitente a pu la déterminer à commettre le délit. Mais l'adultère est un délit commun tandis que la censure n'est pas un délit commun, la critique des actes de l'autorité n'est pas un délit commun. Personne de nous ne peut être condamné pour avoir censuré les actes de l'autorité.

Or, qu'est-ce que vous faites ? Vous n'aggravez pas une peine, car la peine n'existe pas. Mais vous créez un délit pour un fait qui n'est pas puni dans le chef des autres citoyens. Il y a donc ici, de la part de l'honorable M. Ch. Lebeau, une confusion de deux choses distinctes ; il confond un délit nouveau avec une aggravation de peine pour un délit existant.

Messieurs, qu'est-ce qu'on vient dire au prêtre ? Vous avez une autorité morale et c'est parce que vous avez cette autorité morale, que vous n'avez pas la liberté de censurer le pouvoir comme le peut faire le laïque.

Mais, messieurs, il n'y a pas que le prêtre qui ait une autorité morale ; je suppose qu'un membre de la Chambre, un vétéran de nos luttes politiques, convoque un meeting, et que dans ce meeting (je le suppose dans l'opposition) il attaque le gouvernement, les lois, une loi ou un arrêté, sa parole aura une autorité morale plus grande que la mienne, que celle du premier électeur venu.

Allez-vous faire à cet homme un crime de son influence ? Allez-vous punir sa parole ?

Messieurs, l'honorable M. Pirmez vous a dit qu'il fallait protéger le culte contre le trouble et c'est pour cela, ajoute-t-il, que la censure est punie. Messieurs, je suis de cet avis, je comprends qu'on dise que quand la censure aura produit du trouble, quand elle aura interrompu les cérémonies religieuses, le prêtre sera puni comme le laïque, comme le premier venu qui trouble une cérémonie religieuse.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Le premier venu pourra faire punir le prêtre.

M. De Fré. - Permettez ; on peut produire du trouble dans un temple, sans qu'on y ait censuré le gouvernement, sans qu'on y ait censuré la loi, sans qu'on y ait censuré les actes de l'autorité, et l'on peut censurer sans provoquer le trouble.

L'honorable M. Jouret, à l'esprit sérieux duquel je rends hommage, parlait d'attaques passionnées dans le temple.

Il ne s'agit pas de cela, il s'agit de savoir s'il faut punir un prêtre parce qu'il dirait devant ses paroissiens qu'il est fâcheux que M. Rogier ou Tesch ait porté tel arrêté, parce que cet arrêté attaque la religion ; qu'avec cet arrêté il n'y a plus de liberté, que le gouvernement va très mal, qu'il mène le pays à sa ruine.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Admettez-vous qu'un ami de M. Rogier puisse répondre à ce prêtre qu'il a tort ? Admettez-vous dans l'église le droit de réplique, l'égalité, la liberté pour tout le monde ? Voilà la question ; il n'y en a point d'autre. Il ne faut pas de longs discours pour décider cette question.

M. De Fré. - Vous ne pourrez pas répondre dans l'église.

M. Lesoinne. - Il n'y a plus d'égalité.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Où est l'égalité, la liberté ?

M. De Fré. - Mais quel mal y a-t-il, quand on vous censure ?

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Quand on interdit de répondre.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Où est donc votre liberté ? C'est la liberté pour un seul.

M. De Fré. - Je vous demande si le prêtre peut vous répondre ici, si vous censurez ses actes ? Il y a des lieux où il n'est pas possible qu'on réponde.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - On peut vous répondre, et nous vous répondrons.

M. De Fré. - La Chambre comprendra que si, au milieu des nombreuses observations que je lui soumets, je suis continuellement interrompu, je n'arriverai pas à la fin. Je dirai à l'honorable M. Rogier : Vous pourrez me répondre ; mais quand j'aurai fini. Vous aurez ici un droit que vous n'auriez pas à l'église ; mais laissez-moi continuer.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Vous êtes un despote à l'Eglise : voilà tout.

M. De Fré. - Il n'y a pas, dans une critique quelconque sortant de la bouche du prêtre, de danger social. Quand il y a outrage, quand il y a délit, mais vous n'allez pas répondre à l'église ; à celui qui vous outragez, vous répondez devant les tribunaux par une action en calomnie.

Messieurs, le système qui a été préconisé hier conduit à ceci : pour empêcher qu'il y ait du trouble dans l'église, commençons par interdire au prêtre la censure des actes de l'autorité. Eh bien, je ne crois pas que ce système soit rationnel. J'ai démontré déjà qu'il n'est pas en harmonie avec nos lois.

D'après M. Ch. Lebeau, si l'article 295 n'existait pas, vous verriez dans chaque commune de la Belgique une tribune politique. Sous Napoléon c'était possible parce que la liberté de la presse n'existait pas en France ; mais en Belgique, le prêtre à la liberté de la presse et il ne se fait pas faute d'en user ; c'est son droit. Les évêques ont leurs journaux, le clergé a' ses journaux. A cette époque, en France, la liberté de la presse n'existait pas ; le clergé ne pouvait, par la voie de la presse, censurer et attaquer l'autorité comme il le fait en Belgique.

Au reste, messieurs, il faut compter un peu sur le bon sens. La Belgique n'est pas fanatique, la Belgique est religieuse. Le midi de la France est fanatique, l'Espagne est fanatique, Rome est fanatique. Mais il y a du bon sens dans notre pays et partout, même au village, on fait la distinction entre ce qui est du domaine du prêtre et ce qui est du domaine du bourgmestre.

Lorsqu'un prêtre critique dans sa chaire des choses qui ne sont pas de sa compétence, il se trouve critiqué à son tour par ses propres ouailles.

Et voulez-vous empêcher que jamais l'influence du prêtre puisse être séditieuse, qu'elle puisse produire de mauvaises conséquences ? Répandez l'enseignement, répandez l'instruction comme une lumière, afin que ceux qui blasphèment la société moderne en soient comme paralysés et éblouis.

Messieurs, ce n'est pas par la prison que la société moderne doit se défendre. Elle doit se défendre par l'instruction ; elle doit se défendre par l'enseignement ; et à mesure que l'enseignement fera des progrès, les funestes conséquences que l'on craint n'arriveront plus.

Messieurs, je finis par un petit apologue.

Dans un pays où régnait un roi philosophe, il y avait également deux partis, un parti catholique et un parti libéral. Le parti libéral craignait beaucoup les attaques du parti catholique. Un jour le roi, il était philosophe, dit au parti libéral : Voulez-vous que nous mettions tous ces prêtres en prison ? - Cela nous va, lui répondirent les libéraux.

Quelque temps après, le roi fit saisir ces derniers, et tous les libéraux furent à leur tour mis en prison. Ceux-ci firent observer que cela n'était pas convenu, mais le roi leur répondit : Vous avez laissé périr la liberté pour vos adversaires ; vous n'êtes pas digne de la liberté. Vous avez laissé violer la liberté contre eux, vous ne pouvez plus l'invoquer pour vous.

- La séance est levée à 4 1/2 heures.