Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Chambres des représentants de Belgique
Séance du lundi 28 novembre 1853

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1853-1854)

(Présidence de M. Delfosse.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 87) M. Dumon procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart ; il donne lecture du procès-verbal de la précédente séance, dont la rédaction est approuvée, et fait connaître l'analyse des pièces suivantes adressées à la chambre.

Pièces adressées à la chambre

« Les sieurs Bellefontaine et Janssen prient la chambre de décréter la libre entrée des houilles avec celle des céréales et du bétail. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur les denrées alimentaires.

M. Rodenbach. - La requête qu'on vient d'analyser demande qu'à l'entrée libre du bétail et des céréales on joigne la libre entrée des houilles étrangères dans le pays. J'ai déjà entretenu la chambre de cet objet, je demande que cette pétition soit déposée sur le bureau pendant la discussion du projet de loi concernant les denrées alimentaires.

M. le président. - C'est ce qui vient d'être décidé.

M. Rodenbach. - On a annoncé la présentation du projet de loi en ce qui concerne les houilles ; on pourrait ordonner le renvoi de la pétition à la commission ou section centrale qui sera chargée d'examiner ce projet.

M. le président. - Vous ferez cette proposition quand le projet sera présenté.


« Des propriétaires et agronomes à Anvers demandent une loi qui défende aux administrations communales d'établir des taxes sur les engrais et qui abolisse celles qui existent actuellement. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Les sieurs Emile Denis, sergent-major au 5ème régiment de ligne, et Ch.-Ad. Denis, soldat au 2ème régiment de chasseurs à pied, demandent l'autorisation de prendre du service en Turquie pour la durée de la guerre. »

- Même renvoi.


« Les secrétaires communaux du canton de Lessines demandent l'établissement d'une caisse de retraite en faveur des secrétaires communaux. »

- Même renvoi.


« Le sieur Nyvermans demande que la pension dont jouissent les décorés de la croix de Fer soit portée à 250 francs. »

- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le budget de l'intérieur.


« Le sieur Louis-Augustin Crestel, instituteur à Wancennes, prie la chambre de lui accorder avec la naturalisation l'exemption du droit d'enregistrement fixé par la loi du 15 février 1844. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« Le bourgmestre de Villers-sur-Lesse prie la chambre de statuer le plus tôt possible sur la demande de naturalisation du sieur Ferdinand de Couchy. »

- Renvoi à la commission des naturalisations.


« Le sieur Guillaume Zegers, garde champêtre de la commune d'Heffen, né à Amby (Pays-Bas), demande la naturalisation. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« M. le ministre de la justice transmet à la chambre, avec l'instruction y relative, plusieurs demandes en naturalisation. »

- Renvoi à la commission des naturalisations.


- « M. le ministre de la guerre adresse à la chambre deux exemplaires de l'annuaire militaire officiel pour l'année 1854. »

- Dépôt à la bibliothèque.


« M. le ministre des travaux publics adresse à la chambre 110 exemplaires d'une carte de la Belgique, indiquant :

« 1° Les chemins de fer de l'Etat. ;

« 2° Les chemins de fer concédés en exploitation ;

« 3° Les chemins de fer concédés en construction ;

« 4° Les chemins de fer que le gouvernement est autorisé à concéder, mais qui ne le sont pas encore. »

- Distribution aux membres et dépôt à la bibliothèque.

Projet de loi sur les brevets d’invention

Rapport de la section centrale

M. Vermeire. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné les amendements à la loi sur les brevets d'invention.

- Ce rapport sera imprimé, distribué et mis à la suite de l'ordre du jour.

Projet de loi autorisant des transferts de crédits au sein du budget du ministère de la guerre

Rapport de la section centrale

M. Dumon. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a été chargée d'examiner les transferts au budget de la guerre.

- Ce rapport sera imprimé, distribué et mis à la suite de l'ordre du jour.

Projet de loi sur les denrées alimentaires

Discusion générale

M. le président. - Un nouvel amendement a été déposé par M. Boulez ; il est ainsi conçu :

« 1° Le froment sera prohibé à la sortie lorsque, d'après la mercuriale régulière, il aura atteint le prix de 30 francs l'hectolitre.

« 2° Le seigle sera également prohibé à la sortie lorsque le prix aura atteint 20 francs par hectolitre.

« 3° La loi existante de février 1850 restera en vigueur lorsque le froment se vendra en dessous de 20 fr. et le seigle en dessous de 15 fr., c'est-à-dire qu'ils payeront un franc de droit à l'entrée.

« Cette mesure sera fixe et permanente. »

Nous sommes dans la discussion générale ; la principale question dont on s'occupe est celle de la prohibition à la sortie des céréales ; c'est une question de principe à laquelle il ne faut pas mêler des questions de détail. Nous réserverons donc, pour la discussion de l'article 2, l'amendement de M. Boulez.

M. Lesoinne. - Je ne veux pas prolonger cette discussion. Déjà plusieurs orateurs ont fait valoir, contre la prohibition des grains à la sortie, les arguments que je me proposais de produire. Je crois qu'il reste démontré que la prohibition à la sortie n'aurait d'autre résultat que d'empêcher notre pays de se procurer les quantités de denrées alimentaires dont il a besoin dans les meilleures conditions possible.

Je tiens à répondre quelques mots aux honorables membres qui ont dit que dans la discussion de 1845 personne n'avait fait d'objection contre la prohibition à la sortie.

Cette assertion a même été répétée par un journal de cette ville qui cite mon nom et qui dit que je n'ai fait aucune observation contre cette mesure ; je dois, quant à ce qui me regarde, répondre à cette allégation.

Voici ce que je disais dans la séance du 3 juin 1845 : « Quant au droit qu'on donne au gouvernement d'empècher la sortie, il n'a pour but que de donner une assurance morale. Cependant la prohibition à la sortie ne peut avoir qu'un effet négatif sur l'arrivage des blés dans le pays ; il est certain que plus vous accorderez de liberté aux transactions pour le commerce des grains, plus les arrivages seront nombreux. »

Je tenais à rectifier ce fait pour faire voir que déjà à cette époque la prohibition à la sortie n'avait pas passé sans observation.

Les circonstances d'ailleurs n'étaient pas les mêmes. L'Angleterre avait adopté en 1846 la loi sur les céréales ; mais ce n'est qu'à partir de 1849 que le droit d'un schelling par quarter a été adopté, il existait encore en 1845 un droit de 15 à 16 shellings ; ce pays avait encore l'échelle mobile.

Quant à la Hollande, je crois que nous étions en ce moment en guerre de tarif avec elle, et par représailles, pour empêcher les grains de la partie cédée du Limbourg de venir dans notre pays, le gouvernement hollandais les avait frappés d'un droit de 6 florins par hectolitre à la sortie.

Mais en 1850 j'ai voté contre la prohibition de la sortie des grains, et je disais encore :

« Je voterai aussi contre l'article 3 qui autorise le gouvernement à interdire la sortie des denrées alimentaires. Je regarde encore cette mesure comme un sacrifice au préjugé. L'expérience a démontré à l'évidence que c'est précisément dans les pays où les denrées alimentaires sont libres à l'entrée et à la sortie que les prix sont les plus bas en temps de disette.

Cette opinion, je la professe encore aujourd'hui.

L'honorable M. Coomans a fait une supposition qui est tout simplement une impossibilité. Le cas qu'il a cité d'une abondance dans la Belgique et d'une disette dans les pays qui nous entourent, est un cas qui ne s'est pas encore présenté depuis que le monde est créé.

M. Coomans. - J'ai pris le cas à M. le ministre des finances qui l'a posé le premier.

M. Lesoinne. - M. le ministre des finances répondra.

M. le ministre des finances (M. Liedts). - C'est une erreur. Voici les Annales parlementaires qui le prouvent.

M. Lesoinne. - Mais j'admets pour un instant la supposition qu'il y ait une récolte abondante en Belgique et qu'il y ait disette dans les pays qui nous environnent. Croyez-vous que nos cultivateurs porteront au marché un seul sac de blé en dessous du prix des marchés extérieurs ? Je ne le pense pas. L'honorable M. Orts vous disait que si, dans ce cas, on ne permettait pas l'exportation des grains, on viendrait vous les chercher à coups de canon. Je crois, quant à moi, qu'il faudrait une armée de douaniers pour empêcher le blé de sortir ; et en tous cas, je le répète, vos cultivateurs ne le céderaient pas à un prix inférieur à celui des marchés avoisinants.

Ensuite si l'on réussissait à forcer les cultivateurs à vendre leurs blés à un prix inférieur à celui des marchés extérieurs, ce fait n'aurait-il pas pour résultat de décourager tellement les cultivateurs qu'ils finiraient par diminuer leur culture ? Je crains beaucoup que cela n'arrive pour les pommes de terre.

C'est pourquoi je combats, comme l'honorable M. Rogier, l'article 2 du projet qui s'oppose à la sortie des pommes de terre. J'ignore si, depuis que le gouvernement a pris son arrêté, les importations de pommes de terre ont diminué ; mais ce qu'il y a de certain, c'est que les prix sur les marchés n'ont pas diminué. Depuis l'arrêté du gouvernement, le prix des pommes de terre est plutôt en hausse qu'en baisse.

(page 88) Dans le mois d’octobre, les importations ont présenté un excédent de 7,000 kil. et les importations, dans les dernières années surtout ont été supérieures aux exportations.

Mais si le gouvernement a aussi prohibé à la sortie d'autres denrées et je n'en vois pas trop la raison. Je citerai, par exemple, les haricots ; nous en avons reçu 2,552,754 kil. et on en a exporté 552,619 kil. Il est clair que les importations étant de beaucoup supérieures aux exportations, nous avons intérpet à encourager le commerce de cette denrée qui forme un aliment très nourrissant pour les populations. Je ne comprends donc pas pourquoi on la prohibe à la sortie.

Cette mesure ne peut avoir que de mauvais résultats quant aux importations, et je ne crois pas que le pays produise assez de haricots pour se passer de ceux que nous recevons de l’étranger.

Messieurs, la culture des pommes de terre donne lieu maintenant à une espèce de commerce régulier. Les cultivateurs avaient réglé leur culture sur le commerce qui se faisait avec l'Angleterre et avec d'autres contrées. Venir les exproprier pour cause d'utilité publique eî sans indemnité me paraît une grave injustice.

L'honorable M. Coomans qui protège l'agriculture, qui élève constamment la voix pour la soutenir, se montre dans cette occasion assez sévère à son égard. Il dit : Quand les prix sont très élevés, vous devez en prohiber la sortie.

Vous dites au cultivateur : Vous gagnez assez ; il ne faut pas que vous gagniez trop ; votre bénéfice est suffisant ; vous devez vous en contenter. Je trouve cette manière d'agir très injuste à l'égard des cultivateurs, et je ne sais s'ils doivent être très reconnaissants envers ceux qui les protègent de cette manière.

L'honorable M. de Perccval a prononcé aussi un discours qui m'a paru assez étrange. Il a dit : « Le laisser faire et le laisser passer ne constituent qu'une théorie égoïste et funeste dans la pratique. »

M. de Perceval. - En temps de crise alimentaire.

M. Lesoinne. - Egoïste ! je trouve l'accusation singulière. Comment ! la liberté commerciale qui doit avoir pour résultat de fournir aux populations les objets de consommation dans les meilleures conditions possible, c'est de l'égoïsme ? La liberté commerciale, qui attaque plutôt l'égoisme des producteurs, qui voudraient imposer aux populations de Belgique des produits qu'elles pourraient se procurer à meilleur compte ailleurs, c'est de l'égoisme ! C'est un étrange renversement des choses.

L'honorable membre a cité des chiffres statistiques sur les journées des ouvriers ; je ne sais pas où il a puisé ces chiffres ; il est possible qu'ils soient exacts pour certaines localités ; mais c'est précisément parce que les salaires sont peu élevés, qu'il faut tâcher de fournir aux populations les objets dont elles ont besoin, dans les meilleures conditions possible.

J'ai déjà eu l'occasion, dans la dernière session, de répondre à l'honorable membre qu'il ne fallait pas se contenter de feuilleter les statistiques et de constater la misère des ouvriers, mais qu'il fallait chercher à y porter rèmede.

L'honorable membre vient nous dire : La liberté commerciale est impuissante pour fournir les denrées alimentaires nécessaires aux populations. Mais il n'a pas dit qui avait la puissance de fournir ces denrées. J’ignore quel était le moyen qu'il voulait proposer pour remplacer les efforts du commerce, mais j'engagerai l’honorable membre à chercher les remèdes, à les rechercher les causes qui produisent la misère ; j'ai déjà eu l'occasion de dire que j'en attribue une grande partie au système protecteur qui ne tend qu'à déplacer les industries, à en créer de factices et qui ne vivent qu'aux dépens des consommateurs, et qui ne donnent aux ouvriers que des salaires insuffisants. Je défie l'honorable membre, quoi qu'il fasse, de venir en aide aux classes laborieuses sans adopter la liberté commerciale ; j'ajouterai que je défie l'honorable membre de fournir aux populations les denrées alimentaires dans des conditions aussi bonnes que le commerce peut le faire.

Messieurs, le problème de l'alimentation au meilleur marché possible, j'ignore quels sont les moyens que l'honorable membre propose pour le résoudre ; tout ce qu'il y a de certain, c'est que quand il y a disette vous devez subir les prix des marchés qui nous environnent. Quand tout le monde doit tirer des grains de l'étranger, ce qu'on a à faire c'est de donner le plus de liberté possible au commerce afin qu'il vous amène tout ce dont vous avez besoin et ce n'est que lui qui a jamais pu le faire. On a essayé quelquefois d'autres moyens, et tous ces moyens n'ont produit que les effets les plus désastreux.

Messieurs, je voudrais que le gouvernement réglât définitivement la loi sur les denrées alimentaires. J'ai voté contre le droit d'un franc, en 1850, et j'ai dit : Ce droit d'un franc, quand viendra le moment d'une disette, le gouvernement l'abolira ; si on avait conservé le droit de 50 centimes par 100 kilog., c'était à peu près le droit existant en Angleterre, à quelques centimes près ; cela n'aurait gêné en rien les opérations, et on aurait pu le laisser subsister ; ou l'a remplacé par le droit d'un franc ; eh bien, aujourd'hui vous voyez déjà les effets de ce droit : c'est que nous payons le grain à un prix plus élevé qu'en Angleterre. L'Angleterre s'est approvisionnée avant nous, parce qu'elle le faisait dans des conditions meilleures.

Je désirerais donc que le gouvernement réglât enfin d’une manière définitive la loi sur les denrées alimentaires, et qu'une fois adoptée, on n’y touchât plus. Les populations sauraient à quoi s'en tenir, les cultivateurs seraient tranquilles, car l'agriculture a besoin de sécurité, tout aussi bien que le commerce, pour faire ses opérations. Il faut qu'elle puisse compter, si elle noue des rapports commerciaux suivis avec l'extérieur, qu'elle ne sera pas entravée dans ses opérations.

M. le ministre de l'intérieur (M. Piercot). - Messieurs, je demande la parole pour établir par quelques faits l'erreur de ceux qui, à l'exemple de l’honorable M. Dumortier, veulent à tout prix nous ramener au régime prohibitif.

L'honorable M. Dumortier, et, après lui, l'honorable M. Malou ont vanté les avantages de la prohibition. Ils ont prétendu que sous le régime prohibitif, la crise était moins grave que sous le régime de la libre entrée. L'honorable M. Dumortier n'a oublié qu'une chose, et je dois suppléer à cette lacune, c'est de faire le bilan de la situation que la prohibition a faite aux populations en 1847.

D'abord, il faut bien fixer la production de la récolte de 1847, afin de comparer le déficit aux moyens qu'on a employés pour le combattre.

Les céréales et les pommes de terre réunies ont produit, non pas le déficit fantastique de 884,000,000 de kilog., dont un honorable membre a parlé, mais un déficit de 5,350,000 hectolitres dans les besoins de la consommation générale.

Maintenant qu'ont produit les importations sous le régime prohibitif, pour combler ce déficit ?

Les importations de l'époque n'ont, pas dépassé la quantité de 3 millions d'hectolitres, en sorte que le déficit a continué à peser sur la population à concurrence de 2,350,000 hectolitres.

Telle a été la première conséquence du régime prohibitif.

La seconde conséquence affecte les prix.

En ce qui concerne les prix, l'augmentation excessive en a commencé en mars 1847 et n'a pris fin qu'au commencement de la récolte suivante.

Pendant les cinq mois de la crise de 1847, nous avons donc supporté des prix qui ont varié de 36 à 42 francs. Il est vrai, et c'est le seul argument qu'on ait pu faire valoir en faveur du système prohibitif, il est vrai que, dans les premiers mois de la crise, il y a eu un léger abaissement dans les prix ; mais cet abaissement n'a pas tardé à se convertir en une hausse exorbitante qui s'est fait sentir d’une manière bien plus cruelle pour les populations que la hausse, un peu plus normale, que nous subissons aujourd'hui.

Ainsi, messieurs, en ce qui concerne les prix, sous le régime prohibitif de 1847, les effets de la crise ont été beaucoup plus violents qu ils ne le sont à l'époque actuelle. Veut-on connaître l'influence que ce régime a exercée sur les prix de notre pays comparés à ceux des pays voisins ? Trois chiffres suffiront pour cela.

En Belgique, sous le régime prohibitif, les prix en moyenne ont été portés à 39 fr. En France ils ont été à 36 fr. et en Angleterre à 34 fr. La comparaison est facile à faire et les conséquences faciles à tirer ; l'avantage n'est pas pour la Belgique qui avait défendu la sortie des grains.

Maintenant voici les mesures complémentaires que le gouvernement et les chambres ont prises pour combattre les effets de l’insuffisance des approvisionnements. Ces mesures sont les crédits mis à la disposition du gouvernement à trois époques différentes, le premier de 2 millions, le second de 300 mille francs, et le troisième de 1,500,000 fr. : tout cela pourquoi ? Pour combler le déficit que la prohibition à la sortie avait laissé dans l'alimentation publique de plus de 2 millions d'hectolitres.

Voilà pour les sacrifices d'argent. Vous avez pris d'autres mesures encore. Des primes pour favoriser l’importation, le transport gratuit et l’achat des grains, contre lequel on s'élève avec raison ; on sait quelles en ont été les conséquences sous le rapport financier. Tout cela n'a pas suffi ; la crise a continué à sévir, l'insuffisance de l'approvisionnement a continué à peser sur la population. Vous en trouverez une triste preuve si vous voulez consulter les tables de mortalité, vous verrez que durant les deux ou trois années pendant lesquelles la crise a sévi, les décès se sont élevés dans une proportion effrayante.

Voilà les tristes conséquences indépendamment des sacrifices financiers qui sont résultés de l’insuffisance des approvisionnements. Quand de pareils faits se sont révélés avec la prohibition à la sortie des grains, je demande s'il est utile et logique de recommander une nouvelle expérience du même genre ?

Je pense que ces faits n'ajouteront rien à la conviction de ceux qui pensent que le meilleur moyen de combattre la crise réside dans la liberté du commerce ; quant à ceux qui peuvent encore avoir des doutes sur le parti auquel il convient de s'arrêter, ils diront qu'en présence des résultats constatés, le plus sage est de conserver la législation sous laquelle nous vivons.

Messieurs, j'ai un mot à dire aux honorables membres qui ont attaqué la mesure proposée par le gouvernement, en ce qui concerne la prohibition des pommes de terre. Je reconnais sans effort que c'est une dérogation accidentelle aux principes de la liberté commerciale, mais j'ajoute que cette dérogation a paru commandée au gouvernement par les circonstances exceptionnelles dans lesquelles le pays se trouve.

Il en est du principe de la liberté commerciale comme de tous les principes ; il n'en est pas un qui soit tellement absolu qu'il n'admette d'exception en aucun cas. Si les principes sont bons dans l'état normal, il est des circonstances extraordinaires où ils doivent fléchir momentanément, et subir l’influence des faits.

(page 89) Or, le gouvernement a pensé que les circonstances étaient assez graves au mois d'octobre pour le déterminer à faire fléchir la règle.

Le grain était arrivé à un prix très élevé. Les pommes de terre, par exception, avaient donné une assez bonne récolte, et l'étranger commençait à faire des achats considérables en Belgique.

D'un autre côté, leur prix restait lui-même très élevé, et nous n'avions presque rien à attendre des pays voisins en denrées de cette espèce, car ils en possèdent à peine de quoi suffire à leurs besoins.

Dans cet état de choses, nous avons cru que le parti le plus prudent était de conserver ce que nous possédions.

Enfin, de toute part des craintes se manifestaient dans le pays sur l'enlèvement des pommes de terre qui forment la principale nourriture du peuple, surtout dans les campagnes.

Les provinces, les villes ont réclamé la prohibition à la sortie. L'opinion en général, il faut bien le reconnaître, sollicitait cette mesure ; et lorsque le gouvernement s'y est décidé, elle a rencontré un assentiment à peu près unanime.

A ceux qui prétendent qu'il n'y a pas plus de motif de prohiber la sortie des pommes de terre que celle des grains, nous répondrous que la situation n'est pas la même pour ces deux denrées. En effet, les grains peuvent nous venir en abondance de l'étranger. Il faut donc les attirer chez nous par une liberté de commerce absolue.

Les pommes de terre, au contraire, ne peuvent nous venir qu'en petite quantité. Ce n'est pas la peine de nous exposer à perdre ce que nous avons.

M. Frère-Orban. - Jusqu'au 31 octobre les importations ont cependant été assez considérables.

M. le ministre de l'intérieur (M. Piercot). - Voici quelle a été la proportion des importations et des exportations du 1er janvier au 15 octobre ;: importations ;: 92,000,000 kil. ;; exportations ;: 75,000,000 kil.

Vous voyez que cela se nivèle à peu prés. La différence est telle qu'elle est imperceptible, dans les besoins de la consommation générale. D'un autre côté, nous avions la preuve qu'il pouvait en sortir beaucoup, puisque des marchés considérables avaient été faits pour exporter ce précieux tubercule ; le gouvernement a cru que ces circonstances exceptionnelles motivent une exception à la règle.

Ensuite du 15 octobre au 20 novembre, les importations ont été peu considérables.

M. Frère-Orban. - Parce qu'on avait prohibé la sortie.

M. le ministre de l'intérieur (M. Piercot). - On avait prohibé la sortie ; mais nous laissons l'entrée libre, et si le commerce étranger avait eu des pommes de terre à envoyer, il les aurait envoyées en Belgique, parce que les prix y sont très élevés. Malgré l'élévation des prix, du 15 octobre au 28 novembre, les importations n'ont été que de huit mille kilogrammes.

En présence de ces quantités insignifiantes, qu'avons-nous à espérer du commerce étranger ? Rien ou à peu près. Je crois pouvoir borner là mes observations.

M. de Mérode. - Les débats qui ont eu lieu dans cette enceinte sur le projet de loi concernant les substances alimentaires m'a prouvé de plus en plus que la question des échanges libres ou soumis à des droits d'entrée et de sortie ne peut être résolue par des règles abstraites, mais uniquement par des faits d'une nature mobile et variable, selon les temps et les lieux. Aussi n'ai-je point conçu comment un administrateur capable, connaissant les affaires, non point d'une façon spéculative mais effective, affirmait que si la Belgique possédait cette année assez de grains pour suffire dans des conditions modérées à la nourriture de ses habitants, elle devrait cependant les exposer aux privations les plus pénibles qu'entraînerait une libre sortie des céréales.

Un des hommes les plus illustres de l'Eglise interdit le mensonge inoffensif même lorsqu'il a pour but d'être utile à quelqu'un. C'est de la théologie morale selon les principes de la plus haute perfection ; mais la théologie est une science de la conscience, une science spirituelle et non pas de la bouche et de l'estomac ; et si la première peut avoir des fondements immuables, la seconde, je me permettrai de n'en jamais douter un seul instant, sera toujours incapable de supporter des applications absolues et invariables.

Il fut un temps où la Belgique, mieux cultivée que la plupart des autres pays voisins et moins surchargée de population industrielle qu'aujourd’hui, se trouvait quelquefois mieux pourvue de blé que les autres contrées dans les années de disette. Elle prohibait alors constamment la sortie. C'était une précaution bien entendue, non point en vertu d'une abstraction théorique, mais d'un fait. En 1853, les circonstances sont différentes. La Belgique attend beaucoup du commerce extérieur pour se procurer les vivres qui lui manquent.

MM. les ministres de l'intérieur et des finances ont eu le bon esprit de nous expliquer les choses telles qu'ils les voient, sans s'appuyer aucunement sur des dogmes creux et bons à creuser des puits de misère profonde. Je les en remercie. Seulement en me soumettant, non sans hésiter, à leur opinion, je n'admets pas qu'il serait bon de maintenir la libre sortie par tous les points des frontières, là surtout où l'on est fort éloigné des lieux d'importation, comme dans le Luxembourg ; je crois au contraire qu'il serait à propos de ne pas autortser l'exportation ; car le remplacement des grains belges vendus vers Sedan et Longwy coûterait lous les frais de transport depuis Anvers qui sont considérables. Ce transport même peut être empêché par les mauvais temps et les neiges de l'hiver ; de sorte que ce qui conviendrait à Bruxelles ou à Gand serait fort préjudiciable à Bastogne, à Bouillon, à Arlon, etc.

Dans un intérêt plus général, il peut arriver, à d'autres époques, que l'abondance des récoltes, soit à l'intérieur, soit à l'extérieur, rende fort utile l'application de droits d'entrée sur les céréales étrangères, afin d'empêcher en Belgique l'avilissement des prix ; et puisque l'Angleterre se charge maintenant des inconvénients qui résultent pour l'agriculture d'une liberté complète du commerce des grains, nous sommes assurés que ce commerce ne fera jamais défaut à portée de nous.

Toutes ces circonstances, messieurs, doivent être prises en considération selon les besoins divers qu'amène la diversité des années. Les doctrines inflexibles appliquées aux affaires d'ordre matériel ne peuvent être que funestes, et malheur aux nations que gouverne l'idéologie ! Si l'Angleterre la prêche quelquefois dans le sens économique aux autres, c'est pour les exploiter à son profit pour elle-même. Elle modifie ses pratiques non point d'après des règles à priori, mais d'après ce qu'elle espère y gagner, et persuadons-nous bien, une fois pour toutes, que nous ne sommes ni politiquement, ni financièrement, ni commercialement l'Angleterre : nous n'avons pas des flottes maîtresses de toutes les mers, nous n'avons pas à notre discrétion 150 millions de sujets dans l'Inde, des colonies puissantes en Amérique, en Afrique, dans l'Océanie, des capitaux immenses ; nous ne pouvons contraindre le vaste empire chinois à laisser consommer par ses sujets de l'opium en échange de leur thé ; nous ne pouvons pas même lui imposer l'usage de nos toiles qui ne nuiraient point à la santé des habitants des bords du fleuve Jaune et du fleuve Bleu.

Faisons donc modestement nos affaires au point de vue belge, sans prétendre copier dans nos chambres, bien qu'on leur ait officiellement décerné au commencement de ce mois le titre de parlement, les actes du parlement anglais. A ce que je viens de dire j'ajouterai, messieurs, quelques mots sur les recherches rétrospectives auxquelles s'est livré le dernier préopinant de la séance de samedi, lequel remettait en scène, après huit années, les 21 représentants qui proposèrent en faveur de l'agriculture, au mois de mai 1845, une loi d'échelle mobile qui régit encore en France l'entrée et la sortie des céréales.

Je n'étais pas au nombre des signataires d'une motion dont le résultat ne fut pas de longue durée ; mais le triomphe de l'opinion contraire, au mois de septembre suivant, ne surgit point d'un succès gagné par l'éloquence et la valeur d'arguments nouveaux. Ce fut une triste victoire obtenue par un fléau qu'il était impossible de prévoir, c'est-à-dire la peste attaquant les pommes de terre, cette ressource si considérable de l'alimentation de la multitude et des classes les plus aisées. Le tubercule si souvent proclamé le préservatif le plus certain contre la famine, fit défaut tout à coup, montrant aux hommes que leurs meilleures découvertes ne les rendent pas indépendants de la toute-puissance qui gouverne le monde ; mais la théorie pure ne tient pas compte de ces bagatelles.

Au printemps, les 21 supposaient que la pomme de terre fournirait sa récolte habituelle. Avaient-ils tort ? On peut assurément croire que non. En automne, quand ils virent le désastre que ne prédisait aucun prophète, ils ne s'obstinèrent point en face d'un événement formii et malheureux. Ils comprirent qu'il fallait plus facilement admettre les aliments du dehors lorsqu'un des principaux produits du sol belge se dérobait aux besoins du peuple.

Ils avaient agi dans une hypothèse probable ; ils furent déçus sans pouvoir être taxés d’imprévoyance.

Le ministère actuel est-il aujourd'hui mal inspiré, parce qu'il a prohibé la sortie des pommes de terre qu'on pouvait permettre l’an dernier ? La généralité des cultivateurs comme des propriétaires approuve cette défense de sortie, mais M. Rogier la condamne. Pourquoi ? Parce que l'imagination suffit pour nourrir des rêves, tandis que les cultivateurs et les propriétaires comptent avec la réalilé des besoins intérieurs et réservent volontiers les pommes de terre à la consommation du pays, le voisin se réservant à lui-même ses propres denrées. Le commerce de son côté, toujours si contraire à ce qui gène ses opérations, ne se plaint aucunement de la mesure ; il n'assimile point les pommes de terres aux céréales comme M. Rogier ; parce que la matière est plus encombrante et plus susceptible de se détériorer par de fréquents transports, accidents et différences dont le système fixe ne prend nul souci.

Du reste, pour posséder au plus haut degré la science économique qu'on nous vante si fort, il ne faut pas de longues études, il ne faut ni travail de tête ni appréciation laborieuse des situations. Plus on est profond dans la connaissance intime de cette espèce de panacée, plus on résoud facilement sans examen tous les problèmes de l’alimentation publique. La décision, étant identique et infaillible, se formule perpétuellement en cinq mots que voici : Libre entrée, libre sortie toujours. Selon moi, cette conception transcendante est à la hauteur de la pratique médicale du médecin qui dirait toujours à ses malades : « Ne faites rien, le meilleur des régimes curatifs est de n'user d'aucun remède en quelque circonstance que ce soit, » puis se moquerait de ses confrères assez niais pour tâter le pouls des consultants et s'enquérir de la nature de leurs souffrances.

Messieurs, je regrette pour mon compte de ne pas adopter l'amendement de M. Dumortier. Il a dit une chose très vraie, c'est que la Belgique, au point de vue alimentaire, est une prolongation de la France du (page 90) Nord. Il en conclut que la prohibition de sortie des grains hors de la France entière, dont celle du Nord est une partie, ne produisant point de hausse relative près de nos frontières, elle n'en produirait pas nou plus de notre côté. Je partage son avis, mais comme je ne vois pas clairement l'avantage actuel de la prohibition, vivement combattue par le gouvernement, qui n'a point établi sur un système préconçu ses arguments, et s'est appuyé seulement aussi sur des faits, je mécontente de réclamer la prohibition pour les lieux de notre territoire les plus écartés de la mer et des voies ferrées.

M. le président. - Il a été convenu qu'on ne s'occupera des amendements que lors de la discussion des articles. Mais comme l'amendement de M. de Mérode vient d'être développé, je demanderai s'il est appuyé.

- L'amendement est appuyé.

M. Ch. de Brouckere. - Messieurs, je ne croyais pas prendre la parole ; j'avais même appuyé la demande de clôture, qui avait été faite le second jour des débats, parce que j'étais persuadé que, dès ce moment, nous en avions assez entendu pour que l'opinion de chacun de nous fût formée, et que, pour le dehors, il n'y avait rien à gagner à entendre répéter encore quelquefois : Le peuple a faim ; le peuple demande du pain.

Vous en avez jugé autrement, et, je l'avoue, la discussion a pris depuis une autre tournure. Nos adversaires ont bien voulu reconnaître que nos intentions étaient aussi pures que les leurs, que nous cherchions, comme eux, les mesures les plus efficaces dans l'intérêt public. Si j'ai demandé la parole, depuis que vous avez laissé aux débats leur libre cours, c'est que j'ai été interpellé par un orateur, et qu'un autre orateur m'a cité nominativement. On a bien voulu reconnaître la pureté de nos intentions ; mais les uns nous ont traités d'égoïstes, d'ignorants, d'hommes impitoyables, voire même d'hommes absurdes. Les autres, maniant le sarcasme, ont prédit que nous ferions mourir les populations suivant toutes les règles de la science. D'autres encore ont dit que nous faisions de l'économie politique une divinité sociale, dont probablement nous nous croyions les prêtres.

Messieurs, un juge impartial nous entendant traiter ainsi, et sans un mot de pitié, sans la moindre charité, devrait nous croire bien forts et bien nombreux ; car habituellement on n'adresse de pareilles épithètes à ses ennemis, ou ne les attaque de cette manière que quand on les suppose forts et sûrs de remporter la victoire.

Quant à moi, je ne me fais pas encore illusion ; car j'ai entendu avec peine, dans cette discussion, un des honorables membres qui soutiennent comme nous le libre commerce des grains, entretenir la chambre de la cherté de la viande et mettre en avant des mesures réglementaires tendant à amener un abaissement des prix. Un de messieurs les ministres a répondu : Cela ne regarde pas le gouvernement ; ce sont des intérêts locaux ; et l'honorable membre, tout en admettant que ce sont des intérêts locaux, a continué. C'était dire qu'au lieu du gouvernement c'était la commune, autre force gouvernementale, qui devrait intervenir.

Il y a quelque danger à venir de nouveau dire dans cette chambre qu'il y a une différence de 50 p. c. entre le prix de la viande abattue et le prix de la viande sur pied. Vous vous rappelez qu'il y a trois ans, en s'étayant de cette différence, on avait pesé sur les communes et prétendu qu'on obtiendrait l'abaissement du prix de la viande, et l'un des honorables ministres qui était alors à la tête de l'administration d'une des grandes villes du pays, pourrait dire ce que sont devenues ces boucheries économiques dont on a fait l'essai, et qui devaient donner la viande à meilleur marché au peuple.

A Bruxelles, grâce à Dieu, nous avons pu nous défendre de cet entraînement. Nous avons laissé faire les philanthropes ; ils ont établi des boucheries économiques qui ont bientôt disparu. Au bout de six mois, il n’en restait aucune trace.

Laissons à toute espèce de commerce la liberté de ses mouvements, c'est le meilleur moyen d'obtenir le bon marché.

Le gouvernement ne doit pas plus intervenir dans le commerce de la boucherie qu'il ne doit décréter le mode de fabrication des chandelles.

M. T’Kint de Naeyer. - Je ne suis pas socialiste.

M. Ch. de Brouckere. - Je le crois.

Messieurs, l’honorable M. de Perceval a emprunté une de mes phrases et il vous l'a citée ici la faisant sienne, adoptant ce que j'avais écrit. Il y a dans cette manière d'emprunter une phrase isolée à un homme dont on ne partage en rien ni les opinions ni les doctrines, quelque chose d'insolite, je dirai même quelque chose de perfide.

L'honorable M. de Perceval doit avoir lu le mémoire entier dont il a extrait une phrase. Or, s'il avait voulu approfondir toutes les parties de ce mémoire, je crois qu’il aurait beaucoup rabattu de l'opinion qu'il a préconisée.

Du reste, pour moi, au point de vue de l'économie politique dont on a tant parlé, je dois remercier grandement l'honorable M. de Perceval de ce qu'il a bien voulu dire.

Le peuple demande du pain, et il n'a pas trouvé le moyen de lui en donner ; mais il a fortement combattu le libre échange comme incapable, et, tout en combattant le libre échange, il a prouvé plus qu'aucun autre orateur que la liberté seule pouvait augmenter la ration de pain de l'ouvrier.

En effet, messieurs, le pain est cher. Ce n'est pas, quel que soit le sort de la loi et de l'amendement, ni la loi, ni l'amendement qui rendront le pain à bon marché. Mais faites que le peuple ait plus d'argent pour acheter du pain ; c'est comme si vous diminuiez le prix du pain. Or, pour faire que le peuple ait plus d'argent pour acheter du pain, il faut qu'il ait moins besoin d'argent pour ses vêlements et pour ses outils.

Pour ses vêtements ! Le coton joue un très grand rôle dans les vêtements. Faites-lui avoir le coton à meilleur marché, et le peuple aura plus d'argent pour acheter du pain.

Les outils ! Mais les outils sont faits avec du fer et le fer est fait avec le charbon. Faites-nous avoir le fer et le charbon à meilleur marché, et, encore une fois, le peuple aura plus d'argent pour acheter du pain.

Je dis donc que personne, mieux que l'honorable membre, n'a plaidé ici la cause du libre échange ; il serait impossible de mieux démontrer, qu'en fait c'est par le libre échange qu'il faut assouvir la faim du peuple.

L'honorable M. Coomans qui s'est montré économiste parfait jusqu'au moment où les mots « économie politique » sont arrivés sur ses lèvres, l'honorable M. Coomans qui est économiste, mais qui n'aime pas ceux qui le sont, nous a interpellés très directement, et il a cru que c'était parce que nous étions des hommes impitoyables que nous répondions d'une manière aussi tranchée à sa question.

Messieurs, si nous nous trompions dans nos prévisions, si l'on pouvait nous montrer que nous sommes dans l'erreur, qu'en faisant autrement que ce que nous demandons, on arriverait à de meilleurs résultats, croyez-le bien, la science que nous étudions est une science toute d'observation et personne de nous n'a de parti pris.

Mais dans l'hypothèse posée par l'honorable M. Coomans, il arrivera de deux choses l'une, suivant les faits préexistants.

Appartenons-nous à une nation prohibtlionniste par système ? Eh bien, je dirai que dans le cas d'une abondance extraordinaire de grain dans un pays prohibitif par habitude, cette abondance fera descendre les prix tellement bas, que, malgré la grande quantité de grains, le prix ne sera plus rémunérateur, comme l'appelle l'honorable membre, et qu'ainsi on ruinera les cultivateurs par l'excessif abaissement du prix.

Que si au contraire nous sommes une nation ayant un gouvernement comme le définit l'honorable M. Malou, qui prévoit et qui prévient, c'est-à-dire un gouvernement qui se mêle de tout... (Interruption.) Je vous démontrerai que'c'est là qu'on parvient avec un gouvernement qui prévoit et qui prévient.

M. Roussel. - Et qui pourvoit.

M. Ch. de Brouckere. - Et qui pourvoit ; je l'aime encore mieux ; mais croyez-moi, ne semez pas sur mon terrain, j'aurais trop de facilité à vous répondre.

Je dis que si nous sommes dans un pareil état, vous aurez beau prohiber les grains ; malgré leur abondance, ils seront extrêmement chers chez vous, parce qu'on saura qu'il arrivera un moment où vous ne prohiberez plus, et qu'ainsi la spéculation s'en mêlera et les prix monteront à peu près au niveau des autres pays.

Je ne répondrai pas à l'honorable M. Dumortier, parce que j'aurais peur qu'il ne fît de mon discours une analyse comme celle qu'il a faite des discours de l'honorable M. de Naeyer et de l'honorable ministre des finances, et je serais forcé, si je m'entendais déchiqueter de cette manière, de prendre une seconde fois la parole. J'aime beaucoup mieux laisser en entier les arguments de l'honorable membre.

Mais, messieurs, l'autagoniste le plus dangereux que nous ayons rencontré, c'est l'honorable M. Malou. Cet honorable membre se pose, lui, carrément.

Il met des thèses en avant, et à l'aide de paradoxes, il parvient à nous donner une solution telle quelle.

L'honorable M. Malou vous l'a dit une première fois, et malgré la réfutation de M. le ministre des finances, il vous l'a répété : le prix des grains se règle exclusivement sur la production intérieure. J'ai extrait littéralement du Moniteur.

Le prix des grains se règle sur la production intérieure ! Messieurs, si cela était vrai, nous devrions être arrivés aujourd'hui au prix de 45 ou de 50 fr. Quoi ! M. le ministre des finances a établi qu'année moyenne, il nous manque un million d'hectolitres de grain.

M. Dumortier. - Un demi-million.

M. Ch. de Brouckere. - M. le ministre des finances a dit que de 1830 à 1840, il manquait en moyenne 500,000 hectolitres et que de 1840 à 1850 il nous en avait manqué en moyenne un million d'hectolitres. (C'est vrai.)

Indépendamment de cela, il y a cette année un déficit sur les années antérieures. Quelle position nous fait la production intérieure ? Elle nous met en face d'un déficit égal au tiers des besoins de la consommation. Or, quand il manque sur le marché seulement un cinquième de la consommation, les prix doublent. Cela a été établi partout. Ainsi, aujourd'hui dans notre pays, les prix devraient être plus que doublés.

En vérité, je ne sais comment l'honorable membre a pu se méprendre à ce point, lui qui s'est servi du mot « stock ». Qu'est-ce que c'est que le stock ? Mais c'est l'existence, c'est la quantité disponible, la quantité qui peut arriver au marché, qui peut entrer dans la consommation.

(page 91) Dans tous commerces, dans ceux même qui sont moins importants que le commerce des grains, lorsqu'on parle du stock on parle de la quantité disponible, n'importe où elle se trouve, de la quantité qui peut arriver sur le marché, et on la compare à la consommation du marche quel qu'il soit.

Messieurs, si le prix du grain n'est pas plus élevé qu'il ne l'est dans notre pays, c'est précisément parce que le commerce des grains est libre ; si les grains n'entraient pas librement, les prix seraient déjà fabuleux ; or ils n'entreront plus librement du jour où vous aurez supprimé la libre sortie ; car en supprimant la libre sortie, vous paralysez le spéculateur, et quand le spéculateur n'est pas assuré de pouvoir porter sa marchandise là où il en trouvera le prix le plus favorable, il n'ira certainement pas la porter sur un marché que l'honorable M. Malou a dit si restreint, si resserré que la Belgique. Agrandissez votre marché et la spéculation prendra un nouvel essor. Or, comment faut-il agrandir le marché ? Précisément en laissant venir sur ce marché un plus grand nombre d'acheteurs, en faisant que ce marché s'étende, qu'au lieu d'être un marché de 4 millions et demi d'habitants ce soit un marché de 6 ou 7 millions d habitants, si c'est possible, et alors la spéculation agira avec plus de suite, plus de certitude et plus de vigueur.

L'honorable M. Malou a encore dit : Vous avez à vos portes l'entrepôt de grain le plus considérable qui soit. Mais, messieurs, il vaudrait mieux que cet entrepôt fût chez nous ; nous aurions de moins à payer le fret, le magasinage, les commissions, etc. Faites donc en sorte que l'on puisse indistinctement entrer dans le port d'Anvers ou dans le port de Londres, que les conditions soient égales, que le commerce soit aussi libre de l'un côté que de l'autre, et vous serez pourvus à l'égal de l'Angleterre.

L'honorable M. Malou a dit également : Si vous interdisez la sortie vous aurez une baisse actuelle et vous aurez la hausse au printemps ; or il vaut certes mieux, pour l'ouvrier, avoir la hausse au printemps que de l'avoir en hiver. Mais, messieurs, c'est encore là une grave erreur : si l'amendement de M. Dumortier pouvait avoir pour effet de faire baisser le prix des grains maintenant, pour le faire hausser au printemps, ce serait probablement parce qu'on croit que les fermiers seraient forcés d'apporter tous leurs grains au marché et qu'il y aurait concurrence momentanée entre eux. Messieurs, la spéculation s'emparerait des grains, la spéculation ferait bien en sorte que dès aujourd'hui le prix serait à peu près, sauf l'intérêt de l'argent et les frais de magasinage, ce qu'il doit être au printemps.

Et la spéculation aurait raison, car elle ferait un bénéfice et elle conserverait les denrées alimentaires pour le moment où elles manqueraient. C'est donc une hypothèse que je ne puis admettre.

Et d'où est parti l’honorable membre pour faire cette hypothèse ? Mais il doit être parti de ce qui s'est passé en 1847 : la hausse s'est faite au printemps, au mois d'avril et au mois de mai, pourquoi ? Pour deux raisons : la première c'est que nous n'avions pas la libre sortie des grains ; la sortie des grains était défendue et c'est précisément ce qui a amené cette forte hausse au printemps ; la deuxième raison, et contre celle-là la législation ne peut absolument rien, c'est qu'au mois de mai les grains sont sortis de terre et qu'il y a déjà certains indices d'une bonne ou d'une mauvaise récolte, c'est que déjà la spéculation opère et exerce son influence : cet élément, personne ne peut le conjurer.

Messieurs, au fond, quand on y regarde de près, si l'honorable M. Malou veut aujourd'hui la prohibition à la sortie c'est comme une espèce de protestation contre la fixité de la législation en matière de céréales.

M. Malou. - Il n'y a pas de fixité.

M. Ch. de Brouckere. - Permettez-moi, je vais y venir.

L'honorable membre a dit : Nous ne discutons pas une loi de principes, l’intérêt agricole s'efface mais il n'abdique pas, il le prouvera. Eh bien, je ne veux pas que l'intérêt agricole s'efface le moins du monde ; aucun intérêt ne doit s'effacer ; le gouvernement ne peut pas se mêler de prix rémunérateurs pas plus pour l'agriculture que pour les autres industries. Toutes les industries ont des années heureuses et des années malheureuses ; si le gouvernemeut voulait intervenir pour pondérer, en quelque sorte, les résultats, il se fourvoierait constamment, il irait constamment à rencontre des intérêts généraux et il froisserait le développement de l'agriculture comme le développement de l'industrie.

Mais, dil l’honorable membre, il n'y a plus rien debout de notre loi de 1850 ; ainsi ne parlez pas de la loi de 1850. Je vous demande pardon, pour nous la loi de 1850 est debout. J'en excepte l'article pommes de terre et je ne me rallie nullement à ce que le gouvernement a fait en cette matière ; j'ai la preuve de la bonté de mon opinion dans ce que M. le ministre de l'intérieur vient de dire, c'est que le commerce des pommes de terre s'exerce sur une petite échelle ; mais s'il s'exerce sur une petite échelle, vous n'aviez pas grand'chose à craindre, et comme il y a 4 millions d'hectolitres de plus que dans les années précédentes, je ne vois pas pourquoi il faut exproprier l'agriculteur qui a cultivé des pommes de terre au lieu de cultiver des grains, pourquoi il faut l'exproprier sans indemnité aucune.

La Constitution ne permet, dans aucun cas, l'expropriation pour cause d'utilité publique si ce n'est moyennant une juste et préalable indemnité. Eh bien, vous expropriez le cultivateur quand vous lui faites vendre ses pommes de terre à meilleur marché qu'il ne les vendrait s'il agissait librement ; vous l'expropriez absolument comme vous expropriez nos bourses quand vous nous faites payer le fer, le coton et d'autres objets plus cher que nous ne les payerions si nous agissions librement.

M. Dumortier. - L'octroi de Bruxelles est aussi une expropriation.

M. Ch. de Brouckere. - Je ne veux pas répondre, j'ai déjà eu l'honneur de le dire.

Messieurs, il y a une raison préremptoire pour nous de ne pas toucher à la législation de 1850, et permettez-moi de le dire en passant, la législation de 1850 n'est pas notre œuvre ; nous n'avons jamais voulu du droit d'entrée ; on nous a forcé la main et nous avons mieux aimé un franc que davantage ; mais aucun de nous ne pensait à demander un droit de 1 franc à l'entrée. Maintenant je dis en terminant qu'il y a un motif peremptoire pour ne pas toucher à la libre sortie des grains : toutes les fois que le grain est cher on cultive, pour l'année suivante, une plus grande quantité de terres en grains, c'est-à-dire qu'on augmente la production d’une céréale qui fait défaut.

Eh bien, si aujourd'hui vous défendiez la sortie, les agriculteurs y verraient, pour les années plus prospères, un obstacle à la vente libre de leurs produits et reculeraient. Il faut encourager par tous les moyens possibles l'agriculture. Alors qu'il vous manque, année moyenne, un million d'hectolitres de grains, vous devez vouloir que la production augmente et pour cela il faut donner au cultivateur le plus de sûreté, le plus de fixité possible, afin qu'il puisse obtenir un prix rémunérateur de ses travaux.

Messieurs, nous sommes pour l'agriculture à une époque de transformation complète. On prétend que l'Angleterre doublera sa production de céréales par le drainage. J'admets qu'il y a là une certaine exagération ; mais si nous parvenions seulement à augmenter notre production d'un quart par le drainage, serait-ce le moment de décourager l'agriculteur, de diminuer le prix de ses produits et de mettre ainsi obstacle à ce que, dans l'avenir, il vous donne une alimentation suffisante en améliorant sa culture ? J'ai dit.

M. Mascart. - Dans la prévision que la Belgique n'a pas des denrées alimentaires en quantité suffisante, le gouvernement, non seulement a autorisé la libre entrée des céréales, mais il a encore prohibé la sortie des pommes de terre et des légumes secs. La Chambre sanctionnera sans doute ces mesures, elle les étendra même dans l'intérêt des classes laborieuses qui auront encore bien des souffrances à supporter avant d'atteindre la récolte de 1854.

Par la prohibition à la sortie on a placé l'agriculture dans une position doublement exceptionnelle. Non seulement elle doit lutter contre la concurrence étrangère, mais on lui enlève la libre disposition de ses produits.

Les agriculteurs ne se plaignent pas, messieurs, de la position qu'on leur a faite ; mais ce dont ils se plaignent, et avec raison, c'est qu'on leur fasse supporter, à eux seuls, tous les sacrifices qui ont pour objet le soulagement des classes laborieuses, alors que la récolte est mauvaise comme le gouvernement le constate dans son exposé des motifs et comme chacun de nous le sait. Et pourtant les agriculteurs souffrent comme tout le monde des causes qui ont amené le haut prix des grains.

Il me paraît, messieurs, que l'équité exige que la mesure prise à l'égard des denrées alimentaires soit appliquée sans retard au combustible, qui est aussi un objet indispensable, de première nécessité.

Depuis un an la houille a augmenté de 50 p. c. à 80 p. c. et elle tend encore à augmenter. Ce qu'on payait 10 fr., ou le paye maintenant 15. Un ménage d'ouvrier dépensait en moyenne 40 francs annuellement, il en dépense maintenant 60. Il en résulte que l'ouvrier, dans un moment de crise, quand tout son salaire suffit à peine à lui donner le pain quotidien, se voit enlever une somme de 20 francs qui va augmenter les profits des capitaux employés dans l'industrie houillère. Cette augmentation de dépense, dans le moment actuel, il ne peut l'éviter lui et sa famille qu'en subissant les atroces douleurs du froid.

En permettant momentanément la libre entrée des houilles anglaises, qui maintenant ne peuvent pas aborder notre marché à cause des droits prohibitifs donc elles sont frappées, il en résulterait une baisse instantanée. L'ouvrier pourrait alors employer à son alimentalion une partie de ce qu'il est forcé de dépenser aujourd'hui pour son combustible, ce qui équivaudrait pour lui à une baisse équivalente sur les céréales qu'il consomme.

Cette mesure, messieurs, peut être prise sans danger, puisque l'industrie houillère réalise dans le moment actuel d'énormes bénéfices. Si les renseignements qui m'ont été fournis sont vrais, un grand établissement pourra payer à ses actionnaires 20 p. c. en 1853. Ces gros profits faut-il les maintenir au préjudice de tant de malheureux qui manquent de tout ? Il y aurait de l'inhumanité à le faire.

Je demanderai au gouvernement si, après l'adoption du projet de loi que nous discutons, il ne viendra pas proposer la suppression momentanée des droits qui frappent les houilles étrangères.

M. T'Kint de Naeyer. - Je comptais renoncer à la parole, car depuis que je l'ai demandée, plus de dix orateurs se sont chargés de répondre aux rares défenseurs que la prohibition à la sortie a rencontrés dans cette enceinte.

Je dois cependant protester contre l'interprétation que l'honorable M. Charles de Brouckere vient de donner aux observations que j'ai présentées dans une des dernières séances sur la cherté de la viande.

(page 92) J'ai dit, et je persiste à croire, que la différence entre les prix du bétail sur pied et celui de la viande abattue est considérable... (Interruption.) Je veux bien admettre que l'écart diminue pendant les périodes de cherté, mais c'est la première fois que j'entends contester le fait.

Je fais appel à vos souvenirs, messieurs. Il y a un an à peine, les éleveurs inondaient de leurs pétitions le bureau de la chambre. On se plaignait de l'avilissement des prix du bétail et on réclamait une protection douanière plus efficace. Que répondaient les adversaires de la mesure ? Que le mal était ailleurs, et ils le démontraient en citant le prix élevé de la viande.

En France, à la suite de plaintes analogues, l'assemblée nationale ordonna une enquête sur la consommation et la production du bétail. Cette enquête a été publiée en 1851 ; elle est suivie d'un rapport extrêmement remarquable, par M. Lanjuinais. Depuis on a décrété, entre autres mesures, l'établissement des marchés à la criée. On a cru que que c'était un moyen de rapprocher le producteur du consommateur.

En Angleterre, sous l'empire des mêmes idées, car je n'ai pas à coup sûr ici le mérite de l'invention, les éleveurs se sont entendus pour établir dans les grands centres de production près des stations des chemins de fer, des abattoirs à commission. Je vous ai dit comment les choses se passaient là.

Faut-il en conclure que j'ai professé des idées socialistes en engageant le gouvernement à intervenir directement dans le commerce de la boucherie ? Je n'ai pas besoin de vous dire que je n'y ai jamais songé ; mais m'occupant de la question des subsistances dans son ensemble, j'ai pensé qu'il était utile de rechercher s'il n'y aurait pas moyen, en étudiant les faits au double point de vue de la production et de la consommation, de faire entrer la viande pour une part plus large dans l'alimentation du peuple.

La question est assez importante pour que tout le monde l'examine mûrement, et je me félicite, pour ma part, d'avoir eu l'occasion de la signaler à l'attention de la chambre.

(page 93) M. Coomans. - Messieurs, à mon point de vue le débat peut se résumer ainsi :

Le gouvernement, accepte la suppression de certains droits d'entrée montant à 700,000 fr. environ par an, soit pour six à sept mois, et pour quatre millions et demi de Belges, neuf centimes par individu, un centime et demi par mois, un tiers de centime par semaine, un vingt et unième de centime par jour. Nous allons donc accorder libéralement à nos compatriotes la somme de neuf centimes pour traverser impunément la crise alimentaire. Encore ne sommes-nous pas certains qu'ils jouiront de cet avantage. Ce que le trésor va perdre pourrait bien ne profiter qu'au commerce et aux bouchers. Tel sera donc le résultat mesquin de nos communs efforts pour atténuer le mal que nous déplorons tous.

Pouvons-nous faire plus en ce qui concerne l'alimentation publique ? Je ne le crois pas ; vous ne le croyez pas non plus, car aucune proposition ne nous est soumise.

Au-delà de la libre entrée des vivres, qui est le seul remède à la disette, quelle autre mesure pourrions-nous prendre encore ? A quel autre moyen recourir pour diminuer ou fixer le prix du pain ? Exproprierons-nous les granges rurales ? Non. Décréterons-nous le maximum ? Non. Chargerons-nous le ministère d'acheter du blé, de le vendre à perte ou de le distribuer gratis ? (Interruption.) Non, la chambre est unanime à repousser ces mesures violentes, qui sont pourtant les seules propres à produire une baisse, à arrêter la hausse.

Ainsi, vous donnerez éventuellement aux consommateurs belges neuf centimes, rien de plus, et vous avouez que vos libéralités ne peuvent aller au-delà. Vous reconnaissez, par conséquent, que la cherté du pain est sans remède. C'est parce que j'ai proclamé cette affligeante vérité, que je suis à cette heure l'objet des malédictions et des calomnies de certains organes de la presse.

Cependant, les souffrances de la plupart de nos compatriotes sont incontestables. Quoique le travail abonde, Dieu merci, le salaire est insuffisant pour l'entretien d'un demi-million de familles. L'hiver s'annonce rude et long. Le combustible et les vêtements sont chers aussi. Il est en notre pouvoir d'en abaisser les prix, par la suppression des droits de douane. Nous ne pouvons pas diminuer le prix du pain, mais nous pouvons diminuer le prix de la houille, des habillements et des objets de couchage. Ici je suis heureux de me rencontrer avec MM. Ch. de Brouckere et Mascart, qui viennent de s'exprimer dans le même sens.

Nous pouvons aussi diminuer le prix du sel, denrée non moins nécessaire que le pain et cinq fois plus imposée. Si vous voulez réellement soulager le sort des masses, voilà ce que vous pourriez faire. En effet, messieurs, avec quoi l'ouvrier achète-t-il du pain ? Avec son salaire. Avec quoi achète-t-il son charbon, ses vêtements, son sel, ses ustensiles, ses meubles ? Avec son salaire. Tout ce qu'il économisera donc sur ces derniers articles, il pourra le consacrer au pain, à la viande, au riz, denrées dont vous avouez qu'il vous est impossible d'abaisser la valeur vénale.

Je prévois qu'on me parlera des besoins du trésor, et j'en tiens compte. Mais ce serait là aussi une objection contre la loi que nous élaborons, et pourtant nul ne l'a faite.

J'appelle, sur un point délicat, l'attention des partisans de la prohibition à la sortie, des produits de l'agriculture. Cette industrie paye dix pour cent à l'Etat, sur son revenu présumé, lequel est soumis à toutes les variations de l'atmosphère ; en outre, elle subit la concurrence illimitée de l'étranger et elle se résigne. L'industrie houillère n'acquitte pas cette dîme, elle exporte librement ses produits et elle est à l'abri de toute concurrence.

Si l'on demandait à la fois à MM. les députés du Hainaut la prohibition des houilles à la sortie et la libre entrée des houilles étrangères ; si l'on voulait appliquer le même principe, aux fers, que répondraient-ils ? N'est-il pas vrai que la houille, le pain de l'industrie, s'exporte en France ? Que répondraient les députés des Flandres à une question semblable posée au sujet des tissus de coton, de laine et de lin ? Que répondraient-ils ;?

M. Dumortier. - Ils répondraient que toutes ces marchandises ne manquent point.

M. Coomans. - Et moi je répliquerais que la prohibition à la sortie et la libre entrée diminueraient les prix. Je tournerais contre eux la thèse qu'ils soutiennent au sujet de l'agriculture... (Interruption). N'est-il pas évident que la défense d'exporter nos houilles combinée avec l'importation des houilles anglaises en diminuerait le prix sur le marché belge ? Je demande une réponse aux honorables députes du Hainaut. S'ils gardent le silence j'en prendrai acte.

M. Dumortier. - Je vous ai répondu.

M. Coomans. - Mon honorable ami m'a répondu, mais il n'est plus, je le regrette pour le Hainaut, représentant du Hainaut. Nos consommateurs savent très bien que nos exportations de charbons en France sont la principale cause de la cherté de cette marchandise. Est-à dire que je propose de l'interdire ? Loin de moi cette pensée. Je veux montrer seulement que dès qu'on s'écarte de la justice on tombe dans les absurdités les plus compliquées.

M. Dumortier. - Merci.

M. Coomans. - Ce mot ne saurait vous concerner. Ce que je dis de l'importation des houilles je puis le dire de celle des vêtements. La libre entrée en abaisserait le prix. J'ai déjà eu l’occasion d'en faire la remarque aux honorables défenseurs de la fabrique gantoise, que j'ai souvent eu le regret de rencontrer parmi mes adversaires sur le terrain économique.

Pour moi, je ne propose rien, seulement j'avertis.

Quelque inefficace et insignifiante que soit la loi, je la voterai. Si je refusais à mes compatriotes neuf centimes pour traverser la crise, c'est pour le coup qu'on m'appellerait rétrograde, clérical et affameur public. Mais je serai conséquent. Je voterai, je réclamerai aussi la libre importation des houilles, du fer, des vêtements ; je combattrai l'octroi qui prélève sur les denrées alimentaires de première nécessité, et sur une population d'un million d'âmes, un impôt de près de six millions de francs. Puisqu'une somme de 700,000 francs perçue sur 4,500,000 âmes est un impôt illibéral, on daignera m'accorder sans doute, après avoir consulté l'arithmétique, qu'une contribution de 6,000,000 de francs, prélevée du même chef sur un million d'âmes, est trente-sept fois plus illibérale. Nous aurons bientôt à nous expliquer à ce sujet.

J'ai fait, il y a deux ans et demi, une proposition tendante, non à supprimer l'octroi, mais à abolir les droits d'octroi sur les principales denrées alimentaires, proposition que la chambre a prise en considération à l'unanimité des suffrages. La section centrale s'en est depuis longtemps occupée. J'attends son rapport ; je propose formellement qu'elle soit priée de nous le présenter sans retard. Le respect que nous devons tous à l'une de nos plus précieuses prérogatives, au droit d'initiative inscrit dans la Constitution, me porte à faire cette motion et vous engagera sans doute à l'appuyer. C'est mon droit et j'en use opportunément.

Je me répéterai sur un point qui paraît avoir été mal apprécié. J'ai dit que la prohibition pourrait être décrétée avec avantage pour le consommateur et sans injustice envers l'agriculture, si une récolte abondante assurait la rémunération du campagnard en présence d'autres nations moins favorisées. On assure que cette éventualité ne se présentera jamais. En voici une autre qu'on ne qualifiera pas d'imaginaire, surtout à l'heure où je parle. Je suppose qu'une grande guerre maritime éclate, que les lettres de marque soient distribuées avec profusion, que le commerce d'importation soit interrompu et que nos exportations par voie de terre amènent une hausse considérable. Je suppose encore que les glaces ferment l'Escaut. Le ministère supprimera-t-il les sorties ? Je le lui demande ! Les libre-échangistes les supprimeront-ils ? Ils me diront non, mais moi je leur déclare qu'ils diraient oui, étant ministres et se préoccupant des faits terrestres au lieu de leurs doctrines lunatiques.

M. Ch. de Brouckere. - Dans ce cas je supprimerais les sorties.

M. Coomans. - Je vous donne acte de cette déclaration dont je n'avais pas besoin pour être persuadé que vous n'êtes pas un économiste impitoyable. Vous supprimerez donc les sorties lorsque les arrivages deviendront impossibles ou très difficiles. Je suis convaincu que le cabinet en ferait autant. Je constate le signe d'assentiment que me fait l'honorable ministre des affaires étrangères. Au fond nous sommes donc presque tous d'accord. Je le suis certainement avec vous. Nul doute que M. Rogier lui-même n'eût supprimé les sorties dans cette hypothèse, si elle s'était réalisée sous son administration, preuve qu'il n'y a rien d'absolu dans l'économie politique, dont les principes ne sont bons qu'à la condition de se plier aux circonstances.

Je consentirai à la prohibition chaque fois que le prix rémunérateur sera dépassé.

A ce sujet, un mot du salaire des ouvriers ruraux.

Il n'est que d'un franc, dit-on, et c'est vrai.

Il ne s'élève pas même si haut dans beaucoup de localités. J'y vois la preuve que l'agriculture est la moins rétribuée des industries et que plus le salaire est faible, plus il importe à l'ouvrier de n'en être pas privé. Par qui est-il employé ? Par le fermier et le petit propriétaire, qui ne sauraient lui donner de l'ouvrage s'ils ne réalisaient pas un bénéfice légitime.

M. Van Overloop. - Le salaire n'est pas d'un franc dans beaucoup de cantons.

M. Coomans. - C'est ce que je viens de dire, souvent il ne s'élève qu'à 80 et 90 centimes, surtout en hiver. Et remarquons qu'alors l'ouvrier n'est pas nourri à la ferme. Quand il y est nourri il ne reçoit que cinq sous. Ceci appuie ma thèse. Si le prix des houilles baissait trop, vous invoqueriez l'intérêt compromis de la population qui nous les procure. De même si la production des céréales ne laissait aucun profit au fermier, il ne pourrait payer la main-d'œuvre, et une foule de pauvres gens seraient ruinés. Croyez-le bien, messieurs, je me préoccupe ayant tout du sort des travailleurs, mais au point de vue pratique.

J'ai démontré que le don de neuf centimes... (Interruption.)

- Plusieurs membres. - Encore ! N'alarmez pas les populations.

M. Coomans. - Je dis neuf centimes, et je vous engage à rectifier le calcul, si vous le pouvez. Vous ne trouverez pas un centime de plus. Traitons nos compatriotes en hommes et non comme des enfants. Disons-leur la vérité. Soyons francs ; ne leur laissons pas croire que nous faisons beaucoup, quand nous faisons si peu de chose, faute de pouvoir faire mieux. Le plus grand danger est de confirmer le préjugé déplorable qui consiste à dépeindre la législature comme, fixant le prix du pain, Proclamons que nous n'y pouvons rien, nous nous montrerons (page 94) vrais et prudents. Cette loi est insignifiante, c'est mon droit, c'est mon devoir de le dire et les murmures que j'ai entendus ne m'intimideront pas.

J'ai donc démontré que le don que nous allons faire à la nation belge est de neuf centimes par individu, dont moitié du chef du riz. Mais la perte du trésor sera beaucoup plus forte. En effet, il est d'expérience que chaque fois que les droits ont été rétablis sur cette denrée, le marché belge en était approvisionné pour longtemps. Dès que la spéculation était finie chez eux, les Anglais vidaient leurs magasins en Belgique, de façon que non seulement le fisc était frustré d'une recette légitimée mais que le commerce de longue haleine était stérilisé pour plusieurs années. Les statistiques auxquelles je renvoie la Chambre, démontrent ce que je viens d'avancer. Je n'hésite pas à évaluer à plus d'un million de francs la perte réelle que le trésor subira sur le riz, quoique d'ici au 31 juillet les consommateurs ne doivent bénéficier que du tiers de cette somme.

Allant au fond des choses, il me semble que cette phrase libérale : « pas d'impôt sur les aliments » est une phrase, vide ou mensongère, puisqu'on trouve libéral de prélever de gros impôts sur la bière, sur le vinaigre, sur les eaux-de-vie, sur le sel, sur le charbon, sur les vêtements, sur tout ce que les classes laborieuses consomment. Peu importe à l'ouvrier que le fisc lui prenne une partie de son salaire à propos de son pain, de son sel, de son charbon on de ses habits. L'impôt n'en pèse pas moins sur sa poche.

- Un membre. - La houille et les vêtements ne sont pas imposés.

M. Coomans. - Ils le sont, car tout droit de douane équivaut à un impôt ; tout droit de douane fait hausser le prix de la marchandise. Cela est si vrai que vous qualifiez d'impôt sur le pain le droit de douane d'un franc par 100 kilog. Je ne puis m'accommoder de ces distinctions arbitraires. J'avoue que le fisc a le droit de faire contribuer l'ouvrier comme le rentier, chacun dans la mesure de ses ressources, aux dépenses publiques ; je dis même que c'est le devoir du fisc, car il doit être juste, et l'ouvrier est tout aussi intéressé au maintien de l'ordre que le sont les autres citoyens. Mais je proteste contre l'accusation dont je suis l'objet d'être un affameur du peuple, parce que je veux imposer les grains et le bétail étrangers, accusation d'autant plus étrange qu'elle est formulée par des hommes qui approuvent les impôts sur le sel, sur la viande, sur le charbon, sur les vêtements, sur le fer, sur les boissons, sur tout ce que le peuple consomme.

L'honorable M. de Brouckere m'avait d'abord effrayé en déclarant que j'étais à ses yeux un parfait économiste ; mais il m'a bientôt rassuré, en me prouvant que je ne suis pas encore digne d'entrer dans le docte corps des libre-échangistes, quelque facile et court que sort leur catéchisme, ainsi que l'a dit M. le comte F. de Mérode. La fin de son discours m'a particulièrement intéressé. L'honorable membre a parfaitement démontré le tort et l'injustice que nous ferions à l'agriculture en l'expropriant sans indemnité aucune, en l'inquiétant pour un prochain avenir. Aujourd'hui on veut défendre les sorties, parce que le prix est de 35 fr. ; demain on prétendra les interdire à 25 fr., à 18 peut-être.

N'entrons pas dans cette voie, messieurs. Soyons justes, je dirai prudents. Ne décourageons pas les plus mal rétribués de tous les travailleurs.

Persuadons-nous que le meilleur moyen d'assurer l'alimentation publique est de ne pas les inquiéter. Ne crions pas contre ce qu'on appelle la cherté du pain, et qui n'est en réalité que le manque du pain ; ne laissons pas croire qu'il dépend de nous d'en fixer le prix. Ce prix est fixé par les éléments, par la nature, par la Providence. Sous le régime de la libre entrée, il n'est jamais que la juste rémunération de ceux qui le produisent. Résignons-nous à payer la juste valeur des choses (en agriculture elle est déterminée par le rendement), et nous cesserons un jour, peut-être, de payer tribut à l'étranger.

La Campine, par exemple, dont le sol ingrat a trop longtemps résisté aux généreux efforts de ses enfants, a la noble ambition de se convertir en terres arables. Ainsi que l'a dit tout à l'heure M. de Brouckere, et que l'ont démontré les documents officiels distribués il y a quelques années par l'honorable M. Rogier, il suffirait de faire disparaître nos bruyères pour approvisionner largement le pays. Ce beau résultat ne saurait se réaliser si l'on élevait avec succès la prétention de faire peser sur l'agriculture seule les conséquences d'une mauvaise récolte.

M. Dedecker. - Messieurs, la discussion à laquelle nous assistons depuis quelques jours peut être considérée comme épuisée. Il est donc naturel que j'aie hésité à prendre la parole. Si je crois devoir parler, c'est que je me sens dominé par le sentiment de la responsabilité que nous assumons devant le pays par le vote important que nous allons émettre. En effet, on a eu raison de le dire : depuis longtemps matière plus grave et plus délicate n'a été soumise à nos délibérations. Les meilleurs esprits, dans cette chambre et en dehors, sont divisés au sujet du problème que nous avons à résoudre : avouons-le ouvertement, il est difficile de dire où est ici la vérité absolue, où est vraiment l'intérêt du pays dans la question des denrées alimentaires.

Pour moi, tout en me disant que le commerce des grains est soumis à l'empire d'une masse de faits dont il est difficile de calculer les conséquences, je dois à mes convictions de dire quelques mots sur une question sur laquelle, il y a quelques années déjà, j'ai cru devoir prendre une position nette devant la législature ; c'est vous dire que je viens encore défendre ici le principe de la liberté; non pas que je sois entraîne à défendre la liberté par pur amour des principes absolus des théories impitoyables, mais parce que, eu égard aux faits et aux circonstances, je crois la liberté plus avantageuse que la prohibition.

Je l'ai déjà dit dans d'autres occurrences, et je le répète, dans la question de l'alimentation publique, et surtout de la façon qu'elle se présente aujourd'hui, les principes absolus, les théories abstraites, les antécédents parlementaires même, doivent être rejetés sur l'arrière-plan : un seul intérêt doit dominer nos esprits, l'intérêt de l'humanité, l'intérêt de la conservation sociale.

C'est donc libres de toutes préoccupations que nous devons aborder le vote qui couronne cette discussion. Cette position nous rendra modestes dans l'expression de notre manière de voir, elle nous rendra indulgents pour les opinions que nous ne partageons pas.

Reconnaissons hautement, devant le pays, que, si nous sommes divisés sur les moyens, nous sommes tous de vrais Belges, animés des mêmes sentiments, poursuivant loyalement et consciencieusement le même but : le soulagement des misères publiques.

J'ai été frappé de voir mon honorable ami M. Dumortier et d'autres honorables amis qui appuient sa proposition, essayer de prouver deux points qui auraient dû les conduire à une conclusion diamétralement opposée à celle à laquelle ils sont arrivés.

Que se sont-ils efforcés de prouver ? D'abord, qu'il existe un déficit considérable, ils l'ont même exagéré ; ils se sont attachés à démontrer ensuite les grandes difficultés qui nous attendent pour opérer nos approvisionnements en grains exotiques. Ils concluent de ces deux faits à la prohibition à la sortie. La raison, je dirai l'instinct, m'oblige à en conclure, au contraire, qu'il faut laisser le plus de latitude possible au commerce, provoquer les mouvements les plus considérables comme devant être, en définitive, les plus avantageux pour le pays.

Voilà ce que l'instinct et la raison me disent. Comment échappe-t-on à cette conclusion si naturelle ? Par une série d'hypothèses. Je sais fort bien qu'en pareille matière on ne peut argumenter que d'hypothèses basées sur des probabilités plus ou moins grandes. Mais aussi nous avons le droit de combattre ces hypothèses et d'opposer à ces calculs de probabilités un autre calcul de probabilités que je demanderai la permission d'exposer.

Je dis que la nécessité de la liberté de commerce en matière de grains dans les circonstances actuelles ne peut être contestée que dans cette double hypothèse : celle de la certitude d'exportations considérables et immédiates des grains existant dans le pays ; puis celle de l'impossibilité de s'approvisionner convenablement à l'étranger.

Je ne puis admettre ni l'une ni l'autre de ces hypothèses ; et je crois, tout au contraire, que, d'une part, les exportations ne seront pas si considérables, ou bien que, d'autre part, les importations ne seront pas aussi problématiques.

Voyons d'abord la question de l'exportation des grains exotiques. Si tout ce qu'on nous a dit sur la difficulté de nos futurs approvisionnements est vrai, croyez vous que le commerce, qu'on représente comme si intelligent, si adroit ne se dira pas la même chose ? Croyez-vous que, si l'on est fondé à avoir tant de frayeurs pour nos approvisionnements dans l'avenir, le commerce sera assez inintelligent pour exporter, immédiatement et aux prix du jour, les céréales qu'il a introduites dans le pays ?

Si vos frayeurs pour nos futurs approvisionnements ne se justifient point, alors quel mal y a-t-il à ce que le commerce exporte quelques quantités de céréales, puisque ce même commerce nous amènera le centuple de ce qu'il aura exporté ?

Ainsi de deux choses l’une : ou les approvisionnements ultérieurs seront entourés de grandes difficultés, et alors, malgré la libre sortie, il n'y aura pas d'exportations par le fait du commerce ; ou bien, les approvisionnements auront lieu régulièrement, et alors, pourquoi s'effrayer de quelques exportations ?

Pour les grains indigènes, je fais le même raisonnement. Vous redoutez les exportations en présence de la difficulté de futures importations. Mais le fermier, qui spécule lui aussi (car chacun, dans de telles circonstances, devient spéculateur), voudra-t-il immédiatement se défaire de ses grains, alors que les circonstances que vous redoutez lui feront entrevoir des prix plus avantageux ? Et si ces circonstances ne se présentent pas, pourquoi s'effrayer des exportations de quelques fermiers des frontières ? Je dirai d'ailleurs qu'on s'exagère l'importance de ces exportations, et que l'on considère comme grains indigènes des grains étrangers amenés dans le pays el transitant vers des pays voisins. Le fait de quelques exportations de grains indigènes a pu affecter certaines localités voisines de la frontière ; mais il est évident qu'elles sont bien moins considérables qu'on ne l'a dit, et que l'importance de ces exportations est pour ainsi dire nulle, eu égard à l'ensemble de la production de céréales dans le pays.

D'ailleurs si les prix sont plus élevés en France (et ce n'est que vers la France qu'on redoute ces exportations), cela prouve peu pour le système protecteur qui produit ces prix plus élevés, et dont on voudrait nous gratifier. Si les prix sont au contraire moins élevés en France, je ne sais pas comment on redouterait des exportations vers cette contrée.

Je crois donc qu'avec la libre sortie, il est probable que vous n'aurez pas plus d'exportations qu'avec la prohibition de sortie ; ou bien que, si vous avez des exportations, c'est qu'on sera rassuré sur les futurs approvisionnements. Or, avec la libre sortie, il est évident que vous aurez plus de chances de vous approvisionner convenablement qu'avec le système de la prohibition.

(page 95) Et comme je le disais tout à l'heure, plus les honorables membres s'attachent à prouver que les importations sont nécessaires et difficiles, plus nous devons nous efforcer d'enlever toute entrave au commerce, faire en sorte que le commerce soit le plus libre possible, afin qu'aux difficultés qui tiennent à la nature des choses il ne s'en joigne pas d'autres par l'influence de notre législation. Mais, dit-on, avec le système de la prohibition à la sortie, le commerce est possible, et en 1846 des importations considérables ont eu lieu. Eh bien, raison de plus pour nous rassurer sur les approvisionnements qui auront lieu sous l'empire d'une législation offrant au commerce toute liberté et toute sécurité.

Voilà pour les approvisionnements.

Maintenant, examinons la question des prix.

On suppose que la prohibition à la sortie amènera immédiatement une baisse de prix. D'autres orateurs l'ont dit avant moi, cette baisse non seulement n'est pas certaine, mais elle n'est pas même probable. Je ne crois pas que l'on puisse espérer une baisse quelque peu sensible.

On aura tout au plus une légère baisse toute momentanée, toute locale, le long de notre frontière ; mais encore une fois, les prix ne seront pas affectés d'une manière sérieuse dans le reste du pays. Et cela se conçoit : le fermier, qui spécule à son tour, conservera ses grains, précisément parce que vous lui aurez fait entrevoir, par la défense même de sortie, des approvisionnements difficiles et par conséquent des prix plus élevés dans l'avenir ; d'autre part, le commerce dont la spéculation ne pourra plus se porter sur les grains exotiques, s'acharnera à se porter vers les grains indigènes. Vous aurez donc des accaparements à l'intérieur au lieu d'avoir des exportations à l'extérieur ; mais vous n'aurez pas une vente à meilleur prix.

Certes, il est impossible de dire, d'une manière absolue, à quels résultats positifs nous arriverons, d'ici à quelques mois, peut-être d'ici à quelques semaines, tant le commerce des denrées alimentaires est aléatoire de sa nature et problématique dans ses effets. Cependant, tout bien considéré, je suis convaincu (et je voudrais que cette conviction fût partagée dans cette enceinte et au-dehors), que par la liberté, nous arriverons à des prix plus normaux et relativement plus modérés qu'avec tout autre système.

Il est une chose certaine, qui a été proclamée par divers orateurs dans cette discussion et qui pour avoir fait l'objet de quelques plaisanteries, n'en est pas moins évidente, c'est que les prix s'équilibrent sur les marchés des divers pays.

Le commerce des denrées alimentaires est décidément organisé sur une vaste échelle ; les communications sont devenues si faciles et si rapides qu'on ne peut plus espérer dans un pays des prix différents de ceux des pays voisins. Si ce fait se produit, ce ne peut être que momentanément et exceptionnellement. En tout cas, les prix les plus avantageux seront obtenus, comme le prouvent la raison et l'expérience, par les pays qui, par l'étendue de leur commerce, auront su constituer chez eux les entrepôts les plus abondants de céréales. Le voisinage de l'Angleterre et de la Hollande, pays où la liberté du commerce des grains est désormais assurée, doit nous donner à réfléchir.

Il y a une objection qui a été faite par mon honorable ami M. Malou, et qui serait très sérieuse si elle était vraie dans toutes ses parties.

Avec la prohibition à la sortie, dit-il, nous avons l'espoir d'une baisse dans les prix, tandis qu'avec le commerce libre nous aurons immédiatement les prix généraux du monde commercial.

Oui, avec la prohibition de sortie, vous avez quelque espoir d'une baisse de prix (mais je crois vous avoir démontré jusqu'à quel point cet espoir est illusoire) ; vous avez l'espoir d'une baisse momentanée et locale ; mais dans un avenir plus ou moins prochain, vous avez, en revanche, la certitude d'une élévation anomale de prix. Ainsi espoir de baisse, mais certitude de hausse, parce que vous aurez plus ou moins entravé le commerce. Au contraire, avec la liberté vous aurez des prix normaux, réguliers, et c'est tout ce qu'on peut raisonnablement espérer et vouloir ; car, je ne sais de quel droit nous devrions être privilégiés sur ce grand marché du inonde, et avoir des prix différents de ceux que l'on a ailleurs.

Mais mon honorable ami, M. Malou, est moins recevable que tout autre à prétendre qu'avec le système de la liberté nous atteindrons immédiatement les prix les plus élevés, puisqu'il a prouvé qu'avec des prix plus bas (phénomène qu'il a révélé et expliqué jusqu'à un certain point) nous avons vu s'opérer de nombreuses importations en Belgique. Son opinion m'autoriserait donc à supposer qu'avec le régime libéral nous pourrions espérer voir les prix se coter parfois à des taux plus bas que sur les marchés extérieurs, à cause des avantages que nos négociants en grains trouvent à trafiquer, en général, dans leur propre pays. Mais, ce serait, en tous cas, une exception, une anomalie dont le législateur ne peut pas tenir compte. En bonne logique, confirmée par l'expérience, nous devons, quoi que nous fassions, nous attendre et nous résigner à subir les prix généraux du monde commercial.

Messieurs, je borne ici les courtes observations que j'ai cru de mon devoir de présenter dans cette discussion.

Je suis donc contraire au système de la prohibition à la sortie, parce qu'avec la liberté du commerce des denrées alimentaires nous avons la chance d'approvisionnements plus complets, et de prix plus réguliers et relativement plus modérés.

Je ne suis pourtant ni absolu, ni impitoyable.

Je conçois la prohibition à la sortie dans certaines circonstances tout à fait exceptionnelles ; et tout ministère, quelles que soient ses vues et ses tendances, peut être placé un jour devant une situation telle, que la prohibition à la sortie devienne nécessaire pour calmer les esprits et pour assurer l'ordre public. Mais alors, ce n'est plus une législation ordinaire qu'il s'agit de rédiger ; il s'agit alors d'obéir à une de ces nécessités politiques qui s'imposent aux hommes d'Etat. Mais nous ne sommes pas, heureusement, dans ce cas extrême. Certainement les circonstances sont graves ; il ne faut pas se le dissimuler, les souffrances sont grandes chez nos populations bourgeoises et ouvrières si dignes de notre intérêt. Mais ayons le courage de dire la vérité à la face du pays ; ayons le courage d'éclairer l'opinion publique, de résister à ce que je crois sérieusement un préjugé, et disons, au risque de ne pas être compris dans le moment, mais en ayant foi dans le bon sens du pays, qu'avec le système de la liberté nous arriverons à des prix plus réguliers et plus modérés, comme aussi à des approvisionnements plus rassurants plus l'avenir.

(page 92) - La séance est levée à quatre heures trois quarts.