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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 25 novembre 1853

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1853-1854)

(Présidence de M. Delfosse.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 57) M. Maertens procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Ansiau donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.

M. Maertens présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.

Pièces adressées à la chambre

« Le sieur Antoine Vandenheuvel, marchand-boutiquier à Tournai, né à Bergeyck (Pays-Bas), demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi au ministre de la justice.


« Le sieur Vansaene, boulanger à Ixelles, réclame l'intervention de la chambre pour obtenir le payement d'une somme qui lui est due par un fonctionnaire de l'Etat. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Dumortier, garde forestier pensionné, réclame l'intervention de la chambre pour obtenir une augmentation de pension. »

- Même renvoi.


« Les bourgmestre et conseillers communaux, quelques propriétaires et cultivateurs de Loenhout demandent qu'il soit interdit d'imposer les vidanges. »

- Même renvoi.


« Le sieur Houtain, ancien préposé des douanes, réclame l'intervention de la chambre pour obtenir la révision de sa pension. »

- Même renvoi.


« Le sieur Clermont, présentant des considérations sur la question des substances alimentaires, prie la chambre de prohiber la sortie des céréales, des farines et du riz jusqu'à ce que le prix de ces articles soit descendu au cours normal, de rendre permanente la libre entrée de toutes les denrées alimentaires mentionnées dans l'article premier du projet de loi sur cette matière et de faire organiser le plus tôt possible le transport à bas prix de ces denrées. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion.


« Il est fait hommage à la chambre par M. Sauveur, avocat, de deux exemplaires d'un traité de législation des cours d'eau dont il est l'auteur, et qui vient d'être couronné par le gouvernement à la suite d'un concours public. »

- Dépôt à la bibliothèque.

Projet de loi sur les denrées alimentaires

Discussion générale

M. le président. - La chambre avait fixé à aujourd'hui la discussion du Code forestier amendé par le sénat. Mais M. le ministre de la justice ne peut assister à la séance. Nous devons donc continuer la discussion du projet de loi sur les denrées alimentaires.

La parole est à M. le ministre des finances.

M. le ministre des finances (M. Liedts). - Messieurs, la Belgique, comme toute l'Europe occidentale, a une crise alimentaire à traverser. Si quelque chose peut consoler d'un malheur semblable, c'est l'activité prodigieuse qui règne dans la plupart des branches de notre industrie. Si l'on excepte quelques industries, jamais à aucune époque la Belgique n'a offert une prospérité aussi générale ni autant de travail pour les ouvriers.

Remercions-donc le ciel d'avoir placé à côté du mal un léger correctif et quant à nous, messieurs, unissons tous nos efforts pour atténuer les effets de la calamité.

Pour trouver le remède, messieurs, permettez qu'à l'exemple d'un honorable préopinant d'hier, je jette un coup d'œil rétrospectif sur la situation de la Belgique au point de vue de son alimentation.

Il y a à peine cinquante ans, la Belgique croyait et tout le monde croyait que le pays produisait beaucoup plus que ce que demandait sa consommation. Les deux Flandres seules exportaient, il y a 50 ans, 300,000 hectolitres de céréales ; le Brabant et le Hainaut en exportaient une quantité semblable.

On a vécu dans l'illusion que cet état de choses n'avait pas changé, très longtemps, beaucoup trop longtemps en Belgique. C'est en 1840, le 9 décembre, qu'à cette tribune, pour la première, fois, j'ai osé déclarer à la face du pays qu'on était dans l'erreur, que la Belgique ne produisait pas ce qu'elle consommait, et que, loin d'avoir un excédant à vendre à l'étranger, il lui fallait chaque année acheter pour plusieurs millions de supplément de l'étranger, même dans les bonnes années.

Il n'y a pas de sarcasme qui ne fût lancé à la tête du gouvernement pour avoir soutenu cette thèse. Aujourd'hui, messieurs, personne n'oserait la combattre. Cette vérité court les rues.

Il y a plus, la seule chose qui ait manqué au rapport de 1840, c'est de ne pas avoir signalé la progression ascendante du déficit de nos récoltes. Eh bien, dans l'intérêt de la discussion actuelle, je me permettrai de combler aujourd hui cette lacune.

Lorsqu'on partage en deux périodes les années écoulées depuis 1830 que constate notre statistique ? Et celle-là établit le véritable bilan des besoins du pays. On n'importe pas un seul hectolitre s'il n'y a pas nécessité ; ces chiffres sont vrais, sont réels, sont incontestables.

Que remarquons-nous de 1830 à 1839 ; que la moyenne de nos importations, déduction faite de nos exportations, est de 41,228,000 k. de céréales par année, ce qui équivaut à environ 600,000 hectolitres.

De 1840 à 1852, au contraire, ce n'est plus 600,000 hectolitres par année ou 41 millions de kilog., c'est 102 millions de kilog., 1,400,000 hectolitres par année que nous devons acheter à l'étranger.

L'augmentation est donc par année de 850,000 hectolitres environ.

Si, à l'ombre de la paix, la population et la prospérité, en Belgique, continuent à s'accroître dans la même proportion, avant dix ans le déficit annuel de nos récoltes, je n'ose presque pas dire le chiffre, sera d'à peu près deux millions d'hectolitres. (Interruption). Je reste au-dessous de la vérité pour que mes chiffres ne puissent pas être contestés. J'attends qu'ils le soient, pour répondre aux interruptions.

Je conclus de ce fait, messieurs, qu'avant dix ans d'ici, il n'y aura plus dans cette chambre un homme osant élever la voix contre la liberté la plus absolue du commerce des céréales en Belgique et que s'il s'en présentait un, il serait signalé comme un ennemi public.

D'où vient ce déficit, messieurs ? Notre agriculture n'a-t-elle pas fait de progrès ? Elle doit, au contraire, en avoir fait d'énormes pour qu'il n'y ait pas un déficit plus grand.

D'abord, messieurs, remarquez bien que la prospérité du pays, comme je l'ai dit tantôt, va en augmentant d'une manière prodigieuse, à telles enseignes qu'à l'heure où nous sommes, la petite Belgique, avec ses 4,500,000 habitants, fait un commerce avec l'étranger qui s'élève à plus d'un milliard de francs par an.

Eh bien, messieurs, une nation aussi active, quand même sa population resterait ce qu'elle est, consomme de jour en jour davantage. Il faudrait nier la lumière pour contester cette vérité.

Depuis 1840, d'ailleurs, il y a 353,000 habitants de plus à nourrir et en ne prenant que 5 hectolitres par tête, vous arrivez à 1,059,000 hectolitres.

Parlerai-je du sol qu'enlèvent à l'agriculture les constructions occupées par ces 353,000 habitants, des établissements sans nombre dont ces 353,000 habitants nouveaux ont besoin ? Parlerai-je des chemins de fer et des routes, qui, depuis 1840, occupent près de 3,000 hectares en plus ? Parlerai-je de la culture de la betterave, qui, tous les jours, va en augmentant et enlève, à l'heure qu'il est, 3,000 hectares à la culture des céréales ? Parlerai-je d'une conséquence de cette activité industrielle dont je m'occupe, c'est-à-dire de l'augmentation des chevaux, dent le nombre s'est accru de plus de 50,000 depuis 1840 ? Or, vous savez que chacun de ces animaux consomme le quart du produit d'un hectare.

Il faut donc, messieurs, que l'agriculture ait fait des progrès étonnants pour que le déficit, qui était de 600,000 hectolitres en 1840, ne soit arrivé qu'au chiffre où il est aujourd'hui.

L'Angleterre, messieurs, est dans le même cas à peu près que la Belgique ; mais, grâce à la liberté du commerce des grains dont elle jouit, grâce surtout à la stabilité de cette législation, chaque année, depuis 1848, on ose à peine croire à la réalité du fait, elle introduit 25 millions d'hectolitres de grains chez elle.

Messieurs, si l’infériorité de la récolte de cette année est une cause passagère qui élève les prix outre mesure, il y en a une autre qui, je le crains bien, persévérera plusieurs années encore : c'est l'élévation du fret.

Depuis peu d'années, le domaine de la navigation s'est étendu considérablement. Vous savez comme moi que les Anglais se sont fait ouvrir plusieurs ports de la Chine ; vous savez comme moi que le commerce s'y porte chaque jour davantage. D'autre part, l'usage du guano qui se répand de plus en plus, emploie des centaines, des milliers de navires toute l'année. L'Angleterre, en faisant sa dernière réforme, a ouvert ses colonies aux navires de toutes les nations. De là encore des navigations plus lointaines pour la marine marchande de toute l'Europe qu'autrefois.

Ajoutez à cela que l'accroissement industriel n'existe pas seulement en Belgique. Cet accroissement se présente dans toute l'Europe occidentale ; et de là résultent des échanges internationaux et des transports maritimes décuples de ce qu'ils étaient autrefois.

Les mines aurifères de la Californie et de l'Australie perdent à chaque voyage l'équipage qu'on y envoie.

La conséquence de cet ensemble de circonstances, et il n'y a pas un homme qui s'occupe de cette spécialité dans les ports maritimes qui ne le sache pas, c'est que, terme moyen, les navires qui autrefois faisaient trois courses par année, n'en font plus qu'une, tant leur navigation est devenue lointaine.

Ce qui revient à dire que pour l'utilité que peut en retirer le commerce des céréales, le nombre des navires est diminué des deux tiers.

Voici le prix du fret :

D Odessa à Anvers, pour le seigle, il était en 1850 de 50 fr. par tonneau, et il est aujourd'hui de 105 fr. ; ce qui fait 3 fr. 66 par hectolitre ; en 1851, le froment, pour le transport, coûtait 55 fr. par tonneau ; il est aujourd hui de 115 fr. 50 : ce qui fait par hectolitre près de 4 francs d'augmentation.

En novembre dernier, le fret d'Odessa à Anvers s'est élevé à 10 francs par hectolitre de grain.

Le remède à ces maux, c'est de construire des navires, dira-t-on ! Eh bien, ce remède est inefficace. On peut construire des coques, mais on ne construit pas des marins ; il faut qu'ils naissent, qu'ils s'élèvent ; il y a deux genres d'ouvriers, deux genres de subalternes qu'on ne peut pas trouver à volonté : ce sont les marins et les ouvriers mineurs. Les uns et les autres doivent naître en quelque sorte ; il faut qu'on les élève et qu'on leur fasse faire leur éducation.

(page 58) Je dis donc qu'il est permis de craindre que cette élévation du fret ne s'arrête pas de sitôt et qu'elle ne dure plusieurs années peut-être.

Les hommes d'Etat en Angleterre qui ont le rare bonheur de prévoir de loin les malheurs qui pourraient accabler leur pays, ont sans aucun doute été déterminés par les motifs que je viens d'indiquer pour proclamer la liberté absolue du commerce des grains dans leur pays, et lui donner de la stabilité.

C'est pour cette stabilité qui a créé son immense marché de céréales. Comme je viens de le dire, c'est aujourd'hui le plus grand marché de l'univers entier. Chaque année depuis 1848 les flottes de l'Angleterre et des Etats-Unis ont introduit eu Angleterre 25 millions d'hectolitres de grains par an.

Messieurs, j'ai la conviction que les mêmes faits amèneront la même conséquence pour la Belgique et que sous peu d'années vous la doterez de cette liberté du commerce des céréales qui existe en Angleterre.

Est-ce à dire que l'agriculture sera sans protection ?

Il va de soi que quand le pays devra importer chaque année la charge de 300 à 400 navires de grains, le fret augmentera et l'agriculture trouvera dans cette augmentation du fret payé pour le complément de récolte, une protection plus forte que celle qui résultait de l'échelle mobile d'autrefois.

Ceci m'amène naturellement à la proposition qui est soumise à vos discussions. Faut-il, dans les circonstances où nous nous trouvons, prohiber les grains à la sortie ? Pour appuyer cette thèse, on invoque et vos propres antécédents, et les exemples des autres nations.

J'ai beau chercher autour de nous, je ne vois pas les nations dont on veut invoquer l'exemple. Nous avons l’habitude de tirer les grains qui nous manquent de la mer Noire, de la Prusse, du Mecklembourg, de la Baltique, de la Turquie, de la Russie, de l'Angleterre, des Pays-Ras. Dans aucun de ces pays, la prohibition à la sortie n'existe. Où cette prohibition a-t-elle été proclamée ? Il semblerait d'après l'orateur qui a parié hier, qu'elle existe partout excepté en Anglelerre et en Hollande. Détrompez-vous, les Etats-Romains, les Deux-Siciles et l'Egypte sont les seuls pays où la sortie des céréales soit prohibée.

- Un membre. - Et en France.

M. le ministre des finances (M. Liedts). - Nous allons venir à la France.

Je ne sache pas que ce soit dans les pays que je viens de citer que vous vouliez chercher vos exemples. Quant à la France je voudrais qu'on me citât le décret qui prohibe la sortie des céréales ; il existe en France une échelle mobile qui élève le droit à la sortie à mesure que le prix s'élève, de telle façon que l'exportation n'est plus possible quand les prix ont atteint le chiffre de 34 ou 35 fr. attendu que le droit est alors de huit par hectolitre et que personne n'est tenté d'exporter à ces conditions. Je répète donc qu'en dehors de l'Egypte, des Etats-Romains et des Deux-Siciles il n'y a aucun pays où la prohibition existe. Voulez-vous prendre ces pays pour modèles en fait de commerce ?

Messieurs, le Zollverein en 1846 a prohibé la sortie des céréales ; s'en est-il si bien trouvé qu'il veuille y revenir ? Pas du tout ; la proposition en a été faite par quelques Etats isolés, mais le Zollvercin l'a repoussée, tant il s'est mal trouvé de l'expérience du passé. Un seul Etat du Zollverein, la Bavière a voulu prohiber la sortie des céréales ; elle s'est aperçue qu'il lui fallait un associé pour réaliser cette pensée, elle s'est adressée au Wurtemberg ; mais le Wurtemberg n'a pas jugé à propos de suivre la Bavière ; voyant que ses efforts étaient infructueux elle a abandonné son projet. Il n'y a donc pas de prohibition de ce côté.

Messieurs, nous ne sommes pas de ceux qui disent : Périsse le pays plutôt qu'un principe. S'il n'y avait qu'un principe en jeu, on le sacrifierait à l'intérêt général ; s'il était prouvé que l'intérêt général exige ce sacrifice.

Vous en avez une preuve dans la prohibition de l'exportation des pommes de terre. Là nous avons violé le principe. Il nous en a coûté beaucoup pour prendre cette mesure, parce qu'en définitive, on porte atteinte à la liberté de la propriété. Mais il y a pour les pommes de terre des considérations qui n'existent pas pour les grains. D'abord les pommes de terre ne donnent pas lieu à un commerce sérieux d'importation ; il n'existe pas de vrai commerce d'importation et d'exportation de pommes de terre. En second lieu la récolte était suffisante ; et en troisième lieu c'est la nourriture exclusive de la classe ouvrière.

Voilà, messieurs, les causes spéciales qui ont déterminé le gouvernement à prohiber la sortie des pommes de terre, et si le gouvernement a agi autrement, en ce qui concerne les grains, soyez-en bien persuadés, c'est parce qu'il a la profonde conviction que l'intérêt du pays n'exige pas la prohibition.

Messieurs, je comprends jusqu'à un certain point la prohibition à la sortie, lorsqu'on se place dans l’hypothèse posée par l'honorable M.Vermeire. Cet honorable membre, dans son discours d'avant-hier, résumait tout son discours à peu près en ces termes : Que diriez-vous d'un père de famille qui, ayant fait ses approvisionnements, de subsistances, les vend à des prix inférieurs à ceux auxquels il peut les remplacer ?

Oui, messieurs, on pourrait, jusqu'à un certain point, s'étonner de la conduite de ce père de famille qui, ayant les subsistances nécessaires en sa possession, les vendrait sous prétexte que plus tard il pourra les remplacer. Mais est-ce là le cas de la Belgique ? La Belgique est-elle en possession de ses subsistances ? Non, sans doute, et sans exagérer le mal, il faut bien reconnaître qu'il y a encore un déficit à combler.

L'honorable M. Vermeire devrait donc renverser l’exemple qu’il choisit et se demander : Que diriez-vous d'un père de famille qui, manquant de subsistances, se plaindrait d'un étranger qui lui importe chaque lundi 20 kilog. de froment, mais qui le lendemain lui en reprend cinq et qui continue ainsi toutes les semaines ? Mais ce père de famille, je pense, trouverait cet état de choses extrêmement satisfaisant, puisque toutes les semaines on lui apporte 20 kilog. et qu'on ne lui en prend que 5.

M. Dumortier. - Et si on ne lui en prend pas du tout ?

M. le ministre des finances (M. Liedts). - Si on ne lui en prenait pas du tout, voici ce qui arriverait : c'est que l'étranger, au lieu de lui apporter 20 kilog. ne lui en apporterait que 15 tout au plus.

Eh bien ! messieurs, telle est la situation de la Belgique. Depuis que la crise réelle est commencée, chaque semaine l'étranger nous importe 2 à 3 millions de kilogrammes et en exporte 500,000 à 600,000, un demi-million environ.

Voilà ce dont on se plaint et l'on veut trouver un moyen de conserver ces importations chez nous tout en défendant les exportations. J'ai entendu dire hier par l'honorable M. Malou : « Mais votre statistique des exportations ne m'inspire pas confiance. » J'ai besoin de répondre à cette observation.

Il est possible qu'autrefois à la douane on eût peu de soin de constater l'exportation des déniées ou des marchandises qui n'étaient pas soumises à des droits. Mais je puis garantir à l'honorable M. Malou qu'aujourd'hui cette statistique csl tenue avec exactitude.

On a reconnu les défauts ; on a fait une circulaire très sévère, et l'on a ordonné, ce qui se fait toujours maintenant, de constater par procès-verbal l'inexactitude des déclarations même pour les marchandises déclarées à l'exportation, et qui sont libres de droits. La circulaire est du 17 juillet 1852. Depuis lors l'administration des finances voit avec plaisir que cette statistique est tenue avec autant d'exactitude que toutes les autres.

Messieurs, si l'on prohibe les grains à la sortie, les importations continueront, je veux l'admettre. Tant qu'il y a des grains à acheter à à l'étranger et que vous avez de l'argent pour payer, le grain vous arrivera. Toute la question est de savoir de quelle manière il vous arrivera au meilleur marché. Si vous proclamez la prohibition, le grain qui vous manque vous arrivera tout de même ; mais vous arrivera-t-il à des conditions aussi favorables que si vous ne le prohibez pas ?

Pour résoudre cette question, à savoir si par la prohibition vous pouvez obtenir l'entrée des grains étrangers dans votre pays et leur déclaration en consommation à des conditions plus favorables ou aussi favorables que si vous ne prohibez pas, il est essentiel de constater ici de quelle manière se règle le prix des grains dans les moments de disette. Quand je dis disette, j'entends par là quand il y a insuffisance.

L'honorable M. Malou a si bien compris l'importance de cette question, qu'hier il s'est attaché à prouver que le prix des grains se règle d'après ce qui existe à l'intérieur du pays. Or, c'est une erreur capitale. Lorsqu'un pays a un approvisionnement complet, ou qu'il ne lui manque qu'une quantité insignifiante, alors j'admets la vérité de cette assertion. Mais du moment que son déficit est de quelque importance, ce n'est plus le prix de ce qui existe dans le pays qui règle le prix général des grains, ce prix se règle, au contraire, d'après celui des pays étrangers où il est obligé d'acheter ses approvisionnements.

Je poserai deux hypothèses.

Supposous que la Belgique seule ait un déficit dans sa récolte, et que toutes les autres nations de l'Europe occidentale aient une récolte plus qu'abondanle. Evidemment alors, sur le marché de Londres, sur le marché des Etats-Unis, etc., nous ne trouverions plus de concurrents ; nous obtiendrions du grain à 15 ou 16 fr. à importer et quel que fût notre déficit, n'ayant pas de concurrents sur les marchés étrangers, nous pourrions nous alimenter, compléter notre déficit sans hausse presque perceptible.

Prenez l'hypothèse inverse. Supposons que rien ne fût changé dans notre situation, à nous Belgique, c'est-à-dire qu'il ne nous manquât qu'un dixième environ comme aujourd'hui, mais que les autres nations qui nous environnent eussent uu déficit de la moitié, des deux tiers de leur récolte.

Evidemment en nous présentant sur les marchés étrangers pour compléter notre récolle, qu'y trouverions-nous ? Toutes ces nations qui, poussées par la crainte non plus d'une disette, mais d'une famine, offriraient tout ce qu'on demande pour s'arracher les grains qu'il leur faut. Eh bien, qu'en résulterait-il ? C'est que la Belgique, bien qu'elle n'ait, en réalité, besoit que d'une faible quantité relativement, devrait de deux choses l'une : ou s'abstenir d'importer, ou passer par les prix de ces nations affamées.

Est-ce vrai ? Cela ne saute-t-il pas aux yeux ? C'est devenu une maxime une règle en économie politique, mais pour les grains c'est évident. Il est donc certain que les commerçants belges n'obtiendront les hectolitres qui nous manquent, qu'au prix que payent les nations avec lesquelles nous sommes en concurrence sur les marchés étrangers ; et par conséquent il n'y aura pas d'importations en Belgique, si le prix ne s'élève pas à l'intérieur assez haut pour que le commerce trouve un bénéfice dans l’importation.

Lors donc que l'honorable M. Dumortier, en développant sa proposition, a dit que le prix est la boussole de ce qui nous manque, cela n'est vrai qu'en ce sens que le prix est la boussole de ce qui manque à toutes (page 59) les nations réunies qui se présentent sur le même marché, et, non la boussole de ce qui manque à la Belgique. Car il pourrait se faire qu'il ne manquât à la Belgique que la quantité d'un dixième, comme c'est le cas, et que le prix s'élevât au double, comme c'est le cas.

Que résulte-t-il de là ? Messieurs, une chose de la dernière évidence ; c'est que soit que vous prohibiez, soit que vous ne prohibiez pas ; la Belgique mangera son grain (j'indiquerai tantôt la différence) au même prix que les autres nations qu'elle rencontre sur les marchés extérieurs où elle a besoin de s'approvisionner, et qu'il n'est au pouvoir de personne, d'aucune puissance humaine, d'amener un résultat contraire.

Messieurs, ce prix est déjà fort élevé, j'en conviens, s'élèvera-t-il encore ? Dieu seul le sait. Seulement, j'ai la conviction, pour ce qui me concerne, qu'il n'y a pas à craindre des prix comme ceux qu'a indiqués l'honorable M. Dumorticr en parlant, des années 1816-181.

M. Dumortier. - 1846-1847.

M. le ministre des finances (M. Liedts). - Nous viendrons à 1846-1847.

En 1816 et 1817, messieurs, à la suite d'une longue guerre continentale, le commerce des grains n'était nullement organisé, et tout ce qu'il a pu importer, en y comprenant les efforts du gouvernement, c'est une quantité de 15,000 lasts. Mais une autre cause qui a paralysé ses opérations, c'est que le roi Guillaume, par une fausse opération, a fait acheter des grains destinés à approvisionner le pays. Je suis convaincu qu'il l'ait fait dans de bonnes intentions, car nous avons entendu hier encore un homme dont je ne soupçonne pas davantage les intentions, dire que le gouvernement aurait bien fait d'acheter du grain pour prévenir la cherté. Eh bien, le roi Guillaume a acheté du grain, et qu'en est-il résulté ? C'est que le commerce, ne voulant pas exposer ses capitaux pour lutter avec le Roi, c'est que le commerce s'est abstenu et qu'il n'y a pas eu d'importations.

Maintenant, messieurs, que je crois vous avoir démontré qu'il est dans la force des choses que la Belgique aura les grains au même prix auquel on l'aura à Londres, ce marché des grains, par excellence, je demande aux honorables auteurs de la proposition, s'ils espèrent que la prohibition à la sortie nous permettra d'obtenir ces grains à un moindre prix.

Pour moi, loin qu'il soit prouvé que la prohibition à la sortie peut atténuer le mal, j'ai la conviction profonde qu'elle ne ferait que l'aggraver, et voilà ce qui me décide à me prononcer contre cette mesure. Je dis que le grain, après la prohibition à la sortie, nous reviendra un peu plus cher, première conséquence.

La deuxième conséquence, c'est qu'après la prohibition à la sortie, les approvisionnements seront très mal repartis dans l'intérieur du pays et je tâcherai de le prouver encore.

Comme je le disais tantôt, messieurs, à l'heure qu'il est, l'étranger nous envoie périodiquement et d'une manière constante, eulre deux et trois millions de kilogrammes de grains par semaine et l'on exporte surtout vers la France environ un demi-million de kilogrammes également par semaine. En prohibant la sortie des grains, nous voulons, dit-on, conserver cette importation, tout en repoussant la France de notre marché intérieur.

Mais, messieurs, ceux qui tienneut ce langage ne supposent pas que parce que la France ne pourra plus venir hebdomadairement acheter une quantité quelconque en Belgique, elle se laissera affamer : si nous ne la rencontrons plus sur notre marché, il est évident que nous allons la rencontrer sur le marché de Londres, ce grand grenier de l'Europe et que là nous trouverons en elle un concurrent d'autant plus redoutable qu'elle ne pourra plus prendre sur notre marché les petites quantités qu'elle y prend aujourd'hui. Je ne veux pas exagérer, je ne veux pas dire qu'il en résultera une hausse considérable, mais il est certain qu'il en résultera une hausse d'une certaine importance.

Ce n'est pas tout, messieurs ; le commerce qui nous livre aujourd'hui toutes les semaines de 1,200,000 à 2 millions de kilog., croyez-vous qu'il ignore qu'une certaine partie de ce grain va en France ? Mais personne n'est mieux renseigné que le commerce d'importation, sur la destination des grains qu'il nous livre et lorsqu'il livre toutes les semaines 2 millions de kil., il sait fort bien qu'une partie de cette quantité est destinée à la France. Qui est-ce qui vous dit que lorsque l'exportation sera prohibée il nous fournira encore ces mêmes quantités ? Il est plus que probable qu'il diminuera ses importations de la quantité qui ne pourra plus s'exporter en France.

M. Dumortier. - Je n'ai pas demandé la prohibition à la sortie pour les grains étrangers ; je ne l'ai demandée que pour les grains qui sont en Belgique.

M. le ministre des finances (M. Liedts). - C'est déjà une grande concession que vous faites.

M. Dumortier. - Ce n'est pas une concession ; ma proposition ne peut pas avoir d'autre portée.

M. le ministre des finances (M. Liedts). - Je n'examine pas jusqu'à quel point il serait contraire, je dirai à la bonne foi internationale, de confisquer en quelque sorte les grains qui se trouvent ici, qui ont été livrés au pays sous la foi d'une législation qui permettait de les réexporter.

On pourrait me répondre : C'est peu de chose que cela, en présence de la nécessité publique ; si le commerce nous a livré cette semaine, par exemple, 5 millions de kilogr., dans l'espoir qu'il pourrait s'en exporter un demi-million, lui enlever la possibilité de cette exportation c'est une chose peu importante. Mais, messieurs, la conséquence la voici :

Le commerce est facile à alarmer, les capitaux engagés dans les grains sont toujours fort exposés, car il est proverbial qu'il n'y a pas de commerce plus aléatoire que celui-là ; maintenant, si à tout cela vous ajoutez encore l'intervention de la législation, si vous venez déranger toutes les combinaisons du commerce, qui lui donnera l'assurance que la loi ne viendra pas aussi mettre la main sur les blés en entrepôt ? (Interruption.) L'un n'est pas plus contraire à la justice que l'autre, et qui garantira le commerce contre cette éventualité ?

M. Dumortier. - Nous tous.

M. le ministre des finances (M. Liedts). - Je l'accepte, mais il serait difficile de rassurer le commerce à cet égard, si vous commenciez par décréter la prohibition à la sortie.

Vous devez donc craindre, messieurs, que le commerce se retire soit en Hollande, soit à Londres, où il trouve une législation stable, où il est certain que, quelques circonstances qui se présentent, la loi ne viendra pas bouleverser ses calculs, où il est certain que l'opération qu'il commence il pourra la mener à bonne fin.

Messieurs, on a cru tirer grand parti du passé, en nous renvoyant à 1840 ; le commerce d'entrepôt, dit-on, s'est fait très largement en 1846 ; eh bien, messieurs, permettez-moi d'abord de faire voir qu'il n'y a, entre l'année 1846 et cette année-ci, aucun terme de comparaison ; tout est changé : en 1846 quels étaient les pays qui nous fournissaient ? La France nous a fourni 38 millions, le Danemark 26 millions, le Mecklembourg 11 millions, la Sardaigne 9 millions, l'Autriche 5 millions.

Eh bien, de tous ces pays il n'en est pas un, à l'heure qu'il est, qui nous livre des quantités de quelque importance. La mer Noire, Londres, l'Amérique, voilà les pays où la Belgique doit s'approvisionner aujourd'hui. Qu'en résulte-t-il ? C'est qu'en 1846 notre commerce, le commerce de cabotage nous apportait ces grains avec plus de facilité qu'aujourd'hui. Il est évident qu'aujourd'hui la marine de long cours prend une part beaucoup plus grande à notre approvisionnement qu'autrefois.

Qu'on ne dise pas, comme l'a dit M. Malou, qu'alors même que les prix seraient un peu plus bas en Belgique, le commerce viendrait toujours nous approvisionner, attendu qu'il aime mieux des bénéfices assurés et souvent répétés qu'un grand bénéfice qu'il faut aller chercher à l'aventure ; c'est là une illusion : le commerce est cosmopolite ; il est sans entrailles si vous le voulez, il va où il trouve les plus grands bénéfices et les navires ne viendront pas de préférence à Anvers quand les prix y seront moins élevés qu'en France.

Puisque j'ai parlé de l'année 1846, messieurs, je continue à signaler les différences qui existent entre cette année et celle dont nous nous occupons. En 1846 les prix étaient plus bas qu'ils ne le sont aujourd'hui et, d'après ce que je viens de vous dire, il ne faut pas s'en étonner, puisque les grains, au lieu de venir de très loin, étaient à nos portes ; mais il y a d'autres causes : en 1846 vous n'aviez pas la guerre d'Orient comme aujourd'hui ; vous n'aviez pas, comme aujourd'hui, cette élévation excessive du fret et de l'assurance ; enfin vous n'aviez pas, en 1846, ce manquant général sur les récoltes de l'Europe occidentale.

Qu'est-ce qui a fait la gêne de 1846 ? Ce n'est pas un manquant dans la récolte des grains. Consultez la statistique, et vous verrez que c'est l'absence presque complète en 1845 et en 1846, des pommes de terre...

M. Malou. - C'était le seigle en 1846.

M. le ministre des finances (M. Liedts). - D'après la statistique de cette époque, il y avait pour les pommes de terre un manquant de 7,707,000 kil., ce qui, réduit en matière nutritive, revient à 84,190,000 kil. de froment. L'importation en 1846 a été de 216 millions de kil. de céréales. Si vous en ôtez la partie représentative des pommes de terre qui manquaient alors, le restant de l'importation correspond à l'importation normale de l'année 1843, c'est-à-dire à celle de 130 millions de kilog. ; et certes, l'année 1843 ne peut être signalée comme une année de détresse.

Qu'a-t-on donc importé en 1846 ? Une quantité équivalente à l'absence des pommes de terre. Eh bien, de là il résulte qu'il est tout naturel qu'au commencement les prix du grain ne se soient pas élevés aussi vite que cette année-ci, parce que la substitution aux pommes de terre n'est venue que quelques mois plus tard.

J'ai dit tantôt que la prohibition à la sortie amènerait une autre fâcheuse conséquence : c'est la mauvaise répartition sur les marchés de l'intérieur. Aujourd'hui le commerce d'Anvers ne craint pas de faire des approvisionnements réguliers dans les grands centres de population et de consommation, à Gand, à Liège, partout, en un mot, où il croit que les besoins l'exigent.

Mais après la prohibition, quelle conduite tiendra-t-il ? approvisionnera-t-il encore, comme aujourd'hui, les grands centres de population ? Evidemment non. Il se tiendra dans le port d'arrivée, dans la ville d'Anvers, en supposant qu'il ne s'arrête pas à Londres, comme je l'ai dit.

J'admets un instant qu'il arrive à Anvers ; mais il se tiendra dans l'entrepôt, parce que là il conserve deux facilités : de là il peut expédier vers l'étranger ou vers l'intérieur ; mais il ne fera plus d'approvisionnements à l'intérieur, parce qu'il ne pourra plus librement disposer de sa marchandise, la livrer au département du Nord ou à la consommation intérieure. Vous aurez donc vos approvisionnements dans la seule ville d'Anvers.

Messieurs, si vous pouviez douter de cette vérité, il suffit de jeter les yeux sur ce qui passe dans ce moment en France. Je ne pense pas qu'il y ait un pays où l'écart entre les prix d'une localité à l'autre soit aussi énorme ; cet écart ne va pas à moins de 8 fr. selon les départements.

Et pourquoi cela ? Parce que le commerce extérieur ne fait qu'une chose ; c'est d'amener la marchandise dans le port maritime, et là (page 60) il attend les acheteurs. De là ces inégalités dans les marchés de France ; de là ces disproportions choquantes. En Belgique, nous trouvons fort énorme que l'écart d'un marché à un autre s'élève à 1 fr. 50 c. ou à 2 fr. ; en France, la différence va jusqu'à 8 fr.

Que l'honorable M. Malou ne dise donc pas qu'en 1846 le commerce a largement profité de l'entrepôt, parce que je pourrais lui répondre que le commerce extérieur en a largement profité, il est vrai, mais que le commerce intérieur en a si peu profité que les prix ont été constamment supérieurs à ceux de France, contrairement à ce que l'honorable membre a dit. Je le prouverai.

Comme j'ai eu l'honneur de le dire tantôt, la disette de 1846 provenait surtout de l'absence des pommes de terre.

Eh bien, pour comparer la Belgique à la France, il faut couper la France en deux parts, le midi et le nord ; dans toute la partie qui longe l'Océan et dans tous les départements depuis la Loire jusqu'aux frontières belges, seule partie où l'on consomme la pomme de terre, c'est-à-dire dans presque la moitié de la France, les prix en 1846 ont été constamment inférieurs à ceux de Belgique.

Il n'est donc pas vrai de dire avec l'honorable M. Malou, qu'en Belgique, par suite de la prohibition des grains en 1846, les prix ont été constamment moins élevés qu'en France ; c'est le contraire qui a eu lieu ; j'ai le tableau en main ; je le communiquerai à l'honorable membre.

M. Malou. - Faites-le insérer au Moniteur.

M. le ministre des finances (M. Liedts). - Je le veux bien.

A tous ces faits joignez celui qui se passe sous vos yeux en ce moment. En Angleterre, en Belgique, en Allemagne, en France, dans les Pays-Bas, les prix sont en raison de la liberté plus ou moins stable du commerce des grains. Ainsi les prix sont les plus favorables à Londres, parce que les capitaux savent que là jamais, quoi qu'il avienne, on ne portera atteinte à la législation qui existe aujourd'hui. Après Londres, vient la Belgique, et pourquoi pas la Hollande ? Parce que, malgré la même liberté que celle dont nous jouissons ici, la Hollande perçoit un droit de balance ; il y a donc là encore quelque gêne pour le commerce. Après la Hollande, vient la France ; et pourquoi la France ? Parce que la prohibition y existe et que le commerce n'a pas de sécurité pour l'avenir. Quand je parle des prix, je parle des prix en général et sans m'occuper de quelques fluctuations accidentelles.

Messieurs, je crois avoir prouvé qu'il n'est au pouvoir de personne de faire que les prix des grains en Belgique descendent au-dessous de ceux qui existeront à Londres ;; je pense avoir prouvé que la prohibition à la sortie, loin d’atténuer le mal, l’aggravera sous deux rapports différents ;: d’abord en surélevant quelque peu les prix ;; en second lieu, en procurant à l’intérieur du paus un bien plus mauvais approvisionnement que celui que nous avons aujourd’hui ;; ce qui est un grand mal, car il est désirable que les prix soient établis à peu près partout ;; je crois enfin avoir ptouvé que toutes les nationaux civilisées comprennent aujourd’hui ces vérotés et que celles qui ont prohibé la sortie des grains en 1846, sont revenues de ce système cette année-ci.

Nous demandons en conséquence qu'on n'établisse pas la prohibition à la sortie, non pas, comme on l'a dit hier, dans l'espoir de voir exporter nos grains, mais dans l'espoir de voir continuer et augmenter les importations des grains étrangers.

(Suit un tableau comparatif du prix du froment par hectolitre en Belgique et en France pendant les années 1846 et 1847. Ce tableau n’est pas repris dans la présente version numérisée.)

M. Malou. - (page 61) Je demande la parole pour rectifier un fait.

M. le président. - S'il n'y a pas d'opposition, je vous donnerai la parole.

M. Rogier. - Nous avons beaucoup de faits à rectifier dans le discours de M. Malou.

M. le président. - Du moment qu'il y a opposition, M. Malou devra attendre son tour de parole.

M. Prévinaire. - Le discours prononcé hier par l'honorable M. Malou est devenu le point capital de la discussion ; mais après le discours de l'iionorable ministre des finances que vous venez d'entendre, on est tenté de se demander ce qui reste debout du discours de l’honorable représentant d'Ypres. Cependant comme ce discours renferme des passages qu'il est bon de relever, je ferai usage de mon tour de parole.

L'honorable membre déclare qu'il est partisan du libre commerce des grains, et immédiatement après il se prononce pour la prohibition de leur exportation. J'ignore comment il parvient à concilier deux mesures qui me paraissent constituer une contradiction.

S'il est devenu partisan du libre commerce des grains, j'en félicite le pays, ce sera une garantie de plus, je serai charmé de voir grossir les rangs de ceux qui ont jusqu'ici défendu ce système et de compter un nouvel auxiliaire de la valeur de l'honorable membre.

Mais comment se fait-il que, se déclarant partisan du commerce des céréales, il vienne présenter la glorification du régime de 1847 qui n'était autre chose que l'échelle mobile ?

Faul-il rappeler ce qu'était ce système ? C'était pour le trésor, je recommande cette observation à ceux qui se préoccupent de sa situation, c'était l'absence de tout revenu du chef de l'importation des céréales ; c'était l'encouragement le plus grand qu'on pût donner à la fraude ; enfin c'était un système qui devait aboutir à cette fameuse proposition des 21, qu'a signée l'honorable M. Dumortier et dont je doute qu'il soit tenté de revendiquer la paternité.

M. Dumortier. - Je me félicite de l'avoir signée, je m'en fais honneur.

M. Prévinaire. - Soit. M. Dumortier se félicite d'avoir signé cette proposition ; j'espère que ses cosignataires auront depuis fait leur mea culpa. Au reste le pays appréciera.

La loi de 1850, dit-on, n'a pas tenu ses promesses, on prive l'agriculture des avantages qu'on lui a promis puisqu'on supprime tout droit.

Il y a dans cette assertion une grosse inexactitude, c'est que ce qui a lieu était prévu par la loi ; c'est la compensation du droit d'entrée établi par la loi, c'est au petit pied une reproduction du régime de l'échelle mobile.

On ne prive donc pas l'agriculture des avantages que la loi lui accordait ; mais en prononçant la prohibition de la sortie, les lui assure t-on ?

Non, car ceux qui veulent prohiber la sortie empêchent l'agriculture de vendre ses produits où et d'après la manière qui lui présente le plus d'avantages. Mais on dit : Il y a des circonstances dans lesquelles les principes doivent fléchir, dans lesquelles les besoins du pays doivent tout dominer. Salus populi suprema lex ! s'est écrié M. Dumortier.

Mais où conduit ce système ? Il conduit à des mesures exceptionnelles, aux mesures les plus révolutionnaires. On n'aurait pas parlé autrement au sein de la Convention.

Du reste M. le ministre des finances vient de démontrer d'une manière claire, évidente, combien l'instabilité de la législation serait funeste aux intérêts qu'on veut sauvegarder.

Il faut que les promoteurs de la prohibition de sortie des céréales aient une bien faible confiance dans leurs arguments économiques, car ils se plaisent à grossir les dangers de la situation et la représentent sous les couleurs les plus sombres.

Sans être optimiste, je ne partage pas leurs craintes. Je crois être en position de recueillir des renseignements exacts, et je ne redoute point une insuffisance générale de denrées alimentaires ; je crois que tout le mal gît dans la mauvaise répartition des approvisionnements.

En effet, la mer Noire offre des approvisionnements considérables ; la Baltique n'a expédié jusqu'ici que des céréales des récoltes antérieures à celle de 1853, pas un sac de cette dernière ne nous est venu de ports de la Baltique.

L'approvisionnement de ces ports en grains de la dernière récolte va seulement commencer, et ce n'est qu'à l'ouverture de la navigation, au printemps prochain, qu'arriveront, les céréales de 1853.

Vous le savez, messieurs, les contrées qui avoisinent la Baltique ont un excédant normal de production.

Il y a donc là des ressources à attendre.

Quant à la mer Noire, vous avez vu que les approvisionnements disponibles dans les ports d'embarquement s'élèvent à 4 millions d'hectolitres au moins ; c'est ce qui explique les arrivages considérables qui ont lieu dans le port de Marseille. En Angleterre et en Belgique il n'y a pas d'approvisionnements ; la Hollande est mieux partagée, elle a plus de 900 miile hectolitres de froment en approvisionnement.

On a cherché hier à déterminer quelle pouvait être la cause de la crise. Cette cause emprunte son principal motif au système restrictif.

Les relations commerciales sont frappées d’inertie par les entraves de ce système et le commerce ne reprend son activité qu'en présence d'une crise ou d'une hausse de prix. Jusque-là ils restent accumulés dans les lieux de production.

Admettez un système de liberté plus généralisé, et vous produirez une répartition plus grande des approvisionnements et préviendrez les crises qu'engendre la difficulté de transporter des quantités considérables quand la crise éclate. C'est pour cela qu'en plaidant la cause de la liberté du commerce, nous défendons un système destiné à prévenir autant que possible les crises dont nous sommes témoins.

Je disais qu'il était fâcheux qu'on dût recourir, pour défendre une cause aussi mauvaise, selon moi, que celle de la prohibition, à des arguments qui sont de nature à jeter l'alarme dans le pays, alors qu'on reconnaît que la peur joue un très grand rôle dans la surexcitation des prix. Pour apprécier l'influence qu'exerce la peur, qu'on veuille surtout se rendre compte de ce qui s'est passé lorsque le gouvernement a décrété la libre entrée des grains. Cette mesure a été suivie en Belgique d'une hausse de 2 fr.

Si, ce qu à Dieu ne plaise, l'amendement de l'honorable M. Dumortier était adopté, vous verriez immédiatement les approvisionnements qui se trouvent à Anvers fuir nos ports inhospitaliers, et aller chercher sur un autre marché un traitement plus équitable, qui leur offre plus de chances.

(page 62) Ce serait la plus grande de toutes les imprudences de décourager le haut commerce, qui peut seul assurer nos approvisionnements.

Nous ne sommes plus dans la situation de 1847. A cette époque nous avons vu la France nous fournir des approvisionnements assez considérables, tandis que celle année elle ne peut rien nous livrer.

On dit que les pays qui ont une insuffisance de production intérieure doivent se garder de permettre l'exportation, parce que ce serait s'exposer à s'épuiser. Mais un fait singulier qui se produit aujourd'hui, et qui s'est produit lors de la crise de 1847, fait qui contrarie singulièrement cette argumentation, c'est que la Hollande qui n'a pas une production suffisante pour ses besoins, nous a fourni 250 millions d'hectolitres en 1847 ; pendant la crise de 1847, elle a eu les prix les plus bas de cette partie de l'Europe, et l'Angleterre, dont la production intérieure est insuffisante pour sa consommation, nous offre aujourd'hui les prix les plus bas.

Voilà donc deux faits qui détruisent cette argumentation et qui enlèvent toute perspective de danger pour les pays qui, bien qu'ayant une production indigène inférieure à leur consommation, adopteraient le régime du libre commerce des grains.

Je disais qu'on exagérait les dangers de la situation. Evidemment, la récolte a été d'une abondance extrême dans la mer Noire. On peut avancer avec quelque certitude que l'Amérique seule possède des approvisionnements qui peuvent faire face à tous les besoins de l'Europe pendant une année. Et vous iriez aujourd'hui vous alarmer, en présence d'un manquant de dix millions d'hectolitres en France, et de 1,500,000 hectolitres en Belgique, alors qu'en quelques jours le port de Marseille a reçu 1,500,000 hectolitres ?

Mais, nous dit-on, la position commerciale de l'Angleterre et de la Hollande diffère de la noire ! C'est un argument de l'honorable M. Malou. Mais en quoi la position commerciale de l'Angleterre et de la Hollande diffère-t-elle de celle de la Belgique ? N'avons-nous pas un des plus beaux ports du monde ? La Belgique n'est-elle pas déjà l'entrepôt des provinces rhénanes et du nord de la France ? En quoi la position de la Hollande est-elle supérieure ?

Je dirai tout à l’heure, eu parlant des entrepôts, en quoi il y a un avantage pour ces deux contrées.

L'honorable M. Malou nous a dit : La législation de 1847 n'a pas empêché les importations. Qu'est-ce que cela prouve ? Sous cette législation, l'importation n'était pas prohibée. Nous avons donc pu acheter des grains, mais nous avons dû subir les prix auxquels l'étranger a bien voulu nous les livrer. Cette législation a-t- elle produit des prix plus bas que la législation de 1850 ?

Voilà la question ; elle est résolue négativement par les faits.

Eu 1852, les prix se sont maintenus, pour le froment, à 18 francs environ par hectolitre : A la même époque, sous le régime de l'échelle mobile, les prix, en France, se cotaient de 16 à 16-50 ; la France a exporté des quantités considérables. L'Angleterre les lui restitue aujourd'hui au prix de 39 francs.

Voilà les conséquences de l'échelle mobile, en ce qui concerne les approvisionnements, en ce qui concerne l'intérêt agricole.

Si l'on prend les chiffres du commerce général, on voit par le rapprochement entre les deux régimes de l'échelle mobile et de la loi de 1850, combien le régime de la législation nouvelle est favorable au développement commercial.

Avec l'échelle mobile, la moyenne des importations des années 1848 et 1849 s'est élevée à 79 millions de kilog., tandis que, pour l'année 1852, les importations atteignent le chiffre de 174 millions.

Quant au mouvement réuni des importations, des exportations et du transit, il s'élève, en 1852, à 292 millions, tandis qu'il n'avait été en 1848-1819 que de 156 millions.

Voilà les effets comparatifs des deux régimes.

L'honorable ministre des finances a déjà fait justice de cette allégation de l’honorable M. Malou que la France nous avait fait des importations, alors que ses prix étaient supérieurs aux nôtres. C'est un problème dont j'attendais vainement la démonstration de la part de l'honorable membre. Je ne comprendrais pas que la France, pendant que les grains étaient plus chers chez elle qu'en Belgique, nous eût importé, en 1846, 30 millions de kilog. de froment et en 1847 13 millions. M. le ministre des finances a parfaitement établi que les prix se nivellent avec ceux de l'étranger.

Si vous admettez la prohibition, comme vous avez une insuffisance d'approvisionnement, il arrivera infailliblement que l'étranger ne viendra plus vous offrir des céréales que s'il obtient un prix au moins égal à celui qu'il obtient chez lui.

Le prix doit même être supérieur ; car il devrait se majorer des frais de transport vers les centres de consommation.

On a aussi évoqué les principes économiques de 1845. Ces principes ont subi tout récemment des échecs tels qu'aujourd'hui on devrait hésiter à les produire ici. La loi des droits différentiels est aujourd'hui bien condamnée et il en est, je crois, de même de nos traités.

Messieurs, l'honorable M. Malou vous a présenté je ne sais quelle théorie qui consisterait à établir une distinction entre deux systèmes de commerce de grains, l'un qui s'appliquerait au commerce des grains intérieurs, l'autre qui s'appliquerait au commerce des grains étrangers. C'est là un terrain, sur lequel l'honorable membre m'a paru mal à l'aise et me paraît-il, assez glissant ; je crois que l'honorable membre aura beaucoup de peine à nous démontrer l'exactitude de cette théorie.

Il a également prôné ce système commercial qui consiste à faire de petites opérations, présentant de petits bénéfices. Tout cela était fort bien en 1846 et en 1847, lorsque vous aviez à vos portes un marché comme le marché français, qui a normalement une surabondance et où vous pouviez acheter.

Mais ce marché français vous manque et vos petites transactions sont impossibles. Vous devez compter aujourd'hui sur le grand commerce.

Je m'étais étonné également hier d'entendre l'honorable M. Malou, ancien ministre des finances, venir vous parler d'exportations qui se faisaient à l'insu de la douane.

Messieurs, je n'avais pas connaissance de la circulaire qui prescrit à la douane la constatation de toutes les exportations de quelque nature qu'elles soient, qu'elles donnent lieu ou non à une perception de droits. Mais je crois que jamais les employés de la douane n'ont été autorisés à se dispenser de constater la nature des objets exportés. Et comment voudriez-vous qu'il en fût autrement ? Pourrait-on se dispenser de constater la nature des exportations, alors qu'aujourd'hui vous avez encore une quantité de produits grevés de droits d'exportation ?

L'argument de l'honorable M. Malou est donc, comme on dit, un argument pour la cause ; c'est un argument destiné à affaiblir les conséquences que l'on tirait de la comparaison du chiffre de nos exportations avec le chiffre de nos importations.

Messieurs, j'aurais encore beaucoup de choses à dire, mais je termine par une remarque qui s'applique encore au discours de l'honorable M. Malou.

Cet honorable membre nous a dit : Mais vous avez vos entrepôts ; vos entrepôts peuvent aider le commerce dans ses relations. Messieurs, je poserai à l'assemblée une seule question. S'il entrait dans les convenances de l'un d'entre nous de faire une opération en céréales étrangères et qu'il eût un chargement de blé, où dirigerait-il son navire en cas de prohibition de la sortie ? Vers la Belgique où il n'aurait plus que la faculté de déposer ses céréales en entrepôt ou de les faire transiter ou de les livrer à la consommation ?

Ou en Hollande, où il rencontrerait la liberté commerciale la plus complète, la plus entière, indépendamment des conditions financières les plus avantageuses ?

Ou vers l'Angleterre, où il trouverait, à côté de la liberté la plus complète, un pays de consommateurs relativement très considérable et de plus ce système de docks qui manque ici et qui permet, même vaut la vente, la réalisation du prix de la marchandise ?

Il est impossible que chacun de vous ne réponde : Si la Belgique adopte la prohibition, je dirigerai mon navire, soit vers la Hollande soit vers l'Angleterre. En répondant ainsi, vous aurez jugé la prohibition que vous propose l’honorable M. Dumortier.

M. Coomans. - Messieurs, au point où la discusssion eu est arrivée, je supprimerai le long discours que j'avais préparé et je me bornerai à quelques observations sommaires.

J'ai suivi attentivement ce débat ; l'impression dominante que j'en ai reçue est qu'il est dangereux, et qu'en voulant faire baisser le prix du pain nous contribuons à provoquer une hausse nouvelle. Il existe un préjugé déplorable, c'est qu'il dépend de la législature d'exercer une influence décisive sur l'alimentation publique. Les masses sont toujours enclines à rendre le gouvernement responsable de la cherté des vivres. Cette responsabilité peut flatter notre amour-propre, mais nous devons la repousser, et parce qu'elle ne nous revient point et parce qu'elle peut nous créer de grands embarras. Je voudrais que la vérité leur fût dite, au risque de leur déplaire et de perdre à leurs yeux quelque chose de notre importance. Or, la vérité est qu'il nous est de toute impossibilité de faire diminuer le prix du pain, d'une façon régulière et sensible, et que, sauf dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, les mesures législatives quelconques adoptées dans ce but ont des résultats contraires. Moins on remue le redoutable problème de l’alimentation publique, moins on fait de bruit autour de ce sphinx dont l'énigme est encore à résoudre, mieux on servira les intérêts des classes laborieuses.

Les maux résultant d'une récolte généralement manquée sont tels, qu'il n'y a pas de remèdes efficaces à y opposer. C'est le propre de tous les fléaux d'être pour ainsi dire sans remède. Ils déjouent toutes les prévisions humaines, peut-être parce qu'ils sont providentiels. Il n'est pas donné à l'homme de lutter avec succès contre des forces infiniment supérieures aux siennes.

Aussi n'ai-je jamais cru qu'une loi quelconque pût assurer, dans toutes les circonstances, l'alimentation publique ; aussi ne crois-je pas que celle que nous allons faire, dans l'un sens ou dans l'autre, puisse influer d'une manière sensible sur le prix du pain.

Messieurs, je ne m'occuperai guère des principes économiques ni des promesses ministérielles. Les uns et les autres sont balayés, selon les circonstances, au vent de l'intérêt ou de la peur. Ou nous avait solennellement promis que la loi du 22 février 1850 serait immuable, comme une sorte de charte de l'agricullure et du commerce. Qu'en reste-t-il ? Rien, rien, sinon la libre sortie, dernière ruine, ébranlée à son tour. Quant au libre échange, il joue un singulier rôle dans cette enceinte. Il accepte la prohibition des pommes de terre et d'autres denrées ; il prohibe la houille, les fers, le minerai, les chiffons, presque tous les articles de manufactures et s'accommode du maintien de l'octroi, l'établissement fiscal le plus antipathique à sa doctrine. Cette conduite n'est pas sérieuse. J'y reviendrai une autre fois.

(page 63) Je n'invoquerai ici que les droits de la justice et de la logique offensées.

On se lamente sur la cherté du pain, on prétend la faire cesser, on y voit un mal insoutenable. On a tort. Le mal ne gît pas dans la cherté du pain, il est dans le manque du pain, dans la mauvaise récolte dont l'Europe a été affligée. Plaignons-nous du fléau, de la pluie et de la gelée qui l'ont produit, mais non de ses inévitables conséquences.

En définitive que faisons-nous depuis trois jours ? Nous crions contre le mauvais temps que nous avons eu en avril et mai, contre les grêles du mois de juillet, contre l'extension des cultures industrielles, contre la consommation croissante des céréales. Cela est-il raisonnable ?

Le prix du pain est très élevé, il est désastreux, mais il est juste. Vouloir le pain à bon marché quand if est rare, c'est vouloir une impossibilité et une iniquité. Nous devons payer la valeur des choses, nous devons rémunérer le travail, nous ne pouvons pas dépouiller l'ouvrier de son salaire. Le cultivateur n'ayant fait qu'une demi-récolte, quoi de plus naturel que de la payer double ?

La disette est une calamité publique qui doi têtre supportée par tous. Dès qu'un pays en est affligé, qu'il en accepte les conséquences. Il serait profondément injuste d'imposer à l'agriculture seule tous les sacrifices résultant d'une récolte manquée. Le campagnard n'a pas moins travaillé et sué en 1853 que les années précédentes ; il a des besoins à satisfaire d'ici à la récolte prochaine ; ne lui volons pas le fruit de ses peines ; récompensons-le et résignons-nous à un mal dont il est le premier à souffrir. Sa situation n'est pas aussi bonne en temps de disette qu'en temps d'abondance ; il aime mieux vendre deux hectolitres à 18 francs qu'un seul à 33 ; car la main-d'œuvre est la même, dans ce dernier cas, la paille fait défaut et la sécurité des transactions est compromise. Le prix actuel n'est pas exagéré eu ce qui le concerne ; je n'y vois que la rémunération qui lui est due.

La guerre est un fléau, comme la disette. La nation entière ne subit-elle pas les conséquences d'une invasion ? Si un vainqueur irrité et rapace nous imposait une rançon de cent millions de francs, qui l'acquitterait, sinon la Belgique, sans distinguer le producteur du consommateur ? Le déficit de la moisson est plus considérable encore. La faute ne pouvant en être imputée à l'agriculteur, reconnaissons que l'ensemble des citoyens belges doit subir les conséquences de ce malheur ; ne disons plus que le pain est trop cher, bornons-nous à déplorer la cause qui nous en prive ; en d'autres fermes, regrettons qu'il ait trop plu et gelé au printemps, mais n'insistons pas trop sur des regrets stériles, car nous avons mieux à faire.

Messieurs, si l'on venait vous proposer l'expropriation à perte des granges de nos cultivateurs, si l'on vous demandait une loi qui les forçât à vendre leur blé 20 francs au lieu de 33, vous repousseriez cette prétention comme injuste.

Prenez-y garde pourtant, certains esprits tendent vers la même mesure par des voies détournées. Ils voudraient que les prix baissassent notablement sous l'action du commerce étranger, même avec l'intervention financière de l'Etat. S’ils pouvaient atteindre ce but, ils arriveraient au résultat inique que je viens d'indiquer, c'est-à-dire qu'ils obligeraient le cultivateur à vendre à perte, c'est-à-dire qu'ils l'exproprieraient sans indemnité, c'est-à-dire qu'ils feraient l'action la plus odieuse du monde, qui est de retirer le salaire à l'ouvrier.

Une baisse artificielle qui priverait le campagnard d'un juste salaire, serait donc une iniquité à laquelle je ne saurais souscrire. Notre premier devoir est d'être justes ; il nous donne seul le droit de siéger ici.

Loin de moi de prétendre que l'agriculture n'ait pas de sacrifices à s'imposer dans les temps de crise. C'en est un déjà que la libre entrée des céréales étrangères, non compensée par la libre sortie ; on lui en a imposé bien d'autres depuis quelques années et elle s'y est généreusement résignée. Pour ma part, j'ai toujours accepté la libre entrée quand les prix dépassaient 20 francs.

Il y a des cas, je le reconnais, où la prohibition devrait être décrétée, même au détriment de l'agriculture. En voici un que je pose à titre de question sur laquelle je demande une réponse aux libre-échangistes. Admettons que le fléau de la disette sévisse chez nos voisins et que nous soyons favorisés, nous, d'une bonne récolte. Ils payent le blé 33 fr. comme aujourd'hui ; le nôtre, suffisant pour nous alimenter, ne coûtera que 18 à 20 francs, s'il ne peut franchir la frontière. Que feront MM. les libre-échangistes ? Maintiendront-ils la libre sortie qui élèvera d'un bond nos prix au niveau de ceux de nos voisins ? La supprimeront-ils. ?

M. Ch. de Brouckere. - Je maintiendrais la libre sortie et je démontrerai que ce serait dans l'intérêt de l'agriculture.

M. Coomans. - Je m'attendais à une réponse franche de l'honorable M. de Brouckere...

M. Orts. - Je pense absolument comme M. de Brouckere.

M. Coomans. - Et de l'honorable M. Orts.

M. Lesoinne. - Et moi aussi.

M. Coomans. - Et de l'honorable M. Lesoinne. Je m'empresse de leur en laisser l'honneur. (Interruption.)

Il s'ensuit que ces honorables membres, au lieu de faire payer le pain à la grande famille belge, à 18 francs ou 20 francs, le lui feront payer 33 francs pour l'amour des principes. C'est bien ainsi, je crois, que la question se pose et se résoud.

- Un membre. - Oui.

M. Coomans. - Fort bien. J'avoue que cette cherté excessive sera produite par l’application des principes économiques les plus purs. Je sais qu’ainsi le veut l’économie politique, qu’elle sera sauve et respectée, mais je sais aussi que la Belgique serait mécontente et à bo droit.

- Un membre. - La liberté toujours.

M. Coomans. - Oui, vive la liberté, et meure le reste !

Eh bien, messieurs, je proteste de toutes les forces de mon âme, contre une économie politique qui imposerait à mes concitoyens la disette, quand je pourrais les en affranchir sans faire du torl à qui que ce soit.

Pour moi je n'hésiterais pas à supprimer les sorties, dans l'hypothèse dont il s'agit, parce que je ne fais aucun cas des principes économiques, lorsqu'ils vont à l’encontre du bien public, et parce que le prix de 18 à 20 fr., toujours dans cette hypothèse, sera suffisamment rémunérateur. Le campagnard n'aura pas à se plaindre lorsqu'on lui laissera une juste récompense de ses peines, tout en lui enlevant, pour des raisous de sécurité publique, un bénéfice légitime, mais exagéré.

Le même raisonnement me décide à ne pas voter la prohibition lorsque la rémunération est modérée.

L'économie politique, l'impitoyable économie politique dit qu'il faut dans certaines circonstances s'associer à la misère de l'étranger, allier la famille belge à la grande famille européenne, former une sorte de syndicat du malheur, un pacte de famine ; c'est une détestable théorie que, pour ma part, je repousse hautement. Je dis que si uu jour le ciel nous accorde la bienfaisante exception d'une bonne récolte au milieu de l'Europe affligée d'une mauvaise récolte... (interruption), je dis que dans ce cas il faudra profiter de ce bonheur exceptionnel, prohiber nos céréales à la sortie, et je défie un gouvernement, quel qu'il soit, placé dans de semblables circonstances, d'appliquer l'économie politique qu'on nous prêche. (Interruption.)

M. Orts. - L'étranger prendra notre blé à coups de canon.

M. Coomans. - L'honorable M. Orts me dit que nos voisins viendront nous prendre notre blé à coups de canon ; voici ma réponse : Si nous avons plus de canons que nos voisins, nous ferons bien de défendre notre blé ; si nous en avons moins, nous céderons prudemment ou nous lutterons glorieusement ; si nous succombons les coups de canon remporteront et le blé nous sera volé, mais je n'en serai pas plus convaincu pour cela que l'assaillant a raison. En tous cas, nous ne serions pas, dans cette hypothèse, placés sur le terrain de l'économie politique ; or, nous causons principes ; j'aime à raisonner, même avec les économistes quand ils s'appellent M. Orts ou M. de Brouckere, mais je n'aime pas les raisonnements des canons, ni au propre, ni au figuré.

Messieurs, renversons cet exemple ; la récolte est bonne dans l’Europe entière, hormis en Belgique. Le blé vaut 18 francs chez nos voisins ; il vaut 33 fr. chez nous d'après le rendement ; décréterez-vous la libre entrée et priverez-vons ainsi notre agriculture de sa rémunération ? La ruinerez-vous impitoyablement ? La forecrez-vous de vendre à perte ? Oui ou non ? Oui, disent vos principes. Non, dit la justice.

- Un membre. - Cela n'arrivera pas.

M. Coomans. - Peut-être. La chose est peu vraisemblable, mais possible.

M. Ch. de Brouckere. - Il faut maintenir toujours la libre sortie et la libre entrée.

M. Coomans. - Cela est évident d'après vos principes. Mais je préfère la paix et le bien-être public aux plus beaux principes de la science, et rien ne nous oblige à nous ruiner pour la plus grande gloire de vos théories. Vous avouez donc que l'agriculture peut être indirectement expropriée, et qu'il est licite de la forcera vendre au-dessous du prix de revient. Pourquoi n'agit-on pas ainsi à l'égard des autres industries ? N'avons-nous pas besoin de nous vêtir et de nous chauffer comme de manger ? Cependant on maintient des droits prohibitifs sur la houille et les habillements que l'étranger nous offre. L'agriculture est donc seule corvéable à merci. Je proclame ce régime inique et absurde. Je sais que l'honorable M. de Brouckere est de mon avis, cependant l'iniquité dure.

On accuse les agriculteurs de spéculer. On leur reproche de tenir leur marchandise engrangée. On parle de former des greniers officiels, de vastes réserves sous la direction ou du moins avec l'intervention du gouvernement. On a tort encore. Qu'aviendrait-il si nos cultivateurs sa défaisaient de leurs denrées tous à la fois, s'ils facilitaient ainsi les importations dont on se plaint ? De quoi se nourrirait la Belgique pendant l'hiver et au printemps ? Les meilleurs greniers d'abondance ne sont-ils pas ceux qui se trouvent éparpillés dans nos campagnes ?

Je fais cette observation, messieurs, parce que c'est un de ces préjugés généralement répandus, que la cherté des grains dépend des cultivateurs qui s'obstinent à ne pas répandre sur le marché tout ce qu'ils ont. Ce n'est pas le gouvernement seul que le préjugé populaire accuse ; il accuse tout aussi injustement les cultivateurs. A cet égard l'opinion publique doit être rectifiée. Le meilleur moyen de faire renchérir le pain serait de constituer le gouvernement spéculateur, de former à ses frais des magasins d'approvisionnement exposés au feu, au pillage. Outre que le gouvernement est un très mauvais spéculateur, de quelque nom qu'il s'appelle, il effrayerait les commerçants et les fermiers, les arrivages cesseraient, les marchés deviendraient déserts et tout le monde, surtout les contribuables, perdrait à la combinaison. Les greniers d'abondance ne conviennent qu'aux Etats despotiques ou aux colonies esclaves. Il y en avait en Egypte, il y en a à Java. Nous vivons sous un autre régime, acceptons-en les conséquences.

Le résultat immédiat de la prohibition serait, je l'avoue, messieurs, (page 64) une diminution dans le prix du pain. Mais celle-ci serait presque insensible, et ne se prolongerait guère. Au bout de quelques semaines nous serions replacés au niveau de nos voisins. Nous aurions, sans profit aucun pour personne, commis une nouvelle injustice envers l'agriculture.

Est-ce à dire que je blâme ceux de nos honorables amis qui réclament la prohibition ;? Pas le moins du monde. Ils obéissent à des sentiments généreux, à une conviction que je respecte et que je voudrais partager. Ils pensent pouvoir soulager nos compatriotes ; cette opinion est plus consolante que la persuasion où je suis qu'un soulagement efficace est impossible.

Je ne blâmerai même pas la prohibition si elle devient nécessaire au point de vue politique. Je reconnais qu'elle est populaire, qu'elle est dans les vœux de la majorité de la nation. Il peut devenir prudent et raisonnable de la décréter si les prix haussent encore ; car, après tout, il est bon de conseiller ceux qui souffrent, lorsque la satisfaction qu'on leur donne ne peut sérieusement nuire à personne. Je voudrais que le gouvernement fût investi pour nous de la faculté de prohiber la sortie des grains lorsqu'il le jugera convenable. Modifié en ce sens, l’amendement de mon honorable ami M. Dumortier me semblerait acceptable. Je lui soumets ce terme moyen.

Avouons-le, messieurs, nous faisons beaucoup de bruit pour très peu de chose. Le projet de loi qui nous occupe tend à dégrever diverses denrées alimentaires d'un impôt annuel de 700,000 à 800,000 fr. ; je crois que c'est à peu près là le montant des droits sur le bétail et sur le riz perçus pendant toute une année. C'est par un sentiment d'humanité qu'on propose cette prétendue réforme ; quant à moi, je n'y attache aucune importance. En effet, messieurs, lorsque le gouvernement perçoit sur 4 millions et demi de Belges un impôt de 700,000 fr., on crie à l'abomination, à la loi de famine ou à peu près, et lorsque 71 villes de la Belgique, renfermant une population d'un peu plus d'un million d'âmes, payent du même chef au fisc local 5 millions et demi à 6 millions de francs, nous ne disons rien.

- Un membre. - J'ai blâmé ce régime.

M. Coomans. - Oui, vous l'avez blâmé et beaucoup d'autres avec vous et moi, mais il n'en subsiste pas moins avec la complicité de la législature. Je répète qu'un million de Belges payent près de six millions de francs pour des denrées alimentaires de première nécessité. (Interruption.)

L'interrupteur se trompe ; le pain figure dans ce chiffre pour 400,000 francs, somme plus forte que celle que le gouvernement perçoit sur le bétail et la moitié de celle, que produisait au trésor l'impôt sur les céréales étrângères. Tout cela n'est pas raisonnable, il y a dans notre système économique et douanier des anomalies si choquantes, si absurdes qu'aussi longtemps que nous les maintiendrons il nous est défendu de parler de logique, de libéralisme et d'humanité.

M. le président. - La parole est à M. de Steenhault.

M. de Steenhault. - Messieurs, l'observation par laquelle a débuté l'honorable M. Coomans me semble parfaitement juste : il n'y a pas grand-chose à gagner à la continuation de cette discussion. Je renoncerai volontiers à la parole, si les autres membres inscrits y renoncent à leur tour.

- La clôture est demandée par plus de dix membres.

M. Dumortier (sur la clôture). - Je ne pense pas qu'il soit dans l'intention de la chambre de clore la discussion sur une question de cette importance. Je demanderai à la chambre de dire encore quelques mois, comme auteur de l'amendement ; dans toute hypothèse, j'aurai à répondre à ce qu'a dit M. Prévinaire.

M. Malou (sur la clôture). - Je demande à la chambre la permission de lire deux lignes du Moniteur, pour établir la bonne foi de la citation que j'ai faite hier.

M. Moreau, rapporteur (sur la clôture). - Il est dans les usages de la chambre d'entendre le rapporteur dans les discussions. Je demanderai à pouvoir dire quelques mots.

M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere) (sur la clôture). - Messieurs, je crois qu'il n'y a aucun objet urgent à l'ordre du jour de demain ; je ne vois pas pour quels motifs nous ne continuerions pas cette discussion que je regarde comme pleine d'intérêt, et comme pouvant éclairer le gouvernement dans la marche qu'il aura à suivre. Je demande donc que la discussion soit remise à demain ; mais je désire savoir si l'honorable M. Coomans entend déposer un amendement dans le sens des observations qu'il a présentées tout à l'heure.

M. Coomans. - Messieurs, je déposerai l'amendement, si je suis sûr que le gouvernement ne le combattra pas.

M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Eh bien, je n'hésite pas pas à déclarer, tant au nom de mes collègues qu'au mien, que nous le combattrons et que nous préférerions même de beaucoup l'amendement de l'honorable M. Dumortier à celui de l'honorable M. Coomans.

Puisque la discussion doit être remise à demain, nous aurons occasion de justifier l'opinion que je viens d'émettre. Qu'il me soit permis seulement de dire deux mots aujourd'hui.

Le commerce, a-t-on dit, a besoin de, liberté ; oui ; mais le commerce a besoin aussi de sécurité. Or, messieurs, mettre le commerce sous le coup d’une prohibition de sortie qui pourrait être décrétée d'un jour, à l'autre, c'est cent fois pis que de décréter dès aujourd'hui cette prohibition.

Dans ce dernier cas, les arrivages, selon nous, seraient moins nombreux, la position du pays serait moins bonne ; toutefois le commerce saurait à quoi s'en tenir, il prendrait ses mesures en conséquence.

Mais déclarer aujourd'hui que le gouvernement interdira la sortie lors que bon lui semblera, ce serait jeter le commerce dans une incertitude continuelle en présence de laquelle il ne pourra plus faire aucune espèce, d'opération de longue haleine. Nous nous opposons donc formellement à l'amendement de l'honorable M. Coomans.

M. le président. - Insiste-t-on pour la clôture ?

- De toutes parts. - Non ! non !

M. le président. - La discussion continue. La parole est à M. Vermeire.

M. Vermeire. - J'y renonce.

M. le président. - La parole est à M. de Steenhault.

M. de Steenhault. - Après les nombreux discours que vous avez entendus depuis avant-hicr, messieurs, il est peu d'arguments pour ou contre la liberté d'exportation qui n'aient été débattus.

Quelques points me paraissent cependant encore ne pas avoir assez attiré l'attention de la Chambre.

Quelque ingrate que soit la tâche, eu sont ceux-là dont je m'occuperai uniquement et aussi brièvement que possible.

Je ne puis être suspecté de porter un amour fanatique au libre échange ; mes votes, et ce que j'ai dit en différentes occasions le prouvent assez. La pure théorie a sur moi très peu d'influence. Je tiens compte des faits, des antécédents et je crois qu'ici plus encore qu'en toute autre matière il est bon de ne pas perdre de vue les enseignements que nous pouvons y trouver.

Il est de ces choses qui au premier abord paraissent toutes logiques, toutes simples. Il paraît tout naturel par exemple que manquant d'une denrée l'on vous dise : Gardez ce que vous avez et commencez par là. Mais passant du domaine de ce qu'à mon tour j'appellerai de la pure théorie dans celui des faits, l'on est souvent tout étonné de se trouver acculé devaut une négation absolue des principes que l'on croyait les seuls vrais.

Un point sur lequel on a passé, me paraît-il, beaucoup trop légèrement, c'est l'impuissance des lois céréales à conjurer les maux ou les inconvénients qu'elles devraient empêcher.

L'honorable M. Malou a bien voulu avouer hier, lui qui cependant en est un chaud partisan, qu'elles n'avaient le pouvoir que de remédier à quelques excès, d'amoindrir, de pallier les fâcheux résultats qu'elles étaient appelés à prévenir.

J'irai plus loin que lui et je pose en fait que leur impuissance est absolue, que toujours, à toutes les époques, les faits sont venus leur donner le démenti le plus évident.

Jamais, à aucune époque, en Angleterre, en France sous la monarchie comme sous la république, sous l'empire comme sous la restauration et la monarchie de juillet, les lois céréales n'ont donné le résultat qu'on en attendait.

Je défie mes honorables contradicteurs de trouver, dans toute l'histoire de la législation sur les céréales, un fait, un seul fait, qui prouve blanc sur noir que toutes les mesures prises pour réglementer le commerce des grains, toutes les dispositions restrictives n'ont pas été suivies de résultats inattendus et presque toujours diamétralement opposées à ceux que l'on espérait.

Si, comme je l'espère, je vous prouve cela, je vous demanderai ce que vous pouvez espérer d'une nouvelle épreuve.

Voyons d'abord ce qui s'est passé en Angleterre. Là où tout en protégeant l'agriculture, on cherchait avant tout à faire graviter les prix dans une certaine moyenne, et où l'on avait inventé pour cela l'échelle mobile, les prix subirent les variations les plus fortes, les plus subites, et de façon à n'en pas trouver d'exemple sur le continent.

Le 26 juin 1813, par exemple, les prix étaient de 120 schel., le 11 décembre de 74 sch.

Le 21 juin 1817, précisément sous l'égide de la législation qui devait en fixer le prix, ils étaient de 112 schel. ; le 27 septembre ils n'étaient plus que de 74 ; en 1828, les prix varient de 49 à 76.

En 1829 de 55 à 75.

En 1830, en trente jours ils varient de 75 à 60, cela a duré jusqu'à la réforme.

J'espère, messieurs, que ces variations étaient assez subites, les soubresauts assez instantanés pour que je puisse affirmer que la législation sur les céréales avait là complètement manqué son but, car cet état de choses était également nuisible au producteur et au consommateur.

En France, messieurs, et ici je puis plus spécialement vous parler de prohibitions à la sortie, les résultats ont été les mêmes.

Pour vous faire voir qu'il en a été ainsi de tout temps et qu'une loi immuable, plus forte que toutes les mesures législatives, semble vouloir en déjouer sans cesse les combinaisons, voici deux faits pris à une époque déjà assez reculée.

En 1770 l'abbé de Terray, alors contrôleur général fit révoquer les édits de 1763 et de 1764 qui permettaient l'exportation. C'est alors que Turgot lui écrivait ses lettres remarquables sur le commerce des grains. Turgot seul résista et conserva la libre circulation dans son intendance, seul aussi parvint-il à conjurer le mal, et son intendance fut préservée de la disette.

En 1788 Necker aussi défendit l'exportation, les prix haussèrent immédiatement de 25 p. c. et finirent par doubler. Et cependant, messieurs, notez-le bien cette disette n'était que factice, elle ne fut due en grande partie qu'aux mesures prohibitives et à l'imprudence du ministre.

Pendant la révolution, qui de vous a oublié les désastres causés par (page 65) les entraves de toute espèce qu'on avait accumulées comme à plaisir sur le commerce et la libre circulation des grains.

Dans un autre ordre d'idées, mais encore pour vous trouver combien toute mesure prohibitive donne un résultat opposé à celui que l'on veut atteindre, jetez les yeux sur ce qui s'est passé pendant la restauration et la monarchie de juillet, alors qu'on voulait conserver un prix rémunérateur. Ici je rencontre directement ce que disait hier du régime protecteur l'honorable M. Malou.

En 1819 le gouvernement présenta ce qu'on appelle la loi des classes, véritable échelle mobile qu'on avait copiée de l'Angleterre.

Malgré cette loi, le grain qui était encore à 18-43 en 1819 tomba à 16 fr. en 1820.

Plus tard renforcée par la loi du 4 juillet 1821, cette législation n'eut encore que des tristes résultats au point de vue de ses auteurs, car le grain qui en 1821 était remonté à 18-65 tomba en 1822 à 15-08, en 1823 à 15-20, en 1824 à 15-86 et en 1825 à 14-85, et cela jusqu'aux mauvaises récoltes de 1828 et 1829.

En 1832, le gouvernement de juillet chercha à introduire une législation plus libérale, mais les chambres s'y opposèrent et l'on revint à peu de chose près à la loi de 1821.

Les grains qui en 1831 étaient à 22 fr. 07 et en 1832 à 21-85 tombèrent immédiatement en 1833 à 15-62 ; en 1834 et 1835 à 15-25.

Ici en Belgique qu'a-t-on gagné en 1816 avec la défense d'exporter ?

Et en 1847 quoi qu'en dise l'honorable M. Malou, loin d'avoir conservé des prix moyens, avez-vous pu nous préserver de les voir progresser à mesure que la crise devenait plus forte ? Car, notez bien, qu'en 1845 les pommes de terre seules ont manqué et qu'en 1846 alors que le seigle aussi avait été attaqué, les mercuriales montèrent immédiatement.

Une chose m'étonne, en vérité, messieurs, c'est que les leçons de l'expérience ne suffisent pas encore, et qu'après tant d'exemples l'on veuille encore retourner à d'anciens errements.

Pour en revenir plus directement aux arguments qui ont été mis en avant, je prends celui qui reparaît le plus souvent, qui paraît être le cheval de bataille.

On nous dit :

Il y a duperie à acheter dès à présent des grains fort chers à l'étranger ; consommons d'abord ce que nous avons, puis achetons-en d'autres, puis livrons-nous pieds et poings liés aux exigences du commerce. On ajoute que la prohibition n'entravera pas l'importation ; cet argument a déjà été combattu, mais on y revient sans cesse.

Il est la clef de voûte de l'édifice de nos honorables adversaires et cependant il n'est que spécieux.

Veuillez suivre un instant mon argumentation. J'espère vous faire voir que vous n'avez aucun intérêt à empêcher l'exportation et que cette mesure, tout illusoire qu'elle est, peut avoir de graves inconvénients.

Une des deux choses, messieurs, ou vous prétendez pour le moment vous borner à votre approvisionnement intérieur, ou vous vous décidez à recourir aux importations.

Prenons d'abord cette dernière hypothèse parce que pour elle la question est tout de suite résolue.

Si vous voulez une importation vous devrez nécessairement la payer aussi cher que vos voisins ou vous n'en aurez pas ; le commerce de sa nature est égoïste, il a la mauvaise habitude de ne voir que son plus grand bénéfice, et il ne nous apportera pas de grains pour nos beaux yeux.

Quoi qu'en dise l'honorable M. Dumortier dès qu'il s'agit de denrées alimentaires et de contrées subissant le même sort, l'équilibre des marchés est une vérité incontestable.

Cet équilibre existant, vos prix étant égaux, vous n'avez aucun intérêt à prohiber l'exportation.

Supposons à présent que vous vouliez conserver vos grains pour les consommer en ce moment et à meilleur marché que l'étranger, ce qui n'est qu'une supposition bien gratuite, car vous n'éviterez pas l'importation.

Vovons si la chose est possible. Si cela n'est pas, encore une fois vous n'avez aucun avantage à retirer de la prohibition à la sortie, sinon d'inquiéter le commerce.

Pour moi, je dis que livrés à notre approvisionnement indigène, il n'est guère probable que nos marchés baisseront, surtout s'il est vrai, en admettant les données de M. Dumortier, que l'importation réelle et actuelle n'est que de 450,000 hectolitres et que nous sommes déjà en avance sur la récolte de 1853.

A ces conditions-là vos prix peuvent-ils baisser ?

Mais, dit-on, qu'arrivera-t-il si les prix haussent en France ? Mais, messieurs, si cela arrive, espérez-vous de votre côté rester stationnaires ?

N'oubliez pas que, réduits à votre approvisionnement intérieur, vos prix hausseront vite et à mesure de votre consommation, et ensuite ne perdez pas de vue que vous vous trouvez devant un déficit que fatalement vous devrez combler et cela en payant comme la France et aussi cher que la France.

Vous le voyez donc bien, messieurs, de quelque côté que vous retourniez la question vous ne pourrez échapper à suivre la marche ascensionnelle des marchés voisins, et vous n'aurez pour résultat, en prohibant l'exportation, que d'inquiéter le commerce.

Après cela, messieurs, en admettant que vous attendiez de vous pourvoir à l'étranger, cela serait-il logique, prudent ? Le commerce sera-t-il prêt à vous fournir immédiatement une masse immense de blé que vous réclamerez instantanément ?

Vous parlez d'entreposage, mais c'est précisément ce qui contribue à hausser les prix. Le commerçant est sur le marché qu'il surveille. Il ne vous lâchera sa marchandise que petit à petit, à bonne enseigne, il attendra que vous ayez faim, bien faim, que vous vouliez payer à prix d'or et que vous l'indemnisiez largement des frais.

M. Malou nous disait hier que la prohibition à la sortie n'empêche pas l'importation. Si cela était, s'ensuit-il qu'elle se fait alors au prix de vos voisins et que dès ce moment vos prohibitions sont encore une fois illusoires ?

N'oubliez pas alors que la prohibition à la sortie est non seulement une expropriation vis-à-vis de l'agriculture, mais aussi vis-à-vis du commerce qui a importé sous la loi de la liberté. Ce n'est rien moins qu'une iniquité dont le commerce vous tiendrait inévitablement compte.

Quant à l'insuffisance de notre récolte, je crois qu'il est assez difficile de la fixer. Seulement, je dirai que les prix me font croire que le déficit accusé par le gouvernement se rapproche de la vérité.

Un écrivain anglais, Cregory King, a, dans une histoire des prix, donné une table de proportion pour établir le déficit d'après les prix.

Cette table porte entre aulres que les prix élevés de huit dixièmes, ce qui est à peu de chose près notre proportion, accusent un déficit de deux dixièmes dans le taux moyen de la consommation.

Prenant pour base 13,000,000 d'hectolitres de consommation générale, nous arrivons à un déficit de 2,600,000 hectolitres. Ce chilfre se rapproche très fort de celui du gouvernement, car dans ces 2,600,000 hectolitres sont naturellement compris les 500,000 ou 600,000 de déficit annuel. Il n'y a donc pas là de quoi tant s'alarmer, d'autant plus que la consommation peut rester en dessous de la consommation ordinaire. Cela est un fait reconnu.

Dernièrement l'honorable M. Dumortier, comme hier l'honorable M. de Perceval, se plaignaient des dangers de la spéculation, et nous parlaient de mesures imminentes et préventives qu'il y aurait à prendre.

Mais que nos honorables collègues veuillent bien réfléchir que le seul moyen d'empêcher la spéculation, les seules mesures imminentes ou préventives à prendre seraient l'approvisionnement par l'Etat ou la loi du maximum avec tout son cortège d'entraves et de prohibitions dont la révolution française nous a donné un si triste échantillon ; et que ce serait là un danger bien plus réel que le danger chimérique des exportations.

Le vrai danger, messieurs, gît dans les exagérations qui jettent l'alarme dans le public, et font arriver les prix à des taux démesurés.

Je citais tantôt Necker qui, par des mesures imprudentes, avait fait doubler les prix avec une récolte qui était loin de devoir amener une disette.

Je pourrais vous citer un exemple plus récent. Napoléon qui en 1811 fit monter le sac de blé à 140 francs rien que par l'installation de son conseil de subsistances, et certes sans raison, car l’importation des grains étrangers n'a pas dépassé 1,000,000 d'hectolitres, y compris 60,000 hectolitres d'avoine.

Sans accuser l'arrêté du 28 août, je ferai remarquer que c'est immédiatement après que la marche ascensionnelle des prix s'est soutenue, et je cite ce fait parce qu'en 1847, par exemple, les prix n'ont commencé à progresser réellement qu'en décembre.

Les seules mesures qui resteraient utilement à prendre si le besoin s'en faisait sentir, ce serait pour donner du travail. Pour celles-là je suis au besoin prêt à tous les sacrifices.

Du reste, messieurs, je voterai pour celles que le gouvernement a prises parce que j'ai la ferme conviction que ce sont les seules bonnes, les seules qu'il pouvait prendre et qu'avec leur aide nous parviendrons à passer cette crise, malheureusement non pas sans souffrances, mais au moins sans désastres à déplorer.

M. Osy. - Je renoncerai à la parole. Je m'étais fait inscrire parce que j'avais entendu M. Dumortier et M. Vermeire parler de la chambre de commerce d'Anvers. M. le ministre de l'intérieur a très bien expliqué que la chambre de commerce n'a pas émis le vœu qu'on prohibât les grains à la sortie. C'est le bureau à qui le gouvernement avait demandé des renseignements qui a exprimé le désir qu'on achetât le moins possible à l'intérieur. J'espère aussi qu'on achètera à l'étranger, mais je ne veux pas pour cela que l'on décrète la prohibition à la sortie. Au reste, M. le ministre a si bien expliqué cela, que je n'ai rien à ajouter.

La circulaire du 31 août était connue de la chambre de commerce quand la lettre du 20 octobre a été écrite. Si la chambre de commerce n'avait pas partagé l'opinion du gouvernement, elle se serait assemblée pour examiner si le gouvernement était ou non dans la bonne voie commerciale. La grande majorité de la chambre de commerce approuve la conduite du gouvernement. En décrétant la prohibition vous commettriez une faute commerciale : vous exporteriez moins, mais on importerait beaucoup moins ; or c'est de cela que le pays a besoin.

Puisque j'ai la parole, je dirai un mot de l'époque de 1816 dont a parlé l'honorable M. Malou. Après 1814, nous n'avions pas de négociants (page 66) en grains, de manière que le gouvernement hollandais a fait la très fausse opération d'acheter des grains à l'étranger pour la consommation du pays. Dès lors ceux qui auraient voulu des opérations se sont retirés, parce qu’il est impossible à un négociant de lutter avec un gouvernement qui perd chaque fois qu’il fait des opérations commerciales.

Le trésor à cette époque a perdu des millions. Ce n'est pas étonnant : le gouvernement est toujours trompé quand il se mêle d'affaires commerciales.

En 1816 tous les achats faits à l'étranger pour le compte du gouvernement ont été en grains de mauvaise qualité ; on ne les a pas placés dans des magasins particuliers, on les a déposés dans le fort de Kiel devant la citadelle.

Le gouvernement s'étant mêlé de ces opérations, aucun négociant ne s'en est occupé ; il n'est pas étonnant que les états généraux, un mois après avoir décrété la liberté du commerce des grains, en aient défendu la sortie par suite des mauvaises opérations du gouvernement.

Autre chose : en 1816, peu de pays pouvaient nous fournir des grains, nous ne pouvions en tirer que de la Baltique. L'Amérique n'exportait pa -de céréales ; ce n'est que depuis 5 ou 6 ans que l'accroissement de sa population lui a permis d'en exporter ; Odessa n'était pas connu, la ville était bien connue, mais son port commercial n'existait pas.

Car ce n'est pas d'Odessa, mais de l'intérieur de la Russie, que viennent les grains que nous tirons de ce port. A cette époque il n'y avait pas de moyens de transport pour amener les produits de l'intérieur à Odessa. J'ai été en Russie deux ans avant cette époque, j'ai vu les grains coûtant 1 fr. l'hectolitre à l'intérieur, revenir à 8 et 9 fr. rendu à Odessa.

Ce n'est que depuis ce temps que l'on a organisé les moyens de transport par eau et par charriage, et qu'on a pu avoir les grains à meilleur compte. C'est ce qui fait que, dans l'intérieur du pays, les grains ont plus de valeur, et que la production a augmenté. C'est ainsi qu'Odessa est devenu l'un des ports les plus importants pour l'exportation des céréales.

Si nous voulons parler histoire, nous devons reconnaître que depuis 1816 jusqu'à présent il y a eu beaucoup de changements. C'est donc faire une fausse application de l'histoire qu'invoquer ce qui s'est passé en 1816.

Voyons plutôt ce qui s'est passé en Angleterre depuis les lois libérales de Robert Peel. L'Angleterre, depuis lors, fait venir des grains non pas seulement pour ses besoins, mais pour les céder à ceux qui en ont besoin. Dans ce moment, des masses d'arrivages sont attendus de la mer Noire. Très peu sont destinés pour la Belgique. Si nous ne faisons pas venir des grains de la mer Noire, nous pourrons du moins acheter aux Anglais des blés d'Odessa.

Je ne parle pas des prix, parce que si les prix s'élèvent partout, il sera impossible qu'ils soient bas en Belgique. Mais le principal, c'est qu'on aura les grains nécessaires pour les besoins'' des populations. J'en suis tellement persuadé qu'en toute tranquillité de conscience, je repousse la proposition de l'honorable M. Dumortier.

M. Vermeire (pour un fait personnel). - L'honorable M. Osy vient de dire que j'ai tiré une fausse induction des renseignements fournis par la chambre de commerce d'Anvers.

M. le président. - Ce n'est pas un fait personnel.

- La discussion est continuée à demain.

La séance est levée à 4 heures trois quarts.