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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 1 décembre 1859

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1859-1860)

(page 119) (Présidence de M. Orts.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Boe, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Moor, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Boe, secrétaire, présente l'analyse des pétitions suivantes.

« Les sieurs Van Bockel, Cappellen et Forneville, membres du comité conservateur de Louvain, présentent des observations contre un passage du rapport de la commission d'enquête. »

M. Wasseigeµ. - Cette pétition, signée des membres du comité conservateur de Louvain contient un premier démenti contre une allégation contenue dans le rapport de l'honorable M. De Fré. J'en demande le dépôt sur le bureau pendant la discussion de ce rapport. »

- Cette proposition est adoptée.


« L'administration communale de Saint-Trond demande qu'il soit pris une mesure qui permette au département de la guerre d'élever le taux de l'indemnité accordée aux habitants du chef de logements militaires. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« M. le ministre de la justice transmet, avec les pièces de l'instruction, la demande de naturalisation du sieur Coucke (Ch.-Désiré). »

-- Renvoi à la commission des naturalisations.


« M. le ministre des finances adresse à la Chambre 125 exemplaires du tableau général du commerce de la Belgique avec les pays étrangers pendant l'année 1858. »

- Distribution aux membres et dépôt à la bibliothèque.


M. le président. - Vous avez chargé le bureau de compléter la section centrale du budget de la guerre à laquelle vous avez renvoyé le projet de loi fixant le contingent de l'armée. Le bureau a remplacé M. de Luesemans par M. Goblet, et M. Lelièvre par M. de Montpellier.


Il est procédé au tirage au sort des sections du mois de décembre.

Projet de loi portant le budget du ministère de la justice de l’exercice 1860

Discussion générale

La discussion générale est ouverte.

M. Wasseigeµ. - Messieurs, il est d'usage, dans tous les pays parlementaires, qu'à l'occasion de la discussion d'un budget on examine les actes de l'administration à laquelle ce budget se rapporte.

C'est un droit pour tous les représentants du pays, droit dont je désire user pour ma part aujourd'hui.

J'aurai l'honneur de faire une interpellation directe à M. le ministre. Je lui soumettrai ensuite quelques observations sur divers actes de son département.

Il est de notoriété publique, messieurs, que l’honorable ministre de la justice actuel est en même temps administrateur de la société du Grand-Luxembourg, administrateur de différentes sociétés industrielles encore. Ce fait a déjà beaucoup occupé le public. Les journaux en ont retenti depuis longtemps.

Cependant voici ce que je lis dans un arrêté royal du 21 novembre 1846 sur l'organisation du personnel du département de la justice, au chapitre V, Incompatibilités :

« Art. 19, Les fonctionnaires et employés de l'administration centrale ne peuvent occuper simultanément un autre emploi rétribué par l'Etat, par les provinces, par les communes ou par les administrations publiques.

« Ils ne peuvent, sans l'assentiment du ministre, accepter aucun mandat électif.

« Il leur est interdit d'exercer aucune profession lucrative, de faire, soit par eux-mêmes, soit sous le nom de leur épouse ou par toute autre personne interposée, aucune espèce de commerce, ou de participer à la direction ou à l'administration de toute société ou établissement industriel. Le ministre peut, dans des cas particuliers, relever de ces interdictions les employés du grade de chef de bureau et au-dessous. »

Je disais, messieurs, qu'il est de notoriété publique que l'honorable ministre actuel est en même temps administrateur de la compagnie du Grand Luxembourg. J'ajoute que cette compagnie se trouve dans une position toute spéciale, toute particulière relativement à ses rapports avec le gouvernement. En effet, cette administration est sous le contrôle de l’Etat. L'Etat doit exercer une police journalière sur cette administration comme sur tous les chemins de fer concédés. Mais il y a plus : l'Etat lui garantit un minimum d'intérêt pouvant s'élever à la somme de 800,000 fr. Il existe donc entre la compagnie du Luxembourg et l'Etat des relations d'intérêt qui peuvent, qui doivent se trouver nécessairement en opposition. Et si ce que les journaux nous ont appris depuis quelques jours est vrai, ce n'est plus une éventualité, c'est un fait. Un procès important serait commencé déjà entre l'administration du chemin de fer du Luxembourg et l'Etat belge.

Quoiqu'il en soit, l'honorable M. Tesch, comme membre du gouvernement, doit examiner, surveiller, contrôler les actes de l'administration du chemin de fer du Luxembourg. Comme membre de cette administration, il doit chercher à faire prévaloir les intérêts qui lui sont confiés, et il résulte de cette position anomale qu'il pourrait se faire souvent que M. le ministre de la justice dût surveiller et contrôler M. Tesch, administrateur du chemin de fer du Luxembourg.

Comment M. le ministre pourra-t-il concilier ces deux positions différentes ? C'est à lui que je m'adresse pour le savoir.

Je crois réellement lui rendre service en le mettant à même de pouvoir s'expliquer devant le pays sur une affaire qui y a produit une vive émotion. Car tous nous devons désirer que le pouvoir soit toujours digne et respecté en Belgique.

Je passe à un autre ordre d'idées.

Des plaintes nombreuses se sont élevées sur les retards apportés par M. le ministre de la justice, dans la plupart des nominations de l’ordre judiciaire. On a dit que des places vacantes longtemps avant les élections dernières n'avaient été données qu'après ces élections.

Pour ne citer qu'un fait qui m'est plus particulièrement connu, je citerai le parquet de Namur, ville où se trouve un tribunal très important. Ce parquet est resté sans titulaire pendant plus d'une grande année. Cependant, si je suis bien informé, ce n'étaient certainement pas les candidats qui manquaient.

Je me permettrai de blâmer M. le ministre de la justice sur l'esprit qui paraît présider à certains choix qu'il a faits pour remplir des fonctions judiciaires. Il semble tenir très peu de compte des présentations des corps constitués, très peu de compte aussi des propositions qui sont faites par les chefs de la magistrature, lorsqu'il veut bien les consulter, ce qui n'arrive pas toujours.

Je pourrais entrer, messieurs, à cet égard, dans de longs détails. Les faits ne manquent pas. Mais il faudrait, pour cela, faire intervenir des noms propres, et je suis décidé à ne pas entrer dans cette voie, à ne pas suivre, sous ce rapport, l'exemple qui nous a été donné si souvent par nos adversaires, alors qu'ils se trouvaient dans l'opposition.

(page 120) Je citerai seulement deux faits qui m'ont paru plus saillants et qui me reviennent à la mémoire.

Un honorable magistrat, vice-président du tribunal de Bruxelles, qui avait plus de vingt années d'exercice, avait été proposé comme premier candidat par la cour d'appel et comme premier candidat par le conseil provincial pour une place de conseiller vacante à la cour d'appel.

Eh bien, chose peut-être unique depuis la constitution de la Belgique, ce candidat présenté à la fois en première ligne et par la cour et par le conseil provincial, a été écarté par M. le ministre. Il est vrai que ce candidat a été nommé l'année suivante. Mais cette réparation ne me paraît pas suffisante, car alors le ministre avait la main forcée. L'année suivante, en effet, ce même magistrat a été présenté de nouveau comme premier candidat et à l’unanimité par la cour.

Cette présentation par la cour d'un candidat repoussé l'année précédente par M le ministre de la justice, n'était-ce pas le blâme le plus direct de l'acte qui avait été posé par M. le ministre, et ce dernier pouvait-il éviter la nomination ? Je vous en fais juges !

Le second fait concerne un magistrat, appartenant au tribunal de Liège, magistrat qui compte plus de trente années d'exercice, homme honoré, respecté de tous les partis comme un des membres les plus éclairés de la magistrature belge.

Ce magistrat, au moment de l'augmentation du personnel de la cour d'appel de Liège, est présenté comme premier candidat par la cour ; il est écarté par M. le ministre, qui nomme le candidat présenté par le conseil provincial.

Une place est vacante à la cour quelque temps après, ce même candidat est présenté de nouveau en première ligne par la cour, en seconde ligne par le conseil provincial et il se trouve encore impitoyablement écarté par le ministre, à l'étonnement général de la magistrature et du barreau !

Je reconnais que M. le ministre a eu le pouvoir de faire ce qu'il a fait, mais je le déclare, l'exercice du pouvoir dans de telles conditions, c'est l'abus du droit.

Je n'entrerai pas dans de plus longs développements, je le répète, les faits ne me manqueraient pas, mais je ne veux pas entrer dans le domaine des personnalités.

Je termine en disant que, dans la collation des emplois, M. le ministre de la justice paraît tenir souvent compte de services autres que des services purement judiciaires.

Je déclare qu'à mes yeux cette tendance est une tendance déplorable au point de vue du respect et de la considération dont la magistrature était et doit toujours rester entourée.

Ces motifs, messieurs, me paraissent suffisants pour m'empêcher d'émettre un vote favorable su budget de la justice, à moins que les explications que M. le ministre voudra bien me donner, je l'espère, ne me paraissent complètement satisfaisantes ; je désire cependant ne pas entraver sans nécessité absolue la marche de l'administration, et je suis assez disposé à m'abstenir si ces explications ne permettent cette position.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, si l'honorable préopinant avait, en ce qui m'est personnel, soulevé une question de principe, j'eusse très volontiers laissé à la Chambre le droit de la décider, sans même prendre part au débat.

Si l'honorable membre avait demandé s'il était convenable de défendre, d'une manière absolue, qu'un membre du cabinet fût en même temps administrateur d'une société anonyme, eh bien, messieurs, j'aurais laissé la Chambre résoudre la question, très heureux, personnellement, qu'on la décidât contre moi.

Mais, messieurs, ce n'est pas là ce qu'a voulu l'honorable membre, ce que l'honorable membre veut, ce qu'il cherche, c'est faire la guerre à un membre d'un cabinet libéral ; ce qu'il fait c'est m'attaquer personnellement ; ce qu'il désire, son ardent désir c'est de se faire de ma qualité d'administrateur de la compagnie du Luxembourg une arme pour me faire quitter le pouvoir. Voilà, messieurs, le but que poursuit l'honorable préopinant.

Et, messieurs, cela n'est-il pas évident ? Nous succédons à un ministère dans lequel se trouvaient trois membres qui occupaient dans des sociétés diverses la même position que j'occupe. L’honorable membre faisait partie de la Chambre, pendant les trois années qu'a duré cette situation, l'honorable membre a-t-il jamais pris la parole pour signaler au pays les graves inconvénients, les dangers même qui résultaient de ces état de choses ?

L'honorable vicomte Vilain XIIII était administrateur de la Vieille Montagne, l'honorable M. Mercier, l'honorable M. Dumon étaient administrateurs de sociétés anonymes d'assurances sur la vie, et l'honorable préopinant a toujours cru devoir se taire et fermer les yeux sur les inconvénients qu'il y avait pour le pays dans cette espèce de cumul dans lequel il entrevoit aujourd'hui tant de périls.

Je ne sais si d'autres membres de ce ministère étaient dans le même cas, mais il me semble que si réellement un danger existait, l'honorable membre eût dû le signaler alors : car il ne perdra pas de vue que l'honorable vicomte Vilain XIIII appartenait à la société de la Vieille-Montagne, qui, à cette époque avait des démêlés très fréquents, très importants avec la commune de Liège et l'Etat lui-même, et où par conséquent le gouvernement devait intervenir ; que les honorables MM. Mercier et Dumon étaient administrateurs d'une société qui faisait en quelque sorte concurrence à une institution organisée par l’Etat, la caisse de retraite.

Voilà ce qui se passait à cette époque ; cependant de nos bancs, alors que nous étions adversaires politiques, je ne sache pas qu'il soit parti des interpellations du genre de celle que vient de faire l'honorable membre.

En ce qui me concerne personnellement, je ne suis jamais appelé à m'occuper le moins du monde, dans le gouvernement, de ce qui se rattache à la compagnie du Luxembourg, et si une question quelconque intéressant cette société devait être soumise au conseil, la Chambre trouvera toujours dans ma délicatesse la garantie que je m'abstiendrai de m'occuper de ce qui concerne cette compagnie, comme je m'en suis abstenu jusqu'ici, ainsi que mes honorables collègues peuvent l'attester.

M. Dolez. - Vos adversaires le savent aussi bien que nous.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - C'est donc, je le répète, une guerre personnelle qu'on me fait, et ce n'est que cela. Si l'on veut accepter comme principe, une fois pour toutes, qu'aucun membre de la Chambre, directeur d'une société anonyme, ne fera partie du pouvoir, pour moi, je déclare que je prendrai très facilement mon parti.

Un mot encore sur ce point : si mes souvenirs sont exacts, et je crois qu'ils ne me trompent pas, la raison qui avait un instant déterminé l'honorable M. Vilain XI1II à ne pas entrer dans le cabinet, c'était précisément parce qu'il voyait une difficulté dans sa qualité d'administrateur ; or, ce sont les membres de la Chambre qui nous attaquent, qui ont vaincu les répugnances de l'honorable M. Vilain XIIII et qui l'ont déterminé à entrer dans le cabinet, malgré sa qualité d'administrateur.

Eh bien, je me suis trouvé dans les mêmes circonstances ; je déclare que j'ai éprouvé une répugnance également très vive ; je déclare que j'eusse préféré ne pas entrer au ministère ; eh bien, j'ai cédé, comme l'a fait l'honorable comte Vilain XIIII, à des considérations politiques.

Maintenant, je le répète une seconde fois, si l'on veut admettre le principe une fois pour toutes et pour tout le monde, je me soumettrai très volontiers à cette règle ; je ne ferai pas de ce chef la moindre difficulté, mas je ne puis admettre que ce qui a été licite sans inconvénient pour nos adversaires nous soit défendu et puisse présenter des dangers.

En ce qui concerne le reproche qu'on m'adresse au sujet des nominations dans l'ordre judiciaire, j'y répondrai à peine. Je ne me suis jamais préoccupé que d'une chose quand j'ai fait des propositions au Roi : c'est de présenter au choix de Sa Majesté pour la magistrature les hommes les plus capables et les plus honorables ; voilà ce dont je me préoccupais toujours, et je n'ai jamais failli à cette règle. Et je puis en appeler à tous les membres des barreaux de la Belgique, et à la magistrature elle-même.

L'honorable M. Wasseige m'a reproché d'avoir proposé au Roi la nomination du second candidat au détriment du premier candidat présenté. Je suppose que quand le législateur a donné au Roi le droit de choisir entre les divers candidats présentés, c'était pour que S. M. en usât ; si, comme vous le prétendez, quand le Roi a une nomination à faire, c'est le premier candidat qu'il doit choisir, la magistrature ferait seule la nomination.

Le gouvernement a usé du droit inscrit dans la loi, et il l'a fait dans le plus grand intérêt de la magistrature et des justiciables. Je vous défie de citer parmi les nominations qui ont été faites, celle d'un homme qui ne soit à la fois capable et honorable.

M. Nothombµ. - Ceux qui ont été écartés l'étaient également.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Ce n'est pas la question. Je trouve l'interruption passablement, singulière, car les mêmes reproches ont été adressés à l'honorable membre qui vient de m'interrompre, et que disait-il ?

Il répondait à cette époque : Je ne m'en rapporte pas toujours aux rapports qui sont faits ; quand je connais personnellement des candidats, je puis leur donner la préférence sur d'autres, c'est un droit dont je puis user et j'en ai usé.

On ne peut pas dire que j'aie cherché à faire entrer dans la magistrature des hommes qui, sous le rapport de l'honorabilité et de la capacité, fussent indignes d'en faire partie. Sous ce rapport, il y a une grande différence entre l'honorable membre qui m'a interrompu et moi ; on lui a reproché de faire entrer dans la magistrature des éléments politiques qui, sous le rapport de la capacité, ne remplissaient pas les conditions qu'on pouvait désirer ; c'est au moins un reproche qu'on ne m'a jamais adressé.

Ces attaques à propos de questions de personnes sont faciles parce qu'on sait que le ministre est dans l'impossibilité de répondre ; ce sont des individus qu'il faudrait discuter, et la chose, tout le monde le comprend, est impossible. Que l'honorable membre, si cela lui convient, cite les unes après les autres toutes les nominations qui ont été faites et la (page 121) Chambre verra si elles comprennent un seul homme qui soit indigne du poste qui lui a été confié.

J'ajoute que, les opinions politiques des candidats ont toujours été la moindre de mes préoccupations ; je me suis occupé avant tout de savoir si ces hommes étaient dignes, capables, convenables, et s'il était vrai qu'il y a eu des libéraux nommés en plus grand nombre que des catholiques, cela s'expliquerait encore. Quand nos adversaires politiques sont au pouvoir, ils ne nomment que des catholiques, ils n'en laissent plus, ils épuisent la matière ; la force des choses peut amener ainsi la nomination d'un plus grand nombre de libéraux quand un cabinet libéral revient au pouvoir.

M. Wasseigeµ. - Il est certain que le cabinet dont fait partie l'honorable M. Tesch n'a pas mes sympathies, il est très certain aussi que je le verrais tomber sans de trop de regrets et que dans sa chute je ne venais pas le malheur de mon pays, au contraire.

Cependant, je dirai que ce n'est pas à ce point de vue que j'ai adressé une interpellation à M. Tesch sur l'exercice de ses fonctions d'administrateur de la compagnie du Grand-Luxembourg.

C'est, comme vient de le demander l'honorable ministre, une question de principe que j'ai soulevée, et une question de principe décidée à l'avance par un arrêté royal dont le texte clair, catégorique et irréfutable ne laisse pas de prise au moindre subterfuge. J'ai déjà eu l'honneur d'en donner lecture à la Chambre, mais je vais le lui relire, puisqu'il paraît que M. le ministre ne l'a pas compris. Voici ce que dit ce texte :

« Il leur est interdit...

- Plusieurs membres. - A qui cela est-il interdit ?

M. Wasseigeµ. - Aux fonctionnaires et aux employés de l'administration centrale du département de la justice. Je ne pense pas que M. le ministre de la justice veuille se retrancher derrière ce misérable faux fuyant qu'il n'est pas fonctionnaire de l'administration centrale du département de la justice. Il en est le premier fonctionnaire, c'est lui qui doit donner l'exemple du respect des lois et des arrêtés royaux à tous ses subordonnés. Et remarquez que s'il y a une exception à cette règle, si le ministre peut dans certaines circonstances relever de cette prescription, ce n'est que pour une position relativement secondaire, parce qu'à mesure que les fonctions s'élèvent, la dignité du pouvoir doit être d'autant plus sauvegardée et par conséquent plus respectée par celui qui se trouve au sommet de la hiérarchie que par tous les autres.

M. le ministre vient de me répondre que nous n'avions pas fait le même reproche à des ministres appartenant à notre parti et qui se trouvaient dans une position identique. Je pourrais dire que j'ignorais que la chose fût ainsi, et je dirais la vérité. Mais en supposant qu'un abus ait existé dans d'autres temps, il ne justifierait pas l'abus actuel.

Je dirai cependant qu'il n'y a pas la moindre analogie entre la position de l'honorable vicomte Vilain XIIII et celle de l'honorable M. Tesch. Etre administrateur d'une société purement industrielle qui a peu de rapports avec l'Etat n'est qu'un petit inconvénient.

Mais être administrateur d'une société qui se trouve sous le contrôle de l'Etat, dont l'Etat doit faire journellement la police, qui doit avoir des intérêts pécuniaires différents de ceux du gouvernement, à laquelle l'Etat paye un minimum d'intérêt, avec laquelle l'Etat doit avoir des règlements de compte qui peuvent provoquer des procès et qui en ont déjà provoqué, je dis que cela peut offrir de graves inconvénients, et chacun, la main sur la conscience, dira que les deux positions ne se ressemblent pas.

Quant aux nominations faites par M. le ministre, je n'ajouterai que deux mots.

M. le ministre, pour répondre aux observations qui ont été faites, s'est retranché derrière le pouvoir qu'il avait et qu'il exerçait sous sa responsabilité. J'ai reconnu ce droit, mais je dis qu'autre chose est le droit, autre chose l’abus de ce droit, et c'est l'abus du droit que j'ai blâmée ; j'affirme donc de nouveau que M le ministre est le premier en Belgique qui, ayant à nommer à une place vacante à une cour d'appel, ait écarté le candidat présenté en première ligne par la cour et par le conseil provincial.

M. le ministre a déclaré qu'il choisissait toujours les plus capables et les plus honorables, sans autre préoccupation ; je voudrais le croire mais est-ce à dire que le conseil provincial et les cours d'appel de Liège et du Brabant n'ont pas fait la même chose, et faut-il penser que les heureux protégés de M. le ministre sont par ce fait seul plus capables et plus honorables que les candidats présentés par les cours et les conseils provinciaux ou recommandés par les magistrats consultés, lorsque toutefois M. le ministre veut bien condescendre à demander des avis ? Cette prétention serait un peu forte et je doute que M. le ministre aille jusqu'à se croire, à lui seul, le don de reconnaître la capacité et l'honorabilité parmi les membres de la magistrature belge.

M. B. Dumortier. - Je crois que la question qui nous occupe doit être posée nettement et dans des limites telles, qu'il soit difficile d'en sortir.

J'admets volontiers qu'un ministre puisse être administrateur d'une société anonyme qui n'a pas de rapports directs et quotidiens avec l'Etat. Car il est évident que, dans, une pareille situation, sa position n'est en rien incompatible avec ses fonctions.

Ainsi un ministre sera, par exemple (et je crois que M. le ministre des finances est dans ce cas, je le présume au moins par ses intérêts), sera, dis-je, à la tête d'une administration soit de hauts fourneaux, soit de laminoir. Nous aurions la plus mauvaise grâce de prétendre que le ministre doit opter entre les fonctions d'administrateur de hauts fourneaux ou de laminoir et ses fonctions de ministre des finances.

Mais ce n’est pas ici le cas. De quoi s'agit-il dans l'espèce ? Il s'agit d'une société anonyme responsable vis-à-vis de l'Etat et devant toucher de l'Etat une garantie de minimum d'intérêt, c'est-à-dire une société dont les intérêts sont nécessairement en lutte et en lutte de chaque instant avec les intérêts du trésor public.

Voilà une question nettement posée ; et posée sur ce terrain, je crois qu'il est très difficile d'y donner une solution dans l'ordre des idées de M. le ministre de la justice.

Une société, je suppose celle du chemin de fer du Luxembourg, a droit à une garantie de minimum d'intérêt. D'après son cahier des charges, les bases de la garantie doivent être posées de telle manière. Mais la société, pour augmenter la somme que l'Etat lui doit, veut poser les bases sur un autre terrain.

Elle veut poser les bases en manière telle, par exemple, que la somme gui lui reviendrait serait de 200, 300, ou 400 mille fr. plus forte que celle que le cahier des charges lui produirait. Si pareil as se présentait, que diriez-vous de la position dans laquelle se trouverait M. le ministre de la justice ? Eh bien, des cas pareils peuvent se présenter chaque jour et doivent nécessairement se présenter. C'est à ce point de vue que je regarde la situation comme très délicate, parce qu'il ne s'agit pas ici d'une de ces sociétés anonymes dont le pays est couvert, qui ont des intérêts dans des parties du sol et qui n'ont que des relations indirectes avec l'Etat ; mais d'une société qui puise le complément de son revenu annuel dans le trésor public.

Or, il est de principe qu'on ne peut être à la fois rendant compte et ayant compte, que par conséquent on ne peut gérer les affaires de l'Etat en même temps que celles d'une société qui est en lutte avec l'Etat.

Pour moi, voilà le point de vue auquel je me place, et il me paraît difficile d'admettre qu'une pareille situation soit normale.

M. le ministre prétend que c'est une attaque personnelle. Je ne sais pas dans quelles expressions de mon honorable ami, M. Wasseige, il a pu trouver quelque chose de personnel.

La position des ministres, leur situation sont évidemment critiquables par cette Chambre. C'est le droit de chacun de nous d'examiner tout ce qui concerne les intérêts publics ; et je le répète, il n'y a ici aucune analogie entre la société dont on s'occupe et celles dont faisaient partie d'honorables ministres, mes amis, M. le comte Vilain XIIII, M. Mercier et M. Dumon.

Ces dernières sociétés n'avaient aucun rapport avec le trésor public ; l'Etat ne leur avait pas garanti un minimum d'intérêt ; elles ne venaient pas puiser dans le trésor le complément de leur revenu annuel. C'étaient des sociétés qui marchaient comme marche un laminoir, comme marche un haut fourneau, et, je le répète, il y aurait mauvaise grâce à prétendre qu'on a des reproches à adresser à un ministre qui serait administrateur de semblables sociétés. Mais encore une fois il s'agit de savoir si les fonctions de ministre sont incompatibles avec celles d'administrateur d'une société qui puise de quoi combler son déficit annuel dans le trésor de l'Etat. Voilà la question.

Eh bien, je dois le dire, cette question a, à mes yeux, un caractère de gravité politique. Si la loi qui a établi les incompatibilités n'a pas indiqué celle-là, c'est évidemment qu'elle n'a pu la supposer. Si on avait pu la supposer, on n'aurait pas hésité un instant à l'inscrire dans la loi. Il y a d'ailleurs des incompatibilités qui se comprennent d'elles-mêmes.

L'honorable M. Wasseige vous a parlé de nominations faites par M. le ministre de la justice et ayant un caractère exclusivement politique. Je n'entrerai pas non plus dans les questions de personnes, mais il me serait excessivement facile de citer telles nominations dans de grandes villes, qui ne sont rien autre chose que des nominations politiques pour des services rendus, services qu'on aurait mieux fait de couvrir d'un voile plutôt que d'élever ceux qui les avaient rendus au rang de fonctionnaires dans l'ordre judiciaire.

Mais il est une question que j'adresserai à M. le ministre de la justice.

Je crois qu'il existe au département de la justice une circulaire qui interdit aux procureurs du roi de faire des procès de presse sans en avoir reçu l'autorisation du gouvernement.

Si ma mémoire n'est pas infidèle, mon honorable collègue M. Nothomb doit avoir donné lecture de cette circulaire dans une circonstance précédente. Cependant, en violation de cette circulaire, de cet ordre donné par le gouvernement, nous avons vu un procès de presse politique, intenté à Louvain contre l'éditeur du Moniteur de Louvain. Le procès est terminé. Le jury, le grand jugement national a acquitté le prévenu.

Il est donc démontré par le jugement que le procès n'était pas fondé, il a été fait sans l'autorisation de M. le ministre de la justice, il a été fait sans que les formes prescrites aient été suivies.

(page 122) Eh bien, je demanderai si M. le ministre de la justice a adressé soit une réprimande soit une admonition à M. le procureur du roi de Louvain, pour avoir entamé un procès de presse sans y être autorisé par le gouvernement.

Cela est d'autant plus grave, que ce procès de presse avait donné lieu à des visites domiciliaires, avait donné lieu à des actes que personne dans la Chambre ne s'est levé pour appuyer, qu'au contraire des membres de la gauche comme des membres de la droite ont improuvés.

C'est, messieurs, une question importante. Il s'agit des droits les plus sacrés de la presse.

Je ne m'occupe pas du procès dont il s'agit. 30 fr. d'amende de plus ou de moins, cela n'a pas de signification, mais il y a une chose qui à mes yeux, a une signification : c'est la conservation de nos droits et de nos privilèges, c'est la conservation des droits de la presse. Et il n'y a pas ici de question de parti. Aujourd'hui, c'est un écrivain catholique que l'on frappe ; demain ce sera un écrivain libéral. Nous avons donc tous ici le même intérêt ; tous nous avons intérêt à défendre nos droits et ceux de nos droits qui sont les plus sacrés.

Ces genres de procès, messieurs, ces visites domiciliaires pour connaître le nom d'un écrivain, me paraissent tout à fait contraires à nos mœurs constitutionnelles, à l'esprit de la constitution, et quant à moi, je prouverai toujours par tous les moyens possibles, tout acte qui aurait cette tendance, comme attentatoire à ce que nous avons de plus sacré, comme attentatoire aux libertés que nous avons conquises par le sang de nos braves en 1830.

Je ne puis penser que le titre II de la Constitution ait été écrit pour conserver intact le Code civil de l'empire français. Si le Congrès n'avait eu que cela en vue, il n'aurait pas écrit le titre II de la Constitution. Ce titre : « Des Belges et de leurs droits », a au contraire été écrit pour modifier le Code français, et dans ce titre, je vois des garanties qui tendent à disparaître chaque jour ; et mon cœur en est vivement peiné, parce que ces garanties constitutionnelles, surtout celles qui tiennent à la liberté des individus, sont ce qu'il y a de plus sacré dans nos libertés publiques.

Si les libertés politiques ne s'appliquent qu'à un certain nombre d'élus dans le pays, les libertés civiles s'appliquent à tous les individus. Ceux qui jouissent de l'immense honneur de siège dans le parlement sout très peu nombreux.

Le corps électoral lui-même est très restreint, en dehors de là, les droits politiques proprement dits ne sont pas acquis aux citoyens. Mais tous les citoyens ont droit aux garanties constitutionnelles. Tout citoyen qui écrit dans la presse à droit à la conservation des libertés constitutionnelles relatives à la presse. Tout citoyen qui a un domicile a droit à l'inviolabilité de son domicile qui est sacré. Tout citoyen qui reçoit une lettre a droit à la non-violation du secret des lettres ; et je ne saurais m'élever en termes assez forts pour faire respecter pour tout le monde, pour le dernier comme pour le premier des citoyens, ces libertés dans leur plus complète intégrité telle que lu Congrès nous les a données, telles qu'elles nous ont été jusqu'ici transmises.

Eh bien, je demande si l'auteur de ce que je regarde comme une infraction à nos droits les plus sacrés, et qui a agi sans l'avis de M. le ministre de la justice, a subi la réprimande qu'il méritait en pareil cas.

Je ferai remarquer que ma question est d'autant plus sérieuse, qu'un procureur du roi, des plus honorables, sous le ministère du 10 août, ayant perdu de vue cette circulaire et ayant intenté un procès de presse, a été réprimandé par M. le ministre de la justice d'alors.

Cependant ce procès de presse n'avait pas eu les conséquences de celui-ci. Ici vous avez un jugement par le jury. Le jury, c'est-à-dire le jugement national, a déclaré qu'il n'y avait pas culpabilité, que par conséquent il n'aurait pas dû y avoir de procès de presse.

Si vous laissez ainsi les procureurs du roi entamer des procès de presse à leur gré et à leurs caprices, vous tomberez dans un régime qui n'est pas celui qu'aucun de nous a jamais voulu, sur quelque banc qu'il siège, car sur les bancs de la droite comme sur les bancs de la gauche il faut rendre cette justice à tout le monde, nous avons toujours été opposés aux procès de presse ; et en effet ces procès sont sans grande utilité pour le pays et ne peuvent que compromettre une de nos plus grandes et de nos plus chères libertés.

Je demande donc à M. le ministre de la justice de vouloir nous dire ce qu'il a fait ou ce qu'il compte faire au sujet du procès qui est intervenu.

M. Nothombµ. - Je n'ai demandé la parole que lorsque M. le ministre de la justice m'a directement interpellé.

Mon honorable ami M. Wasseige, critiquant les nominations de M. le ministre de la justice, lui avait fourni l'occasion de se justifier, et l'honorable M. Tesch, pour expliquer ces actes, a dit qu'il avait choisi les candidats à la fois les plus capables et les plus honorables.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Que j'avais jugés les plus capables et les plus honorables.

M. Nothombµ. - Soit ; j'ai interrompu M. le ministre en lui disant : Mais ceux que vous avez écartés étaient également honorables et capables. Alors, comme je viens de le rappeler, M. le ministre m'a pris directement à partie.

Eh bien, je maintiens que mon interruption était juste, qu'elle était nécessaire. En effet, pour qui connaît les personnes dont a parlé l'honorable M. Wasseige, le reproche indirect que vient de leur faire l'honorable ministre, de n'être pas aussi capables et aussi honorables, n'est nullement fondé.

Je dis qu'à titres égaux l'ancienneté dans la magistrature doit l'emporter. C’est la règle ; c'est une tradition qui fart la force de la magistrature et qu’il est aussi injuste qu'imprudent de méconnaître.

Comme l'a énoncé l'honorable M. Wasseige, cette règle n'a pas été suivie.

II s'est présenté une circonstance où un magistrat qui comptait vingt années de bons services, qui était présenté à la fois par la cour d'appel de Bruxelles et par le conseil provincial comme premier candidat, a été écarté par M. le ministre de la justice.

M. le ministre l'a écarté, il vient de vous le dire, parce que celui qui avait été préféré, devait être plus capable et plus honorable.

Eh bien, messieurs, je ne crains pas d'affirmer que si l'on pouvait poser au magistrat qui a été nommé, la question de savoir si c'est lui ou son compétiteur qui devait être préféré, ce magistrat est tellement loyal, ses sentiments sont tellement élevés, qu'il déclarerait que c'est presque malgré lui qu'il a été nommé. Il ne voulait pas l'être.

Ceci est connu de toute la magistrature, et je me plais à le proclamer, parce que cette abnégation fait le plus grand honneur au magistrat auquel je fais allusion ; sa modestie égale son mérite.

Et la meilleure preuve que M. le ministre de la justice a eu tort de ne pas nommer l'autre magistrat, en 1858, c'est qu'il l'a nommé en 1859. Alors ce magistrat a été trouvé assez honorable, assez capable pour être nommé. Mais en 1858 il ne l'était probablement pas !

Voilà, messieurs, une étrange manière d'agir que je ne puis comprendre et encore moins approuver.

Dans toute ma carrière ministérielle je n'ai jamais repoussé un candidat qui était présenté à la fois et par une cour et par un conseil provincial.

Je crois vraiment que sans manquer à ce qui est dû à la prérogative royale il faut, dans une hypothèse semblable, nommer celui qui est présenté à la fois et par ses pairs, c'est-à-dire par la cour, et par l'élément électif, c'est-à-dire par le conseil provincial. Ce respect d'une double présentation me paraît seul conforme à l'esprit de nos institutions.

Maintenant je dirai quelques mots relativement à la première partie de la discussion, commencée par l'honorable M. Wasseige.

L'honorable M. Tesch a attribué à mon honorable ami un motif bien futile, en croyant que c'est une question personnelle qu'il a voulu soulever.

Ah, mon Dieu ! s'il s'agissait d'une question personnelle, il y a longtemps qu'elle aurait pu être agitée ; il y a deux ans que la situation dure, et si nous n'avions voulu que faire à l'honorable M. Tesch un procès personnel, toutes les occasions étaient bonnes ; on saisit la première venue quand on ne cède qu'à l'humeur ou à la passion. Mais aujourd'hui M. Wasseige a pris la question de bien plus haut, il n'a vu que ce qui est au fond : le respect des lois d'un côté, la dignité gouvernementale de l'autre.

Et d'abord, messieurs, est-il bien exact, comme semble le dire l'honorable ministre, que sa position soit régulière, c'est-à-dire justifiable au point de vue des lois sainement interprétées dans leur esprit ?

J'ai de très grands doutes à cet égard. Remarquez que l'arrêté organique du département de la justice interdit formellement à tous les fonctionnaires de l'administration centrale de participer à la direction de sociétés anonymes, industrielles ou commerciales... (interruption) sans l'autorisation du ministre pour les grades inférieurs. Je ne crois pas que l'honorable M. Tesch veuille se retrancher derrière cette pitoyable défaite que l'arrêté ne concernerait pas le ministre.

Ce ne serait réellement pas sérieux et personne n'admettrait, en Belgique, qu'un ministre pût faire ce qu'il défendrait à ses employés de faire !

Quels sont d'ailleurs les motifs qui ont pu dicter cette interdiction de l'arrêté de 1846 ?

Est-ce une raison de dignité, de moralité ? Mais en ce cas le ministre doit tout au moins être soumis aux mêmes scrupules que ses subordonnés.

Est-ce la raison du travail ? A-t-on voulu empêcher les fonctionnaires de vaquer à d'autres occupations, les empêcher d'être distrait de leur besogne ? Mais de tous les employés d'un département, celui qui est le plus accablé de besogne, c'est bien le ministre.

Ainsi de quelque façon qu'on envisage la question, l'interdiction qui frappe les employés doit frapper à plus forte raison le ministre.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Vous aviez trois collègues qui étaient dans le même cas.

M. Nothombµ. - Patience : j'y viendrai tout à l'heure ; je ne puis pas dire tout à la fois.

H y a donc, messieurs, l'argument tiré de l'arrêté de 1846 et j'attends encore une réponse satisfaisante sur ce point.

Ensuite je me demande, messieurs, s'il n'y a pas autre chose qu'un simple arrêté royal, je demande s'il n'y a pas une loi qui interdise au chef du département de la justice d'être administrateur d'une société (page 123) industrielle ; je me demande si la loi de 1845 sur l'ordre judiciaire n'est pas ici applicable, non pas dans sa lettre, mais dans son esprit ?

Que statue, messieurs, la loi de 1845, qui a augmenté les traitements de la magistrature ? Elle interdit à tout membre de l'ordre judiciaire de participer à la direction de n'importe quelle société industrielle.

C'est une très haute pensée qui a inspiré cette disposition, c'est une pensée de dignité pour la magistrature, c'est une pensée tutélaire, si je puis m'exprimer ainsi, contre la suspicion dont la magistrature pourrait devenir l'objet. Eh bien, je me demande si, dès lors, l'interdiction ne doit pas s'appliquer, avant tout, au chef même de la magistrature.

Je sais bien qu'on pourrait me répondre que le ministre de la justice n'est pas membre de l'ordre judiciaire ; mais si le ministre de la justice n'est pas magistrat dans le sens étroit du mot, il est mieux et plus que cela : il est le chef de la magistrature, il en est la tête et le guide : il a le pouvoir de la blâmer, comme de la récompenser ; il reste investi, à certains égards, des attributions du grand juge ; sans doute il ne préside plus la cour de cassation, comme sous l'empire, mais il n'en a pas moins conservé certaines prérogatives et avec elles et par elles le caractère du magistrat dans le sens le plus élevé du mot.

J'estime ainsi, messieurs, que c'est dans cette loi de 1845, dans son esprit et son but, qu'il faut puiser les véritables raisons de l'incompatibilité qu'il y a entre les fonctions de ministre de la justice, chef de la magistrature et les occupations que la loi de 1845 interdit aux magistrats ordinaires. C'est pour le ministre une question de dignité, de loyauté, de moralité politique de se conformer à l'esprit de la loi de 1845.

L'honorable M. Tesch m'interrompait tout à l'heure en me rappelant la position qu'occupaient dans le ministère du 30 mars 1855 les honorables MM. Vilain XIIII, Mercier et Dumon, et il me disait : Pourquoi tolériez-vous une pareille situation, pourquoi le cabinet la tolérait-il, pourquoi la majorité d'alors la tolérait-elle ? Il a déjà été répondu à cette objection ; c'est qu'en réalité il n'y a aucune espèce d'analogie entre la position de mes honorables amis et celle de l'honorable M. Tesch.

Je crois pouvoir affirmer que pendant toute la durée de notre ministère, c'est-à-dire pendant près de trois ans, aucun de mes trois collègues n'a posé d'acte d'administration proprement dite et pour l'un d'eux qu'on a plus spécialement désigné, pour l'honorable M. Vilain XIIII, sa besogne consistait, si je ne me trompe, à se rendre une fois par an à Paris pour assister à une séance du conseil d'administration ; de plus, je crois être sûr de ma mémoire, en disant que pendant ce long laps de temps de trois ans, mon honorable collègue ne s'est rendu à Paris qu'une seule fois pour cet objet.

Messieurs, on a fait allusion à une autre question, à celle qui se débat à Liège relativement à l'usine de St-Léonard. Eh bien, je puis encore attester que chaque fois qu'il était question dans le conseil de l'affaire de St-Léonard, mon honorable collègue n'assistait pas à la délibération, et loin de défendre le moins du monde les intérêts de la société, il ne s'en occupait ni directement, ni indirectement ; je pourrais à cet égard fournir, s'il le fallait, des détails particuliers et très précis.

Ici, au contraire, l'honorable M. Tesch est administrateur effectif ; ceci est de notoriété publique ; M. le ministre de la justice ne s'en cache pas ; il pose, souvent, régulièrement des actes d'administration ; lui, étant ministre, il engage la société comme administrateur ; y a-t-il, je le demande, une analogie quelconque entre la position reprochée à mes anciens honorables collègues et la position du ministre actuel ?

La société delà Vieille-Montagne et les sociétés d'assurances sont-elles à l'égard de l'Etat dans la situation où se trouve la société du Grand-Luxembourg ? Non ; les situations sont tout à fait dissemblables.

La société du Grand-Luxembourg est placée, en sa qualité de concessionnaire d'un chemin de fer, sous l'action et sous la tutelle du gouvernement ; le gouvernement exerce sur elle le droit de police ; l'honorable M. Frère nous le disait encore hier ; et je sais très bien qu'il n'est pas disposé à abandonner l'exercice de ce droit. La société devra rendre compte de sa gestion au commissaire du gouvernement ; cet agent est l'œil du gouvernement sur la société.

y a-t-il dans la société de la Vieille-Montagne quelque chose de semblable ?

La société du Grand-Luxembourg est en définitive créancière de l'Etat d'une somme qui peut s'élever, par an, à 800,000 fr. ; il y a des comptes à régler entre la société et le gouvernement. Y a-t-il quelque chose de semblable pour la société de la Vieille-Montagne ?

Avouons-le donc ; il y a quelque chose d'étrange, de choquant à voir à la fois l'honorable M. Tesch, membre du gouvernement, qui doit comme tel surveiller la société, qui doit recevoir ses comptes, qui doit les débattre, et l'honorable M. Tesch, administrateur de cette même société dont les intérêts sont très souvent opposés à ceux de l'Etat.

Voulez-vous, messieurs, une preuve bien convaincante de cette divergence d'intérêts qui peut se présenter, de cette double position qui doit être pour l'honorable M. Tesch infiniment délicate ? c'est la question des embranchements du chemin de fer du Luxembourg, l'embranchement de Bastogne ; la société, que je sache, ne s'est jamais montrée empressée de faire exécuter ces embranchements qui sont cependant pour elle une obligation impérieuse ; car elle n'a eu la concession et la garantie d'un minimum d'intérêt qu'à la condition qu'elle accomplisse tous ses engagements ; or, dans son contrat, figure l'embranchement vers Bastogne.

La société y répugne, en disant : « L'affaire est mauvaise. »

Je veux admettre que l'affaire est financièrement médiocre ; mais encore faut-il que la société qui a accepté le contrat l'exécute.

Comment ! elle ne prendrait du contrat que ce qu'il s'y trouve de lucratif, c'est-à-dire la ligne de Namur et les 800,000 francs, et elle n'accepterait pas la clause qui la force à construire un embranchement vers Bastogne ! Mais ce serait violer la loi du contrat et se faire une position par trop commode. Aussi ai-je été très aise d'entendre les honorables MM. Frère et d'Hoffschmidt vanter, dans la séance d'hier, à l'envi, la prospérité du chemin de fer du Luxembourg.

C'est un véritable concert qui m'a fort réjoui ; seulement je ne sais pas si les actionnaires voudront faire chorus. Or, puisque la prospérité de la compagnie est si grande, je compte bien que les honorables représentants du Luxembourg, qui apprécient toute l'importance de cet embranchement, ne failliront pas à leur mission et demanderont, lors de la discussion du budget des travaux publics, l'exécution entière de la loi...

M. de Moor. - Nous n'avons pas besoin de vos conseils.

M. Nothombµ. - Les conseils d'un adversaire sont souvent bons, et membre de la législature, je m'occupe ici d'un intérêt général sans oublier d'ailleurs que je suis né dans le Luxembourg.

Je termine mes observations en insistant sur ce point que la société du Grand-Luxembourg, est obligée de faire un embranchement sur Bastogne, et que le gouvernement doit tenir la main à l'exécution de cette obligation. L'honorable M. Tesch est membre du gouvernement ; comme tel, il doit insister pour que la compagnie du Grand-Luxembourg s'exécute.

M. Tesch est administrateur de cette même société qui se refuse à exécuter, qui a intérêt à ne pas exécuter. Je trouve que c'est là une position inconcevable, contraire à la moralité gouvernementale, contraire à l'esprit de nos lois et qui, dans tous les cas, n'est pas de nature à relever le prestige du pouvoir.

M. J. Lebeau. - Messieurs, si je prends la parole, c'est d'abord parce que j'ai entendu citer une disposition en vertu de laquelle l'honorable M. Tesch ne peut pas siéger au banc ministériel.

L'honorable membre est frappé, paraît-il, d'une incapacité légale. Il est fonctionnaire, il appartient comme tel à l'ordre judiciaire ; il en est le chef.

Puérile objection 1

Les membres de l'ordre judiciaire ne peuvent, il est vrai, remplir des fonctions administratives. Mais s'il était vrai que M. le ministre de la justice dût être frappé de toutes les interdictions qui pèsent sur l'ordre judiciaire, il ne pourrait être ministre. La loi aurait dû l'exclure comme tel.

Si l'honorable M. Tesch appartenait à l'ordre judiciaire, il y a bien longtemps qu'en cette qualité, la loi, pour être logique, aurait dû lui interdire le mandat législatif, sous peine d'être illogique.

Je n'en dirai pas davantage à cet égard ; j'ai cru devoir demander la parole principalement pour protester, dans la mesure de ce qui m'est connu, contre l'esprit politique et exclusif qu'on a attribué tout à l'heure aux nominations faites, dans l'ordre judiciaire, par M. le ministre de la justice.

J'ai eu l'occasion, vous êtes tous dans ce cas, de m'intéresser à de candidats aux fonctions de l'ordre judiciaire ; j'ai entretenu des espérances et des titres de quelques-uns d'entre eux M. le ministre de la justice ; je lui ai présenté comme pouvant occuper dignement les fonctions judiciaires des hommes appartenant de la manière la plus patente à la foi catholique, et qui en pratiquaient ouvertement les dogmes avec une franchise qui les honore.

Je dois dire que le ministre de la justice m'a prouvé, dans plusieurs circonstances, qu'il ne tenait aucun compte de la qualification de catholique que les exagérés du parti libéral leur donnaient.

Le ministre de la justice, à ma connaissance, a tenu si peu compte de ces qualifications dans les nominations qu'il a soumises à Sa Majesté, que dans la capitale même j'ai entendu, dans mon propre parti, des hommes d'une nuance plus colorée que la mienne, adresser des reproches au ministre pour les nominations qu'il avait faites, disait-on, dans le parti catholique.

Un ministre ne peut pas être partial et être soumis en même temps à des accusations si contraires, accusations qui se détruisent l'une l'autre, et qui se réunissent pour attester sa parfaite impartialité.

Messieurs, si nous faisions à nos ministres une meilleure position ; si nous leur faisions une situation qui rendît possible l'accès de ces hautes fonctions à toutes les classes de la société, à l'homme qui ne peut mettre au service de l'Etat que le talent sans fortune, j'aimerais mieux que les ministres ne remplissent jamais d'autres fonctions que celles dont ils sont honorés comme conseillers de la Couronne ; mais il faut tenir compte de l'état de notre société.

Avons-nous une riche aristocratie comme l'Angleterre, où les ministères vont se recruter avec une très grande facilité dans la classe opulente ?

J'ai vu chez nous des crises ministérielles se prolonger de la manière (page 124) la plus fâcheuse ; j'ai vu des tentatives nombreuses faites auprès d'hommes capables et honorables, repoussées, parce qu'ils se croyaient trop peu riches pour être ministres. J'ai vu, dans une crise ministérielle, le moment où il faudrait faire une presse aux ministres.

Et c'est dans une telle situation qu'on voudrait étendre encore la portée de la loi sur les incompatibilités, cette loi fâcheuse, qui à mon avis a été une des plus grandes erreurs de la Chambre, bien qu'inspirée par un généreux sentiment et par une réaction naturelle, mais exagérée contre quelques abus.

Mais ce généreux entraînement offrirait un grand danger encore si l'on en étendait les effets, par une interprétation judaïque comme celle dont nous sommes témoins. Une crise ministérielle arrivant, on la verrait parfois s'éterniser au grand dommage et péril du pays.

Il ne faut pas appliquer à notre Belgique des principes tout au plus possibles dans de grand pays, notamment dans cette Angleterre où domine encore une riche aristocratie.

Nous avons eu des avocats distingués qui ont brigué l'honneur de siéger sur nos bancs ; et au bout de quelques années, ils ont à peu près tous renoncé à la carrière parlementaire ; nous avons vu des avocats célèbres devenir ministres, et trouver la position si attrayante et présentant pour leur famille une si belle perspective, qu'ils se sont hâtés de l'abandonner, pour aller reprendre leur robe d'avocat.

Vous pouvez par-là juger ce qu'on gagnerait en interprétant d'une manière judaïque, antidémocratique, antilégale, anticonstitutionnelle, la loi qui consacrerait le système des incompatibilités, avec l'extension qu'on veut lui donner.

En pratique, que peut-il arriver ? Il arriverait ce qui vraisemblablement, s'est produit, quand, sous l'un des cabinets précédents des ministres ont eu à délibérer sur la question relative à la Vieille-Montagne. L'administrateur de cette société s'est retiré sans doute des séances du conseil des ministres ou tout au moins il s'est abstenu de voter, je n'en fais aucun doute.

Ceux qui connaissent le caractère de M. Ch. Vilain XIIII en sont convaincus comme nous ; il est resté sans influence aucune sur les délibérations qui concernaient la société dont il était administrateur.

S'il s'agissait de délibérer sur les affaires du chemin de fer du Luxembourg, l'abstention de M. le ministre de la justice serait spontanée et certaine, je n'en forme aucun doute ; j'ajoute que la surveillance de ses collègues serait cent fois plus éveillée sur un pareil intérêt. Cela se comprend à merveille.

Si quelqu'un de vous, messieurs, pouvait pousser la défiance, je dois dire l'aberration d'esprit, jusqu'à soupçonner un ministre du roi de pouvoir, dans ce pays de publicité, prévariquer au détriment de l'Etat, croyez-vous qu'il trouverait cinq complices de sa prévarication dans ses collègues ?

Je ne veux pas insister un seul instant de plus là-dessus ; ce serait faire injure à celui que j'ai l'honneur de défendre contre des suppositions inadmissibles pour tout homme impartial.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je me félicite de la discussion qui vient d'avoir lieu. Elle semble nous annoncer que l'opposition a recouvré la parole. Depuis deux années elle a été parfaitement silencieuse, elle a refusé tout débat ; elle a reculé devant toute discussion ; nous lui avons en vain livré notre politique ; nous l'avons en vain provoquée à discuter nos actes ; elle a mieux aimé fuir. Mais si je suis satisfait que l'opposition se montre disposée à reprendre son rôle, je suis loin de la féliciter du mode qu'elle emploie, du moyen auquel elle a recours. Nous désirions une discussion franche et loyale ; nous ne nous attendions pas à une misérable querelle de procureurs.

De quoi s'agit-il ? L'opposition va ramasser ce qui traîne dans la presse du plus bas étage pour essayer de porter atteinte à un caractère honorable ; c'est là tout ce qu'elle sait faire !

Mon honorable collègue est administrateur de la compagnie du Luxembourg, il est indigne d'être ministre !

Et les amis de ceux qui parlent ainsi, ceux-là même qui ont trouvé ce grand grief, siègent ensemble quatre ou cinq administrateurs de compagnies anonymes dans le même cabinet ! Mais ils les proclament les plus dignes, les plus probes, les plus honorables ! Je suis heureux pour mon parti qu'ayant eu à combattre le cabinet précédent, nous puissions tous nous rendre la justice de n'être jamais descendus à ces attaques personnelles que nous devons rencontrer en ce moment.

Nous avons parfaitement admis que l'honorable vicomte Vilain XIIII pût être ministre et administrateur de la société de la Vieille-Montagne, bien que les intérêts les plus graves de cette compagnie, autres même que ceux qui ont reçu de la publicité, pussent s'agiter au sein du gouvernement. Nous l'avons tous parfaitement admis et pas un soupçon n'est entré dans notre esprit. L'honorable vicomte Vilain XIIII nous a paru avoir assez de respect de sa dignité, être assez homme d'honneur pour ne pas faire peser ses intérêts personnels ou ceux de sa compagnie dans les délibérations du gouvernement. Et cependant ces intérêts étaient des plus graves ; un conflit était flagrant ; il pouvait y aller de l'existence même de la société.

M. Vilain XIIII. - D'une seule usine.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je fais allusion à la concession.

M. Vilain XIIII. - Cette question était résolue avant mon entrée au ministère.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je dis que cette question aurait pu être agitée. Je ne soupçonne pas un seul instant qu'elle pouvait être l'objet de vos préoccupations comme ministre.

Je demande à vos amis politiques d'avoir pour nous le même respect que nous avons eu pour vous.

Est-ce que, par hasard, comme on a voulu le prétendre, la compagnie du Luxembourg se trouverait vis-à-vis de l'Etat dans une position spéciale, exceptionnelle ? Est-ce que la qualité d'administrateur de cette compagnie engage autrement la responsabilité du ministre ? S'il y a une différence, elle est toute en faveur de la compagnie du Luxembourg. En effet, pour les conflits d'intérêt entre les autres compagnies et l'Etat il n'y a aucune surveillance, aucun contrôle. Tous les actes de la compagnie du Luxembourg, tous les actes relatifs au minimum d'intérêt, sont au contraire soumis à la cour des comptes, c'est-à-dire à un tribunal spécial émané de vous, chargé de contrôler les opérations de la compagnie, et qui, en vous en rendant compte, ne manquerait pas de consigner dans son cahier d'observations, toutes les difficultés qui n'auraient pas été résolues conformément au droit rigoureux de l'Etat.

Sur la prétendue question de principe que l'on soulève, je ne sais pas s'il y a lieu d'insister. MM. Wasseige et Nothomb ont cité une disposition de l’arrêté organique du ministère de la justice. Ignorent-ils que la disposition qui se trouve dans en arrêté organique existe aussi dans les règlements des autres départements, et que, par conséquent, les observations qu'ils ont faites pouvaient s'appliquer aux chefs du ministère des affaires étrangères, du ministère des finances, en un mot de tous les départements ministériels ; que ces règlements ne contiennent pas la distinction qu'ils veulent établir entre la société de la Vieille-Montagne, les sociétés dont faisaient partie MM. Vilain XIIII, Dumon et Mercier, et la compagnie du Luxembourg ?

Si le principe qu'ils veulent faire prévaloir était admis, je crois que ces honorables membre arriveraient à exclure de tous les ministères un grand nombre de leurs amis. Je ne sais pas si l'honorable M. Dechamps pourrait encore faire partie d'un cabinet.

.M. Dechamps. - Je n'y prétends pas.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). -Vous pourriez y prétendre, vous en avez le droit.

Il faudra donc être rentier ou propriétaire foncier pour pouvoir être ministre. Ceux qui te trouveront dans une autre position, ceux qui auront d'autres intérêts ne pourront pas arriver au pouvoir ! Est-ce qu'on s'imagine que les intérêts d'un propriétaire foncier ne peuvent pas être en opposition avec ceux de l'Etat ? Je me demande si l'honorable M. de Theux pourrait encore être ministre. M. de Theux a des intérêts très sérieux qui dépendent beaucoup des résolutions du gouvernement.

Si on lui refusait de l'eau pour arroser ses terrains en Campine, on lui causerait un très grand préjudice. Je suppose que M. de Theux étant ministre, il s'élève un conflit entre l'irrigation et la navigation ? M. de Theux ne risquerait-il pas d'être accusé de tout sacrifier à ses intérêts, s'il décidait au profit de l'irrigation, et au préjudice de la navigation ? Nous sommes convaincus que si la question se présentait sous le ministère de M. de Theux, celui-ci ne verrait rien de plus simple que de fermer les yeux sur la difficulté, de n'en pas dire un mot à ses collègues, et de la laisser décider à son préjudice plutôt que d'insister en faveur de son intérêt personnel. Nous demandons encore une fois aux amis politiques de M. de Theux d'être aussi justes envers nous, que nous voulons bien l'être envers eux.

L'honorable M. Nothomb n'est-il pas lui-même dans une position particulière ? Je crois me rappeler, j'ai ouï dire, que l'honorable membre était intéressé dans l'administration ou la ferme des tabacs d'un gouvernement étranger.

M. Nothombµ. - Vous êtes dans l'erreur.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous pourriez être intéressé dans une affaire de ce genre.

M. Nothombµ. - Comme vous pourriez être administrateur d'un charbonnage quelconque.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Mais je le suis ; c'est évident. J'explique que vous excluez tout le monde, et que si vous étiez administrateur d'une ferme de tabacs à l'étranger, on trouverait d'aussi bonnes raisons que celles que vous trouvez pour vous exclure d'un ministère. Cela n'est pas ; je le veux bien, mais je crée une hypothèse.

M. Nothombµ. - Voulez-vous me permettre de vous interrompre un moment ?

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Non ; je désire continuer, vous vous expliquerez ensuite.

(page 125) Je disais donc par hypothèse, si vous voulez, que si vous étiez intéressé dans la ferme des tabacs d'un pays étranger, cette position serait très compromettante pour vous. On vous dirait qu'on ne peut confier les intérêts de l'Etat à un ministre ainsi engagé. On vous accuserait suivant votre ingénieux système, d'être à la merci d'un gouvernement étranger.

Mais il y a ici une question plus haute que toutes celles que nous avons discutées. Savez-vous ce que vous voulez limiter ? C'est la prérogative royale. Il y a dans la Constitution certain article qui porte : Le Roi nomme et révoque ses ministres. Vous voulez à votre gré, à votre fantaisie, cédant à la passion, à de mauvaises passions, limiter le droit qu'a le Roi de choisir ses ministres ! Vous voulez faire des catégories et des distinctions selon vos petits intérêts de parti. Je prie l'honorable M. B. Dumortier qui voit tous les jours une de nos libertés constitutionnelles s'en aller, de bien vouloir nous venir en aide, et de faire en sorte que la liberté de la prérogative royale soit au moins respectée.

Mais, dit M. Nothomb, c'est la dignité du pouvoir que je défends. J'avoue que je ne m'attendais pas à entendre cet argument sortir de la bouche de l'honorable membre.

La dignité du pouvoir ! Elle est à la fois compromise et par la position du ministre et par les nominations qu'il a faites dans l'ordre judiciaire ! Et le reproche nous vient de M. Nothomb ! M. Nothomb nous accuse d'introduire la politique dans la magistrature ! M. Nothomb qui a pris de son siège un magistrat pour lui faire jouer un rôle politique, qui a pactisé avec lui, qui a fait avec lui un marché, qui lui a promis la conservation de sa place sous la condition qu'il irait accomplir une exécution politique, et cette exécution politique accomplie, M. Nothomb qui, avant de quitter le ministère, a rendu sa place à ce magistrat dont il avait fait un instrument politique... M. Nothomb se lève aujourd'hui pour rappeler les devoirs d'un ministre de la justice !

Oh ! M. Nothomb ! nous n'acceptons pas de vous des leçons de moralité et de dignité politiques !

M. de Theux. - Messieurs, vous connaissez tous l'habileté oratoire de M. le ministre des finances. Il vient de vous en donner une nouvelle preuve. Ayant à défendre une cause contre laquelle il s'élève des préjugés que beaucoup considèrent comme vrais, se trouvant attaqué, il attaque ses adversaires. Il déplace le terrain de la discussion.

Voyons, messieurs, la similitude dans toutes les hypothèses qu'on a agitées.

L'honorable M. Lebeau, député de Huy, nous dit : Mais la Chambre est complice d'une illégalité en tolérant la présence de M. le ministre de la justice dans cette enceinte ; parce que si celui-ci est réellement magistrat, la loi des incompatibilités le frappe.

Messieurs, l'honorable membre n'a oublié qu'une chose ; c'est que la loi des incompatibilités a formellement excepté les ministres, et de ce chef, la question est résolue. (Interruption.)

Je ne veux pas discuter longuement sur la loi des incompatibilités Elle a été longuement discutée dans le temps. C'est la majorité d'aujourd'hui qui l'a demandée alors. Nous avons abondé dans son sens ; nous en avons agrandi le cercle, et je m'en félicite aujourd'hui.

M. le ministre des finances nous dit que si la théorie que quelques-uns de mes honorables amis ont soutenue est vraie, plus personne ne peut être ministre. Je dirai que si l'on poussait la chose à l'extrême, ainsi que l'a fait M. le ministre des finances dans son argumentation, il aurait parfaitement raison. Personne ne pourrait être ministre ni député, parce que, soit comme ministre soit comme député, il aurait quelque intérêt personnel indirect qui le rattacherait à la direction des affaires. Ainsi vous ne pourriez plus avoir dans la Chambre ni commerçant ni industriel, parce que souvent on défend dans cette enceinte, avec énergie et avec succès, les intérêts du commerce, comme ceux de l'industrie, de l'agriculture.

Mais nous irions plus loin. Nous devrions exclure ceux qui ne possèdent rien du tout, parce que ceux-là auraient intérêt à déposséder ceux qui possèdent. Voyez où vous iriez !

Mais écartons toutes ces suppositions et toutes ces hypothèses et venons-en à la vérité des choses.

Il est vrai qu'il y a dans l'état présent une différence véritable et considérable entre la position de M. le ministre de la justice et la position d'autres ministres dont on a parlé. Cette différence a été signalée, et quelques efforts de logique qu'on ait pu faire, cette diffèrence subsistera.

L'honorable ministre trouve mauvais que mon honorable ami, M. Nothomb ait parlé de nominations judiciaires, et à ce propos il réveille l'affaire d'Ath. Cette affaire a été expliquée, discutée, et je dois dire que j'ai été vraiment étonné de la conduite de l'opposition dans cette circonstance. Je n'en parle plus, c'est du passé et du très passé.

L'opposition a recouvré la parole, dit M. le ministre des finances. Depuis 1857, elle était muette.

Messieurs, c'est là une accusation tout à fait gratuite et très mal fondée.

Eu 1859, j'avais moi-même annoncé, à propos d'un incident, d'une discussion incidentelle, l'intention d'ouvrir une discussion politique. L'honorable ministre n'ignore pas les motifs qui m'out empêché de donner suite à cette résolution ; c'est le grand attentat de Paris qui faillit bouleverser toute l'Europe et qui agitait toute l’Europe.

J'ai pensé que, dans une pareille situation, le pays était préoccupé d'intérêts trop supérieurs pour entrer dans la discussion détaillée de notre situation intérieure ; c'est un sacrifice que j'ai fait à mon pays, me réservant toujours la faculté d'ouvrir une discussion politique, lorsque les circonstances l'exigeraient.

Ainsi l'année dernière un discours d'ouverture a été prononcé. Une adresse était rédigée. Nous avons cru véritablement que de la manière donut cette adresse était faite, il ne nous était pas permis d'y prendre part, que la meilleure réponse à cette adresse était le silence. C'est la conduite que beaucoup de particuliers qui estiment haut leur honneur, tiennent vis-à-vis de certaines paroles qui portent atteinte à leur considération. On les laisse tomber dans l'oubli et l'on n'y fait pas de réponse.

Mais, messieurs, est-il vrai que nous ayons déserté toute discussion ? On n'a qu'à consulter les Annales parlementaires ; les discussions sur le Code pénal, celles sur l'article 84 de la loi communale, et d'autres encore qu'il serait trop long d'énumérer, ont été très approfondies Nous n'avons pas du tout fait systématiquement abdication de notre droit au parlement. Loin de là ; nous l'avons exercé quand nous l’avons jugé à propos et nous le maintenons dans toute son intégrité.

Messieurs, je n'irai pas plus loin, parce que mon intention n'est pas, en ce moment, de me livrer à une discussion politique approfondie Je me suis borné à répondre à ce que j'ai entendu et à ce qui m'a paru mal fondé.

M. B. Dumortier. - Messieurs, je ne puis me dispenser de répondre quelques mots au discours que vient de prononcer M. le ministre des finances. Ce discours m'a paru très curieux à étudier : c'est un dédain superbe pour tout ce qui n'est pas ministériel. La presse qui a signalé les faits, c'est de la presse de bas étage. L'opposition, par quoi est-elle mue ? Par de mauvaises passions.

C'est là, messieurs, une imputation de mauvaise intention qui est interdite aux termes du règlement. Si j'ai le malheur de dire qu'un rapport est un libelle et un pamphlet, je suis immédiatement rappelé à l'ordre, et c'est l’honorable M. Frère qui donne le signal de ce rappel à l'ordre.

Nous sommes donc mus par de mauvaises passions ; mais quelles sont nos mauvaises passions ? C'est de ne pas être attachés au char ministériel, de ne pas brûler des cassolettes sous le nez des ministres. Voilà les mauvaises passions qui animent la droite ! c'est sa liberté, son indépendance, voilà les mauvaises passions qui empêchent les ministres de dormir.

Jamais, dit M. le ministre, quand nous étions opposition, nous ne sommes descendus aussi bas. Messieurs, je ne rappellerai pas ici tout ce qui s’est passé, mais vous avez encore présents à la mémoire certains discours de membres de l'opposition, conçus en termes tels qu'ils out provoqué immédiatement du bruit et peu après un grand tapage.

Quand nous signalons ici des faits indiqués déjà par une grande partie de la presse, nous ne faisons que remplir un devoir sacré, sans qu'on puisse nous accuser de mauvaises passions.

Quand nous signalons ces faits, nous usons de notre droit de représentants. Vous savez bien que dans les gouvernements représentatifs les Chambres sont faites pour contrôler les ministres ; s'd n'existait pas des Chambres, si l'on pouvait bâillonner les minorités, le lit sur lequel sont étendus les ministres serait un lit bien doux, bien facile à garder.

Ce que nous prétendons, c'est que les ministres n'occupent pas des positions où ils ont à défendre des intérêts directement opposés aux intérêts de l'Etat. Vous avez beau parler de nos honorables amis M. de Theux, M Vilain XIIII et plusieurs autres ; il n'y a aucune analogie entre les faits. La société du Luxembourg, dont le trésor couvre le déficit annuel, a un intérêt direct à faire élever la redevance de l'Etat. Cette société et toutes celles auxquelles on a garanti un minimum d'intérêt, tous les établissements qui puisent dans le trésor public, se trouvent compris dans la loi d'incompatibilité.

Les ministres ne peuvent faire partie de l'administration de ces sociétés puisque, comme administrateurs ils touchent à titre de traitement une partie des deniers versés par l'Etat, c'est-à-dire qu'ils touchent un traitement sur les fonds de l'Etat, indépendamment de celui qu'ils touchent comme ministres.

Je dis, messieurs, que c'est là un côté très sérieux de la question. Je dis qu'à ce seul point de vue, il n'est pas possible qu'on soit en même temps ministre et administrateur d'une société jouissant de la garantie d'un minimum d'intérêt.

Certainement, si on vouait étendre cette incompatibilité aux autres sociétés, ou arriverait à exclure tous les Belges des fonctions de ministre, mais l'incompatibilité existe bien réelle, bien incontestable, quand il y a des versements et des versements considérables du trésor public.

Un procès existe, a-t-on dit, entre la société du Grand-Luxembourg et M. le ministre des travaux publics ; M. le ministre de la justice se tiendra en dehors de l'affaire. Mais que peut-il arriver ? C'est que devant les tribunaux M. le ministre de la justice sera le conseil du défenseur de la société du Luxembourg.

Eh bien, messieurs, est-ce là une position acceptable, est-ce là une position qu'aucun d'entre nous puisse approuver ? Je dis que cela est impossible.

(page 126) Je dis donc, messieurs, que le discours que vous venez d'entendre et dans lequel on veut tourner tout le monde en ridicule, que ce discours n'est nullement fondé. Nous sommes dans notre droit et nous pouvons dire à M. le ministre de la justice, que nous ne sommes pas mus par la mauvaise passion du ministérialisme.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, j'ai peu de chose à ajouter à ce qu'a dit mon honorable collègue du département des finances.

Nos adversaires cherchent à échapper par une distinction aux faits que j'ai signalés, auxquels ils ont assisté et qui ont reçu leur assentiment, au moins tacite.

Ils viennent dire : Autre chose est l'administration d'une compagnie de chemin de fer touchant un minimum d'intérêt et autre chose est le directeur d'une société qui ne reçoit rien des fonds de l'Etat.

C'est toujours, messieurs, le même système de distinguo pratiqué par nos adversaires et que nous connaissons depuis longtemps.

Mais, ainsi que l'a dit M. le ministre des finances, n'y a-t-il pas bien d'autres garanties en ce qui concerne les concessions de chemins de fer, qu’en ce qui concerne les sociétés auxquelles on a fait allusion ?

Ces sociétés re sont pas en contact avec les intérêts de l'Etat au point de vue de la garantie d'un minimum d'intérêt, mais il y a bien d'autres questions plus sérieuses sur lesquelles leurs intérêts se trouvent en opposition avec ceux du pays. Ainsi pour la Vieille-Montagne, si elle n'a pas eu des intérêts financiers à défendre, ce que cependant je pourrais soutenir, il existait une question plus grave, une question de salubrité publique. Toutes les difficultés que la compagnie de Luxembourg pourra avoir ne donneront jamais lieu à une émotion aussi profonde dans le pays que les contestations qui ont surgi entre le gouvernement, la ville de Liège et la société de la Vieille-Montagne. Cette question était bien autrement sérieuse que celles dont vous vous occupez quant à la compagnie du Lu xemhourg.et cependant vous 'n'avez pas attaqué M. Vilain XIIII, qui était à la fois ministre et administrateur de la Vieille-Montagne.

Mais, messieurs, est ce que rien de ce qui touche à la compagnie du Luxembourg rentre dans les attributions du ministère de la justice ? Est-ce que soit la comptabilité, soit les difficultés qui peuvent exister au point de vue de l'exploitation sont soumises à mon appréciation ?

Certes, à en croire vos méfiances il y aurait eu beaucoup plus de danger à voir un ministre ayant le commerce dans ses attributions être en même temps administrateur d'un établissement industriel des plus considérables.

Quant à la position qu'occupaient d'autres membres du cabinet dont M. Nothomb faisait partie, est-il vrai, oui ou non, qu'ils étaient administrateurs d'une société qui faisait concurrence à une institution de l'Etat et qui était administrée par le ministre des finances, de sorte que le ministre se trouvait en concurrence avec l'administrateur ?

L'honorable M. Wasseige nous disait qu'il avait ignoré que MM. Vilain XIIII, Mercier et Dumon occupaient de semblables positions. Mais alors il n'a jamais lu les journaux, car tous les jours ils annonçaient une caisse de retraite qui comptait parmi ses administrateurs MM. Mercier et Dumon, et qui faisait concurrence à la caisse de retraite de l'Etat.

Cela n'est pas sérieux. La vérité est que, pour vous, il ne s'agit pas ici d'une question de principe, mais d'une question de personnes, que vous soulevez contre un homme qui, je le crois, vous gêne un peu au ministère.

Il n'y a pas d'autres raisons à vos attaques. Je m'y attendais, j'ai lu vos journaux, j'ai lu, il y a longtemps, le discours de M. Nothomb dans le Journal de Bruxelles, j'y ai vu citer le règlement intérieur du ministère et la loi sur la magistrature : toutes choses qui ne méritent pas une discussion sérieuse.

On l'a déjà dit : les règlements intérieurs sont les mêmes pour tous les ministères ; comment donc M. Nothomb, juriste, n'a-t-il pas, quand il était ministre de la justice, dit à ses trois collègues, administrateurs de sociétés : « Vous êtes en opposition avec le règlement ! »

Ah ! le règlement a été oublié alors. Oui, la position d'administrateur d'une société est une chose que nos adversaires se permettent très bien quand ils sont aux affaires, mais qu'ils trouvent dangereuse et qu'ils blâment, quand le parti libéral est au pouvoir.

Mais que l'honorable M. Nothomb se rassure : le pays n'aura pas plus à craindre de ma présence dans le cabinet actuel, bien que je sois administrateur d'une société, qu'il n'a eu à craindre de la présence, dans le cabinet précédent, des très honorables amis de M. Nothomb, et avec lesquels il n'a pas refusé d'entrer au pouvoir, quoiqu'ils fussent administrateurs de sociétés. (Interruption.)

La distinction que l'on veut établir entre les sociétés industrielles et commerciales d'une part et les sociétés de chemins de fer d'autre part, est toute à l'avantage de ces derniers.

En effet, je l'ai déjà dit, vous avez là pour garantie l'intervention de la pour des comptes organisée et nommée par la Chambre, garantie qui n'existait pas pour d'importantes questions soulevées par les sociétés dont étaient administrateurs l'honorable M. Vilain XIIII et deux de ses collègues dans le cabinet précédent.

Messieurs, la question relative aux nominations dans l'ordre judiciaire ne peut évidemment aboutir. Il faudrait discuter les titres de tous les candidats. Cela est impossible. En définitive, le pays jugera. Les nominations ont été publiées au Moniteur. J'attends avec confiance le jugement de tous les hommes impartiaux et compétents qui ont examiné de près ces nominations, et je suis convaincu qu'ils me rendront cette justice, qu'avant tout j'ai cherché à fortifier la magistrature et que ce n'est pas le moins du monde un esprit de parti qui peut m'être reproché.

Ce reproche serait bien mérité, s'il s'adressait à certains anciens ministres. Ceux-là devraient s'abstenir avec soin de soulever de semblables questions ; si je ne craignais de faire dégénérer ce débat en un débat personnel, il me serait très facile de démontrer que j'ai cherché dans les candidats des qualités qui constituent le véritable magistrat, et dont se sont très peu préoccupés mes prédécesseurs auxquels je fais allusion.

Messieurs, on a parlé de la nomination d'un conseiller qui n'avait été présenté qu'en seconde ligne, et on s'est chargé soi-même de justifier sa nomination ; on a déclaré que lui-même ne l'avait pas demandée. Gela est parfaitement exact : le candidat qui a été nommé a rendu hommage à son concurrent, et celui-ci, à son tour, quand il a été nommé, a rendu hommage à celui qui avait été préféré.

Je me suis trouvé en présence de deux candidats. La loi qui a consacré la présentation de candidats en nombre double est-elle une loi illusoire ? Parce qu'un candidat aura été présenté en première ligne et par le conseil provincial et par la cour d'appel, le Roi devra-t-il nécessairement le nommer ?

Si la liberté du choix n'est pas laissée au Roi, faites faire directement la nomination par les autorités que vous avez chargées de la présentation. Cela serait beaucoup plus raisonnable.

Pourquoi le premier candidat n'a-t-il pas été nommé ? Personne n'ignore que, dans les corps institués, il y a toujours une très grande tendance à faire les choix par rang d'ancienneté. Cela a l'avantage de ne blesser personne, mais ce système a pour la chose publique un très grand inconvénient ; et quand nos adversaires viennent discuter ici comme ils le font, ils défendent l'intérêt de certains magistrats, mais ils sacrifient l'intérêt des justiciables. Pour moi, je tiens compte de ce dernier intérêt, avant de tenir compte de l'intérêt des candidats ; et sans entendre jeter de la défaveur sur personne, quand deux candidats sont en présence, je m'appliquerai beaucoup plus à rechercher quelles sont ses qualités qu'à rechercher quel est son rang d'ancienneté....

M. Wasseigeµ. - Le premier candidat était-il plus jeune l'année suivante.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Voilà le point de vue auquel je me place et c'est dans cet ordre d'idées que j'ai cru devoir donner la préférence au second candidat sur le premier dont, du reste, je n'attaque ni l'honorabilité, ni la capacité.

Avec le système qu'on vient de présenter, c'est-à-dire en donnant toujours le pas à l'ancienneté, il peut arriver que les cours d'appel soient peuplées de magistrats moins capables que les juges de première instance ; mais alors la cour d'appel ne sera plus une garantie, elle sera un danger.

Je comprends que lorsqu'il s'agit du passage d'une classe à une autre, et que ce sont les mêmes attributions, vous donniez la préférence à l'ancienneté ; mais lorsque vous appelez un magistrat d'un tribunal de première instance à une cour d'appel, vous devez, en lui conférant le droit de réformer, vouloir, avant tout, que ce magistrat soit plus capable que celui dont il est appelé à contrôler les décisions. Cela est tellement élémentaire que je ne conçois pas qu'on vienne soulever une semblable question.

Du reste, il est toujours très commode d'attaquer un ministre de la justice sur ce terrain ; l'on sait d'avance que ce ministre ne pourra ni ne voudra répondre. Puis-je venir ici discuter telle ou telle nomination ? En défendant le choix que j'ai proposé au Roi, j'attaquerais son concurrent et immédiatement vous m'en feriez le reproche.

Un ministre, je le répète, ne peut pas venir débattre ici de semblables questions, parce que, sans le vouloir, mais indirectement et par suite de comparaison, il jetterait de la défaveur sur des hommes qui ne le méritent pas.

M. Wasseigeµ. - Le premier candidat était-il plus capable l'année suivante ?

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Lorsque la première fois le magistrat dont il s'agit était sur les rangs, j'ai comparé ses titres à ceux de sou concurrent et j'ai donné la préférence dans mes propositions à celui-ci. Lorsque l'année suivante, il s'est trouvé de nouveau sur les rangs, j'ai fait le même travail, et j'ai trouvé qu'il méritait la préférence sur son concurrent, et j'ajoute très franchement que s'il avait eu un concurrent semblable à celui de l'année précédente, je ne l'eusse pas proposé au roi. J'aurais proposé son concurrent. Je n'établis pas de règle absolue ; quand deux candidats sont présentés, je vois lequel des deux est le plus capable pour les fonctions qu'il est appelé à remplir. Quant aux reproches que m'adresse M. Nothomb, je dirai que personne n'a moins que lui le droit d'attaquer les nominations qui ont été faites.

Messieurs, l'honorable M. Dumortier m'a interpellé sur la question de savoir quelle mesure j'avais prise vis-à-vis du procureur du roi de Louvain, qui avait intenté un procès de presse à un écrivain de cette ville.

(page 127) Je n'ai pas pris de mesure et je n'en prendrai pas, c'est très simple, comme vous voyez.

Il existe, comme on l'a dit, une circulaire qui défend en général aux agents du parquet d'intenter des procès politiques avant d'en avoir informé le ministre, mais il y a une exception pour les cas d'urgence.

Maintenant, vous vous rappelez les faits : un écrit avait été publié contre l'administration communale de Louvain ; on avait attendu les derniers jours pour publier des faits que l'administration de Louvain a considérés comme attentatoires à son honneur, comme calomnieux ; cette publication avait été faite en vue des élections contre les candidats libéraux.

Le procureur du roi de Louvain a pensé que là se trouvait le cas d'urgence ; il a pensé que des publications de ce genre faites en vue des élections et dans le but d'exercer de l'influence méritaient une poursuite.

Messieurs, c'est par suite de cette opinion que, sans en référer au ministre, le procureur du roi de Louvain a intenté un procès de presse ; j'ai admis cette raison et, comme je l'ai dit, je n'ai pas pris de mesure contre lui et mon intention n'est pas d'en prendre.

M. Ch. de Brouckere. - Messieurs, dans cette discussion, il a été question de la nomination d'un conseiller à la cour d'appel de Bruxelles ; je dois dire que le choix qui a été fait a été ratifié par tonte la population de Bruxelles et particulièrement par le barreau.

M. B. Dumortier. - M. le ministre de la justice, répondant à mon interpellation relativement à la conduite très étrange du procureur du roi de Louvain qui a exercé des poursuites contre un journal que le jury a acquitté, m'a dit qu'il ne lui a pas fait de réprimande et qu'il ne lui en adresserait pas. La conséquence de cette déclaration, c'est qu'un procureur du roi peut impunément violer une circulaire ministérielle quand c'est une affaire de parti.

Ainsi on vous dit qu'il y avait urgence et, pour la justifier, on ajoute que l'article dont il s'agissait avait été écrit en vue des élections. Il en résulte donc que la justice peut se porter partie dans les élections, quand il s'agit de candidat libéral, mais s'il s'agissait de candidat catholique elle ne le pourrait pas.

C'est là une immoralité profonde, je ne comprends pas comment on entend la dignité du pouvoir avec un pareil système.

- La discussion générale est close.

La discussion des articles est renvoyée à demain.

La séance est levée à 4 3/4 heures.